CHAPITRE 18
Début de l'hiver "1948"

L'immense dépôt de matériel était installé à la sortie de Semacha, sur la route de Bakou, en Azerbaïdjan. Celle qui reliait Suchumi, à l'ouest, sur la mer Noire, aux rives de la Caspienne, à l'Est. Plus loin se tenait le grand dépôt de carburant avec le terminal du petit oléoduc, l'un des premiers construits, venant d'Iran.

Un carburant vendu à prix d'or par la British-Iranian Oil Company, la BIOC. Les anglais étaient à l'origine des recherches et des installations pétrolières Iraniennes, exploitaient les gisements pour le compte de l'Iran et avaient placé la barre des prix à un niveau très élevé. Leur gouvernement avait montré une "certaine" indignation devant le problème des prisonniers européens assassinés, et avait compati à leur martyr, mais n'avait pas baissé d'un penny bien entendu le prix du baril de pétrole brut. L'amitié, la compréhension ne vont pas jusque là. Il y a le cœur, à gauche, et le portefeuille, à droite ! Quand il y a un bénéfice à faire, devant des circonstances favorables, il n'allait quand même pas changer d'attitude ! Avec le pétrole du Moyen Orient, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s'enrichissaient de manière colossale. Meerxel le savait mais s'en moquait, pour l'instant. Il fallait une autre source d'approvisionnement que le bassin de Ploesti, en Roumanie.

Dés le début du XXème siècle, avant 1915 et la Première Guerre continentale, Américains et Anglais s'étaient partagés les richesses des pays du Moyen Orient. C'était l'époque où après avoir mis à jour et organisé le gisement de Ploesti, l'Europe découvrait du pétrole dans les Républiques de l'Est, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Azerbaïdjan, et Sibérie bien sûr, et n'avait que faire de celui des pays arabes. Les Anglais avaient payé le prix en mettant en place des émirats et donnant leur indépendance aux régions qu'ils contrôlaient, fabuleusement aidés par Thomas Lawrence, connu par la suite sous le nom de sir Lawrence d'Arabie. Ceci malgré le fiasco de leur empire colonial ; l'Inde, surtout, qu'ils avaient dû quitter, la queue entre les jambes, au moment de la Guerre d'Invasion européenne, au siècle précédent, après une révolte sanglante. Ils n'avaient toujours pas compris que leur attitude hautaine, leur façon d'écraser les "indigènes", comme ils disaient amenaient les populations à se rebeller. Jamais les gouvernements britanniques ne s'étaient remis en question. Et ce n'est que la découverte de l'étendue des réserves de pétrole dans les sols des pays arabes qui les avait amenés à composer. Le pétrole et aussi la volonté des grands frères américains qui voulaient calmer cette région du monde et avaient imposé leur vues ! Il y avait tant d'argent à gagner ! Le gouvernement anglais avait donc, à contrecœur, accordé l'indépendance aux pays qu'il contrôlait en échange de l'exploitation du pétrole et du reversement d'une partie des bénéfices aux gouvernements ou aux familles régnantes locales.

Les Anglais avaient été très surpris lorsque les familles régnantes qu'ils avaient installées au pouvoir, s'étaient, très vite, mises à envoyer leurs enfants faire leurs études à l'étranger. En Angleterre et aux Etats-Unis, au début. Puis beaucoup en Europe. Des indigènes ! La raison était pourtant simple. Les pays arabes étaient musulmans et une grande partie de l'Europe de l'est était constituée de pays musulmans également. Et il y avait là quelques universités, rares c'est vrai.

Pour les Américains le problème avait été résolu beaucoup plus facilement. Ils avaient proposé leur aide aux cheiks contrôlant de petites régions, d'Arabie du sud, notamment, pour asseoir leur autorité, dessiner des frontières définitives et leur promettant beaucoup de dollars en échange du droit d'exploiter les puits de pétrole. Celui-ci leur revenait encore moins cher ; malgré le transport ; que celui qu'ils extrayaient du Texas. Les compagnies Américaines s'étaient donc lancées dans l'affaire. Mais, là aussi, on avait très vite constaté la volonté des Emirs et Cheikhs d'envoyer leurs fils étudier au loin et pas seulement apprendre la gestion, la politique, mais aussi toutes les disciplines de la vie modernes. Et ceci aussi bien dans les universités américaines ou anglaises qu'Européennes, musulmanes ou non, d'ailleurs. Finalement l'Angleterre et les Etats-Unis avaient bien dû finir par reconnaître que les Arabes n'étaient pas plus idiots que les autres ! Il y avait eu des princes médecins, ingénieurs qui, à leur retour, exigeaient de pouvoir exercer leur savoir. Les Américains l'avaient trouvé saumâtre mais avaient bien dû construire des hôpitaux, des routes etc. Et savaient bien qu'à terme les installations pétrolières auraient leur encadrement purement arabe, du contremaître au Directeur. Les bénéfices diminuaient mais se situaient à un tel niveau qu'ils pouvaient se le permettre. D'autant qu'ils conservaient le contrôle du marché du pétrole grâce aux navires, aux pétroliers que les pays arabes étaient bien en peine de construire et aux raffineries. Néanmoins la vie avait considérablement changé au Moyen-Orient, en un demi-siècle. Il fallait compter sur ces pays là où les populations avaient, un peu, bénéficié de l'afflux de richesses. Pas par la volonté des familles régnantes mais simplement parce qu'il fallait bien de la main d'œuvre, donc la former et lui donner du travail…

Meerxel avait compris qu'après la guerre et le fantastique développement des industries consommant du pétrole celui-ci deviendrait un enjeu économique de premier plan. Ce qui signifierait, à plus ou moins courte échéance, des tensions au Moyen Orient. Mais l'Europe n'était pas concernée, à l'heure actuelle, et elle avait d'autres problèmes à résoudre. Le Shah d'Iran, les Rois et Emirs du Moyen Orient se débrouilleraient avec les anglo-saxons. Les prodigieuses réserves de Sibérie, et des pays d'Europe orientale, enfin mises en exploitation ; en partie grâce aux installations que fabriquaient en ce moment la Chine, d'ailleurs ; donneraient à l'Europe une indépendance totale dans ce domaine. Il aurait été certainement possible d'en vendre, mais il avait fait voter une loi constitutionnelle interdisant d'en céder à l'étranger, afin de protéger son pays, dans le futur. L'Europe pourrait tourner sans en acheter un litre ailleurs… Seulement en ce moment, la guerre avait isolé certaines régions et il fallait bien acheter du pétrole arabe pour approvisionner l'armée du sud, coincée entre la mer Noire et la Caspienne.

Hans Klummel, le Secrétaire d'Etat à l'Energie était allé négocier une extension du contrat avec les Anglo-Iraniens. Il en revenait quand son appareil, un C 123 de transport et liaison du Groupe de l'Etat-Major Général, et les quatre Spits V qui le protégeaient, furent abattus, peu après avoir passé la frontière, par une formation de Zéros venant de l'autre coté de la Caspienne. La nouvelle fit l'effet d'une secousse sismique au Palais de l'Europe, à Kiev. Meerxel entra dans une si violente colère que son visage blêmit au point d'inquiéter les témoins. La semaine précédente le Palais avait déjà été secoué par la découverte d'un fonctionnaire du Ministère de l'industrie, d'origine ouzbek qui travaillait pour la Chine ! Le type avait eu beau affirmer qu'il était forcé d'espionner parce que son frère et sa sœur, résidant en Chine, étaient dans un camp de prisonniers et que leur survie dépendait de ce qu'il révélait aux Chinois qui l'avaient recruté, Meerxel n'était pas convaincu. Quand la nouvelle du crash lui parvint il y vit un prolongement de l'affaire d'espionnage. Le Sous-Secrétariat à l'Energie dépendait directement du Ministre de l'Industrie… Il chargea Van Damen et Lagorski de découvrir ce qui s'était vraiment passé et la façon dont il le dit fit comprendre qu'il serait exigeant.

***

- Commandant Rasmussen…

Edgar se retourna, juste avant de monter dans la Delahaye Tout Terrain qui l'attendait, devant les bâtiments tout en longueur de la Base-dépôt du matériel, pour faire face au jeune SousLieutenant ; visiblement Turkmène, d'après son visage ; raide, qui le dépassait pourtant d'une bonne tête et demie. La jeune génération avait une bonne taille, même dans les Républiques de l'est, il l'avait déjà remarqué avec ses élèves, en fac, et ses jeunes cousins à Millecrabe. Le gars parlait Français en roulant les R et avec un accent chantant.

- Oui ?

- Commandant, le Colonel voudrait vous voir, toute affaire cessante.

- "Toute affaire cessante", hein ?

Il se demandait parfois quel cursus avaient suivi certains officiers ? Avec Edgar on ne savait jamais s'il s'amusait, se moquait ou était sérieux et tous les sous-officiers et officiers subalternes de la Base étaient sur leurs gardes. Il s'exprimait toujours en Français, comme c'était la règle dans l'Armée et employait des mots que tout le monde ne comprenait pas forcément. En vérité si l'on craignait un peu son vocabulaire, on l'aimait beaucoup au mess des officiers où son humour, jamais méchant, détendait ses camarades. Les hommes, eux, étaient méfiants. Non qu'il punisse facilement, ce n'était pas son genre, mais il pouvait avoir des réparties mordantes ; devant des pratiques trop administratives ; qui rendaient ridicule.

- Euh, oui Commandant. C'est ce qu'a dit le Colonel Rasizade.

Edgar fit un "oh" muet, levant les sourcils et faisant la bouche en accent circonflexe, à la grecque, pour bien montrer combien il appréciait la précision, puis sourit.

- Merci Lieutenant, j'y vais derechef.

- Je vous demande pardon ?

- Je veux dire que j'y retourne, puisque je viens de son bâtiment.

- Ah mais alors peut être est-ce que je me suis…

- Ne vous inquiétez pas Lieutenant fit Edgar en lui tapotant le bras, vous n'avez rien à vous reprocher.

Il reprit la serviette qu'il avait posée à l'arrière du véhicule et fit demi-tour pour se diriger vers le plus haut des bâtiments, le seul avec un étage, qui se détachait sur les montagnes bleutées, au sud. Mais, ce matin, il monta les marches avec peine. Cela faisait plusieurs jours qu'il passait des nuits pratiquement blanches. Il travaillait à son projet personnel.

Il était 08:30 et ce n'était pas la grande agitation dans la base. Quelques minutes plus tard il pénétrait dans le bureau du commandant de la Base-dépôt, introduit par un Adjudant au visage oriental, impassible. Edgar n'avait jamais pu savoir d'où le Colonel avait amené cet ancien légionnaire, Kirghiz ou Ouzbek. Personne ne savait, c'était leur secret.

- Rasmussen, asseyez-vous, fit le Colonel en levant fugitivement les yeux d'un document qu'il lisait… Dites-moi vous avez des relations au Grand Etat-Major Général ?

- Pas à ma connaissance, Colonel, répondit Edgar, surpris, pour une fois.

- Et bien mon vieux, je reçois directement un ordre vous concernant.

- Moi ?

- "Commandant Edgar Rasmussen, dépôt de Valtar, secteur postal" etc, etc. Ca m'a bien l'air d'être vous.

- Et le contenu, Colonel ?

- C'est là que tout devient plus compliqué. Je reçois l'ordre de vous faciliter prioritairement "par tous les moyens dont je dispose", l'exécution d'une mission dont je ne sais rien ! Je dois vous remettre ceci, dit-il en tendant une grande enveloppe cachetée du sigle du bureau du Chef de l'Etat-Major Général, et ne poser aucune question, ne m'étonner de rien… Vous travaillez pour les Renseignements de l'Armée, Rasmussen ?

Cette fois Edgar était démonté.

- Non, Colonel, je vous assure. Et je vous garantis que je ne connais personne dans ces hautes sphères militaires.

- Parce que tout ça est très mystérieux, mon vieux. Je dois vous fournir un uniforme d'Officier d'Etat-Major, avec les insignes correspondants, mais sans grade !

Edgar était de plus en plus abasourdi.

- De même je dois vous donner un document vous donnant autorité, dans le secteur du front sud, pour demander tout moyen de locomotion… Je suis également chargé de recueillir votre rapport que vous me remettrez scellé pour que je le fasse parvenir à un service précis du Ministère. Bon, à voir votre tête vous n'êtes pas au courant, en effet. Vous me direz ce que vous serez autorisé à me confier. Pour l'instant je vous libère de vos obligations de service, et ce pour un temps indéterminé. Allez immédiatement à l'habillement on vous donnera cet uniforme, si important, semble-t-il… Soyez assez gentil pour me dire si je dois vous saluer, hein ?

Sa réflexion était quand même mi-figue mi-raisin et Edgar prit les documents avant de sortir sans un mot. Il se rendit directement au grand magasin d'habillement où le Capitaine Pleyour, responsable du département, l'attendait lui même pour lui faire apporter par le chef tailleur une vareuse à col officier, marron moyen et un pantalon droit, couleur tabac. La vareuse comportait effectivement à l'extrémité verticale du petit col les insignes du Grand Etat-Major Général avec les quatre initiales dorées mais aucun galon. Il aurait pu être aussi bien Capitaine que Général ! C'est à cet instant qu'il reprit vraiment ses esprits. Tout ça était évidemment voulu, il y avait une explication dans les documents qu'il n'avait pas ouverts.

- Vous pouvez vous changer, dans mon bureau, Com… euh, comment dois-je vous appeler, maintenant ?

Edgar commençait à s'amuser de cette situation et il répondit pince-sans-rire :

- Le mieux est de ne pas m'appeler, Pleyour. Je vous en dirai plus quand j'en saurai davantage moi-même. Allons…

La tenue enfilée, il s'aperçut que sa chemise beige à boutons, visibles, et deux pointes, dénotait totalement, sous sa vareuse. Il n'avait jamais porté beaucoup d'attention au fait que les officiers de carrière portaient probablement des chemises blanches sans boutons apparents, avec un col-à-bouffer-de-latarte, comme on disait au collège, dans son adolescence ! Une sorte de col d'ecclésiastique. Il appela un planton et lui demanda d'aller chercher la chemise adéquate au magasin. Le type en salua, de surprise. Pendant son absence Edgar s'assit et ouvrit la grande enveloppe. Une lettre à l'entête du cabinet du Général en Chef luimême ! Bon Dieu que se passait-il ? Et puis la pensée de l'oncle Edouard lui vint… Non l'oncle avait fait savoir à la famille qu'il n'utiliserait aucun de ses membres près de lui, ni n'accorderait de faveur. Il voulait la garder à l'abri du monde politique. Il ne voulait pas prêter le flanc à une attaque. Et tout le monde en avait convenu immédiatement, chez les Clermont. Personne ne savait que les Clermont étaient de la même famille que le Président de la Fédération. C'était très bien comme ça.

Il y avait plusieurs documents et il commença par celui du bureau du Général en Chef. Quand le planton revint avec la chemise il ne releva pas la tête, lui montrant de la main où la poser et lui indiquant de refermer la porte derrière lui. Il posa le dernier document et se renversa doucement en arrière. Cette fois son visage était sérieux, très sérieux. Il était en train d'analyser le tout. En bref on lui demandait d'entamer une enquête extrêmement complète sur la mort du Secrétaire d'Etat à l'Energie, sans limite de champs d'action. Comment son avion avait-il été abattu, pourquoi, quelle succession de décisions avaient amené une escorte de chasseurs si peu nombreuse. En fait tout ce qu'il pourrait découvrir sur cette affaire. Pour cette enquête il disposait d'un ordre de mission ne donnant aucune explication sinon que le porteur était habilité par l'Etat-Major Général à faire une enquête, et d'un document séparé lui donnant autorité dans toute la Fédération pour obtenir les réponses aux questions qu'il poserait à qui bon lui semblerait, tout moyen matériel, toute aide !

Il avait priorité sur tout, sur tout le monde, sauf sur les missions de guerre. Une sorte de blanc-seing Napoléonien ! C'est ça qui lui montra l'importance qu'on accordait à sa mission. Ces documents avaient disparu depuis un siècle. Mais pourquoi lui ? Que soupçonnait-on ? Il n'avait aucune expérience des enquêtes, ni des habitudes, des méthodes des services de renseignement. Bon, on le savait, à Kiev, et on l'avait malgré tout désigné. Alors ce n'était pas ce qu'on exigeait de lui… Il était officier du matériel, de la gestion, un spécialiste d'économie… Oui, la réponse devait se trouver quelque part là-dedans. Ils n'avaient pas besoin d'un enquêteur professionnel, du moins pas au sens où on l'entendait en général. Il avait l'habitude des enquêtes fouillées, mais économiques. S'ils avaient voulu une enquête technique ils auraient choisi quelqu'un d'autre… Donc il devrait simplement faire appel à son bon sens et il verrait bien où ça l'emmènerait.

Il finit de s'habiller et se dit qu'il devait bien y avoir quelque part un dossier à propos de cette affaire. Probablement à Bakou, à l'Etat-Major du front sud. Il y avait un peu moins de 150 kilomètres d'ici à Bakou, il allait se rendre directement là-bas. Il appela le service véhicules et dit à l'officier de permanence qu'il avait besoin de sa Delahaye TT, sans chauffeur, pendant plusieurs jours, hors de la Base, et que le Colonel était au courant. Puis il retourna à sa chambre, reporter son uniforme personnel et fit un sac de sous-vêtements qu'il amena au véhicule dont il prit le volant.

