Chapitre 8 ADRIEN MEIS

Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme. Je n’avais que peu ou point à me louer de cet infortuné qu’ils avaient voulu à toute force faire finir misérablement dans le bief d’un moulin. Après toutes les sottises qu’il avait commises, il ne méritait peut-être pas un sort meilleur. À présent, j’aurais aimé que, non seulement extérieurement, mais au plus intime de l’être, il ne restât plus en moi aucune trace de lui.

J’étais seul désormais, et je n’aurais pu être plus seul sur la terre, délivré dans le présent de tout lien, absolument maître de moi, soulagé du fardeau de mon passé et avec devant moi un avenir que je pourrais façonner à ma guise.

Le sentiment que mes vicissitudes passées m’avaient donné de la vie ne devait plus avoir pour moi désormais de raison d’être. Je devais me faire une nouvelle conception de l’existence, sans le moins du monde m’embarrasser de la désastreuse expérience de feu Mathias Pascal.

« Avant tout, me disais-je, j’aurai soin de ma liberté ; je la mènerai promener par des routes planes et toujours nouvelles, et jamais je ne lui ferai porter aucun vêtement alourdissant. Je fermerai les yeux et je passerai vite dès que le spectacle de la vie se présentera quelque part sous une forme désagréable. Je ferai en sorte de fréquenter de préférence les choses qu’on a coutume d’appeler inanimées, et j’irai à la recherche des belles vues, de sites pittoresques et d’endroits tranquilles. Je me donnerai peu à peu une nouvelle éducation ; je me transformerai avec un zèle patient et affectueux, de façon à pouvoir dire, à la fin, que je n’ai pas seulement vécu deux vies, mais que j’ai été deux hommes. »

Déjà, à Alenga, avant de partir, j’étais entré chez un barbier pour me faire raccourcir la barbe ; j’aurais voulu me la faire enlever tout à fait, en même temps que les moustaches, mais la crainte de faire naître quelque soupçon dans ce petit pays m’avait retenu.

Le barbier était encore tailleur ; un vieux, les reins comme ankylosés par la longue habitude de se tenir courbé, et il portait ses lunettes sur le bout de son nez. Il devait être tailleur plus que barbier. Il tomba comme un fléau de Dieu sur cette barbasse qui ne m’appartenait plus, armé de certaines cisailles de maître tondeur de laine, qui avaient besoin d’être soutenues à la pointe avec l’autre main. Je ne me risquai même pas à souffler : je fermai les yeux, et je ne les rouvris que quand je me sentis secouer tout doucement.

Le brave homme, tout en sueur, me tendait un petit miroir pour que je pusse lui dire s’il avait bien opéré.

J’entrevis, d’après cette première exécution, quel monstre allait bientôt naître de la nécessaire altération du signalement de Mathias Pascal. Encore une raison de le haïr ! Le menton ridiculement petit, pointu et rentré, que Mathias avait caché pendant tant d’années sous cette large barbe, me parut une trahison. À présent, il me faudrait la porter découverte, cette petite chose absurde ! Et quel nez il m’avait laissé en héritage ! Et cet œil !

« Ah ! celui-là, pensai-je, toujours en extase d’un côté, restera toujours sien dans ma nouvelle face ! Je ne pourrai faire autre chose que de le cacher le mieux possible derrière une paire de lunettes à verres de couleur, qui vont joliment contribuer à me rendre l’aspect plus aimable. Je me laisserai pousser les cheveux, et avec ce beau front spacieux, avec mes lunettes et tout rasé, j’aurai l’air d’un philosophe allemand. »

Il n’y avait rien à y faire : je devais être philosophe par force, avec ce bel aspect. Eh bien ! patience : j’allais m’armer d’une philosophie discrète et souriante pour passer au milieu de cette pauvre humanité, qui aurait bien de la peine, malgré mes bonnes intentions, à ne pas me paraître un peu ridicule et mesquine.

Quant au nom, il me fut pour ainsi dire offert dans le train qui m’emmenait d’Alenga à Turin.

