CHAPITRE PREMIER
Lorsque Éléazar, le commandant du navire qui les avait transportés depuis Marseille, vint leur annoncer, après plusieurs semaines de navigation, qu’ils seraient bientôt en vue de la côte et qu’ils pouvaient espérer débarquer le lendemain même, si les formalités portuaires ne traînaient pas trop en longueur, le comte Childebrand, l’abbé Erwin et leurs assistants, qui prenaient leur collation du soir sur le pont, furent partagés entre soulagement et appréhension : soulagement, car ils en auraient terminé avec les difficultés qui avaient mis à rude épreuve l’équipage et les passagers ; appréhension, car leur mission allait maintenant commencer vraiment en un pays et au milieu de populations dont ils savaient, en somme, peu de chose, et dans des conditions que les événements survenus récemment à Constantinople avaient sans doute détériorées. Comment pourraient-ils parvenir jusqu’à celui qu’ils devaient à tout prix rencontrer ? Comment seraient-ils accueillis ! Les obstacles n’allaient certes pas manquer. Ils adressèrent au Tout-Puissant une ardente prière, Le suppliant de les aider à les surmonter de manière qu’ils puissent mener à bien la tâche que leur avait confiée Charlemagne.
Sept mois et demi auparavant, Childebrand et Erwin avaient été mandés ensemble par l’empereur qui séjournait alors à Thionville. Quand, au dernier jour des ides d’avril de l’an 802, venant de Metz sous les bourrasques de neige, ils arrivèrent à la résidence impériale, ils furent conduits par un officier du palais jusqu’à une salle où régnait une douce chaleur produite par un feu de rondins dans une vaste cheminée.
Charlemagne était assis, seul, le dos tourné au foyer, devant une table sur laquelle étaient disposés un quartier de chevreuil, des fèves au lard, des tourtes et des fruits secs, ainsi que des flacons de cristal remplis de vin aux aromates. Deux sièges avaient été placés de part et d’autre de l’empereur. Comme Erwin et Childebrand s’étaient arrêtés sur le seuil pour les salutations d’usage, Charles leur fit signe d’approcher.
— Toi, mon cousin, dit-il au comte, prends place ici, à ma droite, et toi, mon subtil Saxon, à ma gauche. Avant toute chose, servez-vous ! Ayant fait route par un froid pareil, vous devez avoir grand-faim et grand-soif. Cette venaison est succulente… Oui, je sais… mon âne de médecin m’interdit de pareilles délices… et bien d’autres choses…
Il éclata de rire.
— Il voudrait m’astreindre à un carême perpétuel, poursuivit-il. Mais, à quoi bon être qui je suis, si c’est pour me priver de tout ? Je sais mieux que lui ce qui me convient, n’est-ce pas, l’abbé ?
— Assurément, seigneur, puisque tu en juges ainsi, répondit Erwin.
— Toujours aussi habile, dit l’empereur qui, soudainement, montra un visage soucieux et se leva, ce qui interrompit immédiatement la collation que ses hôtes avaient à peine commencée.
Ceux-ci, par respect, se levèrent à leur tour et suivirent du regard leur seigneur qui marchait de long en large.
Bien qu’il l’eût rencontré à de nombreuses reprises, Erwin, à chaque fois, était frappé par la taille élevée du souverain et par sa carrure qu’un embonpoint rendait encore plus imposante, ainsi que par son air majestueux. La neige des ans s’était déposée sur sa chevelure et sur ses moustaches dont il tortillait l’une des pointes de la main droite, signe d’une intense réflexion.
L’empereur s’arrêta tout à coup et fixa le regard de ses étranges yeux à fleur de tête sur Erwin puis sur Childebrand.
— Tu étais, mon cousin, dit-il à ce dernier, auprès de Louis, mon fils bien-aimé, auquel j’ai confié le royaume d’Aquitaine, quand il est entré dans Barcelone, enfin conquise après deux années de siège. C’était il y a peu de mois, à l’issue de cette campagne qui a placé entre mes mains Pampelune et la Navarre. Ainsi mon empire touche l’Èbre… Enfin, presque… Belle victoire, n’est-ce pas ?
— Assurément, seigneur !
— Pour autant, dirais-tu que tranquillité et paix sont assurées de ce côté-là, que le Sarrasin ne franchira plus jamais mer et montagne pour ravager mes terres ?
— C’est-à-dire… commença Childebrand sur un ton hésitant.
— Allons, allons, tu sais bien que non ! Le Sarrasin d’Espagne est toujours prospère, puissant, en tout cas belliqueux. Dans son repaire de Cordoue, ce Rahman qui se veut émir – ce qui signifie prince, m’a-t-on dit – n’a renoncé à rien, ni aux incursions ravageuses, ni à la piraterie, ni évidemment à la guerre…
— Nous saurons lui donner une vigoureuse leçon comme le fit notre ancêtre Charles Martel ! s’écria le comte.
— Voilà comme je t’aime, mon cousin, déterminé et fougueux… Mais le plus vaillant est-il lui-même assuré de remporter tous les combats ? fit remarquer le souverain qui, malgré les années écoulées, se souvenait encore avec tristesse de l’affrontement désastreux au cours duquel, parmi de valeureux guerriers, avaient péri son sénéchal, le comte du palais et son neveu Roland.
— Il est des batailles qui se gagnent autrement que par le glaive, est-ce, seigneur, ce que tu veux nous faire entendre ? intervint Erwin.
— Oui, perspicace Saxon. Tu m’as bien entendu, en effet. Mais, dis-moi, irais-tu alors jusqu’à deviner pour quelle raison nous allons maintenant franchir les mers et passer en un instant de Cordoue à Constantinople ?
— Comment le pourrais-je ?
— Il me semble pourtant qu’au cours de cette mission qui vous a permis récemment à Lyon d’anéantir un complot détestable, vous aviez recueilli des renseignements précieux sur les intrigues byzantines.
— Notre science demeure bien courte, seigneur, répondit Erwin, sauf que les menées de ce Nicéphore qui a la haute main sur les finances de Constantinople…
— Oui, voilà qui me soucie !… coupa l’empereur qui demeura un instant silencieux, pensif.
« Il vous souvient, reprit-il, que j’ai reçu lors d’un séjour à Rome des émissaires de cette Irène qui règne sur Byzance.
— Comment en aurais-je perdu la mémoire ? dit Childebrand.
— Ils m’apportaient l’assurance que leur impératrice attachait du prix à une entente entre Occident et Orient, entre moi et elle, avec un certain dessein en tête. J’ai accordé quelque crédit à leurs protestations de bonne volonté. N’est-elle pas de ceux qui, à Constantinople – et ils ne sont pas nombreux, paraît-il –, ont accueilli sans grincer des dents que je redonne vie à l’Empire romain en le fondant sur la foi en Notre Seigneur Jésus-Christ, à l’instar du grand Constantin ?
Charlemagne jeta un regard aigu à ses missi.
— Que rien de ce que vous allez entendre maintenant ne franchisse vos lèvres ! ordonna-t-il. D’ailleurs, tels que je vous connais, voilà, sans nul doute, un conseil superflu.
Le comte et le Saxon inclinèrent légèrement la tête, avec un sourire de contentement aux lèvres.
— Un grand dessein… murmura le souverain, un seul empire, chrétien, s’étendant de l’océan infini à l’ouest, de la Saxe, au nord, jusqu’à l’Italie et à la Grèce, au sud, au Pont-Euxin et à l’Arménie, à l’est, un empire aussi vaste que le fut celui de Rome en sa plus grande gloire… oui, voilà ce que faisaient miroiter à mes yeux ces ambassadeurs d’Irène, en m’annonçant que leur souveraine était disposée à une union matrimoniale, avec moi-même, qui ressusciterait cette gloire sous le signe de la croix. Pourquoi une telle avance, et pourquoi maintenant ? A-t-elle mesuré combien il était difficile pour une femme de siéger, seule, sur un trône, là où il faudrait un homme honoré, avisé et puissant ?
— Toi, seigneur ? s’exclama Childebrand, enthousiaste.
Erwin, lui, le front penché, réfléchissait intensément.
— Eh bien, qu’en pense notre prudent abbé ? lança Charlemagne.
