CHAPITRE V
Childebrand avait sa figure des mauvais jours. Il tapotait sur la table en regardant Erwin de façon peu amène. Il ne se contint pas longtemps.
— Non et non, gronda-t-il, par les cornes du diable, je ne peux pas te suivre. Comment peut-on se fier à ces gens-là ? Où est le vrai, où est le faux ? Où est l’ami, et où l’ennemi ?
Il arrêta d’un geste une réponse du Saxon.
— Écoute-moi donc ! lança-t-il. Le fils du vizir nous fixe un rendez-vous. Secret. Oui, mais trois jours avant, cette Persane vient nous dire, entre autres, sous le nez, qu’elle en a été avertie. Et parlons de cet Al Fadl !… Il se fait un malin plaisir de nous révéler, au fil de la conversation, qu’il en sait long sur notre ambassade et les traverses qu’elle a trouvées sur sa route… Et Ruben ! Il s’entretient avec nous, à cœur ouvert, en toute discrétion… Il en instruit immédiatement le fils du calife… lequel d’ailleurs n’ignore rien de notre discussion avec cet eunuque de cour, ce Masrour !
— Cependant…
— L’affaire du manoir ? Ils sont tous au courant, et de tout ! Ensuite ? Doremus, frère Antoine, Timothée, et aussi Érard se relaient pour une surveillance qui n’aurait été décelée par personne… Aucun de nos hôtes n’en a perdu le moindre détail… Depuis le début, nous avons été suivis à la trace, égarés, dirigés sur des chausse-trapes… D’où ces épreuves – et quelles épreuves !… Ah, ils doivent bien rire ! Eh bien, moi, je n’ai plus envie que nous les fassions rire !
— Je ne crois pas, dit calmement l’abbé saxon, que ce qui se passe actuellement ici, avec les graves menaces que ces événements comportent, les amuse tant que cela. Je crois encore moins que nous assistions à une partie dont nous serions l’enjeu essentiel. D’ailleurs…
Erwin adressa à Childebrand un regard amical.
— … Oui, pense à Tahir ! Qu’en fais-tu dans tout cela ? Si, depuis le début, il ne s’était agi que de nous leurrer, à quoi rimeraient son dévouement, ses combats, avec les siens, à nos côtés… et aussi les attentats organisés contre lui ?
— Justement, un pion qu’on sacrifie, avança Childebrand.
— Tu sais bien que ce n’est pas la bonne explication. Que tous ces grands personnages emploient à nous espionner, et à s’espionner entre eux, des dizaines d’agents, que, par conséquent, ils ne nous perdent pas de vue, c’est une évidence. Qu’ils le fassent ensemble, en se concertant, pour leur bénéfice commun, je ne le pense pas. Je suis même persuadé du contraire. Leur vigilance, exacerbée, prouve à mes yeux que la crise est près de son paroxysme.
— Ce n’est pas une raison pour aller au-devant de risques injustifiés !
— Injustifiés ? Quoi ? Tous nos efforts, tous les sacrifices de nos amis, tout cela n’aboutirait qu’à une dérobade ? Non, ne sursaute pas ! Ici, ce qui est en cause n’est ni ton courage, ni celui de nos assistants, ni le mien. Je te sais assez… téméraire pour toi-même et avare du sang des autres. Mais comment appeler autrement l’interruption d’une enquête… en plein milieu ?
— Par le sacre Dieu, il ne s’agit pas de cela ! Il s’agit très précisément d’évaluer où nous conduit, et au prix de quels dangers, cette piste que semblent avoir ouverte et l’affaire du manoir, et les aveux – sont-ils seulement véridiques ? – de ce chef des gardes, laquelle piste passe par un certain Omar al-… je ne sais plus quoi ! Aussitôt qu’un des nôtres aura pointé le nez dans ce « souk du méandre », dix, vingt espions le suivront à la trace. Parmi eux, il s’en trouvera au moins un pour avertir cet Omar, lequel aura alors toutes facilités pour lancer ses tueurs sur notre homme !
— Si tu as présentement une autre piste que celle-là, je suis prêt à te suivre. Je t’écoute !
— Est-il si important, au point où nous en sommes, de retrouver ce fatal cadeau ? L’audience du calife ne dépend plus de cela.
Erwin frotta ses longues mains l’une contre l’autre.
— Un peu quand même, dit-il. Et surtout : si la crise éclate, quel souverain rencontrerons-nous sur le trône ? Le personnage qui a œuvré pour nous empêcher d’aboutir est certainement un ennemi. Il faut le démasquer. Et la Providence nous fournit pour cela un moyen – infaillible, non, mais je n’en vois pas d’autre – : retrouver le présent destiné à Haroun al-Rachid ! Apprendre qui a ordonné qu’on le vole, au prix du sang ! Est-ce là un risque injustifié ?
— La piste de ce chef de sicaires nous offre-t-elle la moindre chance ?
— Je l’espère, je le crois. Certains voulaient, et veulent toujours sans doute, que nous aboutissions à un échec. Iraient-ils cependant jusqu’à s’en prendre à nos personnes ? Je ne sais. D’autres souhaitent que nous réussissions. Pour le bénéfice de leur parti. Au besoin, ils nous prêteront main-forte… comme ils l’ont déjà fait d’ailleurs.
— Le risque demeure.
— Oui, il nous attendait déjà sur les quais de Tripoli.
— C’est toujours la même chose, grommela Childebrand. Il n’y a pas moyen de te faire entendre raison !
— Tout au contraire, et je vais t’en fournir la preuve : maintenant décide toi-même et je me rangerai à ton avis !
Le comte Childebrand, sans répondre, haussa les épaules.
Le « souk du méandre » était situé non loin du Tigre, à un quart d’heure de l’hôtel où les Francs continuaient à séjourner « provisoirement ». Doremus, qui ne se faisait plus d’illusions quant à l’efficacité de ses déguisements pour éviter d’être espionné, avait néanmoins choisi de se vêtir comme un habitant ordinaire de Bagdad, afin de ne pas attirer l’attention du tout-venant. Il lui sembla qu’il était suivi, et cela depuis qu’il avait franchi le portail de la résidence. Il feignit de ne l’avoir pas remarqué.
L’allée des apothicaires était constituée d’une série d’échoppes et de magasins débordant de sacs, de paniers, de jarres et de récipients de toutes les dimensions. Ils offraient les produits les plus variés et les plus étranges, plantes médicinales, poudres et onguents, ingrédients pour magie blanche ou noire, remèdes de toutes les sortes, mais aussi parfums et fards, khôl et henné, en même temps que de nombreux condiments… et jusqu’à des appareils orthopédiques… Par places, de redoutables arracheurs de dents attendaient leur proie en vantant la douceur de leurs mains.
L’ancien rebelle parcourut cette succession de boutiques, dont les effluves et exhalaisons constituaient comme une rivière d’odeurs, en s’arrêtant de temps à autre pour demander où se situait le négoce d’Omar al-Habi. Manifestement, l’homme n’avait pas bonne réputation. Quand Doremus formulait sa question, avec sa mauvaise prononciation qui éveillait déjà des soupçons, l’interlocuteur le regardait de travers avant de lui répondre du bout des dents.
Il tomba enfin sur un vendeur ambulant de beignets qui accepta de lui fournir des indications précises.
— De là où nous sommes, mon frère, dit-il, c’est le neuvième magasin sur la droite, tu verras, assez grand. Compte bien neuf, hein ! Tu le repéreras facilement à ses bocaux remplis de crapauds morts et de serpents, vivants, et aussi à des récipients contenant des toiles d’araignée pour panser les plaies. C’est la spécialité d’Omar. Lui ? Un homme assez gros, qui se rase le crâne à la manière des Turcs… Mais, dis-moi, toi, mon frère…
Doremus retira sa calotte :
— Moi, tu vois, pas le rasoir ! plaisanta-t-il.
