CHAPITRE 19
Le début du printemps "1948"

Les nappes de brouillard commencèrent à se former vers 16:00. Il ne faisait pas froid pour cette période de l'année ; à cette latitude plus au nord que Moscou ; mais humide. Très vite les nappes s'épaissirent au point que l'on ne voyait pas à plus de quelques mètres, sur la ligne du front nord. Un léger, très léger vent soufflait de l'ouest. Pas assez fort pour dissiper le brouillard mais le transformant en nuages épais qui se dirigeaient vers les lignes chinoises. Avec cette température insolite la neige, commençait à fondre par endroit, depuis la veille, avec plusieurs semaines d'avance. Mais tout le monde pensait que c'était un petit redoux passager.

Antoine venait de franchir l'ouverture basse, sortant de la casemate qui abritait le PC du 291ème Corps Franc, rejoignant Bodescu en train de replier une lettre qu'il enfouit dans une poche de poitrine de sa tenue de combat.

- Des nouvelles ? fit le jeune homme.

Le Commandant hocha la tête avant de répondre, après quelques secondes :

- Deux lettres… Le cousin Franck Delanot, le marin.

- Il va bien ?

- Il était "pilote" sur une Frégate qui a été coulée dans l'Océan Indien. Il a dérivé sur un canot pneumatique de sauvetage avec une quinzaine de matelots… Mais il s'en est tiré. Seconde fois que ça lui arrive. Déjà quand il était embarqué sur une Corvette il avait été torpillé, dans l'Atlantique sud.

- Il y a des pilotes sur des Frégates ?

- Non, dans leur langage il paraît que c'est l'Officier chargé de la navigation. Enfin lui au moins s'en tire…

Antoine jeta un regard à son ami.

- Tu peux me dire l'autre truc ?

Bodescu avait le visage tourné vers le sol. Il se racla longuement la gorge.

- Un jeune cousin, Yves Boukine, tu ne l'as pas rencontré… Il était pilote, Armée de l'air, lui, sur je ne sais plus quel engin de… Enfin la tante Elise me dit qu'il a été porté disparu au combat, en Sibérie.

Antoine ne répondit pas. Il savait que Charles n'attendait aucun réconfort parce qu'il n'y en a pas. Il n'y en a jamais, dans ces cas là.

- Tu n'as pas eu de courrier ? finit pas dire celui-ci.

Hochant la tête Antoine fit un pas sur le côté.

- Véra me dit que sa station radar est souvent bombardée et qu'elle devient très bonne à la course pour gagner les tranchées !

- Elle te dit ça ? Mais… c'est un truc à te flanquer la frousse. Je ne comprends pas comment elle peut…

- Véra ne ment jamais, le coupa Antoine. Même pour des choses comme ça. Jamais ! C'est pour ça que…

Il ne termina pas mais c'était inutile. Charles savait qu'il s'était passé quelque chose entre eux, durant leur rencontre, à Kiev, puis à Millecrabe, quand ils revenaient du camp de prisonnier. C'était le pire moment, après l'épisode de Macha, et pourtant ils s’étaient trouvés, tous les deux. Depuis ils s'écrivaient. Antoine ne disait rien de ces lettres mais n'en cachait pas l'existence et Charles respectait son silence. Antoine était encore convalescent dans ce domaine.

Labelle apparut dans l'embrasure du PC. On avait l'impression qu'il avait encore élargi, au stage Corps Franc. Parfois Antoine disait de lui, en souriant : le "monstre". Sa bouille de gamin se transformait en visage d'homme dur, mais il avait toujours ses rires soudains d'adolescent. Ce type était perpétuellement de bonne humeur, cette bonne humeur qui les avait tous soutenus, dans les camps. Une partie des taches de rousseur qui couvraient son nez et le dessous des yeux disparaissait. Il frissonna en rejoignant les deux autres Officiers.

- Pas froid, mais c'est vraiment un temps de vieux grichoux, fit-il.

- Allons bon, encore un nouveau mot, répondit Antoine, amusé.

- Oh ! Un grichoux c't'un vieux gars mal embouché, toujours de mauvais poil… Vous savez c'que je vais faire après la guerre, ajouta-t-il soudain. J'vais m'sucrer le bec avec d'la tire d'érable ! La plus grande tire qu'on ait jamais vue.

- Hein ?

Ses deux amis avaient réagi en même temps.

- Bien sûr, v'connaissez pas ça, ici.

Son visage s'était éclairé.

- Imaginez un peu… Vous chauffez du sirop d'érable encore frais et vous l'versez sur un tapis de neige posé sur une table ! Après y a plus qu'à déguster. Chez nous, les gamins en mangent, dans les camps d'vacances, d'hiver.

Antoine se dit que ce type resterait toujours le gamin qu'il avait devant les yeux et secoua la tête… Il avait une profonde amitié pour le grand Québécois. Pas la même que pour Charles, mais une véritable amitié, qui allait au-delà des souvenirs de combattants.

- Alors tu veux vraiment pas que je t'accompagne, Lieutenant Antoine ? reprit Léyon.

Ca remontait aux camps. Antoine était encore son chef direct, il n'avait jamais pu s'habituer à l'appeler simplement Antoine, hors du service et continuait d'utiliser cette formule : "Lieutenant Antoine !" Sans tenir compte de son nouveau grade.

- Pas question, répondit Charles, de son ton de commandement. Tu commandes votre compagnie en son absence.

Antoine leva la tête vers le ciel, comme s'il évaluait l'épaisseur du brouillard. Charles et lui n'avaient plus rien de ceux qui avaient fait connaissance, trois ans plus tôt. Tout deux avaient pris du poids et des muscles. Les épaules étaient plus larges, leurs jambes, les cuisses surtout, s'étaient musclées considérablement. Le visage de Charles Bodescu affichait les mêmes rides qu'auparavant, autour de la bouche, mais elles s'étaient creusées et on ne trouvait plus trace de cette ironie, sous-jacente auparavant. Son humour ne s'exerçait plus qu'en particulier, avec Antoine, Labelle ou quelques anciens.

Le visage d'Antoine aussi montrait que trois ans de guerre étaient passés par là. Son regard, surtout, toujours en éveil, observant sans cesse ce qui l'entourait. Comme pour trouver une échappatoire au cas où il serait en danger. Même lorsqu'il se trouvait dans leurs lignes. Désormais il s'exprimait de la même manière que lorsqu'ils étaient au camp de prisonniers. Sa bouche ne s'ouvrait plus beaucoup, pour parler, de telle manière qu'on ne puisse pas lire sur ses lèvres. Il articulait plus soigneusement ; pour être compris, malgré ces lèvres si peu mobiles ; et son débit était plus lent. Quand à son regard il fixait ses interlocuteurs si froidement, sans rien révéler de ce qu'il pensait, que ceux qui ne le connaissaient pas en éprouvait une impression désagréable. C'était le regard de quelqu'un sans sentiments, qui a vu tant de morts, tant de souffrances ; qui en a tant provoqué, aussi ; que rien ne peut plus le toucher. Le regard de quelqu'un qui se croit mort, lui-même, ou en sursis. Au fond de sa conscience il savait que ce n'était pas vrai, qu'il s'agissait d'une façade destinée à le protéger, à préserver cette sensibilité enfouie très loin mais, parfois, il se faisait peur à lui-même.

L'ex Capitaine d'Etat-Major avait reçu le commandement d'un Corps Franc, en même temps que sa quatrième ficelle, dès la sortie du stage de formation qu'ils avaient tous suivi. Les Corps Francs étaient très riches en encadrement. Beaucoup de SousOfficiers et beaucoup d'Officiers. Et pour cause les pertes étaient lourdes, parmi ceux ci. Chez les Corps Franc un Officier donnait l'assaut en tête… Ce qui provoquait, indirectement, des promotions fréquentes. Si on survivait on montait vite en grade. Comme chez les parachutistes, d'ailleurs. Et pour les mêmes raisons. Il y avait des Colonels chef de Régiments de Chasseurs-parachutistes chez les "bérets rouges", comme on les appelait, âgés de 26 ans seulement ! A la sortie du stage Bodescu, surnommé Bo, là-bas, avait reçu un Corps Franc, en formation, le 291ème qui, depuis, avait fait ses preuves. Ils avaient accumulé les missions.

Le 291ème Corps Franc était composé de trois Compagnies de 90 hommes, escouade de commandement comprise. Chacune était dirigée par un Capitaine et trois officiers, Sous-Lieutenant ou Lieutenant, commandant un Peloton de 26 hommes seulement. Tout ce monde là occupait, pour l'instant, trois longues casemates, accolées, à plus d'un kilomètre du front nord.

Antoine, nommé Capitaine après la fuite du convoi de prisonniers, avait en charge la Compagnie C. Ils avaient tous été promus au retour. "Léyon" était devenu Lieutenant, Vassi et Igor étaient Caporaux, Tchi Première Classe, il avait refusé les deux petits galons noirs. Tous avaient obtenu d'être versés dans l'unité que commandait Bodescu, et Labelle, était le second d'Antoine, maintenant. Par nature les Corps Francs ; depuis la Guerre d'invasion, date de leur formation, on appelait ainsi à la fois les unités et les hommes ou, parfois, simplement "CF"; étaient des individualistes. Ils s'étaient forgé des traditions. L'une d'elles était qu'ils dénommaient eux mêmes leurs unités. Ainsi, après plusieurs mois de missions le 291ème Corps Francs avait été appelé, par ses hommes, le CF "BO"; une allusion à Bodescu et le surnom de celui-ci pendant le stage ; et non "le 291ème CF", et la Compagnie d'Antoine : "N°1" et pas "C"… Et ces appellations étaient respectées par les autres Corps Francs de leur Brigade. Les Brigades de CF étaient les plus grosses unités. Il n'y avait pas de Divisions. Ils étaient assez nombreux pour en constituer plusieurs mais c'était comme ça, il n'y avait que des Brigades de CF.

Ici la discipline était loin de celle des corps de troupes classique. Elle était, paradoxalement, différente et bien plus sévère ! Et, étonnement, acceptée avec orgueil, par les hommes qui en tiraient fierté… Curieusement Charles Bodescu, si imprégné de sa formation d'officier d'active, s'y était très bien adapté. Il faut dire qu'il avait été mis dans le coup très vite, à l'entraînement. Au Centre de formation aucun stagiaire n'affichait son grade. Un stagiaire enlevait ses galons en entrant. Chacun portait la même tenue de combat pendant les quatre mois d'entraînement et de cours et obéissait aux ordres des Sergents-instructeurs. C'est à la sortie que l'on apprenait que untel était Sergent ou Capitaine… Le système soudait les hommes qui savaient que les gradés, qu'ils découvraient ainsi, en avaient bavé autant qu'eux, étaient capables de faire exactement les mêmes choses qu'eux. Ils les respectaient.

C'est par hasard qu'Antoine apprit que Brucke ; le Lieutenant Brucke ; son adjoint du DAIR, au début de la guerre, désormais Capitaine également, était lui aussi aux Corps Francs, instructeur dans un autre camp, proche, après une convalescence. D'une manière ou d'une autre il avait réussi à s'évader, sur le front du Kazakhstan, en 1945, malgré sa première blessure. Et il en fut content. Il essaya de le rencontrer, mais c'était interdit, pendant un stage. Ils se retrouvèrent après. Brucke aussi avait changé. Le visage, les yeux, surtout. Il montrait une assurance qu'il était loin d'avoir au début de la guerre. La chance avait été avec lui, son train de blessés avait été bombardé et il s'était enfui avec d'autres prisonniers légèrement blessés. En rentrant, après un séjour à l'hôpital, il avait immédiatement intégré un stage de Corps Francs.

Depuis la fin du stage le CF Bo n'avait pas chômé, ils avaient enchaîné les missions, surtout de sabotage, les reconnaissances lointaines, les parachutages pour des interventions sur des installations pétrolières. En assez peu de temps, finalement, le 291ème était devenu une unité expérimentée.

***

Ce matin du 2 avril, alors qu'ils étaient affectés à ce secteur du front, depuis un mois ; au retour d'une série de missions de sabotages de ponts et d'installations ferroviaires, en Territoires Occupés ; Bodescu avait reçu la mission, classique, d'organiser une sortie de nuit pour ramener des prisonniers. Sur le front, hormis une attaque, c'était la principale mission des Corps Francs. Une sorte de repos ! Comme pendant la Première Guerre continentale où ils avaient assis leur réputation de baroudeurs de cette manière, ils y excellaient, savaient s'infiltrer dans les lignes, capables d'y rester cachés plusieurs jours, au besoin, avant de revenir avec des prisonniers et souvent les membres d'un Poste de Commandement ennemi. Un modeste PC de compagnie, la plupart du temps. Mais les documents ramenés étaient précieux.

Bodescu avait désigné la Compagnie "N°1" pour l'accomplir et Antoine avait choisi les 11 hommes qui l'accompagneraient. Pour une mission de ce genre c'était l'idéal, pas trop important pour risquer d'être repérés, mais assez pour se frayer un passage en force, au retour. Son choix était d'ailleurs relativement limité par Vassi, Igor et Tchi, qui avaient fait des pieds et des mains pour être affectés à sa Compagnie, à la formation de 291ème. Ils avaient flanqué un tel bordel, ameuté tant de leurs copains que Bodescu avait finalement accepté pour avoir la paix. Et, désormais, les trois hommes ne supportaient pas qu'Antoine sortent en mission sans les emmener, ils piquaient de vraies crises ! C'est qu'ils avaient terminé le stage bien différent des hommes qu'ils étaient au départ. Eux aussi s'étaient affirmés, chez les C.F.

Si Parkimski et Kovacs avaient été éliminés le deuxième mois, "pas assez endurants", les autres avaient tenu le coup et arboraient l'insigne avec les deux lettres d'argent : CF. Avec sa forme physique Labelle avait terminé premier du stage ! Son rang de sortie lui avait permis de choisir son CF et il avait demandé à servir avec Antoine. Bodescu l'avait immédiatement placé dans la compagnie de son ami.

Apprendre à utiliser tous les trucs possibles pour se battre ; mais surtout apprendre à ne pas laisser de survivants Chinois derrière eux…, avait changé leur mentalité à tous, les hommes surtout. Ils n'avaient plus rien des soldats paumés, mais bien gentils, du DAIR des débuts de la guerre. Déjà les camps de prisonniers, au milieu des Officiers, les mensonges quotidiens nécessaires, les avaient fait profondément évoluer. La confiance qu'on avait développée chez eux pendant le stage ; l'assurance qu'ils pouvaient et étaient capable de tuer n'importe quel adversaire ; en avait fait d'autres hommes, aux regards plus sûrs, plus froids, affirmant leur volonté. Et, en l'occurrence, leur volonté était de ne jamais laisser sortir Antoine sans eux ! Donc sur 11 hommes Antoine n'avait pu en choisir que 7… Tout le groupe était prêt, attendant tranquillement l'ordre de départ, prévu pour la nuit, déjà en tenue léopard.

Les hommes appelaient "tenue léopard" les nouvelles tenues de combat, camouflées. Il en existait avec des couleurs différentes pour des végétations plus spécifiques. Couvertes de traînées de couleurs vertes et marrons, pour leur permettre de mieux se confondre dans les régions boisées, par exemple. Compte tenu des climats opposés, proposant des végétations foncièrement dissemblables sur l'étendue de l'Europe le principe s'était imposé immédiatement. Toutes comportaient le kaki, le vert ou le beige, de base, mais avec tantôt des taches noires, tantôt ces grandes traînées à dominantes grises ou marron ou vertes. Les seules qui n'aient pas encore été distribuées étaient destinées à des terrains quasi désertiques, de sable et de pierrailles, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Turkménistan. Chaque Corps les avait reçues en dotation. Y avaient droit les nouvelles unités de Régiments d'Infanterie parachutistes, les Bataillons d'assaut, de la Légion, de la Garde et des Chasseurs. Le même principe que les tenues noires des troupes d'assaut Chinoises. Chaque Corps avait adopté l'une d'elle et l'utilisaient en permanence, y compris comme tenue de travail, au repos, ou hors du cantonnement, sauf pour des missions particulières.