— Que c’est là, seigneur, le destin le plus flatteur qui se puisse concevoir. Cependant comment ne pas évaluer les difficultés de l’entreprise, ses dangers, ceux que recèle cet Orient complexe, enjôleur et perfide ? La source de ta puissance, prince bien-aimé, n’est-elle pas ici ? A t’en éloigner, ne risquerais-tu pas de perdre beaucoup pour un gain bien aléatoire ?
— Crois-tu que je l’aie jamais perdu de vue ? répondit l’empereur non sans humeur. Regarde ce vêtement que je porte, rude et simple ! Sais-tu pourquoi je le préfère aux brocarts dont mes coffres débordent ? C’est qu’il fut celui de nos pères et des pères de nos pères, celui des conquérants qui combattaient au nom du Christ, de ces Francs, vaillants et pieux, fils de la victoire. Crois-tu que je puisse oublier que je suis d’abord leur roi ? Crois-tu que je succomberais aux séductions amollissantes de l’Orient, aux flatteries perfides ?
— Comment pourrait-on jamais le croire ? Lança Childebrand.
— Ai-je donc mérité ta colère ? murmura Erwin.
— Tu l’aurais méritée en ne me livrant pas ta pensée. Mais apaise tes craintes ! Crois-tu que ton seigneur pourrait se lancer tête baissée dans une telle entreprise ? En ai-je jamais commencé une sans avoir recueilli des renseignements abondants, pesé le pour et le contre, longuement, sans avoir accumulé les précautions ?
— Quel prince fut jamais aussi sage que toi !
— M’avez-vous bien entendu, tout à l’heure, quand j’ai posé cette question : pourquoi cette offre et à présent ? Dois-je vous apprendre que quiconque règne, homme ou femme, aspire à défendre et consolider sans cesse son pouvoir, et qu’il faut des raisons bien fortes et contraignantes pour qu’il propose de le partager ?
— Ce qui nous ramènerait à Nicéphore ? proposa Erwin.
Avec un rire, Charlemagne donna une tape amicale à l’épaule du Saxon.
— Bien vu ! On m’a rapporté qu’en sa capitale Irène était de plus en plus menacée, d’abord par les partisans de ce fils qu’elle a écarté du trône en lui faisant crever les yeux, puis par ceux de ce Nicéphore, précisément, qui lui reprochent d’avoir rétabli l’adoration des icônes, de pactiser avec le roi des Sarrasins d’Orient et qui s’opposent à tout rapprochement avec moi. Pour eux, il n’y a qu’un seul empire, celui de Byzance, une seule capitale impériale, Constantinople, donc…
— Quelle impudence, quelle honte ! s’écria Childebrand en serrant les poings.
— Peut-on éviter de penser qu’Irène a besoin de notre appui et de nos armes pour continuer à régner, que c’est là son premier, sinon son unique souci ?
— Non, à l’évidence, dit Erwin.
— Et peut-on exclure que Nicéphore qui dispose de tout l’or de Byzance – quelle faute que de lui en avoir laissé la possession ! – l’emporte au bout du compte et fasse tomber Irène de son trône ?
— Pas davantage !
— En effet ! On pourrait alors tout craindre de son orgueil et de son hostilité. Certes, mon cousin, nos armes sauraient, au besoin, lui faire entendre raison. Mais, dites-moi, est-il de bonne politique de combattre seul quand on peut faire autrement ?
— Ce serait malavisé.
— Malavisé et même pire : insensé !… Or, voici que ce Nicéphore ameute ses partisans avec des clameurs guerrières et lance à tous les échos que, s’il monte sur le trône, bien loin de payer tribut aux Sarrasins comme l’avait consenti Irène, il reprendra contre eux les expéditions et fournira ainsi à l’armée byzantine, que la paix amollit, l’occasion et les moyens de reconquêtes glorieuses. Tel est son propos ! Loin de moi l’idée de m’en mêler. Encore plus loin de moi celle d’aider en quoi que ce soit, où que ce soit, ces guerriers de Mahom qui nous ont fait subir par le passé tant et tant de dommages, si cruels, par Dieu ! Comment le prince des chrétiens que je suis, couronné empereur et acclamé comme tel en présence du successeur de Pierre, pourrait-il envisager un seul instant de leur prêter main-forte ? Mais puis-je demeurer dans l’ignorance et ne tenir aucun compte de ce qui se trame aujourd’hui à Constantinople et chez ces Sarrasins ?
— Assurément pas, seigneur ! ponctua Erwin d’un air entendu. L’empereur lui jeta un bref coup d’œil.
— Rusé compère ! murmura-t-il. Bien ! Et maintenant, l’un et l’autre, redoublez d’attention ! D’abord Constantinople, les avances d’Irène, les menaces de Nicéphore. Puis-je en rester, à ce propos, à des rapports anciens, à des on-dit ? Non, n’est-ce pas ! Voici donc ce que j’ai décidé : une ambassade va partir sans tarder pour les rives du Bosphore. Je veux savoir avec précision ce qu’il en est des différentes factions byzantines, de leurs forces, de leurs avancées ou de leurs reculs, de leurs risques d’échec ou de leurs chances de succès. Je veux savoir en particulier quel crédit accorder aux propositions de l’impératrice, je veux savoir si, oui ou non, son pouvoir chancelle, si, oui ou non, Nicéphore peut l’emporter. Voilà donc ce que mes ambassadeurs devront évaluer, et sans complaisance, de manière à me faire rapport au plus tôt, je veux dire avant l’automne. Quant à vous, une mission des plus importantes vous attend.
— La Perse donc, seigneur ! s’écria Childebrand.
— Appelle cela ainsi, bien qu’en réalité ce roi, qui se nomme Haroun (selon Isaac, cet émissaire juif que j’ai envoyé en Orient), règne, paraît-il, non seulement sur la Perse mais encore sur d’autres provinces, et en grand nombre, de cet Orient lointain (1).
Le souverain but une gorgée de vin et reprit :
— Il vous souvient sans doute aussi que j’ai reçu récemment des ambassadeurs de ce roi Haroun et que, peu après, cet Isaac m’a apporté de sa part des cadeaux qui ne pouvaient certes passer inaperçus, dont cet éléphant pour lequel j’ai fait construire, dans ma ménagerie, un solide enclos. Un éléphant, de somptueux présents !… Cette prodigalité orientale ne m’en impose pas. On ne saurait oublier cependant que cet Haroun dispose de richesses considérables et de moyens puissants. Ne bat-il pas monnaie d’or à l’égal de Byzance ? Son empire ne s’étend-il pas de la Libye et l’Égypte jusqu’à l’Inde ? Mais tout colosse a son talon d’Achille, tout Crésus ses déconfitures ! Déjà, à l’ouest, le pays andalou et, d’autre part, l’Afrique (2) échappent à son pouvoir…
Charlemagne regarda au loin.
— Pour autant, puis-je faire fi des assurances que m’ont prodiguées ses ambassadeurs ? Parmi cent flatteries, ne m’ont-ils pas affirmé que leur roi nourrissait pour moi-même des sentiments de grande estime, que rien ne nous opposait et qu’au contraire le fait d’avoir les mêmes adversaires devait nous rapprocher ? Sans doute entendait-il par là les Byzantins mais aussi ces Sarrasins d’Espagne qui nous menacent et nous pillent et qui, aussi, le défient, lui, de cent façons. N’est-ce pas d’ailleurs à bon droit que j’ai mentionné tout à l’heure leurs dispositions belliqueuses ?
— Peut-on cependant se fier aux paroles de cet Haroun plus qu’à celles de l’Andalou, quand l’un et l’autre sont des sectateurs fanatiques de Mahom ? s’inquiéta Childebrand.
— Cet Isaac qui a séjourné plusieurs années dans la capitale du roi Haroun, à Bagdad*, ville située au bord d’un fleuve aux eaux abondantes et au cours capricieux, m’a rapporté des récits étonnants qui défient, en vérité, le bon sens. Il m’a parlé de cités aussi vastes que des pays entiers où grouillerait une multitude laborieuse (une vraie fourmilière), de richesses immensurables, de marchés où affluent des commerçants du monde entier, où l’on trouve tout ce que produit l’univers, y compris des fruits inconnus ici et succulents… et aussi de parchemins très fins, et solides pourtant, faits avec des roseaux, de bibliothèques abondamment garnies, et de manuscrits des plus précieux… D’autre part, ce roi disposerait de guerriers innombrables, hommes à pied, cavaliers et aussi combattants montés sur des coursiers bossus comme il y en a en Afrique ou encore sur d’énormes éléphants. Ses coffres contiendraient abondance de pierres précieuses, de bijoux, de pièces d’or dont il emplirait les manches de ses favoris…
Charlemagne sembla s’interroger.