— Ouais… quant à Omar : un colosse, avec des bras comme mes cuisses. Et, avec ça, rapide comme tout à la course… Je ne sais pas ce que tu lui veux… Mais le bonhomme… tu vois hein ! Attention… Tu n’as pas l’air d’un de ces chenapans qui fréquentent sa boutique et qu’il emploie à… Mais je parle trop. Va ! Tu ne peux pas le rater : la neuvième à droite !
L’ancien rebelle sourit.
— J’espère pas le rater, dit-il. Merci, mon frère.
— Tu m’achèteras pas un ou deux beignets ?
— Trois même, répondit Doremus en payant largement.
Le magasin d’Omar al-Habi était, en effet, aisément repérable. Derrière une devanture bien fournie en produits médicaux, ou prétendus tels, s’étendait une arrière-boutique très vaste qui devait se prolonger au-delà de tentures. Quand Doremus arriva à sa hauteur, il aperçut une demi-douzaine d’hommes, apparemment pas des clients, qui discutaient avec un personnage encore plus imposant que ne l’avait décrit le vendeur de beignets. Il mesurait au moins cinq pieds et demi. Il était non point pansu mais puissamment musclé, comme un lutteur turc, avec une tête ronde sur un cou de taureau. A un moment, il jeta un regard sur Doremus qui l’observait, celui de ses deux yeux noirs dans lesquels on ne lisait que cautèle et cruauté. Rien d’étonnant que les gardes du manoir l’eussent aisément reconnu.
Doremus n’avait pas prolongé son observation et avait repris sa progression dans l’allée des apothicaires. Après avoir parcouru une distance de trois cents pas, il fit demi-tour pour passer à nouveau devant le magasin d’Omar. Comme il s’en approchait, il vit en sortir ce dernier revêtu d’un court manteau, et coiffé d’une calotte à la persane. Il était accompagné de trois gardes du corps qui jetaient, en marchant, des regards tout autour d’eux. Diriger une bande de tueurs à gages n’était pas un métier de tout repos.
L’ancien rebelle les suivit de loin jusqu’à la sortie du souk. Ils prirent la direction de la « ville ronde » et se perdirent rapidement dans le dédale des rues et ruelles. Doremus n’insista pas et regagna la résidence que tout le monde appelait désormais « l’hôtel des Firandj ». Il rendit compte immédiatement des résultats de sa surveillance aux missi, en présence de tous leurs assistants. Childebrand qui, tout en continuant à bougonner, avait pris la direction des opérations dès lors qu’elles avaient été décidées, fit préciser de nombreux détails concernant la disposition des lieux, l’allure des gardes du corps et leur armement, enfin Omar al-Habi lui-même. Doremus assura « qu’on ne pouvait pas le confondre avec qui que ce soit d’autre ».
— As-tu été suivi ? demanda ensuite le comte.
— Je le crois. Par une ou deux personnes… Mais très discrètement.
— Discrètement ou pas, c’est fâcheux, grommela Childebrand avec un air qui voulait exprimer une certaine réprobation. Enfin, puisque nous y voici…
— C’est fâcheux, sans doute, mais cela pourra être bénéfique à l’occasion, plaça Erwin qui se sentait mis en cause.
— On verra… En tout cas, ce qui importe avant tout, c’est que nous ne soyons pas repérés par ceux que nous, nous suivons ! Nous procéderons donc ainsi…
Les missi étaient partis de la supposition qu’Omar quittait son négoce, pour Dieu sait quelles destinations, tous les jours à peu près à la même heure. Doremus avait commencé sa surveillance vers le milieu de la matinée et Omar était parti, flanqué de ses gardes du corps, à midi. Le lendemain, donc, Sauvat prit son poste de la même manière. La journée ne donna rien. Al-Habi quitta bien sa boutique, mais pour se rendre dans une taverne où il se restaura avant de reprendre son négoce. Le jour suivant, Timothée fit le guet en vain. Érard ne fut pas plus heureux vingt-quatre heures après. Mais, le lendemain, le frère Antoine eut la satisfaction d’être le premier échelon d’une filature sur laquelle les ambassadeurs francs fondaient quelques espoirs.
Ce jour-là, Omar et son escorte habituelle de coupe-jarrets quittèrent le magasin un peu avant midi pour suivre l’itinéraire qu’avait relevé et décrit Doremus. Ils marchaient assez vite dans les encombrements du souk, peu salués sur leur passage. Le moine les suivit à distance d’une centaine de pas jusqu’à la porte du marché. Là, Childebrand avait disposé Sauvat et Érard, qui avaient revêtu la tenue de bédouin utilisée pour la chasse aux Hilaym. Si Omar se rendait à la « ville ronde », il ne pouvait y entrer que par la porte est ou par la porte sud. Plus vraisemblablement la première. Un pari. Érard prit de l’avance pour avertir Hermant et Timothée qui s’y tenaient. Des vêtements onéreux leur donnaient l’aspect de riches négociants orientaux. Les missi les avaient pourvus de laissez-passer dus à la complaisance de Ruben.
Les trois assistants patientèrent un long moment. Personne, ni Omar et ses gardes du corps, ni Sauvat. A mesure que le temps passait, avec le sentiment qu’ils avaient été joués, grandissait leur inquiétude quant au sort de leur compagnon, attiré peut-être dans un traquenard. Après plus d’une demi-heure d’une attente angoissante, ils virent avec soulagement arriver par l’avenue qui aboutissait à la porte monumentale Omar et son escorte, et plus loin leur ami. Le chef des sicaires s’était arrêté en chemin pour la collation de midi.
Sauvat entra dans la taverne où ses amis l’avaient attendu. Timothée et Hermant en sortirent immédiatement. A la suite d’Omar al-Habi, ils franchirent sans difficulté le poste de garde, le Goupil seul répondant aux contrôleurs. Le Grec et Hermant éprouvèrent une sensation édénique à pénétrer, au sortir de la tumultueuse et besogneuse Bagdad populaire, dans ce paradis fait de verdure, d’arbres et de fleurs, de ruisseaux clairs et d’eau jaillissante, de palais merveilleux, fait de tranquillité et de beauté. Les grands personnages sur leurs montures superbes, les domestiques en livrée, les gardes en tenue éclatante disaient force, abondance et richesse. « Et peut-être là, derrière ces murs décorés, derrière des tentures de soie, menaçant ceux qui ne se vêtent que de brocarts, peut-être des poignards sont-ils déjà brandis », pensa le Grec en se remémorant les intrigues sanglantes qui l’avaient obligé à quitter précipitamment Constantinople.
Omar et ses gardes suivaient sans hésitation un chemin compliqué dans la « ville ronde ». Après une longue marche, ils finirent par sortir de la Madinat al-salam par la porte ouest, au-delà de laquelle s’étendait un quartier de riches résidences. Ils parvinrent alors assez rapidement à un château situé dans un parc ceint de murs. Hermant et Timothée, qui étaient obligés de se tenir assez loin du « gibier » et craignaient d’en perdre la trace, furent très soulagés de voir Omar s’y arrêter et, après avoir parlementé un court instant avec les portiers, pénétrer, mais sans son escorte, dans cette résidence.
Les instructions de Childebrand étaient formelles : « Dès que votre chasse vous aura fait découvrir le gîte, renseignez-vous et regagnez notre hôtel sans tarder ! » Hermant, toutefois, poursuivit l’affût pendant une demi-heure encore pour être bien certain qu’Omar n’avait pas fait une halte transitoire, tandis que, de son côté, le Grec cherchait à apprendre, sans trop se faire remarquer, sous prétexte de négoce, à qui appartenait la résidence repérée. On le lui indiqua sans difficulté :
— Mansour ben Ziyad, un personnage des plus haut placés, précisa un orfèvre du voisinage avec un respect qui n’était pas feint.
