CHAPITRE 14
Le terrible hiver "1947"

Andreï sauta en deuxième position. Mais ça ne changeait rien pour lui. Premier ou vingt-cinquième il avait horreur de se jeter dans le vide ! Il haïssait le saut en parachute. Chacun de ses sauts était une prouesse de sa part, un petit acte d'héroïsme, au vrai sens du terme. Une victoire sur sa peur intense devant quelque chose de foncièrement anti-naturel, pour lui. D'accord il y en a qui aime ça, mais il y a aussi des pervers, des types qui aiment se faire fouetter… Ca ne veut rien dire.

Sauter ne prouvait rien, si ce n'est la chance d'avoir pu surmonter une peur somme toute naturelle. Ou alors la réaction, un de ces mots de gamins "t'es pas cap' de le faire"! Il y avait longtemps qu'il ne jouait plus à ça, que les provocations le laissaient indifférent. C'est pour cette raison qu'il préférait les sauts de nuit : pour ne rien voir… Il s'était toujours demandé ce qu'un psychiatre pensait d'un saut volontaire dans le vide ? Avec tout ce que les études du comportement mettent derrière le symbole du vide ? Les moniteurs de saut qui roulaient des épaules, représentaient le summum du crétinisme, pour lui, des types qui n'avaient pas grandi. Heureusement, certains avaient gardé un sens critique assez fort pour reconnaître que sauter avec ce machin dans le dos ne prouvait effectivement rien si ce n'est l'obéissance à une nécessité absolue.

Le vent sifflait si fort à ses oreilles qu'il n'entendit pas les moteurs du C 119 qui s'éloignait en remontant la vallée. Il attendait, crispé, le choc sous les aisselles qui indiquerait que la voile du parachute s'était bien ouverte. Quand il se produisit, il poussa un gémissement tant la secousse le martyrisa. Le visage penché en avant il chercha des yeux la voile, la forme en tout cas, du parachute d'Otkir Akaïev, Sergent-Chef Akaïev, qui sautait en tête puisque c'était lui qui était chargé de la sécurité du groupe. Le Sergent Adonis Berbekoulos, l'homme de la logistique, devait plonger dans le vide en dernier, derrière Andreï, juste avant les containeurs de matériels, contenant, notamment, les traîneaux démontables pour tirer le tout dans la vallée. A l'Est, une vague, très vague lueur indiquait que le jour allait se lever dans une petite demi-heure. Le pilote de l'avion avait bien maîtrisé son vol, ils étaient sur place à l'heure exacte après cet interminable voyage. Partis l'avant-veille de Moscou, ils avaient fait escale à Rocdega et Sugurt en Sibérie pour faire les pleins, contourner le front nord et arriver jusqu'ici, dans les Territoires Occupés au sud d'Abaj, à proximité des frontières du Kazakhstan au sud, et de la Mongolie, à nouveau Chinoise, à l'Est.

Les sommets qui bordaient la vallée aboutissant à un plateau dominant le lit de la Koksa, lui montraient qu'il était maintenant à peu près à mi hauteur de la descente. Couvertes de neige, bien sûr, les montagnes se distinguaient dans l'obscurité, grâce à la blancheur de celle-ci. Il ne voyait pas encore le sol mais savait que ce serait, là aussi, de la neige. Dieu qu'il en avait soupé de la neige et du froid ! Ils venaient de passer cinq semaines de préparation aux missions en zone froide. Il s'était juré, un jour où ils avaient passé des heures à tirer des traîneaux dans une tempête, de s'installer dans le sud, après la guerre. Odessa ou la Roumanie… Il avait les yeux encore pleins du soleil de Millecrabe, aux vacances de Pâques, juste avant la guerre. Il tendit l'oreille sans entendre aucun bruit inquiétant. Si une patrouille chinoise les avait repérés, il ne voyait d'ailleurs pas comment, elle tirerait dès qu'ils toucheraient le sol. C'est à dire sur Otkir, le premier à y arriver. Décidément il ne "sentait" pas cette mission, sa première depuis qu'il avait été transféré, récemment, au département Action des Renseignements de l'Armée.

Au début de la guerre, après les cinq mois de formation accélérée d'élève officier d'infanterie, on lui avait proposé, il n'avait jamais su pourquoi, d'intégrer le Renseignement en qualité d'analyste. Le côté intellectuel de cette tâche avait évoqué en lui les dernières années à l'université, à travailler seul sur des livres, des documents de bibliothèque, et il avait accepté. Mais pourquoi avait-il dit oui pour le passage au département Action ? D'accord on le lui avait présenté habilement : aller sur le terrain comme les millions de soldats Européens, bien qu'il ne soit jamais considéré comme planqué, son travail était important. Mais c'était aussi une suite logique à sa tâche : puisqu'il suivait cette affaire depuis le début, autant continuer jusqu'au bout… Finalement c'est cet argument là qui l'avait décidé. Mais, à ce moment là, personne ne lui avait parlé d'aller faire le pitre dans le ciel ! Il haïssait le saut en parachute, plus encore que la marche dans la neige. Tout dire !

C'était, chronologiquement, le premier dossier qu'on lui avait donné, pour qu'il s'y fasse les dents. Une histoire de train de prisonniers circulant au sud-est d'Abaj, loin en Sibérie. Ce qui l'avait intrigué c'est que cette voie de chemin de fer était, apparemment, sans issue. Il avait difficilement établi que si des trains de prisonniers, si reconnaissables, avaient jamais emprunté cette voie pour effectuer, en effet, la traversée d'un petit massif montagneux, ils n'en sortaient pas de l'autre côté ! Et pour cause : il n'y avait plus de voies ferrées, le projet de prolongement de la ligne n'avait jamais été achevé ! L'information initiale ne valait pas grand chose et, en outre, d'après la cote de classification, était assez douteuse. Mais tout ce qui parvenait au bureau de Moscou devait être vérifié, probablement. Il avait donc enquêté, compilé les archives, comparé des documents, étudié leur source, interrogé des gens connaissant cette région, épluché les rapports qui arrivaient, demandé d'autres rapports pour découvrir que, finalement, ce n'était peut être pas un train mais trois qui étaient passés par là en plusieurs mois. Si bien que le petit dossier avait pris de l'importance. Et que le Commandement, déjà susceptible pour tout ce qui concernait les prisonniers, était devenu nerveux.

Toutes les sections avaient une mission commune, en dehors de celles qui se présentaient, ponctuellement, localiser tous les camps de prisonniers. Quelle qu'elle soit il devait bien y avoir une raison, toute simple, à ces disparitions de trains, une raison purement "chinoise", c'est à dire sans logique apparente, pensait-il, et il n'avait pas caché son sentiment au Commandant de son Département. Mais les grosses légumes s'étaient entêtées. Tout ce qui touchait aux prisonniers européens était ultra sensible, il ne savait pas pourquoi.

Et puis le côté radin du service lui avait sauté au visage. Parce que cette mission sur place, ne correspondait pas à ses conclusions d'étude du dossier. A ce stade, il avait recommandé des reconnaissances aériennes régulières, pas l'envoi d'une mission de renseignement sur place, là bas, aux fins fonds de la Sibérie, avec si peu d'informations et sans appuis, au sol ! Seulement, les comptables avaient estimé qu'il coûtait moins cher d'envoyer trois bonshommes là-bas, au vrai cœur de la Sibérie, plutôt que d'aménager un terrain, et ses infrastructures bien entendu, quelque part en Sibérie du nord, à portée de vols aller-retour d'Abaj. Et d'y déplacer une Escadrille de Mosquitos. Pendant deux ou trois mois, évidemment.

Aller voir sur place ne l'avait pas vraiment emballé, d'autant qu'il avait découvert que leur mission exigerait une longue préparation, avec des stages spécifiques ; sauts en parachute compris ; l'utilisation d'un de ces nouveaux avions de transport C 119 si précieux, et un voyages de près de 8 000 kilomètres. En revanche il avait apprécié ce gros avion à deux queues ; comme le P 38 B ; capable d'emporter jusqu'à 42 parachutistes dans une grande soute, une porte basculante à l'arrière, qui permettait de tout envoyer par dessus bord en un seul passage, hommes et matériel. Avec une autonomie de 3 670 kilomètres il était l'un des rares à pouvoir assurer la dernière partie de la mission, au-dessus des Territoires Occupés. Bien sûr il y avait des courants d'air, un air glacial, dans cette soute, mais aussi un confort que ne connaissait pas le DC 3 avec ses portes latérales. Il y avait, surtout, dans un coin une cabane-WC chauffée ! Ah, le bonheur ! Sur 8 000 kilomètres ce "détail" avait son importance… Qui n'a jamais baissé culotte dans un froid glacial ne peut pas comprendre !

Distrait, peut être, il ne vit pas le sol approcher et s'enfonça jusqu'à la taille dans une neige poudreuse, molle. Il tira les suspentes du bas pour dégonfler la voile et dégrafa son harnais de parachute, après quoi il écouta durant dix secondes. Rien. Aussitôt il entreprit de dégager les deux raquettes en aluminium qu'il portait dans le dos et se renversa sur le dos pour les fixer à ses demi-bottes. Là seulement il se redressa, péniblement. Adonis était en train de se poser à une vingtaine de mètres. Plus loin il repéra Otkir s'apprêtant à recueillir les trois containeurs. Ils s'étaient posés groupés, comparé aux sauts d'entraînements où il fallait rattraper les parachutes des containeurs, entraînés par le vent. Difficilement il se mit debout et passa sa mitraillette Sterlinch devant lui, vérifia du doigt que le préservatif, enfilé au bout, était toujours en place, empêchant le canon d'être obstrué de neige, l'enleva et enfourna un chargeur double dans le logement, à gauche de l'arme, avant de rejoindre les autres, aux containeurs. Travaillant sans dire un mot ils mirent une demi-heure à tout préparer, monter les traîneaux, les charger du contenu des containeurs et placer ceux-ci sur le dessus pour ne laisser aucune trace matérielle de leur arrivée. Les parachutes furent pliés en forme de rectangle derrière les traîneaux, sur la neige, pour la balayer en avançant et dissimuler, tant soit peu, les traces des patins. Andreï trouvait que c'était idiot puisque cette piste remonterait à leur impact au sol, sans rien au-delà ! Il ne fallait pas être un génie pour comprendre d'où ils venaient ! Si un soldat chinois ne pigeait pas tout de suite il fallait le renvoyer très vite à l'école. Mais c'était le règlement. Ils passèrent les harnais des traîneaux devant leur poitrine et se courbèrent en avant pour déhaler la charge. Une masse sombre commençait à se deviner dans les premières lueurs, montrant la forêt où ils étaient censés se diriger pour y installer leur abri.

Ils y arrivèrent vers 08:00 et Otkir, en tête, choisit leur chemin. Il fallait à chaque instant calculer le passage entre les arbres, compte tenu de la largeur des traîneaux et ils n'avançaient pas vite. Vers 10:00 Otkir stoppa et montra du doigt un endroit qui lui convenait. Il s'agissait maintenant de creuser un abri dans la neige, sous les arbres de préférence, fabriquer un igloo de fortune, assez grand pour contenir matériel et hommes, faire fondre de la neige sur leur petit réchaud alimenté par des barres d'alcool solidifié pour remplir leurs réserves d'eau, avant de pouvoir souffler. Et il était 15:00 quand ils s'affalèrent à l'intérieur, crevés.

- Adonis, tu peux envoyer le message d'installation, fit Otkir.

Otkir était un pur Ouzbek, vivant avant-guerre en Sibérie. Petit et râblé, il y possédait une modeste entreprise de bûcheronnage. Ce qui avait motivé sa désignation. Son aïeul avait migré depuis son Ouzbékistan natal vers la Sibérie au siècle précédent et y avait installé sa famille. Adonis, lui, venait du soleil du Péloponnèse où il était mécanicien, et Andreï était mal à l'aise pour lui. Quel fardeau portait ce pauvre diable. Un nom pareil : Adonis, hors la Grèce, était une croix quand on n'était pas vraiment très beau, ou carrément laid ! Dans ce cas ça devenait un clin d'œil, une sorte de blague qui amusait un instant. Mais ce n'était pas son cas. Lui n'était pas si mal fichu, avec un visage assez allongé, une moustache virile, des traits pas très harmonieux. Et là ça ne collait plus. On le targuait, inconsciemment, de prétention et on se payait sa figure pas si gentiment que ça. Pourtant il n'était pas susceptible et Andreï l'aimait bien. Pendant qu'il sortait son installation radio et que Otkir montait le pédalier de la génératrice servant à alimenter l'émetteur-récepteur, celui-ci dit :

- Andreï je suppose qu'on ne va pas bouger, aujourd'hui ?

Dans l'équipe chacun avait ses prérogatives, son domaine de compétences, et prenait le commandement quand il s'agissait de cela. Pour la mission elle-même c'était Andreï le patron et il confirma de la tête en continuant à préparer le réchaud à alcool sur lequel ils feraient chauffer les rations qu'ils avaient amenées.

- On récupère et on observe. Demain à l'aube, on avancera vers le plateau et, si on voit des maisons isolées, on observe encore, on prend contact avec des habitants. Ce sont les instructions. On descendra vers Abaj plus tard, au besoin. Néanmoins j'aurai besoin de toi pour les contacts.

Otkir parlait plusieurs dialectes locaux, mais de Sibérie de l'ouest, vers l'Oural. Il devait les employer si nécessaire, pour inspirer confiance. De toute façon, on parlait partout le Russe, et le Français, dans cette république. Andreï avait mis les choses au clair avec ses compagnons au départ. C'était sa première mission, il connaissait beaucoup de choses, mais théoriques, donc il acceptait toutes les suggestions et critiques, même si c'était lui qui prenait la décision finale. Il était passé lieutenant depuis six mois, alors que Otkir et Adonis étaient Sous-officiers, mais il ne faisait pas étalage d'autorité, ce n'était pas son genre. Il avait suivi les cours d'officier parce qu'on l'avait désigné, qu'il avait fait des études supérieures et qu'il était probablement plus utile à ce niveau, c'est tout.

