— Oui, un vrai chaos dʼimages qui se télescopaient. La vie ordinaire virant au cauchemar à une vitesse si fulgurante quʼon ne distinguait plus que des flashes. Mais à la fin. tu avais la calcé-

doine.

— Oui, tout le monde est mort et je tiens la pierre. Et le démon me tue pendant quʼelle brûle au creux de ma main.

— Cʼest vrai, ou tu interprètes ? Ce que je sais, cʼest que la pierre était là jusquʼà la fin, que tu la tenais et quʼelle possédait un pouvoir, dit Cybil qui roula sur le flanc vers lui. Je sais aussi que nos visions étaient des potentialités. Comme un homme averti en vaut deux, on va prévenir les autres et sʼarmer en conséquence.

— Avec quoi ?

— Ce quʼil faudra. Ça va ? sʼinquiéta-t-elle lorsquʼil pressa les doigts sur ses paupières et secoua la tête.

— Je viens dʼavoir une vision de toi fixant ton petit revolver à crosse de nacre sur ta cuisse. Je dois me sentir mieux.

— Hmm. Et jʼétais habillée comment ?

Il abaissa le bras et sourit à Cybil.

— Nous devons nous sentir mieux tous les deux. Et si... ?

Gage roula carrément sur elle.

— Bas les pattes, cow-boy. Et notre accord ?

— Où vois-tu une intention de séduction ?

Elle le gratifia dʼun sourire désinvolte.

— Exact, pas la moindre.

Tentant sa chance, il lui prit les mains et les leva au- dessus de sa tête. Cette fille dégageait une énergie positive dingue. Et cʼétait peu dire quʼil en avait besoin en ce moment.

Cybil ne résista pas, se contentant de le regarder avec un demi-sourire.

— Je me disais quʼon méritait tous les deux une petite récompense.

— Faire des galipettes nus dans le jardin de Caleb ?

— Tu lis dans mes pensées.

— Ça nʼarrivera pas.

— Dʼaccord. Dis-moi juste quand.

Il captura ses lèvres avec fougue et rencontra une fièvre qui dé-

passait ses attentes. Les doigts de Cybil sʼenroulèrent fermement autour des siens et elle accueillit son baiser avec davantage dʼexigence que dʼinvitation, de défi que de reddition. Sous lui, son corps semblait onduler en vagues dʼénergie croissantes.

Très positive, cette énergie.

Pas de séduction, songea Cybil. Pas de persuasion. Et son corps répondit avec jubilation à cette prise de possession. La franchise du désir sexuel pur les mettait sur un pied dʼégalité. Réprimé depuis de longs mois, celui de Cybil se libéra avec force. Elle allait savourer lʼinstant – un peu, juste un peu – avant de gentiment remettre le couvercle sur ce déferlement de pulsions.

Une jambe enroulée autour de Gage, elle cambra les hanches et, d un coup de reins, le fit basculer sur le dos. Elle prit la direction des opérations et, en entendant le grognement, ne put sʼempê-

cher de rire contre ses lèvres. Mais la deuxième fois, un frisson glacé lui parcourut la colonne.

Avec lenteur, Cybil décolla dʼun cheveu sa bouche de la sienne.

— Tu as entendu ?

— Oui.

Elle souleva la tête de quelques centimètres. Cette fois, son sang se figea.

— Nous avons un spectateur.

Le chien était imposant. Son pelage brun était tout emmêlé et ta-ché de boue. Une écume blanchâtre gouttait de ses babines, tandis quʼil sortait du bois en titubant.

— Ce nʼest pas Twisse, murmura-t-elle.

— Non.

— Ça veut dire quʼil est réel.

— Réel et enragé. Tu cours vite ?

— Aussi vite quʼil faut.

— Va dans la maison. Mon revolver est à lʼétage sur la table de nuit. Prends-le et reviens abattre ce maudit clébard. Je te couvre.

Cybil réprima un haut-le-cœur à la perspective de tuer un chien.

— Le mien est dans mon sac sur la terrasse.

— Vas-y, cours à lʼintérieur. Et ne tʼarrête pas.

Il la remit sans ménagement sur ses pieds et la poussa vers la maison. Aussitôt, le chien chargea.

Cybil ne sʼautorisa pas à réfléchir, pas même en entendant les horribles claquements de mâchoires dans son dos. Le cœur battant à tout rompre, elle se précipita sur la terrasse, plongea la main dans son sac et referma les doigts sur la crosse de son revolver.

Le hurlement quʼelle poussa en se retournant était autant lʼexpression de sa terreur quʼune tentative dʼattirer 1 attention du molosse sur elle. Mais il continua à planter ses crocs dans la chair de Gage en une lutte acharnée sur la pelouse du jardin.

Cybil revint à toutes jambes, ôtant la sécurité de larme.

— Tire ! Abats ce monstre !

— Je n arrive pas à le viser !

Il avait les bras et les mains en sang.

— Tire, nom de Dieu !

Dʼun geste brusque, il tordit la tête du chien vers lui, le visage à quelques centimètres de ses puissantes mâchoires qui cherchaient à le déchiqueter. Le corps du molosse tressauta alors quʼune balle, puis une deuxième lui transpercèrent le flanc, sans lʼempêcher pour autant dʼessayer dʼatteindre Gage à la gorge. Le coup de feu suivant lui arracha un long piaillement de douleur et ses yeux exorbités devinrent vitreux. Haletant, Gage repoussa la masse inerte et rampa sur lʼherbe poisseuse de sang.

Hébété par la douleur, il entendit gémir. Cybil sʼapprocha du chien moribond et lui tira le coup de grâce dans la tête.

— Il nʼétait pas mort. Il souffrait. Attends, je vais tʼaider à entrer.

Mon Dieu, tu es blessé...

— Je vais mʼen remettre.

Mais il enroula un bras autour de ses épaules et sʼappuya de tout son poids. Il réussit à atteindre les marches de la terrasse, puis ses jambes se dérobèrent sous lui.

Cybil le laissa sur les marches et se précipita à lʼintérieur. Quelques instants plus tard, elle revint en hâte avec une bouteille dʼeau fraîche, une bassine pleine et plusieurs serviettes.

— Veux-tu que je prévienne Caleb et Fox ? Quand Fox était blessé, votre présence à tous les deux lʼa bien aidé.

— Non, ce nʼest pas si grave.

— Laisse-moi regarder.

Avec rapidité et efficacité, elle ôta les lambeaux du tee- shirt. Le spectacle des innombrables plaies et lacérations aurait pu lui couper ses moyens, mais elle lava les blessures dʼune main sûre.

— Lʼépaule est bien amochée.

— Information superflue puisquʼil sʼagit de la mienne.

Il siffla entre ses dents quand elle tamponna la plaie avec une serviette mouillée.

— Joli coup en tout cas, Calamity.

Elle humidifia une serviette propre d eau minérale et lui nettoya délicatement le visage.

— Tu dégustes, je sais. La cicatrisation est presque aussi douloureuse que le mal lui-même.

— Ça nʼa rien d une promenade de santé. Fais-moi plaisir, va donc me chercher un whisky.

— Dʼaccord.

Dans la cuisine, Cybil resta un moment les mains calées sur le plan de travail, prise dʼune violente nausée. Secouée de frissons, elle se força à respirer à fond et parvint à la réprimer au bout de quelques minutes. Puis elle attrapa la bouteille de Jameson et en versa généreusement trois doigts dans un verre.

Lorsquʼelle ressortit, elle constata que la plupart des blessures superficielles étaient déjà guéries, tandis que les plaies plus profondes commençaient à se refermer. Gage vida dʼun trait les deux tiers du whisky avant de lui tendre le verre.

— Bois le reste, ma grande. Tu donnes lʼimpression dʼen avoir besoin.

Cybil hocha la tête et sʼexécuta. Puis elle se força à regarder le chien inerte sur lʼherbe rougie de sang.

— Je nʼavais encore jamais tué. Jʼavais tiré sur des pigeons dʼar-gile ou des ballons à la fête foraine, mais jamais sur un animal.

— Si tu ne lʼavais pas fait, je serais peut-être mort à lʼheure quʼil est. Ce chien pesait au moins quarante kilos, surtout du muscle, et il était complètement enragé.

— Il a un collier, fit remarquer Cybil qui sʼarma de courage et alla sʼaccroupir près de la dépouille.

Elle dévissa le petit tube métallique qui y était accroché et vérifia lʼétiquette enroulée à lʼintérieur.

— Son vaccin antirabique est à jour. Ce chien nʼavait pas la rage, Gage. Pas dans le sens habituel. Mais jʼimagine que nous le savons tous les deux.

Elle se redressa quand Gage la rejoignit clopin-clopant.

— Et maintenant, que fait-on ? demanda-t-elle.

— On va lʼenterrer.

— Mais... ce chien appartient à quelquʼun. Ils doivent le chercher.

— Leur rendre un clébard mort ne va pas les soulager. Et comment comptes-tu expliquer que tu as criblé de balles un animal de compagnie qui se révélera parfaitement sain aux analyses ?

Comme elle ne répondait pas, Gage lʼagrippa par les épaules.

— On est en guerre, tu comprends ? Une longue guerre dans laquelle il nʼy a pas que les chiens qui meurent, Cybil, alors tu vas devoir tʼendurcir. Il nʼest pas prévu au programme dʼaller apprendre à un gamin que son Médor ne rentrera pas ce soir parce quʼun démon lʼa ensorcelé. On tire un trait et on va de lʼavant.

— Ça doit aider de ne pas éprouver de sentiments. Ni culpabilité ni remords.

— Exact, ça aide. Rentre chez toi. On a fini pour aujourdʼhui.

— Où vas-tu ? sʼenquit-elle lorsquʼil tourna les talons.

— Chercher une maudite pelle.

Les mâchoires crispées, Cybil le dépassa et ouvrit avant lui la porte de la cabane à outils.

— Rentre, je tʼai dit, bougonna Gage.

— Va te faire voir. Cʼest moi qui ai abattu ce chien, alors je tʼaide à lʼenterrer, point final.

Dʼun geste brusque, elle saisit une pelle et la balança à Gage avant dʼen prendre une autre.

— Encore une précision, mon grand : on nʼen a pas fini pour aujourdʼhui. Il faut mettre les autres au courant de ce qui vient dʼarriver. Que ça te plaise ou non, tu fais partie dʼune équipe. Cette horrible histoire doit encore être répertoriée, analysée. Enterrer cette pauvre bête ne suffit pas. Non, ça ne suffit pas...

Sentant sa belle contenance se fissurer, Cybil plaqua le dos dʼune main sur sa bouche et réprima un sanglot. Quand elle voulut partir en courant, Gage lʼattrapa au passage et lʼattira contre lui.

— Lâche-moi !

— Tais-toi.

Il tint bon, tandis quʼelle essayait de se débattre, et lorsquʼelle cé-

da, il la serra dans ses bras.

— Tu as fait ce quʼil fallait, murmura-t-il. Tu tʼen es sortie comme un chef, tu as tenu le choc. Rentre dans la maison, laisse-moi finir ça. Téléphone donc aux autres.

Elle se laissa aller contre lui encore un instant.

— On va lʼenterrer ensemble. Et après, on appellera les autres.

6

Cybil avait demandé à Quinn de lui apporter une tenue de re-change. Après lʼaffreuse corvée quʼavait représentée lʼenfouisse-ment du cadavre, elle était sale et collante de sueur.

Elle avait craqué, admit-elle en se glissant sous la douche. Elle avait fait ce quʼil fallait, dʼaccord, mais ensuite, ses nerfs avaient méchamment lâché et elle était bonne à ramasser à la petite cuillère.

Où était donc passée la Cybil Kinski quʼelle connaissait, déta-chée, solide, la tête froide ?

Était-ce pire dʼavoir craqué devant Gage ? Pour son amour-propre, sans aucun doute. Dʼun point de vue plus général, mieux valait savoir de quel bois chacun était fait dans lʼéquipe. Pas de bol dʼavoir été la première, mais elle finirait bien par lʼaccepter. Un jour.

La pilule était dure à avaler, elle qui sʼétait toujours considérée comme une fille forte. Celle qui prend les décisions – difficiles si nécessaire – et les applique jusquʼau bout. Dʼautres sʼeffondraient – sa mère, sa sœur – mais elle, jamais.

Deuxième pilule amère, il lui fallait reconnaître que Gage avait raison : un chien mort ne serait pas le drame le plus grave dans cette histoire. Si elle nʼétait pas capable dʼencaisser, elle serait inutile aux autres. Donc, elle allait encaisser.

— Tire un trait et va de lʼavant, avait dit Gage.

Quand la porte sʼouvrit, elle ressentit une bouffée de Mauvaise humeur.

— Demi-tour, le crack, et retourne dʼoù tu viens.

— Cʼest Quinn. Ça va ?

La voix de son amie lui fit de nouveau monter les larmes aux yeux. Elle les ravala sans pitié.

— Mieux. Vous avez fait vite.

— Caleb et moi, on est venus tout de suite. Fox et Layla nous re-joindront dès que possible. Je peux faire quelque chose ?

Cybil ferma le robinet.

— Passe-moi une serviette.

Elle repoussa le rideau de douche et prit le drap de bain que lui tendait Quinn.

— Dis donc, Cyb, tu as lʼair épuisée.

— Cʼétait mon premier jour comme fossoyeuse. Bon sang, Q, quel sale boulot ! Dans tous les sens du terme.

Tandis que Cybil sʼenveloppait dans le drap de bain, Quinn lui tendit une serviette pour ses cheveux.

— Dieu merci, tu nʼes pas blessée. Tu as sauvé la vie de Gage.

— Je dirais que cʼest réciproque, corrigea Cybil qui contempla son reflet dans le miroir embué.

Qui était cette jeune femme blême aux traits tirés, aux yeux ternes et cernés ?

— Quelle horreur... Par pitié, Q, dis-moi que tu as eu la bonne idée dʼemporter mon maquillage avec les vêtements propres.

Rassurée par cette réaction, Quinn cala une hanche contre lʼembrasure de la porte.

— Depuis combien de temps est-on amies ?

— Excuse-moi dʼavoir douté de toi.

— Tout est sur le lit. Je descends te verser un verre de vin pendant que tu tʼhabilles. Veux-tu autre chose ?

— Je crois que tu as pensé à tout.

De nouveau seule, Cybil sʼappliqua de son mieux à masquer la fatigue qui marquait son visage. Elle se changea, vérifia le résultat une dernière fois dans le miroir, puis prit le sac qui contenait ses vêtements souillés. Au rez-de-chaussée, elle fourra le sac dans la poubelle du cellier, puis gagna la terrasse de devant où Quinn était assise avec Caleb et Gage.

Personne n avait envie de rester sur la terrasse de derrière en ce moment, imaginait-elle.

Elle prit son verre de vin, sʼassit et sourit à Caleb.

— Alors, comment s est passée ta journée ?

Il lui rendit son sourire, tout en la dévisageant de ses yeux gris patients.

— Pas aussi animée que la tienne. Le comité du Mémorial Day s est réuni ce matin pour les dernières mises au point de la céré-

monie. Wendy Krauss, qui avait bu quelques verres à lʼanniversaire dʼun membre de lʼéquipe de bowling, sʼest lâché une boule sur le pied. Fracture du gros orteil. Et il y a eu un peu de bouscu-lade entre ados à la galerie de jeux à cause dʼune dispute pendant une partie de baby-foot.

— Cʼest le drame permanent à Hawkins Hollow.

— Eh oui.

Sirotant son vin, Cybil laissa errer son regard le long des massifs en terrasses jusquʼau petit pont qui enjambait le cours dʼeau tortueux.

— Ton jardin est superbe, Caleb.

— Il me rend heureux.

— Un endroit retiré et pourtant relié à la vie. Tu connais presque tout le monde ici.

— Presque.

— Tu sais à qui appartenait ce chien ?

Caleb nʼhésita quʼune fraction de seconde.

— Les Mullendore. Leur chien a disparu avant-hier.

Comme si le contact lui était indispensable, Caleb se pencha pour caresser le flanc de Balourd qui ronflait à ses pieds.

— Ils habitent en ville. Cʼest une sacrée trotte pour un chien jusquʼici, mais dʼaprès la description de Gage, je dirais quʼil sʼagissait bien de celui des Mullendore, Roscœ.

— Roscœ, répéta Cybil.

Repose en paix, Roscœ, songea-t-elle.

— La contamination dʼanimaux est un schéma classique, reprit-elle. Nous en avons toute une liste dans nos fichiers. Pourtant, comme tu dis, cʼest une longue marche jusquʼici – même à quatre pattes. Personne nʼa signalé avoir vu un chien enragé ou même été témoin dʼune agression ?

— Pas à ma connaissance.

— Donc, logiquement, lʼattaque dʼaujourdʼhui était à nouveau ci-blée. Notre Grand Méchant Démon a non seulement infecté ce pauvre chien, mais lʼa envoyé ici. Tu es souvent seul ici dans la journée, dit Cybil à Gage. Twisse ne pouvait pas savoir que jʼy serais aussi, certainement pas quand il a jeté son dévolu sur lʼanimal il y a deux jours, date de sa disparition. Imagine, tu sors dans le jardin, peut-être faire une sieste dans lʼaccueillant hamac que Caleb a tendu entre deux érables. Ou, je ne sais pas, Caleb aurait pu tondre la pelouse.

— Nʼimporte lequel dʼentre nous aurait pu se retrouver seul dehors à ce moment-là, approuva Caleb. Et ce ne serait sans doute pas seulement un chien quʼil aurait fallu enterrer.

— Très futé en tout cas, dit Cybil, songeuse. La méthode ne ré-

clamait que peu dʼeffort et dʼénergie de sa part.

— Pratique dʼêtre en compagnie dʼune fille qui se trimbale avec un revolver, fit remarquer Gage avant de siroter une gorgée de vin.

— Une fille, précisa lʼintéressée, qui finit par admettre une vérité simple : ce nʼest pas réellement elle qui a tué ce chien, mais Twisse.

Elle jeta un coup dʼœil vers la route.

— Tiens, voilà Fox et Layla.

— Et le dîner, ajouta Quinn qui posa une main sur celle de son amie. Jʼai commandé une grande salade et des pizzas chez Gino.

Je me disais quʼon nʼaurait sans doute pas très envie de cuisiner ce soir.

— Bonne idée. Nous avons du pain sur la planche.

À table, ils ne parlèrent pas des banalités de la vie ordinaire, comme à leur habitude. La journée avait été trop mouvementée et il y avait urgence à se concerter.

— Prends note, Quinn, commença Cybil qui se tourna vers Gage.

Gage a fait un rêve.

Il soutint son regard quelques secondes, puis se plia de bonne grâce au récit.

— Symbolisme, décréta Quinn. Ce rêve ne se classe pas dans la catégorie des prophéties. À lʼévidence, aussi délicieux que puissent être vos ébats, ni lʼun ni lʼautre ne serait du genre à poursuivre alors que tout brûle autour de vous.

