Chapitre 17 RÉINCARNATION

J’arrivai à la gare à temps pour le train de minuit dix vers Pise.

Je pris mon billet, je me rencognai dans un compartiment de seconde classe, la visière de ma casquette tirée presque sur mon nez, non pas tant pour me cacher que pour ne pas voir. Mais je voyais tout de même par la pensée. J’avais le cauchemar de ce grand chapeau et de cette canne, laissés là, sur le parapet du pont. Peut-être qu’à ce moment quelqu’un, passant par là, les découvrait… ou peut-être déjà quelque gardien de nuit avait couru au poste donner l’avis… Et j’étais encore à Rome ! Qu’attendait-on ? Je ne respirais plus…

Enfin, le train s’ébranla. Par chance, j’étais resté seul dans mon compartiment. Je sautai debout, je levai les bras ; je poussai un interminable soupir de soulagement, comme si je m’étais enlevé un pavé de dessus la poitrine. Ah ! je recommençais à être vivant, à être moi, moi, Mathias Pascal. J’allais le crier à tout le monde, maintenant : « Moi, moi, Mathias Pascal ! C’est moi ! Je ne suis pas mort ! Me voici ! » Et ne devoir plus mentir, ne devoir plus craindre d’être découvert… Pas encore, à la vérité, tant que je ne serais pas arrivé à Miragno… Là, je devais d’abord me déclarer, me faire reconnaître vivant, me rattacher à mes racines ensevelies… Fou ! comment avais-je cru qu’un tronc pouvait vivre séparé de ses racines ? Et pourtant, et pourtant, voici que je me rappelais l’autre voyage, celui d’Alenga à Turin : je m’étais estimé heureux, de la même manière, alors. Fou ! Cela m’avait paru la délivrance ! Oui, avec la chape de plomb du mensonge sur le dos ! Une chape de plomb sur le dos d’une ombre… À présent, c’était ma femme que j’allais avoir de nouveau sur le dos, il est vrai, et cette belle-mère… Mais ne les avais-je pas eues aussi étant mort ? À présent, j’étais vivant et aguerri. Ah ! nous allions voir un peu !

À y repenser, la légèreté avec laquelle, deux ans avant, je m’étais jeté hors de toute loi, à l’aventure, me paraissait tout à fait invraisemblable. Était-ce un songe ? Non, ç’avait été réel ! Ah ! si j’avais pu rester toujours dans ces conditions ; voyager, étranger de la vie… Mais ensuite… Ah ! ensuite !

Je retournai par la pensée à Rome ; j’entrai comme une ombre dans la maison abandonnée. Tous dormaient-ils ? Adrienne, peut-être ; non… elle m’attend encore, elle attend que je rentre ; on lui aura dit que j’étais allé à la recherche de deux témoins, pour me battre avec Bernaldez ; elle ne m’entend pas encore revenir, elle a peur, elle pleure…

Je me pressai avec force les mains sur le visage, sentant mon cœur se serrer d’angoisse.

– Mais, puisque, pour toi, je ne pouvais être vivant, Adrienne, gémissais-je, il vaut mieux que, maintenant, tu me saches mort ! Mortes les lèvres qui cueillirent un baiser de ta bouche, pauvre Adrienne ! Oublie ! oublie !

Ah ! Qu’allait-il advenir dans cette maison, le lendemain matin, quand quelqu’un de la police se présenterait pour annoncer la chose ? À quelle raison, une fois passé le premier effarement, attribueraient-ils mon suicide ? Au duel imminent ! Mais non ! Il serait au moins fort étrange qu’un homme qui n’avait jamais laissé entrevoir qu’il fût couard se tuât par peur d’un duel… Et alors ? Parce que je ne pouvais trouver de témoins ? Prétexte futile ! Ou peut-être… qui sait ? il était possible qu’il y eût, là-dessous, dans mon étrange existence, quelque mystère…

Oh ! oui ! ils le penseraient sans doute ! Je me tuais ainsi, sans aucune raison apparente, sans en avoir d’abord montré en aucune façon l’intention. Oui, ma conduite avait été étrange, ces derniers jours : cette comédie du vol, d’abord soupçonné, puis subitement démenti… Ou bien était-ce que cet argent n’était pas à moi ? Peut-être devais-je le restituer à quelqu’un ; je m’en étais indûment approprié une partie, et j’avais essayé de me faire croire victime d’un vol, puis je m’étais repenti, et, à la fin, tué ? qui sait ? Certes, j’avais été un homme très mystérieux ; pas un ami, pas une lettre, jamais, de nulle part…

Combien aurais-je mieux fait d’écrire quelque chose sur ce billet, outre le nom, la date et l’adresse : une raison quelconque de mon suicide ! Mais, à ce moment… Et puis, quelle raison ? Las de la vie ? Juste à la veille d’un duel ?

« Qui sait tout ce que les journaux, pensai-je, obsédé, vont glapir sur ce mystérieux Adrien Meis ? On va sans doute voir surgir mon fameux cousin, ce nommé François Meis, de Turin, sous-agent, pour donner des renseignements à la police : on fera des recherches, sur la foi de ces renseignements, et qui sait ce qui en résultera ? Oui ? mais l’argent ? l’héritage ? Adrienne les a vus, tous mes billets de banque… Figurez-vous Papiano ! Sus au bureau ! Mais il le trouvera vide… Et alors, perdus ? au fond du fleuve ? Quel dommage ! quel dommage ! Quelle rage de ne pas les avoir volés tous à temps ! La police séquestrera mes habits, mes livres… À qui iront-ils ? Oh ! au moins un souvenir à la pauvre Adrienne ! Avec quels yeux regardera-t-elle, désormais, ma chambre déserte ? »

Ainsi, demandes, suppositions, pensées, sentiments se confondaient dans ma tête (tandis que le train ronflait dans la nuit) et ne me laissaient pas de repos.

Je jugeai prudent de m’arrêter quelques jours à Pise, pour ne pas établir un rapport entre la réapparition de Mathias Pascal à Miragno et la disparition d’Adrien Meis à Rome, rapport qui aurait pu facilement sauter aux yeux, surtout si les journaux de Rome avaient trop parlé de ce suicide. J’attendrais à Pise les journaux de Rome, ceux du soir et ceux du matin ; puis s’il ne s’y faisait pas trop de bruit autour de moi, avant Miragno, je me rendrais à Oneglia chez mon frère Robert, pour expérimenter sur lui l’impression qu’allait faire ma résurrection. Mais je devais me défendre absolument de faire la moindre allusion à mon séjour à Rome, aux aventures qui m’étaient arrivées. Sur ces deux années et plus d’absence, je donnerais des renseignements fantaisistes, je parlerais de voyages lointains… Ah ! à présent, redevenant vivant, je pourrais, moi aussi, m’offrir le luxe de dire quelques mensonges, voire de la force de ceux du chevalier Titus Lenzi.

