CHAPITRE 16
Début du printemps "1947"

- … Républicains disent que jamais nous n'avons été en meilleure position pour arrêter le conflit. C'est une attaque politique en règle, Edouard, tu ne peux pas l'ignorer, dit Lagorski.

Les deux hommes marchaient dans les jardins à la Française du Palais de l'Europe, à Kiev ; parsemés de batteries de DCA, au milieu de leurs murets de sacs de sable ; le long du fleuve. Le ciel était couvert. D'un gris un peu déprimant, mais il ne pleuvait pas. En revanche, depuis la veille, un vent froid descendait du nord et semblait prendre le fleuve en enfilade. Dans les jardins, au détour d'une petite haie ils étaient saisis si brusquement par une rafale, que leurs mains montaient machinalement vers le col de leurs grands manteaux de mouton retourné pour le fermer plus hermétiquement. Le printemps n'était pas vraiment installé, après un hiver sévère. Si Lagorski ; qui avait fait ses études à Saint-Pétersbourg ; s'accommodait du froid, Meerxel, pur Belge de Liège, le supportait assez mal.

Les hommes de Berthold les suivaient à une vingtaine de pas. Le Président n'était jamais seul, dès qu'il sortait du Palais. Même lorsqu'il quittait son bureau un homme en civil était là, qui lui emboîtait le pas. Au début il en avait été assez vite agacé puis il s'était fait une raison. Il savait que c'était indispensable. Alors il utilisait des petites ruses comme celle ci, pour s'isoler avec un visiteur. Mais il n'avait pas bonne conscience, avait l'impression de voler du temps au pays. Lui aussi avait ce travers, commun à beaucoup de Clermont, il était perfectionniste, perturbé par une conscience qui ne le laissait pas en paix.

- Mais je ne l'ignore pas, mon vieux Iakhio. Je ne l'ignore pas. Je n'ai toujours pas trouvé de solution, c'est tout. Comment dévoiler une information aussi effroyable, qui ferait pourtant cesser… enfin peut être, toute envie de traiter avec les Chinois ? Nous avons des preuves désormais, des témoins, mais ça n'efface par le problème. Comment amoindrir le choc pour la population ? Parce que le risque que l'Europe s'effondre moralement est immense, même si ce n'est pas certain. Immense. Ca fait plusieurs mois maintenant que cette affaire me hante et les preuves que nous détenons désormais ne m'ont pas aidé à trouver une solution. Je voudrais bien le lui dire, moi, au peuple Européen, mais comment ? Tu me vois annonçant à la radio que nos prisonniers sont enterrés vivants par les Chinois, que leurs familles ne reverront plus ni mari, ni père, ni fils ? Nous avons tant de prisonniers, Iakhio. Chaque famille, ou presque, est touchée… Je ne te l'ai pas dit : dans ma propre famille nous avons un certain nombre de prisonniers et… l'un des évadés qui sont revenus il y a quelques semaines est un de mes neveux. Lointain, certes, mais chez nous un parent n'est jamais vraiment éloigné. Il est parent ou non. Tu connais ma famille, n'est-ce pas ? Il était en possession d'informations de première importance je me suis accordé le droit, le temps, de le recevoir, je l'ai convoqué. Il m'a appris une chose effroyable. Le commandant de l'un de ces camps a révélé qu'après la guerre les Chinois avaient l'intention de faire des camps de travail pour les prisonniers survivants ! Ceux qui auront eu la chance de survivre sortiront d'un camp de prisonniers pour entrer dans un camp de travail ! Tu imagines ça ? Leur famille ne les verra pas… Tu me vois disant ça ? Et, apparemment, ils y retrouveront les jeunes hommes, les soldats démobilisés, ceux qui ne l'auront pas encore été…

Il s'interrompit, puis reprit d'une voix plus basse, comme s'il se parlait à lui-même.

- Nous ne savons pas non plus combien de prisonniers ont été tués ainsi. Certainement pas tous, hein… pas tous, quand même, tu ne crois pas ?…

L'espace d'un instant il s'immobilisa, se tournant vers son ami, quêtant une approbation. Puis il reprit sa marche.

- … Alors quelle angoisse pour ces familles ! Leurs enfants sont-ils dans le nombre ou ont-ils échappé au massacre ? De toute façon, elles ne les reverront pas puisque les survivants iront dans ces camps de travail… Et les futurs prisonniers ? Les familles vont avoir la hantise d'apprendre, prochainement, qu'un fils ou un mari vient d'être fait prisonnier ! Je n'ai pas le droit, moralement pas le droit, de lancer une information aussi fragmentaire comme ça, à la légère. Comment je leur dis ça ? Et imagine leur réaction ? Imagine-toi entendre cette nouvelle, qu'est-ce que tu penserais ? Ils vont me dire "Assez, arrêtez ça !". Moi je sais que même un Armistice ne fera pas revenir leur fils, leur mari… Et, cependant c'est leur droit imprescriptible de me le demander, Iakhio ! Je ne sais plus ce qu'il faut faire, moi. Je suis coincé… Fatigué, si fatigué, Iakhio !

Il y avait quelque chose de cassé dans sa voix, en général maîtrisée. Lagorski se tourna de son côté et vit les larges cernes, autour des yeux et les pattes d'oie, à leur coins, les rides creusées, le teint pâle, et se dit qu'il ne l'avait plus vraiment regardé depuis trop longtemps. Il hocha la tête, comprenant soudain que lui aussi accentuait la pression qui s'exerçait sur cet homme dirigeant la guerre depuis bientôt deux ans.

- Je me demande quelquefois, moi même, si je ne ferais pas bien de proposer un Armistice à la Chine, arrêter cette boucherie, ajoutait le Président d'une voix sourde. Les prisonniers ne reviendraient pas mais il n'y en aurait plus d'autres !

- Edouard, non, non ! Tu sais très bien ce que ça signifierait, que ce serait la fin de l'Europe. C'est toi même qui viens d'évoquer ces camps de travail… La Chine n'a pas varié d'une virgule, tu le sais. Dans leurs discours à la radio c'est toujours "l'Europe sera écrasée, détruite, les peuples européens seront soumis et serviront la Chine". Dans la bouche de Xian Lo Chu ça veut dire la disparition pure et simple des nations européennes en moins d'un siècle, tu sais très bien maintenant que c'est faisable ! Il n'y aurait plus de prisonniers mais si les soldats démobilisés se retrouvent dans des camps de travail, avec les autres hommes, que restera-t-il à ces familles, justement ?

- OUI, je le sais, oui Bon Dieu ! Mais la population, elle, Iakhio, elle ne le mesure pas ! Elle m'a chargé de m'occuper de la guerre pour son compte, de faire en toute chose le nécessaire pour lui éviter les drames, c'est de ça dont je suis chargé ! Toute autre interprétation d'un mandat d'homme politique est de la fumisterie. C'est ça la justification de l'existence d'un Président, d'un Parlement. Le cerveau des Européens refusera d'appréhender le projet d'extermination. C'est trop énorme, plus d'hommes de moins de 60 ans dans les foyers !… Ils se diront que nous nous trompons, qu'on a le temps de voir, même avec l'Europe occupée, envahie, que les choses s'arrangeront peut être d'ici à quelque temps, que le projet chinois ne peut tenir avec le temps. Qu'il y a de braves gens en Chine comme ailleurs, que sais-je ? Mais ils refuseront la réalité. Rien ne les a préparés à ça. Il faut se sentir très supérieur à tous les autres êtres humains pour l'accepter, se croire profondément d'une essence… quasi divine. Ils feront jouer leur bon sens occidental, penseront qu'il s'agit d'un mauvais moment à passer, répondit Meerxel avec colère, le temps que d'autres politiciens arrivent au pouvoir en Chine. Le temps, toujours le temps ! Moi je dois veiller à l'Europe, à sa survie, à son futur. Qu'elle ait un futur… Faire de mon mieux pour la placer sur une voie de prospérité, c'est mon devoir, c'est pour ça que j'ai été élu ! Pas pour dire aux populations que cette guerre, que je conduis en leur nom, coûte tant de vies. Eux, leur devoir est de faire tourner la machine économique, de travailler, de s'occuper de leurs enfants, de leur faire la vie la plus agréable possible, de leur donner le plus d'instruction possible, de fabriquer toujours plus d'armement, de payer leurs impôts avec lesquels moi je gère le pays. Et ils l'ont fait, Iakhio. Ils l'ont fait tant que nos garçons étaient dans leurs foyers. Ils ont fait leur boulot, à moi de faire le mien !

Il se tut brusquement et Lagorski lâcha, brutalement :

- Alors rentre dans le lard de quelqu'un, Edouard, explosa-t-il à son tour. Laisse sortir ta colère ! Bagarre-toi, c'est comme ça que tu nous en sortiras. Tu es un lutteur, tu as besoin de te battre pour imposer tes idées. C'est là que tu excelles, que tu te dépasses, tu l'as montré. Pour l'instant tu encaisses en préparant une contre-attaque dont tu cherches l'idée. Aujourd'hui les fronts sont à peu près stabilisés, partout, enfin apparemment. La progression Chinoise est ponctuelle. Nos usines sortent de nouveaux matériels, on entraîne des divisions, on forge une nouvelle armée comme personne n'en a vu, dans le passé. Le plus dur est peut être derrière ? Ne va pas t'effondrer maintenant, on a besoin de toi, Edouard ! Tu as trop encaissé, mon ami. Rends les coups désormais, à n'importe qui, ceux qui se dressent devant toi… L'important est que tu te bagarres, il est temps. Tiens… j'allais dire trouve-toi un ennemi !

Meerxel avait ralenti le pas et tourné le visage du côté du fleuve.

- Tu te paies ma tête, Iakhio, fit-il d'un ton froid. Je vais rentrer dans le lard des gens qui souffrent ?

- Mais pas eux, bien sûr, pas la population. Pas eux, mais… je ne sais pas moi… de ces Républicains, par exemple, qui réclament l'Armistice. Prends-les à contre-pied, prends-les à la gorge. Ils parlent partout de l'opportunité d'arrêter la guerre, avec ces fronts à peu près stabilisés, alors qu'ils ne savent rien, fais-leur comprendre que ce n'est pas possible. Non… mets leur le nez dedans !

Meerxel stoppa net, répétant :

- Le nez dedans, hein ?

- Oui, balance leur quelque chose au visage. Provoque-les, mets-les devant leurs responsabilités. Je t'ai connu plus combatif ! Sois vicieux, force leur la main mais FAIS quelque chose. Retrouve la combativité de ton élection, la colère que tu éprouvais, tu les as mâtés, ce jour là. Ne subis plus, Edouard, cogne.

Meerxel reprit la marche, le visage baissé vers le sol, silencieux. Ils marchèrent un long moment sans dire un mot. Puis Meerxel s'arrêta, changeant étonnement de sujet.

- Tu te souviens de cette nouvelle technologie qu'on a commencé à lancer, les techniciens appellent ça la télévision ? C'était à l'étude depuis les années 1936 et ça a débouché sur une invention fiable, dans une certaine mesure.

- Oui, oui bien sûr. Je sais qu'on a installé un studio au sous-sol du Palais de l'Europe, que tu peux être en relation avec toutes les capitales. Je sais tout ça. Tu t'en sers ?

- On équipe peu à peu les Présidences d'Etat, avec un de ces appareils, émetteurs-récepteur, dans un studio comme celui d'ici. La construction des relais hertziens nécessaires à la diffusion, ne va pas vite, ce n'est pas un programme prioritaire. C'est pourquoi on ne répand pas encore ce procédé dans le grand public. Les opérateurs d'actualité filment tout en double, gardant un film destiné à ce réseau pour des diffusions retardées et, en réalité, constituent des archives. Mais on peut se servir des studios pour converser en direct. Je l'ai fait à plusieurs reprises avec Van Damen et l'Etat-major de Moscou et aussi avec certains Présidents Européens. Je consulte assez souvent Conrad Adenauer, ainsi. C'est étonnant de parler à quelqu'un dont tu vois la tête sur un écran en face de toi.