— Et quelle est sa fonction ? hasarda Timothée.
— Ces choses-là ne me regardent pas, répliqua son informateur. Il m’achète bracelets, bagues, ceintures et colliers en abondance ; il paie… rubis sur l’ongle. C’est tout ce que je veux savoir. D’ailleurs, je ne le vois jamais. C’est son intendant qui se charge de tout.
Timothée revint chercher Hermant qui s’impatientait, et tous deux regagnèrent leur hôtel en faisant le tour de la « ville ronde ». Ils arrivèrent fourbus mais satisfaits, et rendirent compte aux missi.
— Bonne chasse, semble-t-il, concéda Childebrand.
— C’est bien, très bien, mes enfants, ajouta le Saxon avec un sourire au coin des lèvres.
Pour l’occasion on servit à la ronde un vin d’Égypte, très capiteux, que le frère Antoine jugea « buvable ».
Afin d’en terminer avec les préliminaires de l’action décisive qui était envisagée, encore fallait-il se procurer des renseignements précis sur ce Mansour ben Ziyad, sur ses relations et fréquentations, sur son importance véritable, sur son mode de vie, tandis qu’une enquête serait menée sur sa résidence, la disposition des bâtiments et le tracé des jardins, sur la manière dont elle était protégée et gardée.
Erwin avança que le plus expédient serait sans doute de faire appel de nouveau à Ruben ben Nemouel. Le comte se rangea en bougonnant à cet avis « pour éviter toute discussion ».
Le représentant de l’exilarque des Juifs se présenta aux missi sans tarder. Ainsi la piste des sicaires menait à Mansour ben Ziyad. Interrogé à son sujet, Ruben médita longuement sa réponse.
— Le personnage est vraiment étrange, énonça-t-il d’une voix lente en utilisant non le latin mais l’arabe. Déjà sa résidence… Vos assistants vous ont appris où il demeure : à l’écart de la « ville ronde », mais non loin. Cette situation désigne l’homme. Se situe-t-il au cœur du pouvoir ? On ne pourrait l’affirmer. Et pourtant il n’en est guère éloigné. Est-il dépourvu de toute autorité ? Assurément pas. Mais auprès de qui ? De celui-ci, dira un tel, de celui-là, dira un autre, de tous ceux qui portent un turban de haut dignitaire, ajouteront beaucoup… Mais servir tout le monde, est-ce compter vraiment ? Non, à l’évidence. Alors, d’où tire-t-il la considérable influence qu’on lui prête ? Qui le sait vraiment ?
— De sa richesse, peut-être, intervint Childebrand. Car il dispose visiblement de dinars à profusion. Ne possède-t-il pas une sorte de palais au centre de la ville, une domesticité nombreuse, une garde personnelle…
— De la poudre aux yeux, reprit Ruben. Mais tout ce qui brille n’est pas d’or et il ne faut pas confondre apparence et avoir. Que Mansour possède de quoi briller, qui le contesterait ? Mais s’agit-il de sa fortune ou de moyens empruntés ? D’ailleurs, si c’est sa fortune, comment l’a-t-il acquise ? Voici un homme qui, il y a de cela une quinzaine d’années, est arrivé à Bagdad avec, pour toute richesse, un âne et quelques dirhams. Comment est-il parvenu à ce degré de prospérité qu’il semble avoir atteint aujourd’hui ? D’où lui sont venus, d’où lui viennent ces dinars qu’il dépense avec une folle libéralité ?
— Oh, il y a bien des moyens d’acquérir une fortune, nota Erwin, certains fort honnêtes comme le négoce, et d’autres plus douteux, voire condamnables. Question au passage : qu’allait faire un Omar al-Habi chez un Mansour ben Ziyad ? Quant à des prêts qu’on lui octroierait généreusement et continûment, cette interrogation se présente inévitablement à l’esprit : que saurait-il et sur qui ?
L’émissaire du Rech Galutha plaça mezza voce :
— Nous voici peut-être au cœur de l’affaire…
— En attendant, interrompit le comte, venons-en à la nôtre. Donc, cette résidence ?…
— J’ai apporté ici des dessins qui représentent avec assez d’exactitude l’enceinte et ses ouvertures, portails et portes ou passages, et plus approximativement les jardins ainsi que les emplacements des différents bâtiments. Quant à la répartition des pièces dans le château lui-même, les indications, il faut l’avouer, sont assez sommaires, dit Ruben en tendant les documents à Childebrand.
Le comte les examina attentivement et conclut qu’il faudrait recueillir d’autres informations avant que puisse être établi un plan offrant quelques chances de succès.
— Si j’ai bien compris ce que vous envisagez, après toutes les investigations que vous avez déjà menées, je ne suis pas sans inquiétude, je vous l’avoue ! s’écria Ruben. Mansour en sa… citadelle est un gros morceau.
— Sans doute, dit Erwin, mais nous voici au pied du mur.
La résidence de Mansour ben Ziyad était, en effet, une citadelle. Une trentaine de gardes, au moins, en assuraient la surveillance. Sur un chemin qui longeait, à l’intérieur, le mur d’enceinte, circulaient, jour et nuit, des rondes. Des patrouilles de cavaliers complétaient ce dispositif dont l’importance prouvait que Mansour ne se sentait pas en sécurité. Dans sa marche vers les sommets, il avait dû susciter de solides inimitiés, de celles qui conduisent à la vengeance par le sang.
Les précautions qu’il prenait pour sa sécurité compliquaient la tâche des Francs et excluaient une attaque en force. Childebrand et Erwin ne pourraient disposer que d’un nombre insuffisant de combattants ; de toute façon, il ne pouvait être question d’engager l’ambassade dans une aventure sanglante. Il fallait donc procéder autrement.
Timothée s’était renseigné sur les allées et venues de Mansour, qu’accompagnaient toujours des favoris et des domestiques. Le personnage possédait, outre son séjour urbain, une résidence située sur le Tigre et éloignée de Bagdad d’une dizaine de lieues. Il s’y rendait assez régulièrement, le plus souvent après avoir assisté à la grande prière du vendredi en la mosquée de la « ville ronde » avec le gratin. Il y demeurait deux ou trois jours.
Le frère Antoine, lui, s’était chargé d’observer comment étaient organisées les patrouilles : en général, une ronde toutes les deux heures. Mais, à l’évidence, quand le maître des lieux s’absentait, les gardes en prenaient à leur aise ; leur vigilance se relâchait.
Quant à Doremus, il avait constaté qu’on pouvait accéder à la résidence même par le portail réservé aux dignitaires, évidemment, mais aussi par des portes de service situées à l’opposé, dont une ouverture assez large qu’empruntaient les convois de ravitaillement. Les jardins s’étendaient principalement entre la grande entrée et le bâtiment central. Par-derrière, ils étaient de taille beaucoup plus modeste, assez mal entretenus d’ailleurs, avec des buissons touffus.
Les trois assistants parvinrent à convaincre les missi, non sans difficulté, qu’ils pouvaient tenter par là une reconnaissance en prélude à une opération décisive. Après avoir vérifié que Mansour était bien parti pour son manoir avec son escorte de courtisans, ils gagnèrent le samedi soir, à la nuit tombée, par différents chemins le passage qu’avait repéré l’ancien rebelle. Ils portaient des vêtements très ordinaires, mais de couleur sombre, avec, dissimulé sous leur manteau, un glaive court.