Je voyageais avec deux messieurs qui discutaient avec animation d’iconographie chrétienne, où ils faisaient tous deux preuve d’une grande érudition.

L’un, le plus jeune, à la face pâle, envahie par une barbe noire rude et touffue, semblait éprouver une grande satisfaction à soutenir son opinion.

L’autre, un petit vieux très maigre, tranquille dans sa pâleur ascétique, mais pourtant avec un pli aux angles de la bouche, qui traduisait une ironie subtile, soutenait qu’il n’y avait pas à se fier aux anciens témoignages.

Un moment, ils vinrent à parler de Véronique et de deux statues de la ville de Panéade.

– Mais oui ! éclata le jeune homme barbu, il n’y a plus de doute aujourd’hui ! Ces deux statues représentent l’empereur !

Le petit vieux continuait à soutenir pacifiquement l’opinion contraire. L’autre, inébranlable, en me regardant, s’obstinait à répéter :

– Hadrien !

– Beronikè en grec. Puis de Béronikè : Vérénique… ou bien Veronica vera icon, déformation très probable, car la Béronikè des Actes de Pilate…

– Hadrien ! Hadrien avec la ville agenouillée à ses pieds.

Il répéta ainsi Hadrien ! je ne sais plus combien de fois, les yeux tournés vers moi.

Quand ils descendirent tous deux à une station et me laissèrent seul dans le compartiment, je me penchai à la portière pour les suivre des yeux : ils discutaient encore en s’éloignant. À un certain moment pourtant, le petit vieux perdit patience et prit sa course.

– Qui le dit ? lui demanda très fort le jeune homme avec un air de défi.

L’autre se retourna pour lui crier :

– Joseph de Meis !

Il me sembla que lui aussi me criait ce nom, à moi qui en étais encore à répéter machinalement : « Hadrien… » Je rejetai tout de suite ce de et je gardai le Meis.

– Adrien Meis ! Oui… Adrien Meis ; cela sonne bien…

Il me sembla aussi que ce nom s’adaptait à ma face rasée, avec des lunettes et des cheveux longs.

– Adrien Meis. Parfaitement. Ils m’ont baptisé.

Tout souvenir de ma vie antérieure retranché net, l’esprit arrêté à la résolution de recommencer une nouvelle vie, j’étais envahi et soulevé comme par une allégresse enfantine ; je me sentais la conscience comme redevenue vierge et transparente, et l’esprit alerte et prêt à tirer profit de tout pour la construction de mon nouveau moi. Cependant dans mon âme régnait un tumulte de joie à cette liberté nouvelle. Je n’avais jamais vu ainsi les hommes et les choses ; l’air entre eux et moi avait été tout à coup balayé de ses nuages, et les nouvelles relations qui devaient s’établir entre nous se présentaient très faciles. J’allais avoir bien peu désormais à leur demander pour ma satisfaction intime.

Je souriais. J’avais envie de sourire ainsi de tout et à toute chose : aux arbres de la campagne, par exemple, qui couraient au-devant de nous avec d’étranges attitudes dans leur fuite illusoire ; aux villas éparses çà et là, où je me plaisais à imaginer des propriétaires aux joues gonflées d’injures contre le brouillard ennemi des oliviers, ou les bras levés et les poings fermés contre le ciel, qui ne voulait pas envoyer de l’eau ; et je souriais aux petits oiseaux, qui se débandaient épouvantés devant cette chose noire qui courait par la campagne avec fracas, à l’ondoiement des fils télégraphiques, par lesquels passaient certaines nouvelles aux journaux, comme celle de Miragno au sujet de mon suicide dans le moulin de l’Épinette ; aux pauvres femmes des cantonniers, qui présentaient le drapeau enroulé, avec le chapeau de leur mari sur la tête.

