Un feu crépitait dans la cheminée. Sur le manteau trônait un bouquet de tulipes dans un vase transparent. Et sur le canapé, Quinn dormait sous un plaid aux couleurs vives. Caleb sʼapprocha dʼelle et se pencha pour lʼembrasser sur la joue. Tandis que la tension de Gage retombait, Quinn sʼéveilla.

Elle sourit en ouvrant les yeux.

— Salut.

— Salut, Blondie.

— Désolée. Mozart, cʼest peut-être bon pour le bébé, mais moi, ça mʼendort à chaque fois.

Elle se redressa et la couverture glissa, dévoilant un ventre pro-

éminent sur lequel elle croisa les mains. Caleb les recouvrit des siennes avec tendresse.

Brusquement les images, les sons, les odeurs, tout disparut et Gage se retrouva dans lʼherbe face à Cybil.

— Une possibilité positive, cʼest sympa pour changer, commenta-t-elle.

— Migraine ? sʼinquiéta immédiatement Quinn. Nausée ?

— Non, pas vraiment. Cette fois, ça sʼest fait en douceur. Et la vision était paisible et heureuse. Caleb et toi dans la maison. Cʼétait lʼhiver et vous étiez assis devant le feu.

Elle serra la main de Gage avec un regard insistant. Il haussa les épaules. Si elle ne voulait pas parler du polichinelle dans le tiroir, libre à elle.

— Je préfère ça à la dernière que tu as eue sur nous, déclara Quinn. Alors, de quoi jʼavais lʼair ? Étais-je défigurée par dʼhorribles cicatrices héritées de combats contre les forces du mal ?

— En fait, tu étais superbe. Tous les deux. Recommençons. Pas un endroit, cette fois, mais des gens, proposa Cybil qui leva les yeux vers Fox et Layla. Si ça vous va.

— Pas de problème, vas-y, répondit Layla qui prit la main de Fox.

— On fait pareil, dit Cybil à Gage. En douceur.

Les yeux au fond des siens, elle contrôla sa respiration.

Comme la maison tout à lʼheure, il visualisa ses amis debout derrière lui, main dans la main. Une image se matérialisa peu à peu dans son esprit.

La future boutique de Layla avec les comptoirs, les présentoirs, les rayonnages. Assise derrière un élégant petit bureau, elle tapait sur le clavier de son ordinateur portable. Quand la porte sʼouvrit, elle redressa la tête et se leva en voyant Fox entrer.

— Bonne journée ? sʼenquit-il.

— Excellente. Septembre sʼannonce très bien et cet après-midi, jʼai encore reçu des stocks pour la collection dʼautomne.

— Alors félicitations, et bon anniversaire.

Fox sortit le bouquet de roses quʼil cachait derrière son dos.

— Elles sont superbes ! Bon anniversaire ?

— Un mois depuis ta grande inauguration officielle.

Elle rit et lorsquʼelle prit les fleurs, le diamant quʼelle portait à lʼan-nulaire scintilla dans la lumière.

— Rentrons fêter ça à la maison. Ce sera lʼoccasion de boire le verre de vin que je mʼaccorde par semaine.

Fox enveloppa ses épaules de son bras.

— Allons-y. On lʼa bien mérité.

— Cʼest vrai. On a réussi.

De retour dans le présent, Gage sentit les mains de Cybil presser les siennes.

— À ton tour.

— Ta boutique est hyper-classe. Et toi aussi.

Layla laissa échapper un soupir tremblant.

— Quant à lui, ajouta-t-il en désignant Fox, il ressemblait à peu près à celui quʼil est toujours. Bref, il est encore temps de le plaquer. On va se faire tremper dʼici peu, fit-il remarquer, levant les yeux vers le ciel.

— On a encore le temps pour une tentative, insista Cybil. Cette fois, on vise lʼor. La Pierre Païenne.

Gage sʼattendait à ce quʼelle veuille se voir, ou alors eux deux.

Décidément, elle avait le chic pour le surprendre.

— Dʼaccord, et après cʼest tout.

— Jʼai dʼautres idées, mais ce sera pour une autre fois. Prêt ?

La vision vint beaucoup trop vite, il le comprit dès lʼinstant où il ouvrit son esprit. Pas de lente dérive cette fois, mais la sensation dʼêtre un vulgaire caillou projeté à toute force par une fronde. Il se trouva précipité droit au cœur de lʼholocauste.

Au milieu dʼune pluie de feu et de sang, il distingua Cybil, le visage blême. Elle avait une main en sang. Lui aussi. Suffoquant dans lʼair saturé de fumée, il entendit des cris autour de lui et se prépara au pire.

Mais à quoi exactement ? Que redoutait-il ?

Lʼattaque vint de toutes parts en même temps. De lʼobscurité, du sol, du ciel. Il voulut prendre son arme. Sa main se referma sur le vide. Quand il tendit les bras vers Cybil, un choc fulgurant la pré-

cipita à terre, inanimée.

Il se retrouvait seul avec sa peur et sa rage. Dans un grognement de triomphe gourmand, la créature qui le cernait lui décocha un coup terrible qui tailla une plaie béante en travers de son torse.

La douleur lʼengloutit tout entier.

Titubant, il essaya de tirer Cybil hors dʼatteinte. Ses yeux papillonnèrent, puis accrochèrent son regard.

— Fais-le. Tu dois le faire. Maintenant. Il nʼy a pas dʼalternative.

Il bondit vers la Pierre Païenne et retomba violemment contre la roche brûlante. Il saisit la calcédoine en feu posé sur lʼautel. Le poing fermé sur la pierre brûlante avec les flammes qui lui lé-

chaient les doigts, il plongea dans lʼobscurité absolue.

Il ne fut plus que souffrance.

Sa dernière vision fut celle de son cadavre carbonisé gisant sur lʼautel de la Pierre Païenne au milieu des flammes.

Tel un naufragé cramponné à une épave, il se raccrocha au pré-

sent avec lʼénergie du désespoir. Son crâne était au bord de lʼimplosion et une nausée irrépressible lui tordait lʼestomac. Essuyant dʼun revers de main le sang qui sʼécoulait de son nez, il planta tant bien que mal son regard dans les yeux vitreux de Cybil.

— En douceur, tu parles.

12

Il ne fallut pas insister beaucoup pour convaincre Cybil de rétro-grader en mode recherche simple durant quelques jours. Ils devraient retenter lʼexpérience, Gage et elle, mais elle ne pouvait prétendre que cʼétait de gaieté de cœur.

Avait-elle assisté à la mort de Gage ? Avait-elle ressenti la sienne ? Était-ce la mort ou un autre genre de fin lorsque lʼobscurité sʼétait abattue sur elle, la rendant aveugle ? Les cris quʼelle avait entendus étaient-ils les siens ? Ces questions ne cessaient de la tarauder.

Elle sʼétait déjà vue à la Pierre Païenne auparavant et, à chaque fois, cʼétait la mort qui lʼattendait. Pas de célébration de la vie, comme pour Quinn et Layla. Non, pour elle, le programme était clair : sang, feu et ténèbres absolues.

Il lui fallait y retourner, elle le savait. En vision et en réalité. Non seulement pour y chercher des réponses, mais les accepter. Et ce jour-là, elle devrait être en pleine possession de ses moyens.

Mais pas aujourdʼhui. Aujourdʼhui, cʼétait le jour de la parade du Mémorial Day avec les banderoles bleu-blanc-rouge, les fanfares et les majorettes en costumes dʼapparat.

Et la vue du perron de Fox était une des meilleures de la maison.

— Jʼadore les parades, sʼextasia Quinn à son côté. Oh, regarde !

sʼexclama-t-elle, sautillant sur la pointe des pieds tandis quʼapprochait dans le défilé un pick-up transportant des enfants. Ce sont les Blazers, fièrement sponsorisés par le Bowling & Fun Center. Cʼest le père de Caleb qui les entraîne. Ils ont déjà gagné trois compétitions à la suite.

— Tu es littéralement amoureuse de cet endroit, fit remarquer Cybil. Pas juste de Caleb, mais de la ville tout entière.

— C est vrai. Écrire ce livre a changé ma vie, jʼimagine. Cʼest exactement ce dont je rêvais. Pas ta tasse de thé, je sais.

— Je nʼai rien contre. En fait, jʼaime beaucoup cet endroit moi aussi.

Elle parcourut du regard la foule massée sur les trottoirs, les pè-

res portant leurs enfants sur les épaules, les familles et amis rassemblés aux premières loges sur leurs chaises pliantes. Lʼair sentait le hot-dog, les frites et la barbe à papa. Tout était lumineux. Le ciel bleu azur, le soleil éclatant, les bannières patriotiques tendues au-dessus des rues, les pétunias rouges et blancs débor-dant des suspensions accrochées à chaque lampadaire le long de Main Street.

Un groupe de majorettes en costume à paillettes lançaient leurs bâtons et exécutaient des rangées de roues en direction de la grand-place. Au loin, elle entendait les flonflons dʼune nouvelle fanfare qui approchait.

La plupart du temps, elle préférerait sans doute le rythme de New York, lʼélégance de Paris, le romantisme de Florence, mais par ce beau samedi après-midi de fin mai, elle nʼaurait souhaité être nulle part ailleurs quʼà Hawkins Hollow.

Elle tourna la tête quand Fox lui tendit un verre.

— Du thé glacé. Il y a de la bière à lʼintérieur si tu préfères.

— Non, cʼest très bien.

Sirotant une gorgée, elle jeta un coup dʼœil par-dessus son épaule vers Gage.

— Alors, on nʼest pas fan de parade ?

— Jʼen ai déjà vu un paquet.

— Voici le clou du spectacle, annonça Caleb. Le big band du ly-cée de Hawkins Hollow.

La bouillonnante fanfare était précédée de lʼéquipe des pom-pom-girls qui dansaient et agitaient leurs pompons avec enthousiasme, déclenchant Tes acclamations et les applaudissements de la foule. Lʼattraction favorite du public, songea Cybil. Les deux tambours-majors levèrent leurs bâtons et le big band se lança dans un Twist and Shout endiablé.

Aussitôt, des spectateurs se mirent à danser sur les trottoirs, en-tonnant les paroles en chœur. Le soleil radieux faisait joyeusement scintiller les cuivres de lʼorchestre.

Soudain, le sang jaillit à flots des trompettes et des pic- colos, dé-

goulina des flûtes et le long des bâtons de tambour.

— Mon Dieu, lâcha Cybil.

Le démon à lʼapparence dʼun enfant fondit en piqué sur la rue et se mit à danser. Quand ses yeux terrifiants accrochèrent le regard de Cybil, elle nʼeut quʼune envie : sʼenfuir et se terrer à lʼabri. Mais elle réprima ses tremblements et tint bon, reconnaissante à Gage de cette main ferme quʼil posa sur son épaule.

Au-dessus de la rue, tandis que la foule acclamait la fanfare, les banderoles prirent feu.

Fox saisit la main de Layla.

— Certains dʼentre eux le voient ou le sentent. Regardez !

Cybil arracha son regard à celui du démon. Elle vit le choc et la peur sur certains visages dans la foule, une soudaine pâleur ou la stupéfaction la plus complète sur dʼautres. Ici et là, des parents attrapaient leurs jeunes enfants, sʼéloignaient en hâte à travers les spectateurs qui continuaient dʼapplaudir en mesure.

— Méchant garçon ! Méchant garçon ! cria une fillette perchée sur les épaules de son père, avant de se mettre à pleurer à gros sanglots.

Les bâtons qui tournoyaient dans les airs sʼenflammèrent et la rue fut balayée par une rivière de sang, poussant à la fuite certains musiciens de la fanfare.

À côté dʼelle, Quinn prenait méthodiquement photo sur photo.

Sous les yeux de Cybil, la tête du démon fit presque un tour entier sur son cou jusquʼà ce que son regard sʼarrime de nouveau au sien. Il lui adressa un sourire de dément, dévoilant deux rangées de dents étincelantes effilées comme des rasoirs.

— Je te garderai pour la fin et ferai de toi mon jouet. Je planterai ma semence en toi et quand le fruit de tes entrailles sera mûr, je le trancherai de ta chair et il boira ton sang en guise de lait maternel.

Puis il bondit dans les airs et fondit droit sur elle sur une vague de feu.

Gage la tira si violemment en arrière quʼelle tomba. Le temps quʼelle se relève tant bien que mal, il sʼétait planté devant elle, faisant un rempart de son corps. Elle vit la créature se métamorphoser en masse noire sanguinolente et s évanouir dans les airs avec lʼécho terrifiant dʼun rire aigu dʼenfant qui se mêla aux cuivres et roulements de tambour. Lorsquʼelle poussa Gage pour regarder, les banderoles claquaient au vent, intactes, et les instru-ments scintillaient gaiement sous le soleil.

Cybil rentra dans la maison.

— Jʼai eu ma dose de parade pour aujourdʼhui.

Dans le bureau de Fox, Quinn chargea ses clichés sur lʼordinateur et les afficha. Elle tapota lʼécran.

— Ce que nous avons vu nʼapparaît pas sur les photos.

— Parce que rien de tout ça nʼétait réel, répondit Layla. Enfin, pas complètement réel.

— Il y a juste des endroits flous. Et cette tache sur chacune, cʼest là où se trouvait le démon.

— Il existe deux écoles de pensée opposées sur la photographie paranormale, expliqua Cybil qui, plus calme maintenant quʼelle avait quelque chose de tangible à étudier, repoussa ses boucles en arrière et sʼapprocha de lʼécran. Certains affirment que les appareils numériques ont lʼavantage, parce quʼils capteraient la lu-mière dans un spectre invisible à lʼœil humain. Dʼautres réfutent cette théorie en opposant que des reflets, réfractions ou même un simple grain de poussière peuvent brouiller les pistes. On re-commande donc un trente-cinq millimètres de qualité, mais...

— Cʼest davantage une question de noir que de lumière, termina Quinn, suivant son raisonnement. Une lentille infrarouge serait peut-être plus utile. Jʼaurais dû sortir mon magnétophone de mon sac, ajouta-t-elle, parcourant lentement la série de clichés. Cʼest arrivé si vite. Jʼai pensé aux images, pas aux sons.

— Nous avons entendu ce quʼil a dit, déclara Cybil.

Quinn posa une main sur la sienne.

— Oui. Jʼaurais aimé voir si on peut enregistrer sa voix et comment elle rend.

— Le plus important, cʼest quand même quʼon nʼa pas été les seuls témoins cette fois-ci.

Quinn leva la tête vers Gage.

— Tu as raison. Cela signifie-t-il quʼil est maintenant assez fort pour franchir les frontières de la réalité, ou que ces témoins sont devenus plus sensibles ?

— À mon avis, un peu des deux, intervint Fox qui passait une main sur le dos de Layla, pendant quʼils regardaient les photos défiler. Layla a dit tout à lʼheure que ce nʼétait pas complètement réel. Cʼest le sentiment que jʼavais. Et ça signifie aussi que ce nʼétait pas complètement irréel. Ceux que jʼai remarqués parmi les gens qui ont réagi appartiennent à des familles enracinées à Hollow depuis des générations.

— Exactement, confirma Caleb. Ce détail mʼavait frappé.

— Si nous devons déplacer des gens, il faudra commencer par eux, dit Fox.

— Mon père a déjà parlé à droite et à gauche, histoire de tâter le terrain, annonça Caleb. On réussira.

Il jeta un coup dʼœil à sa montre.

— Il va falloir bientôt y aller. Mes parents nous attendent pour le grand barbecue dans le jardin, vous vous souvenez ? Sʼil y en a qui veulent se faire porter pâles, ils sont tout excusés.

— Nous devons y aller tous ensemble, déclara Cybil qui se dé-

tourna des photos. Boire de la bière, manger des burgers et de la salade de pommes de terre. Nous lʼavons déjà dit : il faut vivre normalement, surtout après ce qui vient de se passer. Cʼest notre façon de lui dire « va te faire foutre ».

— Je suis dʼaccord avec Cybil. Je dois dʼabord passer à la maison enregistrer cette carte-mémoire. Et après, Caleb et moi, on y va.

— On ferme la maison et on vous suit avec Gage, répondit Fox qui lʼinterrogea du regard. Ça te va ?

— Ça me va.

— Vous n avez quʼà y aller, proposa Cybil. On fermera.

— Dʼaccord.

Gage attendit que Cybil et lui se retrouvent seuls.

— Quʼas-tu besoin de me dire que les autres ne doivent pas entendre ?

— Très pratique, cette perspicacité pour ton job, non ? En fait, il y a deux choses. Je sais que la dernière fois que vous avez essayé de combattre le démon à la Pierre Païenne, ça nʼa pas marché et il y a eu des victimes. Mais...

— Cʼest là que doit avoir lieu lʼaffrontement final, la coupa-t-il. Je sais. Il nʼy a pas dʼautre solution. Nous lʼavons vu assez de fois, toi et moi, pour le comprendre. Caleb et Fox le savent aussi. Cʼest juste plus difficile pour eux parce que cʼest leur ville.

— Cʼest la tienne aussi, Gage. À la base, précisa-t-elle avant quʼil ne puisse protester. Que ce soit ou non lʼendroit où tu finiras, cʼest ici que tu es né.

— Si tu veux. Et lʼautre chose ?

— Jʼai un service à te demander.

Il haussa un sourcil interrogateur.