La porte des fournisseurs était demeurée entrebâillée. Les trois assistants attendirent que passe la première ronde de la nuit, quatre gardes portant des torches et qui discutaient avec de brusques éclats de voix. Quand ils se furent éloignés, Doremus entra et fit quelques pas dans le jardin en tendant l’oreille. Rien à signaler. Il fit un signe à Timothée et au frère Antoine qui y pénétrèrent à leur tour et commencèrent à progresser, de buisson en buisson, vers la résidence, l’ancien rebelle assurant une sorte d’arrière-garde.
Le moine et le Grec avançaient à pas comptés dans la nuit sombre, en évitant de faire craquer des branches. Ils s’arrêtaient fréquemment pour écouter et épier. Ils firent ainsi une centaine de pas, suivis à distance par Doremus. Comme ils arrivaient près d’un bosquet, subitement, une dizaine de gardes leur bondirent dessus, et, avant qu’ils aient pu esquisser le moindre geste de défense, les maîtrisèrent, leur attachèrent les poignets, leur passèrent une sorte de licol, les désarmèrent et les emmenèrent vers la résidence. L’ancien rebelle, atterré, avait assisté, impuissant, à leur capture. Il demeura tapi un long moment, immobile et silencieux. Puis, estimant qu’aucun danger ne le guettait plus, furtif comme un chat, il regagna la porte. Moins d’une heure après il arrivait à « l’hôtel des Firandj », où Childebrand et Erwin attendaient, dans l’inquiétude, le résultat de l’expédition. Quand ils le virent entrer seul, avec un visage bouleversé, ils comprirent aussitôt que l’affaire avait mal tourné. Dans son compte rendu, Doremus, en s’efforçant de n’omettre aucun détail, exposa comment, malgré toutes les précautions qui avaient été prises, le malheur était advenu. Après avoir, en réponse à des questions, apporté quelques précisions, il se retira, laissant les missi en tête à tête.
Childebrand qui, pendant tout le récit de leur assistant, avait jeté sur le Saxon des regards exprimant son ressentiment, lança d’une voix blanche :
— Eh bien, par le sang Dieu, nous y voici ! En plein !
Il s’arrêta pour contenir la colère qui montait en lui. Puis il reprit :
— Cela sautait aux yeux, oui, quelque chose de cette sorte devait arriver ! Mais à quoi bon, à présent, ressasser tout cela, ces risques, démesurés, et ce réseau de trahisons qui nous cerne ! Car nous avons été trahis, trahis ! Qui pourrait en douter ?… Notre ambassade… Deux de ses assistants pris la main dans le sac… Quel espoir nous reste-t-il ? Je te le demande ! Ah ! Erwin, vraiment…
L’abbé saxon qui, d’habitude, affrontait les irritations de son ami et apaisait ses craintes avec calme et en souriant, répondit cette fois-ci avec humeur :
— Qu’attends-tu donc de moi ? Des justifications, des remords, des excuses ? Me crois-tu moins affligé que toi par ce qui est arrivé à Timothée et à frère Antoine, moins soucieux que toi de leur venir en aide ?
— Certainement pas ! répliqua le comte. Mais comment les sauver s’il en est encore temps ?… Comment ? Ah ! par le diable !
Erwin se leva et fit quelques pas de long en large avant de répondre :
— Ah ! mon ami, je ne vais pas entreprendre à nouveau d’expliquer pourquoi il en est encore temps, pourquoi la trahison – ce ne pourrait être que celle de Ruben et je ne pense pas qu’il ait pu nous tromper –, pourquoi la trahison donc n’est pas l’explication de nos déboires, pourquoi tout espoir n’est pas perdu, loin de là, bien que la situation, je le confesse, soit préoccupante.
— J’aimerais pourtant l’apprendre !
— Si j’ai bien compris, tu m’imputes la responsabilité de ce qui vient d’arriver ?
— C’est-à-dire…
— Soit ! Je vais donc tenter d’y remédier et je vais le faire seul !
— Non ! Je serai avec toi ! Par Dieu…
— Pour que tu me reproches à nouveau, ensuite, si mes démarches échouent, de t’avoir fourvoyé ? Ah non ! s’écria Erwin.
— Te rends-tu compte de ce que tu me dis ?
— T’es-tu rendu compte de ce que tu me disais ?
L’abbé saxon jeta sur Childebrand, qui réfléchissait, un regard noir. Puis il s’approcha de lui pour lui dire d’une voix plus calme :
— Je ne crois pas que je prenne de grands risques en effectuant la démarche à laquelle je pense… Cependant, sait-on jamais… Pour le cas très improbable où quelque chose de grave surviendrait, serait-il sage que les deux ambassadeurs de notre empereur en fussent l’un et l’autre les victimes ? N’est-il pas avisé de faire en sorte que l’un, au moins, demeure libre de ses mouvements pour parer à toute éventualité ?
— Certes mais, alors, pourquoi ne pas…
— Non, ami, coupa Erwin. Tu sais bien que ma décision n’est pas le fruit d’une humeur passagère. Elle est raisonnable. Je me ferai accompagner par Érard pour la traduction.
— Je n’aime pas cela, jeta Childebrand.
— Moi non plus, mais avons-nous le choix ?
Le lendemain, dès le matin, Erwin envoya Érard et Dodon à la résidence de Mansour ben Ziyad pour y déposer une demande d’entrevue. Celui-ci séjournait toujours en son manoir. Ce fut son majordome qui répondit. Il s’attendait à une telle démarche après le grave incident qui était survenu la veille, dans la nuit.
— Si mon maître décide d’accepter malgré tout, je ferai prévenir votre ambassade, précisa-t-il.
Les missi avaient craint que la rumeur de leur étrange initiative et de son fiasco ne se fût répandue très rapidement par toute la ville. Rien, en tout cas, ne vint le confirmer. La journée du dimanche se passa dans le calme.
Le lundi, dans la matinée, un messager apporta la réponse de Mansour qui avait regagné sa résidence. Il « daignait agréer la requête qui lui avait été présentée » et fixait à l’après-midi même le moment où il recevrait les ambassadeurs francs.
Le Saxon montra à Childebrand la réponse hautaine qui lui était parvenue. Ce dernier, serrant les mâchoires, devint rouge de colère.
— Et tu vas t’y rendre ? gronda-t-il.
— Évidemment. Ce sera ma punition, n’est-ce pas, dit Erwin tranquillement… Même pas d’ailleurs. L’insolence d’un Mansour ne m’affecte nullement. Toi si, apparemment. Tu vois bien que je dois mener seul cette négociation…
— Quand même… Ah ! bonté divine !
Erwin, alors, sourit doucement.
— N’oublions pas, ami, dit-il, cet adage que les hommes du négoce tiennent pour le comble de la sagesse : c’est à la fin du marché qu’on fait la mercuriale.
— Il y a des moments, murmura le comte Childebrand, où je me demande de quelle pâte tu es fait.
Pour son entrevue avec Mansour ben Ziyad, l’abbé saxon choisit une tenue sobre : une longue tunique de couleur sombre sur une culotte et une chemise de lin, une ceinture de cuir très simple, une cape de laine fine, brun foncé, avec capuchon, et, comme coiffure, le bonnet des prélats francs. Cependant il avait ordonné à Érard de se vêtir de riches habits, d’un luxe recherché.
Le missus et son assistant, accompagnés de deux gardes, gagnèrent sans hâte le manoir de Mansour et se présentèrent à son portail. Celui qui commandait le poste de l’entrée les aida à descendre de cheval, exigea de la petite escorte qu’elle demeure sur place et conduisit l’ambassadeur et son aide vers un kiosque situé non loin, à proximité d’un bosquet, en leur demandant d’attendre là. Il s’était d’ailleurs adressé à Érard comme s’il était le chef de la mission. Celui-ci, prévenu par Erwin qui avait prévu cette éventualité, s’abstint, sur ordre, de toute mise au point.
