CHAPITRE IV

 

Childebrand et Erwin ne furent pas surpris de recevoir peu de temps après « l’affaire du manoir » un message les invitant à se rendre au palais du vizirat « pour y rencontrer les plus hautes instances ». La situation laissait prévoir une telle initiative. Bien que la formule, ambiguë, n’indiquât pas formellement qu’il s’agissait d’un entretien avec le vizir lui-même, les deux ambassadeurs décidèrent d’accepter l’invitation.

Comme ils s’y étaient attendus, la rumeur qui rapportait le combat, et en exagérait d’ailleurs le bilan, avait fait rapidement le tour de la ville. Et les questions ne manquaient pas : pourquoi Moussa ibn Ahmed, proche collaborateur du chambellan, avait-il été égorgé et par qui ? Par les sicaires qui se tenaient à l’intérieur du manoir ? Mais alors qui les avait chargés de ce crime et pour quelle raison ? En outre, que venait faire là Tahir ? Certes, ni lui ni ses aides ne pouvaient être accusés du meurtre de Moussa. Mais comment expliquer que des tueurs à gages, après avoir, sans doute, assassiné celui-ci, aient tenté de s’en prendre à l’un des assistants d’Al Fadl et à ses amis, avant de s’enfuir ? Comment Tahir avait-il pu prévoir qu’il aurait besoin d’une escorte importante et vigoureuse pour une visite qui, en principe, aurait dû n’avoir rien de périlleux. En tout cas, ses gardes et serviteurs avaient eu la riposte meurtrière.

A ces rumeurs s’ajoutaient celles qui commentaient l’étrange sort réservé à des ambassadeurs dont on savait maintenant qu’il ne s’agissait pas de Byzantins mais que, au contraire, ils représentaient un empire lointain qui s’opposait à eux et les avait même combattus. On ne manquait pas de se demander s’il existait quelque rapport entre leur mise à l’écart et les sanglants incidents qui étaient intervenus récemment, ou encore avec les luttes intestines dont l’aggravation inquiétait Bagdad. En tout cas, la décision des missi de demeurer en leur résidence provisoire avait atteint son objectif : attirer l’attention et rendre difficiles pour les autorités des atermoiements qui finissaient par faire scandale. D’où, sans doute, la décision du vizirat.

Dans la matinée du jour où les ambassadeurs francs devaient s’y rendre, entrèrent dans la cour de leur séjour huit gaillards en livrée soutenant une litière dont les rideaux étaient baissés. Ils la déposèrent avec précaution sur les dalles. L’officier qui commandait les porteurs interpella avec hauteur Dodon, le diacre, qui se trouvait à proximité et qui, ne comprenant pas, courut prévenir Timothée. Celui-ci arriva aussitôt et adressa à cet officier quelques mots en arabe. Ce dernier, changeant de ton et d’allure, pria avec obséquiosité le Grec de s’approcher de la litière. Timothée accueillit le dignitaire qu’elle avait sans doute transporté jusque-là avec les traditionnelles formules fleuries.

— Qui es-tu pour parler notre langue avec un meilleur accent que le mien ? lui répondit une femme avec un rire léger.

— Un étranger venu de très loin et qui aurait parcouru cent fois plus de chemin pour entendre une voix aussi mélodieuse que la tienne.

Un nouveau rire salua le compliment.

— Étranger venu de si loin, es-tu aussi discret que tu es flatteur ?

— On le dit. Mais plus encore à ta demande et pour te servir.

— Je croyais que tu étais d’abord au service de ces ambassadeurs qui se sont heurtés ici à bien des obstacles, à ce que j’ai appris.

— Comme tout assistant loyal, je les sers en effet de mon mieux. Mais cela serait-il incompatible avec ce que tu veux me confier ?

— Certes non, au contraire. Dis à tes maîtres ceci : il est de la plus haute importance, pour eux et pas seulement pour eux, que, dans trois jours, après la collation de midi, ils se rendent dans la Madinat al-salam au palais émeraude. Ils y rencontreront un homme de la meilleure naissance. Jusqu’ici tes maîtres ont cheminé à tâtons dans les ténèbres, un bandeau sur les yeux. Sans doute le moment est-il venu de dénouer ce bandeau et de faire un peu de lumière. A défaut, ils continueraient à trébucher et peut-être, qui sait, jusqu’à tomber dans une chausse-trape fatale.

— Pourrais-je pousser l’audace jusqu’à te demander le pourquoi de cette sollicitude ?

— Ne souhaitez-vous pas que votre ambassade aboutisse à d’heureux résultats ?

— Mais encore…

Après un court instant, la messagère répondit :

— Nous savons que tes maîtres, tout à l’heure, vont se rendre au palais du vizir. Pourquoi, sinon pour évoquer les péripéties qui ont jalonné votre parcours ? Les événements seront présentés d’une façon… qui sera véridique, je l’espère… Cependant, plusieurs avis ne valent-ils pas mieux qu’un ?… Et, même une fois qu’on aura commencé à soulever ce bandeau qui vous cache la réalité, le risque ne demeure-t-il pas que vous soyez victimes des apparences, leurrés par des interprétations ?

— Je vois, si je puis déjà me permettre, ponctua le Goupil tout en se demandant comment le bruit de la démarche que les ambassadeurs allaient effectuer avait pu se répandre aussi vite.

Décidément, ici, les puissants s’espionnaient à l’envi.

— En se rendant là où je t’ai dit, tes seigneurs en apprendront suffisamment pour pouvoir juger en toute connaissance de cause.

Une main très blanche écarta légèrement les rideaux pour tendre à Timothée des documents et une bague, un rubis.

— Voici des laissez-passer pour l’accès à la « ville ronde » portant les noms de tes maîtres. Ils pourront se faire accompagner par deux ou trois assistants, ne serait-ce que pour la traduction. Et, comme actuellement on ne prend jamais trop de précautions, ils présenteront ce rubis à l’entrée du palais émeraude. Il garantira à la garde qu’il s’agit bien des visiteurs attendus.

Le Grec saisit le portefeuille et la bague qui lui étaient présentés.

— Les ambassadeurs, dit-il, vont être informés à l’instant de ton invitation. Il ne m’appartient pas de donner réponse à leur place, mais…

— Rien ne les empêchera d’être à ce rendez-vous du plus grand intérêt, j’en suis certaine.