— Lequel ?

Cybil ébaucha un sourire.

— Je savais bien que tu nʼétais pas du genre à répondre « demande-moi ce que tu veux ». Voilà. Si les choses tournent mal et quʼil nʼy a plus dʼespoir, si je ne suis pas capable de le faire moi-même, ce qui serait mon premier choix...

— Tu voudrais me demander de te tuer.

— Très perspicace, décidément. Je tʼai vu le faire dans mes rê-

ves. Dʼautres rêves, le revers de la médaille. Je te le dis tout net, Gage, en pleine possession de mes moyens, je préfère mourir plutôt que de subir ce que ce monstre vient de me promettre.

— Je ne te laisserai pas entre ses griffes. Cʼest tout ce que je peux dire, Cybil.

Elle plongea son regard au fond de ses yeux verts et francs jusquʼà ce quʼelle lise ce quʼelle y cherchait.

— Dʼaccord, dit-elle. Allons manger cette salade de pommes de terre.

Histoire de se changer les idées, Gage se trouva une partie de poker dans la banlieue de D.C. Les mises nʼétaient pas aussi ju-teuses quʼil lʼaurait souhaité, mais le jeu lui- même fut une distraction bienvenue, tout comme la distance qui le séparait provisoirement de Hawkins Hollow. Et de Cybil. Impossible dʼéchapper à Hollow, songea-t-il sur le chemin du retour par cette douce matinée de juin, mais une chose était sûre : il sʼétait beaucoup trop engagé avec cette fille.

Il était temps de faire machine arrière.

Quand une fille attendait de vous de lui ôter la vie pour la sauver du pire, il était plus que temps de tirer sa révérence. Trop de responsabilité, décida-t-il, avalant les kilomètres sur la route familière. Trop intense. Et vachement trop réel. Quʼest-ce qui lui avait pris dʼaller lui promettre de sʼoccuper de son cas ? Parce que cʼétait exactement ce quʼil avait fait. Quelque chose dans son regard. Une force sereine lorsquʼelle lui avait demandé de la tuer.

Elle était sérieuse, ça oui. Pire, elle lui faisait confiance pour savoir quʼelle lʼétait.

Une petite conversation sʼimposait, juste histoire que tout soit bien clair entre eux. Il ne voulait personne qui dépende de lui.

Il aurait pu se demander pourquoi, après la partie, il nʼavait pas passé la nuit dans la chambre dʼhôtel quʼil avait réservée. Pourquoi il nʼavait pas réagi aux signaux de la rousse hyper-canon qui lui en avait donné pour son argent à la table de jeu. En toute logique, il aurait dû être au lit, occupé à prendre un petit déjeuner post-coïtal avec elle, au lieu de rouler vers Hollow.

Mieux valait ne pas se poser la question. À quoi bon, puisquʼil ne voulait pas connaître la réponse.

Une sirène de police retentit soudain derrière lui. Gage jeta un coup dʼœil distrait dans le rétroviseur, puis au compteur. Dix kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée. Rien de méchant. Il se gara sur le bas-côté et ne fut pas surpris de voir Derrick Napper descendre de sa voiture de patrouille.

Ce connard de Napper qui les détestait tous les trois depuis lʼenfance et semblait avoir voué son existence à pourrir la leur. Celle de Fox en particulier, mais aucun d eux n était épargné.

Le clown aime se la jouer, se dit Gage, tandis que le policier sʼapprochait de la Ferrari en roulant des mécaniques. Comment un abruti pareil avait-il le droit de porter un insigne et une arme ?

Napper se déhancha avec une désinvolture travaillée et sourit de toutes ses dents quʼil avait très blanches.

— Certains sʼimaginent quʼavoir une belle bagnole les autorise à enfreindre la loi.

— Certains, oui, sans doute.

— Tu étais en excès de vitesse, mon vieux.

— Ça se peut.

Gage lui tendit ses papiers.

— Quʼest-ce qui tʼa mis en retard ? lʼaiguillonna le policier.

— Contente-toi de remplir ton P-V, Napper.

Celui-ci plissa les yeux.

— Tu zigzaguais sur la chaussée.

— Non, répondit Gage sans se départir de son calme olympien.

— Conduite dangereuse, excès de vitesse. Tu as bu ?

Gage désigna le porte-gobelet.

— Du café.

— Il me semble sentir une haleine un peu chargée. On prend la conduite en état dʼivresse très au sérieux par ici, tête de con, lan-

ça Napper, un sourire mielleux aux lèvres. Je vais te demander de descendre de ton véhicule pour lʼalcootest réglementaire.

— Non.

La main du policier se crispa sur la crosse de son arme.

— Jʼai dit : descends du véhicule, connard.

Il voulait quʼil morde à lʼhameçon. Un piège qui marchait trop souvent avec Fox, mais pas lui. Il allait tranquillement laisser cet em-paffé faire son numéro. Avec une lenteur délibérée, Gage ôta la clé du démarreur Il sortit et verrouilla les portières sans quitter Napper des yeux.

— Je refuse de me soumettre à lʼalcootest, comme la loi mʼy autorise.

— Et moi, je dis que tu pues lʼalcool, insista le policier qui lui planta un index sur la poitrine. Je dis que tu es un poivrot minable. Tel père, tel fils.

— Dis ce que tu veux. Pour moi, lʼopinion dʼune tête de nœud ne pèse pas lourd.

Napper lui plaqua le dos contre la carrosserie. Gage serra les poings, mais garda les bras le long du corps.

La paume de Napper sʼabattit sur son torse.

— Je dis que tu es ivre. Je dis que tu tʼes rendu coupable de ré-

bellion lors de lʼinterpellation. Je dis que tu as agressé un agent de la force publique. Nous verrons combien ça pèsera quand tu seras derrière les barreaux.

Avec un rictus mauvais, il força Gage à se retourner contre sa voiture.

— Les mains en lʼair, bien visibles.

Gage posa les mains sur le toit de la Ferrari, pendant que Napper le fouillait.

— Ça tʼexcite ? Ça fait partie des avantages en nature ? siffla-t-il entre ses dents, mais il ne broncha pas lorsque le policier lui flan-qua son poing dans les côtes.

— Ferme ta sale petite gueule, grogna Napper qui lui tordit les bras dans le dos et lui passa les menottes. Tu sais quoi ? On va peut-être faire un petit tour, toi et moi, avant que je te mette au trou.

— Il sera intéressant dʼentendre tes explications quand je demanderai la convocation des six témoins qui sont passés pendant que tu me brutalisais sans que je riposte. Jʼai mémorisé les plaques. Je suis doué avec les chiffres.

Napper le plaqua de nouveau sans ménagement contre la carrosserie.

— Tiens, en voilà une autre, remarqua Gage.

La voiture qui arrivait ralentit. Il reconnut la petite hybride de Joanna Barry. Elle sʼarrêta à leur hauteur et descendit la vitre.

— Reprenez votre route, madame Barry. Cette affaire concerne la police.

Le regard écœuré quʼelle lança à Napper était éloquent.

— Je vois ça. Besoin dʼun avocat, Gage ?

— Ça y ressemble. Si vous pouviez demander à Fox de me rejoindre au poste de police.

— Reprenez votre route, jʼai dit ! sʼénerva Napper, la main de nouveau sur la crosse de son arme. Ou vous voulez que je vous arrête pour trouble sur la voie publique ?

— Vous avez toujours été un sale petit emmerdeur. Je préviens Fox, Gage.

Elle se gara un peu plus loin sur lʼaccotement et sortit son portable.

Avec un juron, Napper poussa Gage à lʼarrière de sa voiture de patrouille. Au volant, il ne cessa de surveiller son rétroviseur, le regard haineux, tandis que Joanna les suivait en ville jusquʼau poste de police.

Lorsquʼelle descendit de voiture, Gage eut une petite angoisse en voyant le policier fondre sur elle dʼun pas menaçant alors que lui-même était attaché à la banquette arrière. Ce connard de Napper nʼallait quand même pas oser lever la main sur elle ? Non, impossible, il y avait trop de témoins.

Il nʼy eut quʼun bref échange verbal et le policier revint le sortir de la voiture, alors que Joanna entrait au poste. Elle salua la standardiste dʼun « bonjour, Caria » amical, puis se dirigea tout droit vers le bureau du shérif, Wayne Hawbaker.

— Je veux porter plainte contre lʼun de vos hommes, Wayne. Il faut que vous veniez tout de suite.

Regardez-la, songea Gage, admiratif. Pas du genre à se démonter.

Hawbaker sortit dans lʼembrasure et avisa tour à tour Joanna, Gage et Napper.

— Quel est le problème ?

— Jʼai embarqué cet individu pour excès de vitesse et conduite dangereuse. Je soupçonne une ébriété, mais il a refusé lʼalcootest. Il a opposé de la résistance et mʼa frappé du poing.

— Nʼimporte quoi !

— Joanna, dit calmement Hawbaker. Gage ?

— Jʼadmets lʼexcès de vitesse. Je roulais environ dix kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée. À part ça, Joanna a raison : cʼest nʼimporte quoi.

Le regard du shérif ne trahissait aucune émotion.

— Tu as bu ?

— Jʼai pris une bière vers 22 heures hier soir, cʼest-à-dire il y a, quoi, douze heures ?

— Il zigzaguait sur la chaussée et buvait au volant.

— Je ne zigzaguais pas et je buvais un bête café à emporter de chez Sheetz. Lʼagent Napper ici présent mʼa brutalisé et passé les menottes sans raison. Il a même suggéré une petite balade avant de mʼemmener ici.

Napper sʼempourpra de colère.

— Il ment comme il respire.

— Ma voiture est restée sur le bas-côté, continua Gage dʼun ton égal. Juste avant le croisement de Blue Mountain devant une maison à un étage en brique rouge, volets blancs, break Toyota blanc dans lʼallée. Plaque dʼimmatriculation personnalisée du Maryland : Jenny4. La jolie brune qui jardinait devant la maison a tout vu. Ça vaudrait le coup de vérifier.

Il gratifia Napper dʼun sourire désinvolte.

— Pas très observateur, pour un flic.

— Ça devait être Jenny Mullendore, dit Wayne Hawbaker qui scrutait le visage de son adjoint.

Ce quʼil y découvrit ne lui plut pas. Il crispa les mâchoires. Avant quʼil puisse parler, Fox franchit le seuil en coup de vent et pointa lʼindex sur Gage.

— Pas un mot, lui ordonna-t-il. Pourquoi mon client est- il menotté ?

— Derrick, ôtez-lui les menottes.

— Je lʼai interpellé pour les faits susmentionnés et...

— Ôtez-lui les menottes, cʼest un ordre. Nous allons dʼabord dé-

mêler cet imbroglio.

Napper fit volte-face vers son chef.

— Je nʼai pas votre soutien ?

— Je veux parler à mon client, intervint Fox. En privé.

Hawbaker passa les mains sur sa brosse grisonnante réglementaire.

— Fox, accorde-moi une minute. Derrick, avez-vous frappé Ga-ge ?

— Bien sûr que non. Il opposait de la résistance ; il a fallu que je le maîtrise.

— Cʼest ce que me dira Jenny Mullendore quand je lui poserai la question ?

Les yeux de Napper sʼetrécirent de colère.

— Comment je saurais ce quʼelle va répondre, moi ? Si ça se trouve, elle couche avec lui et dira tout ce quʼil veut.

— Quel don juan tu es, Gage, ironisa Joanna. Selon lʼagent Napper, je couche avec toi, moi aussi.

— Quʼest-ce que tu as raconté à ma mère ? sʼoffusqua Fox qui voulut sʼen prendre à lui, mais Gage, menotté, lʼen dissuada dʼun coup dʼépaule.

Connaissant son fils, Joanna lui saisit le bras dʼune main ferme.

— Ne tʼen fais pas. Je porte plainte. Il mʼa dit, je cite, dʼaller me faire foutre avant dʼentrer ici. Quand je lui ai dit que je lʼavais vu malmener Gage déjà menotté, il a suggéré que je couchais avec lui et la moitié des hommes de cette ville.

— Bon Dieu, Derrick...

— Elle ment.

— Tout le monde ment sauf toi, commenta Gage, dodelinant de la tête. Comme ça doit être frustrant. Si ces menottes ne me sont pas enlevées dʼici cinq secondes, jʼautorise mon avocat à porter plainte contre lʼagent Napper et la police de Hawkins Hollow.

— Détachez-le. Immédiatement, agent Napper !

Le shérif Hawbaker se tourna vers la standardiste qui suivait la scène avec stupéfaction de son bureau.

— Caria, contactez Jennifer Mullendore, voulez-vous ?

— Euh... en fait, chef, elle est en ligne. Elle appelle au sujet, euh... dʼun incident devant son domicile.

Fox afficha un sourire radieux.

— Voilà ce qui sʼappelle faire son devoir de citoyen. Va- t-il y avoir des poursuites contre mon client, shérif ?

Cette fois, Wayne Hawbaker se frotta le visage à deux mains.

— Jʼapprécierais dʼavoir quelques minutes pour y réfléchir. Je vais prendre cet appel dans mon bureau. Agent Napper, venez avec moi. Vous autres, mettez-vous à lʼaise en attendant.

Fox sʼassit et étendit les jambes.

— Tu ne peux pas rester à lʼécart des mauvais coups, hein ? dit-il à Gage sur le ton de la plaisanterie.

— Non, apparemment.

— Toi non plus, ajouta-t-il pour sa mère.

— Mon amant et moi sommes de méchants voyous.

— Là, il a dépassé les bornes, lâcha Fox. Hawbaker est un bon shérif. Il ne laissera pas passer ça. Si Jenny corrobore ta déclaration, tu auras matière à porter plainte et Hawbaker le sait. Tout comme il sait quʼil a un franc-tireur dans son équipe.

— Si ma gonzesse nʼétait pas passée, il aurait fait pire. Je sentais la mayonnaise monter. Merci, chérie, conclut Gage en embras-sant Joanna sur la joue.

— Arrêtez ce petit jeu ou je raconte tout à mon père, plaisanta Fox qui se pencha vers Gage. Cʼétait Napper en solo, ou il était un peu aidé ?

— Je ne peux pas lʼaffirmer avec certitude, mais nous savons tous quʼil nʼa pas besoin dʼaide démoniaque pour péter un câble.

En solo, je dirais. Il a commencé à se faire du mouron quand je lui ai dit que jʼavais les numéros des bagnoles qui étaient passées pendant quʼil me brutalisait.

Un brusque éclat de voix derrière la porte close interrompit leur conversation :

— Allez vous faire foutre ! Puisque cʼest comme ça, je démissionne !

Un instant plus tard, Napper jaillit du bureau, fou de rage.

Gage nota quʼil nʼavait plus son arme de service.

— Il nʼy aura pas toujours une pute derrière qui vous planquer, espèces dʼenculés ! leur lança-t-il avant de quitter le poste en claquant la porte.

— Parlait-il de moi ou de Jenny Mullendore ? se demanda Joanna à voix haute. Parce que, sincèrement, je ne vois pas comment elle aurait le temps pour cette activité avec ses deux bambins en maternelle. Moi, par contre...

— Cʼest bon, maman, dit Fox qui lui tapota le bras, puis se leva lorsque Wayne Hawbaker les rejoignit.

— Joanna, je tiens à vous présenter mes excuses pour le comportement inqualifiable dʼun de mes hommes. Je comprendrai si vous portez plainte. Toutes mes excuses à toi aussi, Gage, pour le harcèlement. Le témoignage de Mme Mullendore concorde avec tes déclarations. Tu as parfaitement le droit dʼengager des poursuites. Étant donné les circonstances, jʼai suspendu lʼagent Napper de ses fonctions avec la ferme intention dʼalerter lʼinspec-tion des services. Il a choisi de démissionner.

— Pour moi, lʼaffaire est close, annonça Gage qui se leva.

— Entre nous, je vous mets en garde tous – et aussi Caleb, parce que Napper semble vous mettre dans le même panier. Mé-

fiez-vous de lui. Cʼest un instable. Gage, je peux te faire reconduire à ta voiture si tu le souhaites.

— Je mʼen occupe, intervint Fox. Méfie-toi aussi, Wayne. Napper a la rancune tenace.

Gage avait lʼintention de rentrer droit chez Caleb prendre une douche, manger un morceau, peut-être piquer un petit somme.

Sur un coup de tête, il sʼarrêta à la maison de High Street. Vêtue dʼun short et dʼun haut à bretelles qui dévoilaient ses longs bras élégants et ses jambes fuselées, Cybil se trouvait sur le perron, occupée à arroser les pots et jardinières disposés sur les marches.

Elle posa le grand arrosoir en fer galvanisé et descendit à sa rencontre.

— À ce que jʼai entendu dire, tu as eu une matinée chargée.

— Tout se sait à Hollow.

— Presque. Tout va bien maintenant ?

— Je ne suis pas en prison et Napper ne travaille plus pour la police de la ville.

— Deux bonnes nouvelles, approuva-t-elle, inclinant la tête. Tu es énervé ?

— Maintenant, juste vaguement. Mais pendant, jʼavais envie de lui claquer le crâne contre lʼasphalte et de le piétiner. Difficile de résister à ce genre de plaisir, mais...

— Un homme qui garde son sang-froid a de meilleures chances de gagner, termina Cybil.

— Quelque chose dans ce genre.