— Qu’en est-il de tout cela, que vous en semble ? Ce roi gouverne-t-il un pays aussi riche et puissant que l’a prétendu Isaac ? Y trouve-t-on autant de merveilles ou ne s’agit-il que de fables ? Autre chose : son pouvoir est-il aussi solide qu’on nous l’a décrit et l’exerce-t-il sans partage ? Peut-il compter sur une fidélité sans faille de ses sujets ou, au contraire, des factions travaillent-elles à sa perte ?… Vous m’avez suffisamment entendu : que, sur ces différents sujets, les réponses que vous rapporterez de là-bas soient complètes, claires, précises ! En outre, vous aurez à juger si, au-delà des belles phrases, cet Haroun songe réellement à quelque entente entre nous. Comment en particulier son entourage et lui-même jugent-ils la situation qui prévaut aujourd’hui à Constantinople ? Vous ne vous tromperez guère en estimant que tout cela doit tenir votre curiosité en éveil. Vous n’oublierez à aucun moment que les réponses que vous m’apporterez contribueront à éclairer mon jugement et mes décisions !
— Nous l’aurons toujours présent à l’esprit, assura Childebrand.
— Je sais que votre dévouement est sans limites. Cependant vous m’êtes trop précieux pour que je vous envoie à l’aventure dans cette entreprise. Dois-je en souligner à nouveau les difficultés, les embûches, les dangers ? On peut aisément présumer qu’une mission comme celle que je viens de décider ne rencontrera pas partout des amis. Quant au voyage… Se rendre à Constantinople ne pose guère de problèmes : un bon bateau, un équipage expérimenté, une mer favorable, et voici le Bosphore ! Mais gagner ce royaume oriental et sa capitale si lointaine… Des rives de la mer jusqu’à Bagdad, ce sont des plaines, des montagnes glaciales et des déserts torrides qu’il faut traverser, à ce que m’a dit cet Isaac, autant de pays étranges, hostiles bien souvent… Que peut-on prévoir, quelles précautions prendre, comment réussir ?… Avant toute chose, j’ai demandé à mon chancelier de prendre langue avec ces émissaires du roi Haroun qui sont demeurés à Aix. Qu’eux-mêmes fassent part de mon propos aux services de leur prince, qu’ils exigent notamment pour vous, sur place, bon accueil et bonne escorte ! C’est seulement si je reçois les assurances qui me paraissent indispensables que je vous ordonnerai de vous mettre en route. Cela demandera sans doute quelques mois, le temps aussi pour mon ambassade de revenir de Constantinople, de rapporter des informations récentes sur la situation qui y prévaut, ce qui ne manquera pas d’intérêt pour votre propre mission. Si donc rien ne vient à la traverse, vous partirez pour l’Orient au début de l’automne. Telle est ma décision !
Childebrand et Erwin s’inclinèrent en signe d’obéissance.
— Vous mettrez à profit les mois qui viennent pour préparer cette ambassade. Cela dit, ferons-nous appel à ceux qui vous assistent habituellement ?
— Ils ont prouvé qu’ils savaient allier discipline et initiative, perspicacité et courage, souligna le comte.
— Qu’il en soit ainsi ! Vous leur adjoindrez naturellement quelques gardes et des serviteurs, dont un ou deux interprètes.
— Pour ce qui est du truchement, intervint Erwin, il se trouve que Timothée, notre Grec…
— N’est-ce pas celui que vous nommez le Goupil ? plaça le souverain avec un sourire.
— Si fait ! Donc notre Goupil entend, parle, lit et écrit l’arabe… comme un Sarrasin.
— Étonnant animal ! Et par quel miracle ?
— Avant qu’il soit obligé de fuir Constantinople…
— Au fait, pourquoi ?
— Il était du parti de ceux qui étaient opposés au culte des images…
— Louable, très louable !
— Il était même, seigneur, l’un des iconoclastes les plus en vue. Quand le concile convoqué par Irène à Nicée rétablit ce culte, avec baisement, prosternation…
— Quelle idolâtrie scandaleuse !
— … craignant d’être poursuivi, torturé et mis à mort pour hérésie, il choisit de s’exiler et s’est proposé pour te servir.
— Cela ne m’explique pas pourquoi ce Timothée maîtrise la langue des Sarrasins.
— En Bithynie*, en cette province orientale de l’Empire byzantin, sa famille, riche et influente, avait jugé utile de lui donner comme précepteur un Arabe de Damas, érudit et chrétien…
— Encore quelque hérétique !
— Il se peut, seigneur. En tout cas, bon pédagogue et qui lui apprit sa langue. C’est d’ailleurs grâce à cela qu’il put acquérir une position élevée auprès de l’éparque* de Constantinople, fonctionnaire chargé de l’ordre et de la sécurité publics. Il y avait pour tâche de recueillir et traduire en grec les déclarations et aveux de contrevenants, trafiquants, malfaiteurs de tout poil, voire espions, capturés par les services de cet éparque, quand ils ne s’exprimaient, ou affirmaient ne pouvoir s’exprimer, qu’en arabe.
— Hum ! grogna l’empereur. A un tel assistant et truchement pour cette mission en Orient pourrez-vous vraiment vous fier ?
— Sa loyauté est au-dessus de tout soupçon, assura Childebrand. Il nous en a fourni cent preuves. Quant à son aide, elle a toujours été fort avisée…
— Avec le passé qui est le sien, je n’en doute pas !
— Elle fut aussi sans défaillance !
Charlemagne réfléchit un court instant.
— Petit risque, grands avantages… Soit ! concéda-t-il. Quant au voyage lui-même ! ceux qui se sont déjà rendus en Orient, dont cet Isaac, fourniront toutes les indications utiles et…
Le souverain s’arrêta pour regarder Erwin qui semblait hésiter à prendre la parole.
— Aurais-tu, sur ce point aussi, quelque avis à exprimer ? dit-il.
— En fait, seigneur… commença le Saxon.
— Allons ! Voyons cela !
— Je pensais à cette communauté juive de Lyon qui avait été accusée des pires crimes, dont nous avons démontré l’innocence et qui nous a aidés à démasquer et réprimer la conspiration de la Salamandre. Je sais qu’elle appartient à une filière qui possède autour de la mer Intérieure de nombreux comptoirs et fait commerce avec tout l’Orient. Elle y expédie du bois, des esclaves…
— Mais aucun chrétien, j’espère ! tonna Charlemagne.
— Aucun ! Seulement des hommes du Nord capturés par tes armes et qui ont refusé le baptême, idolâtres obstinés… Elle en rapporte cent objets divers et des manuscrits rares, si précieux pour ton œuvre. Ces Juifs ne cessent de chanter tes louanges.
— Et un peu aussi les tiennes, sans doute ?
— Que suis-je auprès de toi ?
— Vous êtes, l’un et l’autre, mes missi bien-aimés. Mais continue !
— Je suis certain qu’ils mettront tout en œuvre pour nous assurer un voyage commode, rapide et sûr, à l’aller comme au retour, si tu décides que nous ayons recours à eux. Moi, je me fierai à ces Juifs sans la moindre réticence.
— Je t’entends ! Reçois donc de moi l’ordre de mettre sur pied avec eux le transport de la mission dont j’ai décidé l’envoi en Orient. Que rien ne soit arrêté, sur ce point comme sur les autres, sans que vous m’ayez fait un rapport précis quant aux dispositions envisagées ! Je trancherai et vous recevrez alors vos instructions avec les moyens nécessaires à cette ambassade… Et maintenant, terminez donc cette collation, que vous aviez à peine commencée, et que le vin réjouisse nos cœurs !
— Non sans avoir, seigneur, prié le Très-Haut pour qu’il soutienne de toute Sa puissance et protège ton œuvre et toi-même, déclara Erwin qui commença à réciter une prière propitiatoire.