— Puis-je savoir qui nous fait le grand honneur de…

— Peu importe !

— Je ne crois pas que peu importe, princesse, ne serait-ce qu’en raison de la considération et des remerciements que je te dois.

— Comment oses-tu ?…

— Qui, sinon une princesse, peut s’exprimer avec cette distinction et cette aisance ?

— Rentrons maintenant ! ordonna la visiteuse à ses porteurs.

Peu après le repas de la mi-journée, deux boutres abondamment décorés arrivèrent au débarcadère de la résidence. Une estafette se rendit au pas de course jusqu’à la garde pour indiquer que les commandants des bateaux envoyés par les services du vizir se tenaient à la disposition des ambassadeurs. Childebrand et Erwin, assistés par Timothée et Érard, prirent place sur les boutres qui, à force de rames, remontèrent le Tigre jusqu’au palais du vizirat, le Ksar al-Fin, situé sur la rive gauche du fleuve.

Ses dimensions en faisaient une ville administrative très étendue. A l’arrivée des bateaux, un détachement formé de gardes casqués aux armures étincelantes attendait les hôtes du vizir. Après que l’officier qui les commandait eut accueilli les ambassadeurs avec une politesse redondante, des valets conduisirent jusqu’à eux des pur-sang aux harnais luxueux et les invitèrent à les monter pour parcourir l’allée qui conduisait au palais du maître de ces lieux.

Elle était bordée de jardins agrémentés, comme ceux de la « ville ronde », de fontaines, canaux, cascades et bassins, ainsi que de fabriques aux formes les plus diverses. Les missi aperçurent au loin des fantassins en manœuvre, des cavaliers qui chargeaient sabre au clair ou pique pointée en ayant pour cibles des mannequins et des tourniquets. Ils virent aussi des joueurs de polo, divertissement très prisé par la haute société. D’autres s’affrontaient en des compétitions plus brutales venues de hauts plateaux lointains, comme de se disputer à cheval la dépouille d’un bouc. On leur montra des salles où se déroulaient des épreuves de pelote aux règles complexes, une bibliothèque, un établissement de bains somptueux, une ménagerie… Partout se dressaient des bâtiments dont la plupart abritaient les services dépendant du vizir. Entre eux, ou venant de l’extérieur, ou sortant de la cité, c’était un va-et-vient incessant de convois, de détachements d’hommes en armes, de cavaliers, de porteurs de litière, de bêtes de somme, de visiteurs et de serviteurs. Là battait le cœur de l’immense Empire abbasside.

Arrivés à la résidence principale, les envoyés de l’empereur Charlemagne furent accueillis, une fois descendus de leurs montures, par une escorte de quatre serviteurs en grande tenue, commandés par un officier au turban volumineux. Ils parcoururent une enfilade de pièces dont les murs étaient recouverts de mosaïques et de tapisseries avec une couleur dominante pour chaque salle, foulant au pied des tapis de haute laine. Des vitrines présentaient ici des armes, des casques et des cuirasses, des uniformes et des étendards, prises de guerre témoignant à elles seules de l’étendue des conquêtes arabes, là des pièces d’orfèvrerie, des coffrets emplis de bijoux, ailleurs encore des manuscrits précieux écrits en toutes les langues, y compris avec les caractères étranges de l’Orient le plus lointain.

Les ambassadeurs furent conduits jusqu’à un salon aux tentures de soie, au sol recouvert de tapis ras, laine et soie, sur lesquels étaient disposés des poufs et des coussins ainsi qu’une sorte de divan très bas. Sur des plateaux de cuivre ciselé, incrustés d’argent, qui reposaient sur des pieds en ébène, étaient offertes des pâtisseries, des boissons et des friandises. Trois serveurs noirs, vêtus d’étoffes brillantes, se tenaient aux ordres des hôtes du vizir qui avaient pris place aux emplacements qu’on leur avait réservés. Ils attendirent un assez long moment, se contentant de rafraîchissements. De temps en temps Erwin faisait un geste d’apaisement en direction de Childebrand, dont les yeux étaient d’un bleu de plus en plus pâle, signe chez lui d’une irritation grandissante. Enfin un majordome hautain vint annoncer l’arrivée d’Al Fadl, en faisant précéder et suivre le nom du fils du vizir d’une litanie de titres et qualificatifs dithyrambiques.

Il entra avec des gestes amples d’une dignité étudiée. C’était un homme d’assez haute taille, d’un âge certain, au visage émacié et qui portait barbiche. Il était vêtu d’une longue robe brodée, ouverte jusqu’au cœur et garnie d’une quantité de boutonnières et de boutons, la dorra’a. Il était coiffé d’un keffieh très simple tenu par un triple agal de soie avec torsades de fil d’or. Après les échanges de politesses rituels, debout, il alla prendre place sur le divan et invita ses hôtes à s’asseoir. La conversation débuta par des considérations banales. Puis il prit un air attristé pour déclarer :

— J’ai appris – et avec quel déplaisir ! – à quels obstacles votre ambassade s’était heurtée. C’est infiniment regrettable. Tout sera fait, évidemment, pour empêcher que ne se produisent à nouveau de tels événements et pour remédier aux dommages que vous avez subis.

Al Fadl attendit une appréciation qui ne vint pas. Il poursuivit, après avoir bu une gorgée d’orangeade :

— Ai-je besoin de vous dire combien votre mission, pourtant, nous paraît opportune et utile, combien nous l’accueillons avec faveur, car le tout-puissant vizir, mon père, avait toujours estimé indispensables de bonnes relations avec votre souverain qui gouverne les terres lointaines de l’Occident, comme en témoignaient déjà les échanges diplomatiques dont il avait pris l’initiative ? Dès lors que votre prince a été acclamé empereur des Romains, ce rapprochement lui a paru plus souhaitable que jamais. C’est pourquoi, notamment, il a appuyé la suggestion que celui-ci avait formulée, afin que notre merveilleux et bien-aimé calife donne son agrément à la venue d’ambassadeurs francs à Bagdad, donc à votre venue.

Nouvelle mine désolée.