Le trajet lui prit un peu plus de deux heures et demie, il était 11:30 quand il pénétra au Grand Quartier Général, bourdonnant, à Bakou. Il alla directement vers l'officier de garde, assis derrière une sorte de comptoir, qui regarda, indécis, sa vareuse, cherchant un grade des yeux, désemparé, ne sachant s'il devait saluer ou non, de la tête puisqu'il était lui même tête nue. Il décida finalement que oui et Edgar lui répondit, lui montrant en silence l'ordre de mission qui portait le cachet du Chef d'Etat-Major, Van Damen lui-même.

- Je veux parler à l'autorité aéronautique supérieure, dit-il.

- Oui… euh… Commandant.

Il s'était décidé pour un grade, c'était déjà ça. Il téléphona discrètement de l'extrémité du hall secouant la tête à plusieurs reprises, puis d'un geste il appela un planton qu’Edgar suivit à travers un dédale de couloirs jusqu'au bureau d'un LieutenantColonel qui se leva à son entrée dans son bureau. Il portait le blouson bleu-gris de l'aviation et les ailes dorées, sur la poitrine, un réserviste. Il devait filtrer les visiteurs, mais ça allait très bien comme ça. Le planton se retira en fermant la porte.

- Qui êtes-vous…? commença le gars âgé d'une quarantaine d'années en laissant traîner la dernière syllabe en guise d'interrogation supplémentaire.

- Rasmussen, enquêteur pour le compte du Grand Etat-Major Général, Colonel. Je ne suis pas autorisé à vous donner mon affectation. Voulez-vous lire ceci, je vous prie, ajouta-t-il, tendant l'ordre de mission.

L'air pas content le Lieutenant-Colonel s'assit pour lire puis releva les yeux.

- Très mystérieux… Vous êtes un personnage important, je suppose ?

- Non Colonel, dit Edgar tranquillement, certainement pas, mais ma mission semble importante aux yeux de quelqu'un à Kiev, alors j'obéis aux instructions.

L'autre se détendit.

- Que voulez-vous ?

- Le dossier, s'il existe, sur la disparition de l'avion du Secrétaire d'Etat Klummel. Sinon tous documents ayant trait, de près ou de loin, à cette mission… Et un bureau, je vous prie.

- Mais un rapport complet a été envoyé à Kiev et…

- Je ne sais rien de cette affaire, Colonel, absolument rien, donc un exemplaire de ce rapport me sera nécessaire. Comprenez bien que je ne sais pas précisément moi même ce que je recherche.

- On veut des têtes à Kiev ? C'est ça ? dit l'aviateur, en rogne maintenant.

Edgar haussa les épaules et répondit de son ton tranquille :

- Je n'en sais rien, vraiment rien, croyez-moi, je vous l'assure.

- Bien… je suppose que l'uniforme que vous portez m'indique que je dois bien vous traiter… on va vous donner un bureau convenable… A moins que vous ne désiriez le mien ?

Cette fois Edgar parla froidement.

- Colonel je vous ai dit deux fois que j'ignorais tout de cette affaire, que mon rôle était d'enquêter, pas de donner des sanctions. Je n'ai a priori aucune raison de vous ennuyer ou de vous causer des soucis autres que de me fournir les documents que j'ai demandés et un bureau.

Dix minutes plus tard il était assis derrière un bureau, dont une fenêtre donnait, au loin, sur le port de commerce, et ouvrait un dossier. L'avion de Klummel avait été abattu à 16:25, le vendredi 21 janvier, trois jours auparavant. Vingt-sept Zéros avaient attaqué soudain, d'après un message radio du C 123. Les Spits, surpris, avaient fait face et étaient descendus en flamme quasi immédiatement. L'un des pilotes, l'Officier-Pilote Pilsen, avait pu sauter et faire le récit de la chute du Transport. Depuis les suspentes de son parachute il était aux premières loges. Le rapport général était bref. Un autre document retraçait la carrière des quatre pilotes du 512ème Escadron de chasse, des hommes assez peu expérimentés, apparemment.

Un rapport du centre radar était plus intéressant. Apparemment l'alerte radar avait été donnée assez tard. Trop pour qu'on envoie un renfort au-devant de l'avion du Secrétaire d'Etat. Il faudrait creuser par là, mais ce qui lui vint immédiatement à l'esprit fut d'interroger le pilote survivant. Il avait été légèrement blessé. Edgar retourna dans le bureau du Lieutenant-Colonel et lui demanda à disposer de l'assistance d'un officier qui sache où chercher ce qu'il désirerait, au sein de l'Armée de l'Air. Un quart d'heure plus tard on frappait à la porte du bureau qu'occupait Edgar. Une jeune femme, plutôt petite, portant les galons de Lieutenant sur une tenue de l'Armée de l'air, blouson, jupe et petit calot gris-bleu, entra et salua.

- Lieutenant Bazhar, à vos ordres, Colonel.

- Bazhar, répéta-t-il ? un peu surpris.

- Oui, Bazhar, comme un bazar, Colonel, mais avec un "h", on en met à tout bout de champ, au Turkménistan.

Brune, le visage rond, les cheveux coupés courts, un type finalement peu oriental et des yeux assez allongés délivrant un regard froid. Elle, avait opté pour Colonel, grand bien lui fasse. Néanmoins cette situation floue commençait à agacer Edgar.

- Oui, j'imagine que vous devez en avoir assez des réactions idiotes des gens, dit-il.

- Je n'ai rien dit de tel, Colonel.

- Ne soyez pas sur vos gardes, je ne vous en veux pas et je n'en veux d'ailleurs à personne sur cette terre.

- Mais ailleurs si, Colonel ?

Soufflé, il la regarda mieux. Pas l'ombre d'un sourire. Si elle pratiquait l'humour de façon habituelle elle avait un contrôle parfait de son visage. Mais était-ce de l'humour ? Peut être étaitelle parfaitement sotte ?

- Ce serait une longue discussion, Lieutenant, une autre fois, peut être ? Ah pendant que j'y pense mon nom est Rasmussen, je ne suis pas autorisé à en dire davantage. Pour l'instant j'ai grandement besoin d'aide… Dans l'attaque contre l'avion du Secrétaire d'Etat, l'autre jour, l'un des quatre pilotes de Spit a été légèrement blessé mais a sauté en parachute, je voudrais lui parler d'urgence. Comment puis-je faire ?

- En dehors d'aller le voir je ne vois pas de solution, Colonel.

Il décida de crever l'abcès tout de suite.

- Lieutenant, voudriez-vous avoir l'amabilité de vous mettre au garde-à-vous.

Probablement surprise par le ton de conversation qu'il avait employé, elle mit une seconde à réaliser qu'il s'agissait d'un ordre puis se raidit dans la position réglementaire, les talons joints, les pointes écartées.

- Repos, maintenant, dit-il sur le même ton paisible. Elle se relâcha, un pied à 30°, comme l'impose le manuel.

- Avez-vous compris ce que nous venons de faire, Lieutenant ? Je suis réputé avoir un grade relativement élevé, bien que je ne porte aucun galon. De votre coté vous avez un petit nombre de galons dans la catégorie des officiers. Donc vous avez obéi. D'accord ?

Il avait capté son attention, cette fois.

- Oui, Colonel.

- Et bien c'est la même chose pour moi. Quel que soit mon grade il y a des gens qui ont plus de galons, à Kiev. Et ils m'ont donné un ordre. Alors je l'exécute, c'est tout. Parce que je n'ai pas le choix, pas plus que vous, devant moi. Je ne l'ai pas plus que votre Colonel ou que vous même. Ca ne veut pas dire pour autant que je suis un sale type, d'accord ? Le hasard nous réunit ; pour quelques jours, je pense ; tâchons de ne pas nous faire de crasses au nom de je ne sais quelle ânerie d'esprit de corps, ou de je ne sais quoi d'autre. Bien que je ne sois pas loin il y a peu de chances pour que je revienne au GQG de Bakou, vous serez donc tranquille.

- Parce que vous êtes cantonné près d'ici, Colonel ?

Ce n'était plus une voix froide, ni vaguement agressive, mais plutôt amusée qu'elle avait employée.

- Et voilà… fit-il en secouant la tête de mécontentement, je ne suis pas du tout expert de ces petits jeux là, vous le constatez. Je trouve parfaitement ridicule que l'on m'ait imposé de taire mon grade et mon affectation… Enfin je suppose que dans la tête de l'officier d'état-major qui a pondu ces ordres c'était probablement pour m'aider. En tout cas vous n'êtes pas censée, vous, avoir entendu ma réponse, sommes-nous d'accord, Lieutenant ?

- Oui, Colonel. Dois-je bien vous appeler Colonel ?

- Si on me demandait mon avis je préférerais Monsieur, simplement, mais ça ne fait pas militaire. Puisque vous avez choisi Colonel allons-y… On ne m'enlèvera pas de la tête qu'il y a là quelque chose de Freudien. Chacun ne me donne pas un grade au hasard. Il a des raisons, inconscientes, de le faire.

- Vous appartenez à l'école Freudienne, Monsieur, je veux dire Colonel ?

Son erreur, de bonne foi ou artificielle, humour ou pas, la lui rendit brusquement sympathique.

- Malgré le peu que je connaisse sur ce sujet je pense que oui. Mais je dois m'occuper d'un certain Officier-Pilote Pilsen, pour l'instant, pouvez-vous m'aider, maintenant que nous avons fait connaissance ?

- Certainement, pouvez-vous me laisser quelques minutes ? Je vais me renseigner.

Elle réapparut quatre minutes plus tard.

- Il est à l'hôpital militaire de la ville, Colonel. Une très longue déchirure au bras, mais rien de vraiment grave.

- Bien, nous allons le voir… Ah, faut-il que vous demandiez l'autorisation à quelqu'un pour m'accompagner ?

- Non Monsieur, je suis détachée auprès de vous. Avez-vous…

- Une voiture ? Oui, une Delahaye TT. Ca vous convient ?

- Parfaitement, Colonel. Mais comment saviez-vous…

- Que vous pensiez à une voiture ? Ca me semblait une question logique et vous avez l'air d'une personne logique. Une autre question ?

- Non Monsieur.

Il s'amusa de ces petits changements, Colonel-Monsieur. Non cette fille n'était pas sotte. Pas sotte du tout, même ! Il leur fallut une demi-heure pour atteindre l'hôpital où il demanda à voir le lieutenant Pilsen en même temps qu'il tendait son ordre de mission pour gagner du temps. L'officier de l'accueil se raidit et consulta un registre avant de lui indiquer un numéro de salle, au deuxième étage.

L'Officier-Pilote Pilsen était installé, le bras gauche en écharpe, un énorme pansement autour de son avant-bras, dans un fauteuil devant une fenêtre grande ouverte dans un large couloir. Avant toute chose Edgar lui tendit l'ordre de mission qui fit son petit effet. Il voulut se lever et Edgar posa la main sur son bras valide pour le faire rester assis. Edgar avait une excellente mémoire et il préféra ne pas prendre de notes pour ne pas impressionner le jeune pilote. Au besoin il noterait des trucs plus tard, après l'entretien. Il procédait ainsi, en fac, quand il interrogeait un étudiant.

- Lieutenant, je veux que vous me racontiez dans le détail votre dernière mission. En commençant par me dire quand vous en avez été informé.

Visiblement mal à l'aise Pilsen réfléchit. Puis se lança :

- On a été prévenus le matin vers 08:30. Les ordres étaient au tableau noir et…

- Sous quelle forme ? Je veux dire comment étaient-ils rédigés ?

- Comme à l'ordinaire : "Patrouille double," les quatre noms, avec les numéros 1 et 2 de chaque paire et le nom du chef de section, le mien. Le code d'identification radio et puis les coordonnées du lieu de rendez-vous avec le transport, près de la frontière iranienne, et son code radio.

- Saviez-vous qui vous alliez escorter ?

- Non. Juste un transport. C'est relativement fréquent qu'on aille chercher des transports qui reviennent d'Iran.

- Pourquoi votre nom comme chef de mission ?

- Je suis, enfin j'étais le plus ancien des quatre. On a tous combattu sur le front central, l'an dernier, et on nous a envoyés au repos ici.

- C'est vraiment du repos ?

- Comparé au front de Russie, oui. Il y a quelques missions d'interdiction, des patrouilles et les sorties contre les raids de bombardement, la plupart du temps annoncés par le contrôle, mais pas plus de trois ou quatre fois par semaine, c'est tout.

- Saviez-vous de quel genre était ce transport ?

- D'après son cap on a… enfin j'ai pensé qu'il venait d'Iran, bien sûr.

- Ca ne vous a pas étonné ?

- Non. Il y a des vols comme ça assez fréquemment, par ici, je vous l'ai dit. Et puis on connaît bien cette région avec les vols de patrouille sur l'oléoduc.

- Vous escortez à chaque fois les transports ?

- Non, c'est assez rare. En général ce sont des vols routiniers. Presque une ligne régulière. On fait des escortes ponctuelles.

Le Lieutenant Bazhar s'agitait à son coté, il se tourna vers elle :

- Lieutenant, pensez-vous que nous pourrions avoir des chaises ?

- Certainement, Colonel.

Il poursuivit :

- Donc vous ne saviez pas qu'un membre du gouvernement était à bord de ce transport ?

Pilsen ne répondit pas immédiatement. Il cherchait visiblement s'il y avait un piège, s'il n'allait pas faire du tort à quelqu'un. Il finit par se décider :

- Non Colonel.

- Bien. Combien d'heures volez-vous par semaine, en ce moment ?

- Autour de neuf ou dix, je suppose. Nous avons quelques vols d'entraînement entre les missions.

- Et sur le front combien en faisiez-vous ?

- Pas loin de cinquante, en moyenne.

- Ca doit être épuisant ?

- Oui, surtout quand il y a beaucoup de combats tournoyants dans le tas. Les G ça vous vide.

- Et vous êtes au repos, ainsi, depuis combien de temps ?

- Trois mois.

- A la suite de quelle décision ? Je veux dire c'est l'habitude d'avoir une affectation de guerre quand vous êtes au repos ?

Edgar se rendit compte qu'une infirmière était là avec une chaise, tout comme Bazhar. Il sourit intérieurement à ce nom. Il aurait de la peine à s'y faire. Pilsen était de plus en plus agité. Il secoua la tête avant de répondre pendant qu’Edgar s'asseyait, comme la jeune femme après une hésitation.

- Il y a trois façons de quitter le front. D'abord en disparaissant des listes, quand on est abattus, ensuite quand l'Escadron a fait un tour d'opérations, c'est à dire 350 missions de guerre et part au repos, ou enfin quand les pertes d'un Escadron sont trop nombreuses. Plus fréquentes que dans la moyenne des autres Escadrons. Alors on estime que les gars sont en train de craquer et l'Escadron va en repos de seconde classe.

- Qu'est-ce que c'est ?

Il recommença, son explication sous une autre forme.

- Il y a deux sortes de repos. Le première classe c'est donc après 350 missions de suite, normal, quoi. La seconde classe c'est quand les gars sont au bout du rouleau avant la date… je veux dire quand ils sont considérés comme trop us… je veux dire fatigués, pour combattre efficacement. Dans le premier cas on va en permission pendant trois semaines à l'arrière puis on revient sur une base de formation et l'Escadron est recomplété, équipé de nouveaux avions, réentraîné pendant un mois avec les nouveaux pilotes avant de repartir en première ligne. Avec le seconde classe on va en permission pendant trois semaines puis l'Escadron est recomplété et reçoit directement une nouvelle affectation sur un front moins dur, mais pas d'avions neufs, plutôt des vieux clous.

- C'était donc le cas du 512ème ?

- Oui.

- Et comment les pilotes prenaient-ils ça ?

- Ca râlait plutôt. Ces seconds fronts ça ne veut pas dire qu'on se tourne les pouces. Pas d'heures pour soi, pour aller se balader, pour se détendre, on est d'alerte comme au front. Il y a moins de missions, c'est tout et on s'em… on s'ennuie, de l'aube à la nuit. On préfèrerait des heures d'entraînement avec les nouveaux. Oh, on peut dire que les missions sont moins dures. Souvent… mais pas toujours, quoi.

Il y avait de l'amertume dans sa voix, crut déceler Edgard. Il y avait quelque chose qui le touchait chez ce pilote et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Et puis il y eut du bruit derrière eux et Pilsen tourna la tête de telle manière qu’Edgar vit ses yeux. Il y avait eu de l'affolement, pendant une fraction de seconde, dans son regard. Quel mot avait-il employé, plus tôt, "au bout du rouleau"? Et c'est ce gars là qu'on avait désigné pour commander l'escorte ?

- Et vos camarades ? Ceux de l'escorte, qui étaient-ils ?

- Un chef de patrouille assez ancien, N°1 lui aussi, et deux nouveaux.

- "Assez ancien" comment ?

- Il avait combattu avec nous pendant deux mois avant le repos.

Edgar allait insister sur la formation quand il entendit une voix brutale :

- Vous, que faites-vous ici ?

Edgar faillit sursauter. Il se tourna sur sa chaise et vit un médecin en blouse blanche, ses galons de Colonel bien visibles. Il soupira et se leva, cherchant l'ordre de mission dans sa poche.

- Colonel, commença-t-il je ne fais que m'entretenir avec cet officier, classé blessé léger et je…

- C'est moi qui dit avec qui vous entretenir ou non et je ne veux plus vous voir ici.