Ils prirent le poste de surveillance que Otkir leur fixa, chacun avec de longues jumelles de marine, dont la carcasse était peinte en blanc, comme la majorité de leur matériel, pour surveiller le plus loin possible. A la nuit, ils regagnèrent l'igloo sans avoir remarqué un mouvement. Adonis était rentré le premier pour préparer le dîner sur le réchaud placé sous un petit conduit aboutissant dehors. Il fallait faire chauffer le repas très vite, à cause de l'odeur. Ensuite, de nuit, ils pourraient faire bouillir de l'eau pour faire du thé ou du café, la vapeur ne ferait que souder leur toit sans que rien ne les trahisse. A 21 heures précises Adonis émit le groupe de lettres signifiant qu'ils étaient maintenant installés et n'avaient rien à signaler, pendant que Otkir actionnait le pédalier. L'accusé de réception leur parvint très vite et ils choisirent leur tour de garde, puis se couchèrent.

Les yeux fermés, dans le noir, Andreï, pensa longuement à la lettre d'Hanna qu'il avait reçue peu de temps avant leur départ. Elle commençait toujours ses lettres de la même façon : "Salut beau Lieutenant". Sa façon à elle de tenter de donner à leur correspondance un ton d'humour qui correspondait à leurs années de fac. Pourtant, le contenu avait évolué depuis juin 1945. Autant que son physique à lui. La longue mèche de cheveux qu'il remettait constamment en ordre avait disparu depuis son intégration dans l'armée. Ses cheveux étaient coupés courts, désormais. Et les stages qu'il avait effectués l'avaient transformé. Il avait pris six kilos de muscles, se tenait plus droit, ses yeux pouvaient montrer une dureté qu'ils n'avaient pas auparavant. Seule sa personnalité profonde n'avait pas changé. C'était toujours un jeune homme profondément gentil. Pas naïf, mais gentil. Il ne voulait jamais blesser un interlocuteur. Cependant, si les circonstances l'exigeaient, il pouvait désormais lâcher un NON définitif et sec. Et, étrangement, ceux qu'il côtoyait régulièrement et avaient pris l'habitude de le mettre à contribution, n'insistaient jamais, dans ce cas là. Il n'avait pas besoin d'asseoir son autorité, elle s'exerçait quand il estimait que c'était nécessaire et il n'admettait pas de contestation. Les autres le comprenaient.

Hanna s'était donc engagée dès le début de la guerre, après avoir passé son dernier Certificat de Licence, en octobre. Elle avait eu un retard dans les examens intermédiaires, en 45. Elle avait suivi une longue formation d'Officier Auxiliaire Assistante d'Etat-Major. C'était un nouveau Personnel féminin, trié soigneusement, réservé exclusivement à des jeune filles ayant fait des études universitaires. Les quelques jeunes filles acceptées devaient atteindre un niveau assez élevé de connaissances militaires. Elles étudiaient même les bases de la stratégie. Von Clausewitz, bien entendu, et bien d'autres. Sa formation avait duré quatorze mois d'un travail intense. Désormais elle était l'assistante de l'un des généraux de l'Etat-Major Blindé, de l'Armée du nord. Son bon rang de sortie lui avait permis de choisir Toula, au sud de Moscou et ce n'était pas par hasard, Andreï s'en doutait bien, lui qui était basé dans la capitale russe. Même s'ils n'en avaient jamais parlé. Ces derniers mois ils se voyaient souvent, après s'être beaucoup écrit. Dès que l'un d'eux pouvait obtenir une permission il prenait le train et venait voir l'autre, parfois seulement pour un dîner, dans un petit bistro. Il n'y avait jamais de tendresses explicites dans leurs lettres, rien d'exprimé en tout cas, mais chacun savait lire entre les lignes, derrière le ton ironique, les récits humoristiques de ce qu'ils vivaient, sans donner de précisions puisque leur travail, à chacun, était d'un niveau de classification élevé. Ils maniaient des informations codées, secrètes. Elle aussi avait changé. L'ironie avait toujours été dominante dans ses rapports avec les autres. Aujourd'hui elle pouvait avoir un air si sérieux qu'on ne la reconnaissait pas. Elle avait raccourci, elle aussi, ses cheveux, ses traits s'étaient curieusement affinés. Elle avait autrefois un visage, non pas rond, mais des joues assez pleines. Plus maintenant. Elles s'étaient légèrement creusées ce qui faisait ressortir ses pommettes. En réalité, si Andreï la trouvait plutôt jolie, avant guerre, et était subjugué par son charme, il se rendait compte qu'elle était maintenant assez belle. Plutôt belle. Enfin belle, quoi !

Il se savait peu objectif en ce qui la concernait… Et lorsqu'elle laissait reparaître son charme, parfois fugitivement, le temps d'un regard, ses yeux un peu plissés, il fondait. Oh son regard quand elle fermait légèrement les yeux ! Elle lui était totalement nécessaire, il avait fini par l'admettre. Et quand il avait un moment de creux et se demandait où elle en était, dans leur relation ; elle qui n'en disait jamais rien ; il finissait par reconnaître qu'elle n'était pas forcée de lui écrire aussi souvent, ni de se précipiter à Moscou, quand elle le pouvait, alors qu'elle aurait pu descendre à Kiev, à Minsk ou ailleurs, où elle avait plusieurs oncles et cousins. Elle en était probablement au même point que lui, ne voulant rien engager de plus personnel pendant cette foutue guerre. Mais restant disponible pour lui.

Dans sa dernière lettre elle lui disait que sa position n'était pas confortable, qu'elle savait trop de choses et qu'elle suivait, sans doute avec trop d'attention, l'activité du front où opérait le 125ème Hussard, le Régiment d'Alexandre, son frère… Andreï avait été contaminé par les Clermont et, lui aussi, écrivait beaucoup aux cousins qu'on lui avait présentés à Millecrabe. Mais en priorité avec Piotr, et Alexandre, bien sûr. Alexandre lui avait longuement écrit quand il suivait le cour d'officier de blindé. Il avait une façon particulière de porter en dérision les différentes manœuvres qu'il apprenait et les erreurs qu'il commettait. Ensuite, quand il était parti en entraînement avec le 125ème auquel il avait été affecté, il faisait vivre les membres de son équipage au point qu'Andreï avait l'impression de les connaître. Des personnages tellement étonnants qu'on se demandait s'il ne les avait pas choisis lui-même !

Ce qui l'avait amené à penser, un jour, qu'après la guerre se poserait aux soldats un problème. Non, pas vraiment un problème, mais peut être une difficulté à vivre. On ne côtoie pas des gens pendant des années ; au front, surtout ; sans développer des amitiés profondes avec ceux qui combattent près de vous. Il pensait particulièrement aux équipages de chars, aux marins ou aux pilotes, comme Piotr, ou le petit Kola qu'il avait trouvé intéressant. L'absence de ceux à côté de qui on a souffert, on a eu peur en connaissant une autre vie, causerait probablement un vide, un manque, pour ces gens là. Et il se dit qu'une profession allait connaître un boum, celles des psychothérapeutes !

***

En fin de nuit Adonis prit un poste de surveillance d'où il apercevait la vallée et Otkir et Andreï partirent, longeant la forêt. Tous les trois avaient enfilé la combinaison blanche par dessus leur tenue de combat matelassée. Celle-ci était vitale car elle signifiait qu'ils étaient soldats et non "rebelles", comme disaient les Chinois pour parler de groupes de combattants civils qui avaient pris les armes après l'occupation de leur pays. Ils fusillaient les rebelles, capturés les armes à la main ou non, même simplement suspectés. Sans procès.

Le plateau n'était pas très long et, en approchant d'une partie rocheuse surplombant la Koksa avec les jumelles, ils purent voir Abaj à une dizaine de kilomètres. Mais, surtout, ils avaient une vue parfaite sur le réseau ferré. Une voie double franchissait la large rivière ; prise par les glaces en ce moment ; bâtie au-dessous d'une route, à l'étage supérieur, et se séparant en deux, sur cette rive-ci, une branche obliquant vers le sud-est, la Chine, en gros, l'autre au sud-ouest, vers le Kazakhstan. Andreï ne savait pas encore comment trouver la réponse à la grande question : qui avait vu ces trains de prisonniers et y avait-il un camp par là, dans les montagnes ? Si c'était le cas on devait bien le savoir dans la région ? Il tendit le bras vers la seule habitation qui se trouva sur le plateau. Une cheminée fumait.

- Si tu étais Chinois tu crois que tu ne serais pas tenté de mettre un petit poste militaire là ? dit-il. Avec cette vue. Otkir fit la moue.

- Je ne sais pas, je ne suis pas Chinois. Mais, comme Sibérien, oui j'en placerais un.

Il avait raison de dire, à sa façon, que le mode de raisonnement chinois était très différent et Andreï lui sut gré de le lui rappeler.

- On va se rapprocher le plus possible et observer, décida-t-il. Ils purent se placer dans un éboulis rocheux, à trois cents mètres de la bâtisse, s'enfouissant dans la neige. Dans ce cadre il fallait toujours bien choisir son chemin. Se cacher était assez facile mais les traces qu'on laissait dans la neige perduraient plusieurs jours, si ce n'est plusieurs semaines.

Vers cinq heures ils virent un homme chaussé de raquettes, petit point noir, venir par un sentier qu'ils n'avaient pas remarqué, au bout du plateau, à cinq cents mètres. Aussitôt Andreï suggéra qu'ils fassent un détour pour aller l'emprunter plus loin et approcher de la maison sans trop laisser de traces. Il leur fallut une heure pour cela mais ils étaient guidés par les lumières de la maison. Du coup Andreï plaça Otkir en recueil à une quarantaine de mètres, la portée utile de leurs mitraillettes où leur précision était acceptable, et approcha seul. Faisant attention à rester dans les traces multiples autour de la maison il se plaqua contre un mur pour regarder à l'intérieur.

Un couple, assez âgé, et un autre d'une quarantaine d'années étaient attablés pour dîner, une adolescente de 15-16 ans entre eux. Tous avaient un type oriental prononcé, un visage rond, la peau bistre et constellée de petites rides, chez les plus vieux, des yeux très bridés. De vrais Sibériens de l'est, avec des racines mongoles, peut être ? Les hommes portaient sur la tête une sorte de petite coiffure basse, carrée, dont les flancs étaient de couleurs différentes, violentes, des roses, des violets, des mauves. Les femmes portaient des foulards très colorés et imprimés, sur leurs cheveux noirs. Personne ne parlait. Ils mastiquaient lentement, avec soin, aurait-on dit, et Andreï resta un moment partagé entre l'envie d'entrer, tout bonnement, ou d'observer encore avant de faire quoi que ce soit. A la fin du repas la jeune fille alla chercher un samovar de cuivre et l'apporta à table. A ce moment seulement ils parlèrent, en russe, buvant le thé servi par la plus jeune des femmes. D'où il était placé, près de la fenêtre Andreï pouvait entendre ce qui se disait. Le plus vieux interrogea l'autre homme, qui semblait être son gendre, sur des relations d'Abaj. Les nouvelles n'étaient pas bonnes et, à tour de rôle, ils secouaient la tête et laissaient du temps passer entre chaque phrase. Puis le plus jeune fit des commentaires à propos de bétail qu'il paraissait difficile de nourrir. Andreï se demandait quel travail ce type pouvait occuper, vivant si loin de la ville. Il fut aussi question d'abattage de bois et ils évoquèrent enfin clairement les troupes chinoises. Pourtant il était impossible de savoir ce qu'ils en pensaient.

Et puis ils parlèrent plus fort, la jeune fille déclara qu'elle aimerait bien voir deux amies, un après-midi. Son père la rabroua assez sèchement en disant que c'était une longue marche et qu'il ne pouvait s'absenter de son travail pour l'accompagner car le surveillant chinois était très sévère. La petite défendit son projet, maudissant les chinois, jusqu'à ce que son père lui ordonne d'aller s'occuper des lapins. Ce fut une sonnette d'alarme dans la tête d'Andreï. Lapins = appentis = sortie = danger d'être surpris ! Il regarda autour de lui. Au bout de la maison, accolé à celle-ci était bâti un hangar de rondins. Il s'y dirigea rapidement et se dissimulait contre un mur extérieur, quand une porte s'ouvrit et la jeune fille apparut, emmitouflée dans un long manteau matelassé, aux boutonnières inclinées, un panier à la main, une lampe à pétrole dans l'autre. Elle vint jusqu'au hangar et y pénétra. D'instinct Andreï prit sa décision, entra derrière elle en jetant un coup d'œil circulaire. Des cages s'alignaient, sur la droite, où l'on voyait de grands lapins, uniformément blancs ou noirs, avec une incroyable fourrure aux poils très longs. Il la laissa d'abord les nourrir en prenant des herbes sèches dans un coin, sous de vieilles bâches puis l'appela doucement, en russe :

- Mademoiselle…

Elle se retourna tout de suite, effrayée.

- N'ayez pas peur, je suis un soldat européen. Regardez, je porte l'uniforme.

Il repoussa la Sterlinch dans son dos et ouvrit largement sa combinaison blanche pour montrer le haut de sa tenue de combat.

- Qu'est-ce que vous voulez ?… dit-elle enfin, Les Chinois interdisent… Vous n'avez pas le droit d'être ici…

- Je suis en mission, mademoiselle. Vous voyez bien que je ne vous veux pas de mal… rassurez-vous, reprenez votre calme, je vous en prie.

Elle eut un mouvement agacée.

- Je suis calme… c'est seulement qu'à cause de vous on pourrait…

- Mademoiselle, répondez seulement à une question, y at-il des soldats chinois dans la maison ?

- Non, sûr que non !

Elle avait l'air outrée et il poursuivit :

- Pensez-vous que vos parents, votre père, peut être, accepteraient de me parler ? Seulement parler ?

Elle plissa légèrement les yeux.

- De quoi ?

La gamine commençait à l'énerver mais il se força à sourire.

- Je cherche le chemin le plus sûr pour aller à la gare d'Abaj.

Décontenancée, la petite.

- Qu'est-ce que vous voulez y faire ?

Dieu, elle le faisait exprès ou quoi ?

- Je l'expliquerai à votre père.

Elle le regarda en silence puis inclina la tête.

- A mon père seulement, alors.

- Pourquoi seulement lui ?

- Parce que les Chinois fusillent ceux qui parlent à des rebelles.