— Ah, comme j’aimerais pouvoir affirmer que cette initiative a reçu, ici, l’approbation de tous !… Mais la vérité est ce qu’elle est, n’est-ce pas, et je vous la dois. Certains, donc, peu nombreux il est vrai – mais quel palais n’abrite-t-il pas des courtisans aigris ? –, ont élevé des objections… si ce n’est pire… les uns parce qu’ils sont favorables, en secret, à ce Nicéphore qui vient de s’emparer du pouvoir à Constantinople et, par conséquent, opposés à tout rapprochement avec vous, les autres pour des raisons…

Il marqua une hésitation.

— … Partout, y compris dans les États les plus policés, on intrigue et tout est occasion d’intrigues. Plus ou moins gravement, mais jamais sans dommages. Vous n’avez pu manquer de l’observer.

— Que les esprits soient quelque peu troublés ne peut échapper à personne et surtout pas à ceux qui ont été les victimes de désordres, souligna Childebrand. Quant à s’aventurer à dire qui et à quelles fins, pour des représentants d’un empire lointain, il ne saurait en être question.

— Qui dit constatations dit conclusions. Mais je comprends que vous gardiez le silence à ce sujet. Le sage entend et sait se taire. En ce qui me concerne, je dois pourtant en venir aux faits. Les investigations menées chez les Hilaym, les aveux de leurs chefs ont livré le nom de celui qui a financé et organisé le pillage de votre convoi à Palmyre. Il s’agissait donc de Moussa ibn Ahmed, collaborateur du chambellan. Mais qu’il ait été proche du hadjib ne prouve rien à mes yeux, car je me refuse à croire que ce dernier ait quelque chose à voir avec les agissements criminels de Moussa. Comment l’un des conseillers les plus écoutés du calife, on pourrait même dire son favori, pourrait-il patronner de tels forfaits ? Qui oserait le prétendre ? Plus mystérieuse est l’intervention de cet officier qui vous a dirigés vers cette résidence indigne en se réclamant de ce même chambellan. Là encore, je ne vois pas pourquoi celui-ci en aurait usé ainsi avec vous. Quant aux vociférateurs qui vous insultaient, nous couvraient d’injures et faisaient acclamer le hadjib, ne peut-on pas faire crier n’importe quoi à la populace avec quelques dirhams ?

Le fils du vizir exprima alors sa perplexité.

— Tout cela, je le répète, a de quoi nous intriguer ; d’autant que l’assassinat de Moussa confirme l’existence de menées secrètes. N’a-t-il pas été éliminé parce qu’il en savait trop sur l’expédition de Palmyre, ses motifs et ses résultats, fâcheux pour votre ambassade, et aussi parce qu’il pouvait à tout instant dénoncer celui sur les ordres de qui il avait agi ?

— Cela n’explique pas pourquoi, toutefois, on a tenté avec opiniâtreté d’assassiner le commandant Tahir qui a conduit notre escorte et nous a aidés avec compétence et dévouement, fit observer Childebrand.

— Sans doute ces derniers mots contiennent-ils l’explication que tu recherches. Voulant s’en prendre à vous, à votre mission, sans pouvoir le faire ouvertement, on s’en est pris d’abord à celui qui vous a assistés, précisément « avec compétence et dévouement ». En outre, peut-être a-t-il aperçu des serpents sous le sable, peut-être a-t-il commencé à soupçonner qu’il y avait, derrière tout cela, des enjeux encore plus importants que ceux mêmes d’une mission diplomatique.

— Je veux bien le croire, ponctua Erwin. Nous diras-tu cependant si nous pourrons continuer à compter sur Tahir ?

Al Fadl répondit avec assurance :

— Le commandant Tahir, après avoir mené à bien, malgré les difficultés et les périls, la mission dont il avait été chargé auprès de vous, a été affecté à d’autres tâches. Désormais, d’ailleurs, pour ce qui concerne votre ambassade vous pourrez vous adresser directement à mes services, qui mettront tout en œuvre pour le succès de votre démarche. Il y faudra bien, d’ailleurs, tout le crédit dont nous disposons auprès de Sa Sublime Grandeur.

— Comment cela ?

— Je suis obligé de constater, répondit en soupirant le fils du vizir, que certains conseillers de notre prestigieux calife, afin d’augmenter leur propre pouvoir, s’appliquent à le détourner de l’essentiel en lui présentant des tâches subalternes, attrayantes souvent, qui captent son attention ; ils flattent son penchant pour les divertissements… Mais que dis-je là !… Vous voyez, parlant en toute confiance, j’en dis plus que je ne le devrais… Cependant, d’un autre côté, il faut bien que vous appreniez pourquoi votre mission n’a pas marqué des progrès aussi soutenus que je l’aurais souhaité… Toujours est-il que notre prince, après avoir approuvé chaudement votre venue, sur notre recommandation, se montre maintenant plus hésitant.

— Que devons-nous comprendre ? gronda Childebrand dont Timothée traduisit l’interrogation d’un ton sec.

— Rien de dramatique ! répondit Al Fadl avec un sourire apaisant. Audience vous sera certainement accordée. Ce n’est qu’une question de délai. Je dois dire qu’au début, informés par Tahir de votre désir de vous présenter au calife dans les meilleures conditions, donc en lui présentant le cadeau à lui destiné, nous ne nous étions pas faits trop pressants afin de vous permettre de rentrer en sa possession. Mais les jours passent. Alors, au cours d’une audience que Sa Sublime Grandeur nous a accordée récemment, nous avons insisté sur l’importance de votre ambassade, suggérant une décision rapide à ce sujet. Mon père m’a chargé de vous dire que « la caravane avait repris la bonne piste » et que, le moment venu, il vous recevrait lui-même pour régler les détails protocolaires d’une telle audience.

Regardant ses hôtes avec un sourire, Al Fadl ajouta :

— J’ai enfin le plaisir de vous annoncer qu’un hôtel plus digne de vous et de celui que vous représentez est, dès maintenant, à votre disposition.

— Sois-en remercié, répondit Childebrand non moins souriant. Mais, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, en définitive, notre séjour actuel nous convient, d’autant que nous avons pu le faire aménager à notre goût. Cela étant, le jour où l’audience avec votre souverain, pour laquelle nous sommes venus ici par mer, plaines, monts et déserts, aura été fermement fixée, nous gagnerons la résidence officielle de vos hôtes, comme il sied.

— Dois-je comprendre que, malgré les assurances que je vous ai données, vous conserveriez un doute ?