Les Corps Francs avaient choisi le combiné kaki/taches noires et se prétendaient, assez puérilement : hommes-léopards ! La particularité commune à ces tenues était d'avoir une multitude de poches avec des fermetures à glissières. Sur la poitrine, les manches, les jambes etc. Les hommes y rangeaient aussi bien des objets personnels que des boites de rations, dans celles des jambes, par exemple, ou des chargeurs de Sterlinch, la mitraillette Mauser 9m/m qui était apparue depuis quelques mois. Cette arme était désormais en dotation habituelle dans l'infanterie où sa robustesse, son efficacité, s'étaient révélées bien supérieures à son équivalent chinois. Les poches servaient même de support aux grenades offensives suspendues ; dangereusement, d'ailleurs ; par la cuillère, sur la poitrine. Les grenades défensives étaient logées dans un étui de trois, plaqué par un lacet, sur la cuisse gauche. Le flanc de la cuisse droite étant traditionnellement réservée à l'étui du poignard-baïonnette à l'extrémité maintenue également par un lacet, au dessus du genou, le manche étant placé afin de pouvoir être saisi, lame vers le bas, ou vers le haut. Si les hommes portaient l'étui comme s'ils considéraient uniquement l'aspect "poignard" de l'arme, celle-ci était conçue pour s'adapter au canon de la Sterlinch, en combat de près ou pour donner l'assaut. Le moindre détail avait été étudié chez les Corps Francs.

***

Quand Bo et Antoine virent le brouillard qui s'épaississait ils se regardèrent.

- Ca vaudrait le coup de choisir une bonne petite nappe, bien épaisse et d'avancer avec elle à travers leurs lignes, non ? fit Antoine. Avec les combinaisons blanches sur les tenues de combat on serait peu visibles.

- Tu sens bien le coup, Petit Lieutenant ?

Ils avaient eu beau changer de grade Bodescu continuait, lui aussi, de lui donner du "Petit Lieutenant", et lui l'appelait encore Capitaine ! C'était leur complicité, leur façon de ne pas oublier le passé.

- Oui, fit Antoine en levant la tête vers le ciel invisible. On pourra franchir leurs avant-postes plus tranquillement, les bruits seront assourdis. On se trouve un endroit pour se mettre à l'abri pour observer, entre deux passages de brouillard, en attendant la nuit et, au besoin, on ne rentre que la nuit prochaine. Dans ce cas j'attaquerai un PC pour ne prendre des prisonniers que le lendemain, seulement, avant de rentrer. Ca devrait nous faciliter les choses.

- D'accord. Tu emmènes un petit 536, pour le retour, je préfère que tu aies une radio pour me prévenir avant d'entrer dans nos tranchées. Le Corps Franc ne va pas bouger. Je reste au PC où je t'attendrai. Reviens directement passer les lignes dans ce coin, si tu le peux.

- Ca marche, Capitaine. Je vais dire aux gars d'enfiler les combinaisons blanches et on part.

Bodescu sourit brièvement.

***

A 17:20, la nuit venait de tomber, le groupe sortait des tranchées. Antoine avait attendu un paquet assez épais et avait dit aux hommes de progresser en file indienne en gardant le contact visuel avec celui qui les précédait. Lui marchait, comme toujours, en deuxième position derrière un type mince et souple, Vogel, éclaireur de pointe habituel. L'humidité de l'air se déposait sur les visages et coulait dans le cou en laissant des traînées froides, désagréables, et noires du camouflage de visage. Comme toujours ils portaient sur la tête le béret noir des Corps Francs avec ses deux petits lacets de cuir pendant derrière la nuque, sous la capuche de la combinaison blanche ; passée par dessus la tenue camouflée ; le casque rond réglementaire accroché derrière le sac à dos les transformant tous en bossus.

Ils avançaient lentement, à demi courbés, dans le no man's land de 500 mètres séparant les deux lignes de front. Le sol, qui commençait, par endroit, à être boueux, était troué d'une multitude d'impacts d'obus de mortiers qui faisaient des taches sombres dans la neige qui restait par ici. Entre les petites attaques locales, pour tâter les défenses ennemies, et les traces de pas des infiltrations, d'un côté comme de l'autre, les mouvements de troupes, normales d'un poste à l'autre, les parties blanches formaient des monticules et Antoine songea que seul le brouillard justifiait sa décision d'utiliser les combinaisons blanches avec la capuche. Celle ci était gênante pour écouter les bruits alentour et Vogel, comme plusieurs autres, avaient découvert tant bien que mal ses oreilles. Le brouillard facilitait leur progression mais augmentait le risque de tomber soudain sur un avant-poste et ils étaient prêts à réagir immédiatement.

Vogel s'accroupit en levant doucement la main. Antoine le vit tourner lentement la tête de droite à gauche pour écouter longuement. L'éclaireur se décida et obliqua vers la gauche avant de s'arrêter de nouveau, trente mètres plus loin. Il se retourna et fit signe en tendant le bras sur sa droite. Puis il agita lentement les mains faisant les signes convenus pour indiquer qu'il y avait là un avant-poste. Il tendit même deux doigts pour préciser qu'il y avait là deux Chinois. Cette fois, Antoine pensa qu'il poussait un peu. D'accord pour repérer un avant-poste, mais le nombre d'occupants… Pourtant il décida de lui faire confiance et se retourna vers la colonne accroupie, derrière, pour lever deux doigts en montrant son poignard, demandant ainsi deux volontaires pour aller liquider les membres de l'avant poste. Deux silhouettes se levèrent et, courbées en deux, rejoignirent lentement Vogel, dans un silence absolu. Celui-ci agita encore une fois les mains à leur intention et ils s'allongèrent tous les trois pour se mettre à ramper en s'écartant légèrement les uns des autres.

Ils s'évanouirent rapidement dans le brouillard et Antoine se mit à écouter, dans la direction par laquelle ils avaient disparu. Il n'aurait pas pu jurer qu'il avait perçu quelque chose, en tout cas l'un des hommes revint en rampant et lui fit signe de reprendre la progression. Une vingtaine de mètres plus loin il découvrit le poste, avec les sacs de sable autour et juste un passage, à l'arrière, près duquel se tenait un CF, la Sterlinch braquée vers les lignes ennemies, guettant. Deux corps de Chinois étaient tassés au fond de l'abri et Vogel les fouillait. Il enfouit les papiers trouvés dans une poche de sa combinaison et leva la main vers Antoine qui hocha la tête en signe d'acquiescement. Le gars sortit du trou, écouta un moment, à côté du guetteur, et se mit à nouveau en marche, à demi courbé.

Un bruit, insolite, alerta Antoine plus tard. On aurait dit une quantité de conversations faisant comme la rumeur d'une foule… Il lança un peu de neige dans le dos de Vogel qui stoppa net et se retourna. Le jeune homme lui fit signe de l'attendre et le rejoignit. Accroupi près de lui il recommença à écouter, essayant d'identifier ce qu'il entendait. Pas sûr de lui il approcha le visage de l'oreille de Vogel, posa ses mains en masque de chaque côté de sa bouche et murmura :

- Tu as une idée de ce que c'est ?

L'éclaireur lui répondit de la même façon.

- Une bande de gars qui attendent. Nombreux.

C'était aussi l'impression d’Antoine mais pourquoi, aujourd'hui, entendait-on aussi distinctement ? Vogel voulait ajouter quelque chose et il tendit encore son oreille.

-… Peut être un Régiment qui est relevé ? Ca discute dans ces cas là.

Oui, c'était vrai… Seulement, sans savoir pourquoi, il n'était pas tout à fait convaincu. En tout cas ils devaient passer cette première ligne de tranchées pour aller, au-delà, à la recherche d'un PC à attaquer. Ceux-ci étaient reconnaissables, chez les Chinois, à un fanion triangulaire placé en haut d'une antenne radio. Mais passer ici il ne fallait pas l'espérer avec autant de monde. Il fallait longer la ligne de tranchée pour attendre d'avoir dépassé cette zone d'agitations, avec le danger que la nappe de brouillard ne les dépasse et qu'ils se trouvent soudain exposés en terrain plat, à découvert. D'un autre côté, l'obscurité les protégeait. Il traduisit cela par gestes, comme il le put, et Vogel fit signe qu'il avait compris. Celui-ci se mit en marche vers la gauche, le nord. Antoine consulta sa montre, déjà 18:10. Quand on y verrait un peu mieux, la nappe passée, il faudrait vite se cacher quelque part, peut être dans des entonnoirs d'obus, le temps de laisser venir la nappe suivante, parce que leurs combinaisons blanches étaient paradoxalement devenues révélatrices, maintenant.

Deux fois ils durent renoncer à passer. La seconde ils faillirent être surpris en terrain découvert. Antoine prit le risque d'ordonner du geste une ruée en avant vers un trou à quelques mètres devant, et d'y plonger littéralement tous les onze, espérant que les sentinelles des avants postes chinois, derrière eux, maintenant, regardaient vers les lignes européennes plutôt que vers les leurs ! Leur trou était assez proche de la première tranchée chinoise et Antoine se mit à l'écoute.

Toujours le même bruit de voix assourdi… D'accord ils n'avaient pas parcouru une grande distance, en longeant les lignes, mais un Régiment n'occupait pas non plus des kilomètres ! Il décida de ne plus compter sur le brouillard et d'attendre ici un moment avant de chercher un passage. Pendant une heure ils firent les morts, ne parlant pas, ne bougeant pas. A 21:00, une heure où la vigilance s'émousse, les conditions étaient plus favorables pour repartir et il en donna le signal en secouant le bras de Vogel qui réveilla son voisin, Tedeski. Celui-là était capable de dormir sous un bombardement ! Heureusement, par un phénomène que ne s'expliquaient pas ses copains, s'il ronflait comme un sonneur dans leur casemate, il n'émettait pas un son en mission ! Les mystères de l'inconscient ! Avant de repartir Antoine leur fit signe d'enlever les combinaisons et de les rouler derrière leur petit sac à dos. Elles étaient plus révélatrices qu'autre chose, désormais. Puis ils suivirent Vogel, de plus près qu'auparavant. Ils approchaient de la tranchée quand des voix se firent entendre. Quelqu'un était en train de se faire passer un savon ! Antoine eut le temps de faire stopper Vogel et de reculer. En rampant il remonta la colonne à la recherche de Tchi qui avait eu l'idée de venir se placer en quatrième position quand ils étaient repartis. Comme avec Vogel plus tôt il murmura à l'oreille du Sibérien :

- Tu as compris quelque chose ?

- Juste quelques mots. Un Sous-Officier gueulait parce que le renfort arrivait pas.

Le renfort ? Cela provoqua une nouvelle interrogation chez Antoine.

- Passe en tête, chuchota-t-il et écoute en avançant. Si tu repères quelque chose qui nous indique où on peut passer n'hésite pas.

Tchi hocha vigoureusement la tête et commença à ramper pour aller prendre la place de l'éclaireur de pointe qui laissa ensuite passer son Capitaine. Antoine voulait toujours rester en deuxième position. Ce n'est que vers 22:10 que Tchi obliqua soudain vers la tranchée où le jeune homme le rejoignit. On n'entendait pas de bruit à proximité. Des éclats de voix parvenaient jusqu'à eux, mais semblaient venir de plus loin, assourdis par le brouillard qui avait bien l'air d'être soudé, maintenant. Et plus épais encore, ils s'en rendirent compte par l'éclat d'une lampe tempête surgie fugitivement loin, enfin relativement loin, à droite. Paradoxalement le passage de la tranchée fut facile. Un coude, assez étroit pour qu'ils sautent par dessus. De l'autre côté ils se couchèrent au sol. Antoine ne les voyait plus, même de près. Leurs tenues léopards remplissaient parfaitement leur rôle, ici, il le vérifiait une nouvelle fois. Ils étaient maintenant bien à l'intérieur des lignes chinoises. Antoine s'en trouva curieusement mieux. Il l'avait fait tant de fois déjà qu'il se sentait à l'aise. Tchi reprit la progression sur un coup frappé à son mollet. Ils marchaient désormais à une longueur de bras les uns des autres, toujours en file indienne, la meilleure formation pour donner et recevoir des ordres. Mais aussi la plus dangereuse. Si une rafale éclatait, ils seraient plusieurs à encaisser… Antoine eut l'impression qu'ils avaient parcouru des kilomètres ainsi quand des voix retentirent à nouveau. De luimême Tchi vint à sa hauteur et colla la bouche contre son oreille.

- Des types qui se plaignent… non. C'est dingue… j'ai l'impression qu'ils sont bourrés !

Plus tard ils tombèrent sur un PC de compagnie. Le fanion était là, placé presque au niveau du sol, à l'entrée d'une casemate tout en longueur. Seulement il y avait pas mal de monde autour. Trop pour attaquer en silence. Antoine décida de rester sur place un moment. A moins qu'un type ne leur marchât dessus ils étaient en sûreté. Autant, en tous cas, que c'était possible à l'intérieur des lignes. Le temps passa, les voix se firent rares, mais le jeune homme comprit que les soldats Chinois restaient sur place, dormant dans la tranchée. Pourquoi dormir dehors par un temps aussi humide ? Encore une fois il ne comprenait pas. Fugitivement il regretta de ne pas avoir donné l'ordre à son groupe de manger quand ils attendaient dans l'entonnoir, plus tôt. Maintenant il faudrait peut être patienter longtemps. Aucune raison de penser que les Chinois allaient faire mouvement dans la nuit, autant chercher une proie ailleurs. Il donna l'ordre de continuer leur route en contournant ce coin. Tchi obliqua une nouvelle fois, à droite, au sud, pour longer les lignes des tranchées, derrière elles, avant de virer à l'est. Ils marchèrent pendant des heures, changeant parfois de direction.

***

A quatre heures du matin ils n'avaient rien repéré mais, surtout, Antoine était stupéfait de la quantité de troupes qu'ils évitaient, même en profondeur. Ils avaient poursuivi à l'est, s'enfonçant profondément dans les lignes chinoises et ils tombaient à chaque instant sur des types en train de dormir, souvent dans des campements provisoires. Au point qu'il commença à s'inquiéter sérieusement pour son groupe. Ils n'avaient trouvé aucune casemate à moitié démolie et abandonnée, où ils auraient pu se cacher, comme ils l'avaient fait les fois précédentes. C'est en tombant sur un nouveau rassemblement, dont Tchi put approcher pour entendre des voix, qu'il comprit d'un seul coup.

- Des gars disent qu'ils vont bouffer de l'européen. Ils ont l'air drôlement remontés, murmura son traducteur. Le cerveau d'Antoine assimila l'ensemble des éléments qu'il avait enregistré cette nuit. "Bouffer de l'Européen"… tellement de troupes rassemblées là, des camps provisoires…

Bon Dieu, ça recommençaient ! Ils allaient attaquer ! C'était une offensive générale…

Il fallait prévenir la division, le Corps d'Armée ! Il regarda sa montre dont les aiguilles phosphorescentes lui indiquèrent qu'il était maintenant cinq heures passées. Dans quelques heures le jour allait se lever et, d'après le ciel sans étoiles il devait toujours y avoir du brouillard. Les Troupes d'assaut chinoises seraient dans les tranchées européennes sans avoir été repérées et feraient un massacre… Sans visibilité les troupes amies de première ligne seraient incapable d'évaluer la puissance de l'attaque. Elles perdraient du temps à comprendre et des unités, installées en profondeur dans le camp européen, seraient anéanties pendant ce délai, sans que l'évaluation de l'importance de l'attaque ne parvienne au QG. Le Commandement l'apprendrait trop tard pour prendre des mesures, limiter la progression ennemie, organiser une contre-attaque. Jamais le groupe n’aurait le temps de rentrer pour expliquer qu'ils avaient vu : des divisions entières. Il y avait bien la radio, le 536 ! Mais ici ils étaient sûrement hors de portée, pour un petit poste comme ça… Trop loin à l'intérieur du dispositif ennemi. Au delà de 4 kilomètres les communications étaient aléatoires, même sans masque pour hacher la porteuse. Il fallait se rapprocher, revenir plus près des leurs. Frénétiquement il fit signe à Vogel qu'ils rentraient dans leurs lignes aussi vite que possible et l'éclaireur, dont il ne voyait pas le visage, parut ne pas comprendre immédiatement. Il le prit par le cou et dit seulement :

- Offensive ! Prévenir.