Seulement, à un certain moment, mon regard tomba sur l’alliance qui m’entourait encore l’annulaire de la main droite. J’en reçus une violente secousse ; je clignai les yeux et m’étreignis la main avec l’autre main, essayant de m’arracher ce petit cercle d’or, comme cela, à la dérobée pour ne plus le voir. Je pensai qu’il s’ouvrait et qu’à l’intérieur y étaient gravés deux noms : MathiasRomilda et la date du mariage. Que devais-je en faire ?

J’ouvris les yeux et restai un instant, les sourcils froncés, à le contempler dans la paume de ma main.

Tout, autour de moi, était redevenu sombre.

C’était, là encore, un reste de chaîne qui me liait au passé ! Petit anneau, léger par lui-même et pourtant si lourd ! Mais la chaîne était déjà brisée ; donc, au diable ce dernier anneau !

J’allais le jeter par la fenêtre, mais je me retins. Favorisé aussi exceptionnellement par le hasard, je ne pouvais plus me fier à lui ; je devais désormais croire tout possible, jusqu’à ceci : qu’un anneau jeté en pleine campagne, trouvé par rencontre par un paysan, passant de main en main, avec ces deux noms gravés à l’intérieur et la date, ferait découvrir la vérité, c’est-à-dire que le noyé de l’Épinette n’était pas le bibliothécaire : Mathias Pascal.

« Non, non, pensai-je ; dans un lieu plus sûr… mais où ? »

À ce moment, le train s’arrêta à une autre station… Je regardai, et tout à coup me vint une idée, que j’éprouvai une certaine répugnance à réaliser. Je dis cela pour me servir d’excuse auprès de ceux qui aiment le beau geste. D’un côté était écrit« Hommes » et de l’autre« Dames ». C’est là que tomba le gage de ma foi.

Ensuite, je me mis à penser à Adrien Meis et à lui imaginer un passé, à me demander qui fut mon père, où j’étais né, etc., cela en m’efforçant de voir et de fixer tout, dans les plus petits détails.

J’étais fils unique : là-dessus, pas de discussion possible, à ce qu’il me semblait.

Né… ? Il serait prudent de ne préciser aucun lieu de naissance. Comment faire ? On ne peut naître sur un nuage, avec la lune comme sage-femme, bien qu’à la bibliothèque j’aie lu que les Anciens, parmi tant d’autres métiers, lui faisaient exercer aussi celui-là sous le nom de Lucine.

Sur un nuage, non ; mais sur un paquebot, oui, par exemple, on peut y naître. Voilà ! parfait ? né en voyage. Mes parents voyageaient en Amérique. Pourquoi pas ? On y va tant !… Lui aussi, Mathias Pascal, le pauvret, voulait y aller. Et alors, ces quatre-vingt-deux mille lires, nous disons que mon père les a gagnées là-bas, en Amérique ? Mais quoi ? Avec quatre-vingt-deux mille lires en poche, il aurait attendu d’abord que sa femme mît son enfant au monde, commodément sur la terre ferme. Et puis, sottises ! Quatre-vingt-deux mille lires, un émigré ne les gagne plus si facilement en Amérique. Mon père… À propos, comment s’appelait-il ? Paul, oui, Paul Meis. Paul Meis s’était fait des illusions comme tant d’autres. Il avait peiné trois ou quatre ans ; puis, découragé, il avait écrit de Buenos-Aires une lettre au grand-père.

Ah ! un grand-père, je tenais absolument à l’avoir connu, un bon petit vieux, par exemple comme celui qui venait de descendre du train, passionné pour l’iconographie chrétienne.

Mystérieux caprices de l’imagination ! Par quel inexplicable besoin et d’où me venait la fantaisie d’imaginer à ce moment mon père, ce Paul Meis, comme un mauvais garnement ? Eh bien ! oui, il avait donné bien du tourment au grand-père : il s’était marié contre sa volonté et s’était sauvé en Amérique.