Tous ceux qui faisaient partie de la mission devant partir pour l’Orient se réunirent à la mi-octobre au monastère de Luxeuil. Childebrand qui, en compagnie de Doremus, avait passé une partie de l’été à inspecter des garnisons en Basse-Saxe, dans des contrées récemment conquises, y rejoignit l’abbé saxon et Timothée ; ceux-ci s’étaient rendus à deux reprises à Lyon où, entre deux festivités organisées en leur honneur, ils avaient rencontré Ammorich, gaon*, et autres notables de la communauté juive, afin de préparer le transport jusqu’aux rivages de l’Asie de l’ambassade envoyée par l’empereur Charles « au roi Haroun ».
Hermant s’était chargé de recruter une dizaine de gardes, choisis pour leur vaillance et leur endurance, dont Sauvat, ancien geôlier d’Autun, et il put les présenter au comte Childebrand. Le frère Antoine, pour sa part, était arrivé à Luxeuil avec une quinzaine de serviteurs triés sur le volet ; il avait fait comparaître devant lui de nombreux esclaves du domaine royal avant d’en retenir ceux qu’il avait jugés aptes à servir ses maîtres avec abnégation… et aussi à confectionner, quelles que soient les circonstances, une nourriture digne d’intérêt. Il put leur promettre qu’ils seraient affranchis au retour de la mission en Francie, si leur service était jugé satisfaisant. Quant au diacre Dodon, il n’avait amené avec lui qu’une recrue, mais il en était assez fier : il avait trouvé comme adjoint un clerc d’une trentaine d’années, nommé Érard, qui achevait sa formation de notaire à la chancellerie impériale à Aix. Dans sa jeunesse il avait été fait prisonnier par les Sarrasins lors d’une incursion de ceux-ci en Aquitaine. Il avait servi deux ans le gouverneur de Saragosse et avait eu le temps d’apprendre l’arabe avant d’être racheté par sa famille. Dodon avait estimé qu’un interprète de plus ne manquerait pas d’utilité.
L’empereur rejoignit la mission deux jours seulement après qu’elle se fut assemblée. On ne l’attendait que plus tard. Si l’abbé Erwin se réjouissait de faire étape au monastère de Luxeuil fondé par un presque compatriote, l’Irlandais saint Colomban, et qui hébergeait nombre de moines originaires comme lui des îles Britanniques, Charlemagne, lui, avait hâté sa venue pour profiter des eaux de Luxeuil, souveraines contre les atteintes de l’âge. Et de fait, à peine arrivé, il commença, en compagnie de Childebrand, de Hermant et d’autres dignitaires à prendre des bains prolongés qui furent aussi l’occasion de joutes d’érudition.
Il réunit sans tarder ses deux missi préférés, Doremus, frère Antoine, Timothée, Hermant et le diacre Dodon pour leur annoncer qu’il avait reçu des assurances qui pouvaient être considérées comme à peu près satisfaisantes, assez en tout cas pour que l’ambassade devant se rendre à Bagdad tente l’aventure.
— Elle s’impose d’autant plus, précisa le souverain, que les émissaires que j’avais envoyés à Constantinople m’en ont rapporté des nouvelles inquiétantes. Plus question d’un certain projet matrimonial auquel, à vrai dire, je n’avais jamais cru vraiment ! Envolés les desseins grandioses, mais chimériques. Irène est aux abois. L’armée est entrée partout en rébellion ; les partisans de Nicéphore tiennent le palais et la rue. Autour de l’impératrice ne demeurent plus qu’une poignée de courtisans, quelques adorateurs d’icônes apeurés et des femmes en pleurs. Sa chute, m’a-t-on dit, est une question de jours. Nicéphore va régner. Ai-je besoin de souligner à nouveau quelles dispositions belliqueuses l’animent ? Ai-je besoin d’ajouter que votre ambassade auprès du roi Haroun acquiert une importance de premier plan du fait de ces graves péripéties ? Je vous regarde et vois des hommes de perspicacité et de courage. Je puis donc compter sur vous. Je compte sur vous !
Tous s’inclinèrent longuement. Charlemagne retint près de lui le comte Childebrand et l’abbé saxon. Il leur remit une cassette contenant un message « à l’intention du roi Haroun » et qui accréditait ses envoyés. Puis, en grand secret, il fit apporter, protégé par une toile de lin assez grossière et, celle-ci étant développée, présenté dans un lourd brocart, un sabre à l’étui damasquiné d’un merveilleux travail et dans la poignée duquel étaient sertis des émeraudes, des béryls bleus et trois diamants noirs. Les missi en restèrent muets d’admiration sous le regard de Charlemagne assez satisfait de l’effet produit.
— Quel chef-d’œuvre ! parvint enfin à articuler Erwin.
— J’attire votre attention sur ces trois diamants, dit le souverain. Selon Isaac toujours, le noir est la couleur de la dynastie qui règne actuellement à Bagdad. Ce sabre, n’est-ce pas, vaut bien tous les éléphants du monde !
— Et plus encore, en vérité ! renchérit Childebrand.
— Tout indique qu’il s’agit bien d’un sabre sarrasin, et sa richesse atteste qu’il a été forgé, travaillé et décoré pour un monarque ; car si sa poignée, que vous voyez, est admirablement ornée, sa lame que j’ai, moi seul, essayée est souple et tranchante comme la plus tranchante et souple des épées indiennes, et sa courbure est stupéfiante… Je suis d’autant plus porté à croire que cette arme a appartenu à un prince oriental…
Charlemagne regarda ses collaborateurs avec un léger sourire aux lèvres.
— … que je l’ai trouvée dans le trésor des Avars dont mon fils Pépin s’est emparé, avec l’aide de Dieu, voilà six années et dont j’ai consulté récemment l’inventaire. Les Avars n’ont-ils pas pillé l’univers, Orient compris ?
— Si fait ! ponctua Childebrand.
— Voici donc, en tout cas, souligna Charlemagne solennellement, le cadeau que je vous charge de remettre de ma part au roi Haroun, présent précieux, présent impérial… et présent mûrement réfléchi. Car, ou bien ce sabre de parade a appartenu à l’un de ses prédécesseurs, voire à l’un de ses parents, et il sera heureux de rentrer, grâce à moi, en sa possession ; ou bien, s’il n’en est rien, il verra dans l’ornement de ces trois diamants noirs une allusion à sa lignée, comme un signe des dispositions bienveillantes de l’empereur d’Occident que je suis. C’est dire, encore une fois, l’importance de ce cadeau. Qu’il soit pour vous comme la prunelle de vos yeux.
— Il le sera, il l’est déjà ! répondit le comte Childebrand.
Avant que la mission ne parte pour son long voyage, l’empereur présida un banquet qui réunit ses deux missi dominici et tous leurs assistants. Il rappela l’objet de l’ambassade, formula des mises en garde et prodigua ses encouragements. Familièrement, mais sans rien perdre de son ascendant, il s’entretint avec les uns et les autres, demandant au passage à Timothée de prononcer en arabe quelques phrases qu’il écouta d’un air plaisamment perplexe.
— Qu’as-tu dit ? demanda-t-il.
— Je chantais tes louanges, seigneur.
— Elles sonnent plutôt rudement en cette langue.
— En grec, elles seraient assurément plus suaves.
— Qui règne doit savoir être tantôt grec, tantôt arabe, énonça Charlemagne avec gravité.
Timothée salua respectueusement.
Le lendemain, la mission quitta Luxeuil pour Chalon qu’elle atteignit en trois jours. Sur la Saône, au port de cette cité, l’attendaient de grands pontos affrétés par la communauté juive de Lyon. Elle put embarquer immédiatement. Après plusieurs journées d’une navigation parfois agitée, notamment sur les eaux traîtresses du Rhône, elle gagna Arles, puis, par route terrestre à travers la Crau, comme un avant-goût de déserts lointains, Marseille, où elle fut hébergée par l’évêché. L’abbé Erwin et le comte Childebrand, qui avaient hâte d’être à pied d’œuvre, écourtèrent les cérémonies organisées en leur honneur. Ils eurent plusieurs entrevues avec le gaon de la communauté juive qui appartenait à la filière radhanite*. Sous la conduite d’Éléazar qui allait en prendre le commandement, ils inspectèrent l’Étoile des mers qui devait les transporter jusqu’aux rivages de la Syrie. C’était un bateau solide à une rangée de rameurs et à bonne voilure, qui ressemblait à un dromon byzantin et qui sacrifiait l’agrément à la sécurité et à la rapidité. L’entrepont où se tenait la chiourme* était assez vaste pour que l’équipement de la mission et, naturellement, le merveilleux cadeau y trouvent place à l’abri des coups de mer.