— Bien vu, murmura Cybil.

— Leurs ébats étaient peut-être si chauds quʼils ont été victimes dʼauto-combustion, plaisanta Fox. Jʼessayais juste dʼapporter une petite touche de légèreté, sʼexcusa-t-il avec un haussement dʼépaules.

— Très petite, commenta Layla qui lui donna un coup de coude dans les côtes. Avec le stress que nous éprouvons tous, les rêves violents ou, euh... sexuels nʼont rien de surprenant. Et si on ajoute le fait que toi, Gage, tu puisses te sentir un peu...

— Frustré sexuellement, lʼinterrompit Quinn, et attiré par Cybil.

Nous sommes tous de grandes filles et de grands garçons, et lʼheure nʼest pas à la pruderie. Le fait est que Cyb et toi êtes des adultes en pleine santé, très séduisants qui plus est. Quʼil nʼy ait pas de vibrations sexuelles dans lʼair, voilà qui serait étonnant.

— Satisfaire un désir, brûler dans les feux de lʼenfer, dit Caleb qui médita lʼidée en mastiquant sa pizza. Je ne pense pas que le lien soit aussi simple, même sur le plan symbolique. Une relation intime implique des conséquences, dʼaccord. Mais créer un binôme de plus dans la chaîne que nous formons déjà à six accroît encore ces conséquences, et aussi le pouvoir qui en résulte.

— Tout à fait dʼaccord, approuva Cybil avec un sourire à Caleb.

Dommage que Q ait déjà pris la place, sinon on aurait pu se mettre ensemble, toi et moi.

— Jʼy suis, jʼy reste, ma vieille, rétorqua Quinn.

— Tu es si égoïste... Bref, dʼaprès mon expérience, les rêves prophétiques sont souvent obscurcis de symboles. A mon avis, celui-ci pourrait se ranger dans cette catégorie, tout au moins provisoirement.

— Et si on montait tout de suite ? suggéra Gage. Histoire de tester la théorie.

— Quelle offre généreuse. Héroïque même, ironisa Cybil qui but une gorgée de vin. Non, merci. Je pourrais accepter de sacrifier mon corps au sexe pour la bonne cause, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire pour lʼinstant.

— Fais-moi juste savoir quand ce sera le bon moment.

— Tu seras le premier informé. Quʼest-ce quʼil y a ? demanda-t-elle à Quinn qui battait lʼair de la main.

— Je chasse juste toutes ces maudites vibrations.

— Tu es une comique, toi. Enfin bref, revenons à nos moutons, la théorie des liens énoncée par lʼintelligent et séduisant Caleb : il existe des relations tout aussi intimes que le sexe.

— Nʼempêche, le sexe, cʼest quand même le top, commenta Fox qui sourit du regard noir de Cybil et se resservit en pizza. Excuse.

Tu disais ?

— Gage et moi avons comme vous tenté lʼexpérience de fusion psychique et le résultat a été pour le moins décoiffant. Mais avant cette expérience partagée, il en avait fait une autre. Ann Hawkins.

Cybil sʼinterrompit de nouveau, cette fois pour observer un colibri iridescent plongeant au cœur dʼune fleur dʼun beau rouge vif.

— Après avoir catalogué lʼincident avec Quinn à la maison, je suis venue ici entendre la version de Gage pour le cas où des détails nous auraient échappé. Je nʼen ai pas trouvé.

— Jʼy ai réfléchi, intervint Layla. Ann Hawkins a dit quʼelle avait pleuré pour Gage et que toi aussi, tu pleurerais, Cybil. Cʼest du moins mon interprétation. Ça doit être important.

— Les larmes, oui, approuva Cybil, toujours fascinée par lʼoiseau-mouche qui venait de jeter son dévolu sur une autre fleur.

— Je me demande sʼil faut prendre ce terme au sens littéral, comme un ingrédient magique dont nous aurions besoin, ou si, une fois encore, il sʼagit dʼun symbole. Larmes de chagrin, larmes de joie – cʼest peut-être le lien émotionnel qui est important.

— Ici encore, tout à fait dʼaccord, déclara Cybil.

— Ça, nous le savons déjà, fit remarquer Quinn.

— En dʼautres termes, elle ne nous a rien appris de nouveau, dit Gage.

— Renforcement positif, répondit Quinn. Elle a été claire : nous avons tout ce quʼil nous faut entre les mains pour gagner II ne reste plus quʼà découvrir quoi et comment sʼen servir.

— Forces contre faiblesses, suggéra Fox qui but une gorgée de sa bière. Twisse connaît nos points faibles et en joue. Nous devons compenser par nos points forts. Stratégie de base.

— Bonne idée, approuva Layla. Il faut faire des listes.

— Ma nana est une obsédée des listes.

— Non, sérieusement. Nos forces et faiblesses en tant que groupe et individus. Cʼest une guerre, nʼest-ce pas ? Nos points forts sont des armes, nos faiblesses, les failles dans notre dé-

fense. Si nous réussissons à identifier ces failles, nous renforce-rons notre position.

— Je lui apprends les échecs, annonça Fox à la cantonade. Elle capte vite.

— Il est un peu tard pour des listes, objecta Gage.

Sans prendre la mouche, Layla secoua vigoureusement la tête.

— Il nʼest jamais trop tard.

À lʼinstant où Cybil souleva son verre, le colibri disparut à une vitesse fulgurante.

— Moi, jʼai plutôt les cartes en tête.

— Tu veux jouer aux cartes ? sʼétonna Caleb. On est un peu trop occupés pour une partie, non ?

— On nʼest jamais trop occupés pour une partie, corrigea Gage.

Mais à mon avis, elle fait référence à son jeu de tarots.

— Je lʼavais apporté aujourdʼhui. Gage et moi avons fait une petite expérience.

Même si elle se fiait à sa mémoire, Cybil sortit ses notes.

— Que des arcanes majeurs, tous avec une signification spécifique, conclut-elle. Notre joueur professionnel ici présent confirme-ra que la probabilité dʼune coïncidence est infinitésimale. Les tirages sont ouverts à diverses interprétations, selon celui qui lit, la question posée, la configuration des cartes, etc. Mais dans notre cas, elles donnaient lʼimpression de révéler un lien – physique, émotionnel, psychique. Puis est sorti le symbole de chaque ancê-

tre et enfin un bouleversement potentiel et ses conséquences.

Jʼaimerais réaliser une série de cette même expérience : Caleb et Quinn, Fox et Layla, les trois garçons, les trois filles et, pour finir, tous les six.

— Tu as toujours été douée avec les tarots, commenta Quinn.

— Mes ancêtres roumains. Mais aujourdʼhui, ça allait plus loin.

— Tu as fait lʼexpérience avec les cartes avant lʼattaque du chien, nota Fox.

Perturbée par ce souvenir, Cybil prit son verre.

— Oui.

— Ta fusion avec Gage a peut-être contribué à la déclencher, continua Fox. Si les cartes nʼétaient pas une coïncidence, et si la fusion génère de lʼénergie, il ne peut sʼagir dʼun hasard que lʼattaque ait eu lieu dans la foulée.

— Cʼest vrai, admit Cybil dʼune voix réfléchie.

— Tu étais dehors, lui souffla Quinn. Dans le jardin.

— Oui, répondit-elle avec un coup dʼœil à Gage. Raconte, toi.

Il nʼappréciait guère les comptes rendus, mais comme il supposait quʼelle devait avoir encore du mal à en parler, il livra un rapide ré-

sumé, du moment où ils étaient assis face à face dans lʼherbe à celui où Cybil abattit le chien.

— Ma pauvre chérie, compatit Layla qui posa une main sur celle de son amie.

— Pardon ? protesta Gage, lʼindex levé. Et les morsures, les lacé-

rations, la chair à vif, le sang versé ? Ce monstre mʼa arraché à lʼépaule lʼéquivalent dʼune...

— Mon pauvre chéri, lʼinterrompit Layla qui contourna la table pour lui plaquer un baiser sur la joue.

— Je préfère ça ! sʼexclama Gage, amusé. Enfin voilà, vous savez tout.

— Gage a omis dʼajouter que jʼai craqué après coup. A noter dans la colonne des points faibles, si nous faisions une liste. Sans pouvoir le garantir, je ne pense pas que ça se reproduira.

— Lʼeffondrement en question a été brutal, mais bref, précisa Gage. Et il sʼest produit une fois la mission accomplie. Personnellement, je me fous de savoir si quelquʼun flippe après la bataille.

— En tout cas, il a commis une erreur, annonça Quinn dʼune voix posée que contredisait lʼanimation de son regard. Une sacrée grosse boulette, même.

— Quoi donc ? demanda Caleb.

— Seuls vous trois les garçons avez eu à vous défendre – vous-même ou autrui – contre un être vivant contaminé. Un être vivant ordinaire transformé en menace mortelle. Nous autres nʼavions pas fait cette expérience jusquʼà présent. Comment être sûres dès lors de notre réaction en cas dʼaffrontement direct ? Le chien enragé dʼaujourdʼhui nʼétait pas quʼune illusion tordue de Twisse.

Il était de chair et de sang. Craqué ? Tu rigoles, Cyb. Est-ce que tu as paniqué ? Est-ce que tu tʼes enfuie ? Non, tu as pris une arme et tu as tiré. Tu as sauvé une vie. Voilà pourquoi je dis que ce monstre a commis une grosse bourde avec sa bande-annonce des réjouissances quʼil nous mijote. Parce que maintenant, quatre dʼentre nous ont lʼexpérience dʼune confrontation, et je veux bien être damnée si Layla et moi ne sommes pas capables de tenir tête comme Cybil.

Caleb se pencha vers elle et lʼembrassa.

— Bien parlé, Blondie.

— Tu as raison, approuva Fox qui leva sa bière en guise de toast.

Il voulait frimer et sʼest fait démolir. Au sens propre.

Cybil dévisagea Quinn, tandis que se défaisaient les derniers nœuds de stress et de culpabilité qui lui nouaient lʼestomac.

— Tu as toujours été douée pour positiver, hein ? Bon, dʼaccord, soupira-t-elle, respirant librement pour la première fois depuis lʼagression. Un instant dʼauto-congratulation... Voilà, cʼest fait.

Commencez à débarrasser la table, je vais chercher mes cartes.

Alors quʼelle quittait la pièce, Gage se leva et lui emboîta le pas.

— Écoute, tu as déjà suffisamment fait tes preuves pour aujourdʼhui, dit-il comme elle fouillait dans son sac. On nʼest pas obligés de faire tes tours de magie ce soir.

— Tu as raison, je suis fatiguée, admit-elle, agacée quʼil lui dise ce quʼelle avait pris tant de peine à masquer. Mais jʼimagine que pendant les Sept, Caleb, Fox et toi restez sur le pont même épuisés.

— Quand on en est là, on nʼa plus le choix. Mais le moment nʼest pas encore venu.

— Il le sera bientôt. Il mʼarrive, je lʼavoue, de céder parfois à la tentation de vouloir faire mes preuves, mais ici il ne sʼagit pas de ça. Jʼapprécie ta sollicitude...

Elle se tut brusquement lorsquʼil lui saisit le bras.

— Je nʼaime pas la sollicitude.

Le regard de Gage trahissait une frustration à peine contenue.

— Ça, je veux bien le croire, lâcha-t-elle sèchement. Désolée, je ne peux rien pour toi, Gage.

La frustration redoubla.

— Écoute, mettons les choses au clair tout de suite.

— Je tʼen prie, vas-y.

— Les histoires de cœur des quatre autres, ce nʼest pas mon truc. Pour moi, pas question de roucoulades ou de nid à deux.

Cybil inclina la tête, un sourire faussement amène aux lèvres.

— As-tu lʼimpression que cʼest ce que jʼattends de toi ?

— Laisse tomber, Cybil.

— Pas question ! Pour qui tu te prends ? Si tu as la trouille que je veuille te prendre dans ma toile pour te forcer à jouer la sérénade sous ma fenêtre et choisir la liste de mariage, cʼest ton problème.

Elle pointa vers lui un index vengeur.

— Si tu crois vraiment dans ta minuscule cervelle de moineau que telle est mon intention, tu es dʼune stupidité sans nom. Une redondance, vu ta minuscule cervelle de moineau, et je déteste être énervée au point de faire des redondances.

— Essaies-tu de me faire croire quʼalors que les autres font la culbute dans le précipice comme des lemmings, tu nʼas pas pensé un seul instant à me mettre le grappin dessus ?

— La culbute comme des lemmings ? Belle image, ma foi. qui témoigne de ta considération pour les sentiments de tes amis.

— Elle colle plutôt bien, bougonna-t-il. Ajoutes-y les vibrations bourdonnantes de Quinn et le tableau est complet.

— Laisse-moi plutôt le dessiner, le tableau. Si je décidais de m engager dans une relation durable, ce ne serait pas parce que le destin mʼaurait forcé la main. Si tel était le cas – parce que contrairement à ce que ta stupidité machiste te fait croire, toutes les femmes ne sont pas à la recherche d une relation durable – je nʼaurais pas besoin de mettre le grappin sur quiconque, et surtout pas un taré comme toi. Tu nʼas pas à craindre de tomber dans mes filets, espèce de connard narcissique. Et si ça ne te rassure pas, tu peux aller te faire foutre !

Elle sortit en le bousculant, fit irruption dans la salle à manger et claqua le jeu de tarots sur la table.

— Jʼai dʼabord besoin de mʼéclaircir les idées, lança- t-elle avant de traverser la cuisine dʼun pas rageur jusquʼà la porte de derrière.

Après un regard étonné à Caleb, Quinn la suivit.

— Elle est drôlement furax, dit-elle à Layla qui lʼavait rejointe.

— Pas quʼun peu.

Après un aller-retour au pas de charge sur la terrasse, Cybil fit volte-face vers elles.

— Malgré ma rage aveugle, je ne mʼabaisserai pas à dire que tous les hommes sont des porcs arrogants et ignorants qui méritent un bon coup de pied dans ce que je pense !

— Juste un en particulier, traduisit Quinn.

— Un en particulier qui vient dʼavoir le culot de me prévenir que tout rêve secret que je pourrais chérir à son endroit serait vain.

Une main sur la bouche, Quinn réprima un ricanement atterré.

— Mon Dieu...

— Je serais également malvenue de vous considérer à tort tous les quatre – qui, soit dit en passant, avez fait la culbute dans le précipice tels des lemmings – comme les précurseurs de mon bonheur futur avec lui.

— Comme je ne suis pas sûre que ses pouvoirs de guérison soient à la hauteur de la colère noire de Cyb, on ferait peut-être mieux dʼalerter les secours.

— Dans ce cas, réfléchit Layla, nous devrions le laisser souffrir un peu d abord. Des lemmings ?

— Pour être juste, déclara Cybil, je préciserai que cette remarque résultait davantage de sa préoccupation quant à sa propre situation que de son opinion sur lʼun ou lʼautre dʼentre vous.

Quinn sʼeclaircit la gorge.

— Euh... juste pour jouer au chien dans un jeu de quilles, il se peut aussi quʼil ait pété un câble à cause de sentiments complexes à ton égard.

Cybil haussa les épaules.

— Ce serait son problème.

— Absolument. Mais dans ta position, jʼen tirerais une certaine satisfaction. Peut-être craint-il davantage de tomber amoureux de toi que lʼinverse.

La colère de Cybil retomba. Elle pinça la bouche, songeuse.

— Hmm. Jʼétais trop furax pour voir la situation sous cet angle.

Ça me plaît. Je devrais lui infliger le Traitement.

Avec une expression dʼhorreur exagérée, Quinn saisit le bras de son amie.

— Mon Dieu, Cyb, non ! Pas le Traitement !

— De quoi sʼagit-il ? sʼenquit Layla. Cʼest douloureux ?

— Conçu et mis en œuvre par Cybil Kinski, le Traitement pré-

sente une multitude de facettes et dʼangles dʼattaque, expliqua Quinn. Aucun homme ne peut y résister.

— Tout est une question dʼapproche, continua Cybil qui, dʼune main distraite, repoussa sa chevelure en arrière. La tactique consiste à étudier à fond sa proie et à sʼadapter en fonction de ses spécificités. Dans la panoplie des armes, tu peux ajouter la sé-

duction et le sexe si cela est acceptable pour toi, mais il sʼagit davantage dʼamener lʼhomme sur lequel tu as jeté ton dévolu exactement où tu veux quʼil aille. Contact visuel, langage corporel, conversation, garde-robe... rien nʼest laissé au hasard. Du sur-mesure.

Elle laissa échapper un soupir.

— Mais ce nʼest pas le moment pour ce genre dʼamusement.

Même sʼil le mérite. Toutefois, quand tout sera fini...

— Maintenant tu as aiguisé ma curiosité, s anima Layla. Il faut que je sache. Quel « traitement » réserverais-tu à Gage ?

— Élémentaire, mon cher Watson. Il préfère les femmes sophistiquées avec un certain style. Bien quʼil pense sans doute le contraire, il est plus attiré par les femmes de caractère – quʼil respecte. Et il faudrait quʼelle se montre entreprenante au lit. Une fois chauffé, roulez jeunesse, il foncerait tête baissée. Il aime lʼintelligence, agrémentée d une petite pointe dʼhumour.

— Euh... ne le prends pas mal, mais on dirait que tu es en train de te décrire, commenta Layla.

Cybil tiqua un quart de seconde, puis reprit son exposé comme si de rien nʼétait.

— À la différence de Fox, par exemple, il nʼest pas dʼune nature maternante. À la différence de Caleb, il nʼest pas attiré par ses racines. Son truc, cʼest le jeu. Une joueuse attirerait forcément son attention. Une fille qui sache gagner, mais aussi perdre. Lʼattirance physique joue aussi un rôle, bien sûr. Il possède une excellente maîtrise la plupart du temps. Cʼest donc là-dessus quʼil faudrait jouer.

Telle une mère fière de sa progéniture, Quinn couva son amie dʼun sourire radieux.

— Si elle comptait vraiment le faire, elle prendrait des notes, puis élaborerait un plan dʼattaque en règle, expli- qua-t-elle à Layla.

— Évidemment, mais vu que ça reste hypothétique...

Cybil haussa les épaules, mais ne put sʼempêcher de poursuivre.

— Il aime le défi ; il faudrait donc trouver un savant équilibre entre intérêt et indifférence. Pas de changements brutaux du brûlant au glacial et inversement, ce à quoi, bizarrement, certains hommes ne peuvent résister, mais juste la bonne température. Puis la varier par petites touches à des moments inattendus, histoire de le déstabiliser un peu. Et...

Elle se tut, dodelinant de la tête.

— Cʼest sans importance. De toute façon, je ne vais pas le faire.

Les enjeux de ce genre de divertissement sont trop élevés.