- Et alors ? Pourquoi me parles-tu de ça maintenant ?… A quoi tu penses, Edouard ?… Je te connais, tu viens de penser à quelque chose, là, maintenant, c'est quoi ?

Il y eut encore un moment de silence. Ils continuaient à avancer doucement.

- Peut être… un piège, pour gagner du temps. Seulement un piège pour ces salopards de Républicains qui ne pensent qu'à faire de la politique, à redorer leur blason, retrouver leurs électeurs, à ces Conservateurs qui n'ont rien compris, ces patriotes de mes… quand le pays est en guerre. Comme ces fichus américains qui n'ont rien compris eux non plus, qui… Bon Dieu, Iakhio ! C'est toi qui as raison !

Il s'interrompit, comme si une idée venait d'éclater en lui, fit quelques pas sur le côté, s'arrêta et reprit, sur un autre ton :

- Je ne sais pas encore exactement comment je vais m'y prendre mais je vais aussi forcer la main à ces petits prétentieux d'Américains… Les Républicains viendront ensuite. En fait… je crois bien que j'ai une idée. Je me jette à l'eau, mais j'ai le dos au mur.

Son visage s'était étonnement transformé depuis quelques minutes. Les cernes, les rides, étaient toujours là, mais le regard n'était plus le même. Il fit demi tour et marcha d'un pas vif vers le Palais, ne se préoccupant plus de son ami qui sourit doucement en faisant demi tour lui aussi.

***

Un peu avant l'heure du déjeuner, Wildeck, le Ministre des affaires étrangères, convoqué plus tôt par son Président, entrait dans le Bureau Français.

- Wildeck je veux rencontrer le Président Fellow. Et ce rapidement. Mais je veux le voir devant témoins, les présidents Brésiliens et Argentins, ou l'un des deux seulement, au besoin. Et dans nos terres. En Europe, pas en Indonésie.

- Du nouveau, Monsieur ?

- Nous allons faire plusieurs choses à la fois, forcer les Américains à entrer, consciemment ou inconsciemment dans cette guerre, du moins à prendre partie, moralement. Mais, même "moralement" ils ne vont pas aimer ça, Wildeck ! C'est que là-bas la morale aboutit au portefeuille, comme tout le monde le sait. Oh oui, commercialement, ça va leur coûter des dollars, et ça, ils détestent. Ou plutôt ils ne vont pas perdre de l'argent mais moins en gagner. A chacun son calvaire, n'est-ce pas ? Je vais les faire sortir de leur fromage.

- Leur fromage…? répéta le ministre, cueilli à froid.

- Oui. Cette guerre enrichit énormément les Etats-Unis. Les marchés commerciaux que la Chine tenait et qu'elle ne peut plus fournir, en raison de la réorientation de sa machine économique et de notre marine, aussi, l'Amérique les a repris.

Probablement avec la bénédiction de la Chine. Les hommes d'affaires américains ne sont pas à une ristourne près, si le gâteau est juteux, ils ont certainement des accords avec la Chine pour exploiter momentanément ses clients en attendant la fin des hostilités. Ceci au-delà du fait que les Etats-Unis fournissent du pétrole à la Chine, par le biais de pavillons de complaisance, Panaméen, Costa Ricain… Les Chinois n'ont finalement pas beaucoup de pétrole sur leur sol. Même avec de grosses réserves, même avec le nôtre ; sur lequel ils devaient compter et qui leur passe sous le nez ; ils n'auraient pu fournir leur armée pendant deux ans. Non, ils ont un besoin vital de ce pétrole qu'ils achètent aux Etats Unis. En réalité, le monde entier continue à bien vivre depuis que l'Europe est accablée. Tout le monde y trouve son comptant. A un moindre niveau que les Etats-Unis, la Grande Bretagne, est ravie de nous voir dans cette situation, la Suède, la Norvège, la Finlande, les pays arabes, bien entendu, même l'Australie et les pays d'Afrique qui ont conquis leur indépendance dans les années 30, gagnent de l'argent, beaucoup d'argent. Je n'en veux pas aux pays Scandinaves, il y a des clients, ils les servent, c'est normal. Ni à l'Australie, d'ailleurs. Bref, le commerce s'est redistribué, les flottes de bateaux ont affiché d'énormes sigles de leur nationalité sur leurs cheminées ; certes ils circulent en convoi, par sécurité ; mais ils continuent à parcourir les mers. Le commerce du Monde va bien. Tout le monde est content. A part l'Europe, saignée à blanc, et quelques amis, comme les grands pays d'Amérique du sud, le Québec…

- N'êtes-vous pas un peu sévère, Monsieur le Président ?

- Au sujet des Etats-Unis, certainement pas ! Ces gens-là sont des monstres d'orgueil, de vanité et d'égoïsme, et leur gouvernement de sottise, il n'y a pas d'autre mot ! Il va être temps de leur montrer que leurs prétentions à gouverner économiquement le monde sont excessives. Quoi qu'ils en pensent c'est un bien plus petit pays que l'Europe, malgré le Canada et l'Alaska. Regardez une carte du monde, Wildeck regardez combien les Etats-Unis sont petits en regard de l'Europe ! Très riche du point de vue agricole et industriel grâce à leur situation géographique, hormis l'Alaska, bien sûr. Ils ont su admirablement mettre en valeur leurs richesses et sont de très bons hommes d'affaires, c'est vrai. Mais ça s'arrête là. L'Europe n'a pas encore vraiment commencé l'exploitation de son territoire, de son sous-sol. Le moteur de l'argent n'était pas suffisant pour cela, avant guerre. L'européen n'est pas âpre au gain, il a d'autres valeurs. Un passé de civilisations, dont il pâtit… Nous avons été trop gentils, jusqu'ici. Nous n'avions pas besoin d'eux donc, nous aurions très bien pu mettre les choses au point entre les deux guerres. Mais depuis trois siècles la diplomatie européenne a une longue habitude de courtoisie. Bien avant l'époque où les seuls vrais Américains dormaient dans des Tepees et chassaient le buffle pour se nourrir. C'est vrai que les pays Scandinaves, l'Australie, ne nous ont jamais été hostiles. Et s'ils s'enrichissent, ma foi tant mieux pour eux. D'accord. Vrai aussi que les pays Arabes ne nous causent pas de problèmes directs, même si certains ont un penchant pour la Chine. Mais nous n'avons pas de cadeaux à faire aux Etats-Unis.

- Donc vous voulez les attaquer, "diplomatiquement"?

- Je veux les forcer à montrer un peu de "sens moral", oui. Et ça, ce sera nouveau pour eux ! Mon but est double, d'abord tenter d'empêcher les Chinois de poursuivre leur ignoble projet… Vous n'êtes pas au courant de ceci, je le sais, c'était encore un secret d'Etat de première importance qu'il fallait impérativement conserver, et quelques personnes seulement, directement concernées, étaient au courant au gouvernement. Vous comprendrez pourquoi, faites-moi confiance, Monsieur Wildeck, et ne le prenez pas mal, je vous en prie. Ensuite de forcer les Américains à prendre partie, à condamner formellement la Chine… C'est pourquoi je veux rencontrer le Président Fellow. Dans l'île de Crête, à Haghios Nikolaos, à l'est d'Héracleion, sur la côte nord. La sécurité y sera facilitée. Arrangez cela, s'il vous plaît, très vite, n'est-ce pas ? D'ici à quinze jours, trois semaines au maximum. Il nous ont bien fait le coup avec le sommet de Djakarta.

Il y eut un long silence. Wildeck encaissait. Il se résolut enfin à ne pas poser de question au sujet de ce secret d'Etat qui lui était inconnu. Il comprenait que si Meerxel ne lui avait rien dit, la raison devait en être gravissime. Les deux dernières années avaient grandi le Président aux yeux de ses ministres.

- Fellow risque précisément de prendre cela comme une alternative à la Conférence de Djakarta que vous avez fait capoter. Il ne sera pas de bonne humeur. En fait je pense qu'il refusera, dans un délai aussi bref.

- Faites lui dire que nous avons une information de première importance, qui concerne l'avenir des Etats Unis dans le monde.

- Sans entrer dans le détail ?

- Wildeck… nous avons à l'heure actuelle un secret d'Etat d'une gravité extrême puisque, dans sa majorité, le gouvernement lui même l'ignore. Vous savez l'estime que j'ai pour tous les ministres alors vous devez mesurer l'importance capitale de ce secret.

Wildeck avait le visage grave.

- Et vous comptez le révéler aux Américains, Monsieur ? intervint-il, assez incrédule.

Meerxel se mit à marcher dans le bureau.

- C'est plus compliqué que cela. Je sais que la classe politique, l'opposition surtout, mais pas seulement elle, me reproche d'être trop personnel. De diriger seul le pays, sans suffisamment tenir au courant les hauts responsables politiques de l'Europe. Je ne pratique pas le pouvoir personnel, Wildeck, je partage toutes les décisions avec le Vice-Président et le Premier ministre ; les circonstances, les hommes aussi… ceux de l'opposition actuelle, surtout, qui confondent débat et hostilité ; m'ont amené à certaines attitudes qui peuvent être interprétées ainsi. Mais ce n'est pas un choix délibéré… Même la direction d'une grande entreprise impose la solitude, alors celle d'une nation ! Lorsque vous serez au courant vous comprendrez dans quel dilemme je me suis trouvé, je vous le promets. Tenez, proposez à Fellow d'organiser son voyage par avion, d'assurer sa protection avec nos appareils militaires, à partir du détroit de Béring, il sera vexé. Organisez cette entrevue, Wildeck, mettez tout votre talent, votre expérience, vos relations, votre persuasion, en jeu pour réussir. Ce délai est quasi vital.

- Je ne le mesure pas, Monsieur, mais je vois l'importance que vous y apportez. Bien entendu la Chine apprendra ce projet, ne nous faisons pas d'illusion.

- A ce stade peu importe. Ils ne se doutent de rien encore.

***

Le premier incident eut lieu le 14 juin, sur le front sud, à Prochnadlij, à l'ouest de Groznyj. L'armée du sud, enfermée entre les deux mers, la mer Noire à l'ouest et la Caspienne à l'est, dans l'enclave comprenant l'Azerbaïdjan, l'Arménie et le sud de la Géorgie, subissait les assauts chinois depuis un an et résistait assez bien. Le Quartier Général, à Bakou, fut prévenu, vers 15:10 heures, qu'une Brigade qui venait de repousser une attaque frontale, de routine, était partie à l'assaut, abandonnant ses positions… ce fut l'agitation au QG. Le Général d'Armée Feldmann fit manœuvrer d'urgence la seconde ligne de défense pour combler le trou et demanda des comptes au commandant de secteur qu'il eut au téléphone de campagne.

- Personne ne comprend ce qui s'est passé, Général, répondit celui-ci. Finalement ce n'était pas vraiment une attaque chinoise, mais plutôt un simulacre pour faire des prisonniers dans nos postes avancés. En revanche l'ennemi a déclenché un tir d'interdiction avec des mortiers lourds et des obusiers pour couvrir ses éléments qui reculaient. C'est à cet instant que l'incident s'est produit. Nos hommes ont attaqué sous les obus et ils ont franchi très vite la zone de feu. D'après ce que je sais pour l'instant, non seulement cet assaut n'a pas été commandé par le chef de Brigade, le Général Butti, mais il semble qu'aucun officier n'ait lancé l'ordre d'attaque. Les observatoires proches disent qu'on a soudain vu l'équivalent d'un bataillon sortir brusquement des tranchées sur le côté est du dispositif, et partir à l'assaut en hurlant. Sous les obus ! Comme s'ils avaient été animés d'une colère incompréhensible. En quelques dizaines de secondes les unes après les autres, les unités de cette Brigade sont sorties également des tranchées. Mais on n'a pas vu d'officiers, en tête des vagues d'assaut.