— Aucun quant à ta détermination, dit Erwin. Cependant nous avons compris depuis le début de notre mission, et de manière certaine à partir de Palmyre, que notre ambassade se trouvait impliquée, bien malgré elle, dans un affrontement de factions. La seule question que nous sommes en droit de nous poser – mais nous y sommes obligés – est celle-ci : qu’en résultera-t-il pour notre mission ?

— Ne vous ai-je pas communiqué l’avis du puissant vizir, selon lequel elle était sur la bonne voie ?

— J’en accepte l’augure. Mais à quoi bon précipiter les choses ? On a pris l’habitude de nous voir là où nous séjournons. Cela ne choque plus personne. La présence d’hôtes tels que nous flatte en ce quartier une population qui, tout malentendu dissipé, apprécie le courage. En outre, chacun sait où nous trouver…

— Nous ne nous opposerons pas à votre souhait, dit Al Fadl avec un air pincé.

Après un échange de politesses aussi emphatique qu’au début de l’entrevue, le fils aîné du vizir prit congé de ses hôtes. Ceux-ci, par le même chemin qu’à l’arrivée et avec la même escorte, gagnèrent les jardins puis, par la grande allée, les bateaux qui les ramenèrent au fil du fleuve jusqu’à leur résidence.

Ruben ben Nemouel les y attendait en compagnie du frère Antoine, de Dodon et de Doremus, conversant avec eux en latin. Comme il présentait des excuses pour n’avoir pas demandé préalablement une audience, Erwin l’arrêta d’un geste.

— Tu es, de toute façon, le bienvenu, lui dit-il. De plus, je sais que ta démarche a été dictée par des soucis pressants. Je le lis sur ton visage.

— Je ne m’en cache pas, dit l’émissaire de l’exilarque des Juifs. On peut concevoir légitimement quelques inquiétudes en raison de ce qui est advenu et plus encore de ce qui peut se produire. C’est le coup d’État survenu à Constantinople qui a aggravé des conflits qui menaçaient depuis longtemps dans l’ombre. Vous en avez déjà éprouvé les effets. Vous vous êtes interrogés, inquiétés ; vous avez entrepris des investigations. Une première piste, si je suis bien informé, conduisait à Moussa ibn Ahmed.

— Et elle s’est arrêtée avec son assassinat.

— En effet ! Les recherches peuvent-elles reprendre ? A partir de quoi ?… Je ne doute pas, seigneurs, que vous soyez très avertis de ce qui se passe ici, cependant…

— Allons, Ruben, seul le sot a la prétention de tout savoir et s’irrite d’apprendre… Nous, nous t’écoutons.

Le représentant de l’exilarque des Juifs se donna le temps de la réflexion.

— Si les querelles ont atteint en cette ville un tel degré d’exaspération, c’est que, désormais, l’enjeu n’est autre que le pouvoir suprême, dit-il en baissant la voix.

— Tu veux dire celui du calife ? s’étonna Childebrand.

— C’est bien ce que je veux dire. Ceux, de plus en plus nombreux, qui l’estiment menacé ne s’en ouvrent à personne, bien entendu, sauf à des amis en qui ils ont entièrement confiance, et encore… En ce qui me concerne, je trahirais celle du Rech Galutha, mon maître, si allant au-delà de ce que je suis en droit de savoir, je me lançais dans des suppositions sur les intrigues de la cour. Cependant, il n’est pas interdit de rappeler quels sont les dignitaires qui y occupent les positions les plus éminentes, ont à défendre les intérêts les plus élevés et peuvent nourrir les plus grandes espérances. Le calife est comme le roi d’une sorte de jeu qu’on pratique de plus en plus ici, qui vient de l’Inde et qu’on nomme chah : il ne peut guère changer de case mais ses coups sont puissants.

— De plus, si je comprends bien, il en constitue l’enjeu.

— En effet, ainsi que sa descendance. Parmi ses fils, deux ont été désignés par lui pour lui succéder sur le sarir*, sur le trône si vous voulez, comme prince des croyants, guide de l’Islam et souverain tout-puissant : en première position, son aîné Mohammed al-Amin, en seconde, son cadet, Abd Allah al-Mamoun… Qu’une sourde rivalité oppose l’un à l’autre n’est un mystère pour personne, d’autant qu’al-Amin appartient à une coterie qui affirme représenter et défendre la pure tradition arabe, tandis que Mamoun, fils d’une favorite de grande intelligence, et très influente, appelée « la Persane », est soutenu par un parti qui se veut plus ouvert à tout ce qui peut, selon ses sectateurs, enrichir l’Islam. Le vizir, Yahya, appartient, lui, à une lignée de hauts fonctionnaires, celle des Barmakides. Les mauvaises langues prétendent que leur ancêtre, Barmak, était le gardien d’un temple bouddhique, famélique et pouilleux, avant de se convertir à l’Islam. L’influence de Yahya remonte aux premiers temps du califat de Haroun al-Rachid. C’est la mère de celui-ci, al-Hayzouran, une femme de fer, qui l’a imposé comme vizir. Depuis, il n’a cessé d’accroître sa puissance… et aussi, dit-on, sa fortune. Vous avez vu son palais, le Ksar al-Fin.

— En l’admirant, nous nous sommes demandé ce que pouvait être alors celui du calife.

Ruben, avec une moue, répondit :

— Rien de plus, rien de mieux ! D’ailleurs Haroun al-Rachid préfère certaines résidences lointaines comme celle de Rakka à ses séjours dans Bagdad… Pour en revenir au vizir, il a estimé nécessaire d’associer étroitement au pouvoir deux de ses fils, Al Fadl et Djafar. Il est parvenu à les y maintenir malgré des disgrâces momentanées. Il a même réussi à faire d’Al Fadl, que vous avez rencontré, le tuteur de l’aîné du calife, al-Amin donc, et de Djafar celui du cadet, Mamoun. Al Fadl et Djafar ont occupé en outre des postes très importants, et Djafar a même joué auprès de Haroun al-Rachid un rôle… mais on vous en parlera sans doute.

— Chaque tuteur épouse-t-il la querelle du fils du calife dont il a la charge ?