— À la fac, elle a infligé le Traitement à un type qui mʼavait trompée, puis lui a suggéré une partie à trois avec la fille pour laquelle il mʼavait larguée, raconta Quinn qui jeta un bras autour des épaules de Cybil. Tu imagines ? Le mec avait la langue qui tou-chait le sol et au moment où il croyait décrocher le gros lot, elle lʼa méchamment fait redescendre sur terre. Une pure merveille. Mais bon, sans doute pas la bonne tactique dans notre situation.

Cybil rejeta ses cheveux en arrière.

— En tout cas, cʼétait marrant dʼy réfléchir. Et ça mʼa calmée.

Nous ferions mieux de nous y mettre.

Layla retint Quinn quand Cybil rentra dans la maison.

— Suis-je vraiment la seule à avoir remarqué quʼelle correspond trait pour trait au genre de femme qui ferait craquer Gage ?

— Non. Mais Cyb ne semble pas sʼen apercevoir. Intéressant, non ? Ça va être marrant de voir comment tout ça évolue.

— Destin, Quinn, ou libre arbitre ?

— Je pencherais pour ce dernier, mais tu sais quoi ? ajouta-t-elle avec une tape sur lʼépaule de Layla. Je mʼen fiche un peu, tant que nous vivons tous heureux et avons beaucoup dʼenfants.

Encore tarabustée par cette pensée, Layla entra dans la cuisine et regarda Fox qui ouvrait lʼopercule dʼun Coca, riant dʼune blague de Caleb. Lorsque ses yeux mordorés se tournèrent dans sa direction, ils sʼilluminèrent comme des soleils.

— Prête pour une petite séance de cartomancie ?

— Jʼai dʼabord une question à te poser.

Cʼétait le moment ou jamais, réalisa-t-elle. Avant que les cartes ne soient tirées.

— Bien sûr, laquelle ?

— Veux-tu mʼépouser ?

Autour dʼeux, les conversations se turent net. Pendant plusieurs longues secondes, il la dévisagea en silence. On aurait entendu une mouche voler.

— Dʼaccord. Tout de suite ?

— Fox...

— Parce que je pensais plutôt à février. Tu sais bien comme cʼest pourri en général, février. Pourquoi nʼy aurait- il pas un événement génial à attendre avec impatience justement ce mois-là ?

Fox avala une gorgée de soda, puis, comme Layla semblait pétrifiée, il posa sa canette.

— Et puis cʼest en février que je tʼai rencontrée. Mais pas le jour de la Saint-Valentin, dʼaccord ? Beaucoup trop gnangnan et commercial.

— Tu y pensais ?

— Oui, bien sûr, vu que je suis fou amoureux de toi. Mais je suis content que tu me lʼaies demandé dʼabord. Ça mʼenlève la pression.

Il la souleva dans ses bras en riant.

— Alors, février, ça te va ?

— Cʼest parfait, répondit Layla qui plaqua les mains sur ses joues et lʼembrassa. Fox et moi, on se marie en février ! lança-t-elle à la cantonade.

Au milieu des félicitations et accolades, Cybil surprit le regard de Gage.

— Rassure-toi, lui dit-elle dʼun ton glacial, je ne vais pas te demander en mariage.

Puis elle alluma la bouilloire. Un thé lʼaiderait à garder son calme et sa concentration.

8

Gage dormit mal, et son insomnie nʼavait rien à voir avec les cauchemars ou visions. Il nʼavait pas pour habitude de commettre de grosses bourdes, ou pire – et certainement plus mortifiant – de malheureux faux pas. En particulier avec les femmes. Son gagne-pain, cʼétait non seulement son talent pour les cartes, mais aussi sa capacité à cerner les gens.

Il éprouvait quand même un léger réconfort, à 3 heures du matin, de savoir quʼil ne sʼétait pas trompé sur Cybil : elle était tout aussi intriguée et attirée par lui que lʼinverse.

Son erreur monumentale avait été de lui balancer sans réfléchir à la figure lʼinquiétude qui le taraudait. Et pour couronner le tout –

bon sang, quelle humiliation – il avait cherché à être rassuré, attendant dʼelle la confirmation quʼil nʼavait aucun souci à se faire.

Quʼelle nʼétait pas plus désireuse que lui de se faire manipuler par le destin.

Toute cette discussion sur les liens émotionnels avait été la goutte dʼeau. Nʼavait-il pas vu ses deux meilleurs amis, ses frères, tomber amoureux ? Et maintenant, ils sʼapprêtaient à se laisser passer la bague au doigt. Nʼimporte quel homme sain dʼesprit regar-derait à deux fois les cartes quʼon lui servait et quitterait la table avant la fin de la partie.

Avec le recul, il devait admettre quʼil aurait mieux fait de la fermer au lieu de se mettre sur la défensive en lʼaccusant quasiment de vouloir le piéger. Elle avait eu raison de lui passer un savon.

Maintenant, le problème allait consister à faire retomber la vapeur sans sʼembourber dans de pénibles excuses.

Quand il entra dans la maison de High Street, sans frapper comme à son habitude, Quinn sʼarrêta au milieu de 1 escalier.

Après une hésitation presque imperceptible, elle dévala les marches restantes au pas de course.

— Salut ! Tu ne viendrais pas travailler, par hasard ?

— En fait...

Elle le noya sous un flot de paroles ponctuées de gestes :

— Parce que, vois-tu, on est à court de personnel. Fox et Caleb sont en réunion et comme le père de Fox avait une ou deux heures, Layla est à la boutique pour voir les plans avec lui. Il ne reste que Cyb et moi et je suis obligée de filer acheter un truc. Je descendais lui chercher un café. Il y en a du tout chaud. Tu tʼen occupes, dʼaccord ? Je reviens dʼici vingt minutes.

Elle fila sans lui laisser le temps dʼen placer une. Au moins la moitié du discours quʼelle venait de lui pondre était des bobards inventés sur le vif. On ne trompait pas un homme dʼexpérience.

Mais comme cela servait ses objectifs, il alla verser deux cafés à la cuisine et les monta.

Les boucles indisciplinées de Cybil retombaient en cascade du sommet de son crâne où elle les avait attachées avec des pinces.

Un look quʼil ne lui connaissait pas encore – sexy en diable. Le dos tourné, elle travaillait au grand tableau blanc. Il reconnut les noms des cartes quʼils avaient tous tirées la veille. Une chanson de Melissa Etheridge montait dʼun des ordinateurs portables.

— Ça nʼirait pas plus vite de rentrer tout ça dans lʼordinateur ?

Elle sursauta, et se ressaisit aussitôt avant de se retourner. Le regard dont elle le gratifia lui évoqua la couleur beige. Neutralité totale.

— Déjà fait, mais sur le tableau cʼest plus parlant, et plus pratique pour lʼensemble du groupe. Un de ces cafés est-il pour moi, ou as-tu lʼintention de boire les deux ?

Gage sʼavança et lui tendit une tasse.

— Quinn est partie acheter un truc. Elle revient dans vingt minutes.

Une lueur dʼagacement passa sur le visage de Cybil, qui pivota vers le tableau.

— À ta place, je reviendrais avec un chaperon, dès fois que tu aurais peur de te faire croquer par la mante religieuse.

— Je sais mʼy prendre avec toi.

Elle le fusilla du regard. Cette fois, le beige avait viré au noir, avec un léger halo bleu électrique sur les bords.

— Dʼautres lʼont cru aussi et sʼen sont mordu les doigts.

Allez, lance-toi, sʼencouragea-t-il tandis quʼelle continuait à tracer ses lettres parfaitement formées. Quand on avait mal joué, il fallait savoir admettre la défaite.

— Jʼai exagéré.

— Oui, nous étions déjà parvenus à cette conclusion.

— Pas de problème, alors.

— Tu en avais un ?

Il but une gorgée de café sans la quitter des yeux, essayant de comprendre pourquoi son indifférence glaciale lʼénervait. Il posa sa tasse et lui prit le bras.

— Écoute...

— Attention, le coupa-t-elle dʼune voix sirupeuse. La dernière fois que tu as commencé une phrase par « écoute », tu tʼes mé-

chamment pris les pieds dans le tapis. Jʼimagine que tu trouverais aussi ennuyeux que moi de commettre deux fois la même erreur.

— Je nʼai jamais dit que jʼavais commis une erreur.

Elle le gratifia en silence dʼun long regard vide, et lʼidée traversa lʼesprit de Gage quʼelle serait une vraie tueuse à une table de poker.

— Dʼaccord, cʼest bon. Cʼest toute la journée qui a été excessive.

Puisque je ne te considère pas comme une allumeuse, il est plutôt clair quʼon va finir au lit ensemble.

Elle laissa échapper un ricanement narquois.

— Je ne miserais pas trop là-dessus.

— Jʼaime le risque. Ce que je veux dire, cʼest que nous voulons tous les deux que les règles soient clairement établies à lʼavance.

Là où jʼai exagéré, cʼest en donnant lʼimpression que tu cherchais davantage.

— Là seulement ?

— Tu pourrais me laisser une petite chance, Cybil.

— En fait, cʼest déjà fait, répondit-elle, songeant au Traitement avec un sourire. Tu ne le sais pas, voilà tout. Laisse- moi te poser une question. Te trouves-tu vraiment irrésistible et séduisant au point que je tomberais éperdument amoureuse de toi et rêverais de te garder dans un joli petit enclos ?

— Nʼimporte quoi. Tu veux que je te parle franchement ?

— Je tʼen prie, vas-y.

— Toutes ces histoires de fusion et de binômes comme tu dis, commença-t-il en désignant dʼun geste le tableau, ont fini par me mettre mal à lʼaise. Sans compter le fait que plus ça va, plus jʼéprouve du désir pour toi – un désir mutuel, je le sais pertinem-ment. Alors jʼai eu une réaction excessive.

Voilà ce qui se rapprochait le plus des excuses dont il était capable, décida Cybil, à moins quʼelle ne le frappe à coup de bâton.

Tout compte fait, ce nʼétait pas si mal.

— Dʼaccord, cʼest bon. Je vais te laisser une toute petite chance supplémentaire. À mon avis, nous sommes tous les deux assez grands et intelligents pour résister à nos désirs si nous craignons de rendre lʼautre désespérément fou amoureux. Ça marche pour toi ?

— Ça marche.

— Dans ce cas, soit tu peux filer et faire ce qui te chante, soit rester ici mettre la main à la pâte.

— Ce qui consisterait en... ?

— Jeter un regard neuf sur nos tableaux, cartes et autres listes.

Peut-être remarqueras-tu un détail qui nous aura échappé. Je dois finir ça et après, il faudra lʼanalyser, expli- qua-t-elle. Et puis, si tu as le temps, ce serait une bonne idée dʼessayer une autre fusion – psychique, bien sûr – avec au moins une autre personne. Si ce chien était arrivé plus tôt hier...

— Oui, jʼy ai pensé aussi.

— Je trouve donc plus raisonnable, au moins tant que nous ne maîtrisons pas mieux la technique, de ne pas réitérer lʼexpérience seuls ou à lʼextérieur.

Argument imparable.

— Parle-moi des cartes.

— Dʼaccord. Commençons par les miennes. Jʼen ai fait la liste dans lʼordre où elles ont été tirées selon les différents groupes.

Toi et moi ici, puis avec Q et Layla, et pour finir le groupe entier. Il y a vingt-deux arcanes majeurs dans un jeu de tarots. Toi et moi avons choisi cinq cartes chacun, toutes des arcanes majeurs.

Dans le tirage du groupe, les trois premières cartes que jʼai tirées étaient des arcanes majeurs. Pour les trois dernières – comme je venais en sixième, les vingt-deux majeurs étaient déjà choisis –

jʼai tiré la reine dʼÉpée, le dix de Bâton et le quatre de Coupe.

Maintenant, quand on observe mes trois tirages, on constate que dans le premier et le dernier, il y a à la fois la Mort et le Diable.

Autres répétitions : dans les premier et deuxième tirages le Pendu, dans les trois la Roue de Fortune, dans le deuxième et le troisième la Force.

— Nous avons tous plusieurs fois tiré les mêmes cartes.

— Exact, ces répétitions ajoutent donc du poids à nos colonnes individuelles. Détail révélateur, chaque femme a tiré une reine, chaque homme un roi. La mienne, la reine dʼÉpée, représente une femme brune aux yeux noirs. Sur ses gardes, elle sait parve-nir à ses fins. Le dix de Bâton symbolise une charge, une détermination à réussir. Le quatre de Coupe représente lʼaide d une source positive, de nouvelles possibilités et/ou relations.

Cybil recula dʼun pas et observa le tableau, le front plissé.

— Selon moi, les arcanes mineurs représentent non seulement ce que nous sommes, mais la mission qui nous incombe en tant quʼindividus pour aider le groupe. Les cartes répétées symbolisent, quant à elles, ce qui a été déterminé dʼavance – de nouveau individuellement –, ce qui va advenir et le résultat final.

— Et mon roi ?

— À nouveau lʼÉpée. Il représente un homme dʼaction doté dʼun esprit analytique. Bien quʼil conviendrait davantage à Fox, puisquʼil sʼapplique souvent à un membre dʼune profession juridique, il signifie que cet homme est juste et bon connaisseur de la nature humaine. Ensuite, tu as le six de Bâton, triomphe à lʼissue dʼun combat. Et pour finir, le neuf de Coupe : un bon vivant qui a connu la réussite matérielle.

Cybil laissa échapper un soupir.

— Bon... comme Q et moi sommes les plus familiarisées avec les tarots, nous allons nous charger dʼanalyser et interpréter les tirages. Tiens, quand on parle du loup... ajouta-t-elle en voyant Quinn franchir le seuil. Alors, as- tu trouvé le truc que tu cherchais ?

sʼenquit-elle d un ton doucereux.

— Pardon ? Ah oui, le truc. Euh... non, ils étaient en rupture de stock. Alors, qui fait quoi ?

— Toi et moi, on sʼoccupe des cartes. Gage va mettre son esprit analytique et son bon sens au service de nos travaux.

— Cool. N est-ce pas mignon que Caleb et moi ayons choisi le roi et la reine de Bâton ? Tous deux préfèrent la vie à la campagne et symbolisent la loyauté et les liens familiaux.

— Pratique.

Gage soupira en regardant le plan. Combien dʼheures avaient-elles donc passées à ça – leurs punaises de couleurs et leurs listes informatiques ? Il comprenait et estimait la nécessité des recherches, mais franchement, il ne voyait pas de quelle aide seraient leurs cartes bristol contre les forces du mal.

Au fur et à mesure quʼil étudiait les rues de Hollow, il visualisait les maisons, les édifices publics, les lieux marquants de la ville. Il avait écumé ces rues – à vélo, puis en voiture. Là se trouvait la maison où le chien sʼétait noyé dans la piscine au début des deuxièmes Sept. Mais lʼété précédent, Fox, Caleb et lui y avaient pris un bain de minuit en cachette alors quʼil faisait si chaud.

La banque était là, à lʼangle de Main Street et Antietam Avenue. Il y avait ouvert un compte à treize ans pour mettre son fric à lʼabri de son père. Et ce connard de Derrick Napper avait tabassé Fox devant un soir, juste pour le plaisir, alors que Fox avait pris ce raccourci pour rentrer au bowling après son entraînement de base-bail. La maison des Foster était juste plus loin, dans Parkside. Cʼétait là, dans la salle de séjour du sous-sol, quʼil avait perdu sa virginité et pris celle de la jolie Jenny Foster, lorsque ses parents étaient sortis fêter leur anniversaire de mariage. Une nuit mémorable.

Moins de dix-huit mois plus tard, bien après que leurs chemins se furent séparés, à Jenny et lui, sa mère avait mis le feu au lit alors que son père dormait. Parmi les nombreux incendies durant ces Sept, M. Foster avait eu de la chance : il s était réveillé, avait éteint le feu, puis réussi à maîtriser sa femme avant quʼelle nʼim-mole les enfants.

Il y avait aussi ce bar où Caleb, Fox et lui avaient pris une cuite ridicule à son retour pour célébrer leurs vingt et un ans. Il revoyait encore, quelques années plus tôt, Lisa Hodges sortir en titubant du même bar et tirer sur tout ce qui bougeait – ou ne bougeait pas, dʼailleurs. Elle lui avait logé une balle dans le bras puis, tout aussi naturellement, lui avait proposé une fellation.

Drôle de soirée.

Il eut beau examiner le plan, il ne parvint pas à identifier une zone particulière de Hollow davantage soumise quʼune autre à des épisodes de violence ou dʼactivité paranormale. Main Street, bien sûr, mais cʼétait logique vu quʼil sʼagissait de lʼartère principale de la ville avec la grand-place au centre.

Gage tenta de visualiser celle-ci comme le cœur dʼun système, le moyeu dʼune roue géante, mais aucun schéma particulier nʼémergea. Perte de temps totale, jugea-t-il. Ils pourraient jouer des semaines à ce petit jeu sans jamais rien trouver. La seule conclusion quʼon pouvait en tirer, cʼétait quʼà un moment ou un autre, presque chaque endroit de la ville avait été touché.

Le parc, le terrain de sport, lʼécole, lʼancienne bibliothèque, le bowling, des bars, des boutiques, des domiciles privés. Consigner tous les incidents nʼempêcherait pas ces endroits dʼêtre frappés à nouveau quand...

Soudain il recula, fouillant sa mémoire. Ce nʼétait peut- être rien, mais bon sang, ces stupides punaises étaient bel et bien là. Il prit la boîte et entreprit dʼajouter des bleues sur la carte.

— Que fais-tu ? protesta Cybil. Pourquoi...

La coupant dʼun index levé, il continua de réfléchir et dʼajouter des punaises. Il y en avait forcément dʼautres, se dit-il. Comment se rappeler tous les incidents qui collaient avec sa théorie tirée par les cheveux ? Et il nʼétait pas impliqué dans chacun dʼeux.

Caleb, Fox et lui avaient beau être proches, ils nʼen étaient pas pour autant inséparables.

— Ces endroits étaient déjà marqués, fit remarquer Cybil lorsquʼil sʼarrêta.

— Oui, justement. Ces endroits précis ont été frappés plus dʼune fois, certains à chaque Sept. Et certains déjà cette fois-ci.

— Les incidents multiples sont logiques, vu la superficie limitée d une ville comme Hawkins Hollow, intervint Quinn qui sʼavança pour étudier la carte. À part dans Main Street, ils sont plutôt dispersés, mais cʼest logique aussi : il y a davantage dʼactivité, dʼhabitants au mètre carré.

— Oui, oui. Intéressant, non ? murmura-t-il.

— Peut-être, si on savait à quoi correspondent les punaises bleues, répondit Cybil.

— Des souvenirs personnels. Le bowling, par exemple. Tous les trois, on y a passé beaucoup de temps quand on était gamins.