Il me restait plus de cinquante-deux mille lires. Mes créanciers, me sachant mort depuis deux ans, s’étaient certainement contentés du domaine de l’Épinette avec le moulin. Ils avaient vendu l’un et l’autre et s’étaient arrangés pour le mieux : ils ne me molesteraient plus, et, du reste, je ne me laisserais pas molester. Avec cinquante-deux mille lires, à Miragno, je pourrais vivre à mon aise.

À peine descendu du train de Pise, j’allai acheter un chapeau, de la forme et de la dimension de ceux qu’avait coutume de porter Mathias Pascal ; tout de suite après, je me fis couper la chevelure de cet imbécile d’Adrien Meis.

– Courts, bien courts !… dis-je au coiffeur.

Ma barbe était déjà un peu repoussée, et, à présent, avec les cheveux courts, je commençais à reprendre mon véritable aspect, mais de beaucoup amélioré, plus fin, ennobli. Déjà mon œil n’était plus de travers ; il n’était plus la caractéristique de Mathias Pascal.

Donc, quelque chose d’Adrien Meis me resterait toujours sur la figure. Mais je ressemblais tant à Robert, à présent ; oh ! plus que je n’aurais jamais supposé.

Le mal fut quand – après m’être délivré de toute cette tignasse – je remis sur ma tête le chapeau que je venais d’acheter : il m’entra jusqu’à la nuque ! Je dus y remédier, avec l’aide du perruquier, en mettant une bande de papier sous la coiffe.

Pour ne pas entrer ainsi, les mains vides, dans un hôtel, j’achetai une valise : j’y mettrais, pour le moment, l’habit que je portais et mon pardessus. J’avais à me refournir de tout, ne pouvant espérer qu’après si longtemps, là-bas, à Miragno, ma femme eût conservé quelqu’un de mes vêtements et mon linge. J’achetai un habit tout fait, dans un magasin, et je le laissai sur moi ; avec ma valise neuve, je descendis à l’hôtel Neptune.

J’étais déjà venu à Pise, quand j’étais Adrien Meis, et j’étais descendu alors à l’hôtel de Londres. J’avais déjà admiré toutes les merveilles artistiques de la ville ; maintenant, exténué par les émotions violentes, à jeun depuis la veille au matin, je tombai de sommeil et de faim. Je pris quelque nourriture, puis je m’endormis presque jusqu’au soir.

À peine éveillé, pourtant, je fus en proie à un tourment accablant. Cette journée passée sans que je m’en aperçusse, au milieu des premières besognes et puis dans ce sommeil de plomb où j’étais tombé, qui sait, au contraire, comment elle s’était passée là-bas, dans la maison Paleari ? Bouleversement, effarement, curiosité malsaine des étrangers, recherches hâtives, soupçons, hypothèses extravagantes, insinuations, et mes habits et mes livres, là, gardés avec cette consternation qu’inspirent les objets ayant appartenu à quelqu’un mort tragiquement.

Et j’avais dormi ? Et, à présent, dans cette impatience anxieuse, il me faudrait attendre jusqu’au lendemain matin, pour savoir quelque chose par les journaux de Rome.

En attendant, ne pouvant courir à Miragno, ou au moins à Oneglia, j’allais rester dans une jolie situation, dans une espèce de parenthèse de deux, trois jours, et peut-être même davantage : mort par là, à Miragno, en tant que Mathias Pascal ; mort par ici, à Rome, en tant qu’Adrien Meis.

Ne sachant que faire, espérant me distraire un peu de tant de préoccupations, je menai ces deux morts se promener à travers Pise.

Oh ! ce fut une agréable promenade ! Adrien Meis, qui y était déjà venu, voulait, ou peu s’en faut, servir de guide et de cicérone à Mathias Pascal ; mais celui-ci, oppressé par tant de choses qu’il allait retournant dans son esprit, se dérobait, avec beaucoup de mauvaise humeur, secouait un bras comme pour chasser d’autour de lui cette ombre odieuse, chevelue, en habit long, avec un chapeau à larges bords et des lunettes.

– Va-t’en ! Au fleuve, là-bas ! Noyé !

Mais je me rappelai qu’Adrien Meis, lui aussi, se promenant deux ans auparavant par les rues de Pise, s’était senti importuné, agacé de la même manière par l’ombre, également odieuse, de Mathias Pascal, et aurait voulu avec le même geste s’en débarrasser en la refourrant dans le bief du moulin, là-bas, à l’Épinette.

Avec l’aide de Dieu, j’arrivai enfin au bout de cette nouvelle et interminable nuit d’angoisse, et j’eus dans les mains les journaux de Rome.

Je ne dirai pas que leur lecture me tranquillisa : c’était impossible. Mais ma consternation fut vite dissipée quand je vis qu’à la nouvelle de mon suicide les journaux avaient donné les proportions d’un simple fait divers. Ils disaient tous à peu près la même chose ; du chapeau, de la canne trouvés au pont Marguerite, avec le billet laconique, on concluait que j’étais de Turin, homme assez original, et qu’on ignorait les raisons qui m’avaient poussé à cette triste détermination. L’un d’eux, pourtant, avançait la supposition qu’il y avait là-dedans une « raison intime », se fondant sur la « querelle avec un jeune peintre espagnol, dans la maison d’un personnage très connu du monde clérical ».

Un autre disait, « probablement à cause d’embarras pécuniaires ». Renseignements vagues, en somme, et brefs. Seul, un journal du matin, habitué à s’étendre longuement sur les faits de la journée, faisait allusion « à la surprise et à la douleur de la famille du chevalier Paleari, chef de bureau au ministère de l’Instruction publique, aujourd’hui en retraite, chez qui Meis habitait, fort estimé pour sa réserve et ses façons courtoises ». Merci ! Lui aussi, ce journal, rapportant la dispute avec le peintre espagnol, M. B…, laissait entendre que la raison du suicide devait être cherchée dans une secrète passion amoureuse.

Je m’étais tué pour Pépita Pantogada, en somme. Mais, au bout du compte, c’était mieux ainsi. Le nom d’Adrienne n’avait pas paru, et aucune allusion n’avait été faite à mes billets de banque. La police, donc, ferait des recherches secrètes. Mais sur quelles traces ?

Je pouvais partir pour Oneglia.

*

* *

Je trouvai Robert à la campagne, pour la vendange. Ce que j’éprouvai en revoyant ma belle Côte d’Azur, où je croyais ne devoir plus remettre le pied, on le comprendra facilement. Mais ma joie était troublée par la fièvre de l’arrivée, par l’appréhension d’être reconnu par quelque étranger avant de l’être par mes parents, par l’émotion sans cesse grandissante que me causait la pensée de ce qu’ils allaient éprouver en me revoyant vivant, tout à coup, devant eux. Ma vue s’obscurcissait à y penser, je voyais s’assombrir le ciel et la mer, mon cœur battait en tumulte. Et il me semblait que je n’arriverais jamais !