Cette fois Vogel se retourna en rampant à toute vitesse et prit le chemin du retour. Les autres réagirent d'instinct. Dès qu'ils se furent un peu éloignés Antoine prit le risque de se relever et fit signe à tout le monde de l'imiter, et ils prirent le trot, courbés en avant. Combien de kilomètres avaient-ils parcourus, dans la nuit ? Antoine essayait de l'évaluer en s'efforçant de garder son sang froid. C'est maintenant qu'il fallait être calme, réfléchir. Essayer, au moins de prévenir. Une casemate se dessina, devant. Il se redressa, accéléra pour rejoindre Vogel et lui prit le bras. Du doigt il indiqua de faire halte et les autres, derrière s'aplatirent. Rapidement il chercha le 536, dans son dos, et fit signe à Tchi, juste là, d'avancer vers le blockhaus pour voir si tout le monde dormait. Pendant ce temps il dévissa l'antenne fouet, souple, de sa radio, et vissa l'antenne longue, rigide, qui donnait plus de portée, alluma le poste après avoir cherché dans le noir le bouton rond pour réduire le bruit de fond au minimum. Tchi revenait et murmura :

- Personne, vide.

Vacherie, les troupes prenaient déjà place pour l'attaque ! Il grimpa sur le toit du blockhaus pour prendre de la hauteur, même si un mètre de plus était probablement dérisoire. A voix basse, détachant ses mots il lâcha :

- "N°1 appelle BO, N°1 appelle BO, urgence."

Il attendit une réponse. En vain. A ses pieds il ne distinguait pas ses hommes, on ne devait pas le voir non plus, pour ça pas de problème, c'était un risque calculé, mais sa voix… Assourdie, certes, mais s'exprimant en Français. Pas les mêmes sonorités que le chinois, loin de là ! Il recommença trois fois avant de sauter au sol et de faire signe de repartir. Ils parcoururent encore cinq cents mètres avant qu'il ne se décide à réessayer, se disant que des Chinois allaient finir par l'entendre. Il stoppa et recommença à émettre :

-"N°1 appelle BO, d'urgence, N°1 appelle BO d'urgence."

Et là, le miracle, un bruit de voix très faible retentit dans l'écouteur qu'il collait à son oreille. Inaudible, mais une voix.

- "Ici N°1, c'est toi, Capitaine ?"demanda Antoine.

La réponse fut toujours inaudible.

- "BO, si c'est toi coupe la porteuse deux fois."

Il écouta, refrénant son angoisse. La porteuse coupa une fois… deux fois.

-"BO si tu me comprends coupe trois fois."

Il écouta à nouveau, tendu. La porteuse coupa, mais trop vite pour qu'il puisse être sûr que c'était bien trois fois. Il risqua le coup et reprit en détachant les mots :

- "Ici N°1. Les Chinois ont une énorme quantité de troupes sur le front, des divisions. C'est une attaque générale. Si tu m'as compris coupe deux fois."

La porteuse coupa deux fois. Il était bien en contact avec le Corps Francs, dans leurs lignes. Par quel phénomène la communication passait-elle dans un sens et pas dans l'autre ? Bodescu avait peut être pu grimper quelque part et le recevait mieux ? Il redonna le signal du départ. Un quart d'heure plus tard une série d'explosions de grenades, suivie d'une multitude de rafales s'éleva. L'offensive avait commencé ! Sans prendre de précautions, cette fois, il rappela.

- "BO, je répète : ce n'est pas une attaque locale mais une offensive de grande importance j'essaie de rentrer mais je suis loin, vous serez envahis avant notre retour. Fais mouvement avec les autres on se débrouillera pour trouver nos lignes. Suis pas encore repéré. Reçu ? Terminé."

D'un seul coup la voix de Bodescu arriva, faible mais audible.

- "Pas question, le CF résiste. On est déjà débordés, ils nous contournent mais on tient la position. J'ai retransmis ton message à la division, reste en QAP."

QAP, écoute permanente. Bien gentil mais ils devaient foncer en avant, eux aussi, sinon ils ne rattraperaient jamais le front… Pourtant Antoine se domina, s'efforçant de respirer et souffler lentement pour calmer les battements de son cœur. Il eut une idée.

- Mangez, souffla-t-il aux hommes, accroupis autour de lui.

De sa main libre il essaya de sortir une boite de ration de sa poche de pantalon. Les rations entraient juste dans ces pocheslà, placée sur le côté et Antoine s'était toujours demandé si c'était le hasard ou si quelqu'un y avait pensé. Les hommes partaient toujours en mission avec une boite dans chacune de leurs poches de pantalon. Ca faisait au moins des vivres pour deux jours, quoi qui se passe. Perte du sac à dos, par exemple. Pas pratique de ramper avec ça, les boites vous meurtrissaient les cuisses mais on s'en accommodait. Et il y avait plus de deux jours de nourriture, si on la faisait durer. Les siennes étaient toujours fermées, rien mangé depuis la veille. Une main surgit lui enleva la boite et arracha la languette métallique, fourrageant dans la boite avant de lui tendre une barre de nougat. Il reconnut le poignet de Vassi à la cicatrice, sur le côté. C'est à ce détail qu'il réalisa qu'il commençait à faire jour.

Il leva la tête en humant l'air et en regardant autour de lui. On distinguait vaguement des silhouettes passer au trot, à une quinzaine de mètres, dans le brouillard, c'était de la folie de rester ici, immobile, et de parler à voix haute, en Français, songea Antoine avec ce curieux détachement qu'il éprouvait souvent après un moment de crise ! Et puis son cerveau sélectionna un autre bruit, assourdi, lointain. Il se concentra et identifia… des moteurs. Pas des blindés, non, ce bruit là était plus… aigu. C'était des Transports, à tous les coups. Ca voulait dire que derrière les vagues d'assaut viendrait une autre vague, mécanisée ! Ils avaient dû prévoir un système quelconque pour faire franchir les tranchées aux véhicules. La grosse, très grosse offensive… Comment les Chinois espéraient-ils avancer avec la boue qui allait empirer les jours suivant avec ce dégel ? Visiblement celuici allait commencer. Et puis il comprit que même si ces Transports leur faisaient gagner cinq kilomètres seulement, ça suffisait pour qu'ils prennent de vitesse les Divisions européennes. Ensuite le mouvement est irréversible, le camp qui recule a toujours un temps de retard sur l'assaillant. Ca ne s'arrête que lorsque ceux-ci sont à bout de forces, plusieurs jours après. Le brouillard était épais et il murmura, tout en mâchant, gardant le 536 contre son oreille :

- Mettez les combinaisons blanches.

- "N°1 est-ce que tu m'entends ?" fit soudain la voix de Bodescu.

- "Affirmatif, BO."

-"Dernière information passée par radio, plus de communication avec personne par fil, c'est le bordel, ici. On a installé un point d'appui et on résiste. Essaie à tout prix de rentrer, Petit Lieutenant. On voit passer énormément d'unités, devant nous. Tôt ou tard ils vont venir avec un anti-char et nous pulvériser, dépêche-toi. Derrière la ligne d'attaque vous serez fait prisonniers et tu sais ce que ça veut dire…"

Effectivement. Les Chinois ayant condamné à mort les prisonniers évadés, être repris deux jours ou un an après ne changerait rien pour eux. Tôt ou tard ils découvriraient qu'ils détenaient d'anciens évadés et les pendraient ! Sans attendre les mines de charbon !

On ne savait rien de précis sur les prisonniers. Etaient-ils toujours de futurs enterrés vivants ? Le Haut Commandement Chinois avait-il laissé tomber pour l'instant ? Peut être, peut être pas ? On ne pouvait pas savoir avec ces types-là. Selon les journaux qu'Antoine avait lus depuis des mois, ils avaient été essentiellement vexés par cette révélation, dans le monde, et n'avaient pas réagi officiellement ! Comme si cela ne leur importait pas. Apparemment les mesures économiques prises par certains pays, les pays Scandinaves, certains pays d'Amérique du sud, l'Australie, aussi, ne les avaient pas beaucoup gênés. Ils continuaient à recevoir du pétrole d'Amérique, seuls les pavillons des pétroliers avaient changé. Ils n'étaient plus d'Amérique Centrale, Salvador, Costa Rica, Panama, mais de petits pays d'Afrique ! Les grosses boites américaines continuaient à faire de l'argent avec la bénédiction occulte de leur gouvernement… Comme disait le Président Fellow "on ne peut pas reprocher à des gens de vouloir gagner de l'argent, le gouvernement n'y pouvait rien. Il n'allait tout de même pas arrêter de respectables hommes d'affaires." Antoine se demanda comment il pouvait penser à des choses pareilles dans un moment comme celui-ci ? D'autant que ces pensées avaient traversé son cerveau à la vitesse de l'éclair, après la dernière phrase de Bodescu.

- "Bon Dieu ne sois pas idiot, Capitaine, taillez-vous pendant que vous le pouvez, dit-il, il faut se replier, merde…"

- "On n'abandonne pas nos hommes tant qu'il y a une chance, tu le sais parfaitement. Les gars eux-mêmes refuseraient. Magne-toi plutôt. Plus vite tu seras rentré, plus vite on décrochera. C'est un ordre. Je reste en QAP".

Antoine, partagé entre le soulagement de savoir qu'on les attendait et la certitude que Bodescu faisait une terrible erreur en résistant sur place, coupa la radio. Les hommes avaient repassé leur combinaison blanche et il sortit la sienne de son petit sac dorsal.

- Vogel, murmura-t-il, tu penses pouvoir retrouver nos tranchées ? Le Corps Francs a organisé un point d'appui pour nous attendre. Ils ne décrocheront pas avant qu'on soit rentrés.

- Elles doivent être plus au sud, Capitaine, mais je sais pas bien où… Le mieux ce sera d'entrer dans la tranchée principale de notre front et de la suivre vers le sud jusqu'à ce qu'on reconnaisse quelque chose. On est forcément au nord.

- Fais passer le mot d'ordre : quand on trouvera des mitraillettes chinoises on les récupère, avec les munitions, pour économiser nos armes. En avançant on choisit des plaques de neige pour progresser.

Il attendit que tout le monde ait reçu ses instructions et donna le signal du départ, constatant que leurs tenues, dans la blancheur du petit jour, les dissimulaient à nouveau tant bien que mal… Ils reprirent le trot, l'allure la plus rapide, qu'un CF pouvait tenir pendant des heures. Le bruit venant de l'attaque chinoise était plus net, maintenant. Beaucoup d'explosions de grenades, rafales ininterrompues de mitraillettes. Pas d'artillerie, impuissante avec cette visibilité. Mais il n'y avait pas eu non plus la longue préparation d'artillerie qui précède toujours une offensive générale. Pas plus qu'ils n'avaient vu de batteries de canons, pendant leur marche derrière les lignes.

La petite quantité de nourriture que les hommes avaient prise pendant la pause les avait regonflés. Et aussi de savoir que les copains prenaient le risque d'être anéantis pour les attendre ! Désormais ils couraient en essaim, sur une quinzaine de mètres de largeur. Leur formation ne devait pas être tellement différente de celles des Chinois parce qu'ils en côtoyèrent, à faible distance, marchant plus que courant, sans que l'alerte ne fût donnée. Dans ces cas là Tchi lançait des ordres en chinois, faisant mine de s'adresser à ses hommes…

Et puis une rafale de Sterlinch retentit à gauche, suivie de la réponse, à retardement, d'une arme chinoise. Antoine tourna vivement la tête apercevant trois ombres s'effondrer au sol. Il y avait d'autres silhouettes à côté et les CF ouvrirent le feu comme on le leur avait appris. Des courtes rafales se succédant jusqu'à épuisement du chargeur, pour assommer l'ennemi. Il entendit le bruit des culasses qui claquent à vide après la dernière cartouche, le cliquètement des chargeurs pleins qu'on enfourne dans le guide, sur le côté gauche de l'arme. Les gars réarmaient mais c'était inutile il n'y avait plus de réponse en face. Il allait donner le signal de la fuite quand il vit deux de ses hommes se pencher et relever un corps vêtu de la combinaison blanche. Pas le temps de s'attarder ici, ils reprirent leur course et stoppèrent cent mètres plus loin. Il approcha du blessé. Pinatowski. Il avait encaissé une rafale en pleine poitrine. Il était manifestement mort. Sans prononcer un mot, Antoine arracha sa plaque d'identité au bout de la chaîne, à l'épaule, ses armes et ses munitions qu'il passa au plus proche de ses hommes, derrière lui, et se releva, faisant signe de repartir. Emmener son corps était absurde, ils ne savaient même pas où ils allaient. Devant, sur la ligne d'attaque, les combats paraissaient toujours aussi acharnés, le bruit des détonations faisait un fond sonore ininterrompu.

Ils tombèrent sur la tranchée principale du front ami sans l'avoir vue arriver. Des balles perdues sifflaient au-dessus de leurs têtes, depuis un moment et, parfois, ils devaient se courber. Aussitôt après y avoir sauté Antoine aperçut les monceaux de cadavres, à la sortie des casemates. Les gars avaient été cueillis devant les emplacements de repos. Des cadavres de Chinois aussi. Moins nombreux. La surprise avait été fatale, des bataillons entiers devaient avoir été anéantis en quelques minutes. En passant la tête par dessus le parapet, du côté européen, où la pétarade continuait Antoine estima qu'on se battait à plus d'un kilomètre en arrière des lignes, déjà. Le sol, dans cette direction, était couvert de cadavres ! En revenant à la tranchée son regard enregistra les mouvements de plusieurs de ses hommes enlevant une mitraillette des bras d'un mort Chinois et le soulageant de son baudrier porte-chargeurs. Deux d'entre eux, l'arme braquée sur l'enfilade de la tranchée, à droite comme à gauche, surveillaient leurs arrières et Igor, la tête hors de la tranchée, au ras du sol, côté Chinois, veillait. Pour la première fois de la nuit il vit le Sergent Sven Fanssen, un Danois silencieux, traditionnellement chargé de l'arrière-garde dans ces missions. C'était le type sur lequel on pouvait compter. Efficace comme combattant, analysant vite une situation et réagissant de son propre chef sans attendre des ordres. Antoine avait l'intention de le proposer pour un stage d'officier. Il circulait en silence au milieu des hommes vérifiant à la fois leur état de fatigue et leur équipement. Antoine jeta un coup d'œil autour de lui. Le sol de la tranchée était déjà plein de boue et il songea que leur tenue ne collait plus.

- Enlevez vos combinaisons, maintenant, dit-il doucement et ramassez toutes les grenades que vous pouvez porter, à nous ou aux Chinois.

Fanssen se baissa et s'empara d'une sorte de musette, sur le corps d'un Chinois, qu'il renversa pour la vider puis la tendit à son voisin en montrant silencieusement une grenade. Ca c'était du Fanssen, il savait prolonger un ordre pour le rendre immédiatement applicable. Les hommes l'imitèrent, cherchant n'importe quoi pour entasser les grenades. Antoine en vit quelques uns qui récupéraient des chargeurs de Sterlinch. Ils se chargeaient beaucoup mais ils allaient avoir besoin de pouvoir tirer. Antoine se trouva une mitraillette chinoise, vérifia que le chargeur était encore assez plein et la passa dans son dos, retenue par la courroie. Puis il prit le baudrier de chargeurs sur le corps du mort et l'accrocha comme il put à son épaule gauche et autour du cou. Après quoi il se mit en marche dans le boyau en direction du sud. Vogel le rattrapa pour prendre la tête d'autorité mais Antoine lui fit signe que non, puis il se retourna et désigna Vassi. Vogel avait beaucoup donné, cette nuit et devait laisser la place à quelqu'un dont l'attention n'était pas usée. L'éclaireur laissa passer Tchi derrière son officier, à sa place habituelle, et prit la file. Vassi amena à l'horizontale, à la hanche, la mitraillette chinoise qu'il avait récupérée, la main droite tenant l'ébauche de crosse, une main près du levier de culasse pour l'armer, un doigt glissé le long du pontet, prêt à presser la détente, et se mit en marche, aux aguets.