Edgar avait sorti l'ordre de mission et l'ouvrait.

- Colonel voulez-vous avoir l'amabilité de lire ceci. Il n'eut pas le temps d'en dire plus le médecin avait fait voler la feuille d'un revers de main violent et hurlait :

- Infirmiers !

Bazhar montra un certain courage et avança d'un pas.

- Colonel, cet officier a l'autorisation de…

Elle ne put aller plus loin. Un groupe d'infirmiers militaires, grands et baraqués, arrivait. Le Colonel eut un geste montrant Edgar qui était en train de ramasser son document. Il se sentit soulevé du sol, et eut envie de protester puis changea d'avis. Cet incident était ridicule mais il n'y pouvait rien. Et puis ce type était plus bête que nature, il n'allait pas l'aider à s'en sortir, l'imbécile avait pris ses responsabilités. Il se laissa donc entraîner le long du couloir, traîner dans l'escalier, se faisant lourd et, surtout, se sentant ridicule. On le poussa dans une petite pièce sans fenêtre du rez-de-chaussée pendant qu'un soldat en arme se plaçait devant la porte qui claqua. Edgar se força à compter jusqu'à 100 pour se calmer, puis se tourna vers la porte, criant :

- Soldat, selon l'article 187 du Règlement du Soldat en temps de Guerre je vous somme d'appeler un officier. Si vous refusez vous risquez une peine allant jusqu'à un an de forteresse. Il venait d'inventer de toute pièce l'article 187 et même le règlement du soldat en temps de guerre, quand à la forteresse elle est destinée aux officiers, il s'en rendit compte trop tard. Mais le gars se mit à brailler :

- Officier… Officier.

Une galopade retentit. Edgar avait remit sa vareuse en ordre, tiré ses manche, s'était composé une attitude très officier de carrière et s'était placé face à la porte fermée. Il tenait le blancseing, ouvert, de la main gauche et le tendit dés qu'un Capitaine entra. Celui-ci se mit à gronder.

- Vous êtes en état d'arrestation et on est précisément en train de s'occuper de vous alors cessez ce manège.

- Stop, lâcha brutalement Edgar. Plus un mot Capitaine, lisez d'abord ceci, fit-il en montrant le document. Surpris l'officier baissa les yeux un instant. Assez longtemps pour voir le sigle du Grand Etat-Major Général des Armées. Du coup il prit le document et le lut entièrement. Edgar suivait son regard se déplaçant sur la feuille et répéta d'une voix moins sèche quand l'officier en fut à la signature :

- Relisez-le encore, Capitaine.

L'autre s'exécuta et sa main commença à être moins sûre.

- Bien, fit Edgar reprenant un ton autoritaire. Vous vous rendez compte de ce qui se passe, Capitaine ? Vos hommes ont mis en cellule un officier envoyé par le Grand Etat-Major Général pour effectuer une enquête spéciale. Est-ce que vous imaginez les explications que vous allez devoir donner, dans ce contexte ? Je suis ici en mission, Capitaine et vous vous y opposez. Vous voyez la signification pour le GEMG ? Alors je vous pose la question mais ce sera la dernière fois : persistez-vous à me laisser enfermé ?

- Je ne comprends pas… le Colonel…

- Vous ne savez pas sur qui j'enquête, Capitaine. Il pourrait s'agir du Colonel, lui-même, et vous seriez en train de le protéger, de lui permettre de s'enfuir, par exemple ! Le Colonel va lui-même devoir donner des explications très délicates, ses nerfs me semblent, disons… fragiles. Voulez-vous appeler un détachement de sécurité, en armes. Immédiatement. C'est un ordre d'un officier supérieur du Grand Etat-Major Général, Capitaine.

Quand Edgar remit les pieds au deuxième étage, suivi du Capitaine, le visage contracté, et de six hommes dirigés par un Sergent, il entendit des éclats de voix violents venant de l'extrémité d'un couloir. Marchant au bruit il se dirigea de ce coté. Le Medecin-Colonel, entouré d'un médecin, d'une infirmière major et de trois ou quatre infirmières essayait de faire entendre raison à Bazhar, rouge de rage, qui menaçait du doigt le groupe, devant elle. Edgar se tourna vers le Capitaine et lâcha d'une voix exagérément forte :

Exécution.

Le Capitaine avança d'un pas et lança, en ayant l'air de ne pas comprendre lui-même ce qu'il était en train de faire, mais déterminé :

- Colonel Vlassof, vous êtes en état d'arrestation pour entrave à l'enquête d'un officier du Grand Etat-Major Général des Armées, et toute personne qui vous porterait assistance serait arrêtée sur le champ, sous le même chef d'inculpation.

Le silence. Le premier l'autre médecin fit un pas en avant :

- Vlady, est-ce que tu te rends compte…

Le Capitaine ne dit pas un mot mais lui tendit sèchement le blanc-seing. L'autre le lut, rougit, rendit le document sans un mot et sortit en faisant signe aux infirmières de le suivre. Le Capitaine tendit alors le document au Colonel qui n'avait plus dit un mot. Il le lut, cette fois, et laissa tomber d'une voix atone :

- C'est un faux.

Edgar secoua la tête de découragement.

- Lieutenant Bazhar, dit-il en s'adressant à la jeune femme qui approcha.

Il se pencha vers elle pour parler discrètement.

- Vous m'avez l'air d'une personne qui a du bon sens. Faites une rapide enquête sur le Colonel dans l'hôpital. Je veux savoir quelle réputation a cet officier, ce que l'on pense de lui, à la fois comme médecin et comme chef, s'il n'est pas excessivement nerveux ou susceptible, s'il perd souvent son contrôle, comme ça. Je serai avec Pilsen. Je vais donner une petite leçon sans méchanceté à cet imbécile de première grandeur.

Puis il se tourna vers le Capitaine et haussa le ton.

- Mettez-le en cellule, en isolement complet, un homme armé en place. Aucune visite autorisée je m'occuperai de lui lorsque j'aurai le temps. Puis il sortit, avisa l'infirmière major qui était là.

- Où se trouve le Lieutenant Pilsen ?

Elle hésita puis finit par lâcher, à contrecœur :

- Dans son lit. Il va être l'heure des soins.

- Je veux le voir immédiatement. Seul dans un bureau. Il recevra ses soins ensuite.

Cinq minutes plus tard, il était assis dans un bureau de consultation quand Pilsen arriva, marchant doucement. Edgar lui fit signe de s'asseoir et dit, comme s'il ne s'était rien passé :

- L'autre N°1 avait un niveau d'expérience assez relatif, m'avez-vous dit ?

Un bref instant, Pilsen battit des paupières, comme s'il venait de recevoir le faisceau d'une lampe dans le visage.

- Quelque chose comme deux mois au front, à peu près.

- Et vos autres camarades ?

- C'était des nouveaux.

En somme deux nouveaux, un pilote avec une assez faible expérience et un ancien au bout du rouleau…

- Avez-vous déjà vu le Médecin-Colonel avant aujourd'hui ?

Les yeux du jeune gars se remirent à papilloter et il dit :

- Où est-il ? Il va revenir ?

Edgar sourit :

- Je l'ai trouvé assez désagréable, il est en salle d'isolement. Je le ferai sortir tout à l'heure. Curieusement Pilsen fut secoué d'un rire.

- Il y en a qui vont bicher ici !

- "Bicher"?

- Ah oui, le Colon en taule ça va en faire marrer plus d'un.

- Il n'est pas populaire ?

Le pilote se referma.

- Je ne sais pas. C'est la première fois que je viens dans un hôpital.

- Bien parlez-moi du combat. Combien de temps avezvous eu pour vous préparer.

- Le Contrôleur a appelé en disant qu'un groupe d'échos grimpait sur notre 09 heures.

- Qui avait décidé de votre route ?

- Dans ces cas là le Contrôle donne un cap retour direct.

- Vous n'avez pas le droit de choisir votre route ?

- Je… Je suppose que si mais en général on obéit au Contrôleur. Je n'y ai pas pensé. C'était un vol normal.

- Et alors ?

- On était à une centaine de kilomètres de la frontière et je me suis dit que c'était peut être des nôtres qui rentraient. Mais j'ai quand même placé une paire devant et je suis resté derrière, audessus, avec mon équipier. Et puis ils nous sont tombés dessus.

- Longtemps après votre mise en place ?

- Tout de suite après. Ils n'étaient pas en dessous mais dans le soleil, à notre gauche, je n'ai rien vu. Seulement mon équipier qui encaissait dans le moteur. Son avion a pris feu tout de suite et il a disparu en dessous.

- Vous n'avez pas pensé à demander un renfort ?

Ses yeux papillotèrent encore une fois.

- Je n'ai pas eu le temps. Ca va très vite, vous savez ? J'ai d'abord réagi. Dans ces cas là il faut faire vite. J'ai mis plein gaz et j'ai tiré le manche pour monter, passer au-dessus des Zéros.

- Et puis ?

- Ils m'ont dépassé ils avaient un Badin joufflu… je veux dire que d'après le compteur de vitesse ils allaient très vite.

- Et ensuite ?

- Je… je ne me souviens plus très bien… J'ai vu la paire de devant qui tombait et le transport qui encaissait. Ses deux moteurs étaient en feu. Et puis j'ai écopé, mon moteur a commencé à brûler et j'ai largué la verrière… après je me souviens seulement que le parachute s'est ouvert et que je voyais le transport piquer vers le sol où il s'est écrasé… C'est tout. Je vais être sanctionné ?

- Pourquoi ? Votre Commandant d'Escadron ne vous a pas sanctionné, que je sache. Vous avez fait ce que vous avez pu, je pense. Moi je ne fais que rapporter ce que j'apprends, la suite, s'il y en a une, ne dépend pas de moi… Bien, rétablissez-vous, Lieutenant, ne pensez à rien d'autre. Ne vous faites pas de souci. Au revoir.

- Au revoir… Colonel.

Edgar se mit à la recherche de Bazhar qu'il trouva au rez de chaussée. Elle vint tout de suite à lui.

- Monsieur, il semble que le Colonel Vlassof soit l'ancien directeur d'un grand hôpital de Prague.

- Et alors ?

Elle haussa légèrement les épaules.

- Son affectation ici ne l'a pas comblé, apparemment. Il est très… craint, dirait-on.

- Et en qualité de médecin ?

- A ce niveau là je crois que les directeurs sont surtout des administrateurs.

Elle s'était exprimée prudemment et Edgar combla les vides, mentalement. Il ne devait pas exercer souvent. Mais c'était peut être normal ? Sûrement, même. Il se rendit directement vers la chambre d'isolement et fit signe au soldat de garde d'ouvrir la porte. Il entra seul. Le Colonel était assis et se leva rapidement, le visage à nouveau furieux. Edgar lui fit signe de se rasseoir d'un geste sec.

- Colonel, vous faites l'unanimité, dans cet établissement. Tout le monde regrette votre attitude détestable, vos coups de gueule. J'ai le pouvoir de vous faire affecter dans un petit hôpital de campagne, au front même, bluffa-t-il, mais je pense que vous n'avez même plus les aptitudes nécessaires pour exercer, pratiquement, la médecine, et que vos nerfs sont touchés. En qualité de médecin vous êtes un homme fini ! J'ai prévenu plusieurs personnes à différents niveaux. On va vous surveiller en permanence. A la moindre crise d'autorité excessive, l'Etat-Major du corps médical prendra une sanction définitive à votre égard. De retour à Kiev je donnerai l'ordre que l'on vous ait à l'œil, jusqu'à la fin de votre carrière.

L'officier supérieur le regardait, la bouche ouverte de stupéfaction.

- Regardez ceci, en termina Edgar en montrant les lettres dorées du GEMG à son col, dites-vous qu'aucune relation aucune intervention ne fait le poids devant le Chef de l'Etat-Major Général des Armées. Bornez-vous à être un gestionnaire. Changez d'attitude, c'est votre seule chance Colonel !

Puis il sortit en se demandant si ce type allait croire que le Général en Chef avait le temps de s'occuper de broutilles de ce genre ? Il songea aussi que ces blanc-seings étaient bien dangereux, ils donnaient un pouvoir qui grisait beaucoup trop facilement. Ils avaient une grande utilité, pourtant, surtout pour aller vite dans une enquête. C'est leur usage qu'il aurait fallu codifier. Disposer peut être d'un autre document, moins impressionnant, ou d'un adjoint de poids dans le milieu où se déroulait l'enquête ?

- Lieutenant, voulez-vous me conduire au Centre radar dit-il à Bazhar quand il l'eut rejointe.

- Vous parliez assez fort, Colonel, dit-elle, mal à l'aise…

Il la regarda tout en marchant.

- Et vous avez des scrupules en vous disant que c'est votre petit rapport qui m'a inspiré ma conduite, c'est ça ?

Elle ne répondit pas. Elle commençait peut être à se dire que son affectation était très déplaisante et allait beaucoup trop loin. Il décida de lui faire confiance.

- Cet homme est détestable, je suis bien placé pour le savoir, vos informations n'ont fait que le confirmer. Il se prend pour un dieu, ici, mais je n'ai fait que lui donner une leçon. Personne ne le surveille, l'autorité médicale militaire ne recevra pas de rapport précis, rassurez-vous. Néanmoins cet homme n'est pas forcément à sa place ou peut être a-t-il trop de pouvoirs et faudrait-il, disons le doubler, par quelqu'un qui puisse tempérer son attitude.

- Vous avez bluffé, Colonel ?

- On peut le dire comme ça.

- Mais vos documents ?

- Je pense qu'ils me donneraient le droit de le faire relever de ses fonctions et de lancer une enquête de compétence mais je n'ai aucune envie d'en user, Lieutenant. Il faut se méfier du pouvoir et je ne veux pas être Dieu le Père, non plus. Satisfaite ?

Pour la première fois elle sourit et la transformation fut stupéfiante. Son visage, plutôt harmonieux mais d'une manière assez banale, irradia le soulagement, la joie de vivre et il en fut stupéfait. Ce n'était plus la même personne ! Du coup il en fut gêné, comme s'il l'avait entrevue un instant nue, dans une embrasure de porte.

- Alors, ce Centre Radar ?

- Vous n'avez pas faim, Monsieur ?

- Faim ?… Oh, maintenant que vous m'y faites penser, peut être, oui.

- Il fait beau, il y a, vers le port de pèche, des petites cabanes avec des tables en plein air sur les trottoirs, où ils servent des sakusski, des bols de soupe rassolnicks aux concombres, des fritures et des verres d'une kvas pas très forte…

Il sourit à son tour.

- Vendu.

Ils arrivèrent vers 14:30 au grand Centre régional de surveillance radar. Edgar réendossa son rôle d'enquêteur et demanda à voir le contrôleur de service le jour du crash du transport. Il y eut beaucoup de remue ménage dans les bureaux voisins de celui dans lequel on le conduisit. Un Lieutenant d'une quarantaine d'années apparut et se raidit au garde-à-vous. Edgar se présenta, toujours aussi sommairement, et commença à l'interroger.

Finalement ces radars n'étaient pas aussi sûrs qu'ils en avaient la réputation. Il apprit qu'en volant au ras de l'eau, ce qu'ils faisaient souvent, les avions chinois pouvaient traverser la Caspienne sans se faire repérer et qu'en limite de portée le balayage d'ondes radar étaient assez imprécis et exigeaient des recoupements. Le jour de l'attaque les Zéros étaient apparus fugitivement au moment où ils avaient effectué une montée brutale, le long de la frontière. Ce qui voulait probablement dire qu'ils avaient pénétré le territoire en volant toujours à basse altitude. Et l'image était imparfaite en raison du relief, bref il fallait attendre que les échos, trop flous, se détachent bien du sol pour les identifier à coup sûr. Par ailleurs le modèle de radar dont la station était équipée, ici, n'était pas récent et ne donnait qu'assez mal le cap des échos.

Le Contrôleur commençait une procédure de confirmation quand ils avaient attaqué le transport, volant haut et bien visible, lui. Bien entendu, après coup, on se disait que ces échos nouveaux, dans le secteur d'un transport étaient suspects, que le contrôleur aurait bien dû appeler des secours et dérouter l'avion et son escorte mais, il le fit remarquer lui même, tout s'était déroulé en très peu de temps. Quand à la présence de Zéros à cet endroit, il ne fallait pas en déduire qu'ils attendaient ce transport précis. Les Chinois faisaient de temps à autres des raids de ce genre, passant même au-dessus du territoire iranien sans se gêner.

- Aucun chef de formation n'aurait pu calculer une interception avec une précision comme celle là, dit-il, après la traversée de la Caspienne au ras des vagues ; en tenant compte de dérives dues au vent ou de l'obligation, éventuelle, de se dérouter pour éviter un navire anti-aérien, nous en avons par là. Même en connaissant l'heure de passage de la cible à la seconde près, ce qui n'est pas possible, Colonel. Pour moi c'est un hasard. Les Chinois ne visaient pas le Secrétaire d'Etat, mais ont seulement attaqué un transport, banal à leurs yeux, mais convoyant malgré tout des personnalités puisque ces liaisons aériennes ne sont pas autorisées à n'importe qui. D'ailleurs ces escortes vont à l'encontre des instructions qui ont été définies au début de la guerre. Il avait été établi que nous ne pourrions jamais avoir ici assez d'appareils pour protéger sérieusement un avion civil. Donc que le secret serait la meilleure défense. Nous n'escortions aucun transport, quel qu'il soit. Ainsi l'ennemi ne pouvait savoir, simplement à l'importance de la chasse si une attaque valait la peine ou non. Le principe n'est plus observé et l'escorte est ridicule, en outre ! La seule vraie précaution serait que des appareils rapides assurent ces liaisons en volant au ras du sol, au-dessus des montagnes, jusqu'en Iran

Le type était logique et Edgar avait tendance à le suivre. La seule question importante vint à la fin de l'entretien :

- Lorsque vous donnez un cap retour à nos avions êtesvous impératifs ?