Autrement dit s'il s'agissait de son père elle s'en foutait. Elle avait la rancune tenace !

- D'accord, seulement à votre père.

- Restez là, je vais le chercher, dit-elle en prenant la lampe et faisant demi-tour.

Il accepta de la tête mais elle ne le regardait plus. Il la suivit dès qu'elle eut pénétré dans la maison. Le visage près de le fenêtre il la vit s'affairer puis parler à l'oreille de son père qui la regarda, d'abord interloqué, puis se leva, s'habilla d'une longue pelisse de mouton, avec un haut col d'une autre fourrure, aux poils rappelant ceux des lapins. Il prit la lampe à pétrole que sa fille avait posée sur un banc sans l'éteindre. Quand il se dirigea vers la porte de la maison Andreï courut au hangar de rondins.

- Qu'est-ce que vous faites chez moi ? demanda l'homme en russe, entrant dans la battisse, avant de poser sa lampe au sol.

Le jeune homme avait caché sa mitraillette derrière une caisse à claire-voie, à ses pieds, et ouvert complètement sa combinaison.

- Lieutenant Provost, 128ème Régiment d'assaut, je ne suis pas un rebelle, monsieur.

L'autre répéta, sans changer de ton :

- Qu'est-ce que vous faites là ?

- Je suis en mission de reconnaissance. Monsieur…?

Il se demanda fugitivement si le gars allait mordre à une histoire aussi farfelue. L'homme hésita.

- Mon nom c'est Pavlo Poulsky. Une mission… officielle ?

- Bien entendu, officielle ! Je vous l'ai dit, je ne suis pas un rebelle. Je ne pense pas qu'ils portent ce genre de tenue, n'est ce pas ?

- Ben… enfin je suppose. J'en connais pas, moi. Prudent, il mettait les choses au point. Mais il fallait avancer.

- Je cherche un renseignement. Je voudrais savoir comment aller à la gare d'Abaj, de nuit.

Curieusement l'autre parut soudain rassuré.

- Ca fait un sacré chemin. Vous voulez quand même pas prendre le train ?

Il paraissait soudain amusé par cette idée.

- Prendre le train, non, mais les regarder, oui.

- Vous voulez aller à Abaj regarder les trains, c'est ça votre histoire ?

- C'est un peu ça, oui.

- Bon, si on s'asseyait par là, que vous me la disiez votre histoire… mais la vraie, hein ? Parce qu'on est pas plus bête qu'en Russie, par ici. Je sais bien qu'on fait pas 10 000 kilomètres simplement pour regarder passer des trains, pas vrai ? Et si c'est pour nous regarder mourir y fallait pas tant traîner… Et puis avec votre tête de Russe, vous ferez pas longtemps dans les chemins ou les rues !

Il tourna le dos, fit trois pas et s'assit sur un tas de bûches. Andreï, ennuyé de s'éloigner de sa mitraillette hésita avant de le suivre. Il se borna à s'adosser à une poutre pour être prêt à réagir rapidement.

- Pourquoi dites-vous ça, Monsieur Poulsky ? Pourquoi parlez-vous de mourir ?

L'homme eut un geste d'exaspération.

- Où vous croyez qu'ils sont tous les habitants, hein ?

Tous ceux qui venaient de Russie, ceux qui nous ressemblaient pas, à nous autres les vieux Sibériens ? Par ici il y en avait un paquet. Vous avez pas vu les grands tumulus ? Pas c'qui manque, pourtant.

Andreï commençait à deviner. Son regard se fit plus étroit comme s'il se méfiait de ce qu'il allait entendre.

- Je n'ai pas circulé en Sibérie, Monsieur Poulsky, alors expliquez-moi, s'il vous plait ?

- Vous vous payez ma bobine ? Alors à Moscou on n'sait rien ? On n'sait pas ce qui se passe dans les Territoires Occupés, comme ils disent ?

- Moi, je ne sais rien de ce qui se passe par ici, en tout cas.

- Alors vous venez aux renseignements, c'est ça ? Eh ben vous en avez mis du temps, à vous occuper d'nous !

Il fallait réagir tout de suite. Andreï se sentait très loin de sa mission mais il fallait accepter ce que voulait dire ce gars. Malgré le danger pressent qu'il ressentait. Il n'y avait évidemment pas le téléphone dans la ferme et personne ne pouvait s'en échapper sans être vu d'Otkir… Il pouvait prendre le risque de rester plus longtemps que prévu.

- Monsieur Poulsky, vous voyez que je suis un soldat, je ne sais pas tout, loin de là. Vous avez beaucoup de choses à m'apprendre et il faudra du temps. Votre famille ne va pas s'inquiéter de vous voir absent trop longtemps ?

Le type le regarda un moment, d'abord interloqué, puis indécis. Il finit par se lever.

- Restez là.

Andreï le suivit de loin, bien entendu, jusqu'à la maison. Il le vit parler à sa femme puis s'activer. Le temps passait, Otkir allait se faire du souci et il faisait de plus en plus froid. Il allait geler à rester immobile dans son emplacement de recueil. Mais ce que ce type avait à dire paraissait important au jeune homme. Le gars finit par revenir avec un panier d'où il tira deux grands pots de thé fumant, chacun recouvert d'un couvercle métallique pour le garder au chaud plus longtemps. Il les posa sur un tas de bois et s'assit.

- Alors vous êtes v'nu par avion, hein ? Vous avez rien vu ?…

Il laissa passer un temps et se lança :

- Ca a commencé presque tout de suite, quand leurs soldats ont occupé la ville. "Nettoyage ethnique" y z'appellaient ça. Pas difficile y suffisait de nous regarder. Tous les hommes, les femmes, les enfants, qui avaient pas une tête orientale ont dû s'installer dans la partie est de la ville, les vieux quartiers, les plus miséreux qui ont été fermés, encerclés avec des barricades, au bout des rues. Personne avait le droit d'y entrer. Au début, nous autres, ceux qui sont là depuis toujours, avec nos têtes, quoi ; ça se voyait bien, qu'on était Sibériens de souche ; on a pas été trop inquiétés. On perdait notre travail mais il a bien fallu remettre les ateliers en marche, qu'les fermes elles produisent comme avant, abattre des arbres, hein ? Et c'est nous qu'on savait le faire. Nous les ouvriers des fabriques, les paysans… Les autres, enfin ceux qui venaient de l'ouest, ou que les parents venaient de l'ouest, ils les ont mis ensemble. C'est les Chinois qui leur donnaient à manger. Vous auriez vu ça… Même pas un cochon l'aurait mangé… Au bout d'un moment nous autres, enfin quelques uns, on a voulu savoir. Parce que les Chinois interdisaient d'approcher des vieux quartiers. Y tiraient tout de suite. Y z'ont des sentinelles. C'est vrai qu'au début on était soulagés d'voir qu'ils nous laissaient en paix, nous autres. On retrouvait du travail. Forcément avec tous ceux qui étaient enfermés dans leur… j'sais plus comment ils appellent ça. D'un nom Chinois. C'est vrai qu'on a vu des choses… Des voisins qu'on croyait bien connaître, depuis si longtemps, des gens qui habitaient Abaj depuis un siècle, qui venaient quelque fois de Mongolie, sont devenus copains avec les Chinois ! Y en a même qui travaillent pour leur Advaï, leur sorte de commandement de la ville, quoi. Y mangent bien, y s'enrichissent, mais les Chinois les méprisent aussi, on le voit bien. Mais, bon… des gens comme ça on en trouve partout, hein ? Quand même y en a qui se sont demandé comment y vivaient dans les vieilles bâtisses. Après tout y z'étaient d'ici, hein, des voisins, des amis même, des fois. Alors y en a qui ont été voir, la nuit, en se faufilant… C'était pas beau. Y crevait de faim, les Russes… Alors certains, des jeunes souvent, ont commencé à leur apporter c'qu'y pouvait voler à manger. Même du charbon, des fois, pour leur vieux poêle. Des vieux vêtements, pour faire des couches et des couches sur le corps, comprenez ?

Il s'interrompit et vida son pot de thé qui ne fumait plus maintenant. Andreï décida, d'abord, de rester immobile, n'osant pas bouger de peur de rompre le récit, puis il se dit que ce n'était pas courtois et il saisit le second pot de thé qu'il commença à siroter, se réchauffant un peu. Des informations parvenaient, occasionnellement, aux Bureaux, à Moscou ou à Kiev, mais ce n'était souvent que des rumeurs, de troisième ou quatrième main, difficile d'y accoler une cote d'authenticité.

- Ici comme ailleurs, on sait jamais pourquoi, les Chinois, décident tout d'un coup, d'une rafle. Tous les six mois, peut être, dans les vieux quartiers. En général y gardent les jeunes ; au printemps y les font travailler, ramasser des patates, des choses comme ça, on n'est plus assez pour l'faire, nous autres. Mais les autres ; tantôt les femmes, tantôt, les vieux, tantôt des familles complètes ; y sont emmenés en camion, en dehors de la ville, après que les jeunes ont creusé des grandes tranchées… Et les camions reviennent vides ! A Abaj une personne sur trois a disparu, maintenant… Voilà, alors on sait pas ça à Moscou, à Kiev ?

Andreï secoua la tête doucement, ne sachant quoi répondre, comment répondre ? Il reposa le pot de thé vide le temps de réfléchir.

- L'Europe est si grande, Monsieur Poulsky. Si grande qu'il faut beaucoup de temps pour apprendre ce qui se passe, partout où sont les Chinois. Des gens savent sûrement, mais pas moi. On a sans doute pensé que ce n'était pas nécessaire pour ma mission, ou c'est un oubli, ou je ne sais quoi.

- Eh ben c'est quoi votre mission, comme vous dites ?

- Je cherche certains trains, commença-t-il.

Comme l'homme ne réagissait pas il se décida à foncer.

- Des trains de prisonniers européens.

Cette fois le type fut sincèrement surpris.

- Y a pas de trains de prisonniers par ici.

- Pas de camp ?

- Non… Jamais eu de camp.

- Pourtant on en a vu, des trains.

- Qui ça ?

Andreï haussa les épaules.

- Je ne sais pas, on ne me dit pas tout. Je sais seulement que des trains de prisonniers sont passés par ici, dit-il avec un geste vague de la main.

- Par ici ? Mais c'est pas possible. De ce côté de la rivière la ligne de l'Est est fermée. Elle allait dans la montagne, avant la guerre, mais on l'a fermée. Et l'autre elle fonctionne pas souvent dans notre sens. Il y a pas beaucoup de marchandises qui viennent du Kazakhstan, maintenant. Le gros trafic, comme y disent, c'est le bois qu'on envoie vers le sud et puis les trains depuis la Chine en direction de l'ouest, en passant par le nord d'Abaj.

Andreï comprit qu'il parlait du pont qui traversait la Koksa et de la voie qu'il avait vu l'enjamber, sous la route. Et il s'agissait de sa voie ferrée ? Finalement il n'y avait rien de si exceptionnel. Les cartes révélaient que la voie en question obliquait bien au sud-est d'Abaj pour se diriger vers le petit massif montagneux. Logique qu'elle passe par ce pont, il ne devait pas y en avoir beaucoup.

- Et vous… vous n'avez rien remarqué, par ici ?

- Des trains avec des gens dedans y passent plus si souvent, maintenant, j'vous dis. Mais presque toujours vers les Kazaks. L'autre ligne elle sert plus. Vous vous trompez.

- Vous pensez que le Haut Commandement m'aurait envoyé sans être certain de ça ?

L'homme secoua lentement la tête.

- Ben, je sais pas… Enfin vous savez mieux que moi, hein ?

- Moi je lui fais confiance, dit Andreï.

- En tout cas moi j'ai jamais entendu parler de ça . Le silence s'établit. Andreï allait dire n'importe quoi pour renouer quand le gars reprit.

- Je vois qu'une solution pour vot' problème. Faut poser la question à un gars des chemins de fer.

- Je ne connais personne dans la région.

- Y aurait bien le vieux Léonide. L'est plus tout jeune mais les Chinois l'ont repris, avec tous les jeunes qui sont plus là, hein ?

- Je peux avoir confiance en lui ?

Poulsky se raidit.

- Et pourquoi pas ?

- Je ne sais pas justement.

- Vous m'avez ben parlé à moi !

Difficile de lui dire combien il était sur ses gardes. Il allait déjà être délicat de ramasser la Sterlinch. Il décida d'éluder.

- Il habite en ville ?

- A la sortie. De ce côté ci.

- Et lui il pourrait savoir ?

- Y travaille au trafic, je vous dis. Y surveille les aiguillages.

L'idée n'était pas mauvaise du tout, surtout après ce qu'il venait d'apprendre. Mais il allait falloir que le gars se mouille un peu.

- Sa maison est isolée ?… Je vous demande ça pour aller le voir.

- Ah non, c'est pas isolé par là-bas… C't'une grande ville Abaj ! Vous auriez peur qu'on vous voie, c'est ça ?

En guise de réponse le jeune officier hocha la tête en montrant sa tenue.

- Ouais, bien sûr, fit Poulsky… Alors je pourrais lui dire que vous voulez le voir, ça vous irait, ça ?

- Oui, ça m'irait bien. Si votre maison n'est pas trop loin pour lui. C'est possible ?

- Possible… possible.

Il n'avait pas l'air très chaud et Andreï enfonça un peu le clou.

- Bien sûr je devrai faire un rapport et le Haut Commandement saura que vous m'avez aidé. Après la guerre il s'en souviendra quand il s'agira de proposer les bons emplois.

- Après la guerre… Vous pensez que les Chinois quitteront Abaj, vous ?

Il avait l'air vraiment sceptique. Après tout c'était assez normal. Cette région avait été envahie immédiatement et il vivait à côté des occupants depuis dix huit mois sans nouvelles de la Fédération.

- Monsieur Poulsky, je peux seulement vous dire que l'Armée de la Fédération les reconduira chez eux et verrouillera la frontière.

Il y eut un silence. Poulsky le regardait, plissant les yeux, qui devinrent des fentes !

- Comme la dernière fois ?

- Non, Monsieur Poulsky. La Fédération ne fait jamais deux fois la même erreur.

- Alors vous croyez que… qu'on va gagner, vraiment gagner, cette guerre ?

Il n'avait pas l'air très sûr en posant la question. Andreï s'en voulut mais bluffa.