Quand enfin le domestique vint m’ouvrir la grille de la gracieuse villa, apportée en dot à Berto par son épouse, il me parut, en traversant l’allée, que je revenais réellement de l’autre monde.

– S’il vous plaît, me dit le domestique en me cédant le pas à la porte de la villa. Qui dois-je annoncer ?

Je ne trouvai plus dans mon gosier de voix pour lui répondre.

Dissimulant mon effort dans un sourire, je balbutiai :

– Dites-lui que… c’est… un de ses amis, intimes, qui… qui vient de loin…

Ce domestique dut, pour le moins, me croire bègue. Il déposa ma valise à côté du porte-parapluies et m’invita à entrer à côté, dans le salon.

Je frémissais dans l’attente. Je regardais autour de moi, dans ce petit salon clair, bien arrangé, orné de meubles neufs, en laque vert pâle. Je vis tout à coup, sur le seuil de la porte par laquelle j’étais entré, un beau bébé d’environ quatre ans, avec un petit arrosoir dans une main et un petit râteau dans l’autre. Il me regardait en ouvrant de grands yeux.

J’éprouvai une tendresse indicible : ce devait être un de mes petits-neveux, le fils aîné de Berto ; je me penchai, je lui fis signe avec la main d’avancer, mais je lui fis peur : il disparut.

J’entendis à ce moment s’ouvrir l’autre porte du salon. Je me levai, mes yeux se troublèrent d’émotion, une espèce de rire convulsif me gazouilla dans le gosier.

Robert était resté devant moi, troublé, comme étourdi.

– Berto ! lui criai-je, en ouvrant les bras. Tu ne me reconnais pas ?

Il devint extrêmement pâle, au son de ma voix, se passa rapidement une main sur le front et sur les yeux, vacilla, en balbutiant :

– Comment… comment… comment ?

Mais je fus prompt à le soutenir, bien qu’il se retirât en arrière, comme par peur.

– C’est moi, Mathias ! N’aie pas peur ! Je ne suis pas mort… Tu me vois ? Touche-moi ! C’est moi, Robert. Je n’ai jamais été plus vivant qu’aujourd’hui ! Allons ! allons !

– Mathias ! Mathias ! se mit à dire le pauvre Berto, n’en croyant pas encore ses yeux. Comment ? Toi ? Oh ! Dieu… Mon frère ! Mon cher Mathias !

Et il m’embrassa fort, fort, fort. Je me mis à pleurer comme un enfant.

– Me voici… Tu vois ? Je suis revenu… pas de l’autre monde, non j’ai toujours été dans ce vilain monde-ci… Allons !… Je te dirai…

Me tenant avec force par le bras, le visage plein de larmes, Robert me regardait encore hors de lui :

– Mais, comment… puisque, là-bas ?…

– Ce n’était pas moi… Je t’expliquerai… On s’est trompé… J’étais loin de Miragno, et j’ai su, comme tu l’as su peut-être aussi, par un journal, mon suicide à l’Épinette.

– Ce n’était donc pas toi ? s’écria Berto. Et qu’as-tu fait ?

– Le mort. Tais-toi. Je te raconterai tout. Pour l’instant, je ne peux pas. Je te dirai seulement que je suis allé çà et là, me croyant heureux, d’abord. Puis après… Après bien des vicissitudes, je me suis aperçu que je m’étais trompé, que faire le mort n’est pas une belle profession ; et me voici ici : je me refais vivant.

– Mathias, je l’ai toujours dit, Mathias, matto (fou)… Fou ! s’écria Berto. Ah ! quelle joie tu m’as donnée ! Qui pouvait s’y attendre ? Mathias vivant… Je n’y peux croire encore ! Laisse-moi te regarder… Tu me sembles un autre !

– Tu vois que je me suis rajusté l’œil aussi ?

– Ah ! tiens ! oui… c’est pour cela qu’il me semblait… Je ne sais… Je te regardais, je te regardais… Parfait ! Allons chez ma femme… Oh ! mais, attends… tu…

Il s’arrêta tout à coup et me regarda, bouleversé.

– Tu veux retourner à Miragno ?

– Certainement, ce soir.

– Donc, tu ne sais rien ?

Il se cacha le visage dans les mains et gémit :

– Malheureux ! Qu’as-tu fait ?… Qu’as-tu fait ?… Mais ne sais-tu pas que ta femme !…

– Morte ? m’écriai-je, interdit.

– Non ! Pis que cela ! Elle s’est… elle s’est remariée !

Je restai confondu.

– Remariée ?

– Oui, Pomino ! J’ai reçu la lettre de faire-part. Il y a au moins un an.

– Pomino ? Pomino, mari de… ? balbutiai-je.

Mais tout à coup un rire amer, comme un flot de bile, me monta à la gorge, et je ris bruyamment.

Robert me regardait abasourdi, consterné, craignant peut-être que j’eusse perdu le sens commun.

– Tu ris !

– Mais oui ! lui criai-je, en le secouant par le bras. Voilà le comble de ma chance !

– Que dis-tu ? éclata Robert, presque avec rage. Mais si tu vas là-bas, maintenant…

– J’y cours tout de suite, comme bien tu penses !

– Mais tu ne sais donc pas que tu dois la reprendre ?

– Hein ?… Comment ? moi ?

– Certainement ! confirma Berto, pendant que je le regardais, stupéfait. Le second mariage s’annule et tu es obligé de la reprendre.

Je me sentis bouleversé.

– Quelle loi est-ce là ! criai-je. Ma femme se remarie, et moi… Mais quoi ? Tais-toi ! Cela n’est pas possible !

– Et moi je te dis que c’est comme cela ! soutint Berto… Attends : il y a là mon beau-frère. Il te l’expliquera mieux, lui qui est docteur en droit. Viens… ou plutôt, non : attends un peu ici. Ma femme est enceinte ; je ne voudrais pas que, bien qu’elle te connaisse peu, une impression trop forte pût lui faire mal… Je vais la prévenir… Attends, eh ?

Et il me tint la main jusque sur le seuil, comme s’il craignait encore – en m’abandonnant un instant – que je pusse disparaître de nouveau.

Resté seul, je me mis à marcher dans ce salon, comme un lion en cage. « Remariée ! avec Pomino ! Lui ! – eh ! tiens ! – il l’avait aimée avant. Cela ne lui aura pas semblé vrai ! Et elle aussi… pensez un peu ! Riche, épouse de Pomino… Et pendant qu’elle, ici, s’était remariée, moi, là-bas, à Rome… Et maintenant, je dois la reprendre ! Mais est-il possible ! »

Peu d’instants après, Robert vint m’appeler, tout exultant. J’étais à présent si désorienté que je ne pus répondre à la fête que me firent ma belle-sœur, sa mère et son frère. Berto s’en aperçut et interpella aussitôt son beau-frère sur ce que j’avais surtout hâte de savoir.