- Je ne comprends pas la question, Colonel.

- Je veux savoir si le pilote auquel vous vous adressez reçoit votre information comme un ordre ou s'il a le droit de choisir sa route. Vous m'avez confirmé que cette région est assez montagneuse et qu'il faisait beau, ce jour là. Aurait-il pu, de sa propre autorité, prendre un autre cheminement ?

Le type semblait surpris, comme s'il ne s'était jamais posé la question et voulait réfléchir avant de répondre.

- Je n'ai pas l'impression que nous soyons péremptoires, mais il est possible que les pilotes le pensent. Il faut se mettre à leur place. Certes ils connaissent très bien la région mais on leur donne un cap qui les ramène directement sans difficultés aucune, ils seraient idiots, à moins d'un danger précis, de ne pas en profiter… Mais je ne pense pas que les instructions générales leur interdisent de choisir eux-mêmes leur route, non. D'un autre côté le chef de la formation ennemie pouvait, lui aussi deviner sans peine la direction de nos appareils et voir immédiatement quelle était la route la plus directe. On ne peut rien en déduire.

- Est-ce que vous considérez votre avertissement de la présence d'avions non identifiés dans leur secteur comme un danger précis ?

Le type était honnête et répondit tout de suite.

- Oui et non, Colonel. Oui, c'était précis, mais ils ont été attaqués immédiatement après que je les ai informés qu'il s'agissait de chinois. Sur le papier ils auraient pu piquer immédiatement pour se rapprocher du sol, s'y confondre se détourner vers la côte et revenir au ras de l'eau où ils auraient été moins visibles, le transport pouvait aussi le faire. Encore eut-il fallu que le leader de la protection et le pilote de l'avion de liaison soient en communication et que l'un ait autorité sur l'autre. De toute façon ils n'en ont pas eu le temps ! D'ailleurs les Zéros venaient de l'ouest, des montagnes. Ils avaient du faire demi tour quelque part. Ils font souvent ce genre d'incursions.

Quelque chose titillait Edgar depuis un moment.

- Vous avez dit que nos pilotes connaissent bien la région, pourquoi ?

- A cause de l'oléoduc. Ils font régulièrement des patrouilles d'interdiction sur les deux.

Edgar faillit laisser passer le détail.

- Les deux quoi ?

Le type eut l'air gêné.

- Je… je suis désolé, il s'agit d'une information classée.

- Pas pour moi, vous devez vous en douter. Si vous le désirez le Lieutenant Bazhar va sortir…

- Je suis habilitée niveau III, Colonel, dit la jeune femme et je sais ce dont vous parlez.

- Alors ? redemanda Edgar.

- Il y a le véritable oléoduc, et le faux… Une doublure du vrai que l'on a construite en bois, pour simuler celui qui achemine le pétrole, fit le contrôleur. Pour les Chinois… pour qu'ils ne bombardent pas le vrai. Ils l'attaquent depuis deux ans.

- Et ça marche ? demanda Edgar, surpris.

- Oui. Ils font des raids régulièrement je vous l'ai dit mais n'ont jamais touché le vrai ; qui a été peint pour le camoufler ; jusqu'ici. Et chaque fois qu'ils endommagent le faux on répand de la peinture noire en quantité sur le sol, comme s'il y avait eu une fuite, qu'on laisse ensuite sur place, avant de réparer.

Edgar réfléchit.

- Le jour du crash les avions Chinois ont-ils attaqué le faux ?

- Ils s'y dirigeaient je le suppose, c'est pour ça qu'ils venaient de l'ouest, de la montagne, ils ont fait un large demi tour, comme toujours. Il s'agissait de la version chasseur-bombardier du Zéro. Ils emportent une bombe sous le fuselage.

Voilà pourquoi ils étaient si nombreux. Pas de piège, pas de renseignements sur le voyage de Klummel, pas de trahison, le hasard d'une mission au moment où des avions chinois arrivaient pour bombarder l'oléoduc ! Il restait cependant une question :

- Une dernière chose, les escortes sont-elles toujours aussi peu importantes ?

- Cela change à chaque fois. Parfois on guide une Escadrille complète, parfois une paire seulement. Tout dépend du Commandant d'Escadron et de ses effectifs, je suppose. On demande des formations importantes mais le commandement aéro fait ce qu'il peut. D'autant que ça doublonne avec les patrouilles de surveillance de l'oléoduc.

- Vous m'avez dit une chose qui m'intrigue, tout à l'heure, dit soudain Edgar. Le balayage radar est masqué par le relief ?

- Oui. Imaginez un phare marin. C'est la même chose.

- Alors pourquoi ne pas avoir placé cette station radar sur une hauteur ?

Le Lieutenant parut estomaqué.

- Ca… je n'en sais rien.

- Qui a décidé de son installation ici, près de la côte ?

- La direction des Bases, je suppose. Tout ce que l'Armée construit est édifié sous son contrôle.

- Vous voulez dire que des gens… disons des administratifs, ont choisi l'endroit ? Que les techniciens n'ont pas eu leur mot à dire.

- Pour ici je ne sais pas, Colonel. Mais je sais qu'en d'autres circonstances ça se passe comme ça, oui.

- Si cette station était implantée sur une vraie hauteur le rayon de détection serait-il amélioré ?

- Je ne sais pas vraiment. J'aurais tendance à vous dire oui. Mais il y a peut être d'autres paramètres qui entrent en jeu.

- La couverture, pour les approches venant de la mer, serait-elle plus fiable ?

- Là je suppose oui… Mais je suis un analyste, un technicien écran, pas un ingénieur.

Edgar hocha la tête.

***

En s'en allant Edgar songeait qu'il faudrait attirer l'attention du GEMG sur le fait qu'une faible surveillance du faux oléoduc finirait par donner l'alerte aux Chinois. Et aussi que le radar avait des limites, par ici. Bien sûr des gens le savaient, à Kiev, mais ne l'avait-on pas un peu oublié ?

- Et maintenant, Monsieur ? demanda Bazhar, quand ils se dirigèrent vers la Delahaye.

- La Base de chasse, je veux parler au Chef d'Escadron de la 512ème.

Elle se trouvait à plus de 50 kilomètres sur la côte et ils y arrivèrent en fin d'après-midi. La même scène que partout ailleurs se produisit à l'entrée mais ils se trouvèrent dans le bureau de l'officier commandant l'Escadron en assez peu de temps. Edgar fut surpris de son âge. Cet homme ne devait pas avoir plus de 25-26 ans. Il s'assit derrière sa table comme s'il voulait y trouver une sorte de défense naturelle. Bazhar était entrée quand Edgar s'était effacé pour la laisser passer et le Chef d'Escadron la regarda d'un air peu aimable. Edgar se demanda fugitivement s'il ne devrait lui demander de les laisser seuls puis renonça. Elle avait sûrement l'ordre d'écouter tout ce qu'elle pourrait de cette enquête et il ne voyait, pour l'instant, aucune raison de l'empêcher de travailler. Et puis il avait envie d'en discuter avec elle, plus tard, et c'était bien qu'elle entende les paroles prononcées.

- Commandant, commença-t-il j'enquête sur la mission de vendredi, le crash de…

- Oui, je sais.

Bref et sec. Il était sur ses gardes le Commandant.

- Quand avez-vous pris le commandement de cet Escadron, Commandant ? demanda immédiatement Edgar.

- Je ne vois pas le rapport…

- Contentez-vous de répondre à mes questions, Commandant, le coupa-t-il.

Le type rougit légèrement. Edgar n'avait pas eu l'intention de le pousser comme ça, dès le début, mais l'autre était mal à l'aise, un peu agressif, et devait accepter de ne pas conduire la conversation, c'était un interrogatoire, pas une aimable conversation.

- J'ai été nommé le 21 août dernier.

- Vous veniez d'où ?

- J'avais été blessé. On m'a renvoyé en ligne dans un Escadron qui venait de perdre son Chef.

- Vous avez donc participé aux combats de l'été et de l'automne mais vous étiez au front depuis combien de temps quand vous avez été blessé ?

- C'était mon second Tour d'Opération. Cinq mois. Edgar calculait, mentalement.

- Est-ce que cette nouvelle affectation ne vous a pas laissé en première ligne plus longtemps qu'il n'est habituel ?

- Oui mais il y a eu ma blessure et un congé de convalescence.

- Combien de temps, en tout ?

- Un mois et demi, environ.

Edgar hocha lentement la tête.

- Saviez-vous que le transport ramenait le Secrétaire d'Etat ?

- Je l'ai appris, incidemment, le matin de la mission.

- De qui ?

- Du Chef de Groupe de Chasse, par téléphone.

- Il vous a donné des instructions particulières ?

- Il venait lui même de l'apprendre par hasard et n'avait reçu aucune consigne, il me l'a dit. Mais il savait que nous avions prévu une escorte.

- Sur quoi vous êtes-vous basé pour désigner les pilotes de cette mission ?

- Hormis leur grade tous les pilotes sont égaux, Colonel, j'avais désigné un Officier-Pilote expérimenté comme chef de section.

- Une section de quatre appareils.

Le Commandant se raidit.

- Oui, en effet. Ces missions ne servent à rien, ici, sinon à faire descendre quatre ou cinq pauvres types, nous sommes trop peu nombreux !… Elles se font tantôt à quatre, tantôt deux, tantôt douze, cela dépend des effectifs disponibles. Le nombre n'a aucune importance véritable sur la réelle sécurité du vol ! Je dois vous faire remarquer que 12 avions n'auraient rien changé.

- Et ce jour là, quel était votre effectif ?

- La Deuxième Escadrille avait un vol de surveillance en mer et dans la Première plusieurs appareils étaient en réparation, nos avions ne sont pas neufs, très loin de là. Je devais en garder plusieurs en alerte au sol, même si nous ne sommes qu'en deuxième rideau de Bakou. Il en restait quatre qui ont fait cette mission.

- Les pilotes disparus ont-ils été remplacés ?

Le Commandant fut désarçonné. Edgar passait d'un sujet à l'autre sans raison apparente.

- Non, pas encore. Cela fait quelques jours seulement.

- Donc si on vous demande le même type de mission demain vous enverrez combien d'avions ?

- C'est à moi d'en juger et…

- Et c'est à moi de vous demander une réponse précise, Commandant, j'attends.

Bazhar bougea nerveusement. Elle ne devait pas aimer voir un aviateur en difficulté. Le Commandant déplaça un dossier sur son bureau pour se donner une contenance alors qu'il avait envie d'exploser.

- Selon mes effectifs…

- Combien, Commandant ? Les appareils en panne sont réparés ?

- Oui… oui mais deux autres sont en révision et… si je le peux, en fonction de missions éventuelles, j'enverrai quatre ou six avions.

- C'est suffisant contre une trentaine de Zéros ?

- Bon Dieu, Colonel, ce sont des vols commerciaux, pas des appareils capable de voler vite, ni maniables. Ils n'ont aucune chance. Et mes pilotes non plus…

Il se rendit compte de la bourde qu'il venait de commettre et se reprit tant bien que mal :

- Je n'ai que deux Escadrilles de Spits V à bout de course. Ils sont fréquemment en panne. Je fais ce que je peux selon l'importance et l'urgence. Il est question de nous transformer sur Yak ou La 5 mais ça traîne.

- Combien mettez-vous sur les patrouilles d'oléoduc ?

- La plupart du temps une paire. Ces missions reviennent souvent. Nous sommes deux Escadrons seulement sur le secteur sud de Bakou et nous sommes de seconde alerte pour toutes les attaques générales venant de la mer vers la ville. Tous les Escadrons valent le mien. Je pense, néanmoins que le Contrôleur radar donnerait un cheminement différent, aujourd'hui, au vol commercial. Plus près du relief, je suppose, à basse altitude, pas une autoroute où on les voit de loin !

Edgar était en train de se rendre compte que ce type était, lui aussi à bout, dans le même état que ses pilotes. Crevé. Il aurait eu besoin d'un vrai repos. Tout était probablement là. Là et dans des pratiques irréalistes. Ces vols commerciaux seraient probablement plus sûrs si l'équipage avait liberté d'itinéraire et, en effet, suivait le relief de près.

- A propos de vos pilotes, Commandant. J'ai appris qu'il y avait deux débutants dans l'escorte du vol abattu, un chef de patrouille pas tellement expérimenté et le chef de section m'a donné l'impression d'être nerveusement atteint. Vous n'aviez pas d'éléments… disons plus fiables à désigner ?

Cette fois le gars explosa.

- De quel droit venez-vous me parler des qualités de mes pilotes ! Oui ils sont soit sans expérience soit usés, oui, je le sais. Savez-vous ce qu'ils ont enduré sur le front russe ? Savez-vous ce que représentent des mois de combats quotidiens, là-bas ? Non, bien sûr. A l'Etat-Major on ne se soucie pas de ces choses là! Pas même de nous donner des avions en bon état. On ne le mérite pas, à leurs yeux et…

Edgar le coupa en levant la main brutalement.

- Calmez-vous, Commandant, je ne vous demandais que s'il n'y avait pas de meilleure escorte possible.

Le gars se calma d'un seul coup et ce fut le silence.

- Non, Colonel, dit-il enfin. Ces pilotes sont le reflet de mon Escadron.

Il avait souffert à prononcer ces mots. Et Edgar le respecta pour cela.

Il posa encore quelques questions puis quitta la Base. Il était assez tard, la nuit était tombée. Dehors il resta silencieux en regagnant lentement la Delahaye, suivi de la jeune fille. Il songeait qu'il y avait encore des gens qui réagissaient comme avant guerre. Qui n'avaient rien compris et appliquaient bêtement des principes de règlements dépassés.

- Est-ce que vous allez demander à ce que cet officier soit relevé de ses fonctions, Colonel, demanda enfin Bahzar ?

- Je ne pense pas que ce soit le propos. Et si c'était le cas ce n'est pas ce que je ferais, non. Pilsen, aussi bien que son chef, ont davantage besoin de reprendre confiance en eux, de se refaire une santé, plutôt que de recevoir un blâme. En réalité tout cela me donne à réfléchir, Lieutenant. Si jamais il y a un responsable à ce drame, au moins moral, il est à Kiev, à mon avis, et ce n'est pas un homme de terrain.

Il était en train de se dire que, peut être, ces enquêtes avaient-elles un autre but que celui auquel on pense de prime abord… En la ramenant au GQG il songea à ce qu'il pourrait bien faire d'autre, qui interroger ? L'enquête s'était révélée beaucoup plus simple qu'il ne l'imaginait. Il allait examiner les différents rapports le lendemain, et réfléchirait longuement au sien, qu'il rédigerait au dépôt. Mais il en connaissait déjà les conclusions directes. La mort de Klummel était accidentelle, pour ainsi dire. Bien sûr sa protection, s'il avait été décidé d'en placer une, aurait dû être soit beaucoup plus sérieuse, exceptionnelle, même, soit inexistante avec liberté de manœuvre pour l'appareil, mais le Commandant avait raison, même s'il y avait eu là une Escadrille au complet, 12 avions, un Escadron, ou même deux, le transport aurait peut être été descendu. Parce qu'il était une cible unique. La moitié des Zéros aurait probablement réussi à occuper les Spits pendant que l'autre moitié abattait le C 123. Ou peut être pas ? A ce propos il faudrait retourner voir Pilsen pour savoir s'il avait remarqué des bombes sous les Zéros. Il était probable que non. Ils les avaient peut-être déjà larguées, de retour de leur mission sur l'oléoduc ? Le vrai problème était la qualité des Escadrons ici. Il ne devrait pas y en avoir de demi-efficacité. Des nouveaux demi-soldes. Ces pilotes devraient être soit au repos, un vrai repos, soit en unité normale, avec un matériel au standard actuel.

- Lieutenant, fit-il, changeant de sujet ostensiblement, nous avons suffisamment travaillés, puis-je vous demander de m'indiquer un restaurant agréable, à Bakou, je n'ai aucune envie d'aller dîner dans un mess.

- Il y en a encore quelques uns, bien entendu. Restaurant de poissons ?

- Oui, parfait. Je vous inviterais volontiers à dîner avec moi, si n'y voyiez aucun sous-entendu.

Elle le regarda brièvement.

- Je n'en verrais pas, Monsieur.

Un peu plus tard ils étaient assis à une table, sur la côte sud de la ville, face à la mer éclairée par les derniers rayons de soleil venant de derrière eux. Le mois de janvier, à Bakou, permettait quelque fois de manger dehors et Edgar avait souhaité une table à l'extérieur. Deux petites bougies, chiches, les éclairaient, couvre-feu oblige. Peu habitué à surveiller ses paroles Edgar s'était coupé à plusieurs reprises et avait fini par abandonner, demandant à la jeune femme de ne lui poser aucune question sur son affectation, ni son travail dans l'armée. Mais qu'en dehors de cela ils pouvaient parler de tout. Elle avait eu l'air amusée mais avait joué le jeu honnêtement.