— D’une certaine manière, oui. Al Fadl, qui a la tutelle de l’aîné al-Amin, peut légitimement estimer que si son protégé arrive sur le sarir, il en tirera des bénéfices personnels. Mais Djafar, avec Mamoun, n’a pas dit son dernier mot. En outre, les deux frères sont fort différents. Al Fadl, vous l’avez vu, est posé, grave même. Je ne saurais en dire autant de Djafar. Tout cela pourrait conduire à des affrontements si un lien très fort ne les réunissait pas : la nécessité de faire face, ensemble, avec leur père, à des adversaires coriaces.

— C’est-à-dire ?

— Ils n’en manquent pas.

— Masrour ?

— Sans avoir aucun titre, il dirige pourtant le clan des eunuques qui est puissant. Les harems bourdonnent d’intrigues, le plus souvent futiles, mais parfois importantes… Celle qui a sous sa coupe celui du calife, la grande Intendante, la Kahramana, sait et peut beaucoup. Or elle entretient d’excellentes relations avec Masrour. De plus, les eunuques, qui ont leurs entrées partout, disposent de complicités nombreuses dans les armées. Ce sont en général de vaillants combattants. Voyez-vous, il m’étonnerait fort que Masrour complote contre son prince…

— Et avec lui ?

— Alors ce n’est plus un complot mais la sauvegarde du pouvoir légitime… Depuis des années, al-Rachid lui fait toute confiance. L’eunuque exécute toutes ses besognes, vous me comprenez… Il a toujours été loyal et dévoué. Mais sait-on jamais…

— Comment, intervint Erwin, ne pas mentionner le chambellan dont le nom a été si fréquemment prononcé à propos des obstacles placés sur notre route ? De quoi le rendre suspect ! Par voie de conséquence, cette quasi-culpabilité devrait plaire à la trinité des vizirs. Or Al Fadl, au cours de l’entretien qu’il nous a accordé, s’est attaché à disculper le… Quel est son titre en arabe ?

— Hadjib, et son patronyme est ben al-Rabi !

— … donc à disculper le… hadjib.

— Je dirais qu’à son tour cette disculpation ne prouve rien ni pour ni contre, nota Ruben.

— En somme, la seule chose sur laquelle nous pouvons nous appuyer vraiment, c’est la mort de Moussa ibn Ahmed qui en savait trop sur son ou ses commanditaires pour rester en vie. Car ceux qui ont organisé son meurtre ont pris des risques ; ils ont dû enrôler ou faire enrôler une bande ; son chef, ses tueurs, du moins ceux qui ne sont pas restés sur le carreau, ne demeureront pas forcément discrets. On peut aussi les contraindre à parler.

— A condition de savoir qui ils sont et où ils sont.

— Pas impossible !

— Il y a aussi un excellent moyen de prévenir les bavardages, murmura Ruben.

— Assassiner les assassins ? Mais il y faut d’autres assassins, lesquels, à leur tour, ne sauront pas forcément tenir leur langue. Conséquence : cette piste est et restera ouverte ! Autre possibilité : continuer de suivre à la trace le fatal cadeau… Soyons clairs : le calife est au courant depuis longtemps de nos déboires. Le présent revêt donc de moins en moins d’importance pour notre ambassade et de plus en plus… dans l’affrontement des factions. Notre devoir n’en demeure pas moins de remettre la main dessus… pour de multiples raisons…

Le représentant de l’exilarque caressa longuement sa barbe.

— Oui, murmura-t-il, « de multiples raisons »… N’est-ce pas le moment de rappeler que les querelles intestines ont aussi comme enjeu les relations de Bagdad avec Constantinople et, par voie de conséquence, avec votre empire ? Renforcer le camp de ceux qui, ici, soutiennent un rapprochement avec votre souverain et le pape, n’est-ce pas la raison même de votre ambassade ?

Le Saxon esquissa un applaudissement.

— « La raison même », en effet, dit-il. C’est pourquoi nous devons renouer le fil. Cela n’ira pas sans risques. Nous les assumerons !

— Sans ce Tahir qui vous a tant aidés ?

— Sans lui, par la force des choses. Et d’ailleurs sa disparition m’inquiète. Je ne peux m’empêcher de penser qu’on a tenté déjà, à plusieurs reprises, de le supprimer et que par conséquent…

— Je te promets de m’informer sans délai à ce sujet, assura Ruben. Cependant, pouvez-vous, dès lors, mener seuls des opérations comme celle qu’à l’évidence tu projettes ?

— Il le faut !

— Si nous pouvons cependant…

— … apporter une aide ? A coup sûr ! s’écria le Saxon. Mais vous mettre en péril vous-mêmes ? Non. Trop d’hommes courageux ont déjà payé pour nous et pour notre cause.

— Qui vous dit que la nôtre est si éloignée de la vôtre ? répliqua l’émissaire de l’exilarque… Dois-je rappeler quelle place de choix notre Rech Galutha occupe auprès du bienveillant Haroun al-Rachid ? Qu’adviendrait-il s’il était renversé ? Le prince qui prendrait place sur le sarir serait-il aussi bien disposé que lui envers les juifs et envers les chrétiens ?

— J’entends cela, mais je dois maintenir ma décision. Je compte sur toi pour l’intendance, le reste est notre affaire.

 

A tour de rôle, les assistants des missi entreprirent d’observer ce qui se passait aux abords et à l’entrée du manoir qui avait abrité les plaisirs de Moussa. Il était situé à proximité d’un marché de quartier fréquenté par une nombreuse clientèle et d’où, tout en effectuant des achats, il était facile d’exercer une telle surveillance.

Timothée avait choisi de se vêtir comme un provincial en voyage avec calotte et petit turban, longue tunique de fine laine sur une chemise à col montant et, par-dessus, une cape brodée de manière un peu tapageuse. Son collier de barbe avec la légère moustache qu’il avait laissée pousser accentuait son aspect de notable oriental.

Doremus, lui, était parfait en besogneux : sa calotte et sa chemise étaient d’un blanc douteux et, par-dessus une robe de laine grossière, il enroulait une bordah, longue pièce de lourde étoffe. Il parlait en estropiant la langue arabe, ce qui n’étonnait personne en cette ville où se côtoyaient des immigrants venus de cent contrées diverses.

Érard avait décidé de se vêtir comme il l’avait fait jadis, quand il était en captivité, et son accent le classait immédiatement parmi les Sarrasins « andalous ».