- Est-ce que vous voulez dire que les hommes ont attaqué… d'eux-mêmes ?

Feldmann était surpris, essayant de comprendre.

- Oui, Général. D'eux-mêmes, c'est exactement cela, il semble bien.

- Bon Dieu, mais pourquoi ?

- A cet instant je ne sais pas. Il faudra attendre que nous récupérions des officiers qui ont finalement suivi leurs hommes.

- A-t-on une observation aérienne, en ce moment ?

- Je l'ai demandée dès que j'ai appris ce qui s'était produit, on me l'a promise pour… attendez, je vérifie, et bien maintenant, justement, 16:15 heures.

- Qu'est-ce que cette Brigade, Général ?

- C'est donc celle de Butti, la 728ème. Une unité traditionnelle, composée uniquement de musulmans du Kazakhstan et d'Ouzbékistan. Des soldats expérimentés, sur le front depuis plus d'un an. Ils ont connu la retraite vers le sud et participé à tous les combats.

- Rien qui indiquerait une débandade, n'est-ce pas ?

- Non, Général… Au contraire, je dirais. A cette heure-ci le front est en train de se reconstituer. Notre ligne de défense sera unie dans une heure, à peu près.

- Et aucune nouvelle des hommes qui ont attaqué, rien ?

- On entend beaucoup de bruits, dans les lignes chinoises. Des combats s'y déroulent incontestablement. Mais aucun appel radio, aucun compte rendu, rien.

Le QG entra en transe quand les observations aériennes révélèrent que la 728ème avait percé les lignes chinoises et poursuivait son attaque ! Feldmann n'eut pas d'autre solution que de lancer une attaque générale pour soutenir les hommes de la 728ème. Il ne pouvait pas abandonner une Brigade entière pas plus que refuser d'exploiter une aussi importante brèche dans le dispositif ennemi. Il prévint l'Etat-major Général qui donna l'ordre d'attaque générale.

Et cette fois, les comptes rendus affluèrent. Les Chinois résistèrent assez peu de temps, sur les côtés de la brèche, et deux divisions s'y jetèrent. En fin d'après-midi la nouvelle arriva, les lignes ennemies étaient tournées, les Chinois avaient mis trop de temps à analyser la situation et prendre des mesures, l'armée européenne était passée dans leur dos. Feldmann fit alors avancer la seconde ligne de front qui captura trois divisions chinoises ! Mais il y avait eu un incroyable nombre de morts du côté Chinois, sur la ligne de front attaquée initialement. Pratiquement pas de prisonniers, hormis des blessés graves. Personne ne fit très attention à ce détail à l'Etat-major de Feldmann. En début de nuit deux commandants de compagnie de la 728ème furent conduits à son PC. Ils avaient été blessés et n'avaient pu suivre l'assaut de leurs hommes.

- … et les hommes ont compris que leurs camarades des avants postes avaient été capturés, raconta l'un d'eux, dans l'hôpital de campagne. C'est là que tout s'est déclenché. Ils se sont mis à hurler, disant que les Chinois allaient les tuer "comme les autres".

- "Comme les autres"? répéta Feldmann.

- Oui, Général. Depuis quelque temps le bruit court que les Chinois tuent nos camarades prisonniers. C'est un bruit… je ne sais pas d'où il vient, mais les hommes ont l'air d'y croire et sont très remontés.

Feldmann songea immédiatement à cet avion chinois qui s'était posé à Bakou avec des prisonniers européens évadés. Il avait été tenu au courant de leurs révélations et était partagé à ce sujet. Leur récit était tellement énorme qu'il n'était pas absolument convaincu. Surtout il ne connaissait pas les détails de leur récit, ce qui rendait l'information encore plus douteuse.

D'après les deux Capitaines, les hommes avaient attaqué sans demander à leurs officiers de commander l'assaut. La plupart des officiers avaient perdu du temps à tenter de joindre par téléphone leur QG pour rendre compte de ce qui se passait. Ils avaient suivi ensuite, mais leurs troupes étaient loin. Les sousofficiers, en revanche, ne s'étaient pas posé de question, ils étaient sortis des tranchées avec leurs hommes et s'étaient mis à courir pour aller en prendre la tête…

La qualité des sous-officiers de l'armée européenne était l'une des grandes forces de celle-ci. C'était un héritage de Napoléon. Il avait créé des écoles de sous-officiers, à côté des écoles d'officiers de carrière. Par la suite, le système s'était précisé. Alors qu'au début les élèves étaient de vieux soldats qui avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille, et que l'on voulait récompenser ainsi, le principe avait été modifié pour que ces écoles s'ouvrent à de jeunes engagés dont le niveau d'instruction était supérieur à celui des hommes de troupes, et qui signaient un contrat de neuf ans. An fil des décennies ces écoles avaient formé des générations de sous-officiers de carrière qui passaient trente ans sous l'uniforme. Bien formés, ils représentaient l'épine dorsale de l'armée. Ils avaient grandement contribué à la victoire de la Première Guerre continentale.

Feldmann, préoccupé, trop occupé aussi, n'appela pas immédiatement Kiev pour expliquer ce qu'il venait d'apprendre. La situation du front évoluait vite, il devait faire face aux évènements. Les unités qui avaient attaqué en fin d'après-midi seulement, pendant l'attaque générale, semblaient, à leur tour, prises de colère et continuaient à avancer ! Les Chinois étaient dépassés, submergés. Il fallait réviser les plans établis à la hâte, les hommes étant déjà plus loin qu'il avait été prévu de les stopper pour s'installer sur place ! Toute la nuit le QG de Feldmann fut agité pour s'efforcer de savoir exactement où se trouvaient les unités ! Il fallait à tout bout de champ redessiner sur la carte une ligne de front qui changeait sans cesse. Et, au jour, on s'aperçut que le front avait progressé de quinze kilomètres. Les régiments d'artillerie de ligne Chinois avaient été capturés et ceux ci s'étaient trouvés dans l'incapacité de briser l'avance par des tirs d'interdiction. Mais l'artillerie européenne connaissait le même problème, elle se trouvait désormais trop loin du front pour soutenir l'attaque ! Toute la nuit les artilleurs poussèrent, tirèrent leurs canons pour tenter de se rapprocher et Feldmann dut faire intervenir ses unités de réserve d'artillerie motorisée, le temps d'être sûr que le front allait s'établir sur place. Au jour, la carte de celui-ci était bouleversée. L'aviation d'attaque au sol, essentiellement des Mosquitos, des La5 et des P38 B, en alerte depuis quatre heures du matin, décolla à 06:30 heures pour s'opposer aux vagues de Ju87 Stukas que les Chinois allaient probablement lancer pour détruire les nouveaux points d'appui européens et déclencher les paniques habituelles dans les troupes au sol.

Feldmann pensait que les chars chinois allaient également entrer en action pour regagner le terrain perdu. Les Mosquitos furent les premiers sur place et lâchèrent des bombes de 250 kg sur les regroupements ennemis. Quand les Stukas se présentèrent vers 07:30 heures, volant à mille mètres d'altitude, ils se trouvèrent en face des P38 B, classifiés Chasseur-Bombardier, qui les exterminèrent… La plupart des pilotes de P38 avaient reçu une formation de chasseurs avant d'être versés dans l'attaque au sol, plus spécialisée dans la lutte anti-char. Ils avaient toujours rêvé de combats aériens et n'en livraient que très peu. Si bien qu'ils se ruèrent à l'attaque des Ju87. Le Stuka était réputé pour son aptitude à encaisser les éclats d'obus et les rafales d'armes de petit calibre, tirées du sol. Contre les quatre canons de 20 m/m du P38 B leurs mitrailleuses arrière de 7m/m ne faisaient pas le poids. Ils s'écrasèrent les uns après les autres. La coordination, à l'Etat-major Chinois, ne faisait plus face à la situation. Leurs chasseurs Zéros arrivèrent sur place une demi-heure après le dernier combat…

Meerxel n'avait été tenu au courant que tard dans la nuit et avait présidé un conseil avec Pilnussen, Colombiani, Cunho et Van Damen, les seuls membres du Commandement à tout connaître de l'affaire des prisonniers. Van Damen disait qu'il y avait forcément eu des fuites ; probablement partielles ; au sein de l'armée du sud après l'arrivée des prisonniers échappés, qu'à son avis l'état d'esprit dans l'armée, allait changer, que le phénomène était irréversible. Que les soldats s'étaient trouvés devant une alternative, la peur panique d'être fait prisonniers, et la colère. Et c'était un raz de marée de colère qui l'emportait. Désormais les soldats ressentaient une haine quasi incontrôlable envers les Chinois, et préféraient être tués au combat plutôt que faits prisonniers et mourir dans des mines ! La physionomie des batailles allait s'en trouver changée, disait-il ! L'envers de la médaille était que les troupes seraient plus difficiles à commander. Il s'attendait, craignait, que des assauts soient menés sans discernement. Il y avait un problème de commandement. Les trois civils, eux, étaient préoccupés par l'attitude à l'égard de la population. Colombiani et Cunho pressaient le Président de prévenir les européens.

- J'ai un projet en train, Messieurs, répondit-il. J'attends une réponse pour faire en sorte que l'information parvienne à la population par un biais qui en atténuerait un peu le choc. Psychologiquement, ce qui s'est passé aujourd'hui va m'aider considérablement. Mais il va falloir censurer, pendant un temps le détail de ce qui s'est passé sur le front sud. Parler de cette attaque, mais pas dans le détail. Nos soldats ont en quelque sorte dicté son attitude à la population. Je vous demande de me faire confiance encore quelques jours. Je sais que je joue serré. Je vais lancer cet après-midi une nouvelle carte avec l'opposition parlementaire ; qui ne sera pas prête de me le pardonner ; pour retarder l'échéance, mais je n'ai pas le choix. Il faut que cette campagne réclamant un Armistice cesse immédiatement.

***

A 16:00 heures, dix-huit hommes politiques de premier plan qui s'étaient exprimés en faveur d'un Armistice pénétraient dans le Palais de l'Europe et étaient conduits vers le premier sous-sol où était aménagé le studio de télévision. Comme l'urgence ne l'imposait pas, des caméras normales étaient disposées de manière à couvrir tous les angles, tous les participants. Hormis les politiciens, tous les opérateurs, toutes les personnes qui auraient accès à la séance portaient l'uniforme et avaient signé à ce titre, un document exposant les peines encourus par ceux qui révèleraient ce qui était assimilé à un secret militaire. Une grande table ovale avait été disposée au centre.

Les invités étaient assez excités quand ils y pénétrèrent. Pour ne pas laisser monter encore le ton, Meerxel entra presque tout de suite et alla s'installer au bout de la table. Désignant les sièges, il demanda à ses invités de prendre place.

- A quoi devons-nous cette entrevue, Monsieur le Président ? lança immédiatement le Sénateur Pletskoff, le nouveau leader Républicain.

- Prenez un siège, Monsieur le Sénateur, je vais vous le dire tout de suite.

- Vous ne pouvez pas en faire toujours à votre tête, Monsieur le Président, intervint à son tour Bizi, Sénateur Républicain, nouveau dauphin du parti, toujours très virulent. Nous représentons le peuple européen nous…

Meerxel le coupa.

- Précisément, Sénateur Bizi c'est aux représentants du peuple que je vais m'adresser si vous voulez bien vous asseoir. Plus ou moins de bon cœur tout le monde finit par prendre place et Meerxel commença.