— Ça marche, puisque tu as gagné. Tu entres ou tu ne fais que passer ?

Tire ta révérence, rentre à la maison, sʼordonna Gage.

— Ce serait possible dʼavoir un truc à manger par ici ?

— Peut-être. Jʼimagine que tu lʼas mérité.

Quand elle se détourna, il lui saisit le bras.

— Je nʼavais pas prévu de venir aujourdʼhui. Je ne sais pas pourquoi je suis là.

— Pour manger ? suggéra-t-elle.

Il lʼattira dans ses bras et captura sa bouche avec avidité.

— Non, je ne sais pas ce que cʼest, ce truc entre toi et moi. Je ne sais pas si ça me plaît.

— On est sur la même longueur dʼonde au moins là- dessus, parce que moi non plus.

— Si nous sommes encore vivants à la mi-juillet, je mets les voiles.

— Moi aussi.

— Parfait, dans ce cas.

— Parfait. Aucune attache, ni dʼun côté ni de lʼautre, assura Cybil qui plongea les doigts dans ses cheveux et lʼembrassa avec la même fougue. Gage, nous avons des soucis beaucoup plus importants que de savoir ce qui nous arrive à tous les deux.

— Je ne mens pas aux filles et je nʼaime pas non plus les mener en bateau. Voilà.

— Cʼest noté. Je nʼaime pas quʼon me mente, mais jʼai pour habitude dʼêtre mon propre capitaine. Bon, tu viens le manger, ce repas ?

13

Dans le cimetière tranquille inondé de soleil, Gage posa les fleurs sur la tombe. Il eut un coup au cœur quand la main fine de sa mère surgit à travers la terre et lʼherbe pour sʼen saisir. Drapée dʼune robe dʼun blanc immaculé, belle et livide, elle sʼéleva de son cercueil, étreignant le bouquet telle une mariée sʼavançant vers lʼautel.

Avait-elle été enterrée en blanc ? Il nʼen savait rien.

— Autrefois, lʼété, tu mʼapportais les pissenlits, les boutons-dʼor et les violettes qui tapissaient la petite colline près de notre maison.

La gorge de Gage se serra.

— Je me souviens, répondit-il, le cœur lourd.

Elle huma les roses, rouge sang sur le blanc de sa robe.

— Cʼest vrai ? Il est toujours difficile de savoir ce que les petits garçons oublient ou gardent en mémoire. Nous avions lʼhabitude de faire des promenades dans le bois et les champs. Tu te rappelles ?

— Oui.

— Aujourdʼhui, il y a des maisons dans les champs, mais nous pourrions nous balader un peu par là-bas.

La jupe de sa robe se gonfla lorsquʼelle se tourna. Les fleurs ni-chées dans le creux de son bras, elle se mit à marcher.

— Il reste si peu de temps, dit-elle de sa voix douce. Je craignais que tu ne reviennes plus, après ce qui sʼest passé à ta dernière visite.

Elle plongea son regard dans le sien.

— Je nʼai pas pu lʼempêcher. Il est très puissant et gagne en force chaque jour.

— Je sais.

— Je suis fière que tu sois resté. Tu es si courageux. Quoi quʼil arrive, je tiens à ce que tu saches combien je suis fière de toi.

Si... si tu échoues, je tʼattendrai. Je ne veux pas que tu aies peur.

— Il se nourrit de nos peurs.

Sa mère se tourna de nouveau vers lui. Un frelon noir dʼun oblong parfait émergea dʼentre les pétales délicats dʼune rose, mais elle nʼavait dʼyeux que pour Gage.

— De beaucoup de choses. Il a eu lʼéternité pour aiguiser son appétit. Si tu parvenais à lʼarrêter...

— Nous lʼarrêterons.

— Comment ? Il ne reste plus que quelques semaines, cʼest si court. Que peux-tu entreprendre cette fois que tu nʼaies déjà fait ?

À part faire preuve de bravoure. Quʼenvisages-tu ?

— Ce quʼil faudra.

— Tu cherches encore les réponses alors que le temps presse, dit-elle avec un sourire affectueux, tandis quʼun deuxième, puis un troisième frelon apparaissaient telles des taches noires sur le rouge des fleurs. Tu as toujours été un garçon courageux et entê-

té. Toutes ces années, ton père était obligé de te punir.

— Obligé ?

— Quel choix pouvait-il avoir ? Tu as oublié ce que tu as fait ?

— Quʼest-ce que jʼai fait ?

— Tu nous as tuées, moi et ta petite sœur. Tu ne te rappelles pas ? Nous marchions dans les champs, comme aujourdʼhui, et tu courais. Je te disais de ne pas courir et toi, tu courais, tu courais.

Et tu es tombé. Tu pleurais si fort, pauvre petit garçon.

Elle lui adressa un grand sourire lumineux, alors que les roses déversaient un flot de frelons qui commencèrent à bourdonner.

— Tu avais les genoux tout écorchés. Jʼai dû te porter et lʼeffort mʼa été fatal, tu comprends ?

Elle étendit les bras et des corolles de sang sʼépanouirent sur la robe blanche. Les frelons sʼagglutinèrent sur elle en un essaim compact, jusquʼà ce que même les roses saignent.

— À peine quelques jours plus tard. Tout ce sang, cette souffrance. À cause de toi, Gage.

— C est un leurre, assura Cybil qui venait dʼapparaître à son côté.

Elle n est pas réelle. Gage, ce nʼest pas ta mère.

— Je sais.

— Elle nʼest pas si jolie maintenant, dit la créature. Tu veux voir ?

Le tissu blanc se déchira en lambeaux crasseux sur la chair dé-

composée. Elle éclata dʼun rire inextinguible, tandis quʼune colo-nie de gros vers grouillants dévorait la chair jusquʼaux os.

— Et toi ? lança-t-elle à Cybil. Tu as envie de voir papa ?

Le squelette se reconstitua en un homme aux yeux vides et au sourire charmeur.

— Voilà ma princesse ! Viens faire un bisou à papa !

— Encore un leurre.

— Oh, mon Dieu, je ne vois plus rien, je suis aveugle ! Je ne peux plus voir quelle merde inutile je suis ! sʼexclama le démon qui éclata dʼun rire tonitruant. Jʼai préféré la mort à toi, reprit-il, les frelons sʼagglutinant aux coins de son sourire figé. Elle mʼétait plus douce que ton amour répugnant. Toujours sur mon dos, tu ne me lâchais jamais. Je nʼai pas eu besoin de réfléchir deux fois avant de...

Il mima un coup de feu avec la main, et le côté de sa tête explosa en un magma de sang, dʼos et de cervelle.

— Cʼest la vérité, non ? Tu te souviens, salope ?

Lʼœil vitreux qui lui restait roula dans son orbite, puis lʼapparition sʼembrasa.

— Je vous attends tous les deux. Vous rôtirez dans les flammes de lʼenfer. Et les autres avec vous.

Gage se réveilla en sursaut, une main crispée sur celle de Cybil qui le fixait avec effarement.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

Elle hocha la tête, mais ne bougea pas quand il sʼassit dans le lit.

Les premières lueurs laiteuses de lʼaube sʼinsinuaient dans la chambre. Seule la respiration frémissante de Cybil rompait le silence.

— Ce nʼétaient pas eux, parvint-elle à articuler. Ce nʼétait pas la vérité.

— Non.

Gage lui reprit la main.

— Comment as-tu fait pour entrer dans mon rêve ?

— Je nʼen sais rien. Je te voyais, je tʼentendais, mais au début je nʼen faisais pas vraiment partie. Cʼétait un peu comme si je regardais un film, mais à travers un voile. Et puis je suis entrée dedans.

Elle secoua la tête, mécontente de sa formulation.

— Non, ce nʼétait pas vraiment ça. Cʼétait moins délibéré. Plus viscéral. Comme une chiquenaude agacée quʼon donne à un rideau qui vous gêne. Jʼétais si en colère. Je pensais que tu croyais ce que cette chose te racontait.

— Faux. Je savais depuis le début à qui jʼavais affaire. Je nʼai pas lʼhabitude de me faire avoir deux fois.

— Tu le manipulais, comprit Cybil qui ferma les yeux quelques secondes. Tu es doué.

— Il cherche à savoir ce que nous avons dans notre jeu. Et il nous en a appris davantage que nous nʼen avons dit.

Cybil sʼassit à son tour près de lui.

— Quʼil y a encore du temps. Malgré sa montée en puissance, il doit attendre le 7 juillet pour les véritables réjouissances.

— Bonne réponse. Le moment est venu de monter notre bluff. De lui faire croire que nous sommes mieux armés quʼen réalité.

— Et tu comptes tʼy prendre comment ?

Gage se leva et alla ouvrir un tiroir de la commode.

— Avec un leurre de notre cru.

Cybil ouvrit de grands yeux devant la calcédoine quʼil tenait à la main.

— Cette pierre est censée être en sécurité et pas se balader dans... Attends, montre un peu.

Il la lança négligemment en lʼair, puis sur le lit.

— Ce nʼest pas la nôtre, devina-t-elle.

— Non, je lʼai achetée dans une boutique de minéraux il y a quelques jours. Mais tu tʼy es laissé prendre une minute.

— Même taille, pas tout à fait la même forme. Peut- être possède-t-elle aussi un pouvoir, Gage. Dʼaprès mes recherches, les calcé-

doines sont des fragments de la Pierre Alpha.

— Peut-être, mais ce n est pas la nôtre. Pas celle qui Tin- quiète.

Il serait intéressant de savoir jusquʼoù il serait capable dʼaller pour sʼemparer de la calcédoine de Dent.

— Et de voir la crise quʼil piquera quand il réalisera quʼil sʼagit dʼun faux.

— Un plaisir à ne pas négliger. Il a retourné contre nous nos angoisses et nos tragédies. Rendons-lui la politesse. Cʼest grâce à la calcédoine que Dent a réussi à lʼempêcher de nuire pendant trois siècles. Tu parles quʼil doit avoir envie de la récupérer.

— Dʼaccord. Et comment berne-t-on un démon ?

— Jʼai ma petite idée là-dessus.

Elle aussi en avait. Plusieurs, même. Mais toutes pointaient vers une voie dans laquelle elle nʼavait nulle envie de sʼengager. Alors elle se tut.

Deux heures plus tard, chez Caleb, Cybil surgit comme une furie sur la terrasse. Elle fit volte-face lorsque Gage la rejoignit, claquant la porte derrière lui.

— Tu nʼas pas le droit de prendre ce genre de décision tout seul !

— Ah oui ? Et quʼest-ce qui mʼen empêche, hein ? Cʼest ma vie.

— Ce sont nos vies ! Nous sommes destinés à travailler en équipe.

— Destinés ? Tu me pompes lʼair avec ton couplet sur le destin !

Je prends mes décisions moi-même et jʼen assume les consé-

quences. Pas question de me laisser manipuler par je ne sais quel vieux gardien.

De colère et de frustration, Cybil jeta les bras au ciel.

— Nʼimporte quoi ! Évidemment, nous avons tous notre libre arbitre, mais il ne faut pas pour autant faire cavalier seul en oubliant pourquoi nous avons été réunis ici.

— Je suis seul. Je lʼai toujours été.

— Oh, la ferme ! Moi, jʼen ai ma claque de ton refrain du cow-boy solitaire. Au bout dʼun moment, ça lasse. Nous sommes tous liés par le sang.

— Cʼest ce que tu crois ? lâcha Gage dʼun ton glacial et cassant.

Tu crois quʼon est liés, tous les deux ? Il me semblait quʼon en avait déjà parlé, non ? On couche ensemble, point final. Si tu veux davantage...

— Sale con prétentieux. Je te parle de vie et de mort et toi, tu as la frousse que je te mette le grappin dessus ? Crois-moi, en dehors du lit, je ne voudrais pas de toi, même si on me payait !

Une lueur sʼalluma dans le regard de Gage. De défi sans doute, mais peut-être aussi de peine.

— Combien tu paries ? Je connais ton genre.

— Tu ne connais rien à...

— Tu veux toujours mener tout le monde à la baguette. Tu es si belle, si intelligente... Aucun homme ne peut te résister, hein ? Eh bien, désolé, tu en as un devant toi.

— Ah bon ? Ce que tu faisais au lit avec moi la nuit dernière, cʼest ça que tu appelles résister ? rétorqua-t-elle.

— Non, cʼest ce que jʼappelle baiser la première fille consentante que jʼai sous la main.

Cybil blêmit, mais resta de marbre. Elle inclina la tête, altière.

— Dans ce cas, tu peux considérer que je ne le suis plus et aller baiser ailleurs.

— Si jʼai décidé de prendre les choses en main, cʼest aussi parce que je trouve que ce petit jeu a assez duré. Ce combat, cette ville, toi. Ras le bol.

Cybil serra les poings contre ses cuisses.

— Quand tout sera fini, je me ficherai royalement de ton égocen-trisme et de ta stupidité. Mais dʼici là, tu ne vas pas compromettre tout notre travail, tous les progrès réalisés.

— Progrès, mon cul. Depuis que vous êtes là, tes copines et toi, on est noyés sous les listes, les tableaux, les fichiers. On perd notre temps à explorer nos seuils émotionnels et autres conneries.

— Avant notre arrivée, vous avez pataugé pendant vingt ans, tes idiots de frères et toi.

Il la plaqua contre la rambarde.

— Tu nʼas pas vécu les Sept, toi. Tu crois savoir comment cʼest, hein ? Ce que tu as vu jusquʼà présent, cʼest du pipeau. Quelques frissons, quelques bobos, rien de plus. Attends de voir un type sʼéviscérer, ou essaie dʼempêcher une gamine de mettre le feu à lʼessence dont elle sʼest aspergée, elle et son petit frère. Là, tu pourras me donner des leçons. Tu tʼimagines quʼavoir vu ton vieux se flanquer une balle dans la cafetière fait de toi une sorte dʼexperte ? Cʼétait vite fait, bien fait, et après tu as continué à te la couler douce.

— Espèce dʼordure.

— Si Twisse nʼest pas buté avant les prochains Sept, tu vas devoir encaisser bien pire quʼun père qui préfère se flinguer plutôt que de se coltiner sa famille.

Le coup de poing partit sans prévenir, si violent que la tête de Gage valdingua en arrière. Les oreilles bourdonnantes, il lui agrippa les bras pour parer un second coup.

— Tiens-tu vraiment à ce quʼon mette nos pères sur le tapis, Gage, avec celui que tu te trimbales ?

Avant quʼil ait le temps de riposter, Quinn se précipita dehors.

— Arrêtez ! Stop ! Stop !

— Retourne à lʼintérieur, lui ordonna Cybil. Cette affaire ne te concerne pas.

— Et puis quoi encore ! Quʼest-ce qui vous arrive à tous les deux ?

— Lâche-la, Gage, intervint Caleb qui sortit à son tour, Fox et Layla sur ses talons. On va rentrer sʼexpliquer calmement à lʼinté-

rieur.

— Va te faire foutre.

— Ce nʼest pas une bonne méthode pour se faire des amis, dit Fox qui sʼavança et posa une main sur le bras de Gage. On va respirer un bon coup et...

Gage le repoussa sans ménagement.

— Va te faire foutre, toi aussi, Peace and Love.

— Tu me cherches, cʼest ça ? le défia Fox. Dis-le tout de suite si tu veux la bagarre.

Layla sʼempoigna les cheveux, effarée.

— Arrête ! Ce nʼest pas parce que Gage est un idiot que tu dois lʼimiter !

— Tu me traites dʼidiot ? sʼoffusqua Fox. Il bouscule Cybil, me dit dʼaller me faire foutre et cʼest moi lʼidiot ?

— Je nʼai pas dit que tu es un idiot. Juste que tu nʼes pas obligé dʼen être un, nuance. Mais apparemment, je me trompais.

— Lâche-moi, bougonna Fox. Ce nʼest pas moi qui ai commencé cette dispute stupide.

— Je me moque de savoir qui a commencé, déclara Caleb, les mains levées avec autorité. On arrête et on se calme.

— Pour qui tu te prends ? Le shérif ? riposta Gage. Tu n as pas à me dire ce que je dois faire. D abord, on ne serait pas dans ce merdier sans ton rituel débile et ton canif de scout à la con il y a vingt et un ans.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Les cris et les accusations fusèrent, chaque salve submergeant la précédente en un magma de colère et de ressentiment. Les mots frappaient tels des poings et personne ne prêtait attention ni au ciel qui sʼas-sombrissait, ni aux grondements de tonnerre qui se rapprochaient.

— Eh, stop ! Ça suffit, fermez-la ! sʼégosilla soudain Cybil pardessus le chaos. Ne voyez-vous pas quʼil se fout de ce que vous pensez ou ressentez ? Il nʼy a que lui, toujours. Sʼil veut faire cavalier seul, quʼil le fasse. Moi, je laisse tomber. Je laisse tomber, répéta-t-elle à Gage, les yeux au fond des siens.

Sur ce, elle rentra dans la maison.

— Cyb, non...

Quinn foudroya les trois hommes du regard.

— Bien joué. Viens, Layla.

— Quʼest-ce qui te prend de me mettre tout sur le dos ? sʼemporta Caleb quand la porte eut claqué derrière les deux filles à la suite de Cybil. Moi, jʼai quelquʼun dʼautre en tête, tu peux me croire. Cybil a peut-être raison. Il est peut-être temps de tirer un trait sur toi.