Bien entendu, on allait les faire attendre. Le Saxon, dès qu’il eut pénétré dans le kiosque, s’agenouilla pour prier. Après un long moment, un majordome à la vêture brillante et à la physionomie dédaigneuse, escorté de quatre Turcs sabre au clair, s’approcha à pas solennels pour annoncer que le seigneur Mansour – désigné par une filiation impressionnante et qualifié de la manière la plus flatteuse – « acceptait, en sa grande bonté, et cela malgré les actes infamants commis en son domaine, de recevoir ceux qui se présentaient à lui ». La voix de l’assistant, en traduisant ces paroles, tremblait d’indignation. Erwin prolongeait ses oraisons. Le majordome le regarda, étonné, se demandant quel était cet homme, un conseiller sans doute, à qui « l’ambassadeur » estimait utile de traduire les propos qui avaient été tenus. Le Saxon parut sortir d’un profond recueillement. Il se leva, visage impassible, regard au loin. Le chef des serviteurs, avec un air encore plus méprisant, demanda aux deux hôtes de Mansour de le suivre et se dirigea vers la résidence principale.
Les Turcs s’arrêtèrent à l’entrée et des serviteurs empressés prirent leur relais. On fit passer Erwin et Érard par la galerie des merveilles où étaient exposés, de chaque côté, dans des vitrines, de la vaisselle d’argent, des vases et objets précieux, des armes de parade, des bijoux et jusqu’à des dinars entassés dans des coupes. Ils arrivèrent à une salle de réception où tout, les tentures, tapis, objets d’ameublement, sculptures et boiseries, était fait pour impressionner les visiteurs. Une nouvelle fois, il leur fut demandé de patienter. Sans un mot, le Saxon adressa à son assistant un sourire qui disait à quel point l’amusaient ces préliminaires pompeux. Enfin, précédé par un chambellan à la tenue chamarrée qui énonça de nouveau les ancêtres et les titres de son maître, celui-ci fit son entrée.
Il produisit d’emblée, sur Erwin comme sur Érard, une impression à la fois étrange et désagréable. C’était un homme d’une assez petite taille qu’il essayait de compenser par des khoffs à très hauts talons et par un turban enroulé autour d’un bonnet pointu, le kalansouwa. Ce qui frappait surtout, c’était son visage fardé, ses paupières peintes de khôl, ses manières onctueuses, son regard mobile. Il était vêtu somptueusement. Son turban, ses habits étaient constellés de pierres précieuses. Ses doigts étaient couverts de bagues. Il portait au flanc, dans un fourreau ouvragé, un sabre dont la poignée était ornée de ciselures en or.
Mansour regarda les deux visiteurs qui étaient en face de lui et qui attendaient sans une parole, sans un geste. Ses yeux revinrent à plusieurs reprises sur Erwin. Il était intrigué par cet homme de haute taille, mince jusqu’à paraître maigre, au visage émacié, à la physionomie impassible qui semblait apercevoir au loin des choses indicibles. Il s’interrogea aussi sur Érard. Il décida alors que le véritable ambassadeur était celui dont les vêtements étaient simples, sombres, austères, dont l’allure était imposante en dépit ou à cause de cette rigueur. C’est à lui qu’il s’adressa :
— Ainsi, lança-t-il, voici à quoi ressemble un soi-disant ambassadeur d’un prétendu souverain lointain !
A ce propos transmis par son assistant scandalisé, Erwin ne répondit rien. Il continuait à regarder au-delà de son interlocuteur qui poursuivait sur le même ton. Puis le Saxon intervint calmement :
— Indique donc à ce soi-disant dignitaire qu’après une telle entrée en matière, il ne nous reste plus qu’à partir, évidemment sans prendre congé.
Son assistant traduisit cette réplique avec un vif plaisir.
— Ainsi tu abandonnes à leur sort – et il n’est pas enviable, je te l’assure – ceux qui sont tombés entre mes mains ? ironisa Mansour.
Mais déjà l’abbé s’était dirigé vers la porte, suivi par Érard. Sur un ordre bref de leur maître, deux gardes surgirent et, croisant leurs sabres, leur barrèrent le passage.
— Avertis ce personnage, dit Erwin à son aide, que nous avions naturellement envisagé que l’entrevue puisse tourner court, et de la manière que je constate. Si, dans un délai raisonnable, nous n’avons pas, l’un et l’autre avec notre escorte, regagné notre résidence, les plus hautes autorités de ce pays seront immédiatement averties.
— Et il vous faudra expliquer alors ce que faisaient en pleine nuit, se faufilant comme des voleurs vers ma résidence, deux de vos collaborateurs les plus proches !
— Comment ? Qu’est-ce que j’entends ? Mais ne viennent-ils pas d’être faits prisonniers à l’instant, ici, en même temps que nous ? Oui, en cette salle, sur ton ordre ?
Cette riposte laissa Mansour sans voix. Il regardait, avec un air incrédule, ce personnage imperturbable qui avait eu le front d’inventer cet expédient. Il finit par se ressaisir.
— Allons donc, lança-t-il, vingt témoins seront là pour rétablir la vérité !
— Oui, des hommes à ta solde, des domestiques ! Beaux témoins en vérité ! Qui croira-t-on ? Toi ou moi ?
— Qu’oses-tu dire ?
— Mansour ben Ziyad, poursuivit Erwin, tu as une réputation bien établie. On te sait capable de tout. Veux-tu tenter cette épreuve ?
Au comble de l’exaspération, Mansour cria :
— Crois-tu que tu seras là pour juger de son issue ?
— Crois-tu donc, étant donné la situation qui prévaut ici, que tes ennemis – et ils sont légion – laisseraient passer l’occasion que leur offrirait le meurtre d’un ambassadeur d’en terminer avec toi ?
Un long silence s’ensuivit. Erwin et Érard étaient demeurés près de la porte, devant les gardes qui en interdisaient toujours l’accès. Mansour marchait à pas lents en s’efforçant de recouvrer son calme.
— Tout cela ne mène à rien, murmura-t-il comme pour lui-même.
— Enfin des paroles sensées, approuva le Saxon. Si tu veux bien changer d’attitude et de langage, nous pourrons entamer des pourparlers utiles.
Le maître des lieux fit signe à l’ambassadeur et à son assistant de prendre place sur des coussins. Lui-même s’assit en face d’eux et ordonna qu’on apporte des boissons et des pâtisseries ; des serviteurs les déposèrent sur des plateaux à portée de main.
Erwin se désaltéra, mangea un biscuit. Puis, sans préambule, déclara :
— Je suis venu d’abord m’assurer que mes deux assistants, surpris ici et sans doute capturés, sont sains et saufs.
— Sais-tu qu’en s’introduisant en mon domaine, ils se sont placés à ma merci, le sais-tu ?
— Sont-ils sains et saufs ?
— Réponds d’abord à ces questions, intervint Mansour : qu’étaient-ils venus faire ici ? Que voulaient-ils savoir ? Que voulaient-ils voler ? Qui, peut-être, voulaient-ils tuer ?
— Ni voler, ni tuer, tu le sais bien !
— Alors ? Espionner ?
— Si tel était le cas, te le dirais-je ?
Mansour éclata de rire.
— Je n’ai vraiment pas besoin que tu me le dises, s’exclama-t-il. Apprends que nous ne vous avons pas perdus de vue un seul instant ! Étaient-ils comiques, tes aides, avec leurs précautions ridicules pour passer inaperçus, alors que pas un seul de leurs mouvements ne nous échappait…
— Impossible, jeta Erwin.