Quelques minutes plus tard elle savait qu'il était professeur de sciences économiques et qu'il avait reçu une chaire à l'université de Rome quand la guerre avait éclatée. Du coup elle changea d'attitude, probablement sans s'en rendre compte ellemême. Même son visage changea. Elle ne le surveillait plus et il devenait très expressif quand elle voulait convaincre son interlocuteur. Elle lui raconta qu'elle avait terminé un doctorat de géographie politique quand elle s'était engagée, un an auparavant. Elle avait rédigé une thèse à la limite de la sociologie, sur "l'influence de l'Islam sur l'agriculture locale traditionnelle chez les population d'Afrique et du Moyen-Orient"!

Il crut d'abord à une blague. Mais non, elle possédait vraiment son sujet qui l'avait amenée à beaucoup travailler, aussi bien l'histoire de l'Islam que la percée de la religion dans les républiques est de la Fédération et le sud-est de l'Europe, au Pakistan, notamment.

- Il y a un rapport étroit entre les ablutions que recommande le Coran et le travail quotidien, la survie, expliquait-elle. Dans les régions arides du Yemen aussi bien que de l'Ouzbékistan le travail de la terre ne peut se faire sans les engrais naturels des animaux. Les hommes les répandent à la main, évidemment. Vous imaginez les épidémies qui s'ensuivent si on oublie les règles strictes du Coran concernant les ablutions ? A contrario une population chrétienne pourrait y pratiquer l'agriculture, mais serait décimée par la maladie. Mais ces mêmes règles ne sont applicables qu'avec suffisamment d'eau, bien entendu, pour se laver vraiment les mains dans des pays où l'eau a une valeur considérable. Cette rareté de l'eau fait qu'un bon musulman préférait un travail lui permettant de ne faire les ablutions que symboliquement, une goutte d'eau, à la rigueur. Cela implique l'élevage, par exemple, plutôt que l'agriculture pure, où les mains sont inévitablement sales. Alors qu'en vérité il n'y a pas antagonisme, c'était un faux raisonnement ! Si l'élevage est possible c'est qu'il y a un minimum de végétation. Et s'il y a végétation, il y a de l'humidité, donc de l'eau, en profondeur, donc possibilité d'agriculture. En choisissant soigneusement une culture appropriée au pays et au climat et en améliorant la nature du sol par les engrais naturels. Dans ces régions, on trouve véritablement l'agriculture seulement dans des zones, difficiles certes mais, surtout où l'islam est moins implantée. Ce qui, par ailleurs, va de paire avec des maladies endémiques ! L'explication de l'élevage "travail noble, de l'homme fort, respecté", dans les pays arabes, est beaucoup trop facile, à mon avis. Et je pense que la religion y a sa part. C'est ce que j'ai voulu démontrer.

- Et votre thèse a été bien reçue ? fit-il, estomaqué.

Elle secoua lentement la tête pendant que sa main oscillait de droite à gauche, avant d'afficher un sourire teinté de grimace.

- Je ne dirais pas vraiment ça… Enfin on m'a accordé mon doctorat. Mais je veux continuer à creuser cette idée, surtout dans les pays arabes. L'influence de l'Islam me passionne. La difficulté est d'obtenir des réponses franches, de la part des hommes. On dirait que les arabes se sont auto-persuadés que l'élevage est, effectivement, une tâche plus noble pour un homme. Et la virilité, là-bas, est un sujet de conversation qu'une femme ne peut guère aborder. Une étrangère a fortiori. Mais les pays arabes, changent à une vitesse folle, depuis 1935, dans un mouvement qui s'accélère encore depuis le début de la guerre, semble-t-il. Quelques sociologues ont noté l'apparition d'une tendance nouvelle, au Moyen-Orient, concernant la religion. Ils ont remarqué l'émergence de nouvelles interprétations du Coran et, par conséquent, un renforcement de la tendance chiite, opposée aux sunnites. Et des implications politiques, potentielles, de certaines d'entre elles, qui se radicalisent. Elles commencent à avoir une connotation… islamique pure, si vous voulez, qui semble comporter des germes anti-occident. Les anglo-américains ont pourtant fait un travail fantastique, là-bas.

Cette fois ce fut Edgar qui prit feu.

- Comment ça fantastique ? Ils ont introduit le dollar, et extrait du pétrole, oui ! Un point c'est tout.

La jeune femme haussa les sourcils au point qu'ils devinrent presque des accents circonflexes, au-dessus de ses yeux !

- Vous réduisez singulièrement leur intervention, je trouve. L'Europe, elle-même, n'est pas totalement innocente dans cette affaire. Après tout notre présence au Moyen Orient n'y a pas apporté grand chose.

- Vous pensez à la campagne d'Egypte de Bonaparte ? Je dirai, au contraire, qu'il a peut être fait preuve là, pour la première fois, de sa vue historique des choses. Il y a grandi sa propre image, il le fallait, compte tenu de son destin. En prenant le contrôle de l'Egypte il a forcé le monde arabe à entrer dans la vie moderne en y étant confrontée par le biais de la petite armée de Bonaparte. D'autant qu'il a, de lui-même, renoncé au rêve de ses collaborateurs les plus proches de devenir empereur d'Orient, ce qui était à sa portée, les arabes l'ont parfaitement compris. Souvenez-vous, en 1798 il vient de conquérir l'Egypte et envisage de remonter vers Constantinople battre les armées de l'empire ottoman. Devant Saint Jean d'Acre il fait annoncer à Djezzar Pacha, le gouverneur de la ville, que la France ne veut pas anéantir la civilisation arabe, que lui plus que personne, la respecte. Et il est honnête en disant cela, lui l'artilleur, l'homme des mathématiques. Et il ramène son armée au Caire. Il pouvait s'emparer de la ville, malgré l'aide qu'avait reçu Djezzar de l'amiral anglais Sidney Smith. C'est sur le chemin du retour, bien plus tard, que le convoi de ses navires est tombé aux mains de la Marine Royale Anglaise, avec son matériel de siège. Les Ottomans ne s'y sont pas trompés. Ils ont compris que Bonaparte leur avait délibérément donné leur chance. Ils ont choisi l'Angleterre et n'ont cessé de s'en mordre les doigts, depuis.

Pris par son sujet Edgar avait saisi une petite salière et frappait des petits coups sur la nappe.

- Et la France, puis l'Europe ont gardé l'estime, l'amitié du peuple arabe, poursuivit-il. Surtout après le départ d'Egypte de la petite armée de Bonaparte, je vous le concède. Les Arabes, pas plus que les autres, ne supportent facilement l'occupation de leur sol. A juste raison ! Certes il ramenait des trésors inestimables de son expédition moyenne orientale mais la République en avait besoin ! Lui, s'était rendu compte que la France de l'époque avait assez à faire, à ses propres frontières, sans s'embourber dans des colonies lointaines, comme l'Angleterre, elle, l'a fait par la suite. Et pas seulement dans cette région du monde. A chaque fois qu'il y a eu une décision importante à prendre l'Angleterre a bondi et la suite a montré combien sa décision était moralement contestable. Souvenez-vous que c'est l'Angleterre qui a organisé, développé, le marché de l'esclavage vers l'Amérique. Ah les hommes d'affaires de Londres, puis d'Amérique ont gagné beaucoup d'argent, mais à quel "prix"! Ce devrait être l'une des grandes hontes de ce pays qui s'est pourtant empressé d'oublier tout cela. De même que les Américains, d'ailleurs qui ne veulent rien voir de leurs accablantes responsabilités. La guerre de Sécession n'a changé les choses qu'en surface. Elle a changé la forme de l'esclavage, c'est tout. Et ces gens veulent donner des leçons de morale au Monde ? L'Angleterre pratiquait la traite des noirs quand la France, en 1789 proclamait la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen ! L'égalité des hommes. Après avoir soutenu l'esclavage, certes, mais aussi après avoir changé d'avis définitivement. Quelle différence, non ? Mais il faut dire qu'elle était si étriquée dans sa petite île, cette Grande Bretagne ; qui mérite si bien son nom, ce n'est jamais qu'une grande "Bretagne", notre petite province de France ; en regard de notre immense Europe ! Sur le moment elle a semblé avoir raison, la suite de l'Histoire a montré que c'était elle qui se trompait. Les gouvernements de la République Française se sont bornés à garder des contacts avec ceux des pays arabes, les laissant à leurs divisions provisoires. C'était lucide, il y avait trop à faire chez nous. Mais les Anglo-saxons ? Des petits, des tout-petits qui n'ont rien compris et, surtout rien construit. Tenez, pas même le canal de Suez !

- Vous niez tout ce que les Américains ont apporté aux pays, pendant notre siècle ?

- Mais enfin, si les Français n'avaient pas été là, à trois reprises, à la fin du XVIIIème siècle, aujourd'hui on parlerait le sioux, en Amérique…!

Désarçonnée, la jeune femme éclata de rire pendant qu'il continuait :

- … Parce qu'il faut y voir autre chose que le dollar ? Soyez réaliste enfin ! En revanche je dois admettre que s'ils sont inaptes à comprendre jusqu'où ils peuvent aller, comment se faire respecter, ils ont montré un très grand talent dans l'exploitation de ces pays ! Ne serait-ce que dans l'évaluation du pourcentage qu'ils ristournent aux gouvernements Arabes. Ils hurlent lorsque les Saoudiens ou les Emirs veulent réévaluer ce pourcentage mais, d'un point de vue économique, ils ont une fabuleuse marge. Tenez, prenons leurs bénéfices réels, par exemple, les bénéfices des industries britanniques et américaines. Les négociateurs ont beaucoup insisté sur le fait qu'ils devaient transporter le pétrole pour le vendre dans le monde entier, qu'ils avaient des frais importants. Bien. Mais ces frais qui les paie, finalement ? Les acheteurs ! Le transport à qui profite-t-il ? A eux, bien entendu. Ils font également des bénéfices sur ce transport ! En réalité ce sont les utilisateurs, les acheteurs du produit fini : l'essence, qui paient tout ces frais ! Ils font, là encore, de sacrés bénéfices, parce qu'ils ont le monopole du transport ! Ils sont les seuls à fabriquer des pétroliers et les compagnies de transport prennent leur part, au passage, évidemment. Or elles sont anglo-américaines ! De même que les raffineries. Le même produit leur laisse plusieurs fois des bénéfices. Techniquement, ce sont de merveilleux contrats !

- Il ne vous paraît pas normal que ces compagnies et raffineries prennent un bénéfice ?

- Si, bien sûr que si. Mais il faut voir le contrat, le montage économique, dans son ensemble. Ils ont justifié le faible prix du pétrole extrait, payé aux Arabes, par l'abondance des frais annexes qu'ils avaient. Alors que ces frais étaient payés au bout de la chaîne, par l' acheteur du produit fini, dans le monde ! En réalité ils ont introduit une énorme quantité de dollars, dans les pays Arabes, dont la population a reçu quelques miettes seulement. Je suis bien d'accord que ces miettes ont permis de changer quelques choses. Mais ce ne sont pas les anglo-américains qui ont, fondamentalement, modifié quoi que ce soit. Sinon enrichi les familles régnantes, installées sur leur trône par les anglo-saxons.

- Vous n'allez pas me dire que le niveau de vie, la transformation des villes, les routes…

- … Sont bel et bien à mettre au crédit des pouvoirs politiques arabes ! la coupa Edgar. D'accord les motivations profondes ont peut être été égoïstes, les princes, les fils des Cheiks qui avaient été faire leurs études à l'étranger voulaient exercer leur métier : pratiquer la médecine, construire des palais, bénéficier de routes pour faire circuler leurs belles automobiles, beaucoup plus qu'améliorer la vie du petit fellah. C'est vrai. Mais pour faire tout cela il fallait des ouvriers, et la seule solution était de recruter sur place. Alors il a fallu apprendre aux fellahs à travailler, améliorer ainsi leur niveau de vie, voilà. Mais les anglo-américains n'ont rien à voir là-dedans. Ils se sont bornés à empocher les dollars du pétrole et à fournir l'encadrement technique qui enseignait les rudiments de métiers, de la construction, par exemple. Il n'y a aucun mécénat là-dedans. Bien plus : il y a eu de vraies campagne de recrutement pour les universités anglo-américaines afin de récupérer même une petite partie des dollars versés aux gouvernements arabes et créer une aristocratie pro-américaine. Si vous saviez combien les Emirs devaient payer pour une année de cours, dans les universités anglo-américaines, pour les jeunes princes, pendant les années 1920… C'est pour cela que nos universités, à nous, ont commencé à recevoir des candidatures. Cela et le fait que nous avions quelques universités dans nos propres pays de religion islamiques. Et aussi un détail que les américains ont complètement oublié, et qui est d'une importance prodigieuse. Le niveau de connaissances scientifique auquel était arrivée la nation arabe. Au Moyen-Age les sciences mathématiques étaient presque le domaine réservé de la civilisation arabe ! C'est elle qui détenait le plus haut niveau de connaissances et les Européens qui voulaient progresser dans cette discipline apprenaient d'abord l'arabe, puis se rendaient au Moyen-Orient ! Ensuite, ensuite seulement, les Arabes ont été dépassés, tout comme les Grecs, les Romains, le furent, mais ils avaient fait avancer les mathématiques, découvert, ne serait-ce que les "symboles" mathématiques, les chiffres par exemple, que les hommes de sciences du monde entier utilisent encore, plus de 1 000 ans plus tard, y compris les Américains ! Et eux aussi étaient des Méditerranéens, on en revient à ce berceau de la civilisation moderne ; ce qui n'exclut pas les mérites des découvertes chinoises, la poudre à canon, la roue, les pâtes alimentaires etc ; mais une région qui est également l'une des plus agitées du monde. Une région à risques, par conséquent, et là les anglo-américains sont au cœur du problème.

- Vous pensez à la Palestine ?

Edgar hocha la tête.

- Oui. Les britanniques ne sont pas à l'origine de cette bombe à retardement qu'est la Palestine, mais ils ont si facilement suivi la voix tracée par les Américains qu'ils en sont coresponsables, à mon avis. Que leurs cousins Américains n'aient qu'une expérience très récente de la diplomatie mondiale, d'accord, mais pas les britanniques, loin de là. Ils sont adultes, dans ce domaine ! Jouer au Tout-puissant en distribuant les terres, c'est inconscient. Là encore leur suffisance intolérable s'est exercée.

- Vous pensez qu'il y a là un danger ?

- Certainement. A plus ou moins long terme. Ecoutez, voyons les choses objectivement. Les juifs américains, mais pas seulement eux, évidemment ; beaucoup de juifs européens aussi, je vous l'accorde ; rêvent de vivre en Palestine, du moins de fonder leur propre nation Hébraïque. Je ne sais pas si leur rêve profond ne serait pas d'avoir un passeport Palestinien mais de vivre aux USA, ou en Europe ! Enfin laissons. Il y a déjà eu des cas de ce genre, dans l'histoire. Il s'agissait de guerres, d'occupations, et le temps calmaient les révoltes. Mais dans un monde moderne cela passe par de longues négociations. En 1935 lorsque Ben Gourion, le jeune leader juif, a obtenu des gouvernements Anglais et Américain leur appui sur le principe de la création d'un état Hébreu en terre sainte en 1950, après une immigration conséquente, il a posé le problème. Il a, en chemin, oublié que c'est Napoléon qui, le premier, a poursuivi l'émancipation des juifs et assuré la liberté des cultes ! L'Europe, elle, aurait longuement négocié avec les pays arabes la création d'un état hébreux, sans installer une poudrière en Palestine ! Mais les anglo-saxons n'ont pas envisagé de négociations avec les pays arabes. Non, pas eux ! Ils ont forcé la main aux familles régnantes Jordaniennes, Syriennes. En sous-main le gouvernement des USA a, notamment, obligé la Jordanie, à céder un territoire, une bonne partie de la Palestine, à ce futur état. Arbitrairement Washington a décidé de la taille des territoires cédés ! Mais les habitants, eux ? Comment imaginez-vous une cohabitation entre les arabes et des juifs ? Ils sont cousins, certes, mais c'est vieux, si vieux. Par ailleurs les juifs qui sont allés s'installer là-bas, et qui continuent à le faire, hormis ceux du Maghreb ; qu'ils appellent les Levantins et qui sont souvent des petits, des tout petits, commerçants ; les immigrants donc ont un niveau de vie, de connaissances tellement supérieurs qu'ils prendront ; naturellement, il faut le dire aussi ; les rênes de ce pays. Ils le lanceront dans la vie moderne. Ils sont courageux, entreprenants, intelligents, et ils ont de l'argent pour financer leur installation, créer des entreprises. Cela paiera, forcément. Mais les Arabo-Palestiniens, eux, seront totalement largués, ils seront les parents pauvres, très pauvres. Ce déséquilibre est porteur d'un conflit, c'est évident. Rien n'est prévu pour donner à ce futur pays une chance de paix. Ne serait ce que l'accès à Jérusalem, par exemple. Chacune des parties voudra prendre le contrôle de la ville. Chacune a ses propres raisons, d'ailleurs. Le pire étant que Ben Gourion, lui-même, n'en demandait pas tant !

- Nous n'en sommes pas là.

- Bien entendu mais l'échéance de 1950, pour la création officielle d'Israël, et les Anglais, qui laissent pourrir la situation en Syrie et profitent de leur influence en Jordanie, facilitent l'immigration, semble-t-il. A leur façon : les anglo-saxons d'abord !