Mais pourquoi être né justement en voyage ? N’aurait-il pas mieux valu naître tout de suite en Amérique, dans l’Argentine, quelques mois avant le retour au pays de mes parents ? Mais oui ! Même le grand-père s’était attendri sur son petit-fils innocent ; c’est pour moi, uniquement pour moi qu’il avait pardonné à son fils. Ainsi, tout petit, j’avais traversé l’océan, et peut-être en troisième classe, et pendant le voyage j’avais attrapé une bronchite et c’est par miracle que je n’étais pas mort. Très bien ! Mon grand-père me le disait toujours. Pourtant je ne devrais pas regretter, comme on fait communément, de ne pas être mort, alors, à quelques mois. Non : parce qu’au fond, quelles peines avais-je souffertes, moi, dans ma vie ? Une seule, pour dire la vérité : celle de la mort de mon grand-père, chez qui j’avais grandi. Mon père, Paul Meis, mauvais sujet et impatient du joug, s’était enfui de nouveau en Amérique, après quelques mois, abandonnant sa femme et moi avec le grand-père ; et là-bas il était mort de la fièvre jaune. À trois ans, j’étais resté orphelin aussi de mère, et sans aucun souvenir par conséquent de mes parents, avec ces quelques rares renseignements sur eux. Mais il y avait plus ! Je ne savais même pas avec précision mon lieu de naissance. Dans l’Argentine, très bien ! mais où ? Mon grand-père l’ignorait parce que mon père ne le lui avait jamais dit ou parce qu’il l’avait oublié, et moi je ne pouvais certainement pas me le rappeler.

En résumé :

a) Fils unique de Paul Meis ; b) né en Amérique, dans l’Argentine, sans autre désignation ; c) venu en Italie à quelques mois (bronchite) ; d) sans souvenir ni renseignements, à peu de chose près, sur mes parents ; e) grandi chez mon grand-père.

Où ? Un peu partout. D’abord à Nice. Souvenirs confus : place Masséna, promenade des Anglais, avenue de la Gare… Puis à Turin.

J’y allais à présent et me proposais bien des choses : je me proposais de choisir une rue et une maison, où mon grand-père m’avait laissé jusqu’à l’âge de dix ans, confié aux soins d’une famille que j’imaginerais là, sur les lieux, pour qu’elle eût, comme on dit maintenant, plus de couleur locale ; je me proposais de vivre, ou mieux de suivre par l’imagination, là, sur la réalité, la vie d’Adrien Meis, petit enfant.

*

* *

Cette construction fantaisiste d’une vie non réellement vécue me procura une joie étrange non exempte d’une certaine mélancolie, dans les premiers temps de mon vagabondage. Je m’en fis une occupation. Je vivais non seulement dans le présent, mais encore dans mon passé, c’est-à-dire pour les années qu’Adrien Meis n’avait pas vécues.

Je suivais par les rues et dans les jardins les gamins de cinq à dix ans, et j’étudiais leurs mouvements, leurs jeux, et je recueillais leurs expressions, pour en composer l’enfance d’Adrien Meis. J’y réussis si bien qu’elle prit à la fin dans mon esprit une consistance presque réelle.

Je ne voulus pas imaginer une nouvelle maman. J’aurais cru profaner la mémoire vive et douloureuse de ma vraie maman. Mais un grand-père, si, le grand-père de mes premières imaginations, je voulus me le créer.

Oh ! de combien de vrais grands-pères, de combien de petits vieux suivis et étudiés un peu à Turin, un peu à Milan, un peu à Venise, un peu à Florence, se composa mon grand-père ! Je prenais à l’un sa tabatière, à l’autre sa canne, à un troisième ses lunettes et sa barbe en collier, à un quatrième sa façon de marcher et de se moucher, à un cinquième sa façon de parler et de rire ; et il en résulta un fin petit vieillard, un peu vif : amant des arts, un homme sans préjugés, qui ne voulut pas me faire suivre un cours d’études régulier, aimant mieux m’instruire, lui, de sa vive conversation, et me conduisant avec lui, de ville en ville, par les musées et les galeries.