– Mais quelle loi est-ce là ? éclatai-je encore une fois. Pardon ! c’est une loi turque !

Le jeune avocat sourit, rajustant son lorgnon sur son nez, avec un air de suffisance.

– C’est pourtant ainsi, me répondit-il. Robert a raison. Je ne me rappelle pas exactement l’article, mais le cas est prévu par le code : le second mariage devient nul à la réapparition du premier époux.

– Et je dois reprendre, m’écriai-je résolument, une femme qui, au su de tout le monde, a fait pendant une année entière fonction d’épouse avec un autre homme, lequel…

– Mais, par votre faute, excusez-moi, cher Monsieur Pascal ! interrompit le petit avocat, toujours souriant.

– Par ma faute ? Comment ! fis-je. Cette brave femme commence par se tromper, en me reconnaissant dans le cadavre d’un malheureux qui s’est noyé, puis se hâte de se remarier, et c’est ma faute ? et je dois la reprendre ?

– Certainement, répliqua-t-il, du moment que vous, monsieur Pascal, vous ne voulûtes pas corriger à temps, c’est-à-dire avant le terme prescrit par la loi pour contracter un second mariage, l’erreur de votre épouse, qui put bien aussi – je ne le nie pas – être de mauvaise foi. Vous l’avez acceptée, cette fausse reconnaissance, et vous en avez profité… Oh ! faites attention : je vous loue pour cela, pour moi vous avez très bien fait. Et même cela me fait quelque chose de vous voir vous rengager dans la mêlée de nos stupides lois sociales. À votre place, on n’aurait plus entendu parler de moi.

La suffisance fanfaronne de ce petit jeune homme diplômé m’irrita.

– Comment ! reprit-il. Peut-on imaginer un plus grand bonheur que celui-là ?

– Oui, essayez-en ! essayez ! m’écriai-je, en me tournant vers Berto, pour le planter là, avec sa présomption.

Mais de ce côté encore je trouvai des épines.

– À propos, me demanda mon frère, comment as-tu fait, tout ce temps-là, pour ?…

Et il frotta son pouce sur son index, pour signifier : de l’argent.

– Comment j’ai fait ? lui répondis-je. C’est une longue histoire. Je ne suis pas, à présent, en état de te la raconter. Mais j’en ai encore : ne crois donc pas que je retourne maintenant à Miragno parce que je suis à sec !

– Ah ! tu t’obstines à y retourner, insista Berto, même après ces nouvelles ?

– Mais bien sûr que j’y retourne ! m’écriai-je. Crois-tu qu’après ce que j’ai expérimenté et souffert, je veuille encore faire le mort ? Non, mon cher ; là, là ; je veux mes papiers en règle, je veux me ressentir vivant, même si je dois reprendre ma femme.

Dis-moi un peu, et sa mère, la veuve Pescatore, est-elle encore vivante ?

– Oh ! je n’en sais rien ! me répondit Berto. Tu comprends qu’après le second mariage… Mais je crois que oui, qu’elle est vivante…

– Je me sens mieux ! m’écriai-je. Mais, n’importe, je me vengerai. Je ne suis plus celui d’autrefois, tu sais ? Seulement, je regrette que ce soit une chance pour cet imbécile de Pomino !

Tous rirent. Le domestique, sur ces entrefaites, vint annoncer que c’était servi. Je dus rester à déjeuner, mais je frémissais d’une telle impatience que je ne m’aperçus même pas si je mangeais ; je sentis pourtant à la fin que j’avais dévoré.

Berto me proposa de rester ce soir-là à la villa : le lendemain matin nous irions ensemble à Miragno. Il voulait jouir de la scène de mon retour imprévu à la vie, voir le milan fondre là-bas sur le nid de Pomino. Mais je le priai de me laisser aller seul, ce soir même, sans autre délai.

Je partis par le train de huit heures : dans une demi-heure à Miragno !

Partagé entre l’anxiété et la rage (je ne savais ce qui m’agitait le plus, mais c’était peut-être une seule et même chose : rage anxieuse, anxiété rageuse), je ne me souciai plus d’être reconnu avant de descendre ou à peine descendu à Miragno.

J’étais monté dans un wagon de première classe, pour unique précaution. C’était le soir, et, du reste l’expérience faite sur Berto me rassurait : avec la certitude enracinée comme elle l’était chez tous de ma triste mort, lointaine déjà de deux années, personne ne penserait plus que je fusse Mathias Pascal.

Je fis l’épreuve de tendre la tête à la portière, espérant que la vue de lieux connus éveillerait en moi quelque autre émotion moins violente ; mais cela ne servit qu’à faire croître mon anxiété et ma rage. Sous la lune j’entrevis au loin la pente de l’Épinette.

Combien de choses, dans la stupéfaction de mon retour inattendu, avais-je oublié de demander à Robert ! La propriété, le moulin avaient-ils été réellement vendus ? ou étaient-ils toujours, par un commun accord des créanciers, sous une administration provisoire ? Et Malagna était-il mort ? Et tante Scholastique ?

Il ne me semblait pas qu’il ne se fût passé que deux ans et quelques mois ; cela me semblait une éternité, et je pensais que, comme il m’était arrivé à moi des événements extraordinaires, il devait en être pareillement arrivé à Miragno. Et, pourtant, rien, peut-être, n’y était arrivé, à part ce mariage de Romilda avec Pomino, très normal en soi, et qui n’allait devenir extraordinaire que maintenant, grâce à ma réapparition.

Où allais-je me diriger, aussitôt descendu à Miragno ? Où le nouveau couple avait-il bâti son nid ?

Trop humble pour Pomino, riche et fils unique, la maison où moi, pauvret, j’avais habité ! Et puis, Pomino, tendre de cœur, s’y serait certainement trouvé mal à l’aise, avec mon inévitable et obsédant souvenir. Peut-être demeurait-il avec son père, dans le château. Figurez-vous la veuve Pescatore, quel air de matrone, à présent ! Et ce pauvre chevalier Pomino, Gérôme I, délicat, gentil, doux, entre les serres de la mégère ! Quelles scènes ! Ni le père, certes, ni le fils n’avaient eu le courage de se débarrasser d’elle. Et voici que maintenant – ah ! quelle rage ! – j’allais les délivrer, moi…

Oui, c’est là, chez Pomino, que je devais me diriger : car, même si je ne les y trouvais pas, je pourrais savoir par la concierge où aller pour les dénicher.

Dans mon village endormi, quel remue-ménage demain, à la nouvelle de ma résurrection.

La lune brillait, ce soir-là, et, par conséquent, tous les réverbères étaient éteints, selon la coutume, par les rues presque désertes, car c’était l’heure du dîner pour la plupart.