Jʼhabitais au-dessus et jʼy travaillais – comme Caleb et Fox –

pour gagner de lʼargent de poche. Le premier incident violent, tout au moins à notre connaissance, a eu lieu au bowling la nuit de notre dixième anniversaire. Une agression au minimum sʼy est produite à chaque Sept. Cette année déjà, il y a eu le bazar de la Saint-Valentin et Twisse mʼa replongé dans le passé à lʼappartement – illusion ou pas, ça faisait hyper-réaliste. Jʼai connu lʼhorreur des tas de fois là-haut.

— La violence attire la violence, dit Cybil. Il revient dans des lieux où tu as vécu une expérience violente. Toi ou lʼun de vous trois.

— Pas seulement. Regarde, reprit-il avec animation, tapotant la carte de lʼindex. Jʼai couché avec une fille pour la première fois dans cette maison. Jʼavais quinze ans.

— Précoce, commenta Quinn.

— Lʼoccasion sʼest présentée, voilà tout. Aux Sept suivants, la mère a essayé de mettre le feu à la maison, avec tous les occu-pants à lʼintérieur. Heureusement, elle nʼa pas réussi. Ensuite, ma première conquête a quitté la ville après son mariage avec son petit copain de la fac, et le reste de la famille a emménagé dans une maison plus grande assez loin de la ville. Mais en juillet 2001, le nouveau propriétaire sʼest mis à casser tous les miroirs. Selon sa femme, quʼil avait agressée, il hurlait quʼil y voyait des démons.

Quant à lʼécole – et Dieu sait quʼon y a passé quelques années entre la maternelle et le collège – on y a connu notre lot de bagarres et de longs baisers mouillés avant le lycée.

— Violence ou énergie sexuelle. La vôtre, précisa Cybil. Oui, cʼest intéressant.

— Il doit y en avoir dʼautres. Il est aussi notable que jusquʼau mois dernier, il ne sʼétait jamais rien produit à la ferme des parents de Fox. Ce nʼétait quʼune illusion, mais nʼempêche. Même sʼil nʼest jamais rien arrivé non plus chez les parents de Caleb, on devrait peut-être se méfier.

— Je vais lʼappeler tout de suite, dit Quinn qui sortit en hâte.

— Eh bien, roi dʼÉpée, grâce à ta capacité dʼanalyse et dʼobservation, tu es peut-être sur une piste, déclara Cybil qui pointa lʼindex sur le plan. Voici notre maison. Aucun incident ici avant notre emménagement.

— Il y en a peut-être eu un que nous ignorons.

— Peut-être, mais pas majeur, sinon vous seriez au courant. Or, notre arrivée semble avoir déclenché une réaction. Dirigée contre nous, très probablement alimentée en partie par notre propre énergie. Le premier incident à votre connaissance a eu lieu au bowling en votre présence à tous les trois. Cette année, il a été la scène de la première grande illusion sous les yeux de quatre dʼentre nous.

— Que cherches-tu exactement ?

— Une logique dans le schéma. Durant les deuxièmes Sept, un des événements majeurs concernait une femme sortant dʼun bar avec une arme à feu. Tu as été touché.

— Oui, puis elle mʼa méchamment dragué.

— Vous étiez là tous les trois et, bien sûr, lʼalcool rendait cette femme plus fragile. Mais comme vous nʼaviez que dix-sept ans à lʼépoque, je doute quʼaucun de vous trois avait déjà passé beaucoup de temps dans ce bar ou...

— Mon vieux y traînait à longueur de journée, la coupa Gage.

Une fois, je devais avoir dans les sept ans, je suis allé le chercher là-bas et il mʼa jeté dehors. Cʼétait la première fois quʼil levait la main sur moi. Cʼest ça que tu cherches ?

— Oui.

Comme elle nʼoffrait ni compassion ni geste de réconfort, il sentit son estomac se dénouer.

— Aux derniers Sept, nous avons retenté le rituel. À minuit, nous étions donc à la Pierre Païenne. Jʼignore où a eu lieu le premier incident, mais cette année-là était la pire de toutes.

— Dʼaccord, récapitulons. Vous saviez ce qui allait arriver et vous étiez prêts. Comme aujourdʼhui, des événements étranges sont survenus avant les douze coups de minuit du 7 juillet. Te rappelles-tu ce qui sʼest produit dʼabord ?

— Les rêves, toujours. Cette année-là, je suis revenu au début du printemps. On créchait tous les trois dans un appartement que Caleb avait dans Main Street à lʼépoque. Le jour de mon arrivée en voiture, jʼai vu le gamin de malheur perché sur le panneau

Bienvenue à Hawkins Hollow. Jʼavais oublié. Et la première nuit, ou plutôt au petit matin, il y a eu lʼattaque des corbeaux.

— Où ?

— Dans Main Street, cʼest lʼendroit quʼils préfèrent apparemment.

Mais surtout sur lʼimmeuble où on se trouvait. Et il y a eu des tas de bagarres au lycée. Elles ont été mises sur le compte de la fatigue et du stress de fin dʼannée, mais ça a cogné sec.

— Cʼest un travail de fourmi, mais je crois quʼon peut y arriver, dit Cybil qui pivota de nouveau vers son ordinateur et pianota sur le clavier avec animation. Des tas de données à comparer, à croiser...

Elle jeta un bref coup dʼœil à Quinn quand elle entra.

— Il arrive ?

— Dès quʼil sera passé voir ses parents.

— Dis aussi à Fox et Layla de venir.

— Elle tient quelque chose ? demanda Quinn à Gage.

— Apparemment.

— La défense fait tout autant partie dʼune guerre que lʼattaque, déclara Cybil.

— Tout autant, approuva Gage.

— Nous allons identifier les sites les plus à risque et prendre les mesures défensives qui sʼimposent.

— À savoir ?

— Évacuation, fortification, répondit-elle, balayant la question d un revers de main telle une mouche agaçante. Une chose à la fois.

Gage ne misait pas lourd sur son idée d évacuation et de fortification, mais il suivit Cybil dans son raisonnement. Il se cala dans un coin lorsque les autres arrivèrent. Tous les six se tassèrent dans le petit bureau.

— Nous sommes des catalyseurs, commença Cybil. Les trois hommes ici présents ont libéré lʼentité que nous appelons Twisse, sa dernière identité connue, en accomplissant un pacte de sang.

Quinn a assisté à sa première apparition, du moins la plus ré-

cente à notre connaissance, en février le jour de son arrivée. Layla et Quinn lʼont vu ensemble pour la première fois à lʼhôtel où elles résidaient. Depuis, lʼescalade a gagné en puissance et en vitesse. Au bowling, le soir du bal de la Saint-Valentin, en présence de quatre dʼentre nous. Lʼagression de Balourd chez Caleb quand nous étions là-bas tous les six. Nous avons répertorié les différentes apparitions, en solo ou à plusieurs. De nouveau le bowling, la place, le bureau et le domicile de Fox, cette maison. Lorsquʼon les compare aux Sept précédents, il y a un schéma géographi-que.

— Le bowling est un site majeur, dit Quinn, examinant la carte mise à jour. Et pour des raisons évidentes, également le lycée, le bar, lʼancienne maison des Foster, la zone autour de la grand-place. Mais il est notable quʼavant cette année, ni la maison de Fox ni celle-ci nʼont connu dʼincidents. Nous tenons quelque chose.

— Pourquoi nʼavons-nous rien remarqué avant ? marmonna Caleb.

— On nʼa jamais travaillé avec des cartes et des graphiques, ré-

pliqua Fox. On a écrit des trucs, cʼest sûr, mais jamais avec mé-

thode ou avec une logique visuelle.

— Et puis, Caleb et toi vivez ici. Pas Gage, précisa Cybil. Quand il regarde le plan, il lʼappréhende différemment de vous qui voyez les rues et les bâtiments chaque jour.

— Comment comptes-tu tʼy prendre ? demanda Layla.

— On va ajouter le plus de données possible grâce aux souvenirs de ces messieurs, expliqua Cybil. On va analyser les schémas qui sʼen dégagent et...

— Calculer les probabilités et faire des projections pour les prochains incidents, termina Gage. Première année, le bowling.

Deuxième, le bar. Troisième, on ne sait pas parce quʼon était à la Pierre Païenne.

— Peut-être que si, intervint Caleb qui, les sourcils froncés, planta lʼindex sur le plan. Mon père savait que nous allions à la clairière, alors il est resté en ville au cas où... Je nʼétais pas au courant. Il ne me lʼa dit que bien après. Il a monté la garde au poste de police. Deux automobilistes sur le parking de la banque ont cabossé chacun la voiture de lʼautre – et se sont accessoirement démoli le portrait – à coup de démonte-pneu.

— Quelque chose de significatif est-il arrivé à lʼun dʼentre vous là-

bas ?

— Oui, répondit Fox, les pouces coincés dans les poches avant de son jean. Napper mʼa agressé une fois et presque laissé sur le carreau, avant que je reprenne du poil de la bête et lui rende la monnaie de sa pièce.

— Exactement le genre dʼincident qui mʼintéresse, approuva Cybil. Où as-tu perdu ta virginité, Caleb ?

— Euh... mon Dieu...

— Ne sois donc pas timide, le taquina Quinn qui lui cogna lʼépaule en pouffant de rire.

— Eh bien... sur la banquette arrière de ma voiture, comme tout élève de terminale qui se respecte.

— Lui nʼétait pas précoce, plaisanta Gage.

— Je me suis rattrapé depuis.

— Cʼest ce que jʼai cru comprendre, dit Cybil, ce qui fit de nouveau rire Quinn. Où étais-tu garé ?

— En haut de Rock Mount Lane. Il nʼy avait pas beaucoup de maisons dans le coin à lʼépoque. La construction du lotissement venait juste de commencer...

La tête inclinée, il planta lʼindex sur le plan.

— A peu près ici. Et durant les derniers Sept, deux de ces maisons ont brûlé.

— Fox ?

— Au bord de la rivière, bien en dehors des limites de la ville. Il y a quelques maisons par là-bas aujourdʼhui, mais elles ne font pas partie de Hollow. Je ne sais pas si ça compte.

— Je le répertorie quand même. Ce quʼil faut quʼon fasse, tous, cʼest fouiller dans nos souvenirs et noter le moindre détail potentiellement significatif. Un événement violent, un traumatisme, une expérience sexuelle. Ensuite, on fera des recoupements. Layla, tu es la pro des recoupements.

— Dʼaccord. Ma boutique – ou plutôt ce qui le deviendra – a été durement touché à chaque fois lors des Sept, et déjà cette fois.

Quelque chose sʼest-il produit là-bas ?

— Avant, cʼétait un bric-à-brac.

Le ton de Gage et le silence des deux autres trahissaient non seulement quelque chose dʼimportant, se dit Cybil, mais de monumental.

— Un genre de brocante bas de gamme. Ma mère y travaillait parfois à mi-temps. On était tous là – nos mères sʼétaient donné rendez-vous pour déjeuner en ville ou faire du shopping, je ne sais plus trop. Enfin bref, tout le monde était là quand... elle a eu un malaise. Une hémorragie. Elle était enceinte, je ne me souviens plus de combien...

— Les secours ont été prévenus et une ambulance est arrivée, continua Caleb pour épargner cette épreuve à Gage. La mère de Fox lʼa accompagnée et la mienne nous a ramenés tous les trois à la maison. Ils nʼont pas réussi à la sauver, ni le bébé.

— La dernière fois que je lʼai vue, elle était allongée par terre dans cette boutique, en sang. Si ça, ce nʼest pas potentiellement significatif... Bordel, il me faut un autre café.

En bas, il ignora la cafetière et sortit droit sur la terrasse. Quelques instants plus tard, Cybil le rejoignit. Sʼap- prochant de lui, elle posa une main sur son bras.

— Je suis navrée, Gage. Je sais ce que cʼest de perdre un parent quʼon aimait et qui vous aimait en retour. Je sais à quel point ça marque une vie et le temps ne fait rien à lʼaffaire. Des années après, le cœur dʼun enfant saigne toujours.

— » Ne tʼinquiète pas, mon chéri, nʼaie pas peur, tout va bien se passer... » Ce sont ses dernières paroles. Ce nʼétait pas vrai, mais jʼespère quʼelle le croyait.

Plus calme, il se tourna vers elle.

— Si tu as raison, et je le pense, je vais trouver le moyen d anéantir cette créature. Je vais lui faire payer de sʼêtre repu de la douleur et de la peur de ma mère. Jʼen fais le serment ici même.

Les yeux au fond des siens, Cybil lui tendit la main.

— Je vais le jurer avec toi.

— Tu ne la connaissais même pas. À peine si moi je... Elle prit son visage entre ses paumes et captura ses lèvres en un baiser rapide et farouche plus réconfortant que nʼimporte quel discours.

— Je le jure.

Elle s écarta de lui, les mains toujours sur son visage. Une unique larme roula le long de sa joue. Bouleversé, Gage posa son front contre le sien et accepta avec gratitude cette silencieuse consola-tion.

9

À lʼendroit où seraient installées les cabines dʼessayage, Cybil étudia les échantillons de couleur sur le mur du fond. De la peinture fraîche, songea-t-elle, pour couvrir les anciennes blessures et cicatrices. Fidèle à elle-même, Layla avait réalisé un plan des lieux – à lʼéchelle, sʼil vous plaît – avec les changements et nouveaux aménagements prévus. Il était très facile de visualiser ce que deviendrait la boutique.

Et Cybil visualisait aussi sans peine le drame qui sʼy était déroulé.

Le petit garçon effrayé et perdu devant sa mère étendue par terre, en sang. À cet instant, la vie de Gage avait basculé. Il avait recollé les morceaux, mais il lui resterait toujours cette cassure à lʼintérieur.

Comme celle quʼavait laissée en elle le suicide de son père.

Autre cassure dans la vie de Gage : la première fois où son père avait levé la main sur lui.

Un lourd fardeau pour un jeune garçon. Il faudrait beaucoup de force et de détermination à lʼhomme quʼil était devenu non seulement pour accepter ces failles, mais aussi bâtir sa vie dessus.

Comme la conversation sʼétait tue derrière elle, Cybil se retourna.

Layla et Quinn lʼobservaient.

— Cʼest parfait, Layla.

— Tu penses à ce qui est arrivé ici. À la mère de Gage. Moi aussi.

Un voile de tristesse passa dans les yeux de Layla tandis quʼelle embrassait la boutique du regard.

— J y ai beaucoup réfléchi la nuit dernière, reprit-elle. Il y a un autre magasin à louer quelques rues plus loin. Il vaudrait peut-être mieux que je mʼintéresse à...

— Non, non. Cet endroit est pour toi, objecta Cybil qui effleura le plan du bout des doigts.

— Quand je pense que je nʼarrêtais pas de bavasser sur les projets ici et quʼil nʼa jamais rien dit. Fox non plus, dʼailleurs. Ni Caleb. Jʼai posé la question à Fox et il mʼa répondu que si le destin en avait décidé ainsi, il importait de le respecter. Enfin, vous con-naissez Fox.

— Et il a raison, acquiesça Cybil. Aucun de nous ne peut rien à ce qui est arrivé à la mère de Gage, ou à toutes les horreurs qui se sont produites depuis. Mais tu peux faire revivre cet endroit et, à mon avis, cʼest un sacré pied de nez à Twisse. Quant à Gage, il a dit que sa mère aimait venir ici. Je crois quʼil appréciera que tu tʼinstalles dans un lieu qui lui plaisait.

— Entièrement dʼaccord, approuva Quinn, et pas uniquement parce que cette boutique va être géniale. Tu vas y insuffler beaucoup dʼénergie positive. Cʼest un symbole puissant. Mieux que ça, cʼest de la pure physique élémentaire.

— Cʼest vrai, la nature a horreur du vide, reprit Cybil avec un hochement de tête. Alors ne lui en laisse pas. Remplis-le, Layla.

Celle-ci soupira.

— Comme je suis presque officiellement au chômage, une fois de plus, je vais avoir beaucoup de temps pour ça. Mais pour lʼinstant, je dois aller au cabinet. Cʼest la première journée complète de ma remplaçante.

— Comment sʼen sort-elle ? questionna Quinn.

— À mon avis, elle sera parfaite. Intelligente, efficace, organisée, séduisante – et heureuse avec son mari et deux ados. Elle me plaît. Fox, lui, en a un peu peur. Bref, parfaite.

Elles sortirent de la boutique. Sur le seuil, Layla se tourna vers Cybil.

— Si tu vois Gage aujourdʼhui, pourrais-tu lui poser la question ?

Physique élémentaire et pied de nez mis à part, si cʼest trop dur pour lui dʼavoir cet endroit dans sa vie – ce qui sera forcément le cas à cause de Fox – je regarderai de plus près lʼautre location.

— Si je le vois, jʼy penserai.

Layla ferma à clé et partit dans la direction opposée. Quinn glissa son bras sous celui de Cybil.

— Vas-y donc.

— Où ça ?

— Voir Gage. Tu travailleras mieux si tu ne te demandes plus comment il va.

— Cʼest un grand garçon, il peut...

— Cyb, tu tiens à lui. Même si tu le considérais juste comme un membre de lʼéquipe, tu tiendrais aussi à lui. Mais il y a davantage, avoue. Entre toi et moi, insista- t-elle comme son amie gardait le silence.

— Tu as raison. Je ne sais pas comment ça pourrait se définir, mais il y a davantage.

— Dʼaccord, un davantage nébuleux. Tu penses au petit garçon qui a perdu sa maman et dont le père a préféré la bouteille à son fils. Du gamin qui a pris plus de coups quʼil nʼaurait dû. Il y a de la compassion et du respect dans ce davantage.

— Exact.

— Il est intelligent, loyal, un peu dur à cuire et juste assez ru-gueux sur les bords pour susciter le mystère. Et, bien sûr, il est extrêmement craquant.

— Je repasserai te chercher.

— Cʼest ça, va lui parler et tranquillise Layla. Comme ça, tu pourras te concentrer sur ce qui nous attend. Ce qui ne va pas être de la tarte.

— Voilà pourquoi je devrais lui parler plus tard. Nous avons à peine effleuré la surface de notre théorie des points chauds. Je dois aussi analyser les tirages des tarots sous ce nouvel angle. Et surtout, pas question de te laisser seule dans cette maison.

— Dʼoù lʼintérêt des ordinateurs portables. Je vais apporter le mien au bowling, répondit Quinn avec un geste en direction de la grand-place. Je mʼinstallerai dans le bureau de Caleb ou dans les parages, et tu passeras me chercher quand tu auras fini ta conversation avec Gage.

— Ce n est peut-être pas une si mauvaise idée.

— Ma vieille, tu devrais savoir que c est ma spécialité, plaisanta Quinn.

Assis dans la cuisine de Caleb, un café à portée de main, Gage fouillait ses souvenirs et les listait dans son ordinateur. Il en était arrivé, des horreurs. Certaines atroces. Mais en les répertoriant, il commençait à constater quʼil y avait une poignée dʼendroits où elles sʼétaient répétées.