- Nous sommes le 16 juin 1947. Cette réunion, Messieurs, entrera dans notre Histoire c'est la raison pour laquelle vous, nous tous, sommes filmés depuis notre entrée dans cette salle. Vous avez tous un point commun, Messieurs, même si vous n'appartenez pas tous aux mêmes tendances politiques. Vous vous êtes tous prononcés en faveur d'un Armistice dans la guerre que nous menons. Vous connaissez ma position, je connais la vôtre.

- Alors qu'y a-t-il de nouveau ? cria Sultanov Saparmyrat, Sénateur du Turkménistan. Venez-en au fait.

Meerxel le regarda durement.

- Vous n'êtes pas au Sénat, Sénateur, pas d'effet de tribune ici, s'il vous plaît. Un Armistice signifierait que les Chinois auraient gagné la guerre et nous imposeraient leur volonté. Ils ne l'ont pas caché, n'est-ce pas ? Ils veulent contrôler, anéantir l'Europe. Et ils en ont les moyens. Ils ont trouvé un moyen effroyable.

Il y eut un long silence. Les Sénateurs étaient interloqués.

- Vous savez quelque chose que nous ignorons ? demanda Vikunovitch.

- En effet, Sénateur. C'est mon rôle, n'est-ce pas que d'être au courant d'informations confidentielles concernant la guerre, vous ne le contestez pas ?

- Non, jeta le Sénateur à contrecœur.

- Bien. Nous sommes quelques uns seulement à détenir cette information. Elle est d'une importance colossale et concerne tous les peuples de la Fédération. Je n'ai pas l'intention de vous communiquer un secret d'Etat ; mon rôle est d'en faire bon usage ; mais de vous mettre solennellement en garde contre un danger qui vous guette. Cette entrevue est enregistrée et filmée, ce qui veut dire que chacun de vous est lié par sa présence ici. Selon votre attitude votre carrière s'arrêtera à la fin de ce mandat ou se poursuivra, non pas de mon fait mais par la voix des électeurs. Car…

Il marqua un temps.

-… car je vous informe, pour une raison que je ne peux vous dévoiler encore, mais peu importe, le fait que vous soyez prévenus est suffisant, je vous informe donc solennellement que toute demande d'Armistice, posée maintenant, serait catastrophique pour l'Europe. Catastrophique ! Elle amènerait, très rapidement à la disparition des peuples européens. Vous avez bien entendu, Messieurs, la disparition, pratiquement totale ! Je pèse mes mots. J'ai besoin d'un peu de temps Messieurs, avant que ce secret soit divulgué et connu de tous les Européens. Vous l'apprendrez en même temps que la population. Si vous ne tenez pas compte de cet avertissement vous en rendrez compte, non à moi mais à la nation, à vos électeurs en particulier. Et ceci dans tous les cas de figures, que cet Armistice soit finalement demandé ou non.

- Mais c'est du chantage, hurla Bizi en gesticulant.

- Monsieur Bizi vous êtes filmé en ce moment même, prenez garde à l'image que vous donnez de vous. Par ailleurs non, ce n'est pas du chantage puisque c'est l'Europe qui jugera et pas moi.

- Vous n'avez pas le droit de nous filmer, gronda quelqu'un au bout de la table.

- Ceci est un document historique destiné aux peuples d'Europe. Vous avez demandé un mandat à ce peuple, il vous l'a accordé, vous avez des devoirs envers lui, vous lui devrez des explications, des comptes. Vous êtes des hommes publics.

- Mais c'est vous qui conservez ce film, hurla, cette fois, Vikunovitch.

- Parce que vous voudriez le faire disparaître ? Il appartiendra aux Documents d'Etat Référencés. S'il venait à disparaître, le Conseil Supérieur de la Nation en ferait connaître le contenu dans une traduction écrite conservée par ailleurs. Rien, ni personne, ne pourra jamais en effacer la trace.

- Vous pensez nous tenir avec cela ? demanda le Sénateur Villoresi, d'un ton froid.

- Non, Sénateur. Vous avez votre libre arbitre, je ne fais que vous mettre en garde officiellement sur les dangers d'une prise de position qui va gravement à l'encontre des intérêts de la nation. Si certains d'entre vous décident de ne pas tenir compte de ces paroles, c'est leur choix. C'est un problème de conscience. On peut seulement espérer qu'un Sénateur doit être un exemple, dans ce domaine. Le peuple jugera, je l'ai déjà dit. Croyez bien, Messieurs, que je ne me résous à cette déclaration qu'à contrecœur, poussé par votre attitude et par des évènements sur lesquels je n'ai aucun pouvoir. Tout est lié à une information d'une importance telle que je n'en connais pas de précédent dans l'histoire des hommes. Mais je peux vous révéler une partie de ce secret. Nous avons la preuve formelle que les Chinois ne se borneront pas à occuper les territoires européens. Leur projet est de placer en camp de travail, en usine, pour le reste de leur vie, tous les hommes qui survivront à cette guerre. Quels qu'ils soient, quelles que soient leurs fonctions. L'Europe sera un gigantesque camp de travail et permettra à la Chine de dominer le monde, économiquement et militairement… Je n'ai rien à ajouter.

Puis il se leva et sortit. Lagorski l'attendait dans le couloir et, suivis d'un homme de la Sécurité rapprochée, ils empruntèrent un petit escalier aboutissant directement au premier étage, près du Bureau Français..

- Bon Dieu, Edouard, chuchota Iakhio, c'est du bluff, rien que du bluff, tu le sais.

- Pas tout, non, pas la fin de mon discours. Mais pour le reste, oui, je le sais. Mais je veux gagner quelques jours un répit, si tu veux. Simplement quelques jours. Ils s'apercevront que c'est du bluff mais oseront-ils le traiter comme tel ? Tout est là. Ils se demanderont ce qu'il y a derrière cette déclaration, quel est ce secret ? Je n'ai jamais menti, depuis deux ans. Et, dans l'ignorance, ils auront peut être envie d'être prudents, d'attendre. Je suis sûr qu'aucun d'entre eux ne pense vraiment qu'un Armistice serait souhaitable. Ils font encore de la petite politique, ils se placent, ou croient se placer auprès d'une partie de la population en prenant le train en marche. Ils évaluent le désir de celle-ci en espérant être les interprètes de beaucoup de gens. S’ils ont raison le gouvernement peut sauter, moi je peux être amené à me retirer et ils ont le champ libre. Je connais ce genre de politiciens. Quelle que soit la situation ils ne pensent qu'à leur carrière. Eux aussi jouent un coup de poker. Comme moi. A ceci près que moi j'y crois. Eux supputent.

- Tu joues gros, Edouard. Ton pétard est peut être une simple amorce. Seront-ils assez effrayés pour être prudents comme tu l'imagines, pour cesser de faire des déclarations demandant l'Armistice ?

- Iakhio il n'y a pas de hasard, en politique. J'ai beaucoup réfléchi à tout ça. On sait de manière formelle qu'il y a eu au moins quatre trains d'hommes assassinés. On a les preuves. Espérer que ce sont les deux seules tentatives serait plus que naïf, criminel. Mets-toi à la place du PURP, tu imagines un système qui te permet de ne plus avoir à garder des dizaines de milliers de prisonniers et qui prépare le grand plan de l'avenir. Non, soyons réalistes, des centaines de milliers de soldats. Plus de camps avec une infrastructure lourde, plus de dépenses d'entretien, de nourriture, de risque de voir des évasions massives loin derrière les lignes et, surtout, l'anéantissement d'une partie de la population d'un pays qu'ils veulent faire disparaître, physiquement ! Et tu ne le ferais que quatre fois ? Ce n'est pas réaliste, Iakhio. C'est la première décision qui était difficile à prendre. La première fois, le premier train. Là oui, ils ont dû réfléchir. Mais ensuite c'est un procédé qui ne peut que s'accélérer, les "avantages" sont trop importants… Je dirais même que, dans leur optique de la guerre, ils auraient intérêt à l'élargir aux populations civiles des Territoires Occupés ! Je sais que des massacres ont lieu dans ces Territoires, je le sais, mais je n'ai aucune preuve. Pour les prisonniers, si ! Ce serait tout bénéfice, pour les Chinois. Ils n'auraient plus qu'à anéantir les jeunes garçons, et ils auraient gagné. Il n'y aurait plus d'Europe dans trente ans une fois les vieux décédés, mais un nouveau pays composé de sino-européens, puisque les jeunes filles seraient toujours là, elles, pour donner le jour à une nouvelle génération ! Bien pratiques pour refaire un troupeau de travailleurs. Et les jeunes sino-européens ne pourraient être qu'admiratifs devant la Chine, si puissante qu'elle aurait conquis un continent, ce serait son modèle. Il faut arrêter ce processus, cette conférence est un moyen de faire, momentanément, pression sur eux, je n'en ai pas trouvé d'autres. Tout mouvement en Europe favorable à un Armistice est extrêmement dangereux dans cette optique, et je dois le stopper, au moins momentanément. D'autant que je suis persuadé que c'est aussi le souhait des Chinois d'arrêter cette guerre très vite, pendant qu'ils ont encore beaucoup d'ouvriers potentiels en vie pour travailler dans leurs usines ! Je ne sais pas combien de mes interlocuteurs de ce matin ont compris tout ça ?

Lagorski était horrifié.

- Edouard, est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?

- Est-ce que tu te rends compte de ce que les Chinois ont entrepris, Iakhio ? Ils ont déjà commencé ! Ce n'est pas une simple crainte de notre part, c'est un fait, tu comprends ? Ils y sont habitués, eux. Quand un système marche on a toujours envie de le généraliser. Pour nos populations civiles envahies ce n'est peut être pas commencé à grande échelle, mais je suis sûr qu'ils l'ont programmé. Depuis longtemps j'ai noté que les observations aériennes suggéraient des déplacements de populations dans les Territoires Occupés du Kazakhstan pour expliquer le petit nombre d'hommes ou de femmes dans les rues de certains gros villages ou petites villes. On sait que, dans certaines villes de la Sibérie orientale un tiers de la population a été exterminée. Ca ne te suggère rien, à toi, des "déplacements" de populations ? Voyons les choses en face, l'extermination, l'épuration a bel et bien commencé, ici ou là. C'est pour ça que je n'ai aucun scrupule avec des petits politiciens qui utilisent la situation pour obtenir des voix aux prochaines élections, après guerre, qui sautent dans ce qu'ils pensent être un train en marche. Dans ce genre de situation, ce qui est difficile de déterminer c'est l'importance du train. Les excités crient très fort, mais sont-ils représentatifs d'un fort courant ? Sont-ils pratiquement seuls et font-ils du bruit comme des milliers ? Si je pouvais les faire arrêter pour trahison, je le ferais. "Tu ne suivras pas la foule pour mal faire et tu ne déposeras point dans un procès pour faire pencher dans le sens du grand nombre". L'Exode 6/2 si j'ai bonne mémoire.

- Quelquefois tu me fais peur, Edouard.

Meerxel sourit tristement.

- Moi aussi quelquefois je me fais peur. Et je voudrais bien faire aussi peur à d'autres.

Ils étaient arrivés devant le Bureau Français et Lagorski continua vers ses bureaux à lui, au bout du large couloir.

***

Meerxel était logé à la Préfecture d'Hérakléion, un vieux bâtiment datant des Templiers, aux pièces immenses, hautes de plafond. Grâce à leur expérience de Djakarta, les services de sécurité de la Présidence avaient tout imaginé, tout organisé, tout prévu. Les rencontres devaient se dérouler dans un grand et vieil hôtel, un peu solennel, le Voulismalinos, le long du petit lac du même nom à Haghios Nicolaos, un peu plus à l'est, sur la côte nord, devant la mer, où croisaient en permanence un porte-avion européen et son groupe de combat, composé de deux Croiseurs anti-aériens, des Frégates, des Corvettes et des ravitailleurs.