Le Sarrasin ricana.
— Impossible ? Ah ! Vraiment, pour qui nous prends-tu ? Un enfant aurait repéré les manigances de tes maladroits dans le souk, la filature de tes deux nigauds déguisés en négociants dans la Madinat al-salam, la stupide surveillance de ma résidence, sans parler de l’enquête menée dans le quartier, aussi discrète que le bourdonnement d’un hanneton ! Tes aides ont dû être bien surpris quand nos gardes leur sont tombés dessus. Naïvement, ils se fiaient à ce qu’ils avaient observé, sans se douter un seul instant qu’il s’agissait de leurres. Il n’y eut plus qu’à les cueillir !
— Ainsi, tu nous faisais espionner ?
— Ne renverse pas les rôles !
— Je ne renverse rien du tout. Si tu es aussi averti que tu le prétends, tu dois bien savoir ce qui préoccupe notre ambassade.
— J’aimerais l’apprendre de ta bouche.
— Pourquoi t’apprendrais-je, dit le Saxon, ce que tu sais aussi bien que moi ? Ce qui me préoccupe pour l’heure est de savoir quel est le sort de mes assistants.
— Pourquoi te répondrais-je alors que tu restes bouche cousue ?
— Mais voyons, afin de savoir combien de dinars nous sommes disposés à verser pour leur libération !
Mansour adopta une attitude qui voulait exprimer surprise et réflexion.
— Allons, il n’y a rien là qui puisse t’étonner, dit Erwin. Cependant, avant de conclure quoi que ce soit, puis-je rencontrer tes prisonniers et m’assurer qu’ils ont été convenablement traités ?
— Il n’en est pas question ! jeta le Sarrasin. De même, je n’ai pas l’intention de prononcer maintenant des paroles qui ressembleraient à une réponse. Je vous ferai savoir à ma guise s’il y a lieu à décision et, si oui, laquelle. L’entretien est terminé. Estimez-vous heureux de repartir librement !
Mansour ben Ziyad se leva, tourna le dos à ses hôtes et, sans un mot, quitta le salon. Le majordome, toujours aussi dédaigneux, vint dire à l’ambassadeur et à Érard que des valets allaient leur montrer le chemin jusqu’au portail « où ils retrouveraient leurs pitoyables gardes ».
— Du calme ! dit à mi-voix l’abbé saxon à son aide qui bouillait de colère, après avoir été obligé de traduire les propos de Mansour. Le fat, de toute façon, nous en a appris beaucoup plus qu’il ne le croit. Et d’autre part, mon fils, la partie est loin d’être terminée.
Timothée et le frère Antoine, après avoir été capturés, avaient été conduits, tirés et traînés plutôt, sous les sarcasmes et les injures accompagnés de quelques coups, vers la résidence. Là, après qu’on leur eut bandé les yeux, ils avaient été jetés, ligotés, sur le sol nu d’une pièce où ils avaient été enfermés. On ne leur avait épargné que le bâillon.
— Nous sommes tombés dans la trappe ! Pour un goupil, quelle honte ! jugea Timothée.
— Il ne nous reste plus qu’à prier en pénitence de notre outrecuidance et sottise, dans l’espérance d’un secours prochain, ajouta le moine. Le Ciel se contentera, je l’espère, d’une oraison couchée, car je ne vois pas comment je pourrais me mettre à genoux.
— Heureusement pour toi, Dieu ne juge pas à la posture.
Au matin, ayant peu et mal dormi, grelottant de froid, affamés et assoiffés, les prisonniers entendirent qu’on entrait dans leur cellule. On défit les liens qui les entravaient et ils furent dirigés par de longs couloirs vers une salle où on ôta les bandeaux qui les aveuglaient. Ils furent laissés un long moment debout, titubant de fatigue, encadrés par deux gardes. Enfin se présenta un homme qui s’assit devant une table basse sur laquelle fut disposé un déjeuner apparemment succulent. Le dignitaire se restaura et se désaltéra à loisir, se lava et s’essuya les mains minutieusement puis parut enfin s’aviser de la présence des deux captifs.
— Voici donc, dit-il, ce Timothée et ce frère Antoine, proches collaborateurs de ces Firandj qui se disent ambassadeurs d’un empereur (il avait employé le terme de basileus (6)).
Il se boucha le nez ostensiblement.
— Mais comme ils puent ! Vous ferez en sorte, ordonna-t-il à des serviteurs, que je n’aie pas à présenter à mon maître des individus aussi malodorants.
Il s’adressa alors à l’un des gardes qui avaient conduit les captifs :
— Ont-ils élevé une protestation, crié, manifesté de quelque façon ? demanda-t-il.
— Simplement qu’on leur délie les mains un instant pour…
— Compris. Est-ce tout ?
— C’est tout.
Il jeta un regard sur les prisonniers.
— Rien à dire ?
Ni le frère Antoine, ni Timothée n’esquissèrent la moindre réponse.
— A votre aise. Mon maître saura vous délier la langue. Qu’on les ramène dans leur cellule, qu’on les oblige d’abord à se laver, qu’on change leurs vêtements. Un morceau de pain chacun et une cruche d’eau.
Les gardes conduisirent directement les prisonniers vers le hammam où, après avoir parcouru, non sans plaisir, toutes les étapes de la propreté, ils furent pourvus de vêtements sarrasins. Ils furent enfermés de nouveau dans leur geôle et, là, entravés. Mais on ne leur lia pas les poignets de manière qu’ils puissent boire et manger le pain qui leur était chichement octroyé. La fatigue tomba sur eux d’un seul coup. Ils sombrèrent dans un mauvais sommeil, entrecoupé de veilles pendant lesquelles ils demandaient à la prière de chasser leurs idées noires. Ils tentaient d’évaluer l’écoulement du temps grâce aux bruits qui leur parvenaient et au refroidissement nocturne de la température qui les faisait grelotter, car les vêtements dont on les avait pourvus les protégeaient insuffisamment du froid.
Après des heures cauchemardesques, ils furent de nouveau extraits de leur cellule et conduits, les yeux bandés, jusqu’à une salle où ils attendirent un long moment. Ils y étaient au moins au chaud. Quand on leur rendit la vue, ils furent un instant éblouis par les nombreuses chandelles, lanternes et torches qui éclairaient la pièce où ils se trouvaient. En face d’eux se tenait un personnage habillé de façon luxueuse qui les toisait et les dévisageait avec un sourire sarcastique.
— Voici donc nos muets, dit-il. Toujours rien à confesser ? Rien, vraiment rien ? Comme vous voudrez. Je ne vais pas perdre mon temps.
Il se tourna vers le chef des gardes qui était à son côté.
— Désormais ni pain ni eau ! Quand ils auront vraiment faim et soif, ils retrouveront la parole.
S’adressant à nouveau aux prisonniers, il leur lança :
— Savez-vous que je pourrais vous faire empaler immédiatement ? Les circonstances m’en donnent parfaitement le droit. Savez-vous que je pourrais, comme premier avertissement, vous faire donner la bastonnade, en attendant un traitement plus persuasif encore ? Mais je suis magnanime. Je m’en tiendrai, pour l’heure, à ce que je viens d’ordonner… Que l’on conduise ces deux imbéciles à leur cachot !
Il ricana.
— A votre place, je ne compterais pas sur un secours providentiel, ajouta-t-il. Votre capture ne semble pas avoir beaucoup ému vos maîtres… Allez ! Qu’on les ôte de ma vue… et, à ce propos, inutile de leur bander les yeux… au point où ils en sont…
Tandis qu’on les emmenait vers leur cellule, le frère Antoine glissa à Timothée :
— Qu’a-t-il raconté ?