Quant au frère Antoine, il avait opté pour la tenue des moines chrétiens, encore nombreux dans l’Empire abbasside, et dont le petit peuple de Bagdad se moquait en disant : avec eux, pas de milieu, ou ils passent leur temps en ramadans et sont maigres à faire peur, ou ce sont de fieffés gloutons, gras à lard. Le Pansu avait remarqué, près du marché, une sorte d’échoppe où l’on servait à manger et à boire. Il s’y installait pendant des heures et se faisait servir, après un plateau d’entrées, des mezzés, qui, pour d’autres, auraient constitué à elles seules un repas, des brochettes accompagnées de blé concassé, de purée de pois chiches, d’aubergines frites et de boulettes. Après quoi il ne reculait pas devant un ragoût de mouton et de nombreux gâteaux et friandises. Son état de chrétien lui permettait de boire sans scandale du vin et une sorte de cervoise. D’ailleurs, nombre de musulmans ne s’en privaient guère. Le tenancier et d’autres clients le regardaient, stupéfaits, engloutir avec aisance cette abondance de nourriture. Il parlait peu, en marmonnant, faisant celui qui est tout à sa ripaille. Il ne quittait pas des yeux le manoir.

Cet affût de tous les instants permit d’établir qu’il ne faisait l’objet d’aucune surveillance particulière, ni de miliciens ou fonctionnaires de police identifiables comme tels, ni d’agents plus discrets. Pour autant qu’on pût en juger, l’affaire ne retenait plus l’attention du pouvoir.

Sur place, donc, tout semblait être rentré dans l’ordre. Le poste de garde était occupé par quatre vigiles commandés par un chef qui n’avait rien d’un foudre de guerre. Une domesticité nombreuse s’occupait à nouveau de l’entretien des locaux, des jardins et pièces d’eau, du hammam, dont on parlait à mots couverts comme d’un lieu de débauches, des écuries, du chenil et de la fauconnerie.

En faisant bavarder les uns et les autres sur les affrontements qui s’étaient déroulés à leur porte, Timothée et Érard recueillirent des renseignements instructifs sur la manière dont les sicaires avaient procédé. Ils étaient arrivés tôt, au nombre d’une vingtaine au moins. Leur chef avait ordonné aux vigiles de déguerpir, faute de quoi ils seraient mis à mort sur-le-champ. Ils avaient passé le portail et étaient entrés dans les jardins. Peu après on avait vu les domestiques s’enfuir précipitamment. Puis, plus rien. Savait-on à quel moment et dans quelles circonstances Moussa ibn Ahmed avait été assassiné ? Tous l’ignoraient. Aucun désordre, aucun bruit même, jusqu’à l’instant où était apparue la troupe du vizirat conduite par le commandant Tahir. Personne ne s’attendait à ce qui était survenu ensuite, à cette bataille brève et violente.

— Mais on n’en a rien vu. Tout cela s’est passé trop loin de l’entrée, précisa un témoin. C’est seulement par la suite qu’on a appris… Moussa ibn Ahmed égorgé, et six autres hommes tués, trois transpercés de flèches et trois autres sabrés… Ce qui restait du premier groupe a pris la fuite par une porte, là-bas derrière. Ils emportaient avec eux trois blessés, dont un salement amoché. Le second groupe n’a pas traîné non plus. Ils ont passé le portail au galop, sans attendre, et ils ont filé vers le centre.

— A-t-on reconnu celui qui commandait la première troupe ? demanda Timothée.

— Inconnu ici…

— Et quant aux autres ?

— Évidemment Tahir, et aussi, ajouta le témoin en regardant le Grec avec attention, quelqu’un qui te ressemblait bigrement, mon frère.

— Ma mère a peut-être mis au monde un jumeau sans me le dire, plaisanta Timothée.

La police était arrivée sur les lieux beaucoup plus tard ; un escadron d’une quarantaine d’hommes. Elle avait fait enlever les cadavres, interrogé les vigiles qui étaient revenus entre-temps, la domesticité et le voisinage, mené de longues investigations. Elle avait été suivie par des enquêteurs du vizirat ; d’autres, envoyés par le chambellan, ne s’étaient pas montrés moins curieux, après quoi des eunuques du palais, envoyés par Masrour lui-même, étaient venus s’informer.

Pas à pas, donc, l’enquête progressait, et les assistants récoltaient une belle moisson d’observations qu’ils communiquaient à l’abbé Erwin et au comte Childebrand.

Ceux-ci avaient finalement décidé d’accepter également l’invitation que leur avait apportée la mystérieuse visiteuse. Au jour fixé, ils se rendirent, en compagnie de Timothée et Érard comme interprètes, de Sauvat comme valet, à l’une des portes monumentales de la « ville ronde » qu’ils franchirent après que des gardes soupçonneux eurent examiné longuement leurs laissez-passer. Ils contournèrent un souk et arrivèrent à l’une des avenues qui conduisaient à la grande mosquée et au palais construit pour le calife al-Mansour jadis. Cette cité était certes plus vaste que celle du vizirat, ses jardins aussi merveilleux, ses châteaux et bâtiments divers plus nombreux, ses esplanades plus vastes. Mais elle paraissait moins bien entretenue ; çà et là, des murs qui s’étaient effondrés n’avaient pas été relevés ; et surtout on y percevait une sorte de langueur comme si le sang en ses artères circulait plus faiblement. C’était là-bas, de l’autre côté du Tigre, au Ksar al-Fin du vizir, que semblait se trouver la puissance.

Les ambassadeurs francs et leur petite escorte, guidés par un garde, parvinrent à une allée prenant à angle droit et qui conduisait au palais émeraude. Il apparut se reflétant dans les eaux d’un vaste bassin qui alimentait un canal, lequel, de cascade en cascade, se déversait dans une pièce d’eau entourée de jasmins, de cyprès nains et de roseaux. C’était un bijou. Ses murs recouverts de mosaïque à dominante verte, son architecture avec ses courbes arrondies et ses dômes, l’harmonie gracieuse de ses proportions révélaient une influence persane. Des gardes nombreux, dont certains patrouillaient autour du bâtiment, veillaient sur cette résidence. Ils étaient vêtus à la manière des bédouins, coiffés du keffieh, et portaient sur leur longue tunique l’abba, court manteau de laine rayé blanc et brun.