- Nous les avons arrêtés. Comme la dernière fois. Maintenant on va commencer à les repousser vers leurs frontières, puis on ira jusqu'à Pékin.

- Jusqu'à Pékin ? répéta l'autre, impressionné.

Andreï en remit une couche.

- Cette fois on ne s'arrêtera pas avant !

Il y eut un nouveau silence, mais d'une autre qualité. Poulsky réfléchissait. Il se décida.

- Je vais aller voir Léonide demain… Je lui dis quoi ?

- Simplement qu'un officier envoyé par le Haut Commandement voudrait savoir combien de trains de prisonniers sont passés sur la vieille voie, et où ils allaient.

- Et comment je vous préviens ?

Andreï y avait pensé depuis que l'autre lui avait parlé de son copain.

- Quand il sera d'accord pour me rencontrer, une nuit, plantez un bâton sur le toit de votre maison, à côté de la cheminée. Si quelque chose ne va pas mettez-en deux. Je surveillerai.

Si les Chinois étaient alertés et interrogeaient ce type ils penseraient immédiatement que le groupe de soldats européens était dans la montagne, bien entendu. Cependant il y aurait du mouvement et le petit groupe pourrait fuir.

- Des bâtons, hein ?

- Oui. Un pour me dire si Léonide est d'accord pour ce rendez-vous, deux si vous sentez que quelque chose ne va pas.

- Quelque chose qui irait pas comment ?

Inquiet, bien sûr. Il n'était pas préparé à ça, le pauvre diable.

- Par exemple si vous voyez des soldats Chinois autour de sa maison.

- Ah oui, je comprends, répondit-il en hochant vigoureusement la tête… Alors on va faire comme ça. Un bâton quand le vieux me donne rendez-vous, deux si y a des Chinois chez lui.

C'était très simplifié, mais il n'était pas temps de lui faire un cours sur les prises de contact, ni de l'embrouiller. Andreï hocha la tête. C'est alors que Poulsky lui tendit la main. Comme s'ils venaient de conclure une vente de bétail, de faire une affaire, de passer un contrat moral où chacun s'engageait ! Et Andreï se sentit très mal à l'aise. Il était en train de tromper délibérément cet homme. Il aurait voulu être dans son bureau de Kiev. Il serra une main rude et franche ce qui augmenta encore son malaise.

- Bien, fit-il en évitant le regard de Poulsky, rentrez chez vous, maintenant, et dites à votre fille de ne rien raconter de tout cela. Je vais partir aussi.

Quand il fut seul il récupéra la Sterlinch et quitta le hangar. Otkir le récupéra à une cinquantaine de mètres.

- Alors ? Je me suis demandé ce qui se passait ? Tu as beaucoup tardé. C'est trop long pour un contact !

- Viens, partons, je te raconterai tout à l'heure.

Ils ne regagnèrent l'igloo qu'à deux heures du matin, crevés. Adonis veillait dehors, et surgit brusquement devant eux, pas inquiet apparemment. Pendant qu'ils mangeaient Andreï fit un long récit de son entretien et termina en évoquant la vie à Abaj, selon les dires de Poulsky. Les deux autres membres de la mission étaient aussi abasourdis que lui. Difficile d'imaginer ces massacres de populations civiles, non orientales. Mais c'était effectivement simple de faire un tri entre les types raciaux de Sibérie. On peut mentir sur son identité, ses origines, quand elles ne s'affichent pas sur votre visage !

Ils finirent de manger et se couchèrent. Le lendemain Otkir alla reconnaître un chemin de fuite qui leur ferait quitter la vallée en profitant de l'itinéraire le plus discret, laissant le moins de traces possible. Il fallait tout envisager. Andreï et Adonis se relayèrent pour surveiller la vallée et la partie du plateau que l'on pouvait voir. Le temps était à la neige qui se mit effectivement à tomber au milieu de l'après-midi. Leurs traces de l'atterrissage allaient être recouvertes et c'était parfait, mais ils allaient en laisser de nouvelles en allant vers le plateau, chaque jour. Il faudrait trouver un itinéraire passant davantage par des rochers pour n'en laisser que peu. Ils revinrent à l'igloo à la nuit tombée et établirent un tour de garde, dehors, jusqu'à onze heures du soir. Après quoi ils se couchèrent. Ils parlaient peu. Otkir, le plus expérimenté d'eux tous, leur avait expliqué que c'était toujours ainsi au début des missions en territoire ennemi.

Andreï songea que chacun restait enfermé avec ses peurs, ses angoisses mais voulait faire bonne figure et ne disait rien des siennes. C'est vrai que lui n'était pas à l'aise. Pas à cause de leur position ici, dans l'igloo, mais à propos des relations qu'il allait nouer avec des habitants. Il considérait la guerre comme une sorte de roue de la fortune qui s'arrêtait ou ne s'arrêtait pas, sans que l'on y puisse grand chose. Mais qu'il s'agissait, quand même, de faire tourner le mieux possible pour qu'elle s'éloigne de votre coin. Ce n'était pas ce qui le perturbait le plus. D'autant qu'il mesurait son inexpérience à juger de la proximité immédiate du danger. Non… non cela concernait la visite chez Poulsky.

Dans les meilleures conditions ces gens allaient rester dans leur région, alors que lui rentrerait dans l'ouest, quand tout serait fini ici. Mais il allait vivre dans le mensonge, pendant cette mission. Il y avait pensé auparavant, bien entendu, mais ne s'était pas suffisamment attardé sur cet aspect là. Il se servait, utilisait la population. Comme les Chinois, finalement. Il faisait courir des dangers à cette famille, aux autres personnes qu'il rencontrerait et ça ne lui plaisait pas du tout. Il se sentait de moins en moins fait pour ce travail. Il n'était plus un gamin et savait bien que c'était inévitable. Une guerre n'est pas seulement le front, il y a aussi des choses moches, avilissantes, à accomplir ailleurs.

Mais la guerre se terminerait, d'une manière ou d'une autre, et il faudrait vivre ensuite avec ces souvenirs là. Ca pouvait vous démolir un bonhomme, il le sentait. C'est long une vie avec des cauchemars, des souvenirs blessants qui remontent n'importe quand ; devant un paysage, un visage, en entendant une phrase, même à côté d'une femme qu'on aime infiniment ; qui vous renvoient au passé… Des blessures morales, mais dont les cicatrices étaient aussi douloureuses, traumatisante, que celle de la chair, évidemment.

Il se souvint de son adolescence, de certains anciens de la Première Guerre, taciturnes, renfermés, qu'on évitait parce qu'ils rendaient mal à l'aise. De même qu'il avait toujours évité les récits des survivants du front ou des camps de prisonniers. Il y en avait eu énormément à cette époque là. Les premiers mois de la guerre, en 1915, s'étaient déroulés de la même manière, que cette fois ci. Les Chinois avançaient facilement, si facilement… Et faisaient des centaines de milliers de prisonniers. Plusieurs millions, en tout, sûrement.

Une rancune le saisit à la pensée des responsables politiques qui n'avaient pas su protéger le pays de ça. Qui n'avaient pas su gérer le pays. C'était pourtant leur fonction véritable ! Leur seule raison de se trouver à ces postes là…

Les politiciens des années 1930-1945 avaient été aussi naïfs que ceux de 1900-1915. Et ils n'en avaient pas le droit, justement ! Leur fonction elle même leur interdisait de se tromper. Ils étaient les seuls, en fait, dans la société des hommes, dont l'activité interdisait l'erreur ! Leur seule justification d'exister, d'être autorisé à apaiser leur soif maladive de pouvoir ; tant celle-ci atteignait des sommets, médicalement parlant ; était de gérer au mieux le pays. Et ils s'étaient bel et bien trompés. Bien sûr tout le monde pense qu'un homme est faillible, que c'est dans la nature. Mais pas à ces postes là. C'est pour cela qu'ils étaient nombreux, organisés en assemblées, structurés, pour que, à eux tous, ils ne se trompent pas. Jamais. Personne ne les forçait à accepter ces postes si difficiles à tenir. S'ils se portaient volontaires, qu'ils en assument toutes les difficultés !

En réalité, Andreï y songea soudain, un système de gouvernement avait pour effet d'amener au pouvoir des gens qui étaient des anormaux ! L'ambition forcenée, l'envie de commander, d'être important, était un point commun à tous les hommes politiques. Le seul point commun à vrai dire. Le paradoxe étant que ce niveau d'ambition là était nécessaire pour amener un homme à ces fonctions ! Un homme politique de premier plan devait être un ambitieux forcené, un véritable malade d'ambition, sinon il n'était pas capable de mener le long combat pour arriver au sommet. Cette ambition ; tellement excessive qu'elle faisait d'eux des anormaux ; était indispensable pour désirer occuper ces postes… Ce qui impliquait que plus ils étaient montés haut, plus leur ambition, leur maladie était grave ! Au point que ceux d'en haut étaient les plus atteints ! Xian Lo Chu aurait probablement mérité un internement… Un cercle vicieux. Tout le monde est plus ou moins atteint d'ambition et c'est souhaitable pour progresser dans sa voie. Mais jusqu'à un certain point seulement. Au-delà, cela devient une maladie qui perturbe le jugement, le comportement, et relève de la psychiatrie ! Andreï se demanda, fugitivement, ce qui lui arrivait pour réfléchir à des choses pareilles, ici, dans ces conditions ?

Chez ces gens-là, les politiciens de métier, les ministres, les chefs de partis, les limites étaient pulvérisées, ils basculaient du côté où, de moteur pour avancer dans la vie, l'ambition devenait une source de perturbations du jugement et du comportement. Et ces anormaux, ces malades, n'étaient pas soignés, pas clients des psychiatres, comme l'étaient tous ceux dont un travers de la personnalité excessif, montraient un trouble relevant de la médecine. Non seulement ils n'étaient pas soignés, mais ils devenaient les hommes les plus puissants de leur pays ! On leur confiait tout, la gestion de la nation, des finances, des relations avec les pays voisins, la désignation des objectifs à atteindre, tout.

Ils étaient censés agir au nom de la population, dans le seul et unique but de lui permettre de mieux vivre. D'agir pour son bien et ses intérêts. De la défendre si elle était menacée, d'organiser sa défense : ceci était même leur premier devoir, celui qui passait avant toute chose. C'était pour cela qu'ils étaient mis en place, élus, payés. Ils n'étaient rien sans la population, de petits individus qu'il aurait fallu tout de suite envoyer à l'hôpital, comme on le fait de quelqu'un dont la santé est perturbée, des sortes de schizophrènes. Et, pire encore, c'étaient les plus atteints, les plus malades d'ambition, à qui on confiait le plus de pouvoirs, le plus haut poste ! Il y avait quelque chose de perverti dans le principe du système politique. Même quand il était démocratique, comme en Europe.

Platon n'avait pas pensé aux perversions des hommes en écrivant : "La République", en inventant un système de gouvernement qui perdurait toujours, des millénaires plus tard et était encore considéré comme le meilleur, le plus juste, le plus humain ! Enfin le moins mauvais…

Bon, d'accord, certains d'entre eux, certains politiciens étaient d'essence supérieure, d'une qualité morale et d'une intelligence au-dessus du commun. En tout cas il y en avait eu, dans l'Histoire. On trouve ce genre d'hommes partout, dans tous les domaines de l'activité humaine, mais ils étaient exceptionnels, il ne fallait pas en faire une règle ; voilà ce qu'il ne fallait pas oublier, pour éviter de faire l'amalgame : homme politique = homme d'exception. Ces politiciens d'exception étaient simplement des sortes de génies dans leur secteur d'activité, c'est tout. Comme Pasteur, Beethoven, Racine, Mozart, de Vinci, l'avaient été dans les leurs et n'étaient pas non plus représentatifs de la valeur moyenne de l'ensemble des scientifiques ou des artistes de leur époque.

Un politicien ne devrait pas être autre chose qu'un gestionnaire de talent. C'est cela que lui demandait le peuple, rien d'autre. En réalité la population n'était pas assez consultée, dans le système républicain. Bien entendu chaque homme n'était pas compétent pour décider de ce qui était le mieux pour le pays, mais mis ensemble, leurs avis donnaient une tendance moyenne qui, elle, était l'expression de la volonté du peuple. Aujourd'hui on ne lui demandait pas quelles grandes orientations il souhaitait. C'était pourtant lui le vrai patron. Moralement, lui. Le peuple, lui, avait le droit de se tromper puisque c'était lui qui, dans tous les cas de figures, payait les pots cassés ! Lui dont l'argent, le travail, permettait de réaliser ce qui était mis en chantier. Sans son accord, sans son adhésion, sans cet argent, ce moyen qu'il mettait à la disposition de ses gestionnaires, les politiciens n'étaient rien. Un mécanicien, un potier, un cultivateur n'avaient besoin de personne pour exercer son métier, mettre en œuvre son savoir. Tout était en lui, dans son cerveau, dans ses mains. Un politicien, lui, n'avait rien entre les mains, ne pouvait rien sans la volonté exprès du peuple, qui accordait des fonctions ou non.

Mais tout ça avait été oublié, sous des couches de plus en plus épaisses d'habitudes, de respect et d'obéissance aux élus. D'obéissance, surtout. Les hommes étaient devenus de plus en plus obéissants ! Même le processus des délégations de ce pouvoir de diriger, était entre les mains des politiques. C'était eux qui organisaient les élections, disaient comment elles devraient se dérouler. Ils étaient juge et parti ! Tout était entre leurs mains. Il n'y avait peut être pas d'autres solutions, dans l'état actuel des choses, mais on avait perdu de vue que le grand principe du régime démocratique était que le pouvoir reposait sur la volonté du peuple. Par opposition aux régimes de droit divin des familles ou des groupes régnants, financiers, ethniques ou autres, se transmettant ce pouvoir de génération en génération. Finalement ce qui manquait au régime républicain était un pouvoir supérieur pouvant, à tout instant, révoquer les élus après des erreurs impardonnables, délivrer des sanctions, comme pour tout autre être humain commettant une faute gravissime. Quelle sanction encourait un politicien coupable d'une erreur ayant coûté un prix exorbitant, en argent ou en vies ? Aucune véritable, selon les critères des citoyens. Dans le pire des cas il perdait son poste, la belle affaire ! Quel politicien avait jamais été vraiment condamné ? La non-élection était la pire des sanctions… Sur le papier, en théorie, le juge de paix, l'arbitrage suprême résidait dans les élections, mais celles-ci, aussi, étaient entre les mains des élus, précisément, puisqu'ils décidaient de leur forme et de leur action ! Alors ce seul moyen de pression là ne pouvait plus agir convenablement. Dans toute activité humaine il fallait qu'il existât un stade où le plus fort puisse être défait, démis de ses fonctions, puni. Pour que jamais ce puissant ne pense qu'il n'avait pas de compte à rendre.