— Que nos maîtres se désintéressaient de notre sort, d’où je conclus qu’ils ont entrepris des démarches.
— C’est aussi mon opinion.
Le Grec fit une moue qui exprimait une inquiétude. Le moine l’interrogea du regard.
— Il a lâché : « au point où ils en sont », expliqua le Goupil. Franchement, je n’aime pas cela du tout.
De retour dans leur cachot, où il faisait de plus en plus froid, ils essayèrent de trouver le sommeil en se serrant l’un contre l’autre pour se réchauffer. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Ils étaient à peine parvenus à s’endormir qu’ils furent réveillés par l’irruption de deux hommes. Le plus grand s’approcha d’eux tandis que l’autre éclairait la pièce en démasquant la lumière d’une lanterne sourde.
— J’ai peu de temps, dit le premier d’une voix murmurée. Un, mon serviteur a apporté du pain, de la viande et du fromage. Vous mangerez cela après mon départ. Il vous faudra boire tout de suite, et abondamment, car je ne pourrai pas laisser cette cruche sur place. Deux, ne perdez pas courage ! Vos seigneurs s’occupent de vous. Moi aussi et je ne suis pas seul…
— Qui ? avança Timothée.
— … Chut ! Plus tard ! J’ai acheté le garde… Trois, nous sommes donc dans la nuit qui va de votre jour du Seigneur à votre jour de la lune. Je reviendrai la nuit prochaine. Peut-être aurons-nous des choses importantes à faire. Préparez-vous à cela !
— Quoi ?
— Chaque chose en son temps.
— Mais qui es-tu, ami ?
— L’un des gardiens du harem. Et surtout, en effet, votre ami. Je me nomme Yakout. Maintenant, je dois partir. Buvez ! Quant au froid, je ne peux, hélas, rien pour vous.
L’eunuque et son serviteur disparurent aussi furtivement qu’ils étaient arrivés. La porte fut refermée, le loquet tiré.
— Étrange, tout cela, estima Timothée. Ces spectres nocturnes…
— Les spectres, Goupil, n’apportent pas de victuailles, répliqua le moine en attaquant sa part.
La matinée du lundi s’écoula très lentement. La faim et la soif tenaillaient à nouveau les captifs. Elles étaient aggravées par des odeurs appétissantes qui leur parvenaient par bouffées ; leur geôle ne devait pas être loin des cuisines.
— Décidément, le Malin a plus d’un tour dans son sac, marmonna le Pansu, en humant ce fumet avec un air navré.
A la mi-journée, les deux prisonniers furent conduits, dans les mêmes conditions qu’auparavant, jusqu’à une salle où les rejoignit celui qui les avait interrogés la première fois. Aux mêmes questions ils opposèrent le même mutisme qui fut suivi des mêmes menaces.
La nuit venue, mais plus tôt que la veille, Yakout pénétra dans le cachot, accompagné par deux serviteurs apportant un repas chaud, complet, dans des récipients en terre. Tandis que les Francs se restauraient copieusement et se désaltéraient, l’eunuque, qui, apparemment, disposait d’un peu de temps, leur expliqua que « l’affaire était en bonne voie ».
— Entends-tu par là notre libération ? demanda Timothée.
— Bien plus que cela, répondit-il. Dès demain, sans doute dans la matinée, nous entreprendrons une action capitale. Sachez qu’il y va de bien plus que de votre liberté et même de votre vie… ou de la mienne !
— Merci quand même ! ponctua le Grec.
— Pouvons-nous savoir au moins de quoi il s’agit ? enchaîna frère Antoine.
— Je ne peux rien dire encore à des hommes qui pourraient être torturés. Je vous suppose courageux. Mais certains supplices…
— Merci encore !
— Rassurez-vous ! J’ai mis toutes les chances de notre côté. Et je ne suis pas seul, loin de là !
— Voilà qui nous rassure en effet, ironisa le moine.
— Préparez-vous, lança Yakout. Demain sera un jour décisif !
Après le départ de l’eunuque et de ses serviteurs, les prisonniers discutèrent un instant, se demandant s’il ne s’agissait pas, à nouveau, d’un piège.
— En tout cas, mourir pour mourir, autant avoir tenté quelque chose, dit le moine.
— … et le faire le ventre plein, n’est-ce pas ?
Ayant longuement prié, l’un en grec, l’autre en latin, Timothée et le frère Antoine finirent, malgré le froid, par trouver le sommeil.
Le mardi matin, comme il l’avait promis, Yakout pénétra dans le cachot accompagné par deux hommes en armes, des eunuques peut-être. Lui-même s’était muni d’un sabre. Tandis que les prisonniers mangeaient le pain et la viande qui leur avaient été apportés, il leur indiqua avec solennité que « le moment était venu ».
— Nous allons nous rendre, expliqua-t-il, dans une salle qu’on appelle « chambre des étreintes ». Elle dispose de quatre issues. L’une permet au maître de ces lieux d’y accéder directement. Une autre porte donne sur le harem ; celle ou celles qui ont été choisies la franchissent quand on le leur ordonne ; c’est nous qui en avons la garde. Une troisième porte s’ouvre pour certains invités de Mansour ben Ziyad, vous me comprenez, n’est-ce pas, qui peuvent ainsi se joindre à des festivités très particulières en venant de l’extérieur, en toute discrétion. La quatrième issue est réservée au service. Elle donne sur un couloir par où passent les domestiques et qui aboutit aux cuisines. Votre geôle n’en est pas loin. Nous allons gagner ce couloir, puis l’entrée dont je viens de vous parler et pénétrer dans la chambre. Là… mais vous verrez !
L’eunuque sentit que les Francs hésitaient.
— Il faut pourtant que vous vous décidiez, dit-il : me faire confiance ou rester en cette cellule glacée, torturés par la soif et la faim, dans la crainte de supplices cruels.
Le frère Antoine, à qui le Grec avait traduit cette apostrophe, répondit :
— Rien, de toute façon, ne serait pire que d’attendre ici, comme des moutons, qu’on vienne nous égorger. Allons donc ! A la grâce de Dieu !
Aucun garde ne veillait à la porte du cachot. Les cinq hommes, guidés par Yakout, parcoururent rapidement un couloir qui donnait sur un autre à angle droit puis sur un deuxième parallèle au premier. L’eunuque s’y engagea avec précaution, puis fit signe à ceux qui l’accompagnaient de le suivre. Après une centaine de pas, ils parvinrent à une entrée fermée par une lourde tenture.
— C’est ici, chuchota Yakout.
La vaste salle dans laquelle ils pénétrèrent était meublée et décorée avec un luxe tapageur ; des lanternes aux verres multicolores projetèrent quand elles furent allumées des touches de lumières bariolées sur une profusion de divans, de poufs et de coussins entassés sur des tapis de haute laine. De place en place étaient disposés des plateaux de cuivre ouvragé, des brûle-parfums, des aiguières d’or sur des bassins d’argent. Les murs étaient ornés de tapisseries dont certaines – oh ! scandale – représentaient des scènes licencieuses. Une petite estrade, dans un renfoncement, avait été aménagée pour des musiciens et des chanteurs – « souvent des aveugles », précisa l’eunuque – et un espace avait été laissé libre, sans doute pour les évolutions des danseuses.
Yakout s’avança vers l’estrade. Avec l’aide de ses serviteurs, il la détacha du mur. Il souleva le tapis ras sur lequel elle avait glissé et découvrit ainsi une cache. Il appela à lui Timothée et frère Antoine.
— Regardez ! murmura-t-il avec un sourire de satisfaction.