- Vous ne seriez pas un petit peu anti-américain ? fit la jeune femme en s'amusant, maintenant.

Il leva les mains en signe de reddition :

- Bien sûr que je suis américanophobe, je ne suis pas un homme d'Etat, j'en ai le droit, d'autant que ce n'est pas une lubie. C'est vrai, en effet, je reconnais mon anti-américanisme. Mais pas si primaire que cela, je le suis devenu en étudiant l'économie internationale, en me frottant à la réalité écopolitique mondiale. A part la Rome antique je ne connais aucune civilisation qui ait autant exploité les autres nations du monde connu, que les EtatsUnis, depuis leur indépendance. Qu'ils nous doivent, d'ailleurs totalement, et pas anecdotiquement, comme il est de bon ton de le proclamer, là-bas ! Quand à l'Angleterre, sa façon de se comporter dans les colonies suffit à montrer combien elle avait de mépris pour les peuples du sud. Pas seulement eux, d'ailleurs, puisqu'en Angleterre on dit "aller sur le continent"; et non pas se rendre en Europe, ou en France, en Espagne, en Italie ; histoire de bien marquer qu'ils habitent une île, c'est à dire, à leurs yeux, un endroit qui a une autre valeur ! Pour le Président Fellow les USA incarnent le Monde, sont le centre du monde. Et celui-ci doit s'organiser comme il l'entend, lui Fellow, autour des Etats-Unis. Il fait monter une pression intolérable sur tel ou tel pays, jusqu'à ce que celui-ci craque. Le gouvernement US fait mine de lui accorder une aide économique et, en réalité, le force à ouvrir son marché aux produits américains. Savez-vous qu'il y a une étrange ressemblance entre les comportements américain et chinois ? Tous deux priment la domination sur les autres nations ! Le dollar, toujours le dollar. La crise financière de 1930, provoquée par plusieurs grosses banques US qui ont voulu détourner le marché, a ruiné le Monde. Le Monde ! L'Europe ne s'en est pas encore remise… Le gouvernement américain n'a pas encore été jusqu'à faire des guerres, disons… "préventives", mais il y viendra ! En Afrique, je pense. Un Président américain ne se soucie même pas de n'être élu, dans le meilleur des cas, que par 25%, de sa population ! Et c'est lui, lui et ses prédécesseurs, qui en portent la responsabilité. Les systèmes électoraux se changent, la Chine l'a bien fait et nous aussi, récemment. Je ne suis pas hostile aux Anglais ou aux Américains eux mêmes. Ce sont leurs gouvernements qui sont insupportables et qui manipulent même leurs propres populations… Qui les caressent dans le sens du poil. Les Américains ne sont pas fâchés de gagner ainsi pas mal d'argent, ajouta Edgar en riant de lui-même. On y revient toujours, avec eux… Mais je pense que leurs beaux jours sont en train de passer, à plus ou moins longue échéance. L'Europe n'a jamais exploité son potentiel, qui est, en réalité, beaucoup plus important que celui des USA. Par paresse, par manque de réalisme, par manque d'imagination de ses dirigeants successifs pour vaincre ses profondes différences, d'est en ouest. Notre Président actuel, lui, est conscient de ces choses et l'Amérique va déchanter, je pense, une fois que l'Europe aura pansé ses blessures, vaincu ses divisions politiques. Bien sûr il lui faudra du temps, ces deux terribles guerres lui en ont fait perdre beaucoup, mais c'est le sens de l'Economie mondiale, de l'Histoire. Une Histoire où l'Europe, à commencer par la France, a été le pilier de soutènement des USA. Les Etats Unis nous doivent tant ; leur existence même, je vous l'ai dit ; qu'ils ont contracté une dette morale, à l'égard de la France, donc de l'Europe, que rien ne pourra effacer. Une dette morale ne s'efface pas comme une dette d'argent, en versant l'équivalent au débiteur, un jour ou l'autre !

- Vous pensez ? s'étonna la jeune femme.

- Mais c'est historique, voyons. Les Américains ne se souviennent que de La Fayette. Il y a eu bien autres choses. Les Etats Unis n'existent que parce que nous les avons aidés à des moments cruciaux. En 1776 Louis XVI, en France, a fait livrer gratuitement pour un million de livres de munitions aux armées de Georges Washington, totalement démunies, ou presque, et pendant l'hiver 1777 le même Washington, assiégé dans Morristown, affaibli, a été sauvé par l'aide de la France. L'année suivante la France garantissait, par un traité, l'indépendance des Etats-Unis. Ce qui a directement provoqué l'entrée en guerre de l'Angleterre contre elle, avec les soucis que vous savez. En 1778 une flotte française dirigée par l'amiral Charles-Hector d'Estaing fut envoyée pour bloquer les troupes anglaises dans le port de New York et dégager les insurgés. En 1780 la flotte de l'amiral de Grasse bloqua l'armée anglaise en Virginie l'empêchant de fuir par la mer. Toujours en Virginie le comte de Rochambeau et ses troupes faisaient face au général Cornwallis. Celui-ci fut ainsi amené à capituler en octobre 1780 et l'indépendance des Etats Unis était acquise. Ce sont des faits historiques, incontestables que le peuple américain a bizarrement oublié… Les USA nous doivent d'EXISTER ! Indirectement ils nous ont rendu service en donnant l'idée aux Québécois d'exiger leur Indépendance de l'Angleterre, ce qui a provoqué ce nouveau conflit pour les Anglais, mobilisé une partie de leur énergie, en vain puisqu'ils ont finalement dû donner son indépendance aux Québec, et a soulagé, plus tard, la pression que la Grande Bretagne faisait peser sur la France au moment où Napoléon lançait son projet de la Grande Europe. Et les Américains ont crû se libérer de leur dette morale en envoyant une flotte, UNE flotte, pas QUATRE, comme la France l'avait fait, devant les côtes Chinoise, en 1881, pendant la Guerre d'invasion ? Pour une fois ils avaient été assez malins et les navires étaient restés à la limite des eaux territoriales. Ce sont les Chinois qui ont perdu leur sang froid et ont attaqué pour livrer la plus impitoyable bataille navale de tous les temps. Qu'ils ont perdue. La quasi totalité de la puissance navale Chinoise a été coulée et les trois quarts des navires américains. Ceux ci ont eu plusieurs dizaines de milliers de morts avec les monstrueux cuirassés dont ils étaient si fiers, je le reconnais. Mais c'est aussi là que les USA se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas. En poussant la Chine à fixer ses exigences d'un armistice, à l'Europe. De quel droit les USA se sont-ils mêlés de négocier les conditions ? Cela a finalement abouti à livrer à la Chine notre Mongolie du Nord et une monumentale dette de guerre en or ! Le Président Européen Fallope, "l'éléphant", aurait mieux négocié, sans peine !

- A ce propos, dit la jeune fille en faisant dévier la conversation devant la virulence des propos d'Edgar, et un peu larguée dans ce domaine purement historique, je n'ai jamais su pourquoi on l'avait surnommé "l'éléphant". Clemenceau : "le tigre", oui on en a assez parlé, mais pourquoi Fallope : "l'éléphant".

Edgar fut pris d'un fou-rire qui lui secoua les épaules un bon moment, puis il mit la main devant sa bouche.

- Oh, ne croyez pas que je me moque, c'est que c'est assez délicat à expliquer à une jeune femme, et c'est une plaisanterie de potache pas très malin… Ce sont ses ennemis politiques européens qui ont fait courir ce surnom. Fallope, l'éléphant, à cause de ses trompes… les trompes de Fallope… l'appareil génital féminin ! Il était très porté sur les femmes, disait-on !

Ce fut elle qui fut prise d'un rire inextinguible…

On leur changea trois fois les bougies pendant la soirée et les deux personnes qui partirent, tard, du restaurant, n'étaient pas les mêmes que celles qui étaient arrivées beaucoup plus tôt. Ne serait-ce que la jeune femme qui avait ouvert des yeux effarés quand elle avait vu Edgar rire en secouant ses épaules comme un forcené. Néanmoins elle retint essentiellement ce qu'il lâcha brusquement, après qu'elle eut commenté ses propres études. Il dit soudain, à brûle pourpoint :

- Lorsque je nous entends je suis émerveillé par l'intelligence humaine.

- Je vous demande pardon ? fit-elle vivement, ne sachant pas bien comment le prendre.

Il remua les mains machinalement.

- Eh bien… Il y a des dizaines de milliers d'années, un de vos ancêtres ; peut être, mais peu importe ; était dans une grotte, pas loin d'ici, fit-il en montrant la côte est d'un geste vague. Ou très loin d'ici ; et, en regardant le feu où cuisait de la viande il l'a montré du doigt en prononçant un son. Simplement un son… Le lendemain ; ou un jour suivant, peu importe ; il ou elle, a refait le même geste et produit le même son. Et puis il s'est passé beaucoup d'autres jours, des tas de jour encore, avant qu'un de ses compagnons reproduise ce son en montrant le feu… Dans une autre grotte ; peut être très loin, peut être des années plus tard, peu importe ; un autre humain s'est frappé la poitrine en prononçant un son. Un son qu'il a répété avec le même geste dans les semaines ou les mois qui ont suivis, peu importe. Et la parole, le langage, est né ainsi, peu à peu enrichi, par d'autres hommes et femmes. Peut-on imaginer une plus extraordinaire preuve d'intelligence ? Ils ont crée le langage, de toute pièce, peu à peu, sans référence, sans rien ! C'est grâce à leur génie que nous parlons, ce soir !

- Qu'en savez-vous ? fit-elle ? Peut être ont-ils copié les animaux ?

Il secoua la tête énergiquement comme pour effacer, anéantir même, cette hypothèse.

- Non. Non pas du tout, pas du tout ! Parce qu'il y avait autre chose, derrière. La volonté de communiquer avec les autres. Sinon pourquoi imposer un même son pour une seule chose ? Ils avaient probablement ; comme les animaux, oui ; l'habitude de traduire des sentiments de base ; des impressions, plutôt ; comme la faim, la douleur, la soif, la colère, le sentiment amoureux, par des grognements. C'était atavique, pas réfléchi. Le son désignant le feu c'était autre chose, oh oui, bien autre chose. C'était construit, inventé, fabriqué. Peu importe si mon histoire n'est pas précisément vraie. Ca s'est passé pour ainsi dire de cette façon. Des éclairs de génie comme il y en a certainement eu bien peu dans l'Histoire des hommes… Chez les grecs anciens, peut être, qui ont commencé à comprendre l'astronomie en regardant, simplement en regardant, le ciel ! Sans le secours des tables de calculs arithmétiques. Qui ont inventé les règles mathématiques, physiques, ses lois, par la seule réflexion, sans le support de l'écrit, sans gribouiller des brouillons. Ils ont dû, d'abord, tout imaginer dans leur cerveau, avant de mettre quelque chose par écrit… Oui, ceux là ont été de la taille, peut être, de ceux qui avaient inventé le langage humain ? Aujourd'hui nous pensons qu'Einstein est un génie. Probablement, par rapport à notre époque où il y en a si peu. C'est Jankelevitch, le philosophe Français, qui a cette définition du génie : "un individu qui, dans sa vie, a UNE idée originale, et souvent PAS ENTIEREMENT". On dit, aujourd'hui que von Braun, le directeur des études de fusées, en Russie du nord, a du génie. Mais il ne fait que prolonger les feux d'artifice chinois, mis au point il y a si longtemps, son idée n'est pas entièrement originale… Non personne n'a approché le vrai génie des individus qui ont inventé le langage !

Elle le regardait sans savoir quoi répondre. Et quand elle l'eut quitté, après qu'il l'eut déposée à la caserne de l'armée de l'air, elle y repensa.

***

Finalement Edgar fut convoqué à Kiev. Une voiture l'attendait, près des hangars de la base où un DC3 venait de se poser, au sud-ouest de la ville. Edgar, qui avait récupéré sa tenue de Commandant du Matériel, fut accueilli dans la capitale par un Lieutenant d'Etat-Major dans un uniforme impeccable tandis que la voiture, une de ces nouvelles Peugeot 403 qu'il n'avait encore jamais vues, était conduite par une jeune Sergent de l'Armée de Terre. Ce terrain militaire était assez loin de la capitale, qu'ils mirent plus d'une heure à atteindre. Il avait rendu son rapport sur la mission qui lui avait été confiée depuis quinze jours déjà et rien ne l'avait préparé à cette convocation d'urgence à Kiev, par avion militaire. La conversation avec le jeune officier d'état-major s'était bornée à quelques remarques sur la ville et sur le temps ! Ou bien le jeune gars n'était pas bavard, songea Edgar, ou bien sa présence ici était tellement secrète que l'autre ne voulait pas poser de question. Quand il reconnut les bords du Dniepr il commença à s'interroger. Mais en découvrant le Palais de l'Europe, cette fois il fut assez inquiet. L'oncle Edouard était-il au courant de tout cela ? Ils y pénétrèrent par le bas du parc, le long de la rive. Ils franchirent un poste de garde impressionnant par l'attention des soldats, armés, qui ne le quittèrent pas des yeux et entrèrent dans un long garage souterrain. Le Lieutenant, qui semblait connu, tendit une carte et Edgar dut montrer sa carte d'officier qu'on garda, puis il fut escorté dans le long et large tunnel qui n'en finissait plus ; sous les jardins probablement ; jusqu'à un ascenseur. Quatre étages plus haut ils débouchèrent dans un très large couloir fortement éclairé et le longèrent jusqu'à une porte à laquelle le Lieutenant frappa. Celui-ci le laissa entre les mains d'un Capitaine de Chasseurs en tenue de sortie, avec la bande brillante le long de la jambe de pantalon, la Croix de fer avec Lauriers autour du cou et deux Croix de Guerre sur la poitrine.

- Voulez-vous me suivre, Commandant ? Je vais vous conduire chez le Directeur du Cabinet du Président qui souhaite vous voir, dit-il.

Encore un voyage, court celui-ci, et il fut introduit dans une antichambre où une secrétaire lui sourit et lui dit :

- Le Directeur de cabinet du Président vous attend, Commandant.

Elle se leva et ouvrit une porte donnant sur un bureau, assez grand, encombré de sièges, comme si une réunion s'y était achevée récemment et que tout n'avait pas été remis à sa place. Pourtant quelque chose faisait penser que cette atmosphère était courante ici. Il régnait une impression d'activité permanente. D'ailleurs un canapé, dans un angle, avait visiblement une fonction de lit et un coussin gardait encore la trace d'une nuque ! Un homme, assez corpulent, chauve, aux traits asiatiques éclairés par un grand sourire vint à lui.

- Iakhio Lagorski, se présenta-t-il. Bonjour professeur Rasmussen. Vous savez que vous incarnez le Hasard, la Providence, enfin toutes ces choses là, dit-il en passant une main sur son crâne nu.

Abasourdi, Edgar répondit platement.

- Vraiment ?

- Venez, le Président a hâte de vous voir, maintenant, il nous attend, je vous conduits.

Il l'entraîna en direction du large couloir par lequel il était venu et stoppa devant les portes d'un petit ascenseur gardé par un sous-officier des Chasseurs à cheval, en grande tenue, lui aussi, qui prit le garde-à-vous puis s'écarta poliment de trois pas, avant de se remettre au repos, cette fois. Edgar observait tout cela, assez impressionné. Evidemment il savait bien qu'ici, au Palais de l'Europe il y avait un cérémonial, un lustre, obligatoires, mais en être le témoin vous secouait un peu.

- Personne ne savait qui vous étiez lorsqu'on vous a désigné pour cette enquête, poursuivait Lagorski. C'est le Grand Etat-Major qui avait procédé à la sélection des candidats. Et personne, hormis le Président et moi, n'est au courant du reste… de votre parenté, ajouta-t-il en baissant la voix. L'ascenseur arrivait, vide, et ils y entrèrent. Le Directeur de Cabinet poursuivit pendant la montée de plusieurs étages, leur sortie et un court morceau d'un autre très large couloir où un Sergent, de la Garde cette fois, était debout devant une porte fermée :

-… En fait c'est le président qui a réagi en voyant la signature de votre rapport, le rapprochement m'avait échappé, je ne connais forcément pas tous les patronymes de votre famille. Je dois vous dire qu'il a d'abord été furieux. Il pensait qu'il y avait là quelque chose d'anormal, une sorte de coup monté, de complot ! Il s'est avéré que non, votre nom est sorti tout à fait par hasard, d'après les critères, très particuliers, qui avaient été exigés. J'avais demandé un officier supérieur du front sud, en précisant un certains nombre de caractéristiques sur son passé, son dossier. Enfin bref, vous avez été désigné par hasard, parmi d'autres, par les spécialistes chargés de ce travail. Rien ne pouvait leur faire deviner la parenté puisque les patronymes étaient différents. Mais rassurez-vous, le Président n'est plus en colère !

Ils entraient dans une vaste antichambre où un huissier en grande tenue, noire, assis à une table, se leva et dit :

- Le Président vient de monter et vous attend, dans le salon de séjour, Messieurs.

Boulov n'avait jamais pu s'habituer à dire simplement : un séjour, il mélangeait les deux expressions. Edgar était partagé. Une crainte idiote de gosse qui a commis une faute et la joie de revoir son oncle, tout bêtement. Lagorski se dirigea immédiatement vers un petit ascenseur qui les amena à l'étage supérieur, puis fit quelques pas, stoppant devant une porte à laquelle il frappa avant d'en ouvrir un battant. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce aux teintes claires, lumineuses, chaleureuses même, avec de grandes fenêtres aux rideaux blancs, deux canapés installés à angle droit, et deux ou trois fauteuils de style, d'où l'oncle Edouard, vêtu d'un élégant costume croisé, gris à fines rayures blanches, se leva, posant un dossier sur une table basse, un grand sourire sur les lèvres. Il vint à eux et, au dernier moment, ouvrit largement les bras pour enlacer Edgar.