Même dans les jeux, le jeune homme y pensa soudain, cet aspect là existait. Au poker, par exemple où il était prévu que la plus forte combinaison, la plus exceptionnelle, la quinte flush : cinq cartes qui se suivent, toutes de la même couleur, trèfle, cœur, n'importe laquelle, et se terminant par l'as, cette combinaison là, donc, pouvait être battue par un modeste carré de la plus petite carte du jeu. Un carré de 7 ou de 2, selon que l'on jouait à 32 ou 52 cartes ! Ainsi le plus puissant ne pouvait jamais avoir la certitude absolue de gagner en n'importe quelle circonstance, de rester le plus fort…

Il se souvint de ce qu'Hanna lui avait raconté, confidentiellement ; au cours d'une permission où ils s'étaient vus ; de l'élection présidentielle ridicule, scandaleuse, où son oncle Edouard avait été élu par hasard, sans l'avoir sollicité, sans avoir tout fait pour devenir l'homme le plus puissant de la Fédération. Finalement, s'il en avait l'étoffe, il était peut être le mieux armé, dans la position de devenir un vrai gestionnaire, un grand président. Apparemment, lui qui ne visait pas de hautes positions, n'était peut être pas trop atteint par l'ambition, pas déformé ? Pas démesurément en tout cas. Peut être était-il encore assez près du citoyen anonyme pour raisonner sainement, exclusivement dans l'intérêt des individus ? Du pays ? Cela faisait beaucoup de peut être… Il s'endormit sur cette dernière pensée cohérente, se disant qu'il était en train de devenir un révolté.

***

Dès le lendemain ils organisèrent la surveillance de la maison de Poulsky. Avec les jumelles ils pouvaient se tenir assez loin, dans un amas rocheux proposant pas mal d'abris où les traces qu'ils laissaient étaient minimes. Deux autres jours passèrent ainsi. Ils étaient sur place avant le lever du soleil, toujours à deux, Andreï et l'un de ses compagnons. L'un dormant pendant que l'autre surveillait. C'est le troisième jour qu'Adonis aperçut le bâton. Le contact était accepté ! Il fallait attendre le soir pour se rendre au hangar et rencontrer Poulsky pour en savoir plus. Andreï s'efforça de penser aux questions qu'il poserait au vieux Léonide quand il le verrait.

***

Caché dans le fond du hangar, sa combinaison largement ouverte, il attendit. Adonis, qui était de surveillance aujourd'hui avec lui, était installé sur le chemin, comme Otkir l'autre jour. La fille de Poulsky vint s'occuper des lapins mais ne le vit pas. Il devait être 21 heures passées quand des voix lui parvinrent. Bientôt Poulsky suivi d'un homme âgé, le corps sec sous son long manteau matelassé brun, ouvert maintenant et laissant voir un pantalon épais, noir, bouffant sur les mollets et recouvrant le haut de grosses bottes usées. Léonide, probablement. Poulsky avait sacrément résumé les instructions. Aujourd'hui il ne devait s'agir que de connaître le jour du rendez-vous ! Il avait les cheveux blancs, la moustache blanche sous un nez cassé et remis de travers ce qui lui faisait une bobine marrante, le crâne couvert de cette curieuse coiffure carrée et plate.

- … va pas tarder à venir, disait Poulsky.

- On aurait aussi bien pu l'attendre dehors, répondit d'une voix lente son copain. On l'aurait vu venir.

- Aie crainte, Léonide, il m'a fait l'impression d'un officier convenable. C'est pas n'importe qui, qui devient officier, pas vrai ?

- Je suis point craintif, petit, c'est seulement par courtoisie. Il vient de loin cet homme. Et il est courageux de venir jusqu'à nous.

- Ses chefs l'ont envoyé.

- Oui, mais c'est lui qu'est là, pas ses chefs.

Andreï ne se sentait pas bien d'espionner ainsi les deux hommes. Ils s'installèrent sur le tas de bûches et gardèrent le silence un moment. Puis Poulsky se redressa.

- Il va faire froid ici, je vais chercher du thé.

Il sortit et Andreï en profita pour se montrer.

Le vieil homme sursauta.

- Ne soyez pas fâché, j'étais venu en avance.

- Je ne t'en veux pas, petit, tu as raison de te méfier. C'est ce que j'aurais fait à ta place.

Il devait avoir l'habitude d'appeler "petit" tous les hommes plus jeunes que lui, Andreï n'y vit aucune intention particulière.

- Préférez-vous que l'on attende Monsieur Poulsky ? demanda-t-il.

- Oui, c'est plus convenable.

Le jeune officier inclina la tête et posa la Sterlinch à sa gauche en s'asseyant à l'autre extrémité du tas de bois. Léonide louchait dessus et finit par lâcher :

- On aurait bien eu besoin de ça, pendant l'autre guerre.

- Vous avez eu les fusils-mitrailleurs Bar ils étaient aussi remarquables.

- Mais drôlement plus lourds, il me semble. Dans un assaut, quand il faut courir, ça fait une différence.

- Vous paraissez bien savoir de quoi vous parlez.

- J’étais tireur au Bar, un régiment de mitrailleurs, fit le vieil homme. On peut dire que j'en ai vidé des chargeurs… Celui-ci est aussi long à remplir ?

Andreï sourit.

- Les chargeurs sont déjà remplis quand on les reçoit. Au front il faut les remplir de nouveau bien sûr, mais ça se fait assez vite, on a un petit instrument pour ça, qui appuie sur la lame chargeur.

- Et pourquoi tu en as deux tête-bêche comme ça, petit, dit le vieil homme en tendant la main.

- Ca donne une plus grande autonomie à l'arme, au combat. Pas besoin d'aller en chercher un autre à la ceinture ou dans un sac. Il suffit de le dégager de son logement, de tourner la main et on enfourne l'autre.

Le vieux eut une moue admirative.

- Ils sont forts ces ingénieurs.

- Oh ça c'est un soldat, au front, qui en a eu l'idée, en les reliant avec du tissu adhésif, enfin c'est ce qu'on raconte.

- Et ça te donne plus de cartouches à tirer que les Chinois ?

- Ah ça oui, dit Andreï en souriant intérieurement.

L'autre hocha la tête, comme s'il en éprouvait une satisfaction personnelle.

- Alors on commence à avoir du meilleur matériel que les Chinois, hein ?

- Oui. Nos avions sont meilleurs, maintenant. Nos chars sont plus rapides, plus puissants, mieux armés et davantage blindés. On a des quantités de camions pour transporter la troupe aussi, et davantage de Divisions, les femmes travaillent dans les usines et les vieux pas encore trop âgés remplacent, à plusieurs, les jeunes ouvriers. L'Armée devient plus importante qu'en 1920.

Léonide hocha la tête à plusieurs reprises, comme s'il recevait de bonnes nouvelles. Et puis Andreï comprit. Ils n'avaient évidemment aucune information ici. Seulement celles que les Chinois leur donnaient. Et ils parlaient exclusivement de leurs succès, évidemment. En réalité la population était totalement manipulée par l'ennemi et cela lui donna l'idée de le faire savoir au Haut Commandement. Peut être est-ce que ça vaudrait la peine de renseigner les populations des Territoires Occupés, avec des tracts, par exemple, pour leur donner un autre son de cloche, les encourager à tenir le coup. Ou même une radio puissante, émettant à leur intention, pourquoi pas ?

Le vieil homme étira les lèvres en une sorte de sourire qui laissa voir trois dents esseulées devant, regardant Andreï:

- Dis-donc, toi aussi y te l'ont bien cassé ton nez, les Chinois, petit. Remarque, toi il est resté droit, un peu le dos d'un chameau mais pas de travers, pas comme le mien !

Andreï leva instinctivement une main à son visage et sourit.

- Oh ça ? Non ce n'est pas les Chinois. C'était pendant une partie de rugby, avant guerre. Mais vous auriez vu les autres… On était presque autant recouverts de sang que de boue ! Et pourtant on n'était pas méchants, mais on glissait tellement qu'on balançait les bras dans tous les sens. Forcément on s'accrochait là où on pouvait.

Poulsky arrivait avec le samovar à la main et trois gobelets dans un petit panier. En apercevant Andreï il stoppa un instant puis approcha.

- On vous a vu sortir, Poulsky ? interrogea Andreï.

- Comment ça ?… Ma femme et ma belle mère étaient là, pourquoi ?

Andreï tendit la main.

- Vous tenez trois gobelets, ça veut dire que vous avez un invité dont elles n'ont pas entendu parler…

Poulsky et Léonide se regardèrent, ébahis. Puis le vieux laissa tomber :

- On n’a pas l'habitude, nous autres. Faut pas nous en vouloir, petit.

- Je ne vous en veux pas, Léonide, en réalité je vous admire.

- Admire ? reprit l'autre, je vois pas pourquoi.

- Pour votre courage, à tous les deux, ici, devant moi.

- Vous êtes pas rebelle, intervint Poulsky, vous êtes un officier de l'Armée.

Andreï eut l'impression que le vieux allait dire que rebelle ou pas ça ne ferait guère de différence pour des soldats Chinois, mais il se tut. Poulsky servait le thé qui fuma, dans les récipients. Ils prirent chacun une tasse, Andreï veillant à ne pas tendre la main avant qu'on ne lui fasse signe. Léonide puis Poulsky se servirent avant que le vieil homme ne lui montra la dernière avec un signe de tête approbateur devant son respect des anciens. Puis il laissa tomber, comme s'il y avait un rapport :

- J'étais Sergent.

Andreï salua légèrement de la tête.

- Alors, si vous le voulez bien c'est ainsi que je vous appellerai, désormais, dit-il. C'est mieux pour la confidentialité. La phrase passa au-dessus de la tête de Poulsky et il allait parler quand Léonide lui prit la main, comme pour dire, "moi je sais ce qu'il veut dire, je t'expliquerai."

- Puisque vous étiez Sergent vous devez me comprendre, nous avons besoin de renseignements.

- Mais pourquoi les trains de prisonniers ? questionna Léonide.

- Les chefs ne donnent pas toujours beaucoup d'explications, vous le savez bien.

Le vieux hocha la tête d'un air entendu et commença :

- J'ai parlé mine de rien, avec un ou deux gars aux aiguillages, des jeunes gars sans histoire, dans la conversation, comme ça… C'est vrai, je le savais pas moi-même, des trains de prisonniers sont passés, il y a quelque temps de ça…

Andreï sentit un frisson le parcourir. Enfin du concret.

- … Même si c'est curieux il y avait pas de quoi en faire une histoire, poursuivait Léonide. Ils pouvaient venir du front de Sibérie, hein ? Ils sont passés de nuit, bon c'est pas courant mais… c'était peut être pour la population.

Il s'interrompit et prit un air plus intrigué.

- Ce que je comprends pas c'est pourquoi on les a envoyés sur la vieille voie. Et ça c'est sûr parce que les Chinois savaient pas comment faire fonctionner le vieil aiguillage et qu'il a fallu le décoincer à la masse pour enlever la rouille.

- Mais qu'y a-t-il au bout de cette voie ? demanda Andreï.

- Rien, justement. Rien du tout.

- Les Chinois n'ont pas pu y installer un camp ?

- Qui serait ravitaillé comment ? De l'autre côté il y a rien, je te dis. Juste la vieille mine, c'est tout.

- Et elle n'aurait pas pu être transformée en camp, précisément ? Il y a déjà des installations.

Le vieux secoua la tête.

- Pas bien grandes. Le minerai était en tas dehors. Pas assez rentable il paraît. Coûtait trop cher.

- C'était une mine de quoi ?

- Charbon. Du bon, ils disaient. Mais pas assez à la tonne.

- Et les trains ne sont pas revenus ?

- Les trains, si, mais vides. C'est c' que j'ai eu le plus d' mal à trouver. Mais ça figurait dans les mainlevées de l'année dernière. J'ai pu y jeter un œil au déjeuner, hier. On les garde juste dans une armoire du poste d'aiguillage.

- Donc des trains de prisonniers ont pris la vieille voie et sont revenus vides, murmura Andreï comme pour lui-même.

- C'est ça, confirma Léonide.

- Alors il y a pas de question à poser, fit Poulsky en prenant la parole pour la première fois, ils ont continué leur route à pieds.

Cela Andreï n'y croyait pas. Pas dans l'état dans lequel sont les prisonniers la plupart du temps. Et pourquoi ne pas avoir fait faire le tour du massif au train ? Non, ça ne tenait pas debout. Ils étaient passés, c'était maintenant sûr, mais pour aller où ? Andreï se dit qu'il n'y avait pas d'alternative, il fallait y aller voir. Ils trouveraient peut être quelque chose, sur la voie, qui leur donnerait un début d'explication. Néanmoins il commençait à se sentir mal. Il croisa le regard de Léonide et y lut la même interrogation.

- Pas la peine de chercher avant la montée, fit celui-ci. Si c'était dans la vallée quelqu'un aurait trouvé et en aurait parlé. Passe par la montagne, petit. Ce massif là n'est pas bien haut, c'est de la montagne à vaches.

- Sergent, merci d'avoir pris ces risques. Maintenant n'y pensez plus, vivez normalement. Si j'ai encore besoin de vous, Monsieur Poulsky vous le fera savoir. Pendant une semaine ou deux, évitez de vous voir tous les deux, sauf si c'est en présence d'autres personnes.

- Petit, il y a une chose. Fais-moi savoir ce que c'est que cette histoire. Je l'ai bien mérité.

C'était vrai qu'il l'avait mérité et Andreï hocha la tête en signe d'accord, sachant que, dans tous les cas, il ne tiendrait pas parole. C'était trop dangereux. Y compris pour les deux hommes.