Éléazar et ses adjoints, juifs comme lui, avaient sous leurs ordres, outre les matelots, quelques gardes auxquels s’ajouteraient ceux que commandait Hermant. Le capitaine du navire souligna que ses rameurs n’étaient pas des prisonniers, esclaves enchaînés et maltraités, prêts à toutes les révoltes, et auxquels le hortator* imposait des cadences infernales et mortelles, mais des affranchis, convenablement rétribués et nourris, qui sauraient au besoin se joindre aux défenseurs de leur vaisseau. Erwin en accepta l’augure, tout en souhaitant à part lui qu’aucune péripétie ne vienne mettre à l’épreuve une aussi surprenante fidélité.
L’Étoile des mers quitta la cité phocéenne le 1er novembre, date à laquelle on commençait en Francie à célébrer la fête de tous les saints, à l’instar de ce qui se pratiquait à Rome depuis le pape Grégoire II. Avec un bon vent arrière, béni des rameurs au repos, le navire gagna rapidement la Corse dont il doubla le cap, puis Ostie et Naples où fut assuré un ravitaillement en vivres frais et en eau. C’est là qu’Éléazar recueillit, de la bouche de transitaires juifs, des informations que venaient d’apporter des marins byzantins et selon lesquelles Irène avait été chassée du pouvoir par un coup d’État appuyé par une rébellion militaire, au profit de Nicéphore immédiatement proclamé empereur. Il s’empressa de communiquer ces nouvelles aux ambassadeurs francs, en leur faisant part de ses soucis :
— Certes, dit-il, on s’y attendait. Cela n’en est pas moins très fâcheux. On peut tout craindre d’une reprise des hostilités entre Constantinople et Bagdad. Vous savez ce qu’il en est : la guerre permet tout et n’importe quoi ! Il est tellement plus facile, et plus tentant, pour les Byzantins comme pour les Sarrasins, de s’en prendre à des commerçants comme nous et aux cargaisons de leurs navires que d’en découdre entre eux.
— Compterais-tu renoncer à nous transporter jusque là-bas ? s’enquit Childebrand, inquiet.
Le commandant juif sourit.
— Et de quoi vivrais-je si j’arrêtais la marche de mes vaisseaux à la moindre alerte ? répondit-il. Et que resterait-il de ma réputation… fondement même de notre position, si nous n’honorions pas nos contrats ? Enfin, croyez-vous que j’ignore l’importance de votre ambassade au service d’un prince qui a comblé tant de peuples, y compris le nôtre, de ses bienfaits ? Non, seigneurs, nous n’interromprons pas ici notre course. Nous poursuivrons. Il faudra simplement que nous soyons beaucoup plus vigilants !
Le voyage se poursuivit donc. Après avoir franchi le détroit de Messine, l’équipage dut affronter une mer agitée qu’un vent soufflant par rafales rendait particulièrement dangereuse. Hermant, le frère Antoine, Dodon et la plupart des gardes et serviteurs francs furent la proie d’un mal de mer qui n’épargna pas Childebrand. Cependant, Erwin, en bon Britannique, Timothée le Grec et Doremus, par grâce spéciale, continuèrent de vaquer à leurs occupations… et de faire honneur aux repas sous le regard haineux de ceux qui n’avaient même plus quelque chose à rendre aux flots.
Le gros temps ne prit fin que pour céder la place à un calme plat qui obligea à recourir aux rames. C’est alors, au large de la Sicile, qu’apparut un vaisseau suspect. Chacun, sur l’Étoile des mers, gagna son poste de combat. Le hortator ordonna à la chiourme une allure très lente de manière que les rameurs gardent leur force intacte pour un éventuel affrontement. Cependant Éléazar ne paraissait guère s’émouvoir.
— Mais ce sont mes pirates ! s’écria-t-il tout à coup avec un soulagement qui étonna les missi.
Loin de lancer l’assaut, ces singuliers corsaires avaient immobilisé leur navire, d’où se détacha bientôt un canot à bord duquel avaient pris place une dizaine d’hommes, qui se dirigea vers l’Étoile des mers et l’accosta. Deux des occupants vinrent à la rencontre d’Éléazar, avec lequel ils eurent une longue discussion. Puis ils repartirent vers leur bateau qui s’éloigna paisiblement.
— Pour des forbans, ils sont plutôt raisonnables, expliqua le commandant à Childebrand et à Erwin. Ils ont en effet la sagesse de se contenter d’une manière de tonlieu*, d’un droit de passage donc, et d’éviter tout abordage, forcément meurtrier. En échange, ils se font fort d’assurer la sécurité de ceux qu’ils ont rançonnés et cela sur une certaine distance, en l’occurrence jusqu’à Zante. D’autres pirates, qui sont d’habitude tout aussi raisonnables, prendront sans doute le relais entre le Péloponnèse et Rhodes. Les uns et les autres s’assurent ainsi des revenus réguliers et ils ont le souci de ne pas tuer la poule aux œufs d’or. J’en suis venu à souhaiter qu’ils soient bien à leur poste car ils nous protègent contre ceux qui s’improvisent écumeurs des mers, souvent de jeunes présomptueux aux dents longues et à l’esprit borné, prêts à toutes les imbécillités, y compris les plus sanglantes.
— Tes pirates iraient-ils jusqu’à nous secourir dans le cas où quelque patrouilleur byzantin ou sarrasin improviserait un pillage à notre détriment ? demanda Childebrand.
— Cela, c’est plus douteux, reconnut Éléazar avec une moue significative.
A Zante, Éléazar et Timothée, qui étaient descendus à terre, eurent confirmation des nouvelles recueillies à Naples : Nicéphore, dès son accession au pouvoir, avait envoyé des émissaires dans toutes les provinces pour en avertir les gouverneurs et communiquer à ceux-ci des instructions qui laissaient prévoir une reprise très prochaine des hostilités avec le califat de Bagdad. L’escale fut écourtée ; tout commandait qu’on se hâtât.
Par une succession de grains et de bonaces, le voyage reprit à un rythme soutenu qui exigea de la chiourme des efforts prolongés. Au cap Ténare, à la pointe du Péloponnèse, un autre vaisseau de « pirates raisonnables » était au rendez-vous. Il sortit d’une crique et vint au-devant de l’Étoile des mers. Puis, le « péage » ayant été prélevé, il accompagna le bateau transportant l’ambassade franque jusqu’à Cythère, afin de le protéger contre des « irréguliers » qui, selon eux, rôdaient dans les parages. A partir de là, Éléazar redoubla de précautions. A Rhodes, qui vivait sous la menace permanente d’incursions sarrasines, les autorités refusèrent que l’Étoile des mers vienne à quai. Elle resta donc au large, et le ravitaillement fut apporté par des barques qui, au retour, transportaient des marchandises commandées par des transitaires juifs ou byzantins.
De Rhodes à la côte syrienne, le navire ne s’éloigna guère du rivage, poussé par un vent favorable, mais la chiourme demeura toujours en alerte. Après qu’il eut doublé le cap Aghios Andreas de Chypre et qu’il fut arrivé dans des eaux où patrouillait la flotte sarrasine, il fut abordé par un vaisseau amenant des inspecteurs qui procédèrent à un contrôle minutieux de la cargaison. Ayant vérifié d’où venait l’Étoile des mers et quelle était la mission de ceux qu’elle transportait, ils se montrèrent moins soupçonneux, plus accueillants et finirent même par se déclarer prêts à faciliter les formalités portuaires.
Le lendemain matin, Tripoli était en vue. Sans doute averties par ceux qui avaient inspecté, la veille, le bateau commandé par Éléazar, les autorités permirent à ce dernier de le conduire à quai immédiatement. Le gouverneur de la province, qui avait à ses côtés le préfet de police, accueillit les ambassadeurs francs avec des paroles qui devaient être louangeuses mais que rendait incompréhensibles leur traduction, en un sabir qui voulait être du latin, par un soi-disant interprète bredouillant. Timothée, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec l’un des adjoints du gouverneur, put enfin en restituer la courtoisie fleurie. Puis le préfet de police lui-même vint confier au Grec que des précautions avaient été prises pour éviter tout incident lors de la traversée de la ville.