— Tu as sacrément intérêt à te calmer, mon vieux, le prévint Fox après le départ de Caleb. À moins que tu aimes vraiment la solitude.

Une fois seul sur la terrasse, Gage laissa libre cours à son ressentiment, lʼesprit bouillonnant de reproches et dʼaccusations. Ils lui étaient tous tombés sur le dos parce quʼil avait eu le cran de se décider à bouger au lieu d étudier des listes. Quʼils aillent se faire foutre, tous autant quʼils étaient.

Il sortit la calcédoine de sa poche et 1 examina. Ce maudit caillou ne signifiait rien. Tous ces risques, ces efforts, toutes ces années.

À chaque fois, il était revenu. Il avait pris des coups. À quoi bon ?

Il posa la pierre sur la rambarde de la terrasse et son regard amer se perdit dans le jardin en fleurs de Caleb. Que lui avait offert Hollow en retour ? Une mère morte, un père poivrot. Les regards api-toyés ou soupçonneux des bien-pensants. Dernièrement encore, il avait eu droit aux menottes et aux brutalités dʼun type que la ville jugeait digne de porter un insigne de flic.

Elle laissait tomber ? Ça, cʼétait la meilleure de la journée. Non, cʼétait lui qui laissait tomber. Hawkins Hollow et tous ceux qui sʼy trouvaient nʼavaient quʼà crever.

Il tourna les talons et rentra dans la maison en claquant la porte. Il ne lui restait plus quʼà faire ses valises.

La créature émergea des bois tels des miasmes répugnants. Des éclats de voix furieuses se faisaient encore entendre à lʼintérieur et une sorte de frisson de plaisir parcourut la masse noirâtre. On-dulant au-dessus de la pelouse et des massifs de fleurs bien en-tretenus, elle commença à prendre forme. Les membres, le torse, la tête.

Comme il approchait de la terrasse, laissant derrière lui de longues traînées sanguinolentes, ses yeux de serpent se matérialisèrent, animés dʼune lueur verdâtre surnaturelle, très vite suivis dʼun rictus triomphant.

Il était électrisé. Bientôt, ils brûleraient tous dans dʼatroces souffrances et il danserait sur leurs cendres encore fumantes.

Après quelques pirouettes guillerettes, le gamin démoniaque sauta et sʼaccroupit sur la rambarde près de la pierre. Une si petite chose qui lui avait coûté tant de soucis, tant de temps.

La tête inclinée, il lʼobserva avec une curiosité méfiante. Quels secrets détenait-elle ? Quel était son pouvoir ? Et pourquoi lui était-il impossible dʼen percer le mystère ? À eux aussi, dʼailleurs.

Oui, le gardien leur avait donné la clé, mais pas la serrure.

Il mourait dʼenvie de toucher la roche dʼun vert profond aux veines rouge sang. De voler le secret quʼelle renfermait. Il tendit la main vers elle, puis la retira. Non, mieux valait la détruire. Cʼétait toujours mieux de détruire. Il étendit les mains au-dessus dʼelle.

— Eh !

Sur le seuil de la cuisine, Gage pointa son Luger sur le démon et lʼatteignit au milieu du front.

La créature hurla et une épaisse substance noire sʼécoula de la plaie avec des relents pestilentiels. Tandis que les autres jaillissaient de la maison, Gage continua à tirer. Le démon se réfugia sur le toit, grondant tel un chien enragé.

Les éléments se déchaînèrent et les ténèbres sʼabattirent sur le jardin. Gage rechargea son arme, sʼapprêtant de nouveau à faire feu.

— Essaie de ne pas tirer sur la maison, lui cria Caleb.

Le démon bondit et frappa lʼair de ses poings. Quand la calcé-

doine explosa en mille morceaux dans un nuage de poussière, il poussa un cri de triomphe malgré son crâne déchiqueté. Après une vrille, il fondit en piqué sur Gage et, sans lui laisser le temps de réagir, lui planta ses crocs effilés dans lʼépaule. Puis il se volatilisa dans une dernière pirouette, alors que Gage sʼeffondrait à genoux.

Il entendait des voix lointaines, assourdies par une chape de douleur. Il voyait le ciel qui s'éclaircissait, mais les visages penchés sur lui étaient flous.

La blessure était-elle fatale ? Si oui, alors par pitié, que la mort se dépêche de mettre fin à cette torture. La brûlure était intolérable.

Il avait lʼimpression que son sang en ébullition lui cuisait littéralement les os. Son cerveau résonnait de ses hurlements, mais le souffle lui manquait pour émettre le moindre son.

Il ferma les yeux.

Ça suffit, se dit-il. Il est temps de sʼen aller.

Il lâcha prise et se sentit dériver, sʼéloignant peu à peu de la douleur.

La claque magistrale sur sa joue lʼagaça. La deuxième lʼénerva carrément. Ne pouvait-on pas le laisser mourir en paix ?

— Reviens, espèce de lâche ! Tu m entends ? Reviens et bats-toi ! Tu nʼas pas le droit de mourir et laisser ce monstre gagner !

La douleur revint en force – et merde ! Quand il ouvrit les yeux, le visage de Cybil emplit son champ de vision, baigné de larmes et de colère. Sa voix ne cessait de le harceler.

— Ferme-la, tu veux, lâcha-t-il dans un soupir déchirant.

— Caleb, Fox !

— Tiens bon, Gage, fit la voix lointaine de Caleb. Concentre-toi sur ton épaule droite. Cʼest lʼépaule droite. Nous sommes avec toi. Concentre-toi sur la douleur.

— Quʼest-ce que je peux faire dʼautre, banane ?

— Il a dit quelque chose, intervint Fox qui sʼencadra à son tour dans son champ de vision. Vous entendez ? Il essaie de nous parler.

— Évidemment, je te parle, tête de nœud.

— Je sens à peine son pouls. Et il faiblit encore.

Qui était-ce ? se demanda Gage. Layla ? Ses mots défilaient tel un chapelet de petites lumières bleues aux confins de sa vision.

— Lʼhémorragie sʼest arrêtée. La morsure nʼest pas si profonde.

Ça doit être quelque chose dʼautre. Une sorte de poison.

Quinn. Il ne manquait plus quʼelle. La bande au grand complet.

Par pitié, laissez-moi partir...

— Pas question de tʼabandonner.

La bouche de Cybil se posa sur sa joue. Merveilleusement fraî-

che.

— Je tʼen supplie, bats-toi, lʼimplora-t-elle. Nous ne voulons pas te perdre.

Ses larmes gouttèrent délicatement sur sa blessure. Se mêlant à son sang, elles apaisèrent la brûlure. En pleurs, Cybil lui caressait les joues, les cheveux, son épaule en feu.

— Tu souffres, je sais, mais tu dois rester.

— Il a bougé. Sa main a bougé ! sʼexclama Fox qui serra les doigts sur ceux de Gage. Caleb.

— Oui. Oui. Épaule droite, Gage. Commence par là. On est avec toi.

Il referma les yeux, mais cette fois ce nʼétait pas un renoncement.

Il se concentra du mieux quʼil put sur la source de la douleur, puis suivit son parcours le long du bras, à travers le torse. Il sentit ses poumons sʼouvrir comme si les mains qui lui comprimaient la cage thoracique avaient relâché leur pression.

— Son pouls est plus net ! annonça Layla.

— Il reprend des couleurs aussi. Il revient à lui, Cyb ! se réjouit Quinn.

Assise en tailleur, la tête de Gage calée sur ses jambes, Cybil se redressa et plongea son regard dans le sien.

— Cʼest presque fini, le réconforta-t-elle. Juste encore un petit effort.

Il voyait nettement son visage maintenant, sentait lʼherbe sous lui, les mains de ses amis serrant les siennes.

— Ça va, ça va. Dis donc, tu mʼas traité de lâche ?

Cybil laissa échapper un rire timide.

— Ça a marché.

— Content de te revoir, mon vieux, lui dit Fox. La plaie se referme. On va te rentrer.

— Ça va, répéta Gage, mais il parvint à peine à soulever la tête.

Bon dʼaccord, peut-être pas.

— Laisse-lui encore un peu de temps, suggéra Quinn. La plaie est refermée, cʼest vrai, mais... il y a une cicatrice.

— Rentrons, dit Cybil à Quinn et Layla. On va préparer du thé pour Gage et un bon lit.

— Je ne veux pas de thé. Je ne veux pas de lit.

— Tu auras les deux.

Elle dégagea ses jambes, lui tapota la joue et se leva. Si elle comprenait les hommes – et Gage en particulier – il préférerait que les filles ne soient pas présentes quand ses copains lʼaideraient à rentrer.

— Je veux du café, décréta Gage, mais elles étaient déjà à lʼinté-

rieur.

— Jʼimagine, compatit Fox. Quinn a raison pour la cicatrice. Nous nʼen avions pas eu une seule depuis le rituel.

— Cʼest aussi la première fois que lʼun de nous se fait croquer par un démon, argumenta Caleb. Ça nʼétait encore jamais arrivé, même pendant les Sept.

— Les temps changent. Donnez-moi un coup de main, dʼaccord ?

Je vais déjà commencer par mʼasseoir.

Ses amis le soutinrent chacun par un bras et il se redressa tant bien que mal. Il fut pris dʼun vertige si brutal quʼil se cala la tête sur ses genoux repliés.

— Jamais je nʼavais eu mal à ce point. Et pourtant jʼai pris mon lot de gnons. Jʼai crié ?

— Non. Tu as blêmi et tu es tombé raide, expliqua Caleb qui sʼessuya le visage.

— A lʼintérieur, je hurlais comme une gonzesse. Où est passée ma chemise ? sʼétonna Gage, réalisant quʼil était torse nu.

— On a dû la déchirer pour atteindre la blessure, lui dit Fox. Tu ne bougeais plus. Pas un cil. Tu respirais à peine. Bon Dieu, Gage, je te jure, jʼai bien cru que cʼétait fini.

— Ça lʼétait. Ou presque.

Avec précaution, Gage tourna la tête et pressa les doigts sur la cicatrice.

— Ça ne fait même plus mal. Je me sens vachement faible et je tremble de partout, mais je ne ressens plus aucune douleur.

— Il faut que tu dormes. Tu sais comment cʼest, ajouta Caleb.

Une cicatrisation aussi intense, ça te pompe toute ton énergie.

— Hmm, peut-être. Vous mʼaidez ?

En appui sur les épaules de ses amis, Gage se leva sur des jambes flageolantes. Au bout de quelques pas vers la maison, il admit quʼune sieste sʼimposait. Mais il ressentit une profonde satisfaction en découvrant la rambarde vide.

— Ce connard a pulvérisé notre caillou.

— Pas quʼun peu. Tu peux monter les marches ?

— Pas de problème.

Avec un sourire de façade, il serra les dents et ne put que se laisser porter à lʼintérieur.

Comme il était trop épuisé pour repousser le trio des filles, il but le thé que Cybil lui imposa et se laissa choir sur le lit aux draps frais bien lissés et aux oreillers rebondis.

— Tu tʼallonges avec moi, chérie ?

— Avec plaisir, mon chou.

— Pas toi, protesta Gage qui rejeta Fox de la main et désigna Cybil. La belle brune. En fait, toutes les belles gonzesses pourraient venir au pieu avec moi. Plein de place.

— Que diable as-tu mis dans ce thé ? sʼinquiéta Caleb.

— Secret de fabrication. Allez, sortez, répondit Cybil qui sʼassit au bord du lit. Je vais rester avec lui jusquʼà ce quʼil pique du nez.

— Répète un peu ça.

Avec un sourire, Cybil chassa les autres, puis inclina la tête et scruta le visage de Gage.

— Salut, ma belle, marmonna-t-il.

— Salut, mon beau. Tu as eu une matinée agitée. Dors.

— Je tʼen ai fait voir, hein ?

— Moi aussi. Cʼétait le plan.

— Un sacré bon plan.

— Un plan risqué et potentiellement stupide.

— Mais qui a marché, ajouta-t-il avec un sourire satisfait. Je ne pensais pas ces conneries sur ton père.

— Je sais. Chut...

Elle se baissa et lʼembrassa sur la joue.

— Je pensais peut-être certaines autres conneries – me souviens plus. Et toi ?

— On en parlera plus tard.

— Elle a dit — Ann Hawkins – que tu pleurerais pour moi. Que cʼétait important. Tu lʼas fait, Cybil. Et tu mʼas ramené.

— Jʼai donné lʼétincelle, tu as fait le reste.

Cybil frissonna et posa sa joue contre la sienne.

— Jʼai cru que tu allais mourir, Gage. Je nʼai jamais ressenti une angoisse aussi terrifiante de toute ma vie. Jʼai cru que jʼallais te perdre. Tu étais en train de mourir dans mes bras et jusquʼà ce moment-là, je nʼai pas réalisé que je...

Elle releva la tête et se tut en voyant quʼil sʼétait endormi.

— Bon, eh bien, fit-elle avec un soupir. Le timing est sans doute excellent pour nous deux. Inutile de mʼhumilier ou te mettre dans lʼembarras en tʼavouant que dans un moment de faiblesse, jʼai été assez stupide pour tomber amoureuse de toi.

Elle lui prit la main et resta encore un peu à le regarder dormir. Et à se demander si elle trouverait la force de lʼoublier.

— Penses-tu y être obligée ?

Avec lenteur, Cybil détourna son regard du visage de Gage et se retrouva nez à nez avec Ann Hawkins.

— Ah, quand même.

La sérénité quʼelle éprouvait ne la surprenait pas. Elle attendait ce moment et avait vu des choses bien plus choquantes quʼun fantôme près dʼun lit par une matinée de juin.

— Penses-tu y être obligée ? répéta Ann.

— De quoi ?

— De fermer ton cœur aux sentiments que tu éprouves pour lui.

De te priver du bonheur et du chagrin quʼils impliquent.

— Je ne suis pas une fan du chagrin.

— Mais cʼest la vie. Seuls les morts ne ressentent rien.

— Et vous ?

Ann esquissa un petit sourire.

— Ce nʼest pas la fin. Mon bien-aimé me lʼa dit. Il nʼy a pas que la lumière et les ténèbres, mais toutes les nuances intermédiaires.

Jʼéprouve encore des sentiments, parce que ce nʼest pas la fin.

Quand ce moment sera venu, une vie sʼarrêtera et une autre commencera. Tu es jeune et connaîtras peut-être encore beaucoup dʼannées dans ce corps et ce temps. Pourquoi le vivre avec le cœur fermé à double tour ?

— Facile à dire pour vous. Votre amour était partagé. Je sais ce que cʼest dʼaimer quelquʼun qui ne peut ou ne veut vous aimer en retour, ou pas assez.

— Ton père était dévoré par le désespoir. Il avait perdu la vue et ne voyait pas lʼamour.

Quelle différence cela fait ? songea Cybil qui secoua la tête.

— Jʼadorerais avoir cette conversation passionnante devant un verre, entre filles, mais pour le moment, nous sommes plutôt pré-

occupés par certains enjeux cruciaux. Vous lʼaurez peut-être remarqué.

— Tu es en colère.

— Évidemment, je suis en colère. Aujourdʼhui, il a failli mourir dans mes bras. Et cela peut encore lui arriver. À nous tous. Jʼai vu comment.

— Tu ne leur as pas dit tout ce que tu as appris, tout ce que tu as vu.

Cybil regarda de nouveau Gage.

— Non.

— Tu verras plus encore avant la fin. Mon enfant...

— Je ne suis pas votre enfant.

— Non, mais tu nʼes pas non plus celui de cette créature. Des enjeux cruciaux, disais-tu. Oui, cʼest cela. Ces Sept verront la victoire de la lumière ou des ténèbres. Mon bien-aimé sera soit libé-

ré, soit damné.

— Et le mien ? demanda Cybil avec défi.

— Il fera son choix, comme vous tous. Je nʼai que vous, mon espoir, ma foi, mon courage. Aujourdʼhui, vous avez fait usage de tout cela. Et il dort, murmura Ann, baissant les yeux sur Gage. Vivant. Plus que vivant. Des ombres de la mort, il à rapporté une nouvelle réponse. Une nouvelle arme.

Cybil se leva dʼun bond.

— Quelle réponse ? Quelle arme ?

— Tu es une femme cultivée douée dʼun intellect puissant.

Trouve-la et fais-en bon usage. Tout est entre vos mains désormais. La bête vous craint. Son sang, dit-elle en regardant Gage, tandis que son image commençait à sʼestomper. Celui de la créature.

Cybil se retrouva seule face à Gage.

— Son sang, murmura-t-elle, puis elle sortit en hâte de la chambre.

14

Gage se réveilla avec une monstrueuse envie de café. Il commença par s asseoir avec prudence. Rassuré que la chambre ne se mette pas à tournoyer, il se leva. Ni faiblesse, ni nausée, ni vertige. Que des bonnes nouvelles. Et pas non plus d euphorie bizarroïde.

Avec quoi avait-elle donc assaisonné son thé ?

Lʼenvie dʼune bonne douche était encore plus forte que celle du café. Il se rendit dans la salle de bains et se déshabilla. Dans le miroir, il examina son épaule, tâtant la marque en forme de croissant qui plissait la peau. Drôle dʼimpression dʼavoir une cicatrice après toutes ces années, un souvenir tangible des crocs acérés qui sʼétaient plantés dans sa chair. Fractures, brûlures, plaies en tous genres... il avait tout subi sans jamais en garder la moindre trace. Et voilà quʼune petite morsure de rien du tout semblait lui valoir une cicatrice à vie.