***

Dès la nuit ils se mirent en marche, préférant arriver dans le massif au petit jour. Ils avaient emporté un matériel succinct, essentiellement des vivres. Ils avaient laissé la radio et les traîneaux sur place, dans l'igloo, dont l'entrée fut murée avec de la neige. Adonis avait envoyé un bref message expliquant qu'ils quittaient le campement pendant plusieurs jours. Au lever du soleil ils arrivèrent au-dessus de la petite vallée au fond de laquelle courait la voie, les rails invisibles sous la neige mais dont le tracé restait reconnaissable. Ils s'arrêtèrent pour se reposer et observer. Ils ne virent aucune trace d'aucune sorte et reprirent la progression, sous la ligne de crêtes. La neige était assez profonde mais tassée par le vent, tôlée, et les raquettes ne s'enfonçaient pratiquement pas, glissaient même parfois.

Ils ne forçaient pas l'allure et faisaient une halte toutes les heures, se serrant les uns contre les autres dans un creux, sous un surplomb, pour que la trace du trou ne se voit pas du haut. Peut-être y avait-il des reconnaissances aériennes de temps à autre ? Le niveau des crêtes ne montait pas, c'était le sol de la vallée qui s'élevait. Toute la journée ils marchèrent d'un pas prudent et passèrent la nuit à l'abri du vent qui soufflait fort. Ce soir là, le repas se composa essentiellement des barres de pâtes de fruits et de lentilles, pour lutter contre la fatigue et le froid. Curieusement Andreï était assez en forme. Ses cuisses ne le faisaient pas souffrir comme à l'entraînement, et il pensa que c'était parce qu'ils avaient un but autre que de se faire des muscles, justement…

Pendant une journée encore ils marchèrent du même pas, finalement assez lent, dans une région qu'ils ne connaissaient pas et où ils risquaient de tomber sur une patrouille chinoise si un camp se trouvait par là. Sans voir une silhouette ou même des traces, cependant. Le jour suivant ils arrivèrent aux mines vers midi. Elles se situaient sur un replat de la vallée, assez étroite à cet endroit, où la voie s'interrompait brusquement. Ils comprirent pourquoi elle n'avait pas été poursuivie, la vallée était fermée par une barrière rocheuse de vingt mètres de haut. Elle aurait certainement pu être dynamitée mais ce n'était pas le cas. Dans ces conditions, en dehors de la mine elle ne pouvait servir à personne. Ils restèrent sur les hauteurs à observer aux jumelles. Rien.

- On dirait bien qu'on s'est tapé une trotte pour rien, fit Adonis.

- Quand même, murmura Andreï, je ne comprends toujours pas le pourquoi de cette histoire.

- Les Chinois ont peut être fait descendre tous les prisonniers avant la vallée pour les faire marcher dans la forêt dans une autre direction, suggéra Otkir. Ce n'est pas la première fois qu’ils feraient faire des centaines de kilomètres à des pauvres types pour bien les fatiguer et éviter d'avoir à les surveiller de trop près. Si ça se trouve il y a un camp de prisonniers en Mandchourie, juste de l'autre côté de la frontière, elle n'est pas loin.

- Oui, possible, fit Andreï. Tout est possible.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Otkir.

- Que tout est possible, répéta simplement Andreï. Bon je vais descendre jeter un œil.

- D'accord je t'accompagne, lâcha Otkir. Adonis tu gardes les sacs des fois qu'un prisonnier évadé aurait envie de sucreries.

Le grec fut tellement pris au dépourvu qu'il ne sut quoi répondre. C'est que Otkir, tellement économe de mots, tellement terre à terre, ne les avait pas habitués à l'humour ! Andreï le prit comme une pierre dans son jardin mais n'y accorda pas d'importance. Ils descendirent le long d'une ligne rocheuse ; sans les raquettes ; où ils ne laissèrent pas de traces. En bas Andreï regarda longuement autour de lui, scrutant le sol, après avoir remis les raquettes.

- Qu'est-ce que tu cherches ? finit par demander Otkir immobile à dix mètres.

- Des objets, n'importe quoi qui montrerait que des prisonniers sont passés par là.

- Merde, Andreï tu t'obstines ! Tu vois bien qu'il y a rien, par ici. Le désert.

- C'est vrai, je m'obstine. Fouille sur la droite, je vais à gauche.

Cette fois ils laissèrent des traces. Pas très profondes, avec les raquettes, mais des traces quand même. Une heure plus tard ils se retrouvaient devant les installations.

- Rien, fit Otkir, et toi ?

- Des traces de feu, dans le bâtiment derrière, mais rien de probant.

- De probant, hein ?

A sa voix il commençait à s'énerver. Il n'aimait pas qu'ils soient ainsi à découvert, en terrain inconnu. Andreï sentit qu'un clash approchait. Seulement, s'il avait décidé, au départ, de toujours l'éviter, cette fois il ne se posa pas la question. Sa voix se fit sèche, celle qu'il avait appris à prendre aux cours d'élève officier et il appela Otkir par son grade. Pour la première fois.

- Oui, Sergent, de probant.

Il leva les yeux vers les puits de mine qui se trouvaient tous à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau du sol. Puis il leva ses jumelles et commença à les examiner. Quelque chose l'intriguait.

- Regarde les entrées… Quand on abandonne une mine tu connais les consignes ? S'il y en a d'ailleurs ?

Cette fois Otkir perdit son ton agressif. Il était à nouveau l'expert en sécurité, que l'on consultait.

- Je ne sais rien là-dessus… là on dirait qu'elles ont été dynamitées, non ?

- C'est ce que je me disais aussi. Mais pourquoi ?

- Pour éviter un accident, suggéra Otkir.

Oui, un accident. Sauf qu'ici les promeneurs ne devaient pas être nombreux.

- Je vais y jeter un œil. Met-toi en recueil, dans le coin, si tu veux bien.

Cette fois Otkir ne dit rien et son demi tour n'eut rien d'une désapprobation. Une piste sinuait pour aboutir à la première entrée et continuait vers les autres. La glissière directe par où passaient les wagonnets, du temps de l'exploitation, avait disparu sous la neige. Andreï grimpa en zig-zag et s'arrêta pour souffler, une fois sur la piste plus large qu'il ne l'avait pensé, du bas. Il regarda en dessous et ne vit pas Otkir. Il avait dû se planquer dans les constructions.

Vue de près, la roche montrait des traces noirâtres d'explosion, près de l'entrée d'une galerie dont les poutres de bois avaient été pulvérisées. Il vint tout près. Le sol était inégal. En grattant de sa raquette, Andreï fit apparaître des débris de minerais. Il avança encore. A l'intérieur le passage était impossible. La voûte s'était effondrée dans le début de la galerie. Il y avait là des tonnes de pierrailles. Il recula et se dirigea vers l'entrée suivante. Il regarda longuement. L'état était identique. Impossible de pénétrer un tant soit peu. Pourtant il se sentait de plus en plus mal à l'aise sans savoir pourquoi. Une idée, quelque part dans son cerveau. Informulée, imprécise.

La dernière entrée, à deux cents mètres, paraissait moins abîmée, comme si la charge avait été disposée plus profondément. Cette fois une partie des poutres avait tenu le choc et il pénétra de trois ou quatre mètres. Il faisait terriblement sombre et il sortit la torche qui faisait partie de l'équipement réglementaire. En fait, c'était exactement la même chose si ce n'est qu'il restait un minuscule bout de galerie. Sur le sol on voyait des morceaux d'équipements de mineur, en métal, gourde ou autres récipients, déformés par le souffle. Il toucha les parois sans y trouver le moindre détail qui le mette sur une piste. Il s'accroupit et réfléchit en regardant autour de lui. Au bout d'un long moment il se redressa. S'il y avait un indice de quoi que ce soit il était incapable de le voir. Il sortit, s'immobilisa pour laisser à ses yeux le temps de s'habituer à la lumière extérieure. Puis fit demi-tour. Il alla d'instinct vers le bâtiment le plus proche de la vallée et Otkir apparut sur le seuil, la Sterlinch à la main. Andreï ne dit rien mais s'accroupit, près de lui, adossé à un mur, dégrafant sa gourde pour boire quelques gorgées. Il la leva et but longuement, puis son regard se perdit vers la barrière rocheuse. Il se sentait vidé. Plus que la veille au soir après deux jours de marche. Il secoua la tête.

- Curieux qu'ils aient même démoli les systèmes de prise d'air, fit Otkir machinalement.

Andreï tourna la tête de son côté.

- Pardon ? Tu disais ?

- Je me demandais, enfin je ne connais rien aux mines alors je me disais que c'était marrant qu'ils aient été jusqu'à bousiller les prises d'air.

- Les prises d'air ?

- Oui, tu sais ces souffleries qui aspirent l'air extérieur pour l'envoyer partout dans les galeries.

- Comment tu sais ça ?

Otkir tendit le bras.

- J'observais aux jumelles. Regarde, juste au dessus du petit éperon rocheux de droite on voit une installation démolie. Rapidement d'ailleurs il y a encore des morceaux debout.

Andreï voulut prendre ses jumelles mais sa gourde le gênait, il chercha où la poser, près de lui, en tâtonnant. Il la lâchait quand elle vacilla et sa main la rattrapa au vol. Et puis son regard devint fixe.

- Otkir, fit-il d'une voix changée, tu sais à quoi ressemblent les gourdes chinoises ?

Il sentit le regard du Sergent se poser sur lui. Puis la réponse vint.

- En métal, comme les nôtres, avec un long bec… Plus foncé et le métal est brut, pas poli, comme celles-ci. Pourquoi ?

- Est-ce que tu sais si nos gourdes, à nous, comportent toujours un insigne ?

- Ca oui, je le sais. Il y a soit l'insigne du Régiment, dans les unités d'élite, la Garde, La Légion…, soit celui de l'Armée de terre. Gravé dans le métal, pas en relief. C'est pour faire la différence avec les gourdes vendues dans le civil. Pourquoi ?

- Oh non… murmura Andreï, non ! Oh pas ça… il ne faut pas que ce soit çà !

- Andreï… Andreï qu'est-ce qu'il y a ?

Otkir lui avait pris le bras et le secouait. Mais le jeune officier, le regard fixe, avait maintenant un visage inexpressif, comme s'il venait d'entrer dans un lieu terrorisant et qu'il avait besoin de toutes ses forces pour résister à l'angoisse, à la peur panique.

- Andreï, réponds-moi !

Celui-ci commença à se redresser et dit, sans regarder Otkir :

- Viens avec moi, on retourne là-haut.

***

Il les mena directement à la dernière entrée et y pénétra en éclairant le sol. Il retrouva les objets défoncés, au sol, éclaira ce qui restait de la gourde aperçue plus tôt.

- Ca, dit-il d'une voix sans expression, c'est Chinois ?

Otkir se pencha, ramassa l'objet, le retourna.

- Non, je ne pense pas. Tiens, on devine le sigle du 57ème d'Infanterie…

Andreï lui saisit le bras et l'entraîna vers la sortie.

- Amène nous au système de ventilation démoli que tu as vu d'en bas, dit-il d'une voix rauque.

Otkir ne protesta pas et, sans un mot, se mit en marche sur la piste. A son extrémité, près de l'endroit par lequel ils étaient montés il commença à grimper. Il leur fallut une demi-heure. Il fallut aussi ce temps à Andreï pour retrouver son sang froid. Mais il se sentait, intérieurement, dur comme un muscle en plein effort.

- Essayons de dégager ce qu'on peut, ordonna-t-il.

Ils arrachèrent les montants de bois pour mettre à jour un énorme ventilateur dont les pales étaient solidifiées par le gel. Les gars qui avaient abandonné la mine avaient posé un vague plancher au-dessus et entassé trente centimètres de neige qui, en solidifiant, avait interdit tout passage d'air. Ils avaient donc fait ça en hiver. Mais quand ? Andreï prit une planche et commença à cogner comme un sourd, pour casser la glace, d'abord, puis sur une pale pour la faire bouger, ensuite. Otkir eut envie de lui dire qu'il faisait trop de bruit mais renonça et se mit à l'aider. Pour la glace ce fut facile. La pale, elle, se tordit mais ne céda pas. La glace qui l'enrobait, en revanche, se brisa et tomba dans le vide, derrière.

- On n'y arrivera pas, dit enfin Otkir en s'asseyant. Il nous faudrait du matériel.

Andreï s'assit à son tour, soufflant bruyamment. Ils restèrent un moment immobiles. Puis Otkir leva la tête.

- Tu ne sens pas une drôle d'odeur ? dit-il sans regarder son compagnon.

- Oui, je sais.

- Tu sais ce que c'est ?… On dirait…

Le jeune homme lui prit le bras, serrant très fort.

- Ne le dis pas ! Je t'ai dit que je SAVAIS.

Il s'interrompit et reprit, d'une voix faussement calme. Artificielle :

- … Ils sont là… dessous.

Il y eut un long silence. Otkir ne quittait plus des yeux le visage d'Andreï. L'idée faisait son chemin dans son crâne.

- Tu veux dire que nos…

- Oui.

- Nos hommes… nos cam… ils ont été…

Sa voix craquait. Andreï le fit lever et accrocha son regard, verrouilla ses yeux sur les siens.

- Respire, Otkir… calme toi… ne pense pas à l'odeur, respire seulement… encore…

Il le mena à quelques pas et le fit asseoir, se mettant en face. Otkir finit par le regarder à son tour. Il s'était repris.

- On dirait, commença-t-il lentement, que tu n'es pas le même… Tu ne te ressembles pas… C'est idiot ce que je…

- Non, jeta brutalement Andreï, je ne suis plus le même, Otkir. Je viens brusquement de passer du côté de ceux qui font la guerre… Il faut que je réfléchisse à ce qu'on va faire. Il me faut un moment au calme, tu comprends ?

- Que veux-tu qu'on fasse ? Il n'y a plus rien à faire. C'est trop tard.

- Oui, je sais, c'est trop tard pour eux. Mais pas pour les autres.

- Quels autres ?