En visitant Milan, Padoue, Venise, Ravenne, Florence, Pérouse, je l’eus sans cesse avec moi, comme une ombre, ce petit grand-père imaginaire, qui plus d’une fois, me parla même par la bouche d’un vieux cicérone.

Mais je voulais vivre aussi pour moi, dans le présent. De temps en temps me revenait l’idée de ma liberté sans limites, unique, et j’éprouvais une félicité subite, si forte qu’elle me causait comme une espèce d’égarement, et cette félicité me suivait partout. Ah ! je me rappelle un coucher de soleil, à Turin, dans les premiers mois de ma nouvelle vie, sur le Lungopo, près du pont qui arrête pour une pêcherie l’élan de ses eaux toutes frémissantes de colère : l’air était d’une transparence merveilleuse, toutes les choses dans l’ombre paraissaient émaillées dans cette limpidité, et moi, en regardant, je me sentis si heureux que j’eus presque peur de devenir fou.

J’avais déjà effectué ma transformation extérieure : tout rasé, avec une paire de lunettes bleu clair et les cheveux longs, artistement négligés, je semblais vraiment un autre ! Je m’arrêtais parfois à converser avec moi-même devant un miroir et je me mettais à rire.

« Adrien Meis ! Heureux homme ! C’est dommage qu’il te faille être ainsi accommodé… Mais, bah ! que t’importe ! Tout va bien ! Si ce n’était cet œil de l’autre, de cet imbécile, tu ne serais pas si laid, après tout, dans l’étrangeté un peu effrontée de ta figure. Tu fais un peu rire les femmes, voilà. Mais au fond, ce n’est pas ta faute, à toi. Si cet autre n’avait pas porté les cheveux si courts ! Mais patience ! Quand les femmes rient… ris toi aussi : c’est ce que tu as de mieux à faire… »

Je vivais, d’ailleurs, avec moi et de moi presque exclusivement. J’échangeais à peine quelques paroles avec les hôteliers, les garçons, mes voisins de table, mais jamais avec le désir d’engager la conversation. Et même à la répugnance que j’en éprouvais, je reconnus que je n’avais nullement le goût du mensonge. Du reste, les autres non plus ne montraient guère d’envie de causer avec moi : peut-être à cause de mon aspect, ils me prenaient pour un étranger. Je me rappelle qu’en visitant Venise il n’y eut pas moyen d’enlever de la tête à un vieux gondolier que j’étais Allemand, Autrichien. Sans doute, j’étais né dans l’Argentine, mais de parents italiens. Ma vraie « extraéité », si on peut dire, était bien autre, et j’étais seul à la savoir : c’est que je n’étais plus rien du tout ; aucun état civil ne me portait sur ses registres, sauf celui de Miragno, mais comme mort, avec l’autre nom.

Je ne m’en affligeais pas ; toutefois passer pour Autrichien, non, cela ne me plaisait guère ! Je n’avais jamais eu l’occasion de fixer mon esprit sur le mot « patrie ». J’avais bien autre chose à penser autrefois ! Maintenant, dans le loisir, je commençais à prendre l’habitude de réfléchir sur bien des choses auxquelles je ne me serais jamais cru capable de m’intéresser le moins du monde. Pour me soustraire aux réflexions fastidieuses et inutiles, je me mettais quelquefois à remplir des feuilles de papier entières de ma nouvelle signature, m’essayant à prendre une autre écriture, tenant la plume autrement que je la tenais autrefois. Mais au bout d’un certain temps je déchirais le papier et je jetais la plume. Je pouvais fort bien être illettré ! À qui avais-je à écrire ? Je ne recevais et ne pouvais plus recevoir de lettres de personne.

Cette pensée me replongeait dans le passé. Je me demandais : « Romilda est-elle encore vêtue de noir ? Peut-être que oui ; pour le monde. Que peut-elle faire ? »

Et je me représentais aussi la veuve Pescatore, en train de lancer des imprécations contre ma mémoire.