Quel que fût le temps quʼil lui restait à vivre.

Une fois douché et habillé, il partit en quête dʼun café. Il sʼarrêta devant le bureau de Caleb où Quinn et Layla sʼaffairaient face à lʼordinateur. Toutes deux le détaillèrent des pieds à la tête.

— Comment te sens-tu ? sʼenquit Layla.

— Jʼai envie dʼun café.

— Retour à la normale, alors, dit Quinn avec un large sourire. Il doit y en avoir encore un fond à la cuisine. Cyb est en bas. Avec quelques flatteries, tu la convaincras peut- être de te préparer un truc à manger.

— Où sont les autres ?

— Ils font différentes courses en ville, répondit Quinn avec un coup d œil à lʼhorloge au bas de 1 écran. Ils ne devraient pas tarder à rentrer. Je devrais peut-être appeler Caleb pour lui demander de rapporter à manger. Cyb est plongée dans le boulot ; il ne sera peut-être pas si facile de la convaincre de cuisiner.

— J ai envie dʼun café, répéta Gage qui descendit.

Cybil ne lui parut pas occupée outre mesure lorsquʼil lʼaperçut, assise au bar de la cuisine. Malgré son ordinateur, son cahier et la bouteille dʼeau posés devant elle, elle semblait plutôt perdue dans ses pensées. Elle leva le nez en le voyant entrer.

— Tu as lʼair plus en forme.

— Je le suis. Jʼaurais pu difficilement me sentir plus mal, répliqua-t-il en se versant le fond de la cafetière. Et si tu me préparais du café, puisque jʼai failli mourir ?

— Vaquer aux petites occupations quotidiennes comme la préparation du café tʼaiderait sans doute à savourer davantage la vie.

Voilà ce que lui valait la flatterie. Il plongea la main dans le paquet de Fritos sur le plan de travail.

— Quʼest-ce quʼil y avait dans ce thé ?

Cybil sourit.

— Environ quatre heures de sommeil, apparemment. Quelquʼun est passé te voir pendant que tu étais dans les bras de Morphée.

— Qui ?

— Ann Hawkins.

Il sirota une gorgée de café.

— Ah bon ? Désolé de lʼavoir manquée.

— Nous avons eu une agréable conversation, toutes les deux.

— Comme cʼest mignon. Et vous avez parlé de quoi ?

— La vie, lʼamour, la quête du bonheur, répondit Cybil qui prit sa bouteille dʼeau. La mort, les démons. Enfin bref, la routine.

— Encore plus mignon. Tu as le vent en poupe, on dirait.

Et les nerfs à vif, ajouta-t-il en son for intérieur. Malgré ses efforts pour le cacher, il la sentait à cran.

— Je travaille sur un truc qui mʼest venu lors de ma conversation avec Ann. On en parlera quand jʼaurai un peu mieux cerné la chose. Elle tʼaime.

— Pardon ?

— Ann Hawkins. Elle tʼaime. Je lʼai vu à la façon dont elle te regardait dans ton sommeil. Dʼaprès la tête que tu fais, ce genre de propos met mal à lʼaise le grand mâle dominant que tu es. Mais cʼest ainsi, et tu en fais ce que tu veux. Bon, maintenant trouve-toi quelque chose dʼautre à faire ailleurs. Je travaille.

Sans un mot, Gage contourna la table et, glissant une main dans sa chevelure, releva le visage de Cybil vers lui. À la seconde où il écrasa ses lèvres sur les siennes, il ressentit un flash, suivi dʼun violent vertige. Encore un arrière-goût dʼeuphorie juste avant dʼinterrompre leur baiser, puis plus rien.

Cybil rouvrit les yeux avec lenteur.

— Quʼest-ce qui tʼa pris ?

— Juste une autre occupation quotidienne pour mʼaider à savourer la vie.

Elle rit.

— Tu es mignon, toi aussi. Oh, et puis zut !

Elle lʼattira à elle pour quʼil la serre dans ses bras et posa la tête sur lʼépaule où le démon avait laissé sa marque.

— Jʼai eu peur. Sincèrement. Très peur.

— Moi aussi. Je me sentais partir. Ça ne semblait pas si grave, tout compte fait.

Gage lui souleva le menton. Cʼétaient ces grands yeux- là qui lʼavaient ramené.

— Et puis je tʼai entendue mʼengueuler. Jʼai même eu droit à un coup de poing, si ma mémoire est bonne.

— Une claque. Le coup de poing, cʼétait pendant notre brillante mise en scène sur la terrasse.

— Oui, cʼest vrai. À propos, je ne me souviens pas quʼon ait parlé de se tabasser.

— Que dire ? Je suis un génie de lʼimpro. Et puis, ça tʼa sérieusement mis en rogne et il fallait une bonne dose de colère pour attirer notre Grand Méchant Démon. Cʼétait ton idée, tu te souviens ?

Il lui prit la main droite et lʼexamina.

— Oui. Dis donc, tu as un sacré direct.

— Hmm. À mon avis, jʼai eu plus mal à la main que toi au visage.

Gage ferma les doigts de Cybil et porta son poing à ses lèvres. Il vit ses superbes yeux sʼagrandir sous le choc.

— Quoi ? Je nʼai pas droit à un geste romantique ?

— Non, euh... si, si. Cʼétait inattendu, voilà tout.

— Jʼen ai encore dʼautres en réserve, mais on avait un accord, fit remarquer Gage qui, intrigué par sa réaction, caressa du pouce les articulations quʼil venait dʼembrasser. Pas de séduction. Tu veux peut-être y mettre un terme, considérer que cʼest de lʼhistoire ancienne.

— Euh... peut-être.

— Dans ce cas, on pourrait...

Il laissa sa phrase en suspens lorsque la porte dʼentrée sʼouvrit, puis claqua.

— Reprendre cette conversation plus tard, termina-t-il.

— Pourquoi pas ?

Fox entra, portant deux grands sacs.

— Regardez qui est revenu dans le monde des vivants. Va donc donner un coup de main à Caleb pour rentrer le reste.

— Vous avez acheté du café ? sʼenquit Gage.

— Deux paquets dʼune livre.

— Tu sais où sont le moulin et la cafetière, lança-t-il à Fox avant de sortir.

— Jʼimagine que tu ne peux pas aller voir ailleurs, dit Cybil à Fox qui attrapait un Coca dans le réfrigérateur.

— Impossible, produits frais à ranger, répondit-il, laconique, sortant le lait dʼun des sacs. Et puis, je meurs de faim.

Cybil repoussa sa chaise.

— Bon, eh bien, il ne me reste plus quʼà tʼaider. Puis jʼimagine quʼon mangera et après, on parlera.

Cybil nʼeut pas à préparer le repas, ce qui lui arrivait plus souvent quʼà son tour. Caleb et Fox avaient décidé dʼorganiser un barbecue dans le jardin. Il y avait des façons moins agréables de passer un après-midi de juin que dʼobserver trois beaux mecs sʼaffai-rant autour dʼun barbecue.

Regardez-les, songea-t-elle tandis quʼavec Quinn et Layla, elle disposait salades et condiments sur la table de pique- nique. Unis autour des steaks comme dans lʼadversité. Elle sʼarrêta un instant et contempla la scène quʼils formaient, tous les six. Ils sʼapprê-

taient à pique-niquer joyeusement dans le jardin, là même où, quelques heures plus tôt, lʼun dʼeux avait failli mourir. Maintenant, il y avait de la musique, des steaks hachés grésillants et des biè-

res fraîches dans la glacière.

Et Twisse sʼimaginait pouvoir les abattre ? Impossible, quand bien même les Sept dureraient encore un siècle. Il ne pouvait vaincre ce quʼil était incapable dʼappréhender et ne cessait de sous-estimer.

— Ça va ? sʼinquiéta Quinn qui passa une main sur le dos de Cybil.

Sa poitrine se trouva soudain délestée du poids du stress et des doutes. Il reviendrait bien assez tôt, mais pour lʼinstant, elle entendait profiter au maximum de ce bel après- midi.

— Oui, ça va.

— Quel spectacle, ajouta Quinn avec un signe de tête en direction des trois hommes autour du barbecue. Attends, je reviens !

— Où va-t-elle ? demanda Layla.

— Je nʼen sais rien. Tout comme jʼignore pourquoi il faut trois hommes pour cuire quelques malheureux steaks.

— Un qui cuit, un qui met son grain de sel et le troisième qui critique les deux autres.

— Ah. Un nouveau mystère résolu.

Cybil haussa les sourcils quand Quinn jaillit sur la terrasse, armée de son appareil photo.

— Alors, ils sont cuits, ces steaks ? lança-t-elle, posant lʼappareil sur la rambarde.

Elle jeta un coup dʼœil dans lʼobjectif, régla lʼangle de vue.

— Dépêchez-vous, on fait une photo !

— Tu aurais pu nous prévenir, quʼon sʼarrange un peu, se plaignit Cybil.

— Tu es superbe, miss Chochotte. Un peu plus sur la gauche, Caleb ! Allez !

— Calme un peu tes pixels, Blondie.

— Fox, il nʼa pas besoin de toi. Mets-toi donc entre Layla et Cyb.

— Les deux pour moi tout seul ?

Fox rejoignit les filles et les prit chacune par la taille.

Cinq minutes durant, Quinn lança ses instructions jusquʼà ce que tous les cinq soient enfin placés à sa convenance.

— Parfait ! Je mets le retardateur en marche.

Elle rejoignit le groupe au pas de course et se plaça entre Caleb et Gage.

— La viande va refroidir, protesta Caleb.

— Tout le monde sourit ! ordonna-t-elle, actionnant le retardateur.

Que personne ne bouge ! Jʼen prends une autre, au cas où.

— On crève de faim ! râla Fox, qui éclata de rire lorsque Layla lui planta les doigts dans les côtes. Maman ! Layla mʼembête !

— Ne me forcez pas à intervenir, les enfants, gronda Quinn. À

trois. Un, deux, trois !

Elle se précipita sur la terrasse pour vérifier le résultat. Marmon-nements et protestations ne résistèrent pas à la bonne humeur ambiante.

— Elles sont superbes. Cʼest bon, les amis !

— À table ! annonça Caleb.

Tandis que les plats passaient de main en main et quʼon décapsu-lait les bières au milieu du brouhaha des conversations animées, Cybil était certaine dʼune chose : au-delà de lʼamitié, ils formaient une famille.

Et cʼétait cette famille qui vaincrait la bête.

Lʼaprès-midi sʼécoula tranquillement. Au bout du jardin en fleurs, les bois restèrent paisibles et silencieux, alors que Balourd ronflait sur le gazon, gavé avec les aumônes quʼil avait quémandées à droite et à gauche. Cybil fit durer sa bière tout au long du repas qui sʼétait éternisé. Elle tenait à avoir lʼesprit clair pour la discussion qui suivrait.

— Nous avons acheté un gâteau, déclara Fox.

— Comment ça, un gâteau ? s exclama Quinn qui posa sa bouteille. Je ne peux pas manger du gâteau après un hamburger et de la salade de pommes de terre. Ça va à rencontre de ma nouvelle hygiène de vie. Non, franchement... Quel genre de gâteau ?

— Le genre qui vient de la pâtisserie avec du glaçage et des petites fleurs en sucre.

Le menton calé sur le poing, elle gratifia Fox dʼun regard affligé.

— En quel honneur ?

— Il est pour Gage.

— Vous m avez acheté un gâteau ?

Caleb hocha la tête avec gravité.

— Nous avons demandé à Betts dʼécrire dessus : « Heureux que tu sois encore en vie. » Elle a été un peu troublée, mais a accepté. Elle avait de la tarte aux cerises, qui avait ma préférence, mais OʼDell prétendait quʼune génoise à la crème était plus appropriée.

— Nous aurions pu acheter les deux, fit remarquer Fox.

— Si quelquʼun apporte un gâteau à la crème et une tarte dans cette maison, je le tue de mes mains, menaça Quinn dʼune voix lugubre.

— Comme on sʼen doutait, reprit Caleb, on a opté pour le gâteau.

Gage garda le silence un moment.

— Vous êtes vraiment débiles, les mecs. Ce quʼon offre dans ces circonstances-là, cʼest une pute et une bouteille de whisky.

Fox haussa les épaules.

— Désolé pour la pute, on nʼavait pas beaucoup de temps.

— Vous pourriez lui offrir un chèque-cadeau, suggéra Layla.

Gage lui adressa un grand sourire.

— Jʼaccepte avec plaisir les chèques-cadeaux et autres bons dʼachat.

— Nous ferions mieux de débarrasser tout ça et dʼattendre un peu avant de nous attaquer au gâteau – dont je me permettrai une fine tranche, précisa Quinn.

Cybil se leva la première.

— Je travaille sur un truc que j aimerais vous expliquer. Quand on aura rangé, voulez-vous ces explications et la discussion qui sʼensuivra ici sur la terrasse ou à lʼintérieur ?

Il y eut un nouveau silence.

— Cʼest une belle soirée, finit par répondre Gage.

— Dehors, dans ce cas. Bon, eh bien, comme les hommes ont chassé, cueilli et cuit, jʼimagine que la vaisselle, cʼest pour nous, mesdemoiselles.

Tandis que les femmes emportaient les plats à la cuisine, Gage accompagna ses amis au fond du jardin, à la lisière de la forêt, où Balourd sʼaffaira à renifler un tronc puis à lever la patte, avant de recommencer un peu plus loin, cinq secondes plus tard.

— Ce chien a un contrôle phénoménal de sa vessie, commenta Fox.

— Oui, et aussi un excellent instinct, ajouta Caleb. Il ne sʼaventure plus dans les bois sans moi. Je me demande où se trouve notre Grand Méchant Démon en ce moment.

— Avec ce quʼil sʼest pris dans la tronche aujourdʼhui, je parie quʼil va lui falloir un moment pour sʼen remettre, affirma Fox avec un sourire farouche. Bon sang, Gage, jʼai bien cru que tu avais descendu cette enflure. Un beau trou juste entre les deux yeux. Si jʼavais été davantage sur mes gardes, il ne tʼaurait peut-être pas mordu.

— Je ne suis pas mort, tu as oublié ? répliqua Gage. Cʼest le gâ-

teau qui le dit. Tu nʼy es pour rien, et toi non plus, Caleb. Il nous a pris par surprise, voilà tout. Mais il nous a montré quelque chose quʼon ignorait. Il nʼest plus une simple illusion. Il peut prendre une enveloppe corporelle réelle, suffisante en tout cas pour infliger des dégâts. Sur ce plan-là, je dirais quʼaujourdʼhui on était à égalité. Mais sur celui de la stratégie, on lʼa méchamment cassé.

— Cʼétait marrant de sʼengueuler, dit Fox qui glissa les mains dans les poches de son jean. Comme une thérapie. À un moment, jʼai eu peur que Layla veuille imiter Cybil et me colle un pain. Bon sang, mon vieux, elle ne tʼa pas raté.

— Elle frappe comme une fille.

Fox ricana.

— Dʼoù jʼétais, jʼai vu des étoiles dans tes yeux quelques secondes.

— Nʼimporte quoi.

— Et des petits oiseaux autour de ta tête, renchérit Caleb. J étais hyper-gêné pour toi.

— Tu veux voir des petits oiseaux, toi aussi ?

Caleb sourit, puis retrouva son sérieux.

— Cybil était plus silencieuse que dʼhabitude pendant le repas, dit-il, jetant un coup dʼœil par-dessus son épaule. On ferait mieux dʼaller écouter ce qui la tracasse.

Cybil était passée au thé glacé et Gage, remarqua-t-elle, au café.

Bien quʼelle fût désolée de casser lʼambiance, elle avait arrêté la musique. Il était temps de revenir aux choses sérieuses.

— Je pense quʼil ne serait pas inutile de faire un rapide bilan des événements du jour, commença-t-elle. Nous avons marqué un point, parce que tout porte à croire que Twisse est maintenant persuadé dʼavoir détruit notre meilleure arme contre lui. Pourtant, notre embuscade a eu des résultats partagés. Une certitude : nous lʼavons sérieusement touché – ses hurlements en témoignent. Mais il nʼa pas été en reste. Il a été capable de prendre forme assez longtemps pour mordre Gage. Nous avons tous vu la blessure : pas belle à voir, mais pas non plus fatale. Et pourtant, il a failli en mourir. Nous avons émis lʼhypothèse dʼun venin. Gage, es-tu capable de décrire ce qui tʼest arrivé exactement ?

— Ça brûlait horriblement. Jamais je nʼavais ressenti une douleur pareille. Jʼavais lʼimpression dʼavoir les os qui bouillaient. Je sentais le mal qui sʼétendait peu à peu à mon corps tout entier. Jʼétais conscient, mais incapable de bouger ou de parler. Alors oui, pourquoi pas un venin, une substance paralysante.

Avec un hochement de tête, Cybil griffonna quelques notes.

— Il existe un certain nombre de créatures dans la nature capables de paralyser leur proie grâce à un poison. Plusieurs espèces de poissons ou autres animaux marins, des arachnides, des repti-les. En ce qui concerne les croyances populaires, citons le Din, un monstre félin doté de pouvoirs magiques, qui possède une griffe spéciale renfermant un poison paralysant. Il y a également les vampires. Entre autres.