J’avais presque perdu, dans mon extrême excitation nerveuse, la sensibilité nerveuse, la sensibilité de mes jambes : j’allais, comme si je ne touchais plus terre avec mes pieds. Je ne saurais redire dans quel état d’esprit j’étais : j’ai seulement l’impression comme d’un rire énorme, homérique, qui, dans ma fièvre violente, me bouleversait les entrailles, sans pouvoir éclater ; s’il avait éclaté, il aurait fait sauter en l’air, comme des dents, les pavés de la rue et vaciller les maisons.

J’arrivai en un instant à la maison Pomino ; mais, dans cette espèce de cage qui est à la porte d’entrée, je ne trouvai pas la vieille portière ; frémissant, j’attendais depuis quelques minutes, quand sur un battant du portail j’aperçus une bandelette de deuil, déteinte et poussiéreuse, clouée là, évidemment, depuis quelques mois. Qui était mort ? Le chevalier Pomino ? Mais Berto ne me l’avait pas dit… Eh oui ! il ne pouvait en être autrement. Et alors, mes deux tourtereaux, je les trouverais en haut, tout simplement. Je ne pus attendre davantage : je m’élançai, je bondis par l’escalier. Au second palier, voici la portière.

– Le chevalier Pomino ?

À la stupeur avec laquelle cette vieille tortue me regarda, je compris qu’assurément le pauvre chevalier devait être mort.

– Le fils ! le fils ! corrigeai-je aussitôt, certain maintenant, en me remettant à monter.

Je ne sais ce que marmotta la vieille dans l’escalier. Au dernier palier, je dus m’arrêter : je ne respirais plus ! Je regardai la porte ; je pensai : « Peut-être dînent-ils encore, tous les trois à table… sans aucun soupçon. Dans peu d’instants, à peine aurai-je frappé à cette porte, leur vie sera bouleversée… Le destin qui pend sur leur tête est encore dans ma main. »

Je montai les dernières marches. Le cordon de la sonnette à la main, tandis que mon cœur bondissait jusqu’à ma gorge, je tendis l’oreille. Aucun bruit. Et, dans ce silence, j’écoutai le tin-tin-tin lent de la sonnette, tirée à peine, tout doucement.

Tout mon sang afflua dans ma tête, et mes oreilles se mirent à bourdonner, comme si ce léger tintement qui s’était éteint dans le silence avait au contraire retenti furieusement en moi jusqu’à m’étourdir.

Peu après, je reconnus avec un tressaillement, de l’autre côté de la porte, la voix de la veuve Pescatore :

– Qui est là ?

Je ne pus, sur-le-champ, répondre ; je serrai mes poings contre ma poitrine, comme pour empêcher mon cœur de sauter dehors. Puis, d’une voix profonde, en détachant les syllabes, je dis :

– Mathias Pascal !

– Qui ?… hurla la voix à l’intérieur.

– Mathias Pascal ! répétai-je d’une voix plus caverneuse encore.

J’entendis s’enfuir la vieille sorcière, certainement terrifiée, et aussitôt j’imaginai ce qui arrivait en ce moment là-dedans : l’homme allait venir, maintenant, Pomino, le courageux !

Mais il me fallut d’abord raisonner, comme la première fois, tout doucement.

À peine Pomino, ayant ouvert la porte toute grande, d’un seul coup, m’eut-il vu devant lui, qu’il recula, épouvanté. Je m’avançai en criant :

– Mathias Pascal… De l’autre monde !

Pomino tomba assis par terre, avec un coup sourd, les bras appuyés en arrière, les yeux égarés :

– Mathias ! Toi ?

La veuve Pescatore, accourue, avec une lampe à la main, poussa un piaulement très aigu. Je refermai la porte d’un coup de pied, et promptement je lui pris la lampe, qui déjà lui tombait des mains.

– Silence ! lui ordonnai-je. Vous me prenez pour un fantôme, en vérité ?

– Vivant ? fit-elle, blême, les mains dans les cheveux.

– Vivant ! vivant ! vivant ! poursuivis-je avec une joie féroce. Vous m’avez reconnu mort, n’est-ce pas ? Noyé, là-bas ?

– Et d’où viens-tu ? me demanda-t-elle avec terreur.

– Du moulin, sorcière ! lui hurlai-je. Tiens ! là, à la lampe regarde-moi bien ! Est-ce moi ? Me reconnais-tu ? Ou crois-tu voir encore ce malheureux qui s’est noyé à l’Épinette ?

– Ce n’était pas toi ?

– Crève, mégère ! Je suis ici, vivant ! Allons ! relève-toi. Beau sire ! où est Romilda ?

– De grâce… gémit Pomino, se relevant en hâte. La petite… j’ai peur… le lait…

Je le saisis par un bras, interdit à mon tour :

– Quelle petite ?

– Ma… ma fille !… balbutia Pomino.

– Ah ! quel assassinat ! cria la Pescatore.

Je ne pus répondre, encore sous l’impression de cette autre nouvelle.

– Ta fille ?… murmurai-je. Une fille, encore ?… Et celle-là, à présent…

– Maman, va vers Romilda, je t’en prie !… supplia Pomino. Mais trop tard. Romilda, le corset délacé, le nourrisson au sein, toute en désordre, comme si, en entendant les cris, elle était sortie du lit en toute hâte, s’avança, m’entrevit :

– Mathias !

Et elle tomba dans les bras de Pomino et de sa mère, qui l’entraînèrent, laissant, dans le désarroi, la petite sur mon bras.

Je restai dans les ténèbres, là, dans le vestibule, avec cette frêle bambine au bras, qui vagissait avec une petite voix aigre de lait. Consterné, bouleversé, je sentais encore dans mes oreilles le cri de la femme qui avait été mienne et qui, maintenant, était la mère de cette enfant d’un autre, d’un autre ! tandis que la mienne, ah ! elle ne l’avait pas aimée, elle, alors ! Et, donc, à présent, non, pardieu ! non, je ne devais pas avoir de pitié. Elle s’était remariée ! Mais cette petite continuait à vagir, à vagir, et, alors, moi… que devais-je faire ? Je la couchai sur ma poitrine et je commençai à lui passer tout doucement une main sur les épaules et à me promener pour l’apaiser. Ma haine s’évapora, mon ardeur céda. Et, peu à peu, l’enfant se tut.

Pomino appela dans les ténèbres, avec terreur :

– Mathias !… la petite !…

– Tais-toi ! Je l’ai ici ! lui répondis-je.

– Et que fais-tu ?

– Je la mange… voilà ce que je fais ! Vous me l’avez jetée dans les bras… Maintenant, laissez-la tranquille ! Elle s’est calmée ! Où est Romilda ?

S’approchant de moi, tout tremblant et indécis, comme une chienne qui voit son petit dans les mains de son maître :

– Romilda ? Pourquoi ? me demanda-t-il.

– Parce que je veux lui parler ! lui répondis-je rudement.