Après réflexion Antoine imita le grand gars et passa la Sterlinch dans son dos, empoignant l'arme chinoise et tata, dans son dos, à la recherche, dans le baudrier chinois, de deux chargeurs de réserve qu'il passa, tout en marchant, à son ceinturon, devant. Dans le boyau leur marche ne devait pas être silencieuse avec toute cette boue, mais le vacarme venant de leur droite le couvrait largement. La progression ne fut pas aussi rapide qu'il l'aurait souhaitée. Le boyau était jonché de cadavres de soldats européens. Parfois ils étaient si entassés qu'il fallait leur marcher dessus pour passer et l'avance devenait un cauchemar ! Des blessés, Européens ou Chinois, gémissaient… Il se dit qu'ils étaient devenus des bêtes…

***

Dans ce décor leurs tenues léopard se confondaient assez bien avec la couleur de la terre et ils pouvaient prendre le risque d'avancer vite sans craindre d'être immédiatement identifiés comme ennemis et allumés. Antoine se dit que s'ils pouvaient prendre de vitesse la seconde vague d'attaque chinoise, qui allait forcément suivre les troupes d'assaut, ils avaient des chances de trouver les casemates du Corps Franc avant d'être accrochés. C'est cinq cents mètres plus loin, après avoir passé un coude à angle droit, qu'ils tombèrent sur un groupe de Chinois à l'entrée d'une casemate-PC européenne. Antoine eut le temps de penser qu'ils étaient en train de récupérer des documents et puis Vassi lâcha une longue rafale en s'aplatissant contre la paroi de droite pour lui laisser un champs de tir et le jeune homme arma à toute vitesse sa mitraillette chinoise écrasant la détente, balayant devant lui d'un bord à l'autre de la tranchée, vidant son chargeur en une fois. Avec un angle aussi étroit presque chaque balle portait, les Chinois s'effondraient les uns après les autres. Il y eut des cris puis une violente explosion secoua le boyau au milieu des corps et Vassi se rua en avant. Il dégoupilla une grenade qu'il lança dans la casemate avant de se plaquer contre la paroi, au delà de l'entrée. Il y eut une explosion sourde, à l'intérieur, et un nuage de fumée et de sable jaillit par l'ouverture. L'accrochage n'avait pas duré plus de vingt ou trente secondes…

Une main tira Antoine en arrière.

- Capitaine, fit la voix de Tchi, ils nous ont pris pour des Chinois. Quand la première grenade a pété ils criaient qu'eux aussi ils étaient Chinois.

Voilà ce qui avait évité que les autres ne répondent au feu. Le bruit des armes les avait trompés ! Il se retourna vers ses hommes et montra sa mitraillette chinoise. Ils le comprirent et changèrent d'arme, faisant claquer les leviers d'armement pour ramener les culasses en arrière, prêts à tirer. Il dégoupilla une grenade offensive et la balança au fond de la casemate dont le toit, cette fois, s'effondra. Il faudrait du temps aux Chinois pour dégager les décombres et récupérer des documents. Il leva le bras une nouvelle fois et Vassi repartit en avant.

Il était 08:30 passées et la bataille faisait toujours autant de bruit, sur leur droite, quand Vassi stoppa net, un bras en l'air, se retournant vers Antoine.

- Je suis déjà venu par là, Capitaine. Je reconnais ces postes de tir.

Ce n'était pas le gars à lancer des choses en l'air et Antoine lui fit confiance.

- Notre cantonnement est loin ?

- Par là, fit l'autre en montrant une direction, en biais hors de la tranchée, un ou deux kilomètres.

Antoine réfléchit, se remémorant le décor. Puis il dégagea sa radio et vissa l'antenne fouet, cette fois, pendant que, par gestes, Fanssen désignait des sentinelles.

- "N°1 appelle BO, N°1 appelle BO, répondez."

Il répéta deux fois son appel avant que la voix de Bodescu ne réponde, claire, cette fois.

- "Je t'écoute N°1."

- "On est à un ou deux kilomètres, dans les tranchées nord."

- "Bravo, Petit Lieutenant, je savais bien que tu nous rejoindrais. Mais ça va plutôt mal ici. On est encerclés et on a eu beaucoup de pertes. Leur vague d'assaut est derrière nous. Il semble qu'il y ait d'autres points d'appui comme le nôtre dans le coin, mais leurs troupes d'assaut les laissent et continuent l'attaque. C'est la seconde vague qui doit probablement s'occuper de nous."

Logique, songea Antoine.

- "Il faut que le CF dégage pendant que c'est encore possible, non ?"

- "Affirmatif, mais on est coincé par quatre mitrailleuses sur le même côté, qui bloquent les ouvertures vers les tranchées. Il faut que j'arrive à trouver quelque chose pour nous faire sortir."

- "Capitaine, comment est-ce, côté arrière ?"

- "On n'a pas de sortie par là."

- "Comment est-ce ? répéta Antoine d'une voix plus impatiente."

- "Seulement des tireurs, apparemment."

- "Creusez des trous dans les parois mitoyennes pour ramener tout le monde dans une seule casemate et commencez à en creuser un autre vers l'extérieur, en direction de nos arrières, à travers le mur de sacs de sable. Quand vous serez prêts, nous on attaque les types à revers et vous sortez."

- "Pas idiot, Petit Lieutenant, ça pourrait marcher avec un soutien extérieur. Mais peux-tu manœuvrer pour ça ? Quand tu seras sorti des tranchées tu va te faire allumer."

- "Il nous faut du temps pour approcher en douceur si tu peux tenir encore une demi-heure."

- "Je ne sais pas si la seconde vague va autant tarder. Mais c'est la meilleure solution, démarre. Tiens-moi au courant de ta progression. Reste en QAP."

Antoine baissa à nouveau le bruit de fond même si, ici, il était couvert par les détonations et les rafales, puis appela Fanssen et les autres qui s'accroupirent autour de lui. Il expliqua la situation et le plan.

- Je sais par où passer, Capitaine, fit Igor. Il y a une vieille tranchée qui part en biais. Elle date des débuts. Elle n'était pas creusée profond, à peine un mètre cinquante et elle a été abandonnée. Elle passe derrière nos casemates. On peut la rejoindre en revenant un peu en arrière. Il y avait aucune défense, les Chinois s'y sont sûrement pas arrêtés.

- On peut la suivre et arriver là-bas en une demi-heure ?

Le gars fit la moue.

- Pas sûr. A l'entraînement on l'a déjà fait, mais on avait pas une mission dans les pattes.

- Pas le choix, je ne vois pas d'autre solution. Quelqu'un a une idée ?

Les regards qu'il croisa lui montrèrent combien les hommes avaient été secoués par la nuit. Ils étaient fatigués aussi, bien sûr, mais c'était surtout le moral qui était atteint. Physiquement ils avaient subi un entraînement qui devait leur permettre de résister encore des heures. Ca le décida.

- Prends la tête, Igor.

***

Quand ils arrivèrent à proximité des casemates le brouillard s'était en partie levé et le soleil apparaissait par moment entre les bancs ! Antoine risqua un œil hors de la petite tranchée il vit combien la situation du Corps Franc était délicate. Depuis un moment déjà ils entendaient des explosions de mortiers mais il n'avait pas fait le rapprochement. Deux petits mortiers de 50, de l'infanterie Chinoise pilonnaient les quatre casemates attenantes dont les toits de sacs de sable n'existaient pratiquement plus. Il prit sa radio.

- "BO de N°1 on est en place. Comment es-tu ?"

- "Pas mal de dégâts, ici. On reste à soixante cinq ou six en état de combattre dans la deuxième casemate, la centrale. Beaucoup de blessés… Labelle a pris le commandement de ce qui reste de ta compagnie."

Antoine lui fut reconnaissant de donner ainsi, indirectement, des nouvelles de Léyon ! Soixante six survivants sur 248 ! Il n'avait pas terminé sa phrase et Antoine comprit le dilemme. Abandonner ses blessés c'était les condamner salement. Les Chinois haïssaient les Corps Francs. On avait rapporté des cas de prisonniers empalés…

- "Je crois que tu n'as plus de solution de rechange, Capitaine, finit par dire Antoine. Il y en a sûrement qui peuvent marcher à défaut de combattre, mais pour les autres je ne vois pas d'issue…"

- "Moi non plus. Je vais laisser le choix à chacun. Surveille le mur arrière et n'ouvre le feu que lorsque tu verras les Chinois réagir, de ton côté. On commence à creuser. Tu donneras le signal de sortie."

Les minutes suivantes furent très éprouvantes pour le groupe. Les hommes étaient dissimulés tous les cinq mètres dans la tranchée qu'ils avaient suivie jusqu'ici et avaient tous un objectif précis. Les casemates étaient là à moins de cent mètres et, juste avant, leur tournant le dos, les tireurs chinois, une trentaine, dissimulés derrière des masques et encerclant la position. Ils ne les avaient pas repérés. Toutes les trente secondes un obus tombait sur l'une des constructions. Puis quelque chose bougea. Un sac de sable tomba, de la deuxième casemate et, très vite, un autre, finissant par tracer une large ouverture. Les Chinois s'étaient redressés et attendaient d'avoir des cibles précises. Antoine ajusta deux d'entre eux, s'efforçant de viser soigneusement. Il ne savait pas quelle était la précision des armes chinoises à cette distance. Puis il lâcha une très courte rafale de deux cartouches, corrigeant immédiatement le tir en se rendant compte que ses balles avaient dû passer au-dessus. Son groupe ouvrit le feu après lui. Le jeune homme vit distinctement les Chinois se retourner en faisant de grands gestes, comme pour dire que leurs copains leur tiraient dessus. Eux aussi avaient été trompés par le son aigu des armes chinoises. Ce fut leur perte. Avant d'avoir compris ils étaient abattus. Tout de suite Antoine gueula dans le 536 :

-" Maintenant… Sortez !"

Une silhouette apparut, hésita un instant et se rua en avant. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que les mitrailleurs chinois, sur le côté, ne comprennent ce qui se passaient, et une douzaine de CF avaient quitté la casemate. Lorsque les canons des mitrailleuses se tournèrent en direction de l'arrière et alors que les servants n'étaient plus masqués, de ce côté, le groupe d'Antoine les arrosa. Elles se turent en moins d'une minute. Désormais c'était un flot de CF qui jaillissait de la brèche dans le mur et cavalait pour rejoindre la petite tranchée. Antoine reconnu l'immense silhouette de Léyon et lui fit signe de filer immédiatement en direction de l'ouest pour se poster plus loin afin de permettre un repli en tiroir. Un détachement de survivants prenait position à cinquante mètres et couvrait ceux qui les rejoignaient. En face le feu reprit. Les troupes d'assaut chinoise qui se trouvaient de l'autre côté du bâtiment s'étaient déplacées et les arrosaient.

Antoine reconnut Bodescu. Il était sortit en dernier, évidemment. Comme le Capitaine d'un navire. Idiot. Ou admirable. Ces types de carrière étaient comme ça. Il tenait par le bras un type blessé qui courait difficilement. Le jeune homme maudit en silence son ami en se demandant s'ils allaient s'en sortir… Mais ceux qui avaient évacué en premier était bien installés derrière et commençaient à répondre au feu ennemi. Bodescu et son blessé tombèrent dans la tranchée plus loin qu'Antoine au moment où celui-ci vit des hommes ; son groupe mais aussi un certain nombre de CF de sa compagnie qui les avaient rejoints ; se lever brusquement et partir à l'assaut en hurlant, baïonnette au canon. Il eut deux pensées simultanées "les cons !", et "ils ont quand même une sacrée gueule"…

Et puis il se retrouva en train de cavaler, comme eux, essayant de les rattraper ! Fanssen était au milieu d'eux, braillant des ordres, le bras tendu. Antoine levait haut les jambes, comme on le lui avait répété cent fois au camp d'entraînement, se battant contre son poignard-baïonnette qu'il tentait de fixer au canon de la Sterlinch. Quand il y réussit il arrivait sur un petit Chinois en uniforme noir qui levait son fusil dans sa direction. Sans réfléchir, Antoine sauta, lançant un violent coup de pied en avant qui dévia le fusil. Il se reçut sèchement fit demi tour sur lui même et tira à bout portant avec la mitraillette chinoise. Alors seulement il dégagea la Sterlinch de son épaule gauche, engagea posément la baïonnette et continua pour rattraper ses hommes. Des explosions de grenades lui parvenaient, venant de l'autre côté des bâtiments. Fanssen se débrouillait bien par là-bas, il longea les casemates pour passer sur l'autre flanc, arrosant à la hanche, d'une main avec la Sterlinch et de l'autre avec l'arme chinoise.

Ils en avaient fini. Leur charge folle avait balayé les troupes d'assaut chinoises. Ce ne fut qu'à cet instant qu’Antoine réalisa que tous les soldats chinois étaient vêtus de la tenue noire des troupes d'élite. Comme ceux du Kazakhstan quand il avait été fait prisonnier, presque deux ans auparavant ! Ceux dont il s'était juré d'être un jour au niveau d'efficacité. De pouvoir leur rendre coup pour coup. C'était fait. Il les avait même battus sur une charge !

- A la tranchée, hurla-t-il avec un geste du bras.

Quand il y arriva Bodescu était en train de donner des ordres pour le repli. Il avait la main gauche pressée contre le côté de son ventre. Du sang coulait sur son pantalon de tenue camouflée. Antoine réagit tout de suite, arrachant le paquet de pansements fixé derrière son casque et commençant à le défaire. Bodescu le vit, ouvrit la bouche pour refuser mais le jeune homme le prit de vitesse en approchant.

- Ou je te panse ou je prends le commandement. Il s'agit seulement d'arrêter le sang. Tu sais que j'ai raison !

Bodescu ne répondit pas mais s'assit dans la tranchée, se penchant en arrière, les bras derrière lui et le jeune homme, rapidement, mit la plaie à nue en relevant le haut de la tenue. La balle était ressortie, dans le dos, mais n'avait peut être pas touché d'organes ? La blessure n'avait pas l'air grave mais saignait beaucoup. Il projeta des sulfamides sur les deux plaies, devant et derrière, et enroula une bande autour du ventre de Charles en plaçant un pansement compressif de gazes sur chaque orifice. Puis il se redressa et cria.

- La N°1, à moi !

Quelques types se levèrent et coururent dans sa direction, derrière Léyon dont l'épaule droite était tachée de sang. Les Chinois ne réagissaient pas, derrière. Ou ils avaient tous été liquidés ou ils attendaient des ordres. Il fallait en profiter. Son groupe de la nuit était revenu près de lui, mais il ne vit qu'une vingtaine de leurs copains de sa compagnie les rejoindre… Il voulut demander où étaient les autres, mais il rencontra leur regard… Il se retrouvait avec une trentaine de gars sur les 90 dont il avait reçu le commandement. Et plus un seul officier, à part Leyon. Il avisa Tchi, à côté, et baissa la voix pour lui dire :

- Tu restes à côté du Commandant jusqu'à ce qu'on rejoigne les nôtres.

Le Sibérien se borna à hocher la tête.

- Léyon, lança alors Antoine, sans se retourner.

- Oui, Capitaine, fit sa voix grave, derrière.

- Fanssen fait fonction de Chef de Peloton. Tu m'assistes, reste près de moi, maintenant. Envoie la moitié des hommes sur la droite pour renforcer la protection, on va se replier.

Puis il se tourna vers Bodescu, qui récupérait, assis.

- Tes ordres, Capitaine ?

Bodescu eut un geste de la main vers l'arrière du front.

- La bagarre se déroule de ce côté, on y va. Il faut essayer d'y arriver sans se faire repérer de l'assaut Chinois. Ils ont avancé vite mais les nôtres commencent à résister, d'après le bruit. La seconde vague va emporter tout ça. Essayons de regrouper des forces pour organiser un repli ordonné.

- Nos blessés ?

- Ils ont demandé des grenades…

Antoine ne répondit pas. C'était la tradition, chez les Corps Francs. Pas par héroïsme, mais parce qu'ils savaient qu'ils n'avaient rien à attendre de l'ennemi. Ils se faisaient sauter avec une grenade. Il regarda tout autour d'eux, évaluant la quantité d'hommes, dans la tranchée, et ceux qui avaient pris position, plus loin, pour les couvrir. Moins d'une compagnie sur trois, initialement ! Le 291ème Corps Franc était lessivé, laminé. Restait à ramener le plus grand nombre possible des survivants dans les lignes européennes pour le reconstituer. Quand Bodescu en donna l'ordre tous les hommes de la tranchée jaillirent à l'extérieur et coururent au delà de ceux qui tiraient pour assurer leur couverture. Puis les rôles furent inversés, dans le même mouvement. La réaction chinoise fut si faible qu'Antoine pensa qu'ils avaient dû détruire la majorité du Détachement chinois qui encerclait les casemates. En trois manœuvres ils furent à l'abri et Bodescu ordonna de poursuivre la marche en avant par groupe de dix, en direction des combats qui se déroulaient maintenant devant eux. Ils se mirent tous à trotter, l'arme prête à tirer. Léyon courait à une vingtaine de mètres d'Antoine et gueulait des ordres pour que les gars gardent une formation essaimée.