- Tous les gars qui sont en camps de prisonniers, tu comprends… C'est ça qu'on nous a envoyé chercher, tu ne comprends pas ? D'une manière ou d'une autre ils se doutaient de ça, à Moscou. Il faut que le Haut Commandement sache, que le Gouvernement sache, dit-il, laissant sa voix monter sans s'en rendre compte. Il faut que le Monde sache… il faut des preuves, il faut qu'on ramène des preuves ! Personne ne nous croira sans preuves. Tous ces gens bien installés dans leur maison, quelque part en Amérique, dans les pays scandinaves, en Australie, en Afrique, dans leur fauteuil, pour lire leur journal, il faut qu'on leur mette des preuves sous le nez pour qu'ils comprennent dans quelle guerre on est engagés. Ce qui se passe vraiment, ici. Quels genres de cinglés on combat ! Parce qu'après nous c'est au monde qu'ils s'en prendront, tu comprends ça, Otkir ? Le racisme c'est un virus, ça se propage partout, ça contamine les gens. Un homme, son voisin. Toute la rue, le quartier, le monde. Il n'y a pas de limites pour ces gens-là. Pour l'instant c'est : "Pour Une Race Pure". Pas la race asiatique dans sa totalité, non, LEUR race, c'est tout. Les autres peuvent, doivent disparaître. Ils ont commencé le nettoyage. Le PURP est ce que la race humaine a produit de plus nuisible, d'ignoble, de monstrueux depuis cinquante mille ans que l'homme est sur cette terre ! Il faut les faire disparaître, que pas un seul PURP ne survive. Ce sont des bêtes malfaisantes. Une femelle tue elle-même un de ses petits s'il devient nuisible… C'est aux autres hommes d'anéantir ceux là, ces racistes. Pour la conservation, la sauvegarde de l'espèce humaine. Oh je les hais tellement !… Et il faudra que leur pays courbe la tête sous la honte pour avoir permis à ces… ces monstres d'appliquer leur théorie d'une race supérieure. Ils sont coupables, Otkir, TOUS coupables, toute la nation chinoise, coupable d'avoir laissé faire, d'avoir permis ça par leur silence. Je la méprise, Otkir, je la méprise pour sa lâcheté ! Le peuple chinois n'a pas pu ne pas se rendre compte de ce qui se produisait. On lui a dit qu'il était le plus grand, le plus digne et il a ronronné de plaisir. Il s'est bouché les yeux, il s'est borné à ouvrir les poches et à bénéficier de l'ambition de ses dirigeants.

Il se tut, à bout de souffle. Mais il se rendit compte aussitôt que tout était clair en lui. Il savait ce qu'il allait faire.

- Otkir, dit-il d'une voix qui revenait à la normal…

Mais pas sa voix d'avant… avant l'arrivée dans la vallée. Celle-là semblait disparue. La nouvelle était sèche, sans douceur, sans humanité, sans inflexion, mécanique.

- Otkir, il faut qu'on pénètre dans cette mine. Je vais envoyer Adonis au campement pour qu'il passe un message, que je vais rédiger. Et toi et moi on va commencer, ici, à chercher une entrée. On va avoir besoin d'un nouveau largage de matériel. Crois-tu qu'on puisse l'organiser dans cette vallée ? Ici même, pour éviter d'avoir à tout transporter et pour gagner du temps.

- Une charge lourde ? répondit le grand Sergent, qui redevenait le spécialiste, froid et compétent.

- Ce qu'il te faut, à toi, pour nous faire entrer là-dedans. Des masques aussi, pour pénétrer dans ce charnier. Et pour moi un matériel de photo et de cinéma, projecteurs, batteries, pour filmer ce qu'on verra là-dessous. Il faudra ramasser des papiers d'identité, si on leur en a laissé, il faudra pouvoir en identifier par la suite, tu comprends ? Et puis des vivres, riches en calories, parce qu'il faut que l'on tienne, physiquement, nous. Et il faudra qu'ils étudient un moyen de nous sortir d'ici, en avion, avec tout ce qu'on rapportera. A eux de trouver. Quand ils sauront, ils mettront toute l'Armée à notre disposition ! Parce que, ce que l'on ramènera c'est la fin des PURP, la fin de ce racisme, la fin de ce cauchemar… à plus ou moins brève échéance… Pour nous, en revanche, ça va être ignoble, Otkir, mais il faudra le faire sans hésiter, sans état d'âme.

Le Sergent le fixait sans dire un mot et il fit une chose étrange. Il amena deux doigts à sa tempe, mimant un salut. Même si c'était à sa façon, il saluait son officier, lui rendait hommage. Peut être, aussi, était-ce une manière de retrouver ses repères, un monde connu, moins sauvage que celui qu'ils venaient de découvrir. De reprendre pied.

- Je pense, répondit-il, qu'il faudra un pilote drôlement adroit, pour descendre assez bas et sauter cette barrière rocheuse juste après le largage, et un avion qui s'y prête. Je proposerai un Mosquito équipé Longue Distance, allégé de tout le superflu, et le chargement en soute. Ils se débrouilleront pour lui donner l'autonomie nécessaire. A mon avis ça devrait coller.

***

Quand ils s'arrêtaient, quand ils remontaient à la surface, leurs yeux étaient encore pleins d'images de visages décharnés, crispés, aux bouches démesurément ouvertes pour tenter de happer une ultime goulée d'air. Les doigts des victimes làdessous, déchirant la peau de leur cou. Otkir avait rouvert tous les conduits de ventilation, mais sans vouloir, ni pouvoir d'ailleurs, remettre en marche les machineries, évidemment. Il se bornait à tenter d'établir un courant d'air entre les différents conduits. Et ils travaillaient dessous, le temps que l'air parvienne à nouveau dans la mine, dans les premiers niveaux, au moins. Pour l'instant, tout le premier recevait à nouveau de l'air extérieur. Pourtant l'odeur était encore insupportable et le projecteur qu'Andreï utilisait dégageait une chaleur qui la rendait pire encore, malgré les masques qui ne filtraient plus rien.

Dans les étages inférieurs, la température devait être à un niveau tel que certains cadavres continuaient à se décomposer ! Ici, ceux qu'ils avaient dû fouiller étaient rigidifiés, conservés par le froid. Ils avaient trouvé de nouvelles traces d'explosions, de dynamitages. La mine avait "servi" plusieurs fois… A chaque train, probablement. Ils cherchaient des papiers, n'importe quel objet capable de rattacher ces victimes à un camp, à une unité de l'Armée Fédérale. Bien sûr les morts portaient encore des morceaux de leur uniforme, des galons, qui montraient bien leur origine européenne, mais Andreï voulait des preuves indiscutables, l'identité formelle d'un soldat à ajouter aux photos et au film qu'il tournait du corps, au milieu des autres. Il posait le document près du visage de la victime et faisait un gros plan, puis un second cliché sur le document lui-même, afin qu'il soit lisible. Il tournait de longues séquences de cinéma au milieu des corps, avant de remonter le ressort de la caméra. Afin de bien montrer, sur un seul plan, qu'il ne pouvait pas y avoir de montage, après coup, de tricherie. Et Dieu sait qu'ils en avaient trouvé, des corps entassés. Les galeries en étaient pleines. Des dizaines de milliers. Otkir avait installé un système de cordes pour descendre plus bas. C'est ainsi qu'ils avaient trouvé des types qui avaient tenu plus longtemps, au fond de galeries sinueuses où l'air s'était trouvé pris au piège. Dans le noir certains prisonniers avaient trouvé des recoins où il en restait quelques molécules et ils avaient essayé de survivre. Leur fin n'avait dû en être que plus atroce !

***

Adonis avait fait, seul, l'aller et retour vers le camp, et envoyé le premier message préparé par Andreï. Puis il s'était chargé comme une bête, avec la lourde radio, notamment, et repris le chemin de la mine en un temps record. Il y était arrivé quatre jours plus tard, épuisé, tirant un traîneau. La liaison radio s'était effectuée le soir même. Moscou demandait des précisions sur les unités, les dates des massacres. Andreï avait pris le coup de sang et rédigé un message précisant qu'il ne répondrait à aucune question supplémentaire. Qu'un trafic radio pouvait leur être fatal et qu'il exigeait des réponses brèves et précises sur le largage du matériel demandé et le voyage de retour, sinon ils laissaient tout sur place et rentreraient les mains vides ! A partir de ce moment là Moscou fut totalement coopérative. Un Mosquito arriva deux nuits plus tard, plongeant de très haut, moteurs réduits et remontant la courte vallée sur la vitesse emmagasinée pendant le piqué. Le largage, guidé par les lampes torches des hommes au sol, s'effectua un peu trop court et ils durent aller chercher les containeurs à un kilomètre en aval, maudissant les traces qu'ils laissaient. Mais, somme toute, ils trouvèrent ce qu'il leur fallait dans les tubes d'aluminium, y compris des lampes à acétylène de beaucoup plus longue durée que des torches. Avec les ouvertures qu'ils avaient pratiquées dans la mine, il y avait suffisamment d'air pour que les flammes brûlent. Comme Otkir avait fini par trouver une vieille cheminée de ventilation, plus en amont, dont l'installation, démolie, leur avait laissé le passage, ils purent commencer très vite une exploration plus profonde.

Ce fut Adonis qui découvrit les quatre hommes qui avaient gravé un message sur une poutre, en s'éclairant brièvement avec des morceaux de vêtements tressés en torches. Quel courage, quelle confiance avait-il fallu à ces hommes qui savaient que leur bout de chandelle consommait leur air ! Mais ils ne doutaient pas que leurs corps seraient retrouvés et voulaient témoigner !

Il fallut raviver un peu certaines lettres avec la pointe d'une lame pour les rendre plus visibles, mais Andreï filma longuement les corps et les inscriptions gravées en lettres majuscules :

"SERGENT-CHEF OLIVIER BRUNSWIG, MATRICULE D325891-S, 348ème REG. LIG. PRIS. BATAILLE PENZA 17-10-45" "SOLDAT YVAN PLETSKI MATRICULE Y-549234-T 187me REG. ARTIL. BAT. PENZA 17-10-45", "LIEUTE. VITTORIO LECCI, 210ème REG. INF. BATAILLE. SAMARA 06-11-45" "CAPOR. JEAN BERGEAUT 38ème REG CHAR BAT SAMARA 06-11-45"

Dessous l'un d'eux avait commencé à écrire "PAS PITIE VENG… " Il n'avait pas eu la force de tracer le reste. L'Officier tenait dans sa main leurs quatre plaques matricules.

Ils avaient donc été capturés dans des batailles du premier automne. Et tués combien de temps plus tard ? Les trois hommes du groupe ne se parlaient plus souvent. Ils étaient prisonniers de leur souffrance dans ces galeries de mort. Et quand ils sortaient, le visage livide, à bout de force, dans ces souterrains où ils respiraient si mal un air empuanti, ils n'avaient pas la force de manger.

Ce fut Otkir qui réagit le premier en les menaçant, physiquement, pour les forcer à avaler des barres de chocolat et du thé très chaud et très sucré, d'abord, puis des boites de rations vaguement réchauffées ensuite. Andreï était assez lucide pour savoir qu'ils ne devaient émettre que le plus rarement possible sinon ils seraient repérés par radiogoniométrie. Et dès que leur secteur aurait été reconnu, identifié, par les autorités Chinoises ils arriveraient directement à la mine et très vite. Cependant leur état physique déclinait. S'ils tardaient trop ils n'auraient plus la force nécessaire d'aller au point de rendez-vous avec l'avion en tirant les containeurs de documents qu'ils rapportaient.

Andreï prenait grand soin de suivre les instructions pour utiliser le matériel de cinéma. Il ne connaissait pas grand chose à cela et était angoissé à la pensée que les films soient noirs, qu'il ait oublié une manœuvre ! C'est pourquoi il doublait chaque scène avec des photos dont il maniait l'appareil avec un peu plus d'habileté. Quand il allait dormir, il était hanté par les scènes qu'ils avaient vues. Il se rendit compte qu'il était en train de craquer lentement. Il aurait voulu voir Alexandre. Hanna, surtout. Pouvoir pleurer… dans ses bras !

Elle avait un tel bon sens, un tel sens des réalités. Il avait toujours eu l'impression que rien ne pouvait atteindre vraiment la jeune fille, sa joie de vivre. Que sa vitalité, son sens de la vie, de l'humour, reprenaient toujours le dessus. A sa dernière permission ils avaient pu se voir. Elle parlait peu de son activité, Andreï savait seulement qu'elle avait encore le grade de Sous-lieutenant mais était, depuis peu, assistante d'un général coordinateur des analyses dans des installations immenses, une véritable petite ville. Bombardées souvent d'ailleurs, leurs grandes antennes les ayant trahies depuis longtemps.

Ils étaient depuis onze jours sur le site de la mine quand Andreï se décida brutalement, un soir, alors qu’ils profitaient du reste de jour pour manger. Soudain plus lucide, il posa sa gamelle et lâcha :

- On part maintenant.

Les deux autres levèrent des yeux vides dans sa direction alors il précisa.

- On a rangé les documents, les preuves, au fur et à mesure, dans le containeur. Tout ça ne vaudra plus rien si les Chinois savent qu'on est venu là. Ils joueront les innocents. C'est possible, je le sais. Ils feront tout sauter ils raseront le site et tout notre travail ne convaincra personne. En outre, seuls les trois premiers niveaux ont été utilisés par les Chinois, un par train ! Tôt ou tard ils peuvent vouloir se servir des niveaux inférieurs en creusant de nouveaux accès. Ils ont tant de prisonniers… Il vaut mieux revenir avec moins de choses mais que personne ne sache jamais qu'on a découvert ce charnier. Alors on part cette nuit.

- Il faut tout démonter ce campement, pourquoi pas demain, plutôt ? rétorqua Adonis d'une voix fatiguée.

- Non, il faut partir ce soir… je le sais, je le sens.