Le cadeau que l’empereur Charles le Grand destinait au calife Haroun al-Rachid était là, sous leurs yeux. Le cœur battant, les assistants des deux ambassadeurs demeurèrent un instant immobiles, médusés, regardant cet objet qui avait déjà fait couler tant de sang et dont l’étrange destin commandait peut-être des événements redoutables.
Timothée, qui était revenu de sa stupeur, s’approcha de la cache et se disposait, de toute évidence, à s’emparer de ce fatal présent quand Yakout intervint avec vigueur.
— Non ! Il n’en est pas question ! lança-t-il. Il est essentiel, tu entends, essentiel qu’on le trouve ici !
— Mais… hasarda le Grec.
— Non ! Gardes, à moi !
Les aides de l’eunuque, tirant leurs sabres du fourreau, empêchèrent Timothée d’avancer, tandis que Yakout rabattait le tapis et replaçait l’estrade dans la position qu’elle occupait auparavant en la poussant dans le renfoncement. Au même instant leur parvint le bruit d’une course précipitée qui s’amplifiait rapidement. Avec une promptitude surprenante, l’eunuque et ses gardes, qui avaient rengainé, se précipitèrent vers l’issue qui donnait directement sur l’extérieur et disparurent. La porte réservée à Mansour lui-même s’ouvrit brusquement et celui-ci, accompagné d’une demi-douzaine d’hommes armés, fit irruption. Il regarda avec un air furieux les deux Francs que la stupeur avait cloués sur place.
— Vous, vous ici ! hurla-t-il. Comment ? Ici, au cœur de mon harem ? Vous ? Par quel sortilège diabolique ? Par Allah, vous allez le payer ! Et le plus cher possible ! Qu’on arrête ces chiens, qu’on les reconduise, un bandeau sur les yeux, bâillonnés, ligotés, jusqu’à leur cellule dont ils n’ont pu sortir qu’avec l’aide de démons !
Avant qu’on ne les prive de la parole, le frère Antoine put glisser à Timothée :
— La confiance ou le piège ? Eh bien, c’était le piège !
— Si près du but, hélas ! se désola le Grec.
Mansour serra les poings.
— Qu’on fasse taire ces chiens ! cria-t-il.
Puis s’adressant aux prisonniers :
— Vous en savez trop ! Votre sort est scellé ! leur jeta-t-il en se dirigeant vers ses appartements, au comble de la colère.
Les deux hommes ne restèrent que quelques heures dans la cellule où ils avaient été jetés. Des gardes (ils devaient être quatre ou cinq) vinrent les en extraire pour les conduire dans une salle où, quand on leur rendit la vue, ils aperçurent Mansour, toujours aussi somptueusement vêtu, entouré de dignitaires ou courtisans aux habits pompeux et aux turbans démesurés, qui devisaient en dégustant des mets raffinés que des serviteurs s’empressaient de renouveler ainsi que des boissons qui devaient être du vin aromatisé de façons diverses.
Quand apparurent les captifs, le maître du château, après avoir d’un seul geste obtenu le silence, déclara à ses hôtes avec belle humeur :
— Je vous ai préparé un divertissement qui, j’en suis sûr, va vous ravir. Ce gras personnage, ridicule et stupide, que vous voyez là, et qui, tant il a peur, se tient à peine sur ses jambes, va avoir à faire preuve (il pouffa) de sa valeur. Ensuite ce sera au tour de ce bouc qui pue son Byzantin à cent pas !
L’assistance applaudit et acclama longuement Mansour. Celui-ci tapa dans ses mains et les deux Francs, à leur stupéfaction, virent entrer Omar al-Habi qui salua le maître et ses invités. Puis il jeta un coup d’œil sur le frère Antoine.
— Il me semble, dit-il, que j’ai déjà rencontré ce tas de graisse. Est-ce là celui que tu m’as choisi comme adversaire ?
Il ôta sa courte veste et apparut torse nu avec des bracelets de force. Il fit jouer sa puissante musculature.
— J’espérais trouver en face de moi autre chose que ça !
Les prisonniers semblaient épouvantés. Mansour rit aux éclats.
— Trancher là-dedans ne sera pas très agréable, certes, lança-t-il. Mais, après, tu auras le plaisir d’expédier en enfer ce Grec qui se prétend serviteur d’ambassadeurs. Je ne crois pas qu’il puisse t’opposer non plus une bien grande résistance, mais je n’avais rien de mieux à offrir à ton talent.
Omar toisa ses futures victimes.
— Soit ! dit-il. Mais finissons-en rapidement !
— Qu’on apporte les armes ! ordonna Mansour.
A Omar al-Habi fut confié un sabre dont il apprécia le tranchant avec une moue de satisfaction. Il en éprouva la maniabilité en exécutant des moulinets rapides qui faisaient siffler l’air.
Un garde, qui ne pouvait se retenir de rire, apporta au frère Antoine le glaive court qui lui avait été retiré.
— Allons, préparez-vous à combattre ! jeta Mansour.
Timothée frappa le sol du talon et cria que c’était une parodie, une honte, un assassinat…
— Tais-toi, tu auras ton tour ! coupa le Sarrasin.
Le moine, lui, tenait son glaive maladroitement et le regardait comme s’il apercevait cette arme pour la première fois. Puis il s’assit par terre et s’adressa en francique à Mansour avec un air et une voix qui trahissaient son désarroi. Sans doute suppliait-il qu’on lui épargne cette épreuve.
— Que dit-il ? demanda le maître des lieux.
— Je n’ai pas à traduire cela, répondit le Grec comme si les plaintes de son ami étaient particulièrement honteuses.
Le moine continuait à se lamenter. Il avait déposé son glaive à côté de lui et paraissait sangloter la tête dans les mains. Timothée lui adressait des paroles en francique qui devaient être des encouragements. Puis il émit à nouveau de véhémentes protestations.
— Allons, qu’on en finisse ! ordonna Mansour.
Le moine se remit debout tant bien que mal, fouaillé par les remarques acerbes de son ami, tandis que tous les invités éclataient de rire.
Omar se plaça à quatre ou cinq pas du frère Antoine et cracha de mépris dans sa direction. Le moine, tout tremblant, tenait son glaive à bout de bras, pointe dirigée vers le sol comme s’il était trop lourd pour lui. Au moment où Omar s’élançait, le Pansu, au lieu de s’enfuir, de reculer ou de s’écarter, comme son adversaire s’y attendait, pour éviter que ne s’abatte sur lui l’arme que celui-ci avait brandie, se porta en avant avec une rapidité dont on ne l’aurait pas cru capable. Les deux hommes, en un instant, se trouvèrent ventre à ventre, l’un contre l’autre. Le frère Antoine, dont la physionomie farouche montrait un tout autre homme que le poltron qu’il avait joué, bloqua de sa main gauche le bras droit d’Omar qui tenait toujours son arme levée, mais était à présent dans l’impossibilité de s’en servir. Le moine, lui, avait relevé son glaive et, avec un mouvement arrondi du bras, il en frappa d’estoc le flanc de son adversaire, l’enfonçant jusqu’à la garde. Le visage d’Omar exprima une surprise immense. Sa bouche s’ouvrit pour aspirer de l’air comme s’il étouffait. Une longue plainte rauque sortit de sa gorge. Il regarda Mansour en hochant la tête douloureusement. Un flot de sang s’échappait de sa blessure. Il s’affaissa lentement en tentant de murmurer quelque chose. Sa tête heurta le sol. Il était mort. Déjà le frère Antoine s’était emparé de son sabre et avait jeté son propre glaive à Timothée qui s’en saisit, par la poignée, au vol. Déjà celui-ci avait bondi vers Mansour et placé la pointe de cette arme, encore sanglante, sur son cou en disant d’un ton froidement résolu : « Un mot, un geste et tu es mort. » Tout s’était déroulé en un instant.