Les ambassadeurs présentèrent au majordome qui les attendait la bague d’identification qui leur avait été confiée. Ils furent immédiatement conduits dans un salon dont les tapis, les tentures, les étoffes des sièges et coussins, les métaux des plateaux et aiguières, enfin le cristal coloré des verres et flacons s’harmonisaient d’une façon qui créait dès l’abord une sensation de bien-être.

Après qu’ils eurent pris place et que des serviteurs eurent déposé devant eux boissons et pâtisseries, et après une courte attente, une main surchargée de bagues écarta un rideau qui masquait une entrée dérobée, et une femme voilée, vêtue de longues tuniques de satin et de mousseline superposées qui chatoyaient, apparut majestueusement.

— Nous nous réjouissons de vous voir ici pour cette audience, dit-elle avec une voix que Timothée reconnut immédiatement. Mon fils, le déjà très sage et courageux Abd Allah al-Mamoun, va vous rejoindre sans tarder. Je veux vous indiquer que j’assisterai à votre entretien, mais à la place qui convient à celle que je suis.

Elle désigna de la main un voile derrière lequel devait se trouver un emplacement d’où l’on pouvait entendre ce qui se disait sans être vu.

Les Francs, qui s’étaient levés, la saluèrent avant qu’elle ne laisse retomber le rideau. Ainsi, c’était « la Persane » elle-même qui s’était rendue à leur résidence et qui, sans doute, avait organisé cette rencontre entre les ambassadeurs de l’empereur Charles et l’héritier en second du califat.

— Voilà bien la preuve que la situation s’aggrave rapidement, commenta brièvement Erwin en francique : d’abord cette audience, à tout prendre assez insolite, en elle-même et par son urgence ; ensuite la façon dont l’invitation nous est parvenue, preuve qu’on ne fait même plus confiance aux messagers ; enfin la place que nous occupons, bien malgré nous, dans un affrontement qui…

Le Saxon s’interrompit car un jeune homme venait d’entrer. Il paraissait âgé d’une vingtaine d’années, au plus. Il était d’assez haute taille, mince. Sa démarche était aisée. Il était coiffé d’un turban très simple dont la couleur verte rappelait qu’il était apparenté au Prophète. Un long caftan, boutonné très haut, était serré à la taille par une ceinture qui soutenait la gaine ouvragée d’un large poignard à poignée d’or ciselé. Son visage aux yeux clairs et au nez aquilin, encadré d’un fin collier de barbe, paraissait plus persan qu’arabe. Il sourit à ses hôtes, avec un air accueillant, s’assit familièrement près d’un vaste plateau et les invita à en faire autant ; puis il tapa dans ses mains pour faire servir des boissons chaudes, offrant lui-même pour les adoucir le sucre précieux.

Tout de suite, et sans préliminaires fastidieux, il interrogea les ambassadeurs sur le pays dont ils venaient, sur ses ressources – il s’émerveilla qu’il disposât de forêts aussi vastes et d’eaux aussi abondantes et constantes –, sur ses habitants et leurs mœurs, sur les langues qu’on y parlait, et aussi sur ses armées. Il écoutait, les yeux mi-clos, avec la plus grande attention, demandant de nombreuses précisions. A l’évidence, il classait méthodiquement tout cela en son esprit. Une telle maîtrise pour un homme si jeune avait de quoi impressionner.

— En somme, dit-il tout à coup, avec les Byzantins vous n’êtes en conflit que pour vos frontières.

— N’en est-il pas de même pour vous ? s’enquit Childebrand.

— Pas exactement. Ici, c’est eux ou nous. Vous, quoi qu’il arrive, vous demeurerez maîtres chez vous ! D’autre part, vous êtes de même religion. Or notre foi nous oppose à eux.

— Que devons-nous en conclure ?

Mamoun inclina la tête et sourit.

— Je ne sais, répondit-il, comment celui-ci ou celui-là – vous me comprenez – vous a présenté la situation, ni ce que vous en avez retenu. Cependant, si vous êtes venus, c’est pour démêler le vrai du faux. Voici donc : notre excellent vizir, approuvé chaleureusement par mon tuteur Djafar – mon tuteur ! mais passons… – et plus mollement par son frère Al Fadl, a cru pouvoir mener avec Constantinople, l’impératrice Irène en l’occurrence, une politique de paix…

— Ce n’est pas ce qu’il nous a dit.

— Oui, je sais, il ne s’en vante plus aujourd’hui… C’était risqué. Doublement. Irène pouvait changer d’avis ; elle pouvait être renversée par le parti de la guerre que menait Nicéphore à Constantinople… ce qui s’est produit… Je réponds donc à ta question : la conclusion, c’est Nicéphore lui-même qui l’a tirée : la guerre. Il a pris le pouvoir grâce à ceux qui la voulaient et pour la faire. Il l’a commencée, il la poursuivra !

Le jeune prince éclata de rire.

— Elle a déjà fait une victime : notre vizir Yahya lui-même. Il a été mis en une si mauvaise position par le coup d’État qui s’est produit sur les rives du Bosphore, que, pendant des jours, il n’a pas osé l’annoncer à mon père qui se trouvait en sa villégiature de Rakka. Et quand celui-ci en est revenu, notre vizir a passé un mauvais moment !

Le comte Childebrand se caressait le front, plongé dans ses réflexions.

— Mais voyons, lâcha-t-il, si le vizir était, ici, du parti de l’apaisement avec Constantinople, comment a-t-il pu être, comme Al Fadl nous l’a affirmé, l’artisan tenace et le plus ferme soutien de notre ambassade ?

— « L’artisan tenace », « le plus ferme soutien » ? Vraiment, je n’en crois pas mes oreilles !

— Cela signifierait-il qu’au contraire il se serait opposé à notre venue ?

— C’est en tout cas Sa Sublime Grandeur, mon père, qui l’a souhaitée, décidée, imposée.

— Et cela voudrait-il dire que le vizirat aurait pu mettre en œuvre contre nous… certains moyens, après notre venue sur votre sol ?

La Persane, derrière le rideau, toussa discrètement.

— Un instant, je n’ai pas dit cela ! souligna Mamoun. Vous devez bien penser qu’une fois connues l’arrivée au pouvoir de Nicéphore et ses dispositions belliqueuses, notre excellent vizir a, fort opportunément, changé de pied. Le voici devenu le plus déterminé des bellicistes et il n’a jamais été que cela. Donc plus de raisons de vous faire tomber dans des embuscades…

Il rectifia après une courte réflexion :

— … Du moins, plus de raisons en rapport avec Nicéphore.