Le Président Brésilien avait été logé dans une villa appartenant à un riche Crétois et il était convenu qu'il n'aurait aucun entretien avec le Président européen, avant la conférence. Sa position de témoin de l'entrevue euro-américaine ne devait pas présenter de faille. Pour l'instant les Américains n'avaient apparemment pas décrypté le motif de sa présence. Les huit principales agences de presse internationales avaient été invitées à Hérakléion ; à l'exception des agences Européennes ; et toutes les facilités leur avaient été données pour transmettre ensuite, leurs papiers par téléphone et télex, de même que des Belin, pour qu'ils puissent envoyer les documents-photo à leur siège. Mais toute communication hors de la Crête était momentanément coupée, en attendant la fin de la Conférence. Meerxel ne voulait pas de fuites avant cette entrevue. Il avait tout prévu pour que les informations parviennent lentement aux Républiques Européennes. Wildeck rendit compte à Meerxel des courtes rencontres préliminaires avec la Délégation Américaine, arrivée par avion, essentiellement pour mettre au point la composition des Délégations, les conditions matérielles des conversations etc, pendant que le Président Américain se reposait de son long et très fatigant voyage.

Fellow avait eu beau refuser le transport par avion militaire européen il n'avait rien pu faire quand son propre appareil avait été pris sous escorte. Ce voyage, en dépit de la guerre, était plus sûr par la voie nord, au-dessus des terres, avec de nombreuses escales. C'est ainsi qu'il avait vu apparaître des chasseurs de l'Aéronavale, pour la traversés du détroit de Bering, puis des appareils de l'Armée de l'Air au dessus du nord de la Sibérie, la Russie, l'Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce, enfin. Et Fellow avait vu alternativement des Mosquitos, des P 38 B et des Focke Wulf en formation parfaite, de chaque côté de son appareil. Si près qu'on hésitait, parfois, entre protection et escorte…

***

-… pas compréhensifs, disait Wildeck. Pour le moins. Ils ont beaucoup insisté sur le fait que le Président Fellow n'avait accepté cette rencontre qu'au nom de la vieille amitié Américano-Européenne mais qu'il ne répéterait pas ce geste, que ce voyage à travers la moitié du globe était exténuant. Il était de très très mauvaise humeur à sa descente d'avion ! Mais c'est vrai que ce voyage de près de trois jours avait de quoi mettre à bout. Même dans le confort de son avion personnel. Vous comptez toujours n'entrer directement dans le vif du sujet que face à lui, Monsieur ?

- Oui. Je veux désarçonner Fellow.

Meerxel semblait aller mieux depuis quelques jours, songea Wildeck en regardant son Président. Il n'avait plus cette lassitude qui l'accablait depuis des semaines. Son visage était toujours marqué mais ses yeux montraient à nouveau le dynamisme, l'énergie de la première année de guerre.

- Vous savez qu'il voudra avoir près de lui ses conseillers habituels, que vous n'obtiendrez, éventuellement, une entrevue privée qu'après qu'il aura fait une déclaration finale ?

- Oui, je le sais. Ca ne me dérange pas, au contraire, quoi qu'il dise je le prendrai à contre-pied, voyez-vous. Je n'attends pas une déclaration finale, au contraire, même. Le sujet que j'aborderai sera une surprise totale pour lui. Je préfère même ne pas le voir en tête-à-tête.

- Pourtant, puisque nous profitons de la circonstance pour aborder les négociations sur la fourniture de pétrole à la Chine, ces discussions ont extrêmement peu de chances d'aboutir ainsi, vous vous en doutez Monsieur le Président. Les Américains n'aiment pas qu'on fasse pression sur eux, sur leurs hommes d'affaires surtout.

- Je le sais, Wildeck. A dire vrai je l'espère bien.

- Là, je vous avoue que je ne comprends plus, Monsieur.

- C'est que ce n'est pas le vrai sujet de cette entrevue, Wildeck. Pardonnez-moi, vous comprendrez mieux tout à l'heure. Mon Directeur de cabinet vous a informé que du matériel de cinéma sera apporté avant le début des entretiens ?

- Oui, Monsieur… est-ce que le but réel serait là ?… Oh oui, je commence à comprendre. Le but véritable repose sur ces documents de cinéma, c'est cela n'est-ce pas ? C'est pour cela que vous vouliez absolument vous trouver en face du Président Fellow. Pour en mesurer l'impact ?

Meerxel sourit doucement.

- En partie exact. A ce propos je dois vous prévenir que les personnes présentes recevront un choc émotionnel très violent. Vous aussi… Préparez-vous, Wildeck.

- Vous connaissez ces documents, bien entendu ? Je veux dire qu'on vous les a montrés…

- Oui. Et je suis directement concerné, comme des millions d'Européens. Je ne veux pas vous en dire plus pour l'instant. C'est un électrochoc pour les participants à la Conférence. C'est la raison pour laquelle les plateaux habituels proposeront à la fois des eaux minérales, des jus de fruits et des alcools, insolites dans ces rencontres.

Le ministre des Affaires Etrangères le fixa longuement.

- Est-ce que notre ami Da Flora, le Président Brésilien, reprit Meerxel, vous a paru bien disposé ?

- Mal à l'aise, plutôt. J'ai l'impression que les Américains le tiennent par les… enfin ont un moyen de pression très fort, sur lui.

- Par le porte-monnaie, Wildeck. Par le porte-monnaie. Ils ont très habilement joué le coup là-bas, en Amérique. Le pays est terriblement endetté, désormais. Les entreprises Brésiliennes sont pieds et poings liés devant les Groupements d'Intérêts américains. Ils ont voulu aller trop vite dans la modernisation de leur pays. Ils ont eu besoin d'argent frais. Je pense que la situation a empiré depuis Djakarta. En réalité je suppose qu'ils ne pourront s'en tirer qu'en pratiquant une sorte de fuite en avant, en poussant encore plus loin, en formant de très grands groupes, eux aussi. Ca ne plaira pas au parti d'opposition et Da Flora sent venir les soucis. Le Brésil voit déjà d'un très mauvais œil ces grands trusts qui ont la mainmise sur des pans entiers de l'économie brésilienne, déséquilibrant le monde industriel. Les salariés craignent d'être les victimes de puissances trop fortes pour être inquiétées, pour être amenées à composer avec les employés, les syndicats. Il y a trop d'implications. Pourtant la seule solution que je vois pour qu'ils se dégagent de l'emprise américaine est justement de nouveaux regroupements, les rendant encore plus puissants dans le pays, mais aussi internationalement… Le risque d'affrontements sociaux est indéniable, Wildeck. Mais les leaders économiques ont été imprudents, trop gourmands. Ils ont voulu grandir trop vite et leur gouvernement ne les a pas mis en garde. Ca, c'est la faute de Da Flora, il le sait. Je trouve qu'il a eu beaucoup de courage de venir à cette Conférence. Il nous témoigne là d'une fidélité dont nous devrons nous souvenir.

- Le Brésil nous doit sa prospérité.

- Mais, en ce moment il est dans le trou, Wildeck.

La porte du bureau du Préfet s'ouvrit et Lagorski et Berthold apparurent, refermant derrière eux.

- Tout le monde est prêt, Monsieur le Président, prévint Lagorski.

- Les techniciens ?

- Tout est dans des camions gardés, derrière l'hôtel et il y a assez d'hommes pour faire l'installation très vite, confirma Berthold.

- Pas de curiosité ?

- Pas encore

- Bien, nous y allons.

Il était 10:00 heures du matin et une douce chaleur montait. Surtout à cette époque de l'année, la Crête était un petit paradis. Le convoi Présidentiel mit une heure pour gagner Haghios Nicolaos. Quand Meerxel pénétra dans l'hôtel des négociations, il était accompagné du Préfet de Chypre, Palagos, un petit homme sec avec des cheveux très noirs et curieusement abondants pour quelqu'un de plus de soixante ans. Les américains n'étaient pas encore dans la salle et Meerxel s'attarda dans la première partie du hall qui donnait sur le petit lac avec le canal aboutissant à la mer, un beau pont l'enjambant. La salle de conférence avait été aménagée au fond. Il s'agissait, en l'occurrence, de l'arrière du grand hall de l'hôtel, dont les murs avaient été recouverts de tentures vert olive qui recouvraient tout, fenêtres y compris. De grands ventilateurs brassaient l'air, mais il allait faire chaud ici, avec ces tentures. D'autant que les lustres de cristal étaient allumés. La délégation Européenne, peu nombreuse, n'était composée que de militaires. Ce qui avait fait tiquer les Américains. Wildeck s'en était tiré en déclarant aux représentants Américains qu'en Europe les hauts fonctionnaires étaient mobilisés sur place, ce qui expliquait leur tenue. En attendant ses invités, Meerxel s'entretint, debout à l'écart, avec trois vrais hauts fonctionnaires, effectivement mobilisés sur place, au ministère, avec les grades de Lieutenant-Colonels et de Colonels, selon le niveau de leurs responsabilités. La délégation Brésilienne, assez peu importante, était présente, dans un autre coin de la salle et Meerxel était allé saluer brièvement le Président Da Flora, comme celui-ci semblait le souhaiter.

Fellow fit son entrée avec un quart d'heure de retard histoire de bien montrer qu'il avait l'intention de mener le jeu, immédiatement accueilli par Palagos. Il était suivi de son conseiller personnel, l'ex-Amiral Griffith, ce qui réjouit Meerxel. Celui-ci avança pour serrer la main du Président Américain qui, vaguement insultant, répondit du bout des doigts. Il était visiblement toujours de mauvaise humeur. Puis ils allèrent prendre place à chaque extrémité d'une grande table rectangulaire, d'un beau bois d'olivier. Le président américain était entouré, outre Griffith, de trois diplomates, silencieux. Da Flora fut guidé pour prendre place au milieu d'un grand côté où, en un instant, il prit figure d'arbitre. Griffith s'en aperçut le premier et se pencha vers Fellow qui fronça le sourcil. C'est Meerxel qui avait voulu cette disposition pour laisser un espace visible entre les délégations. Il avait près de lui Wildeck et les deux hauts fonctionnaires du ministère en uniforme, et son interprète vint s'asseoir derrière lui sur un signe bref. Il s'était douté que Fellow utiliserait l'anglo-américain pour s'exprimer et il voulait montrer sa réserve à ce sujet. Dès que Fellow prit la parole, l'interprète officiel, penché en avant, commença très vite à faire la traduction simultanée à son oreille. Meerxel n'en avait pas totalement besoin mais voulait utiliser ce procédé pour éviter de répondre immédiatement à son interlocuteur en se laissant le temps de réfléchir, au besoin.

- Mes collaborateurs m'ont fait part des prétentions européennes sur les accords de fourniture de pétrole à la Chine commença Fellow, c'est un sujet qui ne concerne pas le gouvernement américain. Celui-ci n'a rien signé à ce sujet et la libre entreprise a joué. Des sociétés privées du Panama se sont mises d'accord, nous n'avons rien à y voir.

Oui, si ce n'est que les devises entraient sur le marché américain… Meerxel acquiesça de la tête avec un temps de retard comme s'il avait attendu la traduction.

- L'Europe voulait attirer votre attention sur un danger que courent les pays qui livrent ce pétrole, Monsieur le Président, répondit-il d'une voix égale. En qualité de belligérant, nous ne pouvons accepter cet état de chose et les bâtiments de notre Marine couleront désormais, dans les eaux territoriales chinoises, tout pétrolier se présentant devant un port Chinois.