- Bonjour mon petit, dit-il en le serrant contre lui.

- Bonjour oncle Edouard, dit Edgar, ému.

- Je vous laisse, fit la voix du Sénateur.

- Non, non reste Iakhio. Le Sénateur Lagorski, qui est Directeur de cabinet de la Présidence, est aussi un véritable ami dans un monde politique où ce mot est souvent dénaturé, expliqua Meerxel en se dirigeant vers le coin aux canapés, près d'une petite table recouverte d'un plateau soutenant des tasses. Viens, viens t'asseoir, venez tous les deux. Boulov nous a préparé du café et du thé. Servez-vous de ce qui vous convient… Dis donc, l'uniforme te va bien, Edgar.

Celui-ci fit une petite grimace.

- Je m'en passerai quand même… en revanche, toi, oncle Edouard, quelle élégance, je ne t'avais jamais vu ainsi. Sur les photos de toi parues dans la presse je ne te retrouvais pas vraiment et je ne faisais pas attention à tes vêtements. Je suppose que je regardais le Président et pas mon oncle, dit-il avec un petit sourire ironique. Là, maintenant, je retrouve mon oncle et je ne le reconnais pas, dans ces vêtements !

Meerxel parut surpris et baissa les yeux vers son veston et son pantalon.

- Tu me trouves ridicule ?

- Non, bien sûr que non, au contraire… C'est seulement que je ne t'ai jamais vu aussi… prestigieux. Dans la famille on était davantage habitué à te voir dans tes costumes sombres, quand tu arrivais à Millecrabe et en pêcheur, ensuite ! En fait tu es très… représentatif.

- Représentatif ?

Ennuyé, Edgar eut un geste vague de la main.

- Réflexion idiote, on efface tout et on recommence, tu veux bien ? dit-il.

Meerxel hocha la tête et commença :

- Je suis vraiment content de te voir, mon petit. Tu es l'une des premières personnes de la famille que je vois, depuis deux ans passés ; après ton cousin Charles Bodescu à sa fuite du camp de prisonniers… La famille me manque tellement. Je me rends d'ailleurs compte que c'est idiot. Il y a forcément des moyens discrets d'aller à Millecrabe. Je vais y songer. Y a-t-il du monde dans l'île, depuis le début de la guerre ? La tante Elise m'écrit parfois ; à mon ancienne adresse, d'ailleurs, c'est amusant, comme si elle était gênée ; le moins souvent possible, j'imagine, car c'est pour m'annoncer la disparition de l'un de vous.

- Les garçons, non ce n'est pas ça : les mobilisés, en fait ; garçons ou filles ; qui ont une permission y vont souvent. C'est comme ça que l'on garde le contact, que l'on a des nouvelles, en dehors du courrier. On s'écrit tous, plus encore qu'avant, peut être, mais on est si nombreux qu'on ne peut pas écrire à tout le monde ! Et puis, comme toi, on redoute parfois de recevoir une lettre qui annonce la disparition de l'un de nous !

- Oui, je comprends ça… Comme la Première, cette guerre fait des ravages dans la famille… comme partout, bien entendu. Je connais la liste des Clermont qui sont tombés. Elle est toujours là, dans ma poche, fit-il en tapotant le coté de son veston… Mais parle-moi de toi.

- Oh je suis un très modeste officier du matériel, tu sais. Pas le héros.

- Héros, ce n'est pas la peine, ton travail est en lui même important. J'ai lu ton rapport. Bien fait. Alors il n'y a pas eu de complot ?

- Non, oncle Edouard. Seulement un hasard, une malchance. J'ai beaucoup réfléchi, revu chaque témoignage, tout contrôlé, je ne vois pas comment un élément extérieur aurait pu intervenir. J'aurais pu quitter Bakou le premier soir de mon enquête, j'avais déjà les réponses. Tout est logique. C'est un hasard, un accident en quelque sorte. La personnalité de Hans Klummel n'est pas en cause !

Meerxel resta silencieux, hochant doucement la tête.

- Je t'avoue que je préfère. De même que je préférais que cette enquête ait été faite par un inconnu. Pas quelqu'un des Renseignements, je dois devenir un peu paranoïaque, je suppose ! J'ai notamment apprécié tes conclusions. Tu ne te bornes pas au contenu de ta mission et ça m'a bougrement intéressé. Cette mission était, aussi, un coup de sonde, une sorte d'exploration… On a besoin, ici, d'un œil nouveau, de temps à autres. Je veux que tu me racontes tout, dans le détail, tes difficultés, tes observations, sur tout ce qui te vient à l'esprit, mais aussi la vie là-bas, dans les arrières du front sud, les gens, dans la rue, ce qu'on dit, tout…. Je suis assez coupé de la réalité, tu comprends ? Même lorsque je fais une inspection quelque part, bien entendu. On me montre ce qu'il y a de plus positif, je ne peux pas prendre au pied de la lettre ce que j'entends. Alors j'ai besoin de me rendre compte par personne interposée. Mais je ne peux pas le demander à tout le monde, besoin de connaître la personne, savoir comment elle juge les choses, afin de piocher ce qui m'intéresse dans ce qu'on me répond. Tiens, commence même par là et laisse venir les choses comme elles remontent à ta mémoire.

Edgar approuva de la tête pour montrer qu'il avait bien compris le sens qu'il devait donner à ses propos et commença à parler de Bakou, du petit resto. Puis Meerxel ramena son neveu à sa mission proprement dite, lui demandant s'il avait rencontré des difficultés pour travailler ?

- Pas vraiment de difficultés, en dehors des petites susceptibilités que l'on froisse à poser des questions en venant de l'extérieur. Pour ça le blanc-seing militaire que j'ai reçu m'a beaucoup aidé… Mais c'est un document qui fait peur, oncle Edouard ! Ou qui devrait faire peur, ce qui revient au même, finalement. J'espère que l'on n'en délivre pas trop souvent.

- Vraiment ? Pourquoi ?

Meerxel était intrigué.

- Par le pouvoir qu'il donne. Il faut se méfier de ses impulsions. On jouerait facilement ou Tout-Puissant.

- Tu crois que le principe est fâcheux ?

Edgar tiqua et formula soigneusement sa réponse.

- C'est compliqué. Non, le principe ne l'est pas… mais quand même… enfin je crois que l'officier qui le reçoit devrait être très préparé, moralement, entraîné à cela. Mis en garde, si tu veux. Je ne sais pas vraiment ce qu'il faudrait modifier, en vérité. Mais c'est vrai que le document donne la possibilité d'avoir des réponses quand on se heurte à des personnages importants, ou à des imbéciles. Il permettrait, c'est vrai, de parer au plus urgent, de prendre immédiatement une décision suspensive, avant que les responsables n'aient le temps de masquer les dysfonctionnements constatés.

- Ca t'est arrivé ?

- Oui, oh peu de chose, un Colonel directeur d'hôpital militaire. Je me suis efforcé de lui donner une petite leçon qui devrait suffire, je pense, rien d'officiel, je l'ai bluffé, si tu veux. Ca ne figure pas dans son dossier. De même l'uniforme d'officier de l'Etat-Major Général, sans grade, que je devais porter ne me paraît pas une bonne idée du tout. Psychologiquement il attire l'attention, la curiosité, en provoquant un mystère immédiat autour de l'enquêteur, qui serait plus à l'aise s'il était plus anonyme dans le milieu où il doit évoluer, avec des galons de Commandant ou de Colonel, par exemple, ou même s'il était en civil. C'eut été ça l'anonymat pour cette mission. Et deux documents, peut être. Celui que j'ai reçu, qui ne serait qu'un recourt ultime, à éviter d'utiliser. Et un autre, plus modeste, mais lui permettant de réquisitionner des individus ou du matériel.

Son oncle le regarda longuement.

- Ce que tu me dis là me montre avec quel soin il faut choisir ces enquêteurs spéciaux. Mais sur le principe, quel est ton avis ? Attends… il faut que tu connaisses l'ensemble de la question. Mon idée est de créer un corps d'enquêteurs militaires, habilités à faire des investigations dans n'importe quelle région, dans n'importe quel domaine. Poser des questions, exiger des réponses immédiates, sous peine d'incarcération sur le champ, au besoin. Tu vois il s'agirait d'hommes ayant des pouvoirs extrêmement importants et je ne sais pas si c'est réaliste ou si je rêve. Donc ta mission était exploratoire.

Edgar Rasmussen siffla longuement entre les dents avant de se reprendre, un peu confus. Puis il se lança.

- Dans l'esprit, sur le papier, si tu veux, ce principe est bon, oncle Edouard, très bon même. Mais surtout sur le papier ! Que des gens puissent poser des questions et exigent des réponses me semble sain. On tombe, quelque fois par hasard, sur des problèmes réels qui ne remonteraient peut être jamais, autrement. Il y a des hommes, isolés, qui sont de véritables tyrans dans leur petit monde. Mais les gens qui feraient ce travail, alors là… comment te dire ?

- Bon, on y reviendra, prenons notre temps et voyons les choses dans l'ordre, parle-moi déjà de ces Escadrons de gens mal fichus.

- Leur affectation sur un secteur moins agité que celui d'où ils sont retirés n'est pas bon, Oncle Edouard. Ils perdent confiance en eux, ne se remettent pas vraiment de leur état de fatigue, physique et morale, ont l'impression qu'ils sont devenus des pilotes de seconde zone, de second ordre, dans lesquels l'Armée n'a plus confiance. Je crains qu'en revenant dans des coins chauds ; ça arrive tôt ou tard ; ils n'éprouvent un sentiment d'infériorité, l'impression d'être méprisés, et qu'ils commettent des erreurs, soit pour retrouver l'estime des autres, soit parce que leurs nerfs craquent définitivement. Ils risquent d'être rapidement abattus. Or ils ont une expérience trop précieuse pour la gâcher, sans leur donner le temps de la transmettre. Je crois de plus en plus que la transmission de l'expérience est un domaine trop négligé, pas seulement dans la vie civile, où cela crève les yeux, mais aussi dans l'Armée.

- Il faudra que tu m'écrives quelque chose sur l'aspect civil dont tu viens de parler, dit son oncle en réfléchissant. Mais en attendant : ton avis ?

- Ce n'est pas mon domaine… je ne suis pas le plus apte… enfin je crois qu'ils devraient avoir le même sort que les unités retirées du front après un tour d'opération normal. Qu'ils aient un assez long repos, pas de distinguo sur l'origine de cette mise au repos. Et ensuite qu'ils soient ventilés dans des Escadrons courants. Mais qu'on ne les regroupe surtout pas, qu'ils ne restent pas entre eux, et sur de vieux avions qui les confortent dans cette idée de médiocrité ! Plus nous irons dans cette guerre plus d'hommes auront les nerfs fragilisés. Ils ne sont pas méprisables pour autant. Une blessure où le sang coule ou une blessure morale, nerveuse c'est la même chose. Ils devraient aller au repos et subir un réentraînement normal. Le même laps de temps, ou plus long, selon leur degré de convalescence, si tu veux. Certains d'entre eux feraient certainement d'excellents instructeurs, théoriques ou en vol, pendant un temps, dans les bases d'entraînement. Le temps qu'ils se refassent une santé. Et s'ils ne guérissent pas totalement qu'ils restent instructeurs, leur expérience du combat enrichira les jeunes pilotes. En fait ce que je dis là vaut aussi pour d'autres formes de combattants, je pense. Il faut tenir compte du degré d'usure des gens en première ligne. Tout le monde n'a pas la même façon de réagir au stress, et celui-ci n'est pas le même selon les secteurs de combat, même voisins, je suppose. Il n'y a pas de jugement à porter, pas de règle… Oh je me suis laissé aller, pardonne-moi, Oncle Edouard.

- Ce que tu dis là est intéressant, Edgar. A ma connaissance on n'avait pas introduit cette notion d'usure nerveuse. Ou pas officiellement. Nous allons y réfléchir. Et ce radar ?

- Manifestement il n'y en a pas assez dans certaines régions. Mais j'imagine que tu sais cela. Dans des endroits sensibles comme la frontière Iranienne il devrait y en avoir davantage, compte tenu du coté stratégique de l'oléoduc. La rupture de celui-ci représente infiniment plus que le prix d'une installation supplémentaire. Je sais bien que tous les fronts doivent en réclamer, mais il faut en fabriquer davantage, l'ordre d'urgence, l'enjeu, n'est peut être pas assez examiné. Le front sud sans carburant demanderait d'être ravitaillé par bateau, depuis Odessa et, au-delà du coût plus important, nous perdrions des hommes et du matériel en le faisant. J'ai l'impression, vu de l'extérieur, que la situation est mal jugée, évaluée. Peut être pas par les bonnes personnes, en tout cas. A propos de ces installations…

Il aborda la station radar de la côte, disant combien il avait été choqué de ce qu'il avait entendu sur son implantation. Prenant quand même la précaution de citer les réserves du radariste. Apparemment son oncle ignorait tout de ces questions là et il prit quelques notes, rapidement, ne voulant pas faire venir Biznork. Il revint ensuite au nombre de stations et du classique argument du coût de ces installations.

- D'un point de vue de gestion économique il y a, à mon avis, une erreur d'appréciation, affirma Edgar.

- Le professeur de Sciences Economiques revient ! fit Meerxel avec un demi-sourire.

- Ces installations coûtent très cher, professeur, intervint Lagorski, c'est un fait incontournable.

Edgar était plus à l'aise, maintenant, ils étaient dans son domaine et sa réponse vint facilement :

- Tout coûte cher, Monsieur le Directeur. Dans une situation économique alpha, il ne faut pas prendre seulement en compte la dépense immédiate mais les profits, dans tous les domaines, financiers, stratégiques, politiques, humains ou autres, que l'on peut en tirer à moyen et long terme. Si les banques ne raisonnaient pas ainsi elles ne prêteraient jamais d'argent à des gens qui débutent, n'ont pas fait leurs preuves, et il n'y aurait eu aucun progrès industriel. L'argent frais étant insuffisant à entreprendre un projet, au niveau auquel il peut réussir. Par ailleurs, en cas de guerre l'économie d'un pays est dans une position particulière où les règles de concurrence du marché ne jouent plus de la même manière. D'une façon générale une production peut changer totalement d'aspect selon les circonstances. Un Etat peut parfaitement s'endetter momentanément sur le marché intérieur à condition qu'il ne dépasse pas certaines limites acceptables sur le marché extérieur, international. Regardez la Première Guerre continentale. Le Président Clemenceau n'a jamais connu de difficultés dans ce domaine. Le gouvernement a pu financer toutes les recherches, les fabrications extrêmement coûteuses d'armement. L'aéronautique, les blindés, étaient nouveaux, exigeaient de partir de zéro et ont coûté très, très cher. En vérité les difficultés économiques sont apparues après la guerre, avec la dette de guerre sur les matières premières dont le paiement immédiat a été imposé par les Etats-Unis. C'est là que le déséquilibre est apparu, là que nos financiers se sont terriblement trompés, alors que la machine devait se réadapter à une nouvelle situation, se réorganiser entièrement. Mais c'est la politique du gouvernement qui a posé le problème, pas l'Economie de l'Europe. C'est là que Bodjik, le successeur du Président Clemenceau a loupé le coche. En acceptant le couteau qu'on lui mettait sous la gorge. Pour l'instant une surfabrication d'installations radar, la formation des personnels, seraient acceptable d'un pur aspect de gestion économique, parce qu'il y en aura d'énormes prolongements après guerre. J'ai appris que ces radars donnent une très grande sécurité aux approches des aérodromes et j'imagine qu'on en équipera systématiquement les aéroports civils. Il faudra bien trouver les spécialistes quelque part ? Je pense même que le nombre d'analystes radar militaires que nous formons ne suffira pas pour le début du temps de paix. Les Américains vont bien le comprendre, soyez-en sûr, ils feront des ponts d'or à nos techniciens pour venir enseigner ou travailler chez eux.

Il y eut un silence.

- J'avais oublié combien tu n'es pas tendre avec les Américains, fit Meerxel avec un rire dans la voix.

- Ils ne pensent qu'aux affaires, je les vois de la même manière, oncle Edouard. Pas de sentiments. A étudier l'économie dans le monde je n'ai jamais trouvé de circonstances où ils aient agi gratuitement. Partout ils ont su ; je reconnais que c'est une force ; retirer des avantages économiques de leurs interventions hors de leurs frontières. C'est ainsi qu'ils ont bâti leur puissance internationale. Leurs hommes d'affaires sont assis sur la même chaise que leurs diplomates.

Cette fois Lagorski rit aussi.

- Dans cette enquête que tu as menée, reprit le Président en revenant au sujet précédent, il y avait autre chose, sous-jacent. Une chose qui nous trotte dans le crâne, au Vice-Président et à moi, depuis quelque temps déjà. Une application de ces enquêtes dont nous parlions tout à l'heure, mais aux temps de paix.

- Des Enquêteurs… "Fédéraux ?" demanda Edgar, subitement effrayé.