Pourtant, ça ne tenait pas debout. Il avait connu le pire dans ce maudit appartement au-dessus du bowling. Dʼaccord, des incidents sʼy étaient produits durant chaque cycle, mais pas un seul grave à sa connaissance. Ni mort, ni incendie, ni pillage.

Et ça, cʼétait bizarre en soi, non ? Une institution de la ville, le domicile de son enfance, lʼentreprise familiale de Caleb, lʼendroit favori de Fox. Pourtant, lorsque le chaos faisait rage, ce bon vieux Bowling & Fun Center restait pour ainsi dire en dehors de la mêlée.

Voilà qui méritait un grand pourquoi ? dans son fichier.

Il y avait aussi lʼancienne bibliothèque. Ils y avaient passé du temps, tous les trois. Lʼarrière-grand-mère de Caleb en avait longtemps été la directrice. Ann Hawkins y avait vécu de longues an-nées jusquʼà sa mort. Et Fox y avait connu une tragédie durant les Sept précédents, quand sa fiancée avait fait le grand plongeon du toit.

Mais cʼétait lʼunique drame dont il se souvenait. Ni incendie ni pillage non plus ici, se dit-il, sirotant son café. Pourtant, avec tous ces bouquins comme combustible...

Le collège et le lycée touchés à chaque fois, et lʼécole primaire pour ainsi dire jamais. Intéressant.

Soucieux dʼapprofondir cette nouvelle hypothèse qui germait en lui, il se pencha sur le plan de la ville quʼil avait sommairement dessiné.

On frappa à la porte dʼentrée.

La légère irritation provoquée par le dérangement se transforma lorsquʼil se retrouva nez à nez avec Cybil.

— Pourquoi tu nʼentres pas direct ? Personne ne frappe ici.

— À cause de ma bonne éducation, répondit-elle, refermant la porte.

La tête inclinée, elle le détailla posément.

— Dure nuit ?

— J aurais mis un costume et une cravate si j avais su que jʼaurais la compagnie dʼune fille de bonne famille.

— Un coup de rasoir ne te ferait pas de mal. Je suis chargée de discuter dʼun truc avec toi. On est obligés de rester plantés là ?

— Ça va prendre longtemps ?

— Dis donc, on se sent vraiment accueilli.

La lueur amusée dans le regard de Cybil toucha une corde sensible chez Gage.

— Ce nʼest pas chez moi, rétorqua-t-il du tac au tac. Je travaille dans la cuisine. On nʼa quʼà sʼy installer.

— Dʼaccord, merci pour lʼinvitation.

Elle le précéda avec cette démarche de reine quʼil trouvait si sexy.

— Ça te dérange si je me fais un thé ?

Il haussa les épaules.

— Tu sais où trouver ce quʼil te faut.

— En effet.

Elle prit la bouilloire sur la gazinière et alla la remplir à lʼévier.

La visite de Cybil ne lʼembêtait pas particulièrement. En fait, regarder une fille superbe préparer du thé nʼavait rien dʼune corvée.

Sauf que ce nʼétait pas nʼimporte quelle fille superbe.

Ils avaient partagé un truc intense la veille quand elle lʼavait embrassé. Pas sexuel, tout au moins pas fondamentalement. Une attirance physique, il maîtrisait. Non, ce qui se passait entre eux était beaucoup plus dangereux.

Elle regarda par-dessus son épaule.

— Quʼest-ce que tu fais ?

— Mes devoirs.

Elle sʼapprocha et gratifia sa carte dʼun hochement de tête appro-bateur.

— Beau travail.

— Jʼaurai vingt sur vingt ?

Cybil lui décocha un regard fugitif.

— Jʼapprécie la mauvaise humeur. Jʼy succombe souvent moi-même. Et si je laissais tomber le thé pour en venir tout de suite au fait ? Après, je te laisserai tranquille.

— Finis ton thé, pour ce que ça me dérange. Redonne- moi donc du café tant que tu y es. Cʼest quoi, le fait ?

Quelle fascination dʼobserver son visage, tandis quʼelle hésitait entre lʼenvoyer balader ou rester de marbre.

Elle sortit une tasse et une soucoupe – ignorant au passage, no-ta-t-il, son injonction de le resservir. Puis elle sʼadossa contre le plan de travail face à lui et attendit que lʼeau se mette à bouillir.

— Layla envisage un autre endroit pour sa boutique.

Gage attendit la suite, qui ne vint pas. Il leva les mains avec perplexité.

— Et ?

— Elle sʼinquiète de ce que tu pourrais ressentir.

— Mes sentiments au sujet des boutiques de filles sont pour ainsi dire inexistants. Pourquoi voudrait-elle...

Il se tut.

Avec un hochement de tête, Cybil éteignit le gaz sous la bouilloire crachotante.

— Je vois que ton cerveau marche même quand tu es de mauvaise humeur. Elle sʼinquiète de te faire souffrir en ouvrant sa boutique à cet endroit. Comme lʼindiquent les tarots quʼelle a tirés, la compassion et lʼempathie sont deux de ses qualités. Tu es le frère de Fox au sens le plus vrai du terme, alors tu comptes aussi pour elle. Elle est prête à revoir ses projets.

— Pas la peine. Elle nʼa pas besoin de... Ce nʼest pas...

Les mots ne voulaient tout bonnement pas sortir.

— Je le lui dirai.

— Non, je lui parlerai. Ce nʼest quʼun endroit où un malheur est arrivé. Sʼil fallait fermer tous les endroits où un malheur est arrivé dans Hollow, il nʼy aurait plus de ville. Moi, je mʼen fiche, mais il y a des gens dont je ne me fiche pas pour qui cʼest important.

Et lui, cʼest la loyauté, songea Cybil.

— Elle en fera un bijou. À mon avis, cʼest sa destinée. Je lʼai vue là-bas. Deux flashes distincts. Deux avenirs possibles. Dans le premier, la boutique est en cendres, la vitrine cassée, les murs carbonisés. Elle se tient debout au milieu des ruines, baignée dʼun flot de lumière qui vient du dehors, ce qui rend la scène encore plus sinistre, comme si elle illuminait ses rêves brisés.

Cybil se retourna et se versa une tasse de thé.

— Dans lʼautre, la lumière brillait de lʼintérieur à travers la vitrine rutilante, se reflétant sur le parquet ciré. La boutique était pleine dʼanimation et de couleurs. Jʼignore lequel de ces scénarios se réalisera, mais ce que je sais, cʼest quʼelle doit avoir les moyens de concrétiser le deuxième. Si tu lui donnes ta bénédiction, elle tentera sa chance.

— Dʼaccord.

— Bon, eh bien, maintenant que ma mission est accomplie, je vais te laisser tranquille.

— Finis ton maudit thé.

Elle prit sa tasse et sʼaccouda de lʼautre côté du bar où il était installé. Une lueur de compassion sʼalluma dans ses grands yeux noirs.

— Lʼaffection est un fardeau lourd à porter, nʼest-ce pas ? Caleb et Fox, les Hawkins et les Barry-OʼDell. Et maintenant Layla.

Sans oublier Quinn, bien sûr, qui est toujours prête à en rajouter une louche. Pas étonnant que tu sois dʼune humeur si morose.

— Cʼest toi qui le dis. Pour moi, cʼest comme dʼhabitude.

Elle fit le tour du bar et jeta un coup dʼœil à lʼécran de lʼordinateur par-dessus son épaule.

— Dis donc, mais cʼest vrai que tu fais tes devoirs.

Elle sentait les bois, songea Gage. Les bois à lʼautomne.

Rien de fragile et tendre comme au printemps. Riche et vivant, avec une pointe quasi imperceptible de fumée.

— Ça en fait, des endroits, commenta-t-elle. Je pense comprendre lʼidée de base de tes regroupements, mais explique-moi donc comment tu...

Il se jeta à lʼeau sans réfléchir. Une erreur en général, il le savait, mais là il nʼen avait pas lʼimpression. Il plaqua sa bouche sur la sienne et ses mains se refermèrent sur ses cheveux avant que lʼun ou lʼautre ait eu le temps de comprendre ce qui arrivait.

Son geste avait déséquilibré Cybil – dans tous les sens du terme, espérait-il – et elle se raccrocha à ses épaules.

Elle ne montra aucun mouvement de recul et céda à cet assaut non pas en signe d abandon, mais avec la gourmandise d une femme bien décidée à savourer lʼinstant.

— Aucune tentative de séduction, précisa-t-il, les lèvres à quelques centimètres des siennes. Je ne suis pas du genre à trahir un accord. Alors on peut continuer à tourner autour du pot comme ça, ou on peut monter.

— Tu as raison. Séduction zéro.

— Cʼest toi qui as fixé les conditions, lui rappela-t-il. Si tu veux les changer...

— Non, non. Un accord, cʼest sacré, assura Cybil qui, cette fois, prit lʼinitiative et lʼembrassa avec la même fièvre. Quoique jʼaime bien cette façon de tourner autour du pot, je...

On frappa à la porte, et sa phrase resta en suspens.

— Si jʼallais voir qui cʼest ? Tu as sans doute besoin dʼun moment pour... laisser retomber la vapeur.

Ça ne me fera pas de mal non plus, se dit-elle en sortant de la cuisine. Elle ne voyait aucune objection à sauter direct dans le grand bain. Après tout, elle était une nageuse expérimentée et raisonnable. Mais mieux valait peut-être respirer dʼabord un bon coup, histoire de sʼéclaircir les idées.

Elle ouvrit la porte. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître lʼhomme quʼelle avait entr'aperçu plusieurs fois au bowling. Gage tenait de sa mère, pensa-t-elle, ne voyant aucune ressemblance entre le père et le fils.

— Monsieur Turner, je suis Cybil Kinski.

Il demeura planté sur le paillasson, lʼair à la fois embarrassé et un peu effrayé. Ses cheveux grisonnants sʼétaient clairsemés avec lʼâge. Il avait la même taille que Gage, mais en plus maigre. Sans doute devait-il aux années de boisson les rides et la couperose qui marquaient son visage. Ses yeux dʼun bleu délavé avaient du mal à croiser son regard.

— Désolé. Je me disais que si Gage était là, je pourrais...

— Il est là. Entrez. Il est au fond dans la cuisine. Asseyez-vous le temps que...

— Pas la peine, la coupa Gage dʼune voix dʼune neutralité brutale, il ne reste pas.

— Accorde-moi juste une minute.

— Je suis occupé et tu nʼes pas le bienvenu ici.

— C est moi qui ai fait entrer M. Turner, intervint Cybil, chaque mot tombant telle une pierre dans un puits de silence. Je vous présente mes excuses à tous les deux et je vous laisse régler vos affaires entre vous.

Gage lui accorda à peine un regard tandis quʼelle retournait vers la cuisine.

— Il faut que tu partes, répéta-t-il à son père.

— Jʼai juste quelques trucs à te dire.

— Ce nʼest pas mon problème. Je ne veux pas les entendre.

Les mâchoires de Bill se crispèrent.

— Jʼai repoussé ce moment depuis ton retour en ville. Je ne peux plus attendre. Donne-moi cinq minutes, bon sang. Cinq minutes et je te foutrai la paix. Je sais que tu viens au bowling seulement quand je suis en repos. Écoute ce que jʼai à te dire et je me ferai tout petit quand tu voudras venir voir Caleb, tu as ma parole.

— Pour ce quʼelle vaut !

Bill sʼempourpra.

— Cʼest tout ce que jʼai. Cinq minutes et tu es débarrassé de moi.

— Je le suis déjà, répondit Gage avant de hausser les épaules.

Vas-y, prends-les, tes cinq minutes.

— Dʼaccord.

Bill sʼéclaircit la gorge.

— Je suis alcoolique. Je suis sobre depuis cinq ans, six mois et douze jours. Jʼai laissé la boisson prendre le pouvoir sur ma vie.

Je mʼen suis servi comme excuse pour te faire du mal. Jʼaurais dû mʼoccuper de toi, prendre soin de toi. Tu nʼavais personne dʼautre et, du coup, tu tʼes retrouvé tout seul.

Sa pomme dʼAdam jouait au yoyo.

— Je me suis acharné contre toi à coups de poing et de ceinturon. Jʼaurais continué si tu nʼavais pas fini par mʼen empêcher. Je tʼai fait des promesses que je nʼai jamais tenues. Jamais. Je nʼai pas été un bon père pour toi.

Sa voix trembla et il détourna le regard. Comme Gage sʼenfermait dans le silence, Bill respira plusieurs fois à fond, puis affronta de nouveau le regard de son fils.

— Je ne peux pas revenir en arrière et changer le passé. Je pourrais te dire que je regrette, ça n arrangerait rien. Je ne vais pas te promettre de ne plus jamais boire, mais je ne boirai pas aujourdʼhui. Demain, je ne boirai pas non plus. Cʼest ce que je me dis chaque jour. Et chaque jour, je reste sobre. Jʼai conscience de ce que je tʼai fait et jʼen ai honte. Ta mère a dû bien pleurer en me voyant de là-haut. Je lʼai trahie. Je tʼai laissé tomber. Je mʼen voudrai jusquʼau jour de ma mort.

Bill inspira encore une fois un grand coup.

— Voilà, cʼest ce que jʼavais à te dire. Heureusement, tu tʼen es sorti. Tu as fait quelque chose de ta vie par tes propres moyens.

Si cʼétait la dernière fois quʼils se retrouvaient face à face, Gage voulait la réponse à lʼunique question qui le hantait depuis toutes ces années.

— Pourquoi tʼen es-tu pris à moi comme ça ? Lʼalcool était une excuse, cʼest vrai. Alors pourquoi ?

— Je ne pouvais pas mʼen prendre à Dieu, répondit Bill, les yeux luisants, la gorge nouée par lʼémotion. Mais toi, tu étais là. Il fallait que je trouve un coupable, que je punisse quelquʼun. Je nʼavais rien de particulier, poursuivit-il, les yeux baissés sur ses mains. Je savais réparer des trucs et je ne rechignais pas à la tâche, mais je nʼavais rien de particulier. Pourtant, ta mère mʼa remarqué. Elle a fait de moi un homme meilleur. Elle mʼaimait. Je me couchais chaque soir et me réveillais chaque matin, émerveillé quʼelle soit là et quʼelle mʼaime. Elle... Jʼai encore un peu de temps, hein ?

— Ouais, dépêche.

— Il faut que tu saches. Elle était... On était si heureux quand elle est tombée enceinte de toi. Tu ne te rappelles sans doute pas comment cʼétait... avant. Mais on était heureux. Cathy... ta mère a eu des problèmes avec la grossesse. Tu es arrivé si vite. On nʼa même pas eu le temps dʼatteindre lʼhôpital. Tu es né dans lʼambulance.

Bill détourna de nouveau le regard. Un chagrin profond animait ses yeux délavés.

— Il y avait effectivement un problème. Le docteur nous a déconseillé dʼavoir dʼautres enfants. Pour moi, cʼétait pas grave. On t avait, toi. C était fou comme tu lui ressemblais. Tu ne tʼen souviens plus, je sais, mais je vous aimais tous les deux plus que tout au monde.

— Non, dit Gage, je ne me souviens pas.

— Au bout dʼun moment, elle a voulu un autre enfant. « Regarde notre Gage, Bill, regarde comme il est beau, elle disait. Il lui faut un petit frère ou une petite sœur. » Enfin bref, elle est retombée enceinte. Elle a fait très attention à elle, obéi à tout ce que le docteur disait et ne se plaignait jamais. Mais ça s est mal passé. Ils sont venus me chercher au travail et...

Il sortit un bandana de sa poche et essuya ses larmes.

— Je lʼai perdue. Et la petite fille quʼelle portait. Jim et Frannie, Joanna et Brian, ils mʼont aidé du mieux quʼils ont pu. Plus que nʼauraient fait la plupart des gens. Jʼai commencé à boire, juste un peu à droite et à gauche pour tenir le coup. Mais ça nʼa pas suffi et très vite, ça a été lʼengrenage.

Les yeux secs, il rangea son bandana.

— Petit à petit, je me suis persuadé que cʼétait de ma faute si elle était morte. Jʼaurais dû me faire opérer sans le lui dire, voilà tout.

Comme cʼétait trop dur à supporter, jʼai picolé encore plus. Jusquʼà ce que je commence à penser quʼelle serait vivante si on ne tʼavait pas eu. Ça ne lʼaurait pas détraquée à lʼintérieur et elle serait encore là. Tʼaccuser nʼétait pas autant douloureux, alors jʼai fini par me convaincre que cʼétait la vérité. Tout était de ta faute.

Jʼavais perdu mon boulot à cause de la bouteille, mais je me suis persuadé que cʼétait parce que je devais mʼoccuper tout seul de toi. Le moindre truc qui allait de travers, je te le mettais sur le dos.

Ça me donnait une raison de me plaindre, de boire encore plus et me voiler la face.

Bill laissa échapper un long soupir.

— Personne nʼest responsable, Gage. Ça sʼest mal passé et elle est morte. Et ce jour-là, jʼai cessé dʼêtre un homme. Jʼai cessé dʼêtre ton père. La loque que je suis devenu, ta mère ne lui aurait jamais accordé un regard. Voilà pourquoi. Voilà le long chemin jusquʼau pourquoi. Je ne te demande pas de me pardonner. Ou dʼoublier. Je te demande juste de croire que je comprends ce que jʼai fait et que je mʼen veux.

— Je crois que tu comprends ce que tu as fait et que tu t en veux.

Tes cinq minutes sont largement dépassées.

Avec un hochement du menton, Bill pivota vers la porte ouverte.

— Si tu veux venir voir Caleb ou boire une bière au grill, je te laisserai tranquille.

Quand son père referma la porte derrière lui, Gage resta planté un moment au milieu de la pièce. Quʼétait-il censé ressentir ? Ce discours était-il supposé faire une différence ? Tous les regrets du monde n effaceraient pas une seule minute de toutes ces années où il avait vécu dans la peur et la rage. Ils ne lui feraient pas oublier la honte et le chagrin.

Le vieux avait vidé son sac. Bon débarras, songea-t-il en rega-gnant la cuisine à grandes enjambées. La rupture était définitive.

Il aperçut Cybil par la fenêtre. Assise sur la terrasse, elle buvait son thé. Il ouvrit la porte à la volée.

— Qu est-ce qui ta pris de le laisser entrer ? Encore ta bonne éducation ?

— Jʼimagine. Jʼai déjà présenté mes excuses.

— Décidément, cʼest le jour des excuses.

La colère quʼil ne sʼétait pas autorisée envers son père – le vieux nʼen était pas digne – trouva une soupape de choix en la personne de Cybil.

— Tu es assise là à penser que je devrais pardonner et tirer un trait. Le pauvre vieux est sobre maintenant et essaie juste de se rabibocher avec son fils unique, quʼil a tabassé régulièrement pendant des années. Mais cʼétait à cause de lʼalcool, sa réponse au chagrin et à la culpabilité. Et puis dʼailleurs, lʼalcoolisme est une maladie, un genre de cancer. Aujourdʼhui il est en rémission, il tient le coup un jour après lʼautre, alors tout doit être pardonné.