- C'est un casus belli, renvoya Fellow en se cabrant. Un pavillon couvre le navire qui le porte, vous le savez aussi bien que moi… par ailleurs, ajouta-t-il, faudrait-il encore que vos bâtiments puissent venir assez près de la côte pour cela…

- On ne peut tout avoir, répondit tranquillement Meerxel, sans élever le ton, afin que ses paroles ne puissent donner l'occasion à son interlocuteur de sortir en claquant la porte, on ne peut pas aider un pays en guerre et vouloir prétendre au statut de pays neutre. Personne n'oblige une nation à en aider une autre, mais elle doit prendre ses responsabilités. C'est à ses risques et périls. Elle choisit délibérément son camp et en assume la responsabilité par la suite. On peut imaginer que cela soit terriblement dangereux pour sa crédibilité future, si on l'assimile à l'une des nations belligérantes dont elle a, d'une certaine manière, épousé la cause. Pour en revenir à votre remarque, souvenez-vous Monsieur Fellow, que les Chinois ont coulé bien des bâtiments d'origine sud américaine au début de la guerre, sous prétexte qu'un embargo avait été décrété au sujet de notre approvisionnement et aucune nation n'a parlé de casus belli, à ce sujet. Il me paraît difficile de justifier deux poids deux mesures sous le simple prétexte d'un pavillon différent.

Fellow s'était penché en avant pendant la première partie de la réponse de Meerxel qui s'était attendu à une réponse cinglante. Apparemment le Président américain préféra rester sur un plan technique.

- Mais ces navires naviguaient en convoi, protégés par vos bâtiments de guerre. Par assimilation ils devenaient hostiles à la Chine. Et vos escorteurs ont essayé vainement de couler les sous-marins Chinois, n'est-ce pas ?

Meerxel encaissa sans broncher mais sentit un vague flottement dans les rangs de ses proches, militaires notamment. L'Amiral Griffith se permit un petit sourire discret.

- Peut être ne le savez-vous pas, Monsieur Fellow, la guerre en haute mer a changé d'aspect, depuis cette époque.

Il resta délibérément dans le vague, n'évoquant pas les systèmes d'écoute sous-marine Sonar qui équipaient désormais toutes les Frégates et les Corvettes. Même les vedettes rapides d'attaque en étaient munies, et la tendance s'inversait. Le nombre de sous-marins Chinois détruits grandissait, tandis que le tonnage coulé diminuait. Mais il n'était pas question de donner la moindre information stratégique aux américains. Qu'ils se renseignent auprès des Chinois… Fellow eut un geste de la main pour montrer l'insignifiance du sujet à ses yeux. Meerxel reprit, toujours de sa voix calme :

- Cette entrevue avait un autre but Monsieur le Président, celui de vous faire cadeau d'une information capitale, qui intéresse les Etats-Unis au premier chef. La voici…

Il avait longuement préparé sa déclaration mais, brusquement, changea d'avis. Il voulut frapper un coup brutal, à la mesure du sujet. Et puis quelque chose lui disait que Fellow ne voudrait peut être pas voir le film, après un préambule trop révélateur. Dans ce cas, tout cela n'aurait servi à rien. En réalité Meerxel réalisa qu'il avait, inconsciemment, cherché à protéger ses invités du choc qu'il avait lui même éprouvé la première fois. Mais il n'y avait aucune raison de protéger les Américains après ce qu'il venait d'entendre. Il leva donc la main en direction de Berthold qui parut surpris mais inclina la tête et eut un geste sec en direction du fond de la salle. Dans celle ci la tension venait de monter. Personne ne savait ce qui allait se produire et, cette fois, la surprise, l'initiative, étaient favorables à Meerxel qui ne dit pas un mot jusqu'à l'entrée d'une file de soldats européens, tous des sergents, portant du matériel cinéma. Fellow craqua le premier.

- Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur Meerxel, vous ne nous aviez pas tenu au courant de tout ceci.

- Vous saviez qu'une information vitale allait vous être communiquée, Monsieur le Président, je tiens parole, c'est ce qui se passe. Il s'agit d'une information de première importance pour la réputation, l'honneur des Etats-Unis, leur rang dans le monde et, d'une certaine façon, l'Europe fait là un immense cadeau à ses amis Américains.

- Un film ? Vous voulez nous passer un film ?

- Un document. Qui sera suivi d'une déclaration. Je vous demanderai de me laisser terminer cette déclaration avant de faire, éventuellement, les commentaires que vous voudrez.

Les spécialistes s'activaient. Dès que Meerxel était arrivé, tout avait été déballé dans une pièce voisine, pour ne pas perdre de temps. A Kiev, les Sergents s'étaient entraînés à faire le montage du matériel le plus vite possible. L'écran placé sur le côté et visible de toutes les personnes attablées, était de belle taille et le projecteur avait été reculé pour donner une image de deux mètres sur deux cinquante. Une série de haut-parleurs fut posée sur le côté pour le son. Il ne fallut que quelques minutes pour en terminer et seul l'opérateur resta dans la salle. Meerxel fit un geste discret et les lumières s'éteignirent. Le Président avait vu et revu le film, faisant refaire le montage pour obtenir l'effet le plus dur possible. Il avait également enregistré lui-même le commentaire sur la bande son, aidé de professionnels. Les premières scènes apparurent, les galeries de mine d'abord, mettant en scène le décor, puis apparurent les premières séquences des corps, tordus, les mains crispées autour de la gorge montrant assez comment ces hommes étaient morts. Les uniformes étaient visibles, il n'y avait pas de doute au sujet des victimes, elles étaient Européennes. Il y eut des hoquets étouffés, dans la salle. Le choc s'était produit !

La lumière venue de l'écran permettait de voir la délégation américaine. L'un des diplomates avait une main devant la bouche et les autres, le visage crispé, avaient les yeux rivés sur l'écran. Les scènes se succédèrent très vite pendant que la voix de Meerxel s'élevait, donnant des explications crues sur les conditions de tournage, l'origine des prisonniers. Au bout d'une à deux minutes l'un des représentants américains tendit la main vers un plateau proche et se servit un verre d'alcool ! Le film n'était pas très long, afin d'empêcher la délégation américaine de reprendre son sang froid, de s'habituer au spectacle. Il se terminait sur une séquence montrant les traces d'explosion aux entrées de la mine. Dès que la lumière fut revenue Meerxel reprit la parole.

- Surtout Monsieur Fellow, dit-il d'une voix plus forte, maintenant, que personne autour de cette table ne fasse la moindre allusion à des trucages. Puis il lança à la volée sur la table des paquets de photos tirées en grand format, qui glissèrent jusqu'à la délégation américaine. Prenez, Messieurs, prenez, ce sont des scènes qui n'étaient pas dans le film. Depuis huit ans la Chine annonce au monde qu'elle anéantira l'Europe. Ce n'était pas une image, elle a commencé son massacre !

Il laissa passer quelques instants, surveillant ses interlocuteurs. Fellow était livide, les diplomates déglutissaient difficilement, l'amiral Griffith gardait une raideur trahissant l'effort qu'il faisait pour ne pas extérioriser ses sentiments. Et, en effet, son visage était imperturbable. Da Flora tenait le plateau de la table à deux mains, comme s'il avait le vertige.

-… Voilà où mène le racisme, quand une nation se croit au-dessus des autres, décide quel voisin doit vivre ou mourir. Voilà ce que deviennent les prisonniers européens, martela Meerxel. Voilà ce que font les Chinois. Voilà pourquoi ils ne veulent pas d'observateurs de la Croix Rouge internationale dans les camps. Ils exterminent les prisonniers en les enterrant vivants dans des mines ! Imaginez combien il y a de mines en Chine ou ailleurs, imaginez combien elles sont profondes, combien elles ont de kilomètres de galeries et combien chacune peut recevoir de centaines de milliers d'hommes. Les Occidentaux n'avaient pas pris au pied de la lettre la menace d'anéantissement des Chinois et en avaient déduit que c'était une image, une menace en l'air, pensaient-ils, de la propagande. Personne ne peut rayer de la carte une population aussi nombreuse, une nation aussi grande que l'Europe, jugeaient ses citoyens. C'était impossible ! Cependant les Chinois le pensaient réellement, eux, et ont commencé à le réaliser à leur manière, Monsieur Fellow. Ce n'était pas une menace en l'air, mais un objectif. Dans le domaine de la cruauté ils ont été plus loin que n'importe qui auparavant, hormis quelques criminels psychopathes. La civilisation des hommes vient de régresser de plusieurs siècles. La Chine se vantait d'être la plus ancienne civilisation du monde, dont les débuts remontaient à 5 000 ans. Voilà le résultat de cinq millénaires de cette civilisation-là, pour peu qu'un groupe raciste vienne à sa tête. Voilà qui sont les hommes qui, dans les grandes capitales aujourd'hui, jouent les personnages policés, de bons goût, raffinés, en arborant leur insigne du PURP. Ce PURP qui a commencé à perpétrer un génocide à l'échelle d'un continent ! Regardez ces photos, Messieurs, regardez-les bien, n'ayez pas peur de vous salir les mains. Les hommes qui les ont ramenées, eux, ont sali leur âme, pour tenir le monde au courant. Pour que les amis des Chinois sachent à qui s'adresse leur amitié !

- S'il vous plait, Monsieur Meerxel… commença Fellow, immédiatement coupé.

- Je vous ai demandé, au début, de me laisser aller jusqu'au bout de ma déclaration, Monsieur le Président des EtatsUnis d'Amérique. Je n'ai pas terminé de vous exposer les faits ni de vous dire en quoi ils menacent les USA… Nous avons compris comment la Chine comptait s'y prendre pour anéantir l'Europe. C'est un calcul à la chinoise où le temps n'a pas la même importance qu'en occident. Qui sont les victimes, Messieurs ? Des prisonniers de guerre, des hommes de 18 à 40 ans. Combien en détiennent les Chinois ? Plusieurs centaines de milliers. Imaginez, maintenant, ce que devient un pays où les hommes de 18 à 40 ans disparaissent… Réfléchissez bien aux conséquences, à la natalité qui s'effondre, tout simplement. C'est un pays qui meure, qui est rayé de la carte en une génération, simplement parce que la natalité s'effondre. Voilà le plan chinois. D'ici à la fin de la guerre on peut penser qu'ils feront encore des prisonniers. Dans un camp de prisonniers, le C 223, situé en Kazakhstan oriental le chef de camp, le Colonel Tsaï Tsu a annoncé que les prisonniers ne seraient jamais libérés après la guerre, mais seraient gardés dans des camps de travail, en Europe occupée, dans des usines-prisons ! Mais pas seulement eux, tous les Européens ! Alors que reste-t-il à l'Europe comme issue, l'Armistice ? Ce serait livrer le pays à la Chine tout de suite, livrer les civils à ces camps, ces usines, afin de travailler pour la Chine, de gré ou de force, les réfractaires disparaissant. Si l'ennemi a été capable de prendre la décision de tuer les prisonniers que fera-t-elle en pays conquis ? Nous avons observé que les populations de certaines villes occupées se faisaient plus rares. Auraient-ils commencé le génocide de la population civile, son "déplacement" ou son extermination ? Oui, nous SAVONS que oui ! Les habitants d'origines non asiatiques sont exterminés, en Sibérie, notamment ! Et après l'Europe à qui s'en prendront-ils ? Le monde ne semble pas leur tenir rigueur de la guerre qu'ils nous livrent. Cela a un sens, Messieurs, c'est que le reste du monde n'est pas choqué par l'attitude chinoise. Reste à savoir s'il approuve, à terme, le génocide de centaines de millions d'habitants. Car il faudra bien se prononcer, n'est-ce pas ? On ne peut éviter de répondre que… disons durant un temps. Au delà de celui-ci l'évidence de l'approbation est là ! Le reste du monde, les Etats-Unis en particulier, ont-ils les moyens d'approuver le comportement de la Chine. Approuver le génocide Européen ? Le Monde devra se prononcer sur ceci. L'Europe va déposer plainte contre la Chine auprès du tribunal international de Dublin, pour "génocide et crime contre l'humanité", un délit qu'ont inventé les Chinois. Notre intention est de faire traduire devant lui tous les responsables politiques chinois, tous les militaires ou civils qui auront pris leur part dans ces crimes. Dans les camps et ailleurs. Tous, depuis les décideurs jusqu'aux conducteurs de ces trains de prisonniers qu'ils emmènent à la mort ! Tous, sans exception ! Ce sera notre premier test de la conscience du Monde. Si notre plainte n'est pas reçue nous en déduirons que les peuples de la terre, tous, approuvent la conduite de la Chine ! La civilisation moderne est née autour de la mer Méditerranée, tous les humains civilisés aujourd'hui, détiennent quelque chose des Grecs, de Arabes, des Romains, des Egyptiens, ne serait-ce que par les sciences auxquelles tous ceux-ci ont donné le jour. Même la Chine, qui se targue d'avoir un prodigieux passé, utilise les connaissances que nos anciens ont découvertes il y a deux mille ans. Tout de ce dont jouissent les Chinois à notre époque vient directement ou indirectement du bassin méditerranéen, depuis les réfrigérateurs jusqu'aux automobiles. Tenez, même les chars, les avions qu'ils utilisent abondamment contre les armées européennes sont des inventions issues, indirectement, de cette civilisation là… En attendant l'Europe saura tenir compte de l'attitude des autres pays de la terre, maintenant qu'ils vont savoir. Cautionneront-ils l'attitude chinoise ? Parce que c'est de cela dont il s'agit. Si nous apprenons qu'un gouvernement étranger était au courant de ce qui se passe dans les camps de prisonniers, ce que je ne veux pas croire, aujourd'hui, nous déposerons plainte contre lui pour complicité de génocide… L'Europe en a fini de sa compréhension, de sa tolérance. Elle a le dos au mur, elle lutte pour sa survie. Sa survie ! Dans ces cas là on ne prend plus de gants !