— Les nouvelles parvenues de Constantinople, expliqua-t-il, ont échauffé les esprits. Pour le peuple, tout étranger venu du nord ou de l’ouest est forcément suspect. Évidemment des crieurs ont parcouru la ville pour faire savoir partout que vous n’aviez rien à voir avec les Byzantins et que vous étiez des amis. Mais n’existe-t-il pas partout des pêcheurs en eau trouble pour attiser les haines et des imbéciles pour les croire ?
— Si fait, si fait, approuva Timothée qui avertit immédiatement Erwin et Childebrand des fâcheuses conséquences entraînées par l’arrivée au pouvoir de Nicéphore.
Cependant le débarquement de la mission avait déjà commencé. Des chevaux syriens, pur-sang fougueux, furent mis à la disposition des ambassadeurs et de leurs assistants, qui s’habituèrent facilement à la selle et aux étriers arabes. De robustes montures iraniennes furent attribuées aux gardes. Frère Antoine s’en réserva une. Des mulets égyptiens de grande taille et des ânes pour les serviteurs complétèrent le train des bêtes de somme. Aucun fourgon, aucun chariot. Le déchargement de l’Étoile des mers, assuré par une nuée de portefaix, ne demanda que deux heures sous les regards de badauds qui en commentaient bruyamment les différentes phases et que la garde tenait à distance. La cargaison appartenant à Éléazar fut placée dans un entrepôt, les bagages de la mission sur les bâts des mulets et des ânes, sous la surveillance de Doremus et du frère Antoine, assistés par Érard, qui ne quittèrent pas des yeux l’impérial cadeau.
Ces opérations terminées, le cortège s’ébranla et quitta la zone portuaire pour se diriger vers le centre de la ville, sous la conduite du gouverneur. Deux importantes flancs-gardes assuraient la sécurité des hôtes du calife, tandis que, tout le long du parcours, des miliciens, en grand nombre, surveillaient les réactions de la foule. Aux acclamations qui accueillaient les dignitaires sarrasins chevauchant en tête succéda bientôt un silence qui exprimait une curiosité avide et un profond étonnement, mais aussi une sourde hostilité comme en témoignaient quelques cris peu amènes, voire quelques injures, lancés çà et là contre les « chiens infidèles ».
Et ce fut la ville ! Tous ceux qui faisaient partie de la mission, depuis les ambassadeurs eux-mêmes jusqu’aux plus humbles des serviteurs, regardaient, surpris, cette multitude grondeuse agglutinée sur leur passage et faite d’hommes vêtus de cent façons diverses, venant des quatre coins de l’univers à en juger par leurs aspects, par leurs visages. Le cortège arriva à proximité du souk avec ses nombreuses rues couvertes qui constituaient un marché permanent offrant les marchandises les plus variées, tandis que parvenaient par bouffées des odeurs d’épices, de parfums… ou de viande grillée à ceux qui fendaient la foule, dangereusement silencieuse. Erwin se pencha vers Childebrand puis, ayant pris son avis, vers Timothée. Les missi, leurs assistants, leurs gardes et leurs aides s’arrêtèrent. Le Grec, alors, d’une voix forte, lança en arabe :
— Nous sommes venus de loin, de très loin, non du nord, non des rives du Bosphore, non de Constantinople, mais de l’ouest, au-delà des mers, pour rencontrer le puissant calife Haroun al-Rachid, votre prince. Nous sommes ici avec son accord. Nous sommes venus en amis chez des amis. Nous sommes vos hôtes, respectueux de votre foi. Que tous, ici, le comprennent !
Après un instant de stupeur – entendre un de ces étrangers si bizarrement vêtus lancer un tel message en un arabe irréprochable avec un léger accent damascène ! –, ce fut une vive acclamation, des cris, des rires, des visages radieux, des mains tendues. Le gouverneur et le préfet de police, soulagés, étaient stupéfaits. La mission put reprendre sa progression sans rien craindre désormais d’une population devenue tout à coup bienveillante, car le bruit s’était rapidement répandu que ces hôtes du sublime calife – qu’Allah lui accorde mille années de vie ! – n’avaient rien à voir avec les Byzantins exécrés, mais apportaient à Haroun al-Rachid l’hommage des plus lointaines contrées !
Le palais du gouverneur se trouvait un peu à l’écart de l’agglomération. La mission y fut hébergée en attendant son départ pour Bagdad fixé au lendemain. En fin de matinée, Childebrand et Erwin reçurent la visite d’Éléazar qui était venu prendre congé. Il confirma que Nicéphore, appuyé par l’armée, tenait fermement à Constantinople les rênes du pouvoir et s’apprêtait à reprendre les hostilités contre les Sarrasins.
— Toutefois, précisa-t-il, il s’est contenté de faire enfermer Irène dans une prison dorée, sans lui faire crever les yeux ni couper le nez. Sans doute a-t-il voulu, par cette mansuétude, se concilier les bonnes grâces des adorateurs d’icônes. Cela dit, si la guerre se rallume, que de difficultés, que de périls en perspective ! Votre mission, sans doute, ne s’en trouvera pas facilitée.
— Nous le craignons, dit Erwin, et, d’ailleurs, les ennuis ont quelque peu commencé. Dis-moi, Éléazar, comptes-tu quitter Tripoli rapidement ?
— Le plus tôt possible. Je ne souhaite pas m’attarder dans ces parages.
— Et où dois-tu te rendre ?
— A Narbonne, que j’atteindrai dans quelques semaines si le veut l’Éternel.
Le comte Childebrand tendit au commandant juif un coffret.
— Il contient, dit-il, un satisfecit portant nos sceaux et attestant que tu nous as conduits avec zèle et compétence à bon port. Il demande aussi à tous ceux qui tiennent leur autorité de l’empereur Charles – béni soit-il ! – d’accorder à toi-même ou à ceux que tu auras mandatés le meilleur accueil.
— Voici pourquoi, enchaîna Erwin. Il est indispensable que l’empereur soit mis au courant des conditions dans lesquelles nous entreprenons notre mission en terre sarrasine, à la suite, notamment, des événements qui sont survenus à Constantinople. Tout ce qui pourra lui être communiqué à ce sujet présente de l’importance. Qui sait si Nicéphore, dans les dispositions belliqueuses qu’on lui connaît, n’a pas déjà mis en route des troupes pour lancer en Vénétie une attaque contre nous… Nous aurions pu te confier un message écrit. Étant donné la suspicion qui, malgré tout, nous entoure, mieux vaut, pour toi comme pour nous autres, nous en tenir à une communication verbale que tu pourras faire, dès ton arrivée à Narbonne, au comte ou à l’évêque de cette ville, à charge pour eux de la transmettre à Charlemagne.
— Vous pouvez compter sur moi. Si je touche au port…
— Dieu le veuille !
— … j’accomplirai ce que vous m’avez demandé.
— Pour cela aussi, nous te remercions. Reste notre retour. Nous ne pouvons prévoir comment se déroulera notre mission, donc pas davantage combien de temps elle va durer. Une seule chose paraît acquise : avec l’aide du Tout-Puissant, si tout se passe sans péripétie dramatique, nous repartirons d’ici, de Tripoli.
Le commandant juif remit alors aux missi deux documents dans un étui.
— Voici, dit-il, une lettre de change qui sera honorée par tous les nôtres. Par ces temps d’incertitude, il ne s’agit pas là d’une précaution inutile, je crois. Et voici une missive destinée au Rech Galutha*, ce dignitaire juif qui siège à Bagdad auprès du calife, recours suprême de nos communautés. C’est avec lui que, le moment venu, vous pourrez convenir des dispositions concernant votre voyage de retour. Ses services sauront quel navire pourra l’assurer et à quel moment. Il y a peu de chances que ce soit le mien, étant donné les délais prévisibles.
— Nous le regretterons, affirma Childebrand. Tu es un commandant adroit et un homme avisé, comme le prouvent, une fois encore, ces lettres de recommandation.
Éléazar s’inclina profondément et déclara :
— Ta bienveillance réjouit mon cœur.
Puis il ajouta :
— Les documents que je vous ai remis sont rédigés en arabe. Timothée pourra vous en faire traduction. Ils n’ont rien de confidentiel. Ils mentionnent expressément vos noms, seigneurs. Pour tout autre que vous, ils sont donc sans utilité. Personne, en particulier, ne pourra en tirer le moindre dinar (3) sinon vous-mêmes.
Pour marquer leur estime, les deux ambassadeurs demandèrent au commandant de se joindre à eux pour porter une santé en l’honneur de l’empereur Charles le Juste, le Toujours Victorieux.