Bordel ! Ton père tʼa parfois balancé son poing dans la figure avant de se faire sauter le caisson ?

Il entendit le souffle de Cybil se suspendre, mais cʼest dʼune voix ferme quʼelle répliqua :

— Non, jamais.

— Et des coups de ceinturon sur le dos jusquʼau sang ?

— Non plus.

— Alors tu es mal placée pour me donner des leçons de compassion.

— Tu aurais absolument raison si tu nʼoubliais un détail capital : tu me prêtes des pensées que je nʼai pas et me fais dire des choses que je nʼai nulle intention de dire. Et je nʼapprécie pas. Jʼimagine que cette conversation avec ton père vous a laissés tous les deux à cran, alors je vais te laisser un peu dʼair. En fait, je vais même tʼen laisser beaucoup. Comme ça, tu pourras piquer ta crise tranquille.

Elle se dirigea vers la porte dʼun pas furibond et fit volte-face sur le seuil.

— Et puis non ! Tu veux savoir ce que je pense ? As-tu envie de connaître ma véritable opinion au lieu de celle que tu projettes sur moi ?

— Vas-y, mais vite, lâcha-t-il avec un geste dédaigneux de la main.

— Je pense que tu nʼas aucune obligation de pardonner ou dʼoublier quoi que ce soit. Personne ne peut te demander de tirer un trait sur des années de mauvais traitements, sous prétexte que le responsable a opté pour la sobriété et quʼil regrette ses actes.

Jʼimagine que tu as écouté ses arguments, donc dʼaprès moi, tu as entièrement remboursé la dette que tu pouvais avoir pour ton existence. Il est peut-être à la mode dʼestimer quʼune personne qui a commis un acte terrible nʼen est pas responsable à cause de lʼalcool, la drogue, lʼADN ou je ne sais quoi. Mais il est responsable, et si tu décides de le haïr jusquʼà la fin de tes jours, je ne tʼen blâmerai pas. Alors ?

— Inattendu, commenta Gage après un silence.

— Jʼai la conviction que les forts ont lʼobligation de protéger les faibles. Voilà pourquoi ils sont forts. Un parent doit protéger son enfant. Voilà pourquoi il est parent. Quant à mon père...

— Je suis désolé.

La journée des excuses, songea-t-il à nouveau. Et celles- ci étaient les plus sincères de toute sa vie.

— Cybil, pardonne-moi de tʼavoir balancé cette vacherie.

— Il nʼa jamais levé la main sur moi. Mais sʼil se tenait devant moi à ta place et me demandait de lui pardonner de sʼêtre suicidé, je ne sais pas si je pourrais. Par cet acte égoïste, il a brisé ma vie, alors je pense quʼil faudrait davantage que des excuses. Qui ne serviraient à rien de toute façon puisquʼil nʼen resterait pas moins mort. Ton père est vivant et il a fait un pas vers le rachat. Tant mieux pour lui. Mais dʼaprès moi, on ne peut pas pardonner sans confiance et il nʼa pas gagné la tienne. Il ne la gagnera peut-être jamais et cʼest son problème, pas le tien. Fin de lʼhistoire.

Elle avait tout dit comme il fallait. Chaque parole prononcée était un réconfort.

— Je peux recommencer ? sʼenquit-il.

— Quoi donc ?

— Je voudrais te remercier dʼêtre sortie et de mʼavoir laissé mʼoccuper de ça.

— De rien.

— Et aussi dʼêtre restée.

— Pas de problème.

— Et pour finir, merci pour le coup de pied au cul.

Elle réprima un sourire.

— Tout le plaisir était pour moi.

— Jʼimagine.

Gage sʼavança vers elle et lui tendit la main.

— Monte avec moi.

Cybil contempla sa main, puis plongea les yeux au fond des siens.

— Dʼaccord.

10

— Tu me prends au dépourvu, dit Gage tandis quʼils traversaient la maison.

La tête inclinée sur le côté, Cybil le gratifia de ce long regard en coin dont elle avait le secret.

— Je déteste être prévisible.

— Jʼimaginais avoir droit à un « non, merci » poli, surtout après le méchant creux dans lʼambiance.

— Ce serait faire preuve de courte vue et aller à rencontre du but recherché. Jʼaime le sexe et je suis presque sûre quʼavec toi, ça va me plaire, répondit-elle avec un haussement dʼépaules insouciant et toujours son demi- sourire. Pourquoi me priver de quelque chose que jʼaime ?

— Je ne vois pas une seule raison.

— Moi non plus. Donc...

En haut de lʼescalier, elle le plaqua contre le mur et écrasa sa bouche sur la sienne. Le choc de lʼexcitation transperça Gage avec force.

Cybil lui mordilla la lèvre inférieure, puis murmura contre sa bouche, détachant chaque syllabe :

— Offrons-nous tous les deux quelque chose quʼon aime.

Elle sʼécarta de lui et désigna la porte dʼune chambre.

— Cʼest là que tu dors, nʼest-ce pas ?

Avec un dernier regard de braise par-dessus son épaule qui laissa Gage presque pantois, elle franchit le seuil dʼun pas tranquille.

Voilà qui promet dʼêtre intéressant, songea-t-il, décollant son dos du mur.

Lorsquʼil entra, Cybil était penchée sur le lit, occupée à tirer les draps en désordre.

— Je nʼavais pas prévu de mʼen resservir avant ce soir, dit-il.

Elle lui jeta un regard malicieux.

— Cʼest bien, non, les changements de plan ? En ce qui me concerne, je suis une maniaque des lits bien faits. Jʼaime que tout soit impeccablement lisse quand je me glisse le soir entre les draps. Le soir ou... nʼimporte quand.

Elle tapota les draps une dernière fois, puis se tourna vers lui.

— Moi, ça ne me dérange pas sʼils sont un peu froissés, fit remarquer Gage qui sʼapprocha dʼelle.

— Tant mieux, parce quʼils vont lʼêtre beaucoup lorsquʼon aura terminé et je ne ferai pas le lit à ta place.

Cybil noua langoureusement les bras autour de son cou et joignit ses lèvres aux siennes en un long baiser brûlant.

Dʼun geste habile, sans précipitation, Gage remonta les mains le long de ses flancs sous son chemisier, effleurant au passage la pointe des seins avec ses pouces. Le chemisier suivit le mouvement jusquʼà ses bras quʼil releva au-dessus de sa tête.

— Joli coup, commenta-t-elle tandis que le vêtement tombait mol-lement sur le tapis.

— Jʼen ai dʼautres en réserve.

— Moi aussi.

Avec un sourire enjôleur, elle fit sauter le bouton de son jean et descendit la braguette de quelques centimètres. Du bout des ongles, elle lui laboura légèrement le ventre, remontant jusquʼau torse.

— Beaux abdos pour un joueur de poker, le complimenta-t-elle en lui enlevant son tee-shirt.

Une bombe, songea Gage.

— Merci.

Il captura de nouveau sa bouche et leurs langues entamèrent une danse sensuelle, alors quʼil défaisait la fermeture de son pantalon. Puis, sans préambule, il la souleva du sol dans une démonstration de force aussi inattendue que désinvolte qui coupa le souffle à Cybil, tandis que son pantalon glissait le long de ses jambes.

Je te tiens, jubila Gage qui la laissa redescendre doucement entre ses bras jusquʼà ce que leurs lèvres se frôlent, avant de la lâ-

cher sur le lit.

Elle sʼétendit sur le dos, sa longue chevelure bouclée en désordre sur les oreillers. Il put contempler tout à loisir sa peau mate sati-née, mise en valeur par des sous-vêtements en dentelle noire sexy en diable.

— On ne peut pas être aussi musclé en battant des cartes.

— Tu serais surprise, répondit Gage qui sʼallongea sur elle, une main calée de chaque côté de sa tête. Rapide ou lent ?

— Pourquoi pas un peu des deux ?

Cybil lʼempoigna par les cheveux et lʼattira à lui, unissant sa bouche à la sienne avec fougue. Ses mains sʼincurvèrent sur ses épaules, puis le long de son dos, avant de sʼaventurer sous le jean ouvert quʼelle fit glisser sur une chute de reins ferme. Ses longues jambes fuselées sʼenroulèrent autour de sa taille et elle cambra les hanches avec une impétuosité qui mit à rude épreuve le self-control de Gage.

Une bombe, songea-t-il encore, dévorant son cou avec gourmandise. La tête rejetée en arrière, elle savourait chaque baiser qui faisait vibrer sa peau, avivant lʼattente à la limite du supportable.

Elle le débarrassa de son jean, puis le fit rouler sur le dos et le chevaucha. Après avoir dégrafé son soutien- gorge, il la caressa avec une lenteur qui la mit au supplice. Les seins, le ventre... Il fit descendre son slip le long dʼune cuisse, puis lʼautre. Et continua sa savante exploration avec la bouche cette fois. À genoux au-dessus de lui, la tête en arrière, elle se cambrait avec la souplesse dʼune contorsionniste, sʼabandonnant au désir le plus ardent quʼelle ait connu.

— Jʼai envie de toi, murmura-t-elle au comble de lʼexcitation.

Prends-moi. Maintenant.

Lorsquʼil la renversa sur les draps blancs, elle noua les jambes autour de sa taille et lʼaccueillit en elle avec des soupirs de plaisir qui se muèrent vite en gémissements enfiévrés au rythme des coups de reins fougueux de Gage. Quand il lui écarta un peu plus les cuisses pour sʼenfoncer encore plus intimement, elle sʼoffrit avec volupté à ses assauts jusqu'à ce quʼune vague de plaisir, sombre et intense, les balaye tous les deux.

Ils restèrent longtemps allongés côte à côte sur le dos. Gage avait lʼimpression dʼavoir fait le saut de lʼange dans une rivière de feu. Il avait à peine eu la force ou la volonté de la délester de son poids, afin quʼils puissent reprendre leur souffle tous les deux.

Rien à voir avec une banale partie de jambes en lʼair, se dit-il.

Lʼexpérience quʼil venait de vivre était une révélation dʼenvergure presque biblique.

— Eh bien, parvint-il à articuler, les surprises continuent.

— Je crois que jʼai vu Dieu, lâcha Cybil entre soupir et gémissement. Cʼétait une femme.

Il ferma les yeux en riant.

— Tu es comme une version vivante et féminine de Gumby. Le vert en moins.

Elle garda le silence un instant.

— Comme je crois que cʼétait un compliment, merci.

— Pas de quoi.

— Et puisquʼon en est à se jeter des fleurs, tu...

Cybil se tut et crispa une main sur la sienne.

— Gage.

Il ouvrit les yeux. Les murs dégoulinaient de sang, inondant le parquet.

— Si cʼétait réel, Caleb serait furax. Le sang, cʼest une plaie à nettoyer.

— Il nʼapprécie pas ce qui sʼest passé ici, fit remarquer Cybil.

Lorsquʼil voulut se redresser, elle roula vers lui et le repoussa dʼautorité sur lʼoreiller.

— Les voyeurs sont des êtres répugnants, déclara-t-elle dʼune voix ferme malgré sa pâleur. Mais autant donner à celui-ci de quoi se rincer lʼœil. Dis-moi, cʼest vrai, ce que mʼont raconté mes co-loc ?

— À quel propos ?

— Que vous jouissez aussi dʼune capacité de récupération impressionnante ?

Il sourit de toutes ses dents.

— Partante pour une démonstration ?

— Assez de blabla.

Lançant une jambe par-dessus lui, Cybil le chevaucha sans perdre de temps en préliminaires. La tête rejetée en arrière, elle laissa échapper un soupir frissonnant.

— Cʼest réconfortant de voir que mes copines sont honnêtes. Ac-croche-toi, prévint-elle. La chevauchée va être mouvementée.

Plus tard, alors que les murs ne montraient aucun signe de colère démoniaque, Gage la prit de nouveau sous la douche. Les cheveux humides, les yeux ensommeillés, Cybil sʼhabilla.

— Eh bien, quelle intéressante journée. Maintenant, je dois retourner travailler et dʼabord passer chercher Quinn au bowling.

— Je vais peut-être tʼaccompagner.

— Ah bon ?

— Tu as besoin dʼinfos et je gagnerai peut-être un déjeuner en contrepartie.

— Ça peut sʼarranger.

Quand elle passa devant lui vers la porte, il lʼarrêta par le bras.

— Cybil, je suis loin dʼen avoir terminé avec toi.

— Comme il est mignon, le taquina-t-elle avec une petite tape sur la joue. Cʼest toujours ce quʼils disent.

Tandis quʼelle sortait sur le palier, Gage dodelina de la tête. Il lʼavait bien cherché. Lorsquʼil la rejoignit en bas, elle avait exhumé un tube de rouge de son énorme sac et le passait sur ses lè-

vres avec une précision parfaite.

— Comment fais-tu sans regarder ?

— Bizarre, ma bouche reste toujours au même endroit jour après jour, année après année. Tu auras besoin de ton ordinateur ?

— Ouais.

Il nʼavait jamais trouvé une femme qui appliquait du rouge à lè-

vres particulièrement sexy. Avant.

— Si ça devient trop énervant de travailler avec vous, je mʼinstallerai dans un coin.

— Prends-le alors. Le train va bientôt partir.

Pendant quʼil le récupérait, Cybil sortit du blush et sʼen passa sur les joues. Puis, en quelques secondes, elle dessina un trait noir sur le contour de ses yeux avec un crayon et un minuscule miroir.

Tandis quʼils se dirigeaient vers la porte, elle se vaporisa le cou avec un petit pulvérisateur en argent de la taille du pouce. Aussitôt, les effluves de forêt automnale qui le rendaient fou emplirent ses narines.

Il lʼattira dans ses bras avec fougue.

— Et si on se prenait toute la journée ? proposa-t-il, et il eut la satisfaction de sentir son cœur sʼemballer contre le sien.

— Tentant. Très tentant, mais non. Il faudrait que jʼappelle Quinn pour lui expliquer que passer la journée au lit avec toi est plus important que trouver le moyen dʼanéantir un démon qui veut notre mort à tous. Ce nʼest pas quʼelle ne comprendrait pas, mais quand même.

Cybil ouvrit la porte et se figea sur la terrasse.

Telle une gargouille grimaçante, ledit démon était perché sur le toit de sa voiture sous son apparence favorite de jeune garçon aux yeux rouges. Lorsquʼil montra ses crocs, Gage poussa Cybil derrière lui.

— Rentre dans la maison.

— Pas question.

Avec un grand geste, le garçon leva les bras, puis les abaissa comme un chef dʼorchestre fou. La nuit tomba et le vent se dé-

chaîna.

— Rien que du cinéma ! cria Cybil. Comme les murs là- haut.

— Cʼest plus grave que ça, cette fois, la mit-il en garde.

Gage le sentait dans la morsure du vent sur sa peau.

Se retrancher à lʼabri ou rester dehors à le défier ? Sʼil avait été seul, la question ne se serait pas posée.

— Ma voiture est plus rapide.

— Dʼaccord.

Ils progressèrent tant bien que mal contre les bourrasques qui les repoussaient. Gage ne quittait pas des yeux le démon qui tour-billonnait telle une toupie infernale sur la pente du jardin, projetant avec force dans les airs une pluie de débris végétaux et de graviers contre laquelle Gage tentait de son mieux de protéger Cybil.

Soudain, le garçon bondit à quelques mètres d eux.

— Baise la pute tant que tu peux !

Criés d une voix enfantine, les mots nʼen étaient que plus obscè-

nes.

— Dʼici peu, tu me regarderas la faire hurler de plaisir et de souffrance. Tu veux y goûter, salope ?

Sous le choc, Cybil se plia en deux avec un cri de douleur. Les mains sur le ventre, elle se laissa tomber à genoux. Sans hésiter, Gage sortit son couteau. Avec un rire tonitruant, le démon se mit hors dʼatteinte dʼune série de sauts guillerets. Gage agrippa le bras de Cybil et la releva. Un seul regard à son visage où se pei-gnaient lʼhorreur et lʼimpuissance suffit à le transpercer comme sa propre lame.

— Monte dans la voiture. Monte, bordel !

Il la poussa à lʼintérieur, alors que la créature démoniaque pom-pait des hanches avec une obscénité répugnante. La rage lui hurlait de se lancer à sa poursuite et de faire un massacre, mais il y avait Cybil, recroquevillée sur le siège avant, tremblant de tout son corps.

Gage se jeta derrière le volant et sʼacharna contre le vent pour claquer la portière. Sans ménagement, il plaqua Cybil contre le dossier et lui boucla sa ceinture. Elle était livide.

— Tiens bon, bon sang. Tiens bon.

— Il est en moi, gémit-elle, le corps agité de soubresauts. Il est en moi...

Gage fit pétarader le moteur, enclencha la marche arrière et fit demi-tour dans un crissement de pneus. La voiture se cabra sous la force du vent en fonçant vers le pont en direction de la route.

Une pluie de sang éclaboussait le pare-brise, grésillant sur le toit et le capot tel un acide. La tête du garçon apparut en haut du pare-brise, les yeux rétrécis comme ceux dʼun serpent. Lorsquʼil lécha le sang dʼun grand coup de langue, Cybil laissa échapper un gémissement écœuré.

Le démon éclata de rire quand Gage mit les essuie- glaces à vitesse maximale. Comme sʼil sʼagissait dʼune bonne blague. Puis il poussa un cri, dʼamusement ou de surprise, alors que Gage ef-fectuait un violent tête-à-queue. Le pare-brise s enflamma.

Il ralentit plutôt que de risquer lʼaccident et se concentra sur sa conduite. Peu à peu, lʼobscurité se dissipa et les flammes sʼétouffèrent.

Lorsque le soleil fit de nouveau son apparition avec une douce brise de printemps, Gage se gara sur le bas-côté. Cybil sʼeffondra contre son siège, le regard vide, le souffle court. Il tendit la main vers elle.

— Cybil.

— Non, sʼil te plaît, fit-elle avec un mouvement de recul. Ne me touche pas.

— Dʼaccord.

Elle venait de se faire violer sous ses yeux. Il nʼy avait rien à dire, rien dʼautre à faire que la ramener à High Street.

À leur arrivée, il ne lʼaida pas à entrer, se contentant de lui tenir la porte et de la refermer derrière elle.

— Monte tʼallonger. Jʼappelle Quinn.

— Oui, appelle Quinn.

Mais au lieu de monter, elle se dirigea vers la cuisine. Quand il y entra une minute plus tard, elle tenait un verre de brandy entre ses mains tremblantes.

— Elle arrive. Dis-moi ce quʼil te faut, Cybil, je nʼen sais rien.

— Moi non plus.

Elle avala une longue gorgée, puis inspira un grand coup.

— Moi non plus, répéta-t-elle, mais cʼest déjà un début.