— Nous savions depuis longtemps quʼil pouvait contaminer lʼesprit, intervint Caleb. Désormais, il est clair quʼil sait aussi empoi-sonner lʼorganisme.

— Et quʼil a déjà pu tuer humains et gardiens de cette façon, ajouta Cybil. Il a menacé de nous dévorer, de nous consumer. En fait, il ne sʼagit peut-être pas de doux euphémismes.

Quinn fit la grimace.

— Quelle horreur.

— Ce qui nous amène aux disparus, poursuivit Cybil. Les informations que nous avons rassemblées mettent en évidence quʼil y en a toujours après les déchaînements du démon. Nous suppo-sions quʼils avaient quitté la ville ou étaient morts au cours des exactions commises, ce qui est très probable pour la plupart dʼentre eux. Mais il est fort possible que dʼautres aient fini...

— Dans lʼestomac de Twisse, termina Fox.

— Allez savoir pourquoi, cette discussion ne favorise guère mon optimisme, fit remarquer Caleb.

Cybil lui sourit.

— Désolée, je vais faire un effort. Comme vous le savez, Ann Hawkins sʼest enfin décidée à me rendre visite. Dans la chambre de Gage, pendant son sommeil. Je vous ai déjà rapporté les temps forts de notre conversation – le volet encouragements, si on veut. Ce nʼétait pas tout, mais jʼai attendu parce que je voulais vérifier certains détails dʼabord. Elle a dit que Gage était plus que vivant, quʼil avait rapporté une nouvelle arme.

— Jʼétais un peu à côté de la plaque, mais je suis presque sûr dʼêtre revenu les mains vides.

— Pas dans tes mains, Gage. Dans ton sang.

— Quʼest-ce quʼil a, mon sang ?

— Tu as survécu. Ton corps a combattu le poison et surmonté lʼinfection grâce aux anticorps, aux immunoglobulines.

Layla leva la main.

— Désolée, la science, ce nʼest pas mon fort.

— Les anticorps sont fabriqués par le système immunitaire en ré-

ponse à un antigène – bactérie, toxine, virus. Nous possédons des centaines de milliers de cellules sanguines capables de pro-duire un type précis dʼanticorps. Il se lie à lʼantigène étranger et déclenche un signal dans lʼorganisme qui stimule la fabrication dʼanticorps, mécanisme qui neutralise lʼeffet de la toxine.

— Le sang de Gage a flingué le poison, intervint Fox. Il a lʼavantage sur lui. Comme Caleb et moi, à cause de notre capacité de guérison instantanée.

— Oui. Ça lʼa aidé à survivre. De ce fait, son sang a fabriqué les anticorps qui ont détruit la toxine et renferme maintenant la base de lʼimmunité. Il tʼavait déjà mordu, tu te souviens ? rappela Cybil à Gage. Au cimetière.

— Ça nʼavait pas provoqué une réaction comme celle dʼaujourdʼhui.

— Il tʼavait à peine donné un coup de dents, et cʼétait à la main.

Avais-tu ressenti une brûlure ?

— Oui, assez forte, mais...

— Nausée, vertige ?

Après une dénégation spontanée, Gage réfléchit.

— En fait, peut-être un peu. Et il me semble que la guérison a été plus longue que dʼhabitude.

— Tu as survécu à deux morsures – une mineure et une sé-

rieuse, plus proche du cœur. Ce nʼest quʼune spéculation, pas une certitude scientifique, mais il se pourrait que tu sois immunisé, Gage. Ton sang constituerait une sorte de contrepoison.

— Tu ne suggères quand même pas quʼon envoie un échantillon de mon sang dans un labo pour fabriquer un sérum ?

— Non, dʼabord parce que la sérologie est une science complexe, et puis il me semble quʼil faudrait aussi un échantillon du poison dʼorigine.

— Et à mon avis, personne nʼa envie de se porter volontaire pour aller le prélever, fit remarquer Fox.

Au-dessus de leurs têtes, la lune avait entamé sa lente ascension à travers les arbres.

— Il sʼagit aussi de sciences occultes, reprit Cybil, posant les paumes sur son cahier. Caleb, Fox et toi avez mêlé votre sang il y a vingt et un ans et libéré Twisse, comme Dent lʼavait prévu depuis le début. Tous les six, nous avons procédé à un rituel simi-laire qui a permis de reconstituer la calcédoine...

— Tu comptes sur un troisième rituel pour quʼen mêlant nos sangs, je vous transmette cette immunité – si je la possède.

— Exactement.

— Alors faisons-le.

Cʼétait si simple, songea Cybil, soulagée.

— Jʼaimerais quand même approfondir un peu mes recherches sur le rituel en lui-même – quand, comment, où doit-il être pratiqué ?

— Pas de dérobade, chérie. Lʼagression a eu lieu ici et aujourdʼhui. Le rituel doit donc être pratiqué ici et aujourdʼhui.

— Je suis dʼaccord avec Gage, approuva Layla. Twisse est blessé, mais ça ne va pas durer. Nous ignorons combien de temps nous avons avant sa prochaine attaque. Si tu penses que ce rituel peut nous protéger, alors utilisons ce bouclier sans perdre un instant.

— Cyb, tu as déjà fait des recherches approfondies sur les pactes de sang avant notre dernière visite à la Pierre Païenne. Tu sais que nous allons y arriver, argumenta Quinn. Nous le savons tous.

— Il nous faut un texte pour lʼincantation et...

— Je mʼen occupe, la coupa Quinn qui se leva dʼun bond. Écrire sous pression, je connais. Installez tout et accordez- moi cinq minutes, ajouta-t-elle avant de disparaître à lʼintérieur.

— Bon, eh bien, soupira Cybil, je suppose que cʼest ici et maintenant.

Dans le jardin, elle se mit en quête de fleurs et herbes spécifiques. Gage traversa la pelouse pour la rejoindre sous la lumière laiteuse de la lune.

— Tu fais un bouquet ?

— Bougies, herbes, fleurs, incantations, gestes, dit-elle avec un haussement dʼépaules. Peut-être ne sʼagit-il que de simples fiori-tures essentiellement symboliques, mais je crois aux symboles.

Au minimum, ils sont un signe de respect. A chaque fois quʼon verse son sang, quʼon demande une faveur à une force supé-

rieure, il importe dé le faire avec respect.

— Tu es une fille intelligente, Cybil.

— Je sais.

Il lui tint le bras jusquʼà ce quʼelle se tourne vers lui.

— Si ça marche, cʼest parce que tu auras eu lʼintelligence de tout mettre au point.

— Et sinon ?

— Ce ne sera pas par manque de méninges.

— Essaies-tu de me séduire en flattant mon esprit ?

— Non, assura-t-il avec un sourire, tout en lui caressant la joue de lʼindex. Je te séduirai en lʼembrouillant. Ça va marcher, je te dis.

— Un tel optimisme ? De ta part ?

— Tu nʼes pas la seule à tʼêtre renseignée sur les rituels. Moi aussi, je mʼintéresse de près à ces questions. Ça va marcher parce quʼil ne sʼagit pas seulement de mon sang, dʼanticorps et de science. Tes larmes sont en moi désormais. Je les ai senties.

Quelle que soit lʼarme que jʼai rapportée, elle tʼappartient en partie.

Ils allumèrent les bougies et éparpillèrent herbes et fleurs à lʼendroit où Gage sʼétait effondré. Au centre du cercle quʼils formè-

rent, Quinn déposa la photographie quʼelle avait prise du groupe.

Tous les six réunis – plus le gros Balourd, affectueusement appuyé contre la jambe de son maître.

— Jolie touche finale, commenta Cybil.

Quinn sourit.

— Je trouve aussi. Bon, jʼai fait simple, dit-elle. Faites passer le texte.

Cybil le lut en premier.

— Beau travail, approuva-t-elle avant de le tendre à Gage.

Le texte passa de main en main.

— Tout le monde lʼa en tête ?

Gage prit le vieux couteau suisse de Caleb et sʼentailla légèrement la paume. Caleb lʼimita, et ainsi de suite jusquʼau dernier.

Ensuite, ils se donnèrent la main, mêlant leurs sangs, et prononcèrent lʼincantation :

— De frère à frère, de frère à sœur, de bien-aimé à bien- aimée.

De la vie à la vie, pour le passé, le présent et lʼavenir. Par le pouvoir de la foi, de lʼespoir et de la vérité, que le sang et les larmes protègent la lumière des ténèbres !

Bien quʼil nʼy eût pas un souffle de vent, les flammes des bougies sʼallongèrent et vacillèrent dans la nuit. Caleb sʼaccroupit auprès de Balourd. Il lui prit la patte et y fit une légère coupure sous le regard confiant de son chien.

— Dʼami à ami, déclara-t-il avec solennité, plaquant sa main contre la patte de Balourd. Désolé, mon vieux.

Il se redressa et haussa les épaules.

— Je ne pouvais pas le laisser à lʼécart.

— Il fait partie de lʼéquipe, approuva Quinn qui ramassa la photo.

Je ne sens pas de différence, mais je crois que ça a marché.

— Moi aussi, acquiesça Layla qui rassembla les fleurs et les herbes. Je vais les mettre dans lʼeau. Ça me semble être... juste la chose à faire.

— Ce fut une bonne journée, dit Fox qui prit la main de Layla et caressa sa paume du bout des lèvres. Bon, passons aux choses sérieuses. Qui veut du gâteau ?

15

Gage et Fox retrouvèrent Caleb dans son bureau au- dessus du bowling, un endroit où ils pouvaient s entretenir en toute discré-

tion. Chaque jour, Gage sentait la tension monter dʼun cran. Aucun d entre eux nʼavait vu Twisse, sous quelque forme que ce fût, depuis le jour du coup de feu. Mais les signes ne manquaient pas.

Les attaques contre les animaux étaient en nette recrudescence et les cadavres enflés se multipliaient au bord des routes, sans oublier les pannes de courant inexpliquées et les incendies dʼorigine électrique.

Quant aux cauchemars, ils étaient devenus une plaie quotidienne.

— Mon arrière-grand-mère et ma cousine déménagent aujourdʼhui chez mes parents, leur annonça Caleb. Quelquʼun a lancé une pierre dans la vitre des voisins hier. Jʼessaie de les convaincre tous de venir sʼinstaller à la ferme, Fox. Cʼest plus tôt que nous ne le pensions et je sais quʼils sont nombreux, mais...

— Ils sont prêts. Mes parents, mon frère et sa famille, ma sœur et son copain, répondit Fox qui se massa la nuque. Je me suis disputé au téléphone avec Sage hier soir, ajouta-t-il, parlant de sa sœur aînée. Elle parlait de venir aider. Elle est remontée contre moi, mais je lʼai convaincue de rester à Seattle. Paula est enceinte, quand même.

— Cʼest mieux comme ça. Ta famille est déjà suffisamment impliquée. Mes deux sœurs restent chez elles aussi. Des gens quittent la ville chaque jour.

— Je suis passé chez la fleuriste hier, leur raconta Fox. Amy mʼa dit quʼelle fermera sa boutique à la fin de la semaine. Elle part en vacances pour une quinzaine de jours dans le Maine. Trois de mes clients ont annulé leur rendez- vous pour la semaine prochaine. Moi aussi, je pense fermer le cabinet bientôt.

— Demande à tes parents sʼils ont besoin de quelque chose. Des provisions, des tentes, je ne sais pas.

— Je vais aller les aider tout à lʼheure.

— Tu veux un coup de main ? sʼenquit Gage.

— Non, on maîtrise la situation. Il se peut que je rentre tard chez Caleb si cʼest là quʼon dort cette nuit. Si lʼun de vous deux pouvait passer prendre Layla et sʼassurer quʼelle ne reste pas seule...

— Pas de problème. Alors, vous fermez lʼœil ? questionna Caleb et, en guise de réponse, Gage se contenta dʼun ricanement.

Dʼaccord, moi non plus. Je lʼai sortie du coffre à mon arrivée ce matin, enchaîna-t-il, faisant glisser la calcédoine sur le bureau. Je me disais quʼen fixant ce maudit caillou assez longtemps, je finirais peut-être par avoir un déclic.

Fox se leva dʼun bond et se mit à arpenter la pièce de long en large.

— On est tout près du but, vous ne sentez pas ? Moi, je le sens.

Et on coince sur ce truc-là, marmonna-t-il en prenant la pierre.

— Ce quʼil nous faudrait, cʼest un lance-roquette au lieu de ce bête caillou.

Avec un demi-sourire, Fox pivota vers Gage.

— Jʼen suis au point de me dire quʼun lance-roquette ferait peut-

être lʼaffaire. Mais cʼest ce truc qui fera toute la différence et...

— On coince dessus, répéta Caleb.

— Cybil et moi avons essayé la télépathie, mais impossible dʼobtenir une vision nette. Ce salopard nous bloque avec des interfé-

rences. Si nous nʼarrivons pas à en venir à bout... si la situation dérape, y a-t-il un moyen de mettre les filles à lʼabri ? Je sais que ça vous tracasse aussi.

Fox se laissa choir dans un fauteuil.

— Exact.

— J y ai réfléchi, admit Caleb. Même si nous parvenions à les convaincre – ce que jʼimagine très mal – je ne vois pas comment elles pourraient partir si nous devons affronter Twisse tous ensemble à la Pierre Païenne.

— Ça ne me plaît pas, lâcha Fox, les mâchoires crispées, mais il faudra bien en passer par là. Au beau milieu de Hawkins Wood en pleine nuit. Cʼest là que lʼaffrontement final doit avoir lieu, et pas ailleurs. Et les filles doivent nous accompagner. Bref, on nʼa pas le choix. La situation ne doit pas déraper, voilà tout.

Cʼétait plus simple autrefois, lorsquʼils nʼétaient que trois, reconnut Gage en son for intérieur, tout en descendant lʼescalier. Il ado-rait ses amis et une partie de lui- même mourrait sʼil arrivait malheur à lʼun ou lʼautre. Mais ce nʼétait pas pareil.

Cʼétait plus simple aussi au début quʼil connaissait les filles, quand aucune dʼelles ne comptait vraiment pour lui. Avant quʼil nʼéprouve ces sentiments si perturbants pour Cybil. Avant quʼil ne se pose toutes ces questions qui lʼagaçaient au plus haut point.

Il nʼavait pas la moindre envie dʼune relation, encore moins dʼune relation durable avec tout ce que ça impliquait de projets et de promesses. Il voulait nʼavoir de comptes à rendre à personne, être libre comme lʼair. Les sentiments et autres tracasseries aillaient donc devoir trouver un autre pigeon pour...

— Gage.

Il sʼarrêta net en apercevant son père au bas des marches. Gé-

nial. H ne manquait plus que ça pour illuminer sa journée.

— Je tʼavais dit que je ne te dérangerais pas quand tu viendrais voir Caleb, je sais.

— Et quʼest-ce que tu fais, là, à ton avis ?

Bill recula, frottant ses paumes sur les jambes de son bleu de travail.

— Je voulais juste te demander...

— Quoi ?

— Jim Hawkins mʼa dit que certains habitants allaient camper à la ferme des OʼDell. Je me disais que je pourrais peut-être donner un coup de main pour transporter les gens ou le matériel.

Aussi loin que remontait la mémoire de Gage, son père avait passé les Sept ivre mort à lʼappartement.

— Cʼest à Brian et Joanna dʼen décider.

— Dʼaccord.

— Pourquoi tu ne pars pas, tout simplement ? lança Gage alors que Bill sʼéloignait.

— Cʼest ma ville, à moi aussi. Je nʼai jamais rien fait pour aider avant. Mais je savais ce qui se passait. Personne ne peut être bourré au point de ne pas se rendre compte.

— Un coup de main ne sera pas de refus à la ferme.

— Dʼaccord, merci.

Bill fit une grimace et se frotta le visage à deux mains.

— Gage, il faut que je te dise. Depuis quelques nuits, je fais de drôles de rêves. Cʼest comme si jʼétais réveillé, mais je dors. Jʼentends ta mère dans la cuisine. Elle est là, juste devant moi. Cʼest si réel. Elle prépare le dîner devant la gazinière. Des côtelettes avec de la purée et des petits pois comme elle savait si bien les faire.

— Continue.

— Elle me parle, me sourit. Elle avait un sacré sourire, ma Cathy.

Elle me dit que le dîner est presque prêt. Je mʼapproche dʼelle comme je faisais toujours, par-derrière, et je lʼembrasse dans le cou pendant quʼelle cuisine. Ça la chatouille et elle se tortille en riant. Dans le rêve, je sens son parfum. Je retrouve même le goût de sa peau quand je...

Dʼun geste brusque, il sortit son bandana de sa poche et sʼessuya les yeux.

— » Arrête, si tu ne veux pas que ton dîner soit brûlé », elle me dit comme à chaque fois. Et là, elle me propose à boire. « Et si tu buvais un petit verre avant le repas, Bill ? » Il y a une bouteille de whisky sur le plan de travail. Elle me sert un verre et me le tend.

Ta mère nʼa jamais fait ça de sa vie. Et elle ne me regardait jamais comme dans les rêves. Avec des yeux durs et mauvais. Bon sang, jʼai besoin de mʼasseoir une minute.