Un banquet, présidé par le gouverneur, réunit, le soir, les missionnaires francs, leurs assistants, les dignitaires et les notables de la ville. Au son d’une musique savante furent d’abord servies des préparations destinées à ouvrir l’appétit ; puis vinrent des poissons farcis d’herbes, en sauce, accompagnés par une purée de céréales en grains très blanches, des galettes garnies de blancs de volaille, des pâtés, des moutons rôtis entiers à la broche, enfin des fraises, des cerises et d’autres fruits confits dans une sorte de miel appelé soukkar, spécialité succulente qui était la gloire de Damas. Pendant tout le repas des acrobates et des jongleurs s’efforcèrent de distraire les hôtes du gouverneur, un chanteur vint célébrer la gloire de ces derniers, et des danseuses exécutèrent devant les convives des évolutions lascives. Bien qu’il eût été d’abord quelque peu déconcerté, le frère Antoine fit largement honneur à l’art des maîtres queux orientaux, à l’ébahissement du préfet de police qui était assis près de lui. Timothée, que cette cuisine ne surprenait pas, n’eut guère le loisir d’y goûter, tout occupé qu’il fut à traduire les propos qu’échangeaient ses maîtres avec le gouverneur et les notables, dont l’émir de la garnison. Il fut longuement question des événements qui secouaient l’Empire byzantin, occasion pour les Sarrasins d’exprimer leur colère et leur mépris, tandis qu’Erwin et Childebrand s’en tenaient à d’habiles généralités.
Frère Antoine donc dévorait, non sans échanger moult propos avec ses voisins par le truchement d’Érard. Timothée traduisait et grignotait en suivant du regard les ondoiements provocants des almées. Doremus, lui, se taisait, mangeant à peine, captivé par l’observation de ce monde nouveau, par son décor, ses couleurs, par ses acteurs, par leurs costumes, par leurs attitudes et leurs mines, se demandant quels secrets, ici comme partout, les amabilités, les sourires et les rires dissimulaient, quels étaient les enjeux, peut-être terribles, de la partie qui se jouait.
Avant que les ambassadeurs et leurs assistants ne se retirent pour le repos de la nuit, le gouverneur leur présenta un certain Tahir, homme jeune bien découplé, à la physionomie avenante, et qui allait commander l’escadron chargé d’escorter la mission. Il précisa avec fierté qu’il s’agissait d’hommes d’armes appartenant à la garde personnelle de « l’excellentissime Al Fadl », fils de « l’illustrissime et très puissant vizir* Yahah, qu’Allah le protège ». Hermant convint avec Tahir des dispositions à prendre le lendemain pour le convoi. Childebrand et Erwin reçurent confirmation qu’ils étaient autorisés à conserver leurs armes, en l’occurrence leur glaive court, et qu’il en était de même pour leurs adjoints.
Dès l’aube, les serviteurs s’affairèrent. Les colis furent chargés sur les bêtes de somme ; les gardes francs, Sauvat en particulier, reçurent la consigne de veiller particulièrement sur un certain bagage. Tahir et ses cavaliers casqués, portant sabre, carquois et flèches, ne tardèrent pas à se présenter. Ils étaient suivis des domestiques qui veillaient sur leur fourniment. Chacun, alors, gagna sa place, en tête le comte Childebrand, l’abbé Erwin, le commandant sarrasin et Hermant, suivis par quatre piquiers, puis les assistants de la mission avec une flanc-garde ; ils précédaient la troupe des serviteurs et le train des mulets et ânes, à hauteur desquels chevauchaient les gardes francs ; le reste de l’escorte assurait l’arrière-garde. Childebrand et Tahir se consultèrent du regard et, sur un signe de celui-ci, le convoi quitta la cour de la résidence puis, comme la veille entre deux haies de curieux exubérants, gagna la route côtière qui menait vers le nord.
Ils entrèrent dans un pays de cultures maraîchères et de vergers où s’activaient partout des cultivateurs qui relevaient la tête avec respect pour saluer le cortège. Certains s’avançaient pour offrir des fruits, figues à moitié séchées à la peau fendillée et miellée, dattes, melons, pastèques désaltérantes. Partout courait de l’eau dans un réseau complexe de canaux de toutes dimensions dont les débits, selon Tahir, étaient réglementés par des prescriptions rigoureuses. Le convoi de la mission croisa en chemin plusieurs détachements d’hommes à pied qui gagnaient des fortins formant, un peu en arrière de la côte, une ligne continue de défense. Il fut dépassé par une troupe nombreuse de cavaliers aux yeux bridés, montés sur de petits chevaux – des Turcs, dit Tahir – qui allaient sans doute renforcer le dispositif établi le long de la frontière avec l’Empire byzantin.
A mi-parcours, les Francs purent observer, pour la première fois, la manière dont priaient les musulmans, qui, tournés vers le sud-est, se prosternaient avec ensemble. Leur guide leur expliqua que la prière rituelle constituait l’un des « Cinq Piliers de l’Islam* », qu’elle devait jalonner la journée par cinq fois, le « vrai croyant » regardant vers la ville sainte de La Mecque. Cependant, par dispense accordée aux voyageurs, elle n’interviendrait que trois ou quatre fois par étape, en tout cas avant le coucher du soleil, à son zénith, et après le crépuscule.
Le soir, la mission parvint à un relais situé à sept lieues de Tripoli et construit sur un éperon qui dominait la mer. Les jours suivants, elle quitta définitivement la côte et se dirigea vers l’est par une route qui, d’abord, continuait à traverser une mosaïque de jardins et de cultures vivrières et qui, s’élevant peu à peu, aborda une région de collines couvertes d’oliviers plantés en terrasse avec, de place en place, des bouquets de peupliers, tandis qu’au loin se découpaient sur le ciel les crêtes enneigées de sommets élevés.
Après avoir franchi la trouée de Homs par un temps aigre sous de fortes rafales de pluie, les voyageurs longèrent sur près d’un quart de lieue un barrage qui retenait les eaux de l’Oronte de manière à former un lac, vaste réserve pour irriguer les cultures et approvisionner en eau la ville, l’ancienne Émèse (4), qu’ils atteignirent bientôt.
Ils s’accordèrent en cette cité marchande, où affluaient les produits des plaines et des vallées, ainsi que ceux des oasis, un repos de vingt-quatre heures avant de prendre la route des caravanes vers l’Euphrate. Les colis et bagages furent chargés en grand nombre sur des dromadaires, des femelles, et sur quelques chamelles dont Tahir vanta l’endurance, la docilité et la sobriété, alors que les Francs qu’il escortait avaient regardé ces animaux avec une méfiance teintée de dégoût la première fois qu’ils les avaient vus au marché de Tripoli.
Ils s’engagèrent le lendemain sur un plateau au relief tourmenté et furent surpris moins par la chaleur de la mi-journée que par les températures glaciales de la nuit. Partout ils aperçurent des champs qui avaient été moissonnés. Par quel miracle du blé, ou de l’orge, avait-il pu pousser là ? La réponse était sous leurs yeux : comme dans la plaine, l’homme, depuis des temps immémoriaux sans doute, avait multiplié les procédés pour disposer du liquide qui apporte la vie : des canalisations allaient capter des sources jusqu’au cœur des montagnes, d’étranges machines actionnées par une bête de trait tournant en rond le prélevaient grâce à une chaîne de godets dans les entrailles de la terre, des aqueducs le déversaient dans des citernes qui recevaient aussi le ruissellement des pluies, et qui étaient parfois des palais souterrains, réserves dans lesquelles puisaient les domaines, les villes et les citadelles, pour l’usage des hommes et des animaux, ainsi que pour la végétation. Partout il avait fait naître des îles de verdure et de prospérité dans l’océan du désert.