Il s'interrompit un instant puis reprit :

- Lorsque le gouvernement européen a appris ce qui se déroulait dans les camps de prisonniers il s'est trouvé dans une situation abominable. Comment dire cette horreur aux peuples d'Europe ? Comment ne pas craindre qu'ils ne s'effondrent, moralement, accélérant ainsi le processus ? Le révéler c'était faire un cadeau à la Chine, pensions-nous. Nous nous trompions, nous avions tort. L'armée européenne nous l'a fait comprendre. Les soldats eux-mêmes, les premières victimes désignées. Meerxel s'interrompit encore, quelques secondes, pour donner plus de poids à ce qui allait suivre.

- Le bruit a couru récemment, dans certaines des unités que leurs camarades prisonniers étaient enterrés vivants. Ils ont donné leur réponse aux Chinois. Sur le front sud, il y a quelques jours seulement, le 14 juin. Après que l'ennemi ait fait prisonniers les occupants de postes avancés, les soldats d'une Brigade ont attaqué d'eux-mêmes, sans ordre, sans préparation, sans soutien ; les militaires, parmi vous, sauront ce que cela veut dire ; et sous un tir d'artillerie ennemi. Et savez-vous ce qui s'est produit, Messieurs ? Cette simple Brigade, moins de deux mille hommes, a enfoncé le front chinois, l'a pulvérisé, avant que les autres unités ne se lèvent à leur tour et les suivent ! Plusieurs divisions chinoises ont été ainsi encerclées en une nuit, et le front a progressé de quinze kilomètres. Voilà la réponse que nos soldats ont donnée aux membres du PURP chinois ! Loin d'être terrorisés par la nouvelle, celle-ci les a survoltés, dynamisés, surexcités, a multiplié leur colère, décuplé leurs forces. Et les troupes chinoises ont été incapables d'y résister ! Elles ont été vaincues, anéanties, laminées. Car il y a bien peu de prisonniers Chinois, mais beaucoup de morts, vraiment beaucoup, Messieurs, infiniment plus que pendant un combat habituel ! Je suppose que vous comprenez ce que cela signifie… Voilà ce à quoi ont abouti les racistes chinois. Ils ont motivé notre Armée à un point jamais atteint auparavant. Quitte à perdre la vie autant lutter, aller jusqu'au bout de ses forces ! Un ennemi de cette trempe là, un ennemi qui n'a plus rien à perdre, qui n'a plus peur de la mort, est un ennemi invincible ! Nous sommes cet ennemi-là pour la Chine, aujourd'hui. C'est pour cette raison que l'Europe va gagner cette guerre, Messieurs. Je vous le certifie ! Et elle demandera, ensuite, des comptes aux Nations civilisées de la Terre. Nous voulons savoir, aujourd'hui, aujourd'hui même, qui approuve le génocide chinois et qui le désapprouve. Nous voulons faire le tri, connaître nos amis, nos relations et nos ennemis. Qui estime moralement que l'attitude chinoise est impardonnable ? Que le PURP a franchi les limites du tolérable. Pas politiquement, HU-MAI-NE-MENT. Car si le Monde accepte le racisme alors tous les pays vont se tourner vers leur voisin pour l'exterminer au nom d'une race pure… Des régions, des ethnies d'un même pays, vont vouloir faire disparaître une ethnie voisine, au milieu de laquelle elles vivent, pour l'instant en paix. Les Etats-Unis sont un grand pays du monde moderne, approuvent-ils le génocide européen, acceptent-ils de prendre le risque d'être assimilés aux nations racistes, d'Asie notamment, qui soutiennent quasi-ouvertement la Chine ? Par amitié, nous avons voulu mettre en garde nos amis d'Amérique ; dont la nation, elle-même, composée de plusieurs ethnies, indienne ou noire, est visée par ce racisme là ; contre le danger de l'amalgame, le risque d'être assimilés à cette Chine que nous combattons. Lui donner une chance de dire au Monde qu'elle ne va pas accueillir le PURP, que la morale américaine réprouve la notion de génocide, le racisme ! Que les grandes ethnies qui composent le peuple américain ne vont pas se dresser les unes contre les autres… C'est de la réputation, de l'honneur des Etats Unis dont il est question.

Il avait martelé sa dernière phrase et se tut ensuite. Fellow, le visage marqué, était muet, trop impressionné pour trouver une réponse immédiatement. En politique il ne faut jamais faire de cadeau, c'est une loi. Meerxel sauta sur l'occasion. Il se leva pour quitter la salle.

- Monsieur le Président Meerxel, intervint alors Fellow, attendez… attendez. Je… je suis comme tout le monde ici, dit-il en désignant Da Flora, livide. Ces faits sont abominables, bien entendu, et j'ai besoin de temps pour vous faire une réponse…

Toujours debout Meerxel le coupa. Il tenait l'occasion d'enfoncer le clou.

- Je n'attends pas de réponse ici, Monsieur Fellow. C'était une entrevue amicale pour informer les Etats-Unis de ce qui se déroulait véritablement, en Europe. Pour le cas où ils ne seraient pas tenus au courant de ces pratiques, de ces projets, par leurs partenaires commerciaux et où ils voudraient éviter d'y être assimilés dans la conscience des autres nations du monde. Je vous avais promis, par amitié, une information capitale, je vous l'ai livrée puisque c'est de l'avenir des USA dont il est question, de sa crédibilité en qualité de grande nation, de son niveau de moralité, de conscience. Bien entendu ces documents sont à votre disposition, vous pouvez en faire l'usage que vous voudrez : le film dont vous recevrez une copie et les photos ; mais aussi les témoignages écrits des témoins dont nous disposons, qui rapportent ce qui s'est déroulé sur deux sites différents. Deux mines situées dans deux régions différentes. Témoignages qui seront communiqués à la Cour Internationale de Dublin. Les Etats-Unis, comme les pays dits civilisés, sont désormais au courant, ne pourront jamais plus prétendre qu'ils ne savaient rien. A eux de juger, et de faire savoir au Monde dans quel camp ils se situent, au moins moralement.

Il sortit sur ces mots, suivi à distance par ses deux hauts fonctionnaires, très marqués. Ils avaient été prévenus à Kiev, que les propos seraient durs. Ils avaient été choisis après une enquête qui avait révélé qu'ils n'avaient aucun proches parents prisonniers. Ce qui ne voulait pas dire qu'ils n'en connaissaient pas, évidemment. D'après leur accablement c'était le cas. Dehors, Lagorski montra du doigt une porte latérale et glissa à son Président :

- La seconde partie démarre dans trois quarts d'heure. Toute l'entrevue a été enregistrée. Tu as été brillant, Edouard. Le plus accablant réquisitoire contre le racisme que je n'ai jamais entendu… Mais tu crois toujours que c'était la bonne solution, pour l'Europe ?

- Oui, Iakhio. Parce que nos compatriotes ne vont pas encaisser l'information sèche. Ils apprendront en même temps, que nous demandons des comptes au monde, que nous lançons un procès international et que eux-mêmes, civils, sont visés par les camps, les usines, si la Chine gagne cette guerre, qu'ils ont maintenant le dos au mur, ne sont plus protégés par leur qualité de civils. Ils le savent, désormais, c'est toute la différence. Et aussi, surtout même, que l'Armée leur a montré l'exemple, qu'elle a déjà réagi ! Ca c'est notre chance. Leurs fils, leurs frères, soldats, leur ont montré l'exemple. Ils auront l'espoir que quelque chose va bouger, que les Chinois vont, peut être, être obligés de modifier leur projet. L'espoir, tu comprends ? L'espoir. C'est tout ce que je pouvais faire pour atténuer la brutalité du choc… et les faire lutter davantage, à leur façon. Même si rien ne change, tout de suite, il leur restera l'espoir, une fois ce choc passé. L'espoir que le monde se réveille et que notre armée soit sans pitié, au front.

Meerxel avait demandé de pouvoir enregistrer l'entrevue pour en faire circuler la bande, au besoin, mais surtout pour en avoir la transcription écrite exacte. Parce que son plan n'était pas terminé. Le piège allait se refermer maintenant. Il devait recevoir, à la Préfecture, à Héraklion, les envoyés spéciaux des agences de presse étrangères et leur rapporter ce qui s'était dit, exactement, pendant l'entrevue, avant que Fellow ne fasse lui-même un compte-rendu édulcoré. C'était normal que le Président Américain en rende compte à l'opinion mondiale, il était piégé et devait réagir, et Meerxel le souhaitait, bien sûr. Des exemplaires des photos seraient distribués et Meerxel allait faire, tout de suite, une déclaration aux journalistes, dont les termes avaient été pesés soigneusement. Les lignes téléphoniques étaient en train d'être rétablies avec le monde entier. La Scandinavie était proche, les journaux allaient réagir très vite, l'information serait dans la rue dans les heures suivantes. Beaucoup plus tôt que de l'autre côté de l'Atlantique. Fellow était coincé, il serait bel et bien obligé de répondre officiellement, très vite, à la question "les Etats-Unis soutiennent-ils la Chine, approuvent-ils moralement, le génocide ?" Il était étranglé par cette question que la presse du monde entier allait relayer. Plus encore, la presse américaine ; qui avait la réputation, parfois, de ne pas faire de cadeau à son gouvernement, et avait des prétentions d'intellectualisme ; serait au courant de la réaction des autres pays du monde quand elle lui demanderait sa réponse, à lui, et en tiendrait compte.