– Elle est évanouie, tu sais ?

– Évanouie ? Nous la ferons revenir.

Pomino parut devant moi, suppliant :

– De grâce… écoute… j’ai peur… Comment… toi… vivant !… Où as-tu été ?… Ah ! mon dieu !… Écoute… Ne pourrais-tu t’expliquer avec moi ?

– Non ! lui criai-je. C’est à elle que je dois parler. Toi, ici, tu ne représentes plus rien.

– Comment ?

– Ton mariage s’annule.

– Que dis-tu ? Et la petite ?

– La petite !… la petite !… remâchai-je. Impudents ! En deux ans, mari et femme, et avec une petite fille ! Tais-toi, ma belle, tais-toi ! Nous allons vers ta maman… Allons ! conduis-moi ! Par où passe-t-on ?

À peine étais-je entré dans la chambre à coucher que la veuve Pescatore fit mine de me sauter dessus comme une hyène.

Je la repoussai d’un furieux coup de coude :

– Allez-vous-en, vous ! Voilà votre gendre : si vous avez à brailler, braillez avec lui. Moi, je ne vous connais pas !

Je me penchai vers Romilda, qui pleurait, désespérée, et je lui tendis la petite fille :

– Allons ! tiens !… Tu pleures ? Pourquoi pleures-tu ? Parce que je suis vivant ? Tu m’aimais mieux mort ? Regarde-moi… Allons ! regarde-moi en face ! Vivant ou mort ?

Elle se risqua, parmi ses larmes, à lever les yeux sur moi, et, d’une voix brisée par les sanglots, balbutia :

– Mais… comment ? Qu’as-tu fait ?

– Moi ? ce que j’ai fait ? ricanai-je. Tu me demandes ce que j’ai fait ? Tu as repris mari… ce coco-là ! Tu as mis au monde une fille, et tu as le front de me demander ce que j’ai fait ?

– Et maintenant ? gémit Pomino, se couvrant le visage avec les mains.

– Mais où as-tu été ? Puisque tu as fait semblant d’être mort et t’es sauvé… se mit à crier la Pescatore, en s’avançant, les bras levés.

Je lui en saisis un, le lui tordis et lui hurlai :

– Tenez-vous tranquille, vous, parce que si je vous entends souffler, je perds la pitié que m’inspirent votre imbécile de gendre et cette petite créature, et je fais valoir la loi ! Savez-vous ce qu’elle dit, la loi ? Qu’à présent je dois reprendre Romilda…

– Ma fille ? toi ? Tu es fou ! invectiva, intrépide, la veuve Pescatore.

Mais Pomino, sous ma menace, s’approcha aussitôt d’elle pour la supplier de se taire, de se calmer, pour l’amour de Dieu.

La mégère alors me laissa et se mit à invectiver contre lui, ce niais, ce stupide, ce propre à rien, qui ne savait que pleurer et se désespérer comme une femmelette…

J’éclatai de rire, jusqu’à en avoir mal aux reins…

– Finissez-en ! criai-je. Je la lui laisse ! Je la lui laisse volontiers ! Sérieusement, est-ce que vous me croyez assez fou pour redevenir votre gendre ! Ah ! pauvre Pomino ! Mon pauvre ami, excuse-moi, tu sais, si je t’ai appelé imbécile ; mais tu as entendu ? elle te l’a dit aussi, ta belle-mère, et je peux te jurer que même avant, Romilda, notre épouse, me l’avait dit aussi… Oui, elle, parfaitement, que tu lui semblais imbécile, stupide, insipide… et je ne sais quoi encore ? N’est-ce pas, Romilda ? Dis la vérité… Allons ! cesse de pleurer, ma chère ; remets-toi ; tu pourrais faire du mal à ta petite ! Je suis vivant, maintenant, tu vois, et je veux me tenir en joie… De la gaieté ! comme disait un certain ivrogne… De la gaieté, Pomino ! Crois-tu que je veuille laisser une petite fille sans sa maman ? Fi donc ! Dites-moi comment, toi et ta mère, vous avez fait pour me reconnaître mort, là-bas, à l’Épinette…

– Mais, moi aussi ! s’écria Pomino exaspéré. Mais tout le pays ! Et pas elles seulement !

– Braves gens ! Il me ressemblait donc tant ?

– La même taille… ta barbe… vêtu comme toi, de noir… et puis, disparu depuis si longtemps !…

– Et parbleu ! je m’étais sauvé, tu as entendu ? comme si ce n’étaient pas elles qui m’avaient fait sauver… Et pourtant, j’allais revenir, tu sais ? Mais, oui, chargé d’or ! Quand… mort, noyé, pourri… et reconnu, par-dessus le marché ! Grâce à Dieu, j’ai couru pendant deux ans ; pendant qu’il y avait ici fiançailles, noces, lune de miel, fêtes, joie et naissance de la petite fille… Que les morts dorment, hein ? et que les vivants se réjouissent en paix…

– Et maintenant, comment va-t-on faire ? répéta Pomino, gémissant.

Romilda se leva pour coucher l’enfant dans le berceau…

– Allons-nous-en d’ici, dis-je. La petite s’est endormie. Nous discuterons par là.

Nous passâmes dans la salle à manger, où, sur la table encore mise, étaient les restes du dîner. Tout tremblant, bouleversé, d’une pâleur cadavérique, battant sans cesse des paupières sur ses yeux devenus tout blancs, percés au milieu de deux points noirs, aigus de fièvre et de désespoir, Pomino se grattait le front et disait, comme dans le délire :

– Vivant !… vivant !… Et comment cela se fait-il ?

– Ne m’ennuie pas ! lui criai-je. Nous allons voir.

Romilda, ayant endossé une robe de chambre, vint nous rejoindre. Je restai à la regarder, à la lumière, avec admiration ; elle était redevenue belle comme autrefois, et même avec plus de formes.

– Laisse-moi que je te voie ! lui dis-je. Tu permets, Pomino ? Il n’y a rien de mal ; je suis le mari aussi, moi, et même avant toi et plus que toi. N’aie pas de honte, allons, Romilda ! Regarde comme Mino se tortille ? Mais que veux-tu que j’y fasse, si je ne suis pas mort réellement ?

Je m’approchai de Romilda et lui appliquai un gros baiser sur la joue.

– Mathias ! cria Pomino frémissant.

J’éclatai de rire de nouveau.

– Jaloux ? de moi ? Halte-là ! J’ai le droit de préséance. Du reste, allons, Romilda, efface, efface… Regarde, en venant, je supposais (excuse-moi, Romilda !), je supposais, mon cher Mino, que j’allais te faire un grand plaisir en te débarrassant de ta femme, et je t’avoue que cette pensée m’affligeait extrêmement, parce que je voulais me venger en t’enlevant Romilda. Mais, vous avez une fille à présent, donc n’en parlons plus ! Je vous laisse en paix, que diable !