***

En fin d'après-midi ils avaient récupéré une vingtaine d'artilleurs, de fantassins, un peu de tout, habillés de tenues disparates et portant un équipement hétéroclite ; celui qu'ils avaient pu se procurer en route, probablement ; qui s'étaient cachés ou avaient marché vers l'arrière, désemparés, perdus. En prélevant des mitraillettes sur les corps qu'on découvrait à chaque instant, ils avaient été armés, placés en doublon à côté d'un CF. Labelle les avait directement pris en main et restait avec eux, donnant des conseils, les rassurant de sa présence. Les survivants n'avaient pas cessé de marcher depuis le matin, zigzagant entre les zones de combat, parfois pris pour cibles mais se dérobant immédiatement. Vers 15:30 ils étaient tombés sur un combat entre des troupes chinoises encerclant une position européenne qui repoussait tant bien que mal l'échéance avec quelques mitrailleuses lourdes. Mais elle avait été contournée, elle aussi, par le gros des troupes d'assaut chinoises qui laissaient le soin à ceux qui les suivraient de liquider cette poche de résistance. Bodescu balança entre charger pour rejoindre cette poignée d'hommes ou continuer. Puis ils virent un nouvel assaut chinois aboutir aux défenses et y pénétrer. Il comprit que c'était fini et fit signe à ses hommes de contourner la position en évitant de se faire repérer. Ils reprirent leur marche rapide, la seule allure que les hommes récupérés pouvaient soutenir. Ils avaient tous très faim, maintenant, très peu avaient une ration dans une poche.

Vers 18:00 ; ils devaient avoir parcouru une douzaine de kilomètres à l'intérieur de leurs lignes ; alors que le brouillard tombait rapidement, ils abordèrent une zone de combat plus importante, d'après le bruit. Antoine dit à son groupe de la nuit de remettre les combinaisons blanches et de passer en tête. Il se laissa rattraper par Bodescu à qui il lança :

- Deux solutions, ou bien attaquer pour rejoindre nos forces ou aller plus loin encore mais avec la nuit on risque de se faire allumer par nos troupes.

Le Commandant avait les traits creusés mais il était lucide, malgré la perte de sang. Ses plaies avaient recommencé à saigner, dans la journée, mais Antoine n'avait rien dit. Il savait que Charles aurait refusé de s'arrêter pour être soigné. Ses yeux balayaient de droite à gauche. Il répondit d'une voix hachée :

- On continue… Je veux être de la contre-offensive, Antoine… Pas question d'être faits prisonniers après avoir résisté avec un bataillon d'artilleurs qui sera écrasé avant le jour tu comprends ? Quand on tombera sur une grosse unité… il y en a forcément, on la rejoint.

- Le passage sera difficile, on ne nous attend pas.

- J'y ai pensé aussi. On ne peut rien prévoir… on verra sur place.

22 heures étaient passées quand une puissante fusillade se fit entendre sur la droite, aussitôt suivie de départs de mortiers. Plusieurs batteries, estima Antoine. Des mitrailleuses légères s'y joignirent. Ils s'étaient tous couchés au sol. On ne distinguait plus rien au-delà de quelques mètres mais le jeune homme faisait confiance à ses hommes. Sans avoir besoin de le vérifier il savait que ses "gardes du corps" étaient à proximité aussi il chuchota sans se retourner.

- Vassi, Igor ?

- Oui, Capitaine ?

La voix de Vassi, seule. C'est vrai il avait donné l'ordre à Igor de rester à côté de Charles, le matin.

- Je veux parler au Commandant, où est-il ? Fais passer le mot.

La réponse lui parvint très vite.

- Sur la gauche on va vous guider.

- Fais dire au Lieutenant Labelle qu'il assure le commandement, ici.

Courbé en deux il progressa, tandis que des voix le pilotaient au fur et à mesure. Il se coucha près de Bodescu qui lâcha tout de suite :

- On attend un peu. On doit être tout près des Chinois. Quand on attaquera tout le monde utilise les Sterlinch.

Effectivement les armes chinoises seraient dangereuses à utiliser ici, devant des troupes amies. En outre quand les unités d'assaut chinoises se feraient tirer par derrière et identifieraient des Sterlinch il y aurait un flottement, le temps qu'ils estiment l'importance de l'attaque qui venait dans leur dos. Cela pourrait laisser le temps de franchir la ligne de défense. Mais il faudrait également passer la zone où tombaient les obus de mortier… Il convinrent de regrouper les survivants pour lancer une charge compacte et faire le trou, et du signal pour démarrer. Puis Antoine retourna transmettre les ordres à Labelle. La ligne de feu s'intensifia peu après. C'était bien une grosse concentration européenne, mais les Chinois étaient également en nombre.

La charge fut longue. Ils avaient l'impression d'être au milieu d'un stand de tir, dans l'obscurité ! Il leur semblait que les rafales partaient de partout. Ils voyaient les petites flammes fugitives, à la sortie des fusils ou mitraillettes. Puis la voix, puissante, de Léyon se fit entendre :

- Corps Franc… Corps Franc…

Très vite tous hurlèrent la même chose en cavalant et tirant, en l'air, cette fois, pour ne pas arroser le point d'appui ami. Antoine souffrait d'un point de côté depuis qu'il s'était redressé. Il se disait qu'ils avaient commis une erreur, qu'ils allaient avoir des pertes terribles, que personne n'entendrait leurs cris dans le vacarme, qu'ils avaient de la chance parce que les défenseurs de ce point d'appui tiraient trop haut, que…

Et puis il tomba en avant dans un trou. Une tranchée.

- Rolf, tire pas ! C'est des Corps Francs… hurla une voix.

Quelqu'un lui mit le canon d'un fusil sur la poitrine.

- Qui tu es, hein qui tu es ?

- 291ème Corps Franc, haleta-t-il, quarante cinq survivants, vingt soldats récupérés.

Puis la colère le prit, sans qu'il ne comprenne pourquoi.

- Nous sommes des Corps Francs, se mit-il à hurler.

- Ca va, ça va, laisse-le soldat, cria une voix, pas loin, au milieu des rafales, on a compris.

Depuis combien de temps était-il là ? Il souffrait toujours du point de côté. Il s'efforça de se calmer et de calculer. Les CF encore vivants devaient être arrivés jusqu'ici. Alors il lança du fond de la tranchée :

- Vous tirez trop haut ! Baissez le tir, baissez votre tir… Les Corps Francs à moi, ralliement…

- On arrive, Capitaine.

Vassi ! Au moins lui était vivant.

- Ca va ? Tu n'as rien ?

Un temps puis :

- Juste une éraflure à la cuisse, Capitaine.

- Tu peux marcher ?

- Affirmatif.

Une éraflure peut être mais qui le faisait souffrir, d'après sa voix.

- Vassi trouve le Commandant !… Il y en a d'autres avec toi ?

- Oui, Capitaine… fit la voix de Tchi, essoufflée.

- Tchi, comment es-tu ?

- Touché à l'épaule, Capitaine mais c'est la gauche, je peux tirer.

- Fais passer le mot, ils tirent trop haut ces cons. Si on a pu passer les Chinois le peuvent aussi.

Une voix inconnue s'éleva aussitôt.

- A tous, baissez votre tir, baissez votre tir, faites passer…

Aussitôt après quelqu'un lança :

- L'artillerie va donner, Commandant, dans trois minutes.

- Reçu, dit celui qui avait commandé de baisser le tir.

L'artillerie ? Oui, c'était une grosse unité.

- Ils disent "hausse 500", Commandant, ça vous va ?

Antoine intervint avant que l'officier eut pu répondre.

- Commandant quel type d'artillerie ?

- Artillerie divisionnaire, obusiers de 155.

Donc ils tiraient de loin avec des réglages repérés.

- Hausse 300, Commandant, hausse 300.

Le type se cabra.

- Les déchets de réglage vont nous tomber sur la gueule !

- Ca vaut mieux que ce qui nous attend si les Chinois passent, Bon Dieu, ce sont leurs unités d'assaut, vous ne ferez pas le poids ! A 300 le barrage va couper leurs forces en deux. Faitesmoi confiance, quoi… Hausse 300.

- Je confirme hausse 300, dit une autre voix, à gauche. Celle de Bodescu qui ajouta, en approchant : Commandant Bodescu Chef du 291ème CF, ancien officier d'Etat-Major. Hausse 300, Commandant vite !

- HAUSSE 300, hurla le type, prenant sa décision.

- Charles tu es en état ? lança Antoine.

Assis côte à côte, dans la tranchée ils étaient obligés de crier pour se faire entendre dans le bruit des rafales qui partaient de tous les côtés.

- A peu près bon. Un bras un peu chahuté. Et toi ?

- Seulement un point de côté qui m'agace. Rien, quoi.

En fait de point de côté le jeune homme avait pris une balle en séton qui avait creusé un beau sillon au-dessus de sa hanche gauche, il s'en aperçut plus tard. Du même côté que Charles. Mais moins grave.

- Dis donc, dit Bodescu en baissant un peu le ton, pourquoi 300 ? Je t'ai soutenu mais à quoi tu pensais ?

- Leur infanterie mécanisée. Elle suit. Un barrage les fera réfléchir, on gagnera du temps.

- Dieu, tu ne m'avais pas parlé de ça. Je croyais que la seconde vague était à pied, comme la première.

- Tu as raison, ce sera probablement leur troisième vague. Oublié de te le dire, pas d'urgence à ce moment là, désolé. Juste entendu des bruits de moteurs qui venaient de partout quand on était de l'autre côté.

Le grondement, habituel, d'un train arrivant à toute vitesse sur une voie ferrée, les interrompit. Le barrage d'artillerie commençait. Les explosions furent effectivement très proches. Des éclats volèrent au-dessus des défenses. Mais au nombre d'impacts au sol, et surtout à l'étendue du champ de tir qui allait de droite à gauche, très loin, Antoine comprit qu'ils avaient rejoint une grosse division.

- Commandant, Capitaine, reprit, tout proche, le Commandant faisant le réglage des pièces, le Général Comte Di Casso vous demande, tout les deux, on va vous accompagner.

- Un instant… Léyon ! hurla Antoine.

Le Lieutenant arriva au bout de plusieurs minutes, suivi de Fanssen. Celui-ci aussi était touché. Au visage, une longue balafre en travers de la joue droite. Antoine donna à Labelle le commandement de ce qui restait de l'effectif.

- On n'est plus nombreux, Capitaine fit le Québécois. A peu près une trentaine, y compris ce qui reste des gars qu'on avait récupérés.

- Fais pour le mieux, Léyon. Utilise Fanssen comme officier. Place les gars aux bons endroits, proches les uns des autres et vérifie qu'ils ont assez de munitions.

- C'est fait Capitaine.

- Tu fais du bon boulot Léyon, fit Antoine en se relevant et en grimaçant avant de se tourner vers Fanssen. En attendant le prochain assaut soigne ta blessure, toi. Tu veux ressembler à ton Lieutenant ? Tu es assez moche comme ça…

- Pas ce que disent mes trois sœurs, Capitaine.

Antoine en resta coi. Le Danois silencieux pouvait avoir de l'humour ?

Ils mirent un quart d'heure ; passant pourtant par des boyaux directs ; pour rejoindre le PC enterré du Général commandant la division. Il était entouré de deux Colonels, tous en tenue de combat classique. Les C.F. se présentèrent et Bodescu rendit rapidement compte de leur retraite. Puis Antoine fit le rapport de sa mission derrière les lignes, insistant sur les bruits de moteurs qu'il avait entendus. Le Général, un petit homme maigre, qui avait beaucoup d'allure, malgré sa moustache à la Clark Gable, se tourna vers la carte.

- Alors pas question de résister bêtement. On se replie sur les positions de Soudorsk pour ramener le plus possible de matériels, dit-il à ses adjoints. Faites préparer les obusiers ils couvriront notre retraite. Remplacez-les en faisant approcher tous les petits mortiers disponibles, ça interdira l'approche de nos lignes pendant un moment… Commandant Bodescu, pensez-vous qu'ils vont continuer à attaquer cette nuit ?

- Ils doivent être fatigués, eux aussi, Général, même leur seconde ligne, et leurs troupes d'assaut sont dans le coup depuis avant le jour. A mon avis ils vont balancer des obus de mortiers mais ils ne doivent pas en avoir amené des tonnes avec eux, sur le dos. Si le pilonnement s'intensifie ça voudra dire que leur échelon arrière les a rejoints avec des munitions, ce sera un signal pour nous… Ils essayeront plutôt d'enlever vos premières lignes au lever du jour, surtout si le brouillard est toujours là. Cette nuit ils feront du harcèlement pour nous empêcher de dormir. Du bluff.

- Alors nous avons la nuit pour organiser notre repli avant le jour, Messieurs. Au travail.

***

La division fut la seule unité du Corps d'Armée du nord à se replier avec tout son matériel et soutint, presque à elle seule, la retraite. Il y avait douze Corps Franc au repos sur ce front. Toute la Brigade de CF était là. Grâce à l'avertissement d'Antoine, ils furent les premiers à réagir, au moment de l'attaque des troupes d'assaut ; laissant le temps à la seconde ligne de front de se préparer à reculer ; et furent anéantis, balayés. Le 291ème, aussi squelettique qu'il sortit de la bataille, fut celui qui s'en tirait le mieux. Mais il fallait rebâtir entièrement une Brigade.

Deux mois plus tard, la réorganisation terminée tant bien que mal, Bodescu se retrouva Lieutenant-Colonel de la nouvelle Brigade. Antoine reçut le commandement du 291ème CF avec des galons de Commandant et il donna sa compagnie à Labelle qui était passé Capitaine. Rien d'exceptionnel à cela, ils étaient les seuls survivants des neuf Officiers de leur unité ! Le 291ème dut être entièrement reconstitué, avec les rescapés d'autres CF et des renforts sortant des Centres de formation.

***

La grande offensive chinoise du IV ème Groupe d'Armées avait prit l'Etat-Major Général Européen par surprise. Cette année 1948, le printemps fut exceptionnellement précoce et chaud. Le réchauffement, lui-même, plus fort qu'à l'ordinaire, vint trois semaines plus tôt et la fonte des neiges, dans le nord, fut très en avance et dura beaucoup moins longtemps que d'habitude. Comment les Chinois eurent-ils connaissance, assez tôt, de ce phénomène météorologique, l'explication ne fut jamais connue. Tabler sur un coup de chance n'était pas sérieux. Les Généraux chinois l’étaient trop, justement, pour faire reposer une offensive de cette envergure sur un coup de dés.

Comme les Européens l'année précédente ils ne firent aucune préparation d'artillerie. C'est vrai que la végétation, au nord, permettait mieux de camoufler les préparatifs, mais ils y mirent du génie, faisant des toits de verdures sur les petites routes où les arbres ne faisaient pas une voûte suffisante.

Dès le 3 avril Van Damen comprit le but de la manœuvre, l'ennemi ne s'en cachait pas. On peut négliger l'effet de surprise quand on est sûr de sa puissance et de la perfection des manœuvres des troupes. Le Maréchal Lon Su, le stratège des blindés chinois, avait reçu le commandement général du IVème Groupe et sa certitude de la supériorité chinoise se voyait dans cette attaque soudaine et sans ruse. Ils attaquèrent uniquement sur le front nord et sans les blindés, mal utilisables dans ce terrain qui allait devenir un bourbier, avec le dégel. Ils se servirent habilement de la chaîne de l'Oural dont ils avaient fortifié les passages est-ouest pour l'acheminement de leurs ravitaillements de toutes sortes, avec une telle concentration d'anti-aériens que les missions de bombardement étaient totalement irréalistes sauf à y laisser des Escadrons entiers pour des résultats contestables. Ce qui semblait le plus efficace était les tapis de bombes des B 17 mais il y avait un énorme déchet de bombes, dans ces décors montagneux.