Bill se laissa choir sur les marches et épongea la transpiration qui perlait sur son front.

— Je me réveille en sursaut, trempé de sueur, et je sens le whisky quʼelle me tendait. Plus le parfum de Cathy, non, juste le whisky. La nuit dernière, quand je me suis réveillé, je suis allé à la cuisine chercher un verre d eau tellement jʼavais la gorge dessé-

chée. Figure-toi quʼil y avait une bouteille de whisky sur le plan de travail. Je te jure, Gage, je nʼai jamais acheté cette bouteille.

Il avait les mains qui tremblaient, et un voile de transpiration ré-

apparut au-dessus de sa lèvre supérieure.

— Jʼai voulu la prendre pour la vider dans lʼévier. Je te jure, je voulais la vider. Mais il nʼy avait rien. Plus de bouteille. Je crois que je deviens fou.

Une autre forme de torture. Décidément, ce connard de Twisse était très inventif.

— Tu ne deviens pas fou, assura Gage. As-tu déjà fait ce genre de rêve avant ?

— Quelques fois, peut-être, au fil des années. Difficile à dire parce que, avant, je ne prenais pas les bouteilles pour les vider dans lʼévier, soupira Bill. Plusieurs fois, oui, à cette époque de lʼannée que vous appelez les Sept, tes copains et toi, à ce que mʼa dit Jim.

— Cʼest ce monstre. Il te fait souffrir, comme nous tous, avec des hallucinations. Va à la ferme. Va donner un coup de main là-bas.

Bill se releva dʼun bond.

— Jʼy vais tout de suite. Bon Dieu, Gage, il a pas le droit de mʼembobiner comme ça avec ta mère.

— Non.

Tandis que Bill sʼéloignait, Gage jura entre ses dents.

— Attends. Je ne peux pas oublier, et je ne sais pas si je pourrai te pardonner un jour. Mais je réalise que tu lʼaimais et je suis dé-

solé que tu lʼaies perdue.

Dans le regard de Bill sʼalluma une lueur que Gage identifia, à contrecœur, comme de la gratitude.

— Toi aussi, tu lʼas perdue. Toutes ces années, je nʼai pas voulu mʼen rendre compte. Tu lʼas perdue, et moi avec. Je mʼen voudrai toute ma vie.

Gage se rendit tout droit à la maison de High Street. Il entra et monta lʼescalier. Sur le palier de lʼétage, il tomba sur Quinn qui sortait de sa chambre, enveloppée dans un drap de bain.

— Oh, salut, Gage.

— Où est Cybil ?

Encore dégoulinante, Quinn remonta sa serviette de quelques centimètres.

— Sans doute sous la douche. Ou alors elle sʼhabille. Nous revenons du sport. Jʼallais juste... Et puis non, cʼest sans importance.

Il la dévisagea. Ses joues lui semblaient un peu empourprées et elle avait les yeux brillants.

— Un problème ?

— Un problème ? Non, tout va bien. Très bien, même. Je... euh...

ferais mieux de mʼhabiller.

— Et aussi de préparer tes bagages.

Elle le considéra avec perplexité.

— Pardon ?

— Prends les affaires dont tu as besoin. Avec trois femmes, il faudra plus quʼun trajet. Caleb et Fox passeront prendre le reste plus tard. Inutile de rester ici – et vous pourriez quand même penser à fermer la porte dʼentrée à clé, non ? Ça devient dangereux en ville. On va tous sʼinstaller chez Caleb jusquʼà ce que ce soit fini.

— Tu décides pour tout le groupe ? demanda Cybil dans son dos.

Il se retourna. Déjà habillée, elle sʼétait appuyée contre le chambranle.

— Eh oui.

— Plutôt présomptueux, cʼest le moins quʼon puisse dire. Mais il sʼavère que je suis dʼaccord avec toi. Ce nʼest plus pratique dʼavoir trois bases – ici, chez Caleb et chez Fox, dit-elle à Quinn.

Mieux vaut resserrer les rangs. Même si cette maison peut être considérée comme sûre, nous sommes trop éparpillés.

— Incontestable, acquiesça Quinn qui ajusta de nouveau sa serviette. Layla est à la boutique avec Fox, mais Cyb et moi pouvons lui rassembler quelques affaires.

— Tu nous rendrais service si tu allais la prévenir maintenant, Gage, continua Cybil. De toute façon, il va nous falloir un peu de temps pour ranger. Reviens tout à lʼheure avec le pick-up de Caleb et on fera un premier voyage.

Il avait conscience de se faire envoyer sur les roses. À lʼévidence, Cybil nʼavait pas envie de lʼavoir dans les pattes pour lʼinstant.

— Je vous laisse préparer vos affaires. Une fois chez Caleb, il faudra quʼon retente la fusion psychique.

— Oui.

— Je serai de retour dʼici une vingtaine de minutes, alors ma-gnez-vous, ajouta-t-il dans lʼescalier.

Cybil ignora sa remarque. Chacune sur le seuil de sa chambre, elles sʼobservèrent en silence jusquʼà ce que la porte dʼentrée se referme derrière Gage.

— Que se passe-t-il, Q ?

— Je suis enceinte. Cyb, tu te rends compte ? Enceinte !

Les yeux embués de larmes, Quinn se lança dans une petite danse guillerette.

— Jʼattends un enfant, je suis en cloque, jʼai un polichinelle dans le tiroir !

Cybil traversa le couloir et tendit les bras. Toutes deux sʼétreigni-rent avec effusion.

— Si je mʼy attendais ! Cʼest vrai, on nʼessayait même pas. Avec tout ce qui se passe, plus les préparatifs du mariage. On sʼétait dit quʼon verrait après.

— De combien ?

— Cʼest tout récent, répondit Quinn qui sʼessuya le visage dans sa serviette et rentra nue dans sa chambre chercher des vêtements. Je ne suis même pas en retard. Mais ces derniers jours, je me sentais... différente. Jʼavais beau me dire dʼarrêter de délirer, je nʼarrivais pas à me débarrasser de cette drôle dʼimpression.

Alors jʼai acheté un test de grossesse – euh, en fait cinq – parce que ça commençait à me rendre folle. À la pharmacie de la ville voisine, précisa-t-elle en riant. Tu sais comment cʼest, les petites villes.

— Oui, je sais.

— Sur les trois que jʼai utilisés – dans lʼintervalle, je mʼétais calmée un peu – jʼai vu apparaître un beau plus rose. Positif. Ça doit faire deux semaines, tout au plus, mais... cʼest dingue, il y a quelquʼun là-dedans, sʼextasia- t-elle, les yeux baissés sur son ventre.

— Tu nʼas rien dit à Caleb ?

— Jʼai préféré attendre dʼêtre sûre. Il va être fou de joie, mais aussi se faire un sang dʼencre, ajouta-t-elle, enfilant un caleçon.

— Et toi, comment te sens-tu ?

— Effrayée, protectrice. Jʼai aussi conscience que la vie ne pourra sourire à ce bébé que si nous menons ce combat à son terme, et jʼai mon rôle à jouer. Bref, je suis forcée de croire que ce qui mʼarrive est un signe dʼespoir, conclut Quinn, posant une main sur son ventre.

— Je tʼadore, Q.

Quinn la serra de nouveau dans ses bras.

— Je suis si heureuse que tu sois là, Cyb. Caleb aurait dû être le premier à apprendre la grande nouvelle, mais...

— Il comprendra. Il a des frères, répondit Cybil qui lissa affectueusement les cheveux de Quinn en arrière. Nous allons nous en sortir, Q. Caleb et toi, vous serez des parents formidables.

Quinn laissa échapper un soupir.

— Si ça se trouve, je vais chambouler notre Grand Méchant Dé-

mon avec toutes ces hormones. Ça pourrait lui régler son compte.

Cybil éclata de rire.

— Qui sait ?

Au retour de Gage, ils chargèrent le pick-up de Caleb.

— Je vais avoir besoin de ma Mini, dit Quinn. Si ça ne dérange pas, je vous donne une partie de mes affaires et jʼirai chercher Layla. Mais je dois dʼabord passer voir Caleb. Ça pourrait prendre un moment, précisa-t-elle avec un coup dʼœil à Cybil.

— Prends ton temps. Nous allons ranger tranquillement les affaires. Bon, eh bien... à plus.

Quinn étreignit Cybil avec effusion, puis Gage, à la stupéfaction de celui-ci.

— À plus !

Gage monta au volant du pick-up et mit le contact.

— Qu est-ce qui arrive à Quinn ? sʼenquit-il, pianotant sur le volant, au point mort.

— Elle va bien.

— Elle a lʼair sur des charbons ardents.

— Comme nous tous. Voilà pourquoi je pense, comme toi, quʼil faut se regrouper.

— Ce nʼest pas ce que je veux dire, objecta-t-il avant de pivoter sur son siège et de la regarder droit dans les yeux. Elle est enceinte ?

— Quelle perspicacité. Oui, elle lʼest. Et si je vends la mèche, cʼest juste parce quʼelle est partie annoncer la nouvelle à Caleb.

Gage se tassa sur son siège et se frotta le visage à deux mains.

— Nom de Dieu...

— On peut considérer que le verre est à moitié vide ou à moitié plein. En ce qui me concerne, il déborde. Cʼest une bonne nouvelle, Gage. Il sʼen dégage une grande force positive.

— Peut-être pour des gens normaux, dans des circonstances normales. Mais essaie de comprendre Caleb. Voudrais-tu que la femme que tu aimes, qui porte ton enfant, risque sa vie et celle de lʼenfant ? Ou préférerais-tu quʼelle soit à lʼabri loin dʼici ?

— À lʼabri loin dʼici, évidemment. Tu ne me crois pas capable de comprendre ce quʼil peut ressentir ? Jʼadore Quinn, énormément.

Mais je sais quʼelle ne peut pas être loin dʼici. Donc, comme elle, je vais considérer cette nouvelle comme un signe dʼespoir. Nous connaissions cette éventualité, Gage. Nous les avons vus ensemble, bien vivants et Quinn enceinte. Je vais considérer que cʼest ce qui va advenir. Je nʼai pas le choix.

— Nous lʼavons aussi vue morte...

— Non, je tʼen supplie, lʼarrêta Cybil qui ferma les yeux, le ventre noué par lʼangoisse. Je sais que nous devons nous préparer au pire. Mais pas aujourdʼhui.

Il démarra et respecta son silence quelques minutes.

— Fox va fermer le cabinet dʼici quelques jours, finit-il par annoncer. Si Layla veut poursuivre ses travaux...

— Elle le fera. Un autre signe positif.

— Fox lʼaccompagnera et aidera un peu son père. Entre eux, Caleb et Jim, nous aurons la ville à lʼœil. Il nʼy a aucune raison pour Quinn – toi non plus, dʼailleurs – de revenir à Hollow avant la fin.

— Peut-être pas.

Un compromis raisonnable, se dit Cybil.

— Mon paternel fait des rêves, reprit Gage qui lui raconta.

— Il se nourrit des peurs, de la peine, des faiblesses, murmura Cybil. Cʼest bien quʼil tʼait parlé. Un autre point positif, Gage, quel que soit ton sentiment. Tu sens sa présence en ville maintenant, nʼest-ce pas ? Cʼest comme sʼil y avait de lʼélectricité dans lʼair.

— Et ce nʼest encore rien. Bientôt, les visiteurs changeront leur destination avant même dʼarriver à Hollow. Ceux qui avaient pré-

vu dʼy passer en transit feront un détour. Certains habitants pren-dront leurs cliques et leurs claques pour une quinzaine de jours.

Dʼautres se barricaderont chez eux comme sʼils devaient affronter un ouragan.

Tout en conduisant, il scrutait la route et la lisière de la forêt, paré à la moindre alerte. Un chien noir, un gamin.

— Les gens qui décideront de partir après le 7 juillet, continua-t-il, eh bien, ils ne réussiront pas à trouver leur chemin pour quitter la ville. Ils tourneront en rond, terrorisés, perdus. Sʼils essaient de prévenir les secours, le plus souvent leurs appels ne seront pas entendus.

Il bifurqua dans lʼallée de Caleb.

— Avant même le début des incendies, il y aura une odeur de brûlé dans lʼair. Et une fois quʼils auront commencé, plus personne ne sera en sécurité.

— Cette fois, si. Tout au moins ceux qui se seront réfugiés à la ferme des OʼDell. Et avec notre victoire, ce sera la fin des incendies.

Gage ouvrit sa portière, puis se tourna vers Cybil.

— On va rentrer les affaires et...

Il la retint par la main quand elle poussa sa portière.

— Reste dans lʼhabitacle.

— Quoi ? Quʼest-ce quʼil y a ?

Elle suivit son regard et aperçut une masse grouillante sur la terrasse qui menait à la porte d entrée.

— Mon Dieu...

— Des vipères cuivrées, lui apprit Gage. Une bonne douzaine.

— Une espèce venimeuse. Vu leur nombre, il est en effet plus sage de rester dans la voiture, dit Cybil qui sortit son revolver de son sac, puis secoua la tête. Je ne crois pas quʼon peut les atteindre dʼici, surtout avec ça.

Il glissa une main sous le siège et en exhuma son Luger.

— Celui-ci ferait lʼaffaire, mais dʼici ce nʼest pas pratique. Caleb mʼen voudrait à mort si je faisais des trous dans sa maison. Jʼai une meilleure idée. Reste ici à lʼabri. Si je me fais mordre, ce sera juste agaçant. Toi, tu serais dans les vapes – dans le meilleur des cas.

— Dʼaccord. Cʼest quoi, ta meilleure idée ?

— Dʼabord, on échange.

Il lui tendit le Luger et prit le revolver.

— En cas de mauvaise surprise, pas dʼhésitation : tu tires.

Tandis que Cybil soupesait lʼarme dans sa main, Gage descendit du pick-up. Elle observa les serpents et sʼefforça de se rappeler ce quʼelle savait sur cette espèce en particulier.

Venimeux, certes, mais leur morsure était rarement fatale. Répé-

tées, elles pouvaient néanmoins sʼavérer mortelles. Ils préféraient les flancs de collines rocailleux et nʼétaient pas considérés comme particulièrement agressifs. Sauf, bien sûr, si un démon les rendait fous.

Ceux-là attaqueraient. Aucun doute là-dessus.

Comme sʼils avaient lu dans ses pensées, plusieurs serpents dressèrent leur tête triangulaire. Gage venait dʼapparaître, armé dʼune bêche.

Une bêche ? Alors quʼil avait un revolver ? Cybil commença à baisser la vitre pour lui faire savoir son opinion sur sa stratégie, mais il se dirigeait droit vers la masse grouillante.

Ce fut un massacre. Elle avait toujours considéré avoir lʼestomac bien accroché, mais quand il fit un sort au nid de vipères à grands coups de tranchant, elle fut vite au bord de la nausée. Elle ne compta pas le nombre de morsures, mais à chaque fois que leurs crochets transperçaient sa chair, elle savait qu en dépit de sa capacité de récupération, Gage souffrait le martyre.

Lorsque ce fut fini, elle déglutit avec difficulté et descendit du pick-up. Il tourna vers elle un visage luisant de sueur.

— Voilà. Je vais nettoyer et enterrer les morceaux.

— Je vais t aider.

— C est bon. Tu m as lʼair un peu verdâtre.

Cybil se passa une main sur le front.

— Ça me gêne, mais oui, je lʼadmets, je suis un peu retournée.

Cʼétait... Ça va ?

— Je me suis fait choper plusieurs fois, mais rien de méchant.

— Dieu merci, on est arrivés avant Layla. Cʼest bon, je suis en état de tʼaider. Je vais chercher une pelle.

— Cybil, tu sais, jʼaurais vraiment besoin dʼun café.

Elle hésita un instant, puis accepta la porte de sortie quʼil lui offrait.

— Dʼaccord.

Il nʼy avait pas de honte, supposait-elle, à détourner les yeux de la bouillie sanglante avant dʼentrer dans la maison. Pourquoi regarder si rien ne lʼy obligeait ? Dans la cuisine, elle but de lʼeau fraîche au robinet et sʼen aspergea le visage jusquʼà ce quʼelle ait à peu près retrouvé ses esprits. Une fois le café prêt, elle le porta à Gage qui avait creusé un trou juste à la lisière du bois.

— Cet endroit est en train de se transformer en cimetière pour animaux, fit-elle remarquer. Ce pauvre Roscœ, et maintenant un bataillon de serpents. Repose-toi un instant, je vais creuser. Si, je tʼassure.

Il échangea la pelle contre le café.

— Ça fait plutôt penser à une mauvaise blague.

— Jʼen ris encore. Mais oui, je vois ce que tu veux dire. Tu as raison. Un sale tour, juste histoire de nous déstabiliser.

— Pendant les Sept, les serpents sʼen donnent à cœur joie. Les gens en trouvent dans les maisons, les caves, les placards.

Même dans leurs voitures, sʼils sont assez stu- pides pour oublier de fermer les vitres. Il y a aussi des rats.

— Exact, je lʼai lu dans nos notes. Charmant. Bon, c est assez profond ?

La chaleur estivale et lʼeffort moiraient sa peau dun voile de transpiration.

— Oui, ça ira. Rentre donc dans la maison.

Cybil jeta un coup d œil aux deux seaux, essayant en vain de faire abstraction de leur contenu.