Saluée au passage par des bédouins, gardiens de troupeaux… que Tahir regardait avec méfiance, la caravane, de point d’eau en point d’eau, d’oasis en oasis, parvint jusqu’à celle de Palmyre, située au pied d’une montagne, de vastes dimensions et irriguée par la source d’Efga. La mission fut hébergée, à l’écart de l’agglomération, dans un de ces châteaux comme les voyageurs en avaient aperçu, et de nombreuses fois, sur leur parcours. C’était une vaste demeure ornée de mosaïques et entourée de jardins rafraîchissants avec, luxe suprême, des bassins et jeux d’eau. A proximité s’étendaient cultures maraîchères et vergers. Un peu plus loin la palmeraie. Un mur, édifié à quatre cents pieds environ de la résidence principale, devait la protéger du côté des monts. Après des étapes pénibles, chacun convint qu’un répit de trente-six heures ne serait pas de trop pour permettre aux hommes, ainsi qu’aux animaux de selle et de bât, de se reposer. Dès que les bagages et colis eurent été déchargés, et, pour les plus précieux, placés sous bonne garde, que les bêtes eurent été abreuvées, que les musulmans et les chrétiens, chacun de leur côté et à leur façon, eurent fait leurs dévotions, un dîner réunit sur des tapis déroulés, près de pièces d’eau, dans la fraîcheur de la nuit commençante, les missionnaires francs, leurs adjoints, Tahir et les siens. A côté de boissons au citron et à l’orange, le commandant de l’escorte fit servir à ses hôtes – attention appréciée – un vin d’Égypte auquel le frère Antoine fit honneur.
Le lendemain, les deux missi, accompagnés de leurs assistants, ne manquèrent pas de visiter le site de l’ancienne Palmyre, si souvent évoquée par les historiens, remarquable cité tour à tour grecque puis romaine, patrie de la reine Zénobie, et qui entra, après des siècles d’éclat, en une brutale décadence. Mis à part le temple de Bêl, consacré à des idoles et qui se dressait encore avec une sombre majesté, ainsi que l’arc de triomphe encore debout et un temple funéraire, le reste n’était qu’un champ de ruines, impressionnantes cependant ; le tracé d’une grande colonnade, longue d’un quart de lieue, permettait de mesurer quelle avait été jadis l’ampleur de la ville. A voir ce qui restait de cette splendeur passée, et, malgré la richesse de l’oasis, combien modestes étaient les dimensions de l’actuelle bourgade ! Erwin se demanda ce qui avait pu, en d’autres temps, créer, au centre d’un désert, une ville prospère et un État puissant dont ne subsistait plus qu’un pâle reflet. Il en discuta un instant avec Childebrand et ceux qui les accompagnaient dont Timothée qui fit remarquer, çà et là, les traces d’une occupation byzantine, des blocs inscrivant sur le sol le tracé caractéristique des églises de son pays. Devant ces témoignages éclatants de la fragilité des entreprises humaines, fussent-elles au service de Dieu, Erwin s’agenouilla et, imité par ses amis, adressa une longue prière à Celui « à qui, seul, appartiennent la puissance et la gloire pour les siècles des siècles ».
Comme la veille, la collation du soir réunit les ambassadeurs francs et leurs assistants, Tahir et ses commandants adjoints, tandis que Doremus effectuait de temps à autre des rondes de surveillance. Erwin avait observé que le chef de leur escorte était inquiet. A plusieurs reprises il avait demandé que l’on se taise et, faisant quelques pas dans les jardins, avait tendu l’oreille. Étant revenu s’asseoir, il mangeait à peine et tournait la tête, à droite, à gauche, comme à l’écoute de quelques bruits inquiétants. Tout à coup, il se leva, criant :
— Les bédouins !
Le martèlement, d’abord assourdi, d’une charge allait s’amplifiant rapidement. Déjà les Francs et les gardes sarrasins, debout, avaient saisi leurs armes et s’étaient précipités vers les resserres, objectif évident des assaillants, pour en soulager les défenseurs. Ils se heurtèrent à un rideau de nomades qui ferraillaient furieusement et qui tentaient de les retarder, de manière à laisser au gros de leur troupe le temps de venir à bout de ceux qui veillaient sur les bagages. Quand les Francs et les hommes de Tahir eurent enfin culbuté les bédouins qui s’étaient sacrifiés pour permettre à leur bande de s’emparer d’un riche butin, déjà tous les pillards valides étaient remontés sur leurs méharis, encadrant les dromadaires chargés des trésors volés, et s’étaient enfuis, dans la nuit, vers les monts ou vers le désert – ils en connaissaient chaque piste – jusqu’à leur lointain repaire.
Childebrand et Erwin, anxieux, se dirigèrent vers les remises où avaient été entreposés les bagages. Doremus, glaive en main, suivi d’un serviteur portant une torche, s’était porté au-devant d’eux. Son bras gauche était couvert de sang.
— Moi, ce n’est rien, dit-il aux missi qui s’inquiétaient. Mais là !…
Sur le sol, devant la porte des resserres comme à l’intérieur de celles-ci, gisaient de nombreux corps. L’affrontement avait dû être sauvage. Un garde franc et deux Sarrasins avaient été tués, trois autres étaient gravement blessés, un autre plus légèrement atteint. Cinq des assaillants avaient péri. Deux d’entre eux, à terre, baignant dans leur sang, gémissaient et balbutiaient des prières.
Erwin et Childebrand jetèrent un regard autour d’eux.
— Oui, hélas, le pire est advenu, murmura Doremus. Pourtant, tous ceux qui veillaient ici ont fait leur devoir et…
Il s’interrompit : pour la première fois il vit Childebrand se voûter, comme écrasé par le poids d’un malheur insupportable ; le Saxon, lui, figé, montrait un visage d’une pâleur mortelle. Les pillards, outre le coffre qui contenait les dinars constituant le viatique de la mission, avaient emporté la cassette qui renfermait la missive accréditant les ambassadeurs francs et, avec tout ce qui leur avait paru précieux, l’irremplaçable cadeau de Charlemagne destiné au calife Haroun al-Rachid.
Le chef de la garnison de Palmyre, qui était accouru très rapidement avec une dizaine de méharistes, se présenta cérémonieusement à Tahir, en exprimant respect, affliction, compassion, indignation… Ce dernier coupa court : il y avait mieux à faire, pour l’heure, que de se lamenter. Avec le renfort qui lui avait été amené et ses propres gardes, il constitua trois pelotons auxquels fut confié le soin de pousser des reconnaissances immédiates.
— Malgré la nuit ? s’étonna son interlocuteur.
— Oui, malgré la nuit ! confirma Tahir. Il ne s’agit évidemment pas de rejoindre les pillards. Ils doivent déjà être loin. Mais peut-être trouvera-t-on quelques traces de leur passage, quelques indications sur la direction qu’ils ont prise, et autres indices que les heures pourraient effacer. Ce soir, les recherches ne pourront être menées très avant. Nous conviendrons demain, dès l’aube, ici même, de la façon dont nous les reprendrons.
Le commandant sarrasin se tourna alors vers Childebrand et Erwin.
— Allah est grand ! déclara-t-il. Si le veut celui qui peut tout, alors ceux qui ont porté une atteinte sacrilège à la majesté du Prince des croyants, à l’autorité du vizir, subiront ici-bas une punition terrible en attendant celle qui leur est réservée dans la géhenne. J’en suis certain : nous mettrons la main sur ceux qui ont perturbé l’ordre, défié le pouvoir, et qui ont commis le crime inexpiable de s’attaquer aux hôtes de notre bien-aimé calife.
— Je veux le croire, je l’espère, répondit le Saxon, et je peux constater que tu ne négliges rien à cette fin. J’ai vu aussi avec quelle diligence, et quelle science, ton médecin et ses aides ont secouru les blessés. Nous t’en savons gré…
Tahir remercia à la manière sarrasine.
— Quant au pillage…
Erwin soupira.
— … le pire est advenu… Je souhaite que les braves qui viennent de partir, malgré la nuit, en reconnaissance ne prennent pas des risques inutiles… Et maintenant, avec les miens, je vais prier le Tout-Puissant pour le repos de l’âme de tous ceux qui sont morts, pour la guérison des blessés… Mais aussi pour le châtiment des coupables…
Après une courte réflexion, le Saxon murmura ces paroles que Timothée ne traduisit pas :
— Voici la nuit, au-dessus de nos têtes et dans nos cœurs… O, Seigneur, quels péchés avons-nous donc commis ?… Comme si je ne le savais pas ! Suffisance, négligence, incurie ! O, Tout-Puissant, pardonne-nous, éclaire-nous, guide-nous, soutiens-nous ! Sois avec nous ! Aide-nous à sortir du pas où nous voici, afin que nous puissions, quand même, mener à bien la mission que nous a confiée celui qui sert Ta gloire, l’empereur très chrétien, Charles le Victorieux ! Amen !