– Mais le mariage est annulé ! cria Pomino…

– Laisse le annuler, lui dis-je. On l’annulera pro forma si on le fait jamais, car je ne ferai pas valoir mes droits et je ne me ferai même pas reconnaître vivant officiellement, à moins qu’on ne m’y force. Il me suffit que tous me revoient et me sachent vivant de fait, pour sortir de cette mort, qui est une vraie mort, croyez-le ! Déjà, tu le vois : Romilda, ici présente, a pu devenir ta femme… Le reste ne m’importe pas ! Tu as contracté le mariage publiquement ; il est connu de tout le monde qu’elle est, depuis un an, ton épouse, et elle restera telle. Au bout d’un mois on n’en parlera plus. Dis-je bien, double belle-mère ?

La Pescatore, sombre, renfrognée, approuva de la tête. Mais Pomino, dans une excitation croissante, demanda :

– Et tu resteras ici, à Miragno ?

– Oui ! et je viendrai parfois, le soir, prendre chez toi une tasse de café ou boire un verre de vin à votre santé.

– Quant à cela, non ! grommela la Pescatore, sautant sur ses pieds.

– Mais puisqu’il plaisante !… observa Romilda, les yeux baissés.

Je m’étais mis à rire, comme tout à l’heure.

– Vois-tu, Romilda ? lui dis-je. Ils ont peur que nous ne nous remettions à nous aimer… Ce serait pourtant gentil ! Non, non ; ne tourmentons pas Pomino… C’est-à-dire que, s’il ne me veut plus chez lui, je me mettrai à me promener en bas, dans la rue, sous tes fenêtres, et je te ferai de belles sérénades.

Pomino, pâle, vibrant, allait et venait par la salle en s’indignant :

– Ce n’est pas possible… ce n’est pas possible…

Romilda le regardait, angoissée et indécise.

– Il me semble, lui fis-je observer, que c’est moi qui devrais t’en vouloir, moi, qui vais voir dorénavant ma belle compagne d’autrefois vivre maritalement avec toi !

– Mais, repartit Pomino, si légalement elle n’est plus ma femme…

– Oh ! à la fin ! renâclai-je, je voulais me venger, et je ne me venge pas ; je te laisse ta femme, je te laisse en paix, et tu n’es pas content ? Allons, Romilda, lève-toi ! Allons-nous-en tous les deux ! Je te propose un beau voyage de noces… Nous allons nous amuser ! Laisse là cet ennuyeux pédant. Tu vois ; il veut que j’aille me jeter réellement dans le bief du moulin, à l’Épinette.

– Je ne prétends pas cela ! s’emporta Pomino au comble de l’exaspération. Mais va-t’en au moins ! Va-t’en d’ici, puisqu’il t’a plu de te faire croire mort ! Va-t’en tout de suite, loin, sans te faire voir de personne.

Je me levai ; je lui abattis une main sur l’épaule pour le calmer et lui répondis, avant tout, que j’avais été déjà à Oneglia chez mon frère, et que, par conséquent, tous, là-bas, à cette heure, me savaient vivant et que, demain, inévitablement, la nouvelle arriverait à Miragno.

J’ajoutai :

– Mourir de nouveau ? loin de Miragno ? Tu veux rire, mon cher ! Va, joue ton rôle de mari sans t’inquiéter… Ton mariage, quoi qu’il en soit, a été célébré. Tout le monde approuvera, sachant qu’il y a au milieu de tout cela un bébé. Je te jure que je ne viendrai jamais t’importuner, même pas pour une misérable tasse de café, même pas pour jouir du réjouissant spectacle de votre amour, de votre concorde, de votre félicité édifiée sur ma mort… Ingrats ! Je parie que personne, pas même toi, ami sans entrailles, que personne de vous n’est allé suspendre une couronne, déposer une fleur sur ma tombe, là-bas, au cimetière… Dis, est-ce vrai ? Réponds !

– Cela te va de plaisanter… fit Pomino en s’agitant rageusement.

– Plaisanter ? Pas du tout ! Là-bas, il y a réellement le cadavre d’un homme, et on ne plaisante pas ! Y as-tu été ?

– Je… je… je n’en ai pas eu le courage… marmotta Pomino.

– Mais tu as bien eu celui de me prendre ma femme, mauvais sujet !

– Et toi ? dit-il alors vivement. Tu ne me l’avais pas prise, avant, de ton vivant ?

– Moi ? m’écriai-je. Et allez donc ! Mais, puisque c’est elle qui ne t’a pas voulu ! Tu veux donc qu’on te le répète, que tu lui semblais une bête ? Dis-le-lui, toi, Romilda, je t’en prie : vois, il m’accuse de trahison… à présent ! J’irai, moi, demain, vers ce pauvre mort abandonné là, sans une fleur, sans une larme… Y a-t-il au moins une pierre sur la fosse ?

– Oui !… s’empressa de répondre Pomino. Aux frais de la commune… Mon pauvre papa…

– … Lut mon éloge funèbre, je le sais ! Si ce pauvre homme entendait… Qu’y a-t-il d’écrit sur la pierre ?

– Je ne sais… C’est l’Alouette qui l’a composé.

– Jugez un peu ! soupirai-je. Enfin ! Laissons encore ce sujet. Raconte-moi plutôt comment vous vous êtes mariés si vite… Ah ! comme tu m’as peu pleuré, ma petite veuve !… Peut-être pas du tout, eh ? voyons ! dis ? Est-il possible que je ne doive plus entendre ta voix ? Regarde, la nuit est déjà avancée… à peine le jour poindra-t-il que je m’en irai, et ce sera comme si nous ne nous étions jamais connus… Profitons de ces courtes heures. Allons ! dis-moi…

Romilda haussa les épaules, regarda Pomino, sourit nerveusement, puis, rabaissant ses yeux et se regardant les mains :

– Que puis-je te dire ?… Certainement que je pleurai…

– Et tu ne le méritais pas ! grogna la Pescatore.

– Merci ! Mais enfin, voyons !… ce fut peu de chose, n’est-ce pas ? repris-je. Ces beaux yeux qui, pourtant, se sont trompés si facilement, n’eurent pas à s’endommager beaucoup sans doute ?

– Nous restions en assez mauvaise posture, dit en guise d’excuse Romilda. Et si ce n’eût été lui…

Et elle montra Pomino.

– C’est-à-dire, c’est-à-dire, corrigea celui-ci, mon pauvre papa… Tu sais qu’il était à la municipalité ? Eh bien ! il fit d’abord accorder une petite pension, vu le malheur… et puis…

– Puis consentit à la noce ?