Car ce n'était pas une Conférence officielle, dont les règles de discrétion, non écrites, sont respectées partout, mais une "entrevue d'information". Et là il n'y avait plus aucune règle. Pas même de précédent. C'est pourquoi Meerxel avait voulu frapper fort. Pour une fois les Etats-Unis allaient devoir s'expliquer vraiment, en laissant de côté la cote des valeurs en bourse, à Wall Street. Les peuples anglo-saxons avaient beau faire passer avant tout, la position sociale, les affaires, le pouvoir et l'influence, ils avaient, quand même, en cherchant bien, un vieux fond de morale ? Il devait bien leur rester un petit quelque chose de ce qui avait amené un certain Shakespeare à observer et décrire ses contemporains ! Le dollar n'avait quand même pas tout effacé ! Parce qu'il était particulièrement odieux de les voir donner, précisément, des leçons de morale à tout bout de champ et agir sans en montrer la moindre parcelle. Comme s'il y avait une conscience pour les autres et une, différente, pour eux !

Quand il reçut les journalistes, à Herakléion vers midi et demi, Meerxel disposait de la transcription littérale de l'entrevue, ce qui ne représentait guère que quatre pages et demie de texte. Il y avait eu, finalement, assez peu de paroles de prononcées. Il commença par expliquer la raison de cette entrevue avec Fellow et fit distribuer les photos, puis il raconta la découverte des mines, sur un ton grave, mais sans en accentuer délibérément l'effet dramatique. Les faits parlaient d'eux-mêmes. Et il savait que les hommes, devant lui, étaient capables de voir au-delà des mots, qu'ils détestaient se sentir manipulés et qu'ils rendraient compte de ce qu'ils apprenaient d'autant mieux qu'ils auraient été laissés juges de leurs sentiments. C'étaient des envoyés spéciaux, la crème de leur métier. Des gens intelligents et sensibles et pas le petit reporter-radio débutant qui n'a en tête que de rapporter un scoop à sa rédaction, sa station, quels qu'en soient les dégâts. Il insista sur l'attaque de la 728ème Brigade, sur le front sud, en mettant en lumière ce qu'il fallait lire dans cette réaction. Le ton, leurs questions ensuite, lui montrèrent qu'aussi blindés qu'ils puissent être par ce qu'ils rapportaient à longueur d'année, ils avaient été autant choqués que la délégation américaine.

Ils demandèrent des copies du film bien sûr, et Meerxel répondit que celui-ci était désormais à la disposition de la Cour de Dublin, que Fellow en avait un exemplaire mais que les images étaient si choquantes qu'il paraissait impossible de les diffuser au grand public. Le représentant de la principale agence américaine, Associated Press, semblait mal à l'aise et Meerxel eut l'intelligence de ne pas charger ses propos, en restant à la question posée au gouvernement américain : quelle était sa position devant le génocide ? Il conclut en précisant que les peuples d'Europe ne savaient pas encore ce qui se passait dans les camps et qu'il avait choisi ce biais pour leur en atténuer le choc tant bien que mal. En face de lui certains hommes hochèrent la tête, montrant ainsi qu'ils avaient compris le message. Ils en tiendraient compte ou non, ne pouvant s'engager au nom de rédacteurs en chef ; acharnés de sensationnel, ou hommes de conscience ; qui présenteraient l'information à leur guise.

Voilà, les dès étaient jetés. Aux Européens de réagir. Da Flora fit téléphoner, pendant la conférence de presse, pour demander une entrevue en particulier à Meerxel qui espérait bien cette réaction. Ils se rencontrèrent discrètement dans les jardins d'un bâtiment proche. Le président Brésilien vint à lui et lui serra longuement la main sans dire un mot, puis ils s'assirent sur un banc, devant une haute haie de lauriers roses, sur le point d'éclore.

- L'Europe traverse des évènements dramatiques, Monsieur Meerxel, commença-t-il en Français, et je ne trouve pas de mots pour vous dire mon émotion.

Meerxel eut envie de lui répondre qu'il était assez réservé sur les réactions du monde, y compris celles de Fellow, que le premier but de cette entrevue était d'annoncer la nouvelle aux peuples européens, mais il refusa d'être pessimiste.

- Merci, Président Da Flora.

- Bien entendu mon gouvernement va prendre une position sans équivoque, je voulais vous en assurer. J'ai déjà appelé notre premier ministre qui va demander une réunion de la commission internationale de la Croix Rouge. Elle ne peut s'y opposer, puisque nous en sommes membres. Il faut que le Monde réagisse immédiatement. Les Etats-Unis seront bien obligés de suivre, d'une manière ou d'une autre. Le peuple américain n'est pas toujours le reflet de ses grands trusts et il sera indigné, j'en suis convaincu. La pression de la rue a toujours eu beaucoup d'importance aux yeux des élus américains. On peut même dire que les Sénateurs américains sont assez versatiles quand leurs électeurs frappent la table du poing.

- A vrai dire je compte un peu sur ceux-ci, répondit Meerxel.

- Bien sûr, bien sûr. Avez-vous des éléments de jugement sur l'attitude des peuples européens ?

Merxel pinça les lèvres.

- De vous à moi, Monsieur Da Flora, j'espère que l'attitude de notre armée du front sud va influencer les réactions. Mais nous jouons gros dans cette affaire. Surtout au moment où l'avance chinoise est à peu près bloquée partout. Nous sommes dans un de ces moments où tout peut basculer, dans un sens comme dans l'autre. La suite de la guerre est entre les mains des peuples européens, le gouvernement est désarmé.

- Mon Dieu, vous avez dû connaître des jours terribles, je le mesure au travers de ce que le Brésil connaît à un échelon tellement moindre, devant la situation économique ! Pouvons nous vous aider d'une manière ou d'une autre ?

- Oui. En montrant votre indignation et, surtout, en soulignant que le racisme peut être contagieux. C'est le mal le plus impitoyable qui puisse frapper une société et aucune nation n'est à l'abri. Les Etats-Unis le prouvent bien avec le problème noir qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas, résoudre. Jusqu'ici l'Europe, qui eut pu en être atteinte en premier, avec la diversité des races qui la composent, y a échappé. Grâce aussi, à l'intelligence de nos peuples musulmans. Pourtant, pendant la Première Guerre continentale, le risque était grand avec le problème des religions, des musulmans en particulier. Le Président Clemenceau, à l'époque, a eu l'intelligence de s'y attaquer tout de suite avec la question de la nourriture. Aujourd'hui encore nous bénéficions de cette initiative. Le gouvernement jouit de la confiance des divisions musulmanes. C'est d'ailleurs une Brigade musulmane qui s'est révoltée, sur le front sud, et a attaqué comme je l'ai indiqué.

- C'est effectivement d'une grande importance. Je pense d'ailleurs que je me servirai de cet argument dans le discours que je vais prononcer, en rentrant. Le Brésil est composé de plusieurs ethnies, comme vous le savez, et ce domaine est de première importance pour nous. Quoi qu'il en soit, faites moi savoir si le Brésil peut faire autre chose.

***

Meerxel rentra à Kiev l'après-midi même avec Lagorski. Celui-ci entreprit immédiatement de prévenir officiellement les Présidents des Républiques Européennes. Il commença par le Président Allemand, qui demanda que Meerxel le rappelle le plus vite possible. En fin de journée les deux hommes se parlèrent. Conrad Adenauer fut bref, il dit que le Président Européen avait agi avec habileté et l'assura de son soutien sans réserve. Il prenait tout de suite des mesures pour faire face à des réactions de la nation allemande. Il avait raison. C'est le soir que les européens apprirent la nouvelle à la radio, après que celles des pays Scandinaves eurent révélé l'information. Le lendemain "Europe matin" titrait, en énormes lettres qui barraient sa première page :

L'HORREUR…

"Kiev matin" était plus précis :

NOS PRISONNIERS MASSACRES !

Toute la presse d'Europe reflétait la stupéfaction et la révolte. Avec le décalage horaire c'est à Paris, à Amsterdam, à Bruxelles, à Lisbonne, à Madrid, à Rome qu'eurent lieu les premières réactions de la population. Une colère si forte que des manifestants s'en prirent aux Ambassades des pays asiatiques. C'était là aussi, un phénomène de racisme pure et la police intervint très brutalement pour stopper net le déchaînement de violence. Les Kazakhs, Sibériens, Turkmènes, Ouzbeks avaient des traits asiatiques, eux aussi, il fallait tout de suite éviter l'amalgame des nations, sinon l'Europe volait en éclats. Les présidents locaux avaient été tenus au courant de ce risque et avaient mis en alerte toutes les forces de police. Il y eut des incidents quelques heures plus tard à Prague, à Moscou. Toujours la même violence, la même brutalité. A Kiev l'opposition ne réagit pas tout de suite. Elle avait été prise de court, ne savait pas comment utiliser ce qui se produisait. Les leaders firent immédiatement le rapprochement avec la réunion au Palais de l'Europe et le film. Ils se rendirent compte que poursuivre la campagne pour un Armistice, en ce moment, serait accueilli comme une lâcheté, ou pire encore, une incompétence politique. Ils étaient également partagés. Les uns, les plus excités, étaient d'avis d'attendre un peu puis de récupérer la colère pour relancer à ce moment là, éventuellement seulement, la question de l'Armistice. D'autres, les plus nombreux, sentaient que ce serait une faute politique définitive, mais étaient incapables de proposer une alternative. La situation politique était en équilibre. Tout pouvait se produire.

Ce fut l'Armée qui décida pour l'Europe. A nouveau, sans ordres, l'infanterie attaqua, mais sur tous les fronts, cette fois ! Suivie par les blindés. Dans un déchaînement de rage tel qu'il n'y eut aucun prisonniers chinois ! Meerxel le comprit, c'était bien une "guerre populaire", au sens que lui avait donnée Clausewitz, au siècle dernier. Le peuple montrait sa volonté.

***

La réaction internationale arriva le surlendemain. Les gouvernements de Norvège, de Suède et de Finlande publièrent des communiqués d'une sévérité extrême, exigeant de la Chine qu'elle s'expliquât devant les nations, la rupture des relations diplomatique étant envisagée. Et les pays scandinaves donnaient leur accord au procès devant la Haute cour de Dublin, promettant d'y envoyer des juges pour y participer réellement. Les pays nordiques n'étaient pas directement concernés par cette guerre mais, peut être en raison de leur mentalité ; après tout eux aussi avaient une Histoire liée au bassin méditerranéen, un passé, des souches comparable ; ils se sentaient proches de l'Europe. Et puis, ils étaient conscients que la Chine à leurs frontières amènerait celle ci, tôt ou tard à les "annexer" sans difficulté. C'était pour cette dernière raison que leurs gouvernements ne faisaient aucun obstacle aux volontaires voulant aller combattre dans l'armée européenne, où ils constituaient parfois des unités entières. Néanmoins, les gouvernements d'Europe du nord firent preuve de courage en s'exposant à des mesures de boycott de la part de la Chine. Sinon plus, sur les navires venant chaque jour dans leur port en provenance du reste du monde…

Après de très nombreuses consultations avec les "forces vives" de la nation américaine, comme aimait le répéter le Président Fellow, celui-ci finit, au bout de plusieurs jours, par faire paraître un long communiqué qui fut considéré comme un authentique chef-d'œuvre de diplomatie. Le lecteur était incapable, après plusieurs lectures, de savoir quelle était précisément la position américaine, entre la condamnation du génocide et les nuances qui y étaient apportées ! La Grande Bretagne s'associa totalement à ce qu'elle appela, elle, "l'analyse américaine", insistant sur le fait qu'il ne fallait pas s'emballer et entendre chacune des parties. Les Anglo-saxons s'érigeaient en juges du Monde !

Cependant ; et ça ne fit pas plaisir à Peter CrossFootlight, le Premier Ministre ; la nation britannique réagit quand même. Londres, Liverpool et Glascow furent assez agitées pendant une petite semaine, après une allusion du Roi disant combien il était choqué de ce qui se passait sur le continent.

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