Depuis deux ans et demi les Chinois avaient Kiev pour cible et lançaient leurs efforts sur le front central. Cette fois ils attaquaient en masse, seulement sur le front nord, visant à la fois Moscou, directement, et Kiev dans un second temps, probablement. Il était évident qu'ils comptaient obliquer au sud après avoir pris Moscou ; ou peut être même avant, d'ailleurs ; pour prendre de flanc la grande armée européenne du front central, largement avancée, désormais, en direction du Kazakhstan. Stratégiquement le plan était excellent. Avec ce classique mouvement tournant ils pouvaient passer derrière l'armée européenne, très avancée, la couper de ses arrières, dès le début de l'été. Sans vivres, sans matériels, sans munitions, elle ne tiendrait pas longtemps. Si bien qu'une nouvelle fois l'Europe se trouvait dans une situation potentiellement dangereuse. L'ennemi, loin d'être repoussé, risquait d'occuper une large partie de la Russie. D'autant que l'avance chinoise fut terriblement rapide. Certes les premiers jours les camions pataugèrent encore dans la boue mais ils étaient tous équipés de bandes de treillages qui leur permettaient la plupart du temps de se dégager eux-mêmes. Sinon des engins chenillés étaient là pour les en tirer. Leur organisation était parfaite, comme toujours. Et le temps s'améliora de jours en jours. Le froid revint, sans neige, durcissant les pistes. Les conditions climatiques et le terrain avaient privilégié les troupes au sol. Pas d'attaques de grandes envergure, avec des chars mais, après l'attaque initiale des troupes d'assaut, l'infanterie mécanisée chinoise avançait, paraissant irrésistible, stoppait pour livrer bataille et repartait de l'avant. Les chars attendaient la fin du vrai dégel pour venir les appuyer, probablement.

A Kiev la grande question était de savoir comment manœuvrer. Il fallait, ponctuellement, reculer assez vite pour organiser une ligne de défense, réduire les pertes, tout en faisant face à l'offensive, bien sûr. Mais ensuite ? Pour parer à l'immédiat, limiter les dégâts, Van Damen était d'avis d'envoyer sur place tous les renforts qui avaient été prévus pour la seconde partie de l'offensive de printemps ; elle aurait dû démarrer un mois plus tard. Essentiellement des divisions du nord-ouest, Estonie, Lettonie, Lithuanie, Pologne. D'après le plan de l'offensive de printemps, elles ne devaient entrer dans la bagarre qu'en juin-juillet, pour le second souffle, leur entraînement n'était pas terminé. Mais son Etat-Major renâcla à les appeler en renfort, disant que c'était envoyer au massacre des unités à qui il manquait encore deux mois d'entraînement ; elles n'étaient pas encore au point, techniquement, ni assez endurcies physiquement.

Les seconds renforts, les divisions de Tchéquie, de Hongrie, de Bulgarie, de Roumanie, de Slovénie, de Bosnie, de Slovaquie, de Serbie, et de l'Europe de l'ouest, France, Italie, Espagne etc, en étaient seulement au stade de la constitution de nouvelles unités où on mélangeait tous les hommes, quelles que soient leur origine, comme pendant la Première Guerre. Elles ne devaient pas être engagées avant l'automne, pour la ruée en force, quand il se serait agi, toujours d'après le plan, de prolonger éventuellement l'offensive avec des troupes fraîches et d'entrer en Chine. Quand aux divisions de Sibérie orientale, celles qui avaient remporté la décision pendant la Première Guerre continentale, elles étaient préparées, physiquement et moralement, mais elles n'avaient encore pas reçu leur armement moderne et n'avaient, bien entendu, aucun entraînement avec celui-ci. Les convois de bateaux qui devaient le leur apporter : canons, chars, armement individuels et munitions, plus les approvisionnements, ne pouvaient toujours pas passer par le nord, pour aller débarquer à Anadyr, dans le détroit de Béring, les glaces ne le permettaient pas. Impossible de les faire intervenir. Pour quoi faire, d'ailleurs ? Elles étaient si loin de la zone des combats ! Finalement, devant l'avance chinoise, les généraux européens se résignèrent à faire venir, à contrecœur, les divisions du nord-ouest.

Le mot d'ordre de reculer, certes, mais avec son matériel, et de ralentir l'avance chinoise par n'importe quel moyen, fut imposé à l'Armée du nord. Toutes les unités disponibles de chasseurs-bombardiers furent envoyées sur ce front. Dans ce terrain peu commode, souvent tourmenté, avec des forêts denses, les divisions chinoises venant de l'arrière utilisaient essentiellement les voies d'accès dégagées, chemins de terre et petites routes, donc des mitraillages sur ces axes les ralentissaient. La chasse chinoise apparut en masse pour protéger son infanterie. Leurs nouveaux chasseurs MiJ2, et Mi84 apparurent simultanément. De terribles batailles les opposèrent donc aux P 38 B, aux Mosquitos en version d'attaque au sol, et aux différents Focke Wulf, dont les nouveaux FW TA 152 ; surnommés "Long nez" par leurs pilotes ; et le toujours redoutable Lavochkine 5, réarmé et remotorisé, qui ressemblaient un peu à de gros FW 190, avec leur moteur en étoile.

***

- "Patin autorité à tous, on vire à gauche en grimpant".

En vol ils étaient tous des éléments "Lambin", le code de l'Escadron mais, quand ils volaient entre eux, en tout cas sans le Commandant Violet, "Lambin autorité", ils utilisaient celui du chef de l'élément. En devenant Chef d'Escadrille Mykola était devenu "Patin" ce qui avait provoqué une série de réflexions, plus ou moins drôles, sur les bisous que Mykola était censé, selon ses pilotes, leur distribuer, le soir. Puis des bisous on était passé carrément aux "pelles", aux "palots", aux "galoches" qu'il était censé "filer, rouler" etc. Bref toute la gamme des surnoms du baiser ! Il avait laissé passer l'orage, sachant bien que ce n'était pas vraiment lui qui était visé, et ça s'était tassé.

La météo n'était pas mauvaise pour cette période de l'année. Plusieurs couches de nuages, à différentes altitudes, par masses, mais pas soudées. Mykola inclina son manche et le ramena doucement au ventre, ne jetant qu'un coup d'œil rapide à sa formation. Les 11 nouveaux FW ; des Ta 152, de son Escadrille suivirent sans un instant de retard. L'entraînement avait bien marché, leur nouvelle machine avait enthousiasmé les pilotes et les nouveaux venaient pour la plupart d'un autre front. Ils avaient déjà de l'expérience et ça s'était vu à la vitesse avec laquelle ils avaient pris en main les FW TA 152. Son moteur était un Jumo en ligne et il fallait bien le loger sous le capot, ce qui expliquait la longueur du nez. En réalité c'était une prodigieuse évolution du FW190 qui, lui, avait un moteur en étoile ou en V inversé. Et des bruits circulaient, de plus en plus fréquemment, dans le Groupement aérien, selon lesquels le TA 152 avait déjà un successeur ! Un prodigieux avion, construit à Toulouse, en France, plus rapide, grimpant plus haut et utilisant un nouveau moteur qu'on appelait à réaction ! Une sorte de fusée aux fesses, au lieu d'une bonne vieille hélice, devant. Il était en essais, disait-on ! Le principe était connu, des ingénieurs Français et Allemands avaient fait voler des prototypes avec des moteurs-fusée dans les années 25-35, qui n'avaient pas eu de suite, cependant. Alors, pour beaucoup, ça ressemblait à un bobard, et les pilotes étaient enchantés de leurs TA 152.

Il faut dire que ces pièges étaient fabuleux. Ils avaient encore plus d'efficacité aux ailerons, pour manœuvrer, une souplesse d'utilisation qui donnait la puissance dans n'importe quelle position ; et ils étaient plus rapides, 704 km/h, en pallier et accéléraient plus vite. 900 kilomètres d'autonomie, toujours, et un armement destructeur : six canons dont deux de 30m/m ! Sur le front central d'où ils venaient, Mykola avait ajouté six victoires ; qui lui avaient parues faciles ; à son palmarès de 68, depuis l'été précédent. Il avait maintenant admis qu'il était inutile de chercher la petite bête en voulant absolument s'expliquer pourquoi ses longues visées ne donnaient pas souvent de résultats alors que lorsqu'il tirait d'instinct il touchait. Un instructeur de tir, au stage de qualification sur FW TA 152 lui avait dit que c'était un phénomène connu de tous les tireurs. Même au pistolet, certains spécialistes plaçaient mieux leurs balles en tir instinctif qu'au viser… On ne l'expliquait pas vraiment. Les médecins disaient que le cerveau faisait des ajustements que l'on ne mesurait, ni médicalement, ni techniquement.

Par ailleurs il n'était pas le seul dans ce cas. Le leader de toute la chasse, un Allemand, Erich Hartmann, qui caracolait en tête des meilleurs avec 151 victoires, son second Gerhard Barkhom, avec 133 victoires, Willi Batz, Kirman Graf qui suivaient à quinze ou vingt victoires, distançant largement le peloton de poursuivants ; en dessous de 100 victoires ; étaient pour la plupart dans ce cas. Des tireurs d'instinct. Tous excellents pilotes, bien sûr, bons manœuvriers, mais tireurs de premier ordre. C'est là où ils faisaient la différence avec leurs équipiers. Mais il fallait bien ça pour faire face, désormais, aux nouveaux chasseurs Chinois. Ils en avaient sorti plusieurs, presque en même temps, à partir de l'automne précédent, tous entièrement métalliques.

Le premier avait donc été le MiJ2M3, rapide, avec ses 615 km/h, un taux de montée excellent, mais moins maniable que le vieux Zéro. Il était surtout puissant et efficace à haute altitude et il possédait deux canons de 20m/m ! Par facilité on l'appelait couramment Mi J2.

Puis le Ki84, un avion très abouti, techniquement, était arrivé vers février. 624 km/h, un plafond de 10 500 mètres, 1 650 km d'autonomie ; mais 2 920 avec réservoir extérieur ; deux canons de 20 et 150 obus chacun ! Rapide, donc, bon grimpeur, maniable, il mettait la barre très haut…

Enfin le KI61. Petit, très fin, rapide, efficace ; un peu la silhouette du vieux Spit ou du Me 109 lequel avait très vite disparu, probablement moins équilibré et harmonieux dans ses performances que le Mi J2 M3 ; avec une grosse charge alaire qui lui permettait de prendre de la vitesse très vite, en piqué, et donnait une plate-forme de tir stable. Il avait une vitesse maximale de 670 km/h, encore qu'un pilote chinois abattu avait révélé qu'il avait établi un record à 746 km/h, en altitude. Heureusement les ingénieurs chinois l'avaient doté de deux mitrailleuses lourdes de 12 m/m et de deux canons seulement. Et son autonomie ne dépassait pas celle des FW TA 152, loin du Zéro qui disparaissait très vite des Escadres ennemies. Mais, tout métal, le KI 61 encaissait mieux que son prédécesseur et il était plus difficile à atteindre, en raison de sa petite taille. Une forme, aussi, qui se rapprochait des nouveaux Yak 3, de l'usine russe Yakovlev, et provoquait des hésitations chez les pilotes de chasse Européens pour ne pas se tromper de cibles.

- "Patin autorité, de Jaune 4. A 02.00 heures un peu plus bas, on dirait des Ki84, une douzaine.

Mykola se pencha légèrement à sa droite découvrant les chasseurs. La visibilité était l'un des points forts du nouveau FW. Sa verrière était vaste et le champ de vision peu perturbé par les montants métalliques. Or la visibilité, sous tous les angles, est un atout presque aussi important que la puissance du moteur. Non, tout aussi important. Un avion n'est pas gros, dans le ciel et un montant peut masquer une grande portion d'espace. Ca servait à quoi de grimper comme une fusée si on n'avait pas vu l'ennemi qui arrivait plus bas, sur le côté ? Il identifia aussitôt les chasseurs à leur casserole d'hélice et, du pouce, pressa le bouton d'émission radio, sur le manche.

Le manche du TA 152 était pas mal chargé. La détente des canons, sous l'index, le bouton d'émission-réception de la radio, et la sécurité des armes, sous le pouce. Maintenant ils n'avaient plus de laryngophone mais un micro, devant la bouche, au bout d'une petite tige, solidaire du classique casque de cuir supportant les écouteurs.

- "Je les ai en visuel, ce sont bien des Ki84. Les Mosquitos vont attaquer, à 10 heures, en dessous. Dès qu'ils vont plonger les Ki les suivront, on partira en même temps."

Ils accompagnaient une mission de Mosquitos d'attaque au sol qui devaient bombarder un dépôt de munition repéré par la reco la veille. Les 12 bombardiers en piqué étaient à mille mètres en dessous, légèrement à gauche. Il voyait parfaitement les deux moteurs serrés contre le fuselage, encadrant le nez vitré et les têtes des deux membres de l'équipage, assis l'un à côté de l'autre, sous la verrière.

- "Patin autorité de Bleu 3, une autre formation à 05 heures, au-dessus, une vingtaine de MiJ2."

Il tourna la tête rapidement et, au delà du plan droit de son N°2 ; l'Officier-Pilote Pineau ; aperçut l'ennemi, plus haut également. Ca ne se présentait pas bien. Ils étaient douze FW et ils allaient se heurter à près de trois fois plus de chasseurs ennemis. Il appela calmement le contrôle en basculant la fréquence.

- "Parapluie, de Patin autorité".

- "Parapluie écoute, Patin."

- "Deux formations ennemies proches, Ki84 et Mi J2, secteur F 11 je suis très surclassé en nombre, demande du renfort", énonça-t-il d'une voix égale.

- "Altitude, Patin".

- "3 000 mètres… Les Mosquitos attaquent, je dois descendre pour les protéger."

La réponse du Contrôle lui parvint alors qu'il balançait son avion, manche au ventre, d'abord puis, très vite, contre son genou, le pied droit enfoncé jusqu'au bout sur le palonnier, avant de pousser le manche vers le tableau de bord, les gaz à fond.

- "Du monde est en route vers vous, Patin. Tenez bon."

Il ne répondit pas occupé à vérifier que les autres l'avaient bien suivi et surveillant, en se tordant le cou, la formation ennemie la plus haute, plus proche d'eux. Il ne se faisait pas de souci pour Pineau. Son N°2 volait à côté de lui depuis deux mois et le suivait dans n'importe quelle évolution. Il semblait doué d'un sens de l'anticipation et, quoi que fasse Mykola, il restait à son poste, protégeant les arrières de son N°1.

- "Patin à tous, vérifiez vos collimateurs, surveillez l'arrière, faites une passe seulement. Souvenez-vous que notre boulot est de protéger les Mosquitos, ne les laissez pas tomber."

C'était son habitude, avant chaque manœuvre d'attaque, il répétait des choses qu'ils savaient tous très bien mais il voulait qu'ils entendent sa voix. Et puis ces rappels ne faisaient pas de mal. Il lui était arrivé deux fois, dont la dernière pas si loin que ça, d'entamer lui-même un combat le collimateur éteint ! Or même en tirant d'instinct, il avait besoin du croisillon central ! A vingt ans il était toujours le plus jeune chef d'Escadrille de l'Escadre mais son expérience valait largement celle des autres et son palmarès le situait loin devant eux. Le Commandant Violet avait eu raison sa nomination n'avait pas été contestée. Et puis Walter Nowotny, par exemple, n'avait que vingt deux ans et il était bien Colonel ! Personne ne lui avait fait des remarques sur son âge, ni sur sa compétence. Avec les pertes de la première année et de la campagne d'été les promotions avaient été brutales chez les Darwiniens qui appelaient toujours ça "la sélection naturelle"… Pour les pilotes de chasse l'âge ne posait aucun problème, ou un type était capable de diriger une formation ou il ne l'était pas. S'il ne l'était pas il ne durait pas. Simple et cruel. La part d'attention qu'il devait consacrer à diriger les autres pilotes, en vol, lui coûtait la vie très rapidement. C'était aussi bête que ça. L'expérience était venue très vite à ceux qui avaient échappé aux premiers mois de combats. La première sélection, celle de pilote de chasse, se faisait d'ailleurs bien avant, dans les trois premières semaines au front. C'est là qu'il y avait le plus de "disparus en mission". Si on passait cette étape on avait des chances de tenir plusieurs mois, le temps de perfectionner son pilotage et d'acquérir cette méfiance, cette espèce de sixième sens, celui du danger immédiat, qui faisait "sentir" à un pilote qu'il avait un chasseur dans la queue.

Dans le piqué son moteur "chantait" comme il aimait le dire, un ronflement qu'il savait interpréter. Il donnait tous ses chevaux ou pas. Aujourd'hui il les donnait. Son Badin lui annonçait déjà 713 km/h. Depuis cinq jours qu'ils étaient au front le mauvais temps les avait gardés au sol pendant quarante huit heures et il en avait profité pour faire exécuter des réglages. Peut être parce qu'il était neuf, justement, il avait tendance à chauffer et les mécanos ne trouvaient pas pourquoi. La plupart des appareils de l'Escadron étaient pratiquement neufs, d'ailleurs, et les heures de vol qu'ils avaient accomplies sur le front du centre ne les avaient pas fait souffrir. Elles concernaient surtout des patrouilles d'interdiction sans avoir besoin de forcer la mécanique.