— Il nʼest pas question que je te laisse seule. Mais si tu veux monter tʼallonger, je peux rester devant ta porte.

Elle secoua la tête sans un mot.

— Bon Dieu, crie, pleure, balance-moi quelque chose, frappe-moi !

Elle secoua de nouveau la tête et vida son verre.

— Ce nʼétait pas réel. Pas physiquement. Mais ça en donnait tout à fait lʼimpression, dans les moindres détails. Si je me mets à pleurer, je risque de ne plus pouvoir m'arrêter. Je veux Quinn, cʼest tout.

La porte d entrée sʼouvrit à la volée, et Gage se dit que Quinn avait dû courir tout le chemin. Elle courait encore en faisant irruption dans la cuisine.

— Cyb !

Cybil laissa échapper un gémissement plaintif qui fendit le cœur de Gage. Elle se réfugia dans les bras de Quinn, qui lʼentraîna.

— Viens, on monte.

Quinn lança à Gage un regard éploré, puis disparut avec son amie. Gage ramassa le verre et le balança dans lʼévier.

À son arrivée, Caleb le trouva devant lʼévier, perdu dans la contemplation du paysage ensoleillé.

— Quʼest-ce qui se passe ? Après ton appel, Quinn mʼa demandé de rameuter Layla et elle est partie en courant. Cybil est blessée ?

— Je nʼen sais rien, répondit Gage, la gorge en feu comme sʼil avait avalé des flammes. Cette ordure lʼa violée et je nʼai rien pu empêcher.

Caleb sʼapprocha de lui et posa une main sur son épaule.

— Raconte-moi ce qui sʼest passé.

Gage se lança dans un récit froid, presque clinique, commençant par le sang sur les murs. Il ne sʼinterrompit pas à lʼarrivée de Fox, mais prit la bière que celui-ci avait ouverte et posée devant lui.

— À deux ou trois kilomètres de chez toi, ça sʼest arrêté. Tout est redevenu comme avant. Sauf pour Cybil. Je ne sais pas si on peut se remettre de ce genre de truc.

— Tu lʼas sortie de là, fît remarquer Caleb. Tu lʼas ramenée à la maison.

— Donne une médaille au héros.

— Je sais ce que tu ressens, intervint Fox. Cʼest arrivé à Layla.

Elle est montée les rejoindre. Ça va lʼaider. Et Cybil sʼen remettra parce que ce sont des battantes. On sʼen sortira, on nʼa pas dʼautre choix. Et on va faire payer cette saloperie, bordel.

Fox tendit une main. Au bout dʼun moment, Gage la prit, et Caleb plaça la sienne sur les leurs.

— On va faire payer cette saloperie, répéta Gage. Je le jure.

— On le jure, approuvèrent Caleb et Fox.

Puis Caleb soupira.

— Je vais lui préparer du thé. C est ce quʼelle préfère.

— Ajoute un peu de whisky, suggéra Fox.

Quelques minutes plus tard, Gage monta le tout. Il hésita devant la porte close de la chambre. Avant quʼil ne se décide à frapper, Layla ouvrit avec un léger sursaut.

— Caleb a fait du thé...

— Parfait, je descendais justement en préparer. Cʼest du whisky ?

— Oui, la contribution de Fox.

— Bien.

Layla prit le plateau, puis dévisagea Gage dʼun regard empreint de fatigue.

— Elle va se remettre, Gage. Merci pour le thé.

Dans la salle de bains qui reliait les deux chambres, Cybil était allongée dans la baignoire après une crise de larmes qui lʼavait laissée épuisée. Bizarrement, la fatigue lui faisait du bien. Pas tant que la présence de ses amies, mais quand même un peu.

Tout comme lʼeau bien chaude et le bain moussant parfumé que Layla y avait ajouté. Quinn se leva du tabouret près de la baignoire quand Layla entra avec le plateau.

— Cʼest du rapide, dis donc. Tu as des super-pouvoirs ou quoi ?

— Gage lʼa monté. Comme cʼest Caleb qui lʼa fait, il est sans doute bon. Tiens, et il y a aussi du whisky. Veux-tu que je le verse dans le thé ?

— Oh oui. Merci.

Cybil se redressa et pressa les paupières sur ses yeux rougis, ré-

primant le flot de larmes qui menaçait de jaillir.

— Non, non, cʼest fini, murmura-t-elle.

— Peut-être pas, fit remarquer Layla qui vida le verre dans la tasse. Moi, ça mʼarrive encore de temps en temps. Ce nʼest pas grave. Cʼest normal.

Avec un hochement de tête, Cybil accepta le thé.

— Ce nʼétait pas la douleur – même si, mon Dieu, rien nʼest aussi douloureux que ça. Cʼétait de sentir... ses assauts en moi et ne pas pouvoir lʼarrêter. C était le garçon. Il me forçait à visualiser le garçon pendant quʼil...

Elle ne put continuer et se força à boire.

— Cʼest une forme de torture physique et psychologique destinée à nous briser, dit Quinn qui caressa les cheveux de Cybil. Mais nous ne craquerons pas.

Cybil lui tendit la main. Quinn la prit et Layla posa la sienne pardessus.

— Nous ne craquerons pas.

Elle sʼhabilla et trouva quelque réconfort à prendre soin dʼelle.

Pas plus quʼelle ne craquerait, elle nʼaurait lʼair dʼune victime.

Lorsquʼelle sortit de la chambre, des voix lui parvinrent du bureau.

Pas encore, se dit-elle. Elle nʼétait pas encore tout à fait prête.

Elle passa sans bruit dans le couloir et descendit. Peut-être après quelques litres de thé...

Dans la cuisine, Cybil remplit la bouilloire au robinet et aperçut Gage sur la terrasse. Seul. Son premier réflexe fut de sʼéclipser et de se faire toute petite, une réaction qui la surprit et lʼembarrassa à la fois. Comme stratégie de défense, elle décida dʼen prendre le contre-pied et sortit.

Gage se retourna. Dans son regard, elle lut la colère et le désespoir.

— Rien de ce que je pourrais dire ne semblerait juste. Je pensais que tu aurais peut-être envie que je me tire, mais je ne voulais pas partir avant dʼêtre sûr que tu...

Cybil réfléchit un instant.

— Cʼest vrai, jʼimagine quʼune partie de moi espérait que tu serais parti, pour ne pas avoir à parler de ça maintenant.

— Rien ne tʼy oblige.

— Je nʼaime pas cette partie de moi, continua-t-elle. Alors finis-sons-en. Ce genre dʼagression est le cauchemar de toute femme.

La grande peur. Je me suis sentie souillée et impuissante. Cette même horreur a poussé Hester Deale à la folie.

— Jʼaurais dû le poursuivre.

— Et mʼabandonner ? Tu mʼaurais laissée seule alors que j étais sans défense et terrorisée ? En mʼemmenant, tu mʼas sauvée alors que jʼétais incapable de me défendre. Merci.

— Je nʼattends pas de...

— Je le sais bien, le coupa-t-elle. Gage, si lʼun de nous culpabi-lise de ce qui est arrivé, ce sera une sorte de victoire pour ce monstre. Ne lui offrons pas ce plaisir.

— D accord.

Mais lui ne pourrait sʼen empêcher, réalisa-t-elle. Tout au moins pour un temps. Peut-être pouvait-elle faire quelque chose qui les apaiserait tous les deux.

— Est-ce que ça compliquerait notre relation simple et adulte si tu me serrais un moment dans tes bras ?

Gage lʼenlaça avec la précaution dʼun homme manipulant une porcelaine fragile et précieuse. Mais quand elle posa la tête avec un soupir sur son épaule, ce fut lui qui craqua. Il lʼétouffa presque entre ses bras.

— Bon Dieu, Cybil...

— Lorsque nous détruirons ce monstre, dit-elle dʼune voix plus ferme, sʼil se présente avec une queue, je le castrerai de mes mains.

Bien décidée à éviter que tout le monde ne marche sur des œufs autour dʼelle, Cybil opta pour le travail. Le petit bureau de lʼétage avait certes du mal à contenir six personnes, mais il lui fallait reconnaître quʼelle sʼy sentait en sécurité.

— Gage a trouvé ce qui pourrait être un autre schéma géographi-que qui complète celui dont nous avons déjà parlé, commença-t-elle. On pourrait décrire lʼensemble comme un système de points chauds et de zones de sécurité. Le bowling, par exemple.

Alors quʼil est le lieu de la première contamination connue et dʼautres incidents par la suite, il nʼa jamais subi de dommages. Ni incendie, ni vandalisme, ni crime. Exact ?

Caleb hocha la tête.

— Quelques bagarres, mais pour la plupart à lʼextérieur.

— Cette maison, continua Cybil. Des incidents sʼy produisent depuis notre emménagement. Il y en a peut-être déjà eu durant les Sept précédents, mais pas de victimes ici non plus, ni dʼincendie.

Quant à lʼancienne bibliothèque...

Elle marqua un temps dʼarrêt, le regard tourné vers Fox.

— Je sais que tu as perdu un être cher là-bas, mais avant la mort de Carly, il nʼy avait eu aucun drame notable. Et depuis, le bâtiment nʼa plus été attaqué. Plusieurs autres endroits comme la ferme des parents de Fox et la propriété de ceux de Caleb semblent constituer des zones de sécurité. Ta maison aussi, Fox. Il peut y entrer, mais pas physiquement. Seulement pour créer ses illusions. Plus important, je crois, aucun de ces endroits nʼa été attaqué par les habitants contaminés durant les Sept.

— Il sʼagit donc de comprendre pourquoi, dit Fox qui parcourut des yeux le plan de la ville. Lʼancienne bibliothèque était le domicile dʼAnn Hawkins et cʼest à la ferme familiale quʼelle a donné naissance à ses fils. Si on en revient à la question de lʼénergie, il se peut que la sienne soit encore assez présente pour former une sorte de bouclier.

— Je sais que le terrain sur lequel est construit le bowling était celui de la maison de la sœur dʼAnn Hawkins et son mari, annon-

ça Caleb. Je vais vérifier sur le cadastre et auprès de mon ar-rière-grand-mère, mais si mes souvenirs sont bons, cʼétait à lʼorigine une maison, puis un marché. Lʼendroit a évolué au fil des années jusquʼà ce que mon grand-père fonde le Bowling & F un Center. Mais le terrain a toujours appartenu aux Hawkins.

— Je crois quʼon a la réponse à notre pourquoi, intervint Layla.

Mais il ne faut pas oublier que lʼancienne bibliothèque a été, disons, profanée durant les derniers Sept. La même chose pourrait arriver aux autres endroits apparemment protégés.

— Il nʼy avait plus de Hawkins à la bibliothèque à lʼépoque, souligna Gage. Estelle avait déjà pris sa retraite, non ?

— Exact. Elle y allait encore presque tous les jours, mais nʼy travaillait plus, confirma Caleb qui étudia le plan de plus près. La construction de la nouvelle bibliothèque avait déjà commencé et la mairie avait décidé de transformer lʼancienne en foyer municipal. Lʼendroit est la propriété de la ville depuis des années, mais...

— Émotionnellement, il appartenait à Estelle, termina Cybil. Depuis combien de temps ta famille possède-t-elle cette maison, Caleb ?

— Aucune idée. Je vais me renseigner.

— J ai acheté ma maison à ton père, fit remarquer Fox à Caleb.

Oui, ça doit être la raison. Mais comment en tirer parti ?

— En utilisant ces endroits comme des sanctuaires, suggéra Layla.

— Des prisons, tu veux dire, corrigea Gage. Pour commencer, on s y prend comment pour retenir un ou deux mille casseurs ou assassins potentiels dans un bowling, une ferme et un cabinet d avocat ?

— Impossible. Et je ne parle pas du bazar juridique, ajouta Caleb.

— Si quelquʼun doit parler du bazar juridique, cʼest moi, intervint Fox après une gorgée de bière. Et je ne vais pas nier que piétiner les libertés individuelles ne me fait ni chaud ni froid pendant les Sept, mais la logistique ne tiendra pas.

— Combien pourrions-nous en convaincre de camper à ta ferme avant quʼils soient contaminés ? demanda Cybil qui croisa son regard. Cʼest un risque énorme, jʼen ai conscience, mais sʼil est possible dʼen faire venir quelques centaines avant les Sept et de les faire rester jusquʼà la fin, alors dʼautres pourraient décider de quitter carrément la ville.

— Certains partent de toute façon, souligna Caleb. Mais la majori-té ne se souvient de rien et ne comprend pas le danger.

— Cette fois, cʼest différent, déclara Quinn. Ce sera le tout pour le tout. Même si seulement dix pour cent des habitants se mettent à lʼabri, cʼest toujours ça, non ?

— Chaque pas dans la bonne direction compte, acquiesça Cybil.

Même petit.

— Mais ça ne lui réglera pas son compte, objecta Gage.

Cybil se tourna vers lui.

— Non, mais il essaie de nous affaiblir par la ruse. À nous dʼadopter la même tactique contre lui. Nous aussi, nous avons nos points forts, argumenta-t-elle, désignant le tableau où figu-raient les tirages de tarots. Nous possédons une arme et sommes plus nombreux quʼavant, autres points positifs.

— Si nous voulons déplacer les volontaires, Fox doit d abord en parler à ses parents, dit Caleb. Si tu veux quʼon laisse tomber d emblée, aucun problème.

— Évidemment, je veux laisser tomber, mais tu connais les beaux principes avec lesquels jʼai été élevé. Mes parents décideront eux-mêmes sʼils veulent un maudit camp de réfugiés chez eux. Et ils diront oui parce quʼils sont comme ça. Bordel.

— Il faut aussi que je parle aux miens, soupira Caleb. Dʼabord, pas mal de gens en ville écoutent mon père et accordent du poids à son opinion. Deuxièmement, on décidera si leur maison ou le bowling doit faire office de camp secondaire, ou sʼils doivent sʼinstaller à la ferme pour aider les parents de Fox. Quant à la calcé-

doine, il va falloir vraiment faire un effort. On est bien avancés dʼavoir une arme si on ne sait pas sʼen servir.

Cybil approuva dʼun hochement de tête.

— On doit à tout prix retenter lʼexpérience, Gage et moi.

— Oui, mais pas ce soir, objecta celui-ci dʼun ton froid et ferme.

Ce nʼest pas le genre de trip dans lequel on se lance quand on est déjà vanné. Toi qui nous casses toujours les couilles avec tes conneries dʼénergie positive, si tu veux mon avis, tu es plutôt en manque ce soir.

— Voilà qui a le mérite dʼêtre clair, grinça Cybil. Vulgaire – sans surprise – mais clair. En fait, je ferais sans doute mieux de me contenter de quelques recherches en solo ce soir. Je vais continuer à creuser cette histoire de pierre, parce que Caleb a raison, lui aussi.

11

À sa grande surprise, Cybil ne rêva pas. Elle s attendait à un sommeil hanté de cauchemars, présages et autres visions. Mais non, elle dormit comme un loir jusquʼau matin.

Maintenant quʼelle était reposée et concentrée, elle espérait obtenir davantage de résultats, car ses recherches de la veille nʼavaient rien donné. Au saut du lit, elle sʼavança jusquʼau miroir et examina son reflet dʼun œil critique.

Elle semblait la même. Elle était la même. Lʼagression nʼavait ni bouleversé ni brisé son existence. Au contraire, elle lʼavait encore renforcée dans son implication et sa détermination à vaincre.

Ce monstre se nourrissait dʼhumains, mais il ne les comprenait pas. Voilà qui constituait peut-être un autre angle dʼattaque.

Pour lʼinstant, elle avait besoin dʼune bonne séance de gym, histoire de booster son énergie. Évacuer les toxines sur les engins constituerait une sorte de purification rituelle. Avec un peu de chance, Quinn serait disponible pour lʼaccompagner. Elle enfila un soutien-gorge de sport et un cycliste, puis jeta les affaires dont elle avait besoin dans un petit fourre-tout. Dans le couloir, elle remarqua que la porte de Quinn était ouverte, et la chambre vide.

Elle allait prendre une bouteille dʼeau dans la cuisine et rejoindre Quinn et Caleb à la salle du foyer municipal.

Elle sʼarrêta net sur le seuil en découvrant Gage assis à table avec une tasse de café et un jeu de cartes.

— Tu es arrivé tôt.

— Je ne suis pas parti, répondit-il en la détaillant d un regard scrutateur. Jʼai passé la nuit sur le canapé.

— Ah bon, fit-elle avec un frémissement au creux du ventre. Rien ne tʼy obligeait.

— À quoi ? demanda-t-il sans la quitter des yeux, provoquant un nouveau frisson. À rester, ou à dormir sur le canapé ?

Cybil ouvrit le réfrigérateur et sortit une bouteille.

— Lʼun et lʼautre. Mais merci. Je vais à la salle de sport. Jʼai besoin dʼune bonne séance. Jʼimagine que Quinn y est déjà.

— Il en a été question. Tu ne tʼen tiens pas à ta routine habituelle ?

— Ce nʼest pas ce quʼil me faut. Le yoga me relaxe. Là, jʼai besoin de me dépenser.

— Et puis merde, jura Gage en se levant.

— Pardon ?

— Caleb a la moitié de ses affaires ici. Je vais bien trouver un truc. Attends, lui ordonna-t-il avant de la planter là.

Si elle devait attendre, il lui fallait du café. Elle prit la tasse de Gage et la vida. Il revint, vêtu dʼun bas de survêtement gris qui avait connu des jours meilleurs et un tee- shirt à lʼemblème des Baltimore Orioles.

— Allons-y.

— Ai-je raison de supposer que tu mʼaccompagnes à la salle de sport ?

— Ouais. Viens, on se bouge.

Cybil prit une deuxième bouteille dʼeau du réfrigérateur et la glissa dans son sac. Rien nʼaurait pu la toucher autant.

— Je ne vais pas contester ou te dire que je suis assez grande pour y aller toute seule. Dʼabord, ce serait stupide après hier. Et puis, jʼai envie de voir ce que tu as dans le ventre.

— Cʼest déjà fait.

Elle rit et se sentit mieux quʼelle nʼaurait pu lʼimaginer.

— Bien vu.

Pendant une bonne heure, elle put se défouler à loisir avec, en prime, le spectacle de Gage qui sʼentraînait aux haltères. Ce nʼétait pas juste la vue – au demeurant très agréable. Cette occasion de lʼobserver lʼéclairait aussi un peu plus sur sa personna-lité : à lʼévidence, il nʼavait pas particulièrement envie dʼêtre ici, mais puisquʼil y était, autant rentabiliser son temps. Concentré, méticuleux, patient. Cʼétait davantage la patience du chat à lʼaffût devant un trou de souris que de lʼaltruisme pur, mais le résultat revenait au même.

Détendue et revigorée, elle rentra à pied avec lui.

— Où iras-tu quand tout sera fini ? demanda-t-elle, haussant les épaules devant son regard sceptique. Une destination particulière en tête ?