« Aucune des deux, pensais-je, ne sera allée seulement une fois visiter, au cimetière, ce pauvre homme, qui pourtant est mort d’une façon si atroce. Qui sait où ils m’ont enseveli ? Peut-être la tante Scholastique n’aura pas voulu faire pour moi la dépense qu’elle fit pour ma mère ; Robert, encore moins. Je serai couché comme un chien, dans le champ des pauvres… Bah ! bah ! n’y pensons pas ! J’en suis fâché pour ce pauvre homme, qui avait peut-être des parents plus humains que les miens. Mais, du reste, à lui aussi maintenant, que lui importe ? Il s’est enlevé la peine de penser ! »

Je continuai encore quelque temps à voyager. Je voulus pousser plus loin, hors d’Italie ; je visitai les belles contrées du Rhin, jusqu’à Cologne, en suivant le fleuve, à bord d’un vapeur ; je m’arrêtai dans les villes principales : à Mannheim, à Worms, à Mayence, à Bingen, à Coblenz. J’aurais voulu aller plus loin que Cologne, plus loin que l’Allemagne, au moins en Norvège ; mais ensuite, je pensai que je devais imposer un certain frein à ma liberté. L’argent que j’avais sur moi devait me servir pour toute la vie, et il n’y en avait pas beaucoup. Je pourrais vivre encore une trentaine d’années, et ainsi, hors de toute loi, sans aucun document entre les mains qui prouvât ne fût-ce que mon existence réelle, j’étais dans l’impossibilité de me procurer aucun emploi ; si donc, je ne voulais pas me mettre en mauvaise posture, il me fallait me réduire à vivre de peu. Tout compte fait, je ne devrais pas dépenser plus de deux cents francs par mois ; c’est peu. Mais j’avais déjà vécu deux ans avec moins encore, et pas seul. Je m’en accommoderais donc.

Dans le fond, j’étais déjà un peu fatigué de ce vagabondage solitaire et muet. Instinctivement, je commençais à sentir le besoin d’un peu de compagnie. Je m’en aperçus une triste journée de novembre, à Milan, peu après mon petit tour en Allemagne.

Il faisait froid et la pluie menaçait de tomber avec le soir. Sous un bec de gaz, j’aperçus un vieux marchand d’allumettes ; sa boîte, qu’il tenait devant lui, suspendue à son cou par une bretelle, l’empêchait de se bien envelopper dans un petit manteau en loques qu’il avait sur les épaules. De ses poings pressés contre son menton pendait une ficelle jusqu’à ses pieds. Je me penchai pour regarder et je découvris entre ses souliers déchirés un petit chien minuscule de quelques jours, qui tremblait de tout son corps et gémissait continuellement, en se rencognant. Pauvre bête ! Je demandai au vieux s’il la vendait. Il me répondit que oui et que même il ne me la vendrait pas cher, bien qu’elle valût beaucoup : oh ! elle deviendrait un très beau chien !

– Vingt-cinq lires…

La pauvre bête continua à trembler, sans nullement s’enorgueillir de cette estimation : elle savait à coup sûr que son maître avait estimé à ce prix, non pas ses futurs mérites, mais l’imbécillité qu’il avait cru lire sur ma figure.

Moi, cependant, j’avais eu le temps de réfléchir qu’en achetant ce chien je me ferais sans doute un ami fidèle et discret, qui, pour m’aider et m’apprécier, ne me demanderait jamais qui j’étais véritablement, d’où je venais, et si mes papiers étaient en règle ; mais qu’il me faudrait aussi me mettre à payer une taxe, moi qui n’en payais plus ! Cela me parut comme une première compromission de ma liberté.

– Vingt-cinq francs ? Je te salue ! dis-je au vieux marchand d’allumettes.

J’enfonçai mon grand chapeau sur mes yeux et, sous la pluie fine que le ciel commençait à verser, je m’éloignai en considérant pourtant, pour la première fois, que c’était sans doute bien beau une liberté aussi étendue, mais que cette liberté était aussi un tantinet tyrannique, si elle ne me permettait même pas de m’acheter un petit chien.