Ses victoires, n'étaient dues qu'à sa vision remarquable. Il avait repéré des paires, ou des escadrilles, de chasseurs chinois avant qu'ils ne le voient. Il avait attaqué comme il en avait pris l'habitude, de très haut, en plongeant très droit vers le sol pour remonter derrière ses victimes, dans l'angle mort, sous la queue. La méthode convenait bien aux FW dont les canons étaient, au montage en usine, calés de quelques degrés vers le haut pour forcer les pilotes à se placer légèrement sous leurs adversaires !

Une rafale brève et c'était fini. Sur le papier ce n'était pas très glorieux mais il n'y a pas de gloire à faire la guerre, pas de gloire à tuer. Ils l'avaient tous compris depuis très longtemps et ses pilotes ne cherchaient plus le duel, bien au contraire, mais à survivre. Survivre n'était pas confortable, cela voulait dire continuer à être là pour faire des missions, protéger des bombardiers, empêcher des Stukas de terroriser les troupes au sol, interdire leur ciel aux avions de reconnaissance ennemis. Et protéger les premiers combats des nouveaux pilotes, leur transmettre de l'expérience pour qu'eux durent encore plus longtemps au front. Voler, voler, toujours voler. Sans répit.

Dans le rétro il vit apparaître les points noirs de la deuxième formation ennemie, les Ki84 qui avaient plongé derrière eux, se détachant sur le blanc des nuages de la couche supérieure, à plus de 8 000. Un peu trop tard ! Ils ne pourraient pas les rattraper. La première, les douze Mi, avaient commencé leur attaque des bombardiers dès que les Mosquitos avaient commencé leur plongeon et Mykola avait senti leur mouvement, mettant son Escadrille en bonne position par cette fraction de seconde qui avait permis aux moteurs des FW TA de donner toute leur puissance. Ils dévalaient maintenant à 740 km/h, plus vite que les Mi, et sous un angle d'attaque qui allait leur permettre d'arriver sur le flanc arrière des chasseurs chinois, sous une correction de tir d'école. Mykola veillait souvent à cela, placer ses pilotes dans une configuration classique pour qu'ils n'aient qu'à appliquer ce qu'ils avaient appris et répété si souvent. D'un coup de pouce il ôta la sécurité de ses armes.

Le sol arrivait, les Mosquitos avaient adoucis leur angle de piqué et filaient les uns derrière les autres, la croix de leurs fuselage semblant traverser très vite les différents types de végétation, disparaissaient fugitivement sous les nuages bas qui traînaient près du sol. Et puis le sol parut s'illuminer de points lumineux : la DCA. Essentiellement des canons à tir rapide qui lâchaient les six ou huit obus de leur magasin en rafale. Le troisième bombardier passa si vite sur le dos qu'on ne comprit pas immédiatement qu'il avait été touché. Il s'écrasa à 500 mètres de l'objectif. Mykola avait enregistré la scène avec sa vue périphérique, il était concentré sur un MiJ2 et le gardait dans le rond central du collimateur, le petit croisillon comme vissé sur la bulle du pilote. Et puis, au dernier moment, d'instinct il pressa légèrement son palonnier droit et lâcha une très courte rafale qui, à cette vitesse, secoua brièvement tout l'appareil de manière inquiétante. Il fallait s'habituer à cela !

Au même moment le Mi vira franchement et parut percuter de lui même la salve ! Des morceaux de tôle volèrent et une aile se détacha. Déjà Mykola s'alignait sur un autre qui grimpait sec. Comme toujours la fréquence radio était encombrée de hurlements d'excitation. C'était la façon de beaucoup pour se doper ou évacuer la peur. Il tira encore une rafale suivie d'une autre au maximum de correction gardant son pied enfoncé sur le palonnier. Là aussi une tôle s'envola mais le chasseur chinois passa sur le dos et, au lieu de plonger, comme Mykola s'y attendait partit en virage à gauche à en péter les plans. Le jeune homme abandonna aussitôt la poursuite et mit le manche au ventre et à gauche, pied légèrement à droite, entamant un tonneau pour découvrir tout l'espace de combat, depuis le dessus. Il avait assez de vitesse pour que les ailerons soient encore très efficaces. C'est ainsi qu'il aperçut la seconde formation, celle des Ki84 qui fonçait. Elle était en train de se séparer en deux, l'une accentuant son piqué vers la gauche, l'autre l'adoucissant en direction de Mykola qui comprit que son escadrille était visée. Les autres allaient s'en prendre aux Mosquitos. Ils se partageaient le travail…

- "Patin à tous, lança-t-il dans son laryngophone, silence radio, SILENCE RADIO, les Mosquitos sont pris à partie par la seconde formation, les Ki84, faites face, je répète faites face. Pas de combat personnel, restez par paire, tirez de petites rafales, économisez vos munitions… Jaune 3, dégage, déGAGE !" Il avait hurlé la fin du dernier mot en voyant les petites fumées jaillirent des ailes du Ki84 qui poursuivait Farech'. Celui-ci était trop concentré sur le chasseur qu'il poursuivait et ne réagit pas assez vite. Il encaissa une rafale dans le moteur qui se transforma immédiatement en une boule de feu, avant d'exploser… Avec leurs canons les pilotes chinois étaient beaucoup plus redoutables, aujourd'hui.

C'était désormais une immense mêlée. On ne savait plus qui poursuivait qui. L'air était troué de rafales tirées par on ne savait qui, ni en direction de qui. Ici on pouvait être abattu aussi bien par un ennemi que par un copain. Mykola se mit à agiter sèchement son appareil tout en s'efforçant de gagner de l'altitude par des demi-boucles verticales et des rétablissements. Pas assez bien léchés pour être qualifiées d'Immelmann, ce qu'il fallait éviter, au combat. Une figure de voltige bien faite donnait une trajectoire prévisible et amenait le risque de vous faire cueillir tranquillement au milieu.

Il entamait une série de virages secs pour se remettre en position de plonger dans l'axe de l'objectif des Mosquitos lorsqu'il vit les bombardiers survivants faire une nouvelle passe d'attaque. Ils étaient courageux, ces types ! Au sol le dépôt avait été touché à plusieurs reprises, d'après les impacts, mais ne brûlait pas, aucune trace d'explosions non plus. Soit la traduction de la photo prise par l'avion-reco était erronée soit les munitions étaient bien cachées à côté de leurres. Apparemment le patron des Mosquitos penchait pour la seconde hypothèse puisqu'il avait commandé une seconde passe, aux canons cette fois, il ne leur restait plus de bombes après la première attaque. Mais Mykola ne vit que six appareils prendre la file. Dieu, ils avaient déjà perdu la moitié de leur effectif ! En une seule passe… Il sentit la rage monter en lui à la pensée de tous ces sacrifices. Est-ce que… Il avait failli penser " est-ce que ce dépôt de munitions valait vraiment de sacrifier une Escadrille de Mosquitos" ? C'est vrai qu'au sol les hommes se battaient désespérément pour ralentir l'offensive chinoise vers Moscou, reculaient kilomètre après kilomètre et chacun d'eux coûtait tant de vies. Mais ici aussi les pertes étaient énormes… Cette guerre gaspillait tellement de vies, pour quoi ? Pour des territoires ? Pour satisfaire l'ambition d'un malade de pouvoir ? Il se sentit gronder, seul dans son poste de pilotage, et renversa le manche à droite pour plonger à la verticale vers le dernier des Mosquitos, qui avait déjà un Ki84 dans sa queue. Il réalisa qu'il ne pourrait pas arriver à temps et fit dériver le nez de son appareil d'une longueur démentielle avant de lâcher une longue rafale, de colère impuissante. Par un incroyable hasard, lui sembla-t-il le Ki s'immobilisa un millième de seconde dans l'espace avant d'exploser dans une immense déflagration blanche…

Pas le temps d'épiloguer sur les mystères du tir aérien il y réfléchirait plus tard, il remit manche au ventre, la manette de gaz poussé à fond, en passant sur le dos pour voir le résultat de la seconde attaque des Mosquitos, vérifiant la présence de son N°2. Cette fois les bombardiers en piqué avaient gagné. Au sol les explosions se succédaient et une fumée noire commençait à masquer les constructions provisoires. Mais sur les six Mosquitos deux seulement filaient au ras des arbres… Deux survivants parmi les douze qui avaient attaqué, combien… trois, quatre minutes auparavant ?

- "Patin à tous, c'est fini, on rentre, dégagez-vous en piqué et rentrez directement, en restant près du sol. Les Ki ne pourront pas vous rejoindre. Le renfort ne va pas tarder à arriver mais ne l'attendez pas en livrant combat, les MiJ2 et les Ki84 sont trop nombreux."

Il y avait de l'amertume dans sa voix et il le regretta. Pas la faute des copains s'ils n'étaient pas arrivés à temps. La faute à qui ? Fallait-il qu'il y ait une faute pour expliquer tout ça ? Pineau avait réintégré son poste, dans sa queue, à une centaine de mètres et il rétablit son avion en vol horizontal pour lui permettre de se rapprocher un peu. Les Ki volaient encore par éléments de quatre ou six. Surdisciplinés, comme à l'ordinaire, ils étaient en train de se regrouper, c'était le moment d'en profiter, Le FW TA 152 avait une petite marge de vitesse et il poussa les gaz à fond en piquant. Ils rentrèrent tous les deux ainsi, au ras des arbres, suivant le relief d'aussi près qu'il l'osait.

***

L'après-midi le temps s'améliora un peu, les bancs de nuages près du sol s'effilochèrent avec l'élévation de température et ils firent trois missions, avec tout l'Escadron. Violet paraissait inusable, sa voix calme était toujours la même, rassurante, efficace, donnant ses ordres sobrement. Il n'avait pas un gros score de victoires, 11 ou 12, ce n'était probablement pas un très bon tireur, mais quel tacticien ! Mykola s'inspirait à chaque sortie, des choix tactiques du Commandant, à la fois prudents et toujours bien vus. Ce soir là, cependant, il y eut trois lits vides dans les tentes de l'Escadron.

Le lendemain ils firent six missions exténuantes dans la journée. Leur corps marquait le coup avec l'accumulation des G en combat. Mykola en fut frappé. C'était les G qui causaient la fatigue la plus profonde, indécelable sur le moment. Mais révélée par les incidents à l'atterrissage. Le gars à qui la tour devait dire de descendre son train oublié, ou ses volets sortis de 15 au lieu de 45°, les sorties de piste, en fin de roulage, quand on ne se surveille plus et qu'on évalue mal les distances. Avec les heures passées ensuite à désembourber les machines. Depuis des mois ils n'utilisaient plus que des pistes provisoires, boueuses, consolidées par un treillage de plaques métalliques trouées. Les tentes étaient munies d'un plancher de bois pour éviter de patauger dans la gadoue mais tout était humide. Avec la fatigue les pilotes n'arrivaient pas à se réchauffer. Et les mécanos, qui ne se plaignaient jamais, faisaient un travail difficile, exténuant, pour garder les avions en état de vol. Réparant dans la nuit les tôles retournées, les systèmes hydrauliques défectueux, les mises à feu des canons au fonctionnement capricieux, épisodique…

Le surlendemain le temps avait encore changé, des masses de cumulus à 4 000 mètres, un ciel clair au-dessus et, par les immenses trouées que provoquait le soleil, le sol s'asséchait à une vitesse étonnante pour la saison. A midi ils en étaient à trois missions effectuées depuis l'aube. Chaque Escadrille était sortie individuellement. Ou ce qui restait de chaque Escadrille. La Seconde, ne comportait plus que neuf pilotes, Mykola inclus, si bien qu'il avait décidé de voler seul, sans N°2 ; Pineau volant en N°1 pour la première fois ; pour laisser des paires constituées. A 16:20, alors qu'ils étaient d'alerte à cinq minutes ; la Première à quinze ; assis dans leurs avions, cinq missions déjà dans les bras depuis le matin, deux fusées blanches montèrent au-dessus de la petite tour de rondins. Les moteurs toussèrent et les mécanos, tenant l'extrémité d'une aile les aidèrent à virer sur place pour aller s'aligner ; par deux pour les autres ; en début de bande. Mykola reçut ses instructions du Contrôle régional alors qu'ils montaient tous les neuf vers le niveau 2 000, comme c'était la règle.

- "Elément Patin, grosse bagarre dans le secteur H 28, à 5 000 mètres en limite verticale du front. Deux Escadrons de chez nous sont surclassés par au moins deux Groupes de Ki61, des méchants, apparemment. Et il en vient d'autres. Nos réserves arrivent mais il faut aider nos Escadrons immédiatement. Prenez le cap 010°, montez à plus de 6 000. Je vous préviendrai quand vous serez au-dessus de la mêlée. Terminé."

Ce qu'il ne disait pas, c'était inutile, c'est que les deux Escadrons accrochés n'existeraient plus si les renforts tardaient ! En tout cas l'autorisation de grimper à 6 000 leur permettrait d'arriver au-dessus des nuages, sans être vus, sans avoir besoin de manœuvrer avant le combat, et d'intervenir efficacement. Dans ces circonstances là on pouvait espérer descendre plusieurs ennemis dans le premier plongeon et disloquer leur formation. Le Contrôleur avait été assez lucide pour leur laisser une chance de faire leur boulot, permettre aux copains de se dégager en piquant, avant d'être sur la défensive, à leur tour, au milieu d'adversaire les empêchant d'agir.

- "Patin à tous, émit-il, on passe au-dessus de la couche. On se dirige vers une grosse bagarre en H 28. Soyez prudent, ce sont des Ki61 et vous connaissez leur efficacité en altitude. Sur place, je descendrai voir à quoi ça ressemble et on plongera."

Il remua sur son siège, pour prendre sa place, comme une poule s'installe commodément dans la poussière, retendit les sangles de son harnais et vérifia son cap sur sa carte, neuve, du secteur. Ils volaient en plein soleil ; juste au-dessus des nuages bourgeonnants, d'un blancs étincelant ; mais il faisait froid même avec le blouson de mouton et les longs bas de laine, un bon moins quarante à l'extérieur. Ils étaient seuls, pas une silhouette alentour. H 28 était proche et il entendit très vite la voix du Contrôleur.

- "Des renforts sont arrivés sur place avant vous, Lambin, mais les autres en ont reçus aussi. C'est certainement la plus grosse bagarre qu'on ait vue cette année dans ce coin. Elle s'essaime sur un large espace. Vous serez à la verticale dans une minute. Bonne chance, Patin."

Les nouveaux radars permettaient cette précision. Les chasseurs Européens étaient équipés d'un petit émetteur fixe, classé matériel stratégique, qui allumait un écho scintillant, sur l'écran de l'Officier radariste, les identifiait et révélait leur position exacte. La précision du Contrôleur voulait dire : des combats dans tous les coins et des dangers qui pouvaient venir de partout. Mykola respira longuement.

- "Patin à tous, je descends juste sous les nuages, jeter un œil, restez groupés ici en tournant en rond".

Machinalement il jeta un regard vers sa droite cherchant Pineau avant de se souvenir qu'il était seul, aujourd'hui. Il poussa le manche et, tout de suite, sa verrière devint totalement opaque, comme peinte en blanc. Il surveillait son altimètre pour anticiper sur la sortie en visibilité claire et fut surpris, comme à chaque fois, tant ce fut rapide. Il volait à près de 550 quand il déboucha en ciel dégagé. Il n'y avait pas un combat, effectivement, mais une quantité. Des MiJ2 mais aussi des Ki84. Il repéra les plus proches, nota leur position et remonta en flèche. Au-dessus ses pilotes étaient à trois kilomètres, à droite.

-"Regroupez sur moi, à vos 10 heures", dit-il dans le micro, notant que sa voix était sèche, sans qu'il ne l'ait voulu. Dès qu'ils eurent pris la formation il estima sa position.

- "On pique au 290°sans accélérer tant qu'on est dans la couche. On va se trouver tout de suite dans un combat tournoyant. Choisissez une cible, gardez votre sang froid et essayez de ne pas encombrer la radio. Restez par paires, allumez vos collimateurs maintenant, et armez vos canons."