— Je rentrerai à New York, je crois. La Grosse Pomme me manque, alors je mʼoctroierai une dose de cohue et de vie trépidante.

Et puis jʼaurai besoin de retourner à des activités plus rémunéra-trices. Mais je vais passer pas mal de temps ici, jʼimagine. Après le mariage de Quinn, jʼai prévu quelques jours sur une île enchan-teresse – palmiers, margaritas et nuits tropicales odoriférantes.

— Beau programme.

— Flexible, surtout.

Quand ils débouchèrent sur la grand-place, elle désigna le bowling.

— Jʼadmire les gens comme Caleb et ses parents qui ont su bâtir quelque chose dʼauthentique et marquer un lieu de leur empreinte. Je leur suis reconnaissante à tous de me permettre de faire des projets flexibles et de rendre visite à beaucoup dʼentre eux.

— Pas de désir brûlant de laisser ton empreinte ?

— Jʼaime à penser que jʼen laisse à ma façon. Si tu as besoin dʼinfos pour écrire un livre, tourner un film, rénover une maison ou construire une galerie marchande, je suis celle quʼil te faut. Je peux te dénicher des infos dont tu nʼimaginais même pas avoir besoin. Tous ces projets se seraient sans doute faits sans moi, mais ma collaboration est un plus. À mes yeux, cʼest une empreinte suffisante. Et toi ?

— Moi, jʼaime juste gagner. Je peux me contenter dʼavoir bien joué, mais gagner cʼest toujours mieux.

— Et comment.

— Mais si je laisse une empreinte, ça donne trop dʼinformations aux autres joueurs qui pourraient sʼen servir si on se retrouvait à lʼoccasion à la même table. Quand ils ne te connaissent pas, ils ont plus de mal à te cerner.

— Exactement, approuva Cybil, songeuse. Pour revenir à notre situation, la même pensée mʼa traversé lʼesprit ce matin. Il ne nous comprend pas. Il sait comment nous faire souffrir, sans aucun doute. Ce quʼil mʼa fait en est un exemple parmi tant dʼautres, ou à Fox en tuant Carly sous ses yeux. Mais, par exemple, il ne semble pas capable de concevoir que le revers de la peur, cʼest le courage. À chaque fois quʼil exploite nos peurs, il ne réussit quʼà nous inciter à trouver davantage de courage. Il ne nous cerne pas avec précision.

— Il ne tiquerait pas face à un bluff.

— Un bluff ? Quel bluff ?

— Je nʼen sais rien, mais ça vaudrait le coup dʼy réfléchir parce que tu tiens une piste. Pour lʼinstant, jʼai besoin dʼune douche et de mes vêtements, déclara-t-il dès quʼils franchirent le seuil, montant droit à lʼétage.

Cybil réfléchit. Elle entendait des voix en provenance de la cuisine. Quinn et Caleb avaient quitté le foyer une bonne vingtaine de minutes avant eux et finissaient sans doute leur petit déjeuner en bavardant avec Fox et Layla. Elle pouvait les rejoindre et boire un café avant de monter. Ou...

Comme lʼeau coulait déjà dans la douche, elle se déshabilla dans la chambre avant dʼentrer dans la salle de bains. Les cheveux dégoulinants, Gage fronça les sourcils quand elle ouvrit le rideau et le rejoignit sous le jet.

— Ça te dérange ?

Il la toisa de la tête aux pieds avant de plonger son regard dans le sien.

— Jʼimagine quʼil y aura assez dʼeau pour deux.

— Cʼest ce que je pense aussi. Et puis à deux, on est plus efficaces.

Dʼun geste désinvolte, elle saisit son flacon de gel douche et en versa une dose généreuse au creux de sa main. Sans le quitter des yeux, elle sʼen enduisit les seins en de longs cercles sensuels.

— Ou alors je pourrais te rembourser pour la nuit passée sur le canapé et tes efforts au sport.

— Je ne vois pas dʼargent sur toi.

— Le troc, tu connais ? répondit-elle du tac au tac, pressant contre lui son corps glissant. À moins que tu ne préfères une reconnaissance de dette.

Gage plongea les doigts dans sa chevelure et, dʼune main ferme, lui releva la tête.

— Rembourse-moi, ordonna-t-il avant de capturer ses lèvres avec fougue.

Lorsquʼil plaqua son corps contre le sien, lʼétincelle de désir qui embrasa aussitôt les sens de Cybil lʼemplit dʼun immense soulagement. Le démon ne lui avait rien pris. Rien de fragile ou de cassé en elle.

— Caresse-moi, prends-moi, murmura-t-elle, éperdue de gratitude.

Fais que je me sente totalement humaine.

Gage avait voulu lui laisser du temps. À lui-même peut-être aussi.

Mais il céda de bonne grâce et leurs deux corps sʼenlacèrent sous le jet brûlant au rythme dʼune langoureuse chorégraphie.

Sans quitter Cybil des yeux, il lui plaqua le dos contre le carrelage et lui souleva les hanches, avant de la pénétrer avec une vigueur qui transforma lʼétincelle en brasier.

Après une étreinte débridée qui les fit basculer tous deux dans un kaléidoscope de volupté sauvage, elle laissa tomber la tête sur son épaule, pantelante.

— Attends, je reprends mon souffle.

— Pareil pour moi.

— Dʼaccord. Merci de tʼêtre mis dans le bain aussi vite, si je peux dire.

— Pareil pour moi.

Elle rit.

— Ce serait peut-être le bon moment pour tʼavouer quʼà notre première rencontre, je ne tʼaimais pas particulièrement.

Gage ferma les yeux et inspira son parfum.

— Au risque de me répéter, pareil pour moi.

— Mon premier instinct est en général très sûr. Pas cette fois. En fait, je tʼapprécie plutôt, et pas seulement parce que tu es très doué au lit. Ou sous la douche.

Dʼun index paresseux, presque sans sʼen apercevoir, il suivit le dessin du tatouage au creux de ses reins.

— Tu nʼes pas aussi pénible que je le pensais au début, répliqua-t-il.

— Et voilà, on est là, nus et tout mouillés, nageant en plein senti-mentalisme.

Avec un soupir, elle sʼécarta de lui pour lʼobserver dans la vapeur.

— Je te fais confiance. Cʼest important pour moi. Je peux travailler avec quelquʼun en qui je nʼai pas entièrement confiance ; cʼest juste un peu plus un défi. Je peux coucher avec quelquʼun en qui je nʼai pas entièrement confiance ; ça signifie que la relation sera très brève. Mais le travail est plus productif, et cʼest plus satisfaisant au lit quand confiance il y a.

— Tope là !

Elle rit de nouveau.

— Un geste inutile, étant donné les circonstances.

Elle reprit son gel douche, tourna la main de Gage et en versa une noix dans sa paume avant de pivoter.

— Mais tu peux me savonner le dos.

Une heure plus tard, Cybil sʼoffrit sa première vraie tasse de café, même si, comme elle dut se lʼavouer, elle se sentait déjà en pleine forme sans. Elle monta au bureau où Quinn et Layla travaillaient aux ordinateurs. Le viol était répertorié dans la liste.

Tant mieux, se dit-elle. Cʼétait bien de le voir inscrit noir sur blanc tout en sachant quʼelle y avait survécu indemne.

— Je vais travailler dans ma chambre ce matin, leur dit- elle. Mais jʼai demandé à Gage de revenir plus tard. Il est temps que nous tentions une nouvelle fusion. Jʼespère que vous serez présentes lʼune ou lʼautre, ou les deux, pour nous servir de bouée de sauve-tage.

— On sera là, la rassura Quinn.

— Vous saviez que Gage avait dormi sur le canapé en bas ?

— On avait dʼabord pensé rentrer avec lui chez Caleb, expliqua Layla qui se tourna sur son fauteuil, mais il a dit quʼil restait. En fait, personne nʼavait envie de partir, au cas où tu passerais une mauvaise nuit.

— Cʼest peut-être parce que vous étiez là que jʼai dormi comme un bébé. Merci.

— Jʼai une info qui pourrait te remonter encore un peu. La par-celle sur laquelle est bâtie cette maison – et un terrain bien plus vaste à une époque – appartenait à un petit- fils dʼAnn Hawkins, Patrick Hawkins, fils de Fletcher. Fox vérifie de son côté, mais je dirais que nous sommes en bonne voie de prouver cette nouvelle théorie.

— Si elle est exacte – même si le terme de prison est sans doute plus proche de la vérité que celui de sanctuaire – elle pourrait nous donner un moyen viable de protéger les gens, intervint Layla. Tout au moins une partie.

— Plus ils seront nombreux, plus nous pourrons nous concentrer sur notre offensive, approuva Cybil. Il y en aura une, et elle aura forcément lieu à la Pierre Païenne. Nous ne pourrons pas être en ville à éteindre les incendies et empêcher les habitants de s'entre-tuer. Nous savons où et quand lʼaffrontement se produira.

— À minuit, soupira Quinn. Dans la nuit du 6 au 7 juillet, lorsque les réjouissances commenceront pour de bon. Tu as raison, je sais. Nous le savons tous, mais on aurait lʼimpression dʼune dé-

sertion.

— Les garçons seront plus durs à convaincre parce quʼils ont déjà essayé, ajouta Layla. Et échoué.

— Ça nʼa rien dʼune désertion. Nous prenons le jeu en main, cʼest tout, se défendit Cybil. Nous nʼéchouerons pas cette fois car nous nʼavons pas le choix.

Elle pivota vers le tableau.

— Il ne nous connaît pas. Il pense que nous sommes des êtres faibles et vulnérables. Et la réalité semble lui donner raison : il se pointe et, à chaque fois, gagne et se renforce.

— Dent lʼa vaincu, lui rappela Layla. Et retenu prisonnier pendant des siècles.

— Dent a enfreint les règles au sacrifice de sa propre Personne.

Et il était un gardien, fit remarquer Quinn qui, la tête inclinée, observait lʼexpression de Cybil. Pourtant, ce nʼétait quʼune solution provisoire. Il a été contraint de passer la main en pièces déta-chées, si on peut dire. Et maintenant, cʼest à nous six de reprendre le flambeau. Jʼen parlerai à Caleb. Au fond de lui, il sait très bien que lʼaffrontement final ne peut avoir lieu quʼà la Pierre Païenne.

— Fox aussi, dit Layla. Je mʼoccupe de lui.

— Il ne me reste plus quʼà convaincre Gage, soupira Cybil.

Gage arpentait le bureau de Caleb tel un lion en cage.

— Elle veut retenter la fusion. Aujourdʼhui.

— Il ne reste plus beaucoup de temps avant la date fatidique. Inutile dʼen perdre.

— Tu sais lʼeffet que ça fait. Après ce quʼelle a subi hier...

— Tu te fais du souci pour elle ?

Gage sʼarrêta net de marcher.

— Pas plus que pour quelquʼun dʼautre, bougonna-t-il, agacé. En réalité, je mʼen fais surtout pour ma pomme. Si elle ne tient pas le choc...

— Trop tard, tu tʼes trahi. Ne me raconte pas de bobards, tu en pinces pour elle. Le contraire aurait été étonnant, dʼailleurs.

— Cʼest purement sexuel, assura Gage. Et vu les circonstances, il y a forcément une dépendance mutuelle. On est dans le même bateau, alors on se préoccupe lʼun de lʼautre. Rien de plus normal.

— Hmm...

Gage se retourna avec un regard noir qui ne fit pas faiblir le sourire de Caleb.

— Ecoute, cʼest différent pour toi.

— Ah bon ? Le sexe, cʼest différent pour moi ?

Frustré, Gage fourra les mains au fond de ses poches.

Il fit tinter la monnaie qui sʼy trouvait, réfléchissant à ce quʼil allait dire.

— Toi, tu es un type normal. Un Hawkins, de Hollow, et tu le seras toujours. Tu as trouvé une blonde sexy qui accepte de poser son cul de rêve ici, avec toi et ton gros chien stupide – soit dit sans offense, précisa-t-il avec un coup dʼœil à Balourd qui ronflait sur une carpette, les quatre pattes en lʼair.

— Y a pas de mal.

— Ce que je veux dire, cʼest que vous serez heureux de vivre ici dans ta grande maison à la campagne et dʼy élever une ribam-belle de gamins.

— Ça me paraît pas mal.

— Même scénario pour Fox. Et tous les quatre, vous serez sans doute heureux comme des fous.

— Cʼest le programme.

— À condition quʼon survive. Et tu sais comme moi que certains dʼentre nous pourraient y rester.

— La vie est un pari, répondit Caleb avec philosophie.

— Moi, cʼest lʼinverse. Le pari est ma vie. Et si je mʼen sors, je compte bien continuer sur ma lancée. Pas de maison à la campagne, pas de « quʼest-ce quʼon mange ce soir, chérie ? » après une journée de boulot.

— Tu tʼimagines que cʼest ce que Cybil cherche ?

— Je nʼen sais rien. Cʼest pas mes oignons.

Mal à lʼaise, Gage se passa les doigts dans les cheveux, puis interrompit son geste avec agacement, conscient que cʼétait lʼun des signes qui trahissaient sa nervosité.

— Bon dʼaccord, on couche ensemble, reprit-il. On a un objectif commun : dézinguer cette enflure de démon et sauver notre peau, point final.

— Pas de problème, dit Caleb, levant obligeamment les paumes.

Alors à quoi bon tʼénerver comme ça ?

— Je... jʼen sais foutrement rien, admit Gage. Je ne veux peut-

être pas de responsabilité et cette fusion psychique avec Cybil en est une de taille. Elles ont beau réclamer dʼêtre traitées dʼégal à égal, tu sais, toi, lʼépreuve que cʼest.

— Oui, je sais.

— Ce quʼil lui a fait... comment je suis censé me sortir cette horreur de la tête ? Comment en faire abstraction et continuer comme si de rien nʼétait ?

— Tu ne peux pas, soupira Caleb. Mais ça ne veut pas dire quʼon doit tout arrêter pour autant.

— Peut-être que jʼen pince un peu pour elle, admit Gage. Bon dʼaccord, oublie le peut-être et le un peu. Pas vraiment étonnant, quand on y réfléchit.

Ses doigts le démangeaient à nouveau ; il se força à garder le bras le long du corps.

— Avoir des sentiments pour elle nʼimplique pas maison à la campagne et gros chien stupide, mon vieux.

— Non, cʼest vrai, reconnut Gage qui se détendit. Je pourrais lui expliquer la situation entre quatre yeux. Avec plus de diplomatie cette fois.

— Ben voyons. Jʼapporterai le panier pour récupérer ta tête quand elle lʼaura tranchée, gros malin.

— Bien vu, marmonna Gage. Bon, on va se contenter de laisser filer. Mais pour la fusion, je veux que Fox et toi soyez là.

— Tu peux compter sur nous.

Gage nʼaimait pas cette idée, mais il était assez réaliste pour admettre quʼil fallait savoir se forcer. En compensation, il avait choisi le lieu et lʼheure : son propre terrain – la maison de Caleb était ce qui sʼen approchait le plus à Hollow – et la fin de lʼaprès-midi afin que ses frères puissent être présents.

Si lʼexpérience tournait mal, il aurait des renforts.

— Malgré lʼépisode du chien, je préférerais quʼon le fasse dehors, dit Cybil. Il se peut quʼon soit obligés de recommencer à lʼexté-

rieur plus tard, alors autant mettre au point déjà une stratégie de défense si nécessaire.

— Comme tu veux. Mais dans ce cas...

Gage quitta le salon et revint un instant plus tard avec son Luger.

— Ne pense même pas à me donner cet engin, protesta Fox.

— Alors prends un outil de jardinage comme la dernière fois, ré-

pliqua Gage qui tendit lʼarme à Caleb.

— Euh... dʼaccord. La vache, lâcha celui-ci qui manipula lʼimposant revolver avec un soin extrême.

— Rien à craindre, la sécurité est mise.

Cybil sortit de son sac son petit revolver quʼelle donna à Quinn.

Celle-ci ouvrit le barillet, examina la chambre/puis la referma dʼun mouvement du poignet avec professionnalisme.

— Impeccable, acquiesça-t-elle, tandis que Caleb la dévisageait avec de grands yeux.

— Dis donc, on croit connaître lʼamour de sa vie... Tu devrais peut-être prendre le gros.

— Ça va aller, mon chou, tu vas très bien tʼen sortir.

— Quinn est une tireuse émérite, fit remarquer Cybil. Bon, tout le monde est prêt ?

Alors que le petit groupe traversait la cuisine jusquʼà la terrasse, Fox attrapa deux couteaux dans le bloc sur le plan de travail.

— Juste au cas où, dit-il en tendant un couteau à Layla.

Des nuages approchaient doucement au loin, constata G a g e ,

mais pour lʼinstant le ciel était clair et une légère brise printanière soufflait. Imitant Cybil, il sʼassit dans lʼherbe face à elle, tandis que leurs amis faisaient cercle autour dʼeux.

— Et si on essayait de se concentrer sur un endroit précis ? suggéra-t-elle.

— À savoir ?

— Ici, la maison de Caleb. Cʼest un bon point de départ. On verra bien où ça nous mènera. Allons-y mollo cette fois. Ça réduira peut-être les effets secondaires.

— Dʼaccord.

Gage lui prit les mains et plongea son regard au fond du sien. Cet endroit, songea-t-il. Cette herbe, ces bois, cette maison.

Dans son esprit, il visualisa le paysage, les ondulations du relief, les contours de la maison. Au fur et à mesure que le décor prenait forme, les feuillages vert tendre et les fleurs du printemps se flétri-rent et tombèrent, bientôt remplacés par la neige sur le sol et les branchages. Elle tombait encore à gros flocons. Il les sentait, froids et humides sur sa peau, et entre ses doigts les mains de Cybil étaient glacées.

Un filet de fumée sʼélevait de la cheminée et le plumage rouge vif dʼun cardinal fendit le rideau de neige jusquʼà la mangeoire à oiseaux.

À lʼintérieur, se dit-il. Qui habitait la maison ? Qui avait fait le feu ?

Rempli la mangeoire ? Les doigts crispés sur ceux de Cybil, il traversa les murs, sʼavança dans la cuisine.

Sur le plan de travail, il y avait un compotier rempli de fruits.

Lʼœuvre de la mère de Fox, reconnut-il. Une douce musique monta à ses oreilles, un truc classique qui fit résonner en lui la première note discordante. Caleb nʼétait pas amateur de classique et, autant quʼil sût, Quinn non plus.

Qui écoutait cette musique ? Qui avait acheté les pommes et les oranges dans le compotier ? Lʼidée quʼil puisse y avoir des inconnus dans la maison de Caleb alluma en lui une étincelle de co-lère. Il voulut se précipiter, mais les mains de Cybil pressèrent les siennes.

Ni colère ni peur ; Attends.

Réprimant ses émotions, Gage progressa à son côté.