Otkir le regarda longuement puis se leva en silence et commença à ranger son propre sac. Adonis se leva avec peine et l'imita lentement. Andreï descendit vers la mine et parcourut la piste, devant les entrées qu'ils n'avaient pas pu forcer, avant de monter vers les cheminées d'aération. Il remit tant bien que mal les planchers de bois et versa dessus presque un mètre de neige. Si les Chinois se livraient à une inspection précise ils découvriraient qu'elles avaient été ouvertes mais pour un coup d'œil sommaire ça pouvait coller. D'ici à quelques jours il allait certainement neiger et tout redeviendrait anonyme. Il fallait fuir très vite, pendant qu'ils le pouvaient toujours, qu'ils en avaient encore la force. Jusqu'ici Moscou n'avait donné aucun détail sur leur récupération, mais n'avait pas non plus dit qu'ils ne reviendraient pas en avion. Andreï avait insisté sur leur mauvais état physique et la charge de matériel à traîner. La balle était maintenant dans le camp du service, là-bas. En réalité, le jeune homme savait qu'ils avaient désormais, tous les trois, une valeur inestimable, pour l'Etat-major, et qu'on ferait tout pour les ramener. Eux et leurs documents. Un jour ou l'autre ils deviendraient les témoins d'un immense procès. Enfin si la Fédération survivait à cette extermination ! Ils achevèrent de vider ce campement provisoire et de le détruire alors qu'il était onze heures passées.

Ils chargèrent le traîneau qu'Adonis avait apporté et se mirent en route, éclairés par une lune brillante. Au début, l'un d'eux marchait en dessous de la ligne de crête pour empêcher le chargement du traîneau de basculer quand il penchait trop, et les deux autres tiraient, côte à côte. S'ils allaient plus vite ainsi, ce n'était pas pratique de marcher, ils se fatiguaient, et ils essayèrent plutôt de se relayer toutes les demi-heures. Mais ils n'avançaient plus assez rapidement. Et, maintenant Andreï se sentait fébrile. Ils devaient s'éloigner le plus vite possible. C'était une idée fixe, chez lui ! Il était incapable d'en dire davantage aux autres, n'était pas sûr que sa décision était bonne, militairement parlant, et qu'il ne craquait pas… Même si, au fond de lui, il savait pertinemment qu'il était bel et bien en train de craquer ! Mais les deux autres étaient si fatigués qu'ils lui faisaient confiance, ne posaient pas de questions non plus, serraient les dents et avançaient. Penchés en avant, ne regardant rien d'autre que la neige, à leurs pieds, ils tiraient, contrôlaient leur respiration, tiraient toujours plus dur, le cerveau vide de toute autre chose.

Quand le jour se leva ils furent stupéfaits de s'apercevoir qu'ils avaient déjà quitté la petite vallée et approchaient du sud-est du plateau s'étendant sous leur igloo, en direction d'Abaj. Ils avaient avancé à un rythme d'enfer ! Andreï comprit qu'ils ne pouvaient faire halte ici, il n'y avait rien pour se cacher. Un abri se verrait comme le nez au milieu du visage dans cette étendue lisse. Il n'y avait pas d'autre solution que de rentrer d'une seule traite à l'igloo en espérant ne pas être repérés. Ce fut un calvaire. Andreï avait l'impression en permanence d'entendre un avion les survoler, de voir soudain une patrouille Chinoise… Ils faillirent ne pas retrouver l'igloo. Il avait neigé et tout semblait différent. Finalement Otkir repéra les deux conifères serrés l'un contre l'autre, aux pieds desquels ils avaient creusé leur abri. Il laissa ici les deux autres et retourna sur leurs pas pour aller effacer les traces au moment où ils avaient pénétré dans la forêt, et en tracer de nouvelles longeant la lisière en remontant vers les crêtes, loin au-dessus.

Quand il revint Adonis et Andreï avaient déchargé le traîneau, tout rentré à l'intérieur et tendu une toile blanche en travers du trou ; au niveau supérieur de la neige ; par lequel ils entraient dans l'igloo. L'igloo et son entrée étaient invisibles. Adonis était en train de réchauffer des rations de cassoulet, qui était, avec le borj, le plat le plus "cuisiné", parmi les rations de l'Armée, et que les soldats gardaient toujours pour une bonne occasion, quelque chose à fêter. D'autant qu'en hiver, la graisse apportait un plus à leurs corps épuisés. Sur le second réchaud, qu'ils avaient reçu avec le deuxième parachutage, fondait de la neige pour faire du thé. Il lui sembla que les deux feux avaient fait monter la température dans l'igloo. Il se laissa glisser en arrière, repoussa la capuche de sa combinaison, posa la nuque contre la cloison de glace et ferma les yeux. En attendant que la gamelle contenant les rations soit chaude, Adonis monta son poste et émit un groupe de lettres pendant qu'Andreï faisait tourner la génératrice à manivelle.

- Tu émets quoi ? demanda enfin Otkir.

Ce fut Andreï qui répondit à sa place.

- Le message qu'on a envoyé à notre arrivée sur place, juste les cinq lettres. Tu sais, celui du jour du parachutage. Ils finiront bien par comprendre.

L'arrivée, ça semblait si loin… Ils étaient d'autres hommes, alors. Otkir et Adonis avaient combattu en unité, au début de la guerre. Ils connaissaient les combats, les balles qui sifflent, les camarades qui tombent, les corps torturés par des blessures, mais ce qu'ils avaient vu ne les avait pas préparés pour autant au spectacle des dizaines de milliers de corps incarnant la souffrance, le désespoir, dans la mine. Mais rien n'y prépare et ils n'étaient pas moins atteints qu'Andreï.

- Pourquoi le message d'arrivée ? demanda Otkir avec un temps de retard.

- Il signifiait qu'on était sur place, dans cette vallée précise. Il a l'avantage de comporter cinq lettres seulement. Ils devront faire marcher un peu leur cerveau là-bas et comprendre dans quelle condition on vit. Depuis seize jours ici, on commence à frôler la découverte par les Chinois alors il faut trouver des trucs pour limiter au maximum nos propres émissions. Celles du Service n'ont évidemment pas d'importance, ils sont très loin et ne s'adressent pas à quelqu'un en particulier. Elles ne révèlent rien tant que les Chinois n'ont pas traduit le code. Il y aura bien quelqu'un, à l'Etat-major, pour se mettre à notre place. Je ne répondrai à aucun message demandant une longue réponse. Adonis enverra seulement le signe de refus. Systématiquement. Ils finiront par comprendre !

Curieusement, ils dormirent comme des souches cette nuit là. Probablement une impression de tranquillité provoquée par le retour dans leur ancien campement, une sorte de garantie inconsciente de sécurité, songea Andreï plus tard. En tout cas, ce sommeil sans cauchemar pour une fois, leur redonna des forces, même si tous leurs muscles leur faisaient mal. Au matin ils établirent une surveillance de la vallée et entreprirent de sélectionner les documents qu'ils rapportaient. Certains étaient plus importants que d'autres, et il fallait, aussi, bien protéger ce qui était fragile. Un containeur était un bon rangement, facile à transporter pour peu qu'ils aient le temps et le moyen de le manier. Mais il fallait envisager que tout se précipitât et qu'ils dussent choisir. Andreï plaça les films dans un sac qu'il donna à Adonis. Il garda pour lui les pellicules photo et les plaques d'identité militaires. Otkir reçut quelques effets, des galons, un calot portant les insignes d'un régiment et un nom à moitié effacé, deux lettres dans des enveloppes aux noms de leurs destinataires. C'était ce qu'ils avaient de plus précieux, de plus révélateur. Le reste serait rangé dans le containeur avec le matériel parachuté, avec les vivres qui restaient, les emballages vides, qu'il ne fallait pas laisser ici, les traîneaux démontés etc.

***

Dans le grand bâtiment anonyme, de la banlieue nord de Moscou où le département Renseignement-Action était installé, le saint des saints était l'ensemble de salles-radio, toutes insonorisées et vitrées, semblables à des alvéoles-filles autour de l'alvéole mère d'une ruche. Celle ci était beaucoup plus grande, avec une table ovale où quinze personnes pouvaient prendre place. Des jeunes femmes, en uniforme d'auxiliaires, aussi bien de l'Armée de terre, que de l'Air ou de la Marine ; les trois grands corps avaient créé leurs unités féminines depuis longtemps ; se déplaçaient en silence, des plis à la main, ou positionnaient des plots aimantés, de couleurs et de formes différentes sur des cartes de la Fédération. Les unes sur un grand mur, une autre sur une table, dans un angle. Un peu à la manière des Centres de Contrôle aériens près des fronts, ou à l'Etat-major de la Marine d'où l'on dirigeait la guerre navale.

Au même étage, dans une salle de conférence, à l'écart, aux murs épais, plusieurs hommes discutaient devant une carte étalée sur une table rectangulaire devant eux. Un seul était en uniforme. Il portait le béret noir des Corps-Francs, pour l'instant glissé sous la patte d'épaule gauche, comme c'était la mode chez eux. Mais on était très tolérant avec les Corps-Francs. On leur demandait beaucoup alors, on leur pardonnait beaucoup. Les autres, plus jeunes ; à part l'un d'eux ; étaient en civil.

- … réaction me choque un peu, je dois le dire. Après tout ils sont militaires, n'est-ce pas ? finissait de préciser un petit homme sec aux cheveux blancs fournis et soigneusement coiffés.

Son voisin hochait la tête doucement et pourtant ce n'était pas un acquiescement mais l'inverse. Il leva le visage vers le Corps-Franc.

- Vous avez une explication à fournir au directeur du Renseignement, Commandant Harmeens ?

- Ils en ont marre, Monsieur, dit celui-ci, un grand costaud châtain au visage dur.

- Comment ça ils en ont marre ? Ils ne sont pas en mission depuis plus de trois semaines, c'est un délai tout à fait courant. Expliquez-vous ? fit le directeur.

- Je ne suis ici qu'en qualité de consultant Monsieur, mais on m'a expliqué la situation de ces hommes et le but de leur mission. Depuis le premier jour ils sont en danger permanent, Monsieur. Et seuls, sans contacts. Ils ne peuvent compter que sur eux, dans des conditions matérielles éprouvantes qui usent plus qu'on ne le croit. Cette vie, plus l'exposition permanente au froid, a des conséquences insidieuses qui usent les forces.

- Allons, allons, nos hommes du front nord se battent pendant des mois dans un froid pire !

- Ils ne sont pas dans les mêmes conditions, Monsieur. Ils n'ont pas, à chaque instant, à prendre des décisions qui conditionnent leur survie et la réussite de leur mission. Ils sont entourés d'amis, reçoivent des ordres précis, mangent correctement, toujours chaud. Ils ne subissent pas de stress à chaque instant, provoqués par les conditions de vie et par leur mission. Ils peuvent, parfois, se déshabiller, se laver. Pas ce groupe, là. Et, enfin, ils n'ont pas reçu ce choc dont nous n'avons pas d'éléments pour mesurer l'impact sur le moral, Monsieur. Si je peux donner mon avis, Monsieur, ils sont au bout du rouleau, après ce qu'ils ont vécu. Si nous voulons récupérer le matériel qu'ils ont amassé nous devons aller les chercher rapidement, les tenir au courant des préparatifs, les réconforter.

Le civil fronça les sourcils.

- Bon Dieu ce sont des soldats, Commandant, pas des gamins !

- Des soldats de fortune, Monsieur. Et depuis deux ans seulement. Ils ont dû apprendre dans ce laps de temps ce que nous, de carrière, apprenons lentement, avec les années. J'ai beaucoup d'admiration pour ce que font vos hommes, Monsieur.

La couche de pommade parut faire de l'effet au directeur général du renseignement, et les deux autres personnes ; qui dirigeaient le service Action ; dissimulèrent leur amusement.

- Bon, admettons qu'ils soient plus fragiles que nos hommes de carrière, il n'empêche que le ton de leurs messages, leur silence aussi, est très déplaisant.

- A mon avis, ils considèrent qu'ils vous ont donné toutes les informations nécessaires et attendent vos instructions, reprit l'officier des Corps-Francs. Je pense qu'ils craignent d'être repérés, ce qui serait impardonnable pour la mission dont ils sont chargés.

- En somme vous êtes d'accord avec eux ? Vous acceptez leur attitude ?

- Je la comprends, Monsieur. Elle me paraît naturelle, compte tenu des circonstances et de ce qu'ils ont vécu.

Le directeur se tourna vers ses collègues et soupira.

- Moi je ne vous comprendrai jamais vraiment, vous autres de l'Action.

- Est-ce que nous avons le feu vert pour les rapatrier, d'urgence, Monsieur le Directeur général ? fit l'un d'eux, un homme de trente-cinq à quarante ans au physique anonyme.

- Vous avez une idée ?

- Un projet. Nous allons faire poser des Mosquitos de nuit, sur la route qui va d'Abaj à Zyrgan, au sud.

- De nuit ? Et vous trouvez des pilotes assez cinglés pour ce genre de choses ?

- Il y en a, Monsieur, pas beaucoup mais il y en a. Nous enverrons trois avions. Le premier parachutera deux spécialistes de ce genre d'opération, avec du matériel pour permettre l'atterrissage, assez délicat, c'est vrai. Les deux autres ramasseront notre groupe, le premier se posant pour reprendre les deux parachutistes.

- Tout de même, sur une route cela manque singulièrement de discrétion… Et si quelque chose se passe mal ? Si un avion rate son atterrissage nous allons nous trouver avec une épave embarrassante, un groupe toujours au sol en territoire occupé et des Chinois sur leur garde !

- Ce risque est permanent, dans chaque opération, Monsieur, intervint pour la première fois le dernier civil. Dans ce cas l'épave sera détruite à l'explosif et le groupe fuira vers un nouveau point de recueil. S'il y a un blessé, soit il recevra une pilule de cyanure, soit les survivants l'emmèneront. Peu d'opérations de récupération se déroulent exactement comme prévu, il y a souvent de la casse, mais nos hommes savent comment la limiter.

Il avait lâché cela avec une froideur qui impressionna le directeur du renseignement. Celui-ci se tourna vers celui qui s'était exprimé en premier.

- Vous cautionnez cela, Boris ?

- C'est un premier jet… après d'éventuelles modifications, oui, Monsieur. C'est en quelque sorte notre travail habituel.

Le directeur pencha le visage en avant un instant et, prenant appui sur la table, se leva.

- Feu vert, Messieurs. Mais qu'il soit bien entendu que la priorité absolue est donnée aux preuves que l'on nous ramène et à la discrétion. Que les Chinois sachent que nous avons eu un groupe dans cette région et ils nettoieront le site… Néanmoins l'officier responsable me paraît moralement bien faible pour ces missions… enfin nous en reparlerons, je le verrai à son retour.

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