- Des Enquêteurs Fédéraux ? répéta Meerxel songeur… Oui on pourrait les appeler comme ça. Les mots sonnent bien. Des hommes intègres, en tout cas, capables d'enquêter dans n'importe quel domaine. Avec assez de pouvoirs pour obtenir des résultats.

- Crois-tu pouvoir trouver beaucoup d'hommes de ce genre ? intervint Lagorski en faisant la moue.

- Je ne sais pas, peut être faudrait-il en former ? En tout cas l'idée m'intéresse. Surtout l'aspect du champ d'investigations illimité. Enquêter sur un homme politique, sur une grosse transaction immobilière, sur les accords entre groupes d'intérêts unis dans un grand projet, sur les pratiques dans tel ou tel marché, ou sur les applications d'un règlement ou d'une loi, ici ou là, son détournement éventuel par un individu détenteurs d'un pouvoir local, politique ou non… enfin des choses comme ça. Personne ne serait à l'abri des recherches. Je veux y réfléchir encore.

- Le risque est de déborder sur un Etat autoritaire, dirigiste, ou policier, remarqua Edgar. C'est une question d'hommes, qui pourraient constituer un contre-pouvoir puissant, avec des dossiers brûlants. Oh oui, des dossiers ! C'est ce qui m'effraie le plus, a priori. Tu imagines combien un arriviste, ambitieux, pourrait se constituer de dossiers, en étouffant des affaires ? Il pourrait faire chanter les plus puissants… Et je ne vois pas comment parer à ce danger… Mais tu sais tout cela, oncle Edouard…

Il y eut un silence qu'Edgar rompit en reprenant la parole :

- … Peut être faudrait-il dédoubler les responsabilités ou les pouvoirs des enquêteurs, continua-t-il sans regarder personne, avant de songer aussitôt que cela ne le concernait pas.

Puis il se reprit et secoua vigoureusement la tête, ne se rendant pas compte que le ton de sa voix s'élevait au fur et à mesure de sa réponse.

- Non, tout ça ne va pas ! Ce n'est pas parce que je suis ici, au Palais de l'Europe, que je dois tout approuver… Pardonne-moi, oncle Edouard mais ça doit sortir ! L'expérience des derniers jours me le montre, l'idée est apparemment bonne mais c'est ce que nous appelons, dans notre monde économique, une "fausse bonne idée"… Les plus dangereuses à cause de leur séduction. On veut absolument trouver le moyen de les mettre en application, on s'aveugle sur leurs dangers, sur les dérapages évidents, tôt ou tard. On ne peut pas se résoudre à les oublier ! Il est impossible, IMPOSSSIBLE de trouver des hommes dont le métier, toute la vie, ou même une partie seulement de celle ci, leur donnera un tel pouvoir. C'est trop tentant, il faudrait des saints, c'est leur tendre un piège que de les amener là. Des hommes intègres à ce point, ça n'existe pas, ça n'existe pas ! Jamais on ne pourrait avoir confiance en eux. Il ferait, eux mêmes, l'objet de pressions intolérables, de la part des gens dont ils s’occuperaient, des pressions sur leur famille… on peut tout craindre. Il y aurait trop de puissance trop de risques pour d'autres, entre les mains d'un seul homme ! Il faut abandonner ce projet, l'abandonner vite, il y a un danger, derrière ! Un vrai danger.

Lagorski parut impressionné, gêné par la sortie, la colère du Commandant et regarda Meerxel, appréhendant un éclat.

- C'est ce que tu penses, Edgar ?

- Oui, Monsieur le Président, répondit son neveu, ce projet est infiniment dangereux. La Fédération en serait atteinte, j'en suis sûr, tôt ou tard. Une République, n'importe laquelle, un Etat démocratique, en mourrait peut être !

Meerxel n'avait jamais imaginé qu'un membre de sa famille lui dirait un jour "Monsieur le Président". C'est le mot, surtout, qui le fit réfléchir. Il avait de l'estime pour son neveu. Edgar était équilibré, c'était un universitaire brillant, il savait se servir de son cerveau, raisonnait bien et son opinion était digne d'intérêt. En outre c'est lui qui venait de vivre cette expérience ! La pensée qu'il avait été amené à l'appeler ainsi pour lui faire comprendre l'importance de son propos ; s'adressant au Chef de l'Etat et non à l'oncle ; lui montra combien le jeune homme voulait être convainquant, combien il y apportait d'importance. Il se leva et commença à marcher. Mentalement il remit tout à plat, réévaluant les arguments du jeune homme. En réalité il n'y en avait qu'un seul : trop de pouvoir. Et, cette fois, ça lui sauta aux yeux ! Il observa encore un moment, son neveu, Edgar soutenant son regard. Alors Meerxel vint se rasseoir, s'enfonçant contre le dossier de son fauteuil, lui sourit.

- Il n'y aura pas de corps d'Enquêteur Fédéraux, finit-il par lâcher, prenant ainsi sa décision, tu m'as… convaincu, Edgar… L'idée me plaisait bien, c'est vrai. Il y a tant de choses, d'inégalités à redresser, mais je n'avais pas envisagé les pressions dont ces hommes seraient victimes. Je suppose que j’ai fait là un transfert, je m'imaginais, détenant ces pouvoirs et faisant des enquêtes sans jamais rien lâcher ? Zorro, en somme !

Il eut un sourire léger pour se moquer de lui-même et Lagorski souffla, intérieurement. La crise était passée et il connaissait suffisamment son ami pour savoir qu'il avait dit vrai, il n'y aurait jamais d'Enquêteurs Fédéraux.

Ils bavardèrent presque une heure encore, essentiellement de Millecrabe et de la vie courante, à Bakou, jusqu'à ce qu'Edgar paraisse de plus en plus nerveux et Meerxel lui posa la question. Cette fois Edgar plongea :

- J'ai envie de te tenir au courant d'un projet, assez nouveau, une idée nouvelle, en tout cas, sur laquelle je travaille depuis des mois, oncle Edouard. Mais ça n'a rien à voir avec la situation présente, ni ma mission, ni même l'état de guerre…

- Et bien profite de l'occasion, mon petit, va.

- Voilà, il s'agit de l'économie mondiale…

- Je t'écoute, fit Meerxel, un peu surpris quand même.

- Comme tout le monde j'ai lu dans la presse comment le Brésil et l'Argentine étaient pieds et poings liés devant des intérêts privés Américains en raison de prêts importants. Je prends cela comme exemple…

Edgar se sentait mieux et retrouvait, inconsciemment, son ton de professeur, dans un amphi plein d'étudiants.

- … Le problème vient de ce qu'il n'y a que deux interlocuteurs et qu'ils sont dans des positions de domination et de dépendance. Le prêteur, quel qu'il soit, état ou Groupe d'Intérêts Economiques, est en position d'exiger, soit le remboursement de la dette, soit de contraindre l'emprunteur à des concessions dans n'importe quel domaine. Une forme d'usure.

Il s'interrompit surveillant le visage de son oncle qui l'écoutait attentivement. Rassuré il poursuivit :

- Dans le milieu économique mondial il n'y a aucune règle. Prête qui veut, dans des conditions au choix des deux parties. J'ai imaginé la création d'un organisme économique mondiale, un organisme de prêts, de gestion, indépendant des Etats, dirigé par des spécialistes de toutes les origines, de toutes les nationalités, surtout, leurs qualifications tenant lieu de critères de choix. Je l'appelle la Banque Internationale. Si tu veux, tous les Etats membres mettent la main à la poche, et laissent des fonds à la disposition de la Banque Internationale, à laquelle s'adressent les emprunteurs. De préférence des Etats mais, au besoin, des gros Groupes d'Intérêts Industriels ou Economiques ayant reçu l'aval de leur gouvernement, et présentant des garanties, bien sûr.

- Une Banque Internationale, fit Meerxel en se levant une nouvelle fois et en commençant à marcher, de long en large, la tête baissée. Ca c'est en effet une idée nouvelle. Un organisme totalement indépendant des Etats, dis-tu ?

- C'est absolument nécessaire, oui. Des économistes de réputation mondiale, indépendants de leurs gouvernements respectifs. Installée en pays neutre, en Irlande, peut-être, ou en Suisse ; l'Irlande présentant, psychologiquement, davantage de garanties, pour l'étranger en raison de son éloignement de l'Europe ; afin de bien marquer l'absence de sujétion. L'un des avantages serait que la Banque se tienne au courant des problèmes mondiaux et utilise, en permanence des analystes, appartenant à son personnel, de préférence, pour connaître dans le détail, la situation, les évènements économiques de tel ou tel pays et fassent des synthèses à l'échelon mondiale, dans tous les domaines. Qu'une épidémie surgisse quelque part, qu'une famine survienne ailleurs, des récoltes surabondantes, ici, insuffisantes, là, et elle pourrait intervenir en proposant des prêts, des subventions, des aides, analysant les conséquences, facilitant les contrats, servant de liens, en somme.

- Ce qui l'amènerait, néanmoins, à avoir une action politique, lâcha Meerxel, simplement en se tenant au courant de la situation économique des pays, en ayant accès à des documents économiques, en faisant des enquêtes sur place. En fait tout dépendrait de son organisation, des limites d'interventions et de la garantie d'indépendance de ses membres, de sa direction. Parce qu'elle manierait des informations de première importance, d'un point de vue international, non ?

- Oui. J'ai beaucoup travaillé dans ce sens, dit Edgar. J'ai mis au point des méthodes d'investigation, des calculs, de recherche de paramètres vraiment incontournables. Je pense avoir trouvé la parade à l'ingérence que pourrait manifester tel ou tel gouvernement. Simplement en mettant à la disposition des états membres les mêmes informations, en leur donnant accès aux résultats des enquêtes, des rapports de prospectives économiques, sous peine de se voir refuser des prêts dans l'avenir. Tout le monde ayant accès aux mêmes informations, les pays membres seraient sur le même pied, personne ne pourrait entamer une offensive économique contre tel ou tel.

Meerxel continuait à marcher en silence. Il finit par stopper et regarda son neveu.

- En réalité la vraie difficulté serait de rassembler pratiquement toutes les nations du monde.

- Oui, toutes, en fait, notamment les plus petites. Ce doit être un organisme international. Et les plus difficiles à convaincre seraient peut être les grandes nations.

Le Président rit doucement.

- Bien sûr, tu leur enlèves leur gâteau ! Mais les petites nations sont très nombreuses, elles pèsent un poids certain, dans le monde. En les groupant, les informant, elles placeraient les grandes nations au pied du mur, celles-ci trouveraient difficilement une raison plausible de se défiler. Ton idée me plait, Edgar. Tu as un dossier ?

- Oui, j'y ai beaucoup travaillé, je te l'ai dit. Je n'ai pas encore tout prévu du détail, j'en suis resté, dans certains domaines aux grandes idées, aux principes, aux aspects de techniques économiques et de gestion, il faudrait que je puisse travailler tout cela avec des avocats d'affaires internationaux, des techniciens de politique étrangères, pour anticiper des objections, des astuces, qui auraient pour but de détourner des fonds ou les faire attribuer à des domaines ne concernant pas directement l'économie. Mais j'ai un dossier assez avancé.

- Peux-tu le faire parvenir à Iakhio, ici ? Non, attends… le projet a une telle importance pour le pays que j'aurais bien envie de te prélever à ton affectation actuelle pour que tu y travailles à Kiev, à plein temps tu comprends, avec les collaborateurs dont tu aurais besoin. Non pas dans un cadre gouvernemental mais technique, un département à part du Matériel, où tu serais affecté en qualité de militaire. Il y a là un petit trucage mais sans importance. C'est une grande idée, que tu as eu, plus réaliste que la vieille Société des Nations de Wilson et Clemenceau. Une idée qui permettrait à l'Europe, après la guerre, de prendre une dimension nouvelle.

C'est à cet instant que Boulov frappa et entra dans la pièce, informant le Président que Madame Stavrou rappelait au Président le rendez-vous suivant. Avant de laisser partir Edgard, Meerxel demanda à son neveu de réfléchir à sa proposition et de donner sa réponse à Iakhio. Le Commandant songea à Bahzar regretta de ne pas rester près de Bakou, parce que le projet de son oncle le séduisait singulièrement. Et puis il se dit que les connaissances que la jeune femme avait de l'islam, des réalités économiques pourrait l'aider, peut être accepterait-elle une mutation pour travailler avec lui…

Dans l'après-midi Lagorski eut l'occasion de revoir Meerxel et lui posa la question :

- Tu ne veux toujours pas envisager la possibilité d'utiliser ton neveu près de toi, ici, au Palais même ?

Meerxel secoua la tête.

- Non, pas au Palais. Pourquoi lui et pas un autre ? J'ai une famille trop nombreuse, Iakhio. Mais après la guerre… je ne sais pas. Son idée de Banque Internationale me plait beaucoup, c'est un premier pas vers la création d'organismes internationaux, indépendants des gouvernements. L'idée est de lui et il sera juste qu'il participe à sa réalisation. Il y aura des élections, après-guerre, et qui peut dire ce qu'il en sortira ? En revanche je m'interroge à propos d'une idée découlant indirectement de la mission d'Edgar. Il n'est pas seul dans son genre et il serait peut être utile d'avoir de jeunes collaborateurs, intelligents, en qui avoir une totale confiance. Des messagers du Président et non pas des investigateurs. Des garçons de caractère, qui iraient délivrer des messages, officiels ou non, plus souvent officieux, je pense, à tel ou tel personnage d'un gouvernement étranger, ou tel Président d'une République d'Europe ?

- Et les ambassadeurs ? Pour l'étranger c'est leur travail.

- Je pense à des missions beaucoup plus ponctuelles, confidentielles, non officielles surtout, sans pouvoir de négociation, des magnétophones à pattes, davantage observateurs, si tu veux, accomplissant une tâche très… j'allais dire secrète. Non c'est messagers confidentiels le mot qui convient. J'aurais aimé disposer d'individus de ce genre lors de l'affaire des prisonniers, l'an dernier. Ca n'a rien à voir avec les Enquêteurs Fédéraux, rassure-toi. J'ai abandonné cette idée là.

- Et tu les trouves comment, tes messagers ?

- C'est la difficulté, bien sûr. Il faut étudier des dossiers à partir de critères généraux, la moralité, le type et le niveau d'études, le profil des individus, et puis le hasard, une conversation, une rencontre. Il ne serait pas nécessaire d'en avoir beaucoup et je les verrais bien sous ton contrôle. Il faut réfléchir à cela. Il n'y a pas d'urgence, c'est une idée, juste une idée. Dieu qu'il y aura de choses à faire après la guerre ! Ne serait-ce que prévoir le bébé boum.

- Le quoi ?

- Oh j'appelle ça le bébé boum parce que ça m'amuse. Il s'agit de l'explosion de la natalité. C'est ainsi après chaque guerre. Ce n'est pas nouveau. Une façon pour les citoyens de se rassurer est de faire des enfants. Beaucoup. Parce qu'il y a soudain un grand nombre d'hommes dans le pays, sexuellement frustrés. Et qu'ils ont des appétits égaux à ceux des femmes, depuis des années. Tout ça est naturel. Sans parler des jeunes filles qui n'ont pu attendre… Donc pendant quelques années les naissances doublent ou triplent ! Mais les anciennes structures sont dépassées, à tous les niveaux. Donc je veux prévoir cet évènement et avoir du personnel et des gens pour y faire face. De même il faut prévoir des écoles maternelles, des collèges, des lycées, des facultés. Et je voudrais que l'on s'inspire de Heidelberg, la vieille ville universitaire allemande… Et des professeurs, aussi, il n'y a jamais assez de ceux-ci. Les classes deviennent surchargées avec trop d'élèves pour un enseignant. D'ailleurs j'ai l'intention de beaucoup changer les choses dans ce domaine. D'une manière générale les enseignants ne sont pas suffisamment payés eut égard à leur importance dans la nation. Ce sont eux qui "fabriquent" nos scientifiques, nos avocats, nos artisans, plombiers ou électriciens, nos chercheurs et, surtout, modèlent la conscience, la morale, des élèves et des étudiants. Sans notre conscience, Iakhio nous aurions depuis longtemps été vaincus. Or les professeurs ont perdu de leur importance dans la population. Ces n'est plus un but d'enseigner. Des professeurs gagnent parfois moins que leurs propres élèves l'année suivant la fin de leurs études ! Je veux construire de nouveaux collèges, faire en sorte que les enseignants soient estimés, reconnus, admirés. D'autant qu'il va en falloir beaucoup, dans les années à venir.

- Justement, puisque tu en parles, que comptes-tu faire ? Un ancien Président ne peut pas redevenir Sénateur, pas plus qu'être engagé par un Groupe, avoir une fonction privée. L'Etat lui verse une pension très confortable et il a de quoi vivre mais que faire de sa vie ? Tu es encore jeune, que feras-tu ?

Meerxel le regarda comme s'il avait prononcé une incongruité.

- Alors ça, je n'en sais fichtre rien, mon vieux ! C'est vrai que les anciens Présidents étaient assez âgés… La retraite de Président est confortable, en effet, mais ce ne sont pas les revenus qui comptent dans ce cas. Di Francchi et d'autres ont écrit leurs Mémoires, mais ça n'occupe pas des années… Vraiment je n'y ai jamais pensé et ça ne me paraît pas encore le moment, non ? Mais, à la réflexion, un poste dans un organisme comme cette Banque Internationale me plairait assez… Voilà que je deviens prétentieux, dis donc ! Et puis on n'a pas encore gagné.

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