— Je verrai pire que ça. Inutile de ménager la pauvre fille fragile.

— Comme tu veux.

Quand il versa le contenu dans le trou, Cybil réprima un haut-le-cœur et se surprit à espérer ne pas voir bien pire.

— Je vais rincer ça, dit-elle. Et je nettoierai la terrasse pendant que tu termines ici.

— Cybil, lʼinterpella Gage alors quʼelle sʼéloignait. Fragile nʼest pas le qualificatif qui me vient à lʼesprit quand je pense à toi.

Forte et loyale, voilà comment il la décrirait plutôt, songea-t-il, jetant sa première pelletée de terre dans la petite fosse.

Lorsquʼil eut fini, il contourna la maison et sʼarrêta net en découvrant Cybil à quatre pattes, occupée à astiquer les lattes de la terrasse à grande eau.

— Encore une autre facette que je ne te connaissais pas, lança-t-il.

Elle souffla sur les boucles qui lui tombaient dans les yeux et se tourna vers lui.

— Cʼest-à-dire ?

— La fille armée dʼune brosse à récurer.

— Même si je préfère en général payer quelquʼun pour le mé-

nage, ce nʼest pas la première fois que je manie la brosse. Enfin, jamais pour nettoyer des boyaux de serpents. Ça nʼa rien dʼune tâche ménagère agréable.

Gage monta les marches et sʼappuya contre la rambarde, à lʼécart de lʼeau savonneuse.

— Et ce serait quoi, une tâche ménagère agréable ?

— Préparer un bon repas quand lʼenvie vous en prend, arranger des fleurs, dresser une table avec art... Je sèche, la liste est courte.

Le dos dégoulinant de transpiration, elle s assit sur les talons.

— Oh, et faire des réservations.

— Pour dîner au restaurant ?

— Pour nʼimporte quoi.

Elle se leva et voulut prendre le seau d eau, mais Gage posa la main sur la sienne.

— Je dois vider ça, fit-elle remarquer.

— Je mʼen occupe.

Elle inclina la tête avec un sourire.

— Une tâche ménagère pas trop désagréable ?

— On peut dire ça.

— Alors vas-y. Moi, pendant ce temps, je rince la terrasse au jet et nous pourrons commencer à décharger le pick-up.

Encore une nouveauté, songea Gage. Jamais de sa vie il nʼavait travaillé en tandem avec une femme. Et il était bien incapable de comprendre comment une bouillie de serpents à nettoyer avait pu déclencher en lui tout ce micmac de pensées et sentiments perturbants.

— Quʼest-ce que tu prévois pour après ? demanda-t-il tandis quʼil se lavait les mains dans lʼévier.

— Ce que je prévois pour après ? répéta-t-elle en lui versant une nouvelle tasse de café. Environ douze heures de sommeil dans un lit de rêve avec des draps de lin extra-fins, suivies dʼun délicieux petit déjeuner au lit arrosé de Champagne mimosa.

— Très bons choix, mais je voulais dire encore après ?

— Tout de suite les grandes questions.

Elle se prépara son cocktail habituel à base de jus de pamplemousse et de soda au gingembre sur de la glace pilée. Elle agita le tout, puis but une longue gorgée.

— Dʼabord une pause. Prendre mes distances avec le travail, le stress, cette ville – même si je nʼai rien contre cet endroit. Ensuite, je reviendrai aider Quinn et Layla pour les préparatifs de leurs mariages, et maintenant le bébé. Je veux revoir Hawkins Hollow avec la satisfaction que toute menace a disparu et que jʼy suis un peu pour quelque chose. Puis ce sera le retour à New York pour un temps et je reprendrai le travail, où quʼil me mène.

Je veux aussi te revoir. Ça tʼétonne ?

Tout en elle 1 étonnait, réalisa Gage.

— Je me disais que cette nuit de douze heures plus petit déjeuner au lit, on pourrait la passer ensemble. Ailleurs quʼici.

— Cʼest une proposition ?

— Ça y ressemble.

— Jʼaccepte.

— Juste comme ça ?

— La vie peut être longue ou courte, Gage. Qui sait ? Alors oui, juste comme ça.

Il lui caressa la joue.

— Où veux-tu aller ?

— Surprends-moi, répliqua Cybil, posant une main sur la sienne.

— Et si je te proposais...

Il laissa sa phrase en suspens en entendant la porte dʼentrée sʼouvrir.

— Laisse tomber, ce sera une surprise.

16

Layla entra dans la salle à manger qui se transformait peu à peu en salle des opérations. Ordinateurs portables, piles de dossiers, listes et cartes couvraient la table. Le tableau blanc était calé dans un coin et, accroupi, Caleb branchait une imprimante.

— Fox dit quʼil mangera sur le pouce à la ferme et que nous devrions commencer sans lui. Il se peut quʼil ne rentre pas avant une heure ou deux. Je ne lui ai rien dit, ajouta-t-elle avec un sourire radieux à Quinn. Jʼai failli lâcher le morceau plusieurs fois, mais jʼai pensé que Caleb et toi aviez envie de lui apprendre la grande nouvelle.

— Jʼai moi-même besoin quʼon me la répète, dit Caleb. Plusieurs fois.

— Et si je tʼappelais papa ? suggéra Quinn, amusée.

Il laissa échapper un rire qui oscillait entre émerveillement et terreur. Puis, sans voix, il rejoignit Quinn qui triait des dossiers et lui prit la main. Ils se contemplèrent en silence et Layla sortit discrè-

tement de la pièce.

— Ils savourent leur bonheur, dit-elle à Gage et Cybil dans la cuisine.

— Cʼest bien normal.

Cybil ferma un placard puis, les mains sur les hanches, jeta un regard à la ronde.

— Bon, les produits frais de High Street sont rangés et il va falloir sʼaccommoder de ces stocks de provisions qui débordent.

— Demain, jʼapporterai de lʼappartement ce qui peut nous être utile, déclara Layla. Y a-t-il encore quelque chose à faire ?

— Tirer à pile ou face pour la chambre dʼamis, répondit Gage qui sortit une pièce de sa poche. Le perdant prend le convertible du bureau.

— Oh, fit Layla qui contempla la pièce avec un froncement de sourcils. Jʼaimerais être courtoise et dire que tu y es déjà installé.

Mais jʼai déjà dormi sur ce canapé-lit. Alors, face. Non... pile.

— Décide-toi, ma grande.

Les poings de chaque côté de la tête, Layla se concentra en agi-tant les hanches, paupières closes. Gage avait vu des rituels plus étranges destinés à favoriser la chance.

— Pile.

Il lança la pièce, la rattrapa et la plaqua sur le dos de sa main.

— Tu aurais dû suivre ton premier instinct.

Layla soupira.

— Tant pis. Fox ne sera pas là avant un moment, alors...

— Nous allons retenter la fusion dès que la salle à manger sera opérationnelle, annonça Cybil en jetant un coup dʼœil par la fenê-

tre. Je crois quʼil va falloir rester à lʼintérieur. Il commence à pleu-voir.

— Et puis, les serpents, non merci. Bon, ces deux-là ont assez savouré leur bonheur, décréta Layla qui retourna dans la salle à manger.

— Quel boulot, dit Fox qui, debout près de son père dans son vieux Leviʼs et ses bottes de travail, à lʼabri de la pluie battante sous la terrasse, contemplait le champ au- delà du jardin.

— Jʼai fait Woodstock, mon fils. Tout va bien se passer.

Quelques tentes sʼy dressaient déjà. Son père et lui, avec lʼaide de son frère Ridge et de Bill Turner, avaient construit une estrade en bois recouverte dʼune toile imperméable qui ferait office de cuisine. Ça, ça passait encore. Mais la rangée de toilettes de chantier bleu électrique en bordure du champ ? Le spectacle était pour le moins surréaliste.

— Bill va construire quelques douches, reprit Brian, ajustant la vi-sière de sa casquette. C est un bon bricoleur. Lʼinstallation sera un peu Spartiate, mais pour une semaine ou deux, ça fera lʼaffaire. Et puis ce sera en supplément du planning que ta mère va organiser pour lʼutilisation des sanitaires dans la maison.

— Ne vous laissez pas envahir, le prévint Fox qui plongea son regard dans les yeux calmes de son père. Je vous connais. Tout le monde nʼest pas honnête et digne de confiance.

— Tu veux dire quʼil y a des gens malhonnêtes en dehors du monde politique ? feignit de sʼétonner Brian avec un haussement de sourcils. Bientôt, tu vas mʼannoncer que le Père Noël nʼexiste pas.

— Fermez au moins à clé, pour changer. Provisoirement.

Brian répondit par un « hmm » évasif.

— Dʼaprès Jim, les premiers réfugiés pourraient arriver dʼici un ou deux jours.

Fox renonça. Après tout, quʼils se débrouillent. Ses parents nʼen avaient toujours fait quʼà leur tête.

— Il a une idée de leur nombre ?

— Dans les deux cents. Plus ceux quʼil réussira à convaincre. Les gens écoutent Jim.

— Je vous aiderai de mon mieux.

— Ne tʼinquiète pas pour nous. Nous aurons la situation en main.

Fais ce que tu as à faire et, par pitié, fais attention à toi. Tu es mon seul fils aîné.

— Cʼest vrai, admit Fox qui sourit et donna lʼaccolade à son père.

On se voit plus tard, dʼaccord ?

Il regagna son pick-up au pas de course, sous la douce pluie dʼété. Une douche chaude, des vêtements secs, une bière, songea-t-il. Dans cet ordre. Encore mieux sʼil pouvait convaincre Layla de lui tenir compagnie sous la douche. Il mit le contact, contourna en marche arrière le pick-up de son frère et sʼengagea sur la route.

Il espérait que Gage et Cybil auraient eu de la chance avec leur expérience télépathique. Les choses commençaient à bouger. Il le sentait. La ville sʼenveloppait dʼombres qui ne devaient rien aux nuits dʼété pluvieuses. Une ou deux pièces du puzzle, voilà tout ce qui leur manquait.

Des phares accrochèrent son regard dans son rétroviseur, loin derrière lui, juste avant le virage suivant. Les essuie-glaces ba-layaient le pare-brise à vitesse rapide et Stone Sour puisait à lʼautoradio. Tapotant sur le volant, pensant à la bonne douche chaude qui lʼattendait, Fox roula encore deux kilomètres avant que le moteur ne commence à tousser.

— Cʼest une blague ? Tu viens juste dʼavoir une révision !

Les ratés sʼamplifièrent et la voiture ralentit. Agacé, il se rangea sur le bas-côté et le moteur cala définitivement.

— Avec la pluie, cʼest le bouquet ! bougonna-t-il.

Il allait descendre, puis se ravisa. Après un coup dʼœil à son ré-

troviseur, il sortit son portable. Et poussa un juron en constatant que lʼappel ne passait pas.

La route derrière lui était noyée sous la pluie et lʼobscurité. Ses doigts se refermèrent sur la poignée de la portière.

Dans le salon, Gage et Cybil étaient assis sur le tapis. Face à face, se tenant la main.

— Je crois que nous devrions essayer de nous concentrer sur vous trois, dit-elle à Gage. Puis la calcédoine, puisque cʼest à vous quʼelle a été donnée.

— On tente le coup. Prête ?

Elle hocha la tête et harmonisa sa respiration avec la sienne. Du trio, ce fut dʼabord Gage quʼelle visualisa. Puis Caleb et Fox. Le crépitement de la pluie sʼamplifia jusquʼà devenir un grondement sinistre dans ses oreilles. Une route plongée dans lʼobscurité, une pluie battante. Les faisceaux de phares faisaient luire la chaussée détrempée comme une plaque de verre noir. Deux hommes se tenaient sous la pluie au milieu de la route. Dans un flash, elle distingua le visage de Fox avec la même netteté que lʼarme braquée sur lui.

Puis elle eut lʼimpression de tomber dans un puits sans fond. En dépit de tous ses efforts, rien ne semblait pouvoir arrêter sa chute. La voix lointaine de Gage lui parvint.

— Cʼest Fox. Il a des ennuis. Vite, allons-y !

Hébétée, Cybil se mit tant bien que mal à genoux, tandis que Layla se précipitait pour relever Gage.

— Où ? Que se passe-t-il ? Je viens avec vous !

— Non, tu restes ici. Viens, Caleb !

— Il a raison. Ne les retardons pas, intervint Cybil qui, menaçant de perdre lʼéquilibré, sʼagrippa au bras de Layla. Je ne sais pas combien de temps il reste.

— Je peux le trouver !

Saisissant la main de Cybil et celle de Quinn, Layla se projeta avec lʼénergie du désespoir vers Fox. Ses yeux émeraude sʼas-sombrirent.

— Il est tout près. Quelques kilomètres seulement... Il se projette aussi vers nous. Le premier virage. Le premier virage sur White Rock Road en partant de la ferme. Dépêchez-vous ! Cʼest Napper, il a un revolver !

Voûté sous la pluie, Fox souleva le capot du pick-up. Il était bon bricoleur, mais la mécanique, ce nʼétait pas son fort. Juste lʼentre-tien de base – faire la vidange, recharger la batterie, changer une courroie de ventilateur.

Lorsquʼil vit les phares approcher, il savait déjà à quoi sʼattendre.

Sʼen sortir en un seul morceau ? Voilà qui risquait de ne pas être aussi simple.

Il pouvait sʼenfuir, dʼaccord. Mais ça non plus, ce nʼétait pas son truc. Du coin de lʼœil, il observa Derrick Napper qui sʼapprochait de lui sous la pluie avec sa démarche de fier-à-bras.

— Des ennuis, on dirait ?

Fox percevait plutôt quʼil ne voyait le revolver que Napper tenait contre sa jambe.

— On dirait. Il tʼa fallu combien de sucres ?

— Tu nʼes pas si con que tu en as lʼair, ironisa Napper qui brandit son arme. Viens, OʼDell, on va faire une balade dans les bois. Je vais avoir une petite explication avec celui qui mʼa fait virer.

Sans un regard pour le revolver, Fox ne quittait pas des yeux lʼancien policier.

— Je tʼai fait virer, moi ? Je croyais que tu tʼen étais très bien occupé tout seul.

— Tu n as plus ta pétasse de mère ou tes deux pédés de copains pour te protéger maintenant, hein ? Tu vas voir ce qui arrive à ceux qui me cherchent, aux gens comme toi qui m ont fait chier toute ma vie.

— Cʼest ta vision des choses ? s étonna Fox, presque sur le ton de la conversation, tout en raffermissant discrètement sa position.

Cʼétait moi qui te cherchais quand tu me brutalisais dans la cour de récré ? Ou quand tu mʼas tabassé sur le parking de la banque ? Bizarre comme on peut se tromper. Enfin, jʼimagine quʼon peut le voir comme ça à chaque fois que tu essayais de me foutre une branlée et que tu échouais lamentablement.

— Quand jʼen aurai fini avec toi, tu regretteras de ne pas avoir juste pris une branlée, crois-moi.

— Pose cette arme et fous le camp, Napper. Je te dirais bien que je ne te veux aucun mal, mais à quoi bon mentir ? Pose ton flingue et dégage tant quʼil est encore temps.

Napper pointa le revolver sur le torse de Fox et le força à reculer dʼun pas.

— Tu tʼimagines que jʼai peur de toi ? brailla-t-il. Qui tient le flingue, connard ?

Les yeux toujours rivés sur ceux du policier, Fox brandit la batte de base-bail quʼil cachait derrière son dos et frappa de toutes ses forces. Il sentit le craquement de lʼos à la seconde même où la balle lui déchira le bras. Le revolver ricocha sur lʼasphalte ruisselant.

— Personne, connard.

Par sécurité, Fox assena un deuxième coup, cette fois dans le ventre de Napper qui sʼeffondra à ses pieds.

— Je suis presque sûr de tʼavoir pété le bras. Ça fait mal, je parie.

Il jeta un bref coup dʼœil à la route. Une autre paire de phares fendait lʼobscurité.

— Je tʼavais pourtant conseillé de dégager.

Il sʼaccroupit et releva la tête de Napper par les cheveux. Sonné, le policier avait le teint terreux.

— Alors, tu crois vraiment que ça valait le coup ?

Il le lâcha et attendit ses amis.

Ils jaillirent comme un seul homme de la voiture de Gage.

— Merci dʼêtre venus, dit Fox. Que lʼun de vous prévienne Hawbaker. Mon portable ne passe pas ici.

Caleb évalua la situation et poussa un soupir.

— Je mʼen occupe.

Il sortit son téléphone et sʼéloigna de quelques mètres sur la route.

— Tu saignes, fit remarquer Gage.

— Ouais. Le coup est parti quand je lui ai balancé la batte dans le bras. La balle a traversé la chair, ça fait un mal de chien.

Il regarda Napper qui se tenait le bras, assis par terre, respirant bruyamment.

— Il va souffrir plus longtemps que moi. Ne touche pas à ce truc, dit-il à Gage, comme celui-ci se penchait pour ramasser le revolver. Inutile de polluer les pièces à conviction en y laissant des empreintes.

Il sortit un bandana de sa poche et le tendit à son ami.

— Enveloppe-le là-dedans et, par pitié, manie-le avec précaution.

— Va voir où en est Caleb.

Le ton monocorde et glacial de Gage inquiéta aussitôt Fox, qui plongea son regard dans le sien. Il secoua la tête.