Sous cet angle ils traversèrent la masse nuageuse en quatre secondes. La zone de combats s'était déplacée et, du pied et du manche, Mykola força son avion à virer sur la droite. Une paire de Ki84 poursuivait un FW 190 qui tentait des virages brutaux, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour se dégager. Il prit un chasseur chinois dans son collimateur et tira presque tout de suite. Le Ki disparut dans un nuage de flammes et de fumée blanche. Dans la même seconde le jeune homme plongeait au cœur de la bagarre, notant que les chasseurs amis étaient des La 5, qui ressemblaient vaguement, aux Ki 84. Il faudrait penser à le dire aux autres et… Une rafale passa au-dessus de son plan gauche et il bascula à droite. Il avait oublié qu'il n'avait pas de N°2, aujourd'hui, et ne surveillait pas suffisamment son rétro. La faute à ne pas commettre ! Dans celui-ci il vit que ses deux poursuivants, des Ki61 qui affichaient de curieuses bandes noires en travers des ailes, avaient eux aussi basculé. Il commença à agiter son FW comme un malade. Rien n'y faisait les Ki étaient toujours là. D'instinct il mit manche au ventre pour aller se réfugier dans les nuages. Le temps d'y arriver il fut touché deux fois dans le fuselage, derrière sa tête. Mais il y pénétra. Aussitôt il passa sur le dos et tira encore plus fort sur le manche. Il encaissa une volée de G positifs mais ressortit immédiatement du nuage, plongeant vers la gauche. La bagarre était toujours aussi acharnée et il la traversa en trombe.

- "Je suis blessé… je suis blessé".

La voix de Pineau, qui volait en N°3 !

- "Saute, hurla-t-il, saute".

Pineau du l'entendre parce qu'il répondit, la voix plus faible.

- "arrive pas…"

Et puis il se rendit compte qu'il n'y avait plus de La 5. Tous les avions amis qu'il voyait étaient des FW. Les Lavochkine avaient su profiter de leur intervention pour se dégager. Les autres étaient des Ki61 et des Mi, tous par paires. C'est peu après qu'il réalisa que seuls ses propres pilotes se battaient encore. Une Escadrille contre combien de dizaines de chasseurs Chinois ? C'était les siens qui étaient là. Il reconnaissait, fugitivement, les grandes lettres, sur les fuselages.

- "Lambin leader, nous sommes surclassés, nous avons besoin d'aide…", cria-t-il dans le micro, pour le Contrôleur dont il ne comprit pas la réponse, sa radio marchait par épisode, maintenant.

Et, au milieu d'eux, de ses pilotes il assista à leur agonie. Les uns après les autres ils furent descendus. Lui-même avait trop de peine à éviter les attaques, bougeant constamment, grimpant, descendant, virant, à grands coups de manche et de palonniers. Il enregistra que son moteur commençait à chauffer. L'odeur d'huile chaude se répandait dans l'habitacle. Il ne fallait pas que celui-ci le laisse tomber maintenant… Et il y eut une dernière explosion dans l'espace. Il tourna la tête dans tous les sens, ne voyant aucune autre poursuite, aucun tir…

Quelque chose bascula dans son cerveau. Tous, ils avaient tous été abattus ! Il n'avait pas été capable de mettre ses pilotes en bonne position, de les conseiller. C'était de sa faute s'ils avaient été descendus ! C'était son échec, son ECHEC. Le mot se déroulait sans fin, en lui. Deux rafales l'encadrèrent et une peur effroyable l'envahit. Il était seul, désormais. Il avait déjà eu peur, en combat, évidemment, mais jamais à ce point. Il était terrorisé ! Plus capable de penser, de faire fonctionner son cerveau, de chercher une solution pour s'enfuir. Il sentait tout son corps tétanisé, chaque muscle durci dans l'attente de la blessure qui allait le déchirer. Il ne se rendait pas compte de ses gestes, voyait le ciel défiler devant ses yeux ; un kaléidoscope de morceaux de nuage, de portions de ciel, d'avions ennemis ; il pilotait comme une machine qui s'est emballée, tiraillant automatiquement. Quelque part son cerveau enregistra des débris qui volaient, des avions dans son collimateur qui explosaient… Il "sut" qu'il avait abattu six Ki61, mais n'était pas capable de se souvenir à la suite de quelle manœuvre. Son cerveau était vide de pensées cohérentes, contrôlées, hormis cette terreur, ce sentiment de solitude, dont il était responsable, ce remord, qui ne le quittaient pas…

Une odeur de chaud. De la fumée envahissait la verrière, qui disparut il ne sut comment. Il ressentit les chocs des obus qui pénétraient son avion, les commandes qui devenaient molles, la suite de morceaux de ciel, de sol, qui traversaient son pare-brise. Son cerveau savait qu'il tombait, que son avion était touché à mort mais, envahi, paralysé par la peur panique, le bruit effroyable du vent qui le fouettait, s'engouffrait, dans le poste de pilotage grand ouvert, il ne pouvait pas faire remonter l'information à sa conscience.

Il y eut une déchirure et le fuselage s'ouvrit au niveau du bord de fuite des ailes, le bruit de son moteur cessa…

Ce fut le silence qui le tira de l'état second dans lequel il baignait. Il n'enregistra pas l'ouverture de son parachute, inconscient de ce qui l'avait provoquée. Un hurlement de moteur le fit sursauter. Un Ki84 le frôla et la voile se dégonfla en partie, dans la turbulence. Pourtant il ne tressaillit pas et repartit dans son monde intérieur, dans son cauchemar, dans son absence. Les yeux grands ouverts mais ne voyant rien, il pendait au bout de ses suspentes, ne faisait pas un geste, paraissait mort. Même l'impact, brutal, avec le sol ne le réveilla pas. Il fut traîné pendant plusieurs dizaines de mètres par le vent au sol. Puis la voile du parachute accrocha quelque chose et se dégonfla. Il restait allongé sur le côté, raide, absent, les yeux ne cillant pas.

Une Compagnie de ravitaillement qui montait un chargement en première ligne le trouva là, dans la même position. On le crut d'abord mort et puis, alors qu'il cherchait la plaque d'identité, pour l'arracher, un Sergent dit qu'il avait vu la poitrine se soulever. On le mit sur le dos, on écouta son cœur et quelqu'un ordonna de l'emmener. Mais on dut le porter comme un cadavre, en travers des épaules. Il ne faisait rien pour aider les gars qui le sauvaient. A l'hôpital de campagne, voyant qu'il n'était pas blessé le chirurgien-chef le fit placer sur un brancard, à l'écart. Il s'y trouvait encore, seul, le lendemain quand on commença à démonter les tentes pour reculer une nouvelle fois. On l'avait oublié.

Cette fois un chirurgien s'intéressa à lui, devinant un choc émotionnel intense et le fit évacuer directement vers les lignes arrières, avec un convoi de blessés opérés.

***

Pendant quinze jours il ne parla pas, hors d'atteinte, raide, les tendons, les muscles, tendus au point que les médecins craignaient qu'il ne provoque des lésions osseuses à son corps. On lui fit des piqûres de relaxant musculaire pour le protéger de lui-même. Ses yeux étaient perpétuellement ouverts et il fallait lui mettre régulièrement des gouttes de collyre pour les hydrater. Sa bouche, fermée, ses mâchoires verrouillée, ne permettaient pas d'y glisser de la nourriture et on dû le placer sous goutte à goutte pour le conserver en vie. Pendant deux semaines il passa de mains en mains, pour finir dans le service psychiatrique d'une petite ville de l'arrière, où une après-midi il lâcha, d'une voix rauque, mais calme :

- Manger.

L'infirmière qui préparait le goutte à goutte n'avait jamais entendu sa voix, mais ce fut surtout le ton, rauque, qui la fit se retourner. Il regardait toujours le plafond, n'avait pas bougé, mais il répéta, lentement, sur le même ton :

- Je veux… manger.

Elle alla immédiatement chercher un médecin qui examina longuement le jeune homme avant de lui parler.

- Vous m'entendez, Capitaine ?

Plusieurs secondes, puis :

- Oui.

- Vous savez ce qui vous est arrivé ?

Encore un long laps de temps.

- J'ai perdu… tous mes pilotes.

- Mais vous, que vous est-il arrivé ? Vous avez été abattu ?

Du temps, encore.

-… j'ai perdu tous mes pilotes.

Le médecin le regarda longuement. Puis se pencha, prit un doigt de pied de Mykola et le tordit de plus en plus fort. Il allait renoncer quand Mykola tourna légèrement la tête.

- Pourquoi faites-vous ça ?

Le toubib soupira doucement.

- Vous allez vous en tirer, Capitaine. Calmez-vous, détendez-vous, faites la paix en vous, avec vous-même…

Puis, à l'inspiration, il ajouta :

- Vous n'êtes pas coupable.

Dans le cerveau de Mykola la phrase commença à tourner.

Il commença le premier jour à ouvrir la bouche et on le nourrit. Très vite, alors, il reprit des forces. Il avait beaucoup maigri et paraissait plus grand. Une semaine plus tard le médecin vint le voir un matin suivi d'une infirmière.

- Capitaine Mykola Stoops…

Le regard de Mykola dériva lentement de son côté, sans qu'il ne tourne la tête.

- Vous vous êtes trompé…

Le toubib laissa passer un temps pour avoir toute l'attention de son patient.

- … tous vos pilotes ne sont pas morts.

Puis il attendit la réaction du jeune homme. Mykola ne bronchait pas. Au bout d'un moment il lâcha :

- Si.

- Pas le Pilote-Officier Pineau.

Le regard de Mykola vint accrocher celui du médecin avec une intensité telle que celui-ci en fut presque désarçonné. Il y lut une attente si forte qu'il enchaîna, très vite :

- D'après ce que je viens d'apprendre il a fini par pouvoir sauter en parachute de son avion en flamme et a été recueilli par nos troupes. Il ne souffrait que d'une brûlure, assez importante mais pas trop grave, à la cuisse droite.

- Les conduites hydrauliques… de sortie manuelle du train.

La voix de Mykola était étrange. Plus aussi rauque que le premier jour, mais très, très lente. Il détachait les mots avec une précision, une diction d'acteur voulant être parfaitement entendu.

- Peut être, poursuivit le toubib qui voulait continuer cet échange. C'est grâce à ce pilote que l'on a appris que vous aviez obtenu une victoire en combat, il l'avait vu. Alors les autorités ont fait rechercher votre avion. L'épave a été retrouvée sans mal puisque, d'après ce que j'ai compris, vos avions ont une marque distinctive individuelle, à moins que je ne me trompe ?

Il voulait que Mykola parle, qu'il montre qu'il acceptait le dialogue. C'était un signe important indiquant qu'il sortait de son mutisme, de sa volonté de ne plus communiquer.

- … deux lettres… deux chiffres.

- Bien. Donc elle a été retrouvée et c'est là que je ne comprends pas très bien. La communication que j'ai reçue était mauvaise.

La main droite de Mykola se crispa sur le drap. Le débit de voix fut un peu plus rapide quand il demanda en relevant légèrement la tête, cette fois :

- Parlé… à qui ?

- Au Lieutenant Pineau, je crois. C'est ainsi qu'il s'est présenté.

- Où est-il ?

- Mais… en permission de convalescence, je ne sais où. La tête de Mykola retomba en arrière et le médecin poursuivit, plus vite.

- Toujours est-il qu'on a donc retrouvé l'épave de votre avion et récupéré un chargeur de caméra. C'est en cela que je crains de m'être trompé, je n'ai pas bien compris ce qu'une caméra fait dans un avion de chasse…

Il laissa traîner le dernier mot pour inciter Mykola à répondre.

- Couplé sur détente des armes… Vérification des demandes d'homologations… de combats.

- Vraiment ? Je pensais m'être mépris. En tout cas c'est ainsi que l'on a découvert que vous aviez abattu six appareils ennemis pendant ce combat. Il n'y a, d'après ce que j'ai compris, que peu de précédents à ceci, un certain Capitaine Marseille, d'après ce que j'ai appris, à moins qu'il ne s'agisse de la ville, et un Capitaine Hartmann, qui serait un pilote exceptionnel ?

- … Le premier… de tous, corrigea Mykola.

- En tout cas le commandant de votre Groupe aérien vous a fait attribuer une citation à l'ordre de l'Armée pour bravoure, qui vaut la Légion d'Honneur… que vous avez déjà reçue plusieurs fois, je crois, ce qui vous fait Commandeur de cet ordre, et la Croix de Fer avec glaives, lauriers et un diamant. Il y a très peu de soldats qui l'ont obtenue, je crois savoir… Ceci viserait votre comportement personnel au combat. Et vous auriez donc aujourd'hui 81 victoires, d'après ce que je crois savoir.

- Quatre-vingt corrigea à nouveau Myko… qui ajouta : Pineau.

Comme s'il était brusquement harassé, ses yeux se fermèrent lentement. Le médecin fit signe à l'infirmière de le suivre dehors.

- Laissez-le dormir tout son saoul. Ne lui servez rien, ne le réveillez pas s'il dort, sous aucun prétexte, tout le temps où il aura les yeux fermés. Son cerveau doit assimiler tout ce qu'il a appris. Essentiellement que tous ses hommes ne sont pas morts. Je crois qu'il commence sa remontée vers nous.

- Vous pensez que cela fait une différence pour lui ?

- Oui. La totalité de ses pilotes ou "presque tous", ce n'est pas du tout la même chose. "Tous" il y voit une connotation de faute, de culpabilité, il pense n'avoir pas pris les bonnes décisions, "presque tous", au contraire peut l'inciter à penser que l'ennemi était trop fort. C'est l'ennemi le responsable, pas lui. Il lui faudra longtemps pour accepter ce raisonnement, pour revenir vivre parmi les autres. Mais j'ai confiance. Ce jeune homme me fait l'impression d'un garçon bien équilibré, ses responsabilités le prouvent, en tout cas.

- Il est si jeune, docteur ! Mon petit voisin avait cet âge, avant la guerre, et je le voyais encore jouer au ballon comme un gosse dans la rue.

Mykola dormit pendant 18 heures d'affilées. Le lendemain soir en ouvrant les yeux il réclama encore à manger et s'assit pour la première fois dans son lit. A partir de ce moment sa convalescence physique alla très vite. Mais, le visage fermé, il réduisait au maximum ses échanges avec les infirmières. Il répondait d'un mot seulement à ses visiteurs, des blessés venant d'un autre service, ayant appris qu'il y avait ici une sorte de héros, décorés des plus hautes médailles. Dix jours plus tard le médecin prit sa décision. Il en parla à Mykola.

- Je ne peux plus rien faire pour vous à l'heure actuelle, ici, Capitaine. Physiquement vous êtes en bon état, compte tenu du choc que vous avez subi. Moralement je m'oppose à votre retour en unité en ce moment. Je pense que la meilleure solution serait de vous replonger dans un cadre familier où, cependant, vous ne seriez pas harcelé. J'hésite entre vous conseiller votre famille ou des amis qui pourraient vous recevoir. Sinon un Centre de repos de l'Armée, à l'ouest.

- Millecrabe, dit Mykola.

- Je vous demande pardon ?

- Une île, pas loin d'Odessa, ma famille. J'y ai passé les vacances de mon enfance… c'est là que je veux aller, pour guérir, enfin essayer.

Il continuait à s'exprimer d'une voix lente avec une diction toujours aussi parfaite.

- Vous l'appelez Millecrabe ?

Il répondit d'un léger hochement de tête. Intuitivement le médecin su qu'il valait mieux ne pas faire des commentaires que le jeune homme avait dû entendre mille fois, justement.

- Parfait. L'hôpital militaire d'Odessa comprend une section pour les soldats choqués. On a remarqué depuis longtemps, ne me demandez pas pourquoi, notre science nous est trop mystérieuse encore, que le soleil, la lumière, hâtent la guérison, aussi bien des blessés que des hommes ayant subi un grand choc émotionnel. Alors la région d'Odessa me semble très indiquée. Vous y serez suivi régulièrement à l'hôpital. Je prends les dispositions nécessaires, l'armée vous y amènera, y compris jusqu'à l'île, je pense. De votre côté prévenez votre famille que vous n'avez pas besoin de soins particuliers. Faites des exercices physiques, mangez, dormez beaucoup, et laissez faire votre cerveau, il est assez bien fait pour vous amener à la guérison. Manifestement vous connaissez très bien le métier que cette guerre vous a fait faire, faites-moi l'honneur de penser que je connais bien le mien, aussi. Si je vous dis que vous guérirez ce n'est pas pour vous consoler. C'est un fait. Vous me croyez ?

Mykola leva vers lui un regard froid, désagréablement fixe, réfléchit et sembla vouloir se taire. Mais il répondit pourtant :

- Je ne sais pas.

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Sortie du dernier tome en juin 2010 sur www.interkeltia.com, et dès septembre en librairie.