— Reste que les embûches n’ont pas manqué, reste que depuis des jours et des jours que nous sommes ici, nous n’avons perçu aucun signe venant du califat lui-même, reste…

— Et que suis-je donc moi-même ? dit doucement le fils de Haroun al-Rachid.

— Devons-nous considérer cette audience comme un progrès décisif de notre ambassade ? demanda Erwin.

Nouvelle toux discrète derrière le rideau.

— Je ne vous apprendrai rien, reprit Mamoun, en vous disant que votre venue a donné à ceux qui s’affrontent ici – le très honorable Ruben ben Nemouel a dû vous en parler – une occasion complémentaire d’intriguer les uns contre les autres, de façon peut-être décisive.

— Mais encore ?

— Je vous en ai déjà trop dit. Et comprenez-moi si j’ajoute que vous devez continuer ces recherches que certains de vos assistants ont entreprises près du fameux manoir. La découverte du précieux présent peut nous mener beaucoup plus avant que le plaisir éprouvé par Sa Sublime Grandeur quand il le recevra de vos mains.

Le Saxon s’inclina légèrement, arrêtant d’un geste son ami qui s’apprêtait à poser une nouvelle question.

La conversation se poursuivit quelque temps encore. Elle porta sur certains aspects de la philosophie grecque, sur la science juridique romaine et sur les mathématiques indiennes, tous sujets qui passionnaient Mamoun, lequel en profita pour exprimer sa conviction que l’Islam devait s’ouvrir encore plus largement à ce que le monde partout avait produit de plus fort.

 

Timothée et Érard avaient réussi à convaincre celui qui commandait la garde du manoir de leur accorder une entrevue en tête à tête. C’était un homme gonflé de son importance, dont le visage bouffi et le regard fuyant disaient la veulerie.

— Je peux te garantir que tu n’y perdras pas, avait affirmé le Grec, en faisant apparaître un petit sac apparemment garni de bonne monnaie tintante.

Celui qui était ainsi sollicité avait commencé par émettre des protestations vertueuses. Le Goupil, lui, ménageait ses effets. Il balançait l’appât sous le nez de son vis-à-vis tandis qu’Érard susurrait :

— Nous ne te demandons pas grand-chose. Un nom seulement. En toute discrétion. Personne ne saura jamais rien. Il suffit que tu nous dises qui était à la tête de ces tueurs à gages qui t’ont obligé à fiche le camp de manière à pouvoir tranquillement saigner ton patron.

— Mais je n’en sais rien, moi ! protesta l’homme, mollement.

— Je suis sûr que la mémoire va te revenir, articula Timothée qui ouvrit la bourse lentement et en tira une pièce en or qu’il fit miroiter. Un petit effort et ce dinar est à toi. Regarde comme il te fait les yeux doux !

— Je te jure… dit le chef de poste qui faiblissait.

— Oh, ne jure pas ! Allah ne te pardonnerait pas un serment aussi mensonger. Alors ?

L’homme jetait des regards de convoitise sur l’or qui brillait. Puis il se reprit :

— Ces hommes… qui ne les connaît pas ne peut pas comprendre, murmura-t-il. Ils sont épouvantables… Si, par malheur, ils apprenaient… Les plus abominables supplices… Non, non et non, je ne dirai rien !

— Donc tu sais !

Timothée tira une seconde pièce du sac :

— Et comme ceci ? glissa-t-il.

Le chef des gardes regardait alternativement ses interlocuteurs et les deux dinars.

— Vous êtes certains, dit-il à voix très basse, qu’ils ne sauront rien ?

— Pourquoi l’apprendraient-ils ? Mon ami, ici présent, se taira et moi aussi, évidemment. Toi également, je suppose ? J’attends…

Timothée plaça sur le tapis, devant lui, l’une des pièces.

L’homme hésita longuement. Puis il se précipita sur le dinar avant de répondre en un murmure :

— Omar al-Habi !

Il désigna l’autre pièce que le Grec tenait toujours au bout des doigts.

— Et celle-ci ? demanda-t-il.

— Elle sera à toi contre cet autre renseignement : où peut-on le trouver ?

— Je n’en sais rien !

— Attention, l’ami ! Tu en as trop dit, ou pas assez ! Maintenant il suffirait qu’on renseigne cet Omar al-Habi, et c’en serait fait de toi. Vilainement !

Le chef de poste se mit à trembler.

— Vous ne feriez pas cela, n’est-ce pas, vous ne le feriez pas, s’écria-t-il.

— A toi d’en décider, dit calmement Timothée. A toi cet autre dinar, ou bien… (Il fit le geste de trancher la gorge.) Et cet avertissement est un raccourci, si je puis dire.

L’homme se prit la tête dans les mains.

— Vous le trouverez, expliqua-t-il d’une voix mourante, au « souk du méandre » près du Tigre, dans l’allée des apothicaires. Il y tient boutique de philtres, de produits magiques, maléfiques et bénéfiques… et d’autres choses encore. C’est là qu’il se trouve à la disposition de… vous me comprenez, n’est-ce pas.

— Eh bien, tu vois, ce n’était pas si difficile… Maintenant je vais te demander, contre cette troisième pièce, un effort qui ne te coûtera pas grand-chose. Après les combats, je suppose que tu as repris rapidement le contrôle de ces lieux. On a enlevé les cadavres et des enquêteurs de différentes sortes sont venus. As-tu remarqué quelqu’un qui serait reparti avec quelque objet, par exemple un paquet, pas très épais, de quatre à cinq pieds de long et deux de large ?…

— Non. En vérité, je n’ai rien remarqué. Mais ça ne veut pas dire qu’on n’ait rien dérobé. On ne peut avoir l’œil partout.

— Enfin, en inspectant le manoir et ses alentours, tu n’as rien vu de tel dans une cache ?

— Pas davantage, sur mon âme !

— Laisse ton âme à Allah, s’il en veut encore !

Timothée fit sauter un dinar que le chef du poste attrapa au vol.

— Et pas un mot de cela à quiconque, ajouta le Grec. Sinon, rappelle-toi : fini !