– Très heureux ! Et il nous voulut ici, tous, avec lui… Hélas ! Depuis deux mois…

Et il se mit à raconter la mort de son père, l’affection qu’il portait à Romilda et à sa petite-fille, le deuil que sa mort avait causé dans tout le pays. Je demandai alors des nouvelles de la tante Scholastique, si amie du chevalier Pomino. La veuve Pescatore, qui se souvenait encore de l’emplâtre de pâte que la terrible vieille lui avait appliqué sur la figure, s’agita sur sa chaise. Pomino répondit qu’il ne la voyait plus depuis deux ans, mais qu’elle était vivante ; puis, à son tour, il me demanda ce que j’avais fait, où j’avais été, etc. Je dis seulement ce que je pouvais, sans nommer ni les lieux ni les personnes, pour montrer que je ne m’étais pas toujours amusé pendant ces deux ans. Et ainsi, en conversant ensemble, nous attendîmes l’aube du jour où devait s’affirmer publiquement ma résurrection.

Nous étions fatigués par la veille et les fortes émotions éprouvées. Nous étions aussi apaisés. Pour nous réchauffer un peu, Romilda voulut nous préparer le café de ses mains. En me tendant la tasse, elle me regarda avec, sur les lèvres, un léger sourire mélancolique, comme lointain, et dit :

– Toi, comme d’habitude, sans sucre, n’est-ce pas ?

Que lut-elle à cet instant dans mes yeux pour abaisser si vite son regard ?

Dans cette lueur livide de l’aube, je sentis ma gorge serrée par une envie de pleurer inattendue, je regardai Pomino, haineusement. Mais le café me fumait sous le nez, m’enivrant de son arôme, et je commençai à le déguster lentement. Puis je demandai à Pomino la permission de laisser chez lui ma valise, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un logement ; j’enverrais ensuite quelqu’un pour la reprendre.

– Mais oui ! me répondit-il empressé. Et même, ne t’en occupe pas : je penserai, moi, à te la faire porter…

– Oh ! dis-je, elle est à peu près vide, tu sais ?… À propos, Romilda, aurais-tu encore, par hasard, quelque chose à moi… des habits, du linge ?

– Non, rien !… me répondit-elle dolente, en ouvrant les mains. Tu comprends… après le malheur…

– Qui pouvait imaginer ton retour ! s’écria Pomino.

Mais je jurerais que lui, l’avare Pomino, avait au cou un de mes vieux foulards de soie.

– Enfin ! adieu et bonne chance ! dis-je en saluant, les yeux fixés sur Romilda, qui ne voulut pas me regarder. Mais sa main trembla en me rendant le salut. Adieu ! adieu !

Je descendis dans la rue, je me trouvai encore une fois perdu, et cette fois dans mon village natal : seul, sans maison, sans but.

– Et maintenant ? me demandai-je. Où vais-je ?

Je me mis en route, regardant les gens qui passaient. Mais quoi ? Personne ne me reconnaissait ! Et pourtant, j’avais maintenant l’air de quelque chose : tous, en me voyant, auraient pu penser : « Regarde cet étranger, comme il ressemble au pauvre Mathias Pascal ! S’il avait l’œil un peu de travers, on dirait absolument lui. » Mais non ! Personne ne me reconnaissait, parce que personne ne pensait plus à moi. Je n’éveillais pas même la curiosité, pas la moindre surprise… Et moi qui m’étais imaginé un éclat, un effarement dans la rue ! Dans ma profonde désillusion, j’éprouvai une consternation, un dépit que je ne saurais redire, le dépit et la consternation m’empêchèrent d’attirer l’attention de ceux que, de mon côté, je reconnaissais bien : parbleu ! au bout de deux ans… Ah ! quelle chose que la mort ! Personne, personne ne se souvenait de moi, pas plus que si je n’avais jamais existé.

Deux fois je parcourus le pays d’un bout à l’autre, sans que nul m’arrêtât. À un certain moment, furieux, j’eus l’idée de retourner chez Pomino, afin de me venger sur lui de l’affront que tout le pays me faisait en ne me reconnaissant plus. Mais Romilda ne m’aurait pas suivi de bonne grâce, et moi, pour le moment, je n’aurais pas su où la mener. Il me fallait au moins me chercher d’abord une maison. Je pensai à aller à la mairie, au bureau de l’état civil, pour me faire tout de suite effacer du registre des morts ; mais, chemin faisant, je changeai d’avis et me rendis au contraire à cette bibliothèque de Santa-Maria-Liberale, où je trouvai à ma place mon révérend ami don Eligio Pellegrinotto, qui ne me reconnut pas tout de suite, lui non plus. À la vérité, don Eligio soutient qu’il me reconnut aussitôt et qu’il attendit seulement que j’eusse prononcé mon nom pour me jeter les bras au cou. Il fut le premier à me faire fête, chaleureusement ; puis il voulut de force me reconduire avec lui au pays pour effacer de mon esprit la mauvaise impression que l’oubli de mes concitoyens m’avait faite.

Mais je ne veux pas maintenant, après coup, décrire ce qui s’ensuivit d’abord à la pharmacie de Brisigo, puis au café de l’Union, quand don Eligio, encore tout exultant, me présenta ressuscité. La nouvelle se répandit comme un éclair, et tout le monde accourut pour me voir et m’accabler de questions. Ils voulaient savoir de moi qui étais alors celui qui s’était noyé à l’Épinette, comme s’ils ne m’avaient pas reconnu, tous, l’un après l’autre. Donc, c’était moi, réellement moi : d’où revenais-je ? De l’autre monde ? Qu’avais-je fait ? le mort ? Je pris le parti, impatienté, de ne plus sortir de ces deux réponses, et de les laisser tous dans la fièvre de la curiosité, qui dura encore des jours et des jours. Et l’ami « l’Alouette », qui vint « m’interviewer » pour le Feuillet, n’eut pas plus de chance que les autres. En vain, pour m’amener à parler, il m’apporta un numéro de son journal d’il y a deux ans, avec ma nécrologie. Je lui dis que je la savais par cœur, parce que, dans l’enfer, son journal était très répandu.

– Merci, tu sais, mon cher ! Et aussi de la pierre tombale… j’irai la voir.

Je renonce à transcrire son nouveau morceau de résistance du dimanche suivant, qui portait en grosses lettres le titre : Mathias Pascal est vivant !

Dans le petit nombre de ceux qui ne voulurent pas se faire voir, outre mes créanciers, fut Batta Malagna, qui pourtant, me dit-on, avait deux ans auparavant montré un grand chagrin de mon affreux suicide. Et je le crois. Autant de chagrin alors, en me sachant disparu pour toujours, que de déplaisir à présent, en me sachant revenu à la vie.

Et Olive ? Je l’ai rencontrée dans la rue, un de ces dimanches, à la sortie de la messe, avec son bébé de cinq ans, florissant et beau comme elle. Elle m’a regardé avec des yeux affectueux et riants, qui m’ont dit, l’espace d’un éclair, bien des choses…

Suffit. Maintenant, je vis en paix avec ma vieille tante Scholastique, qui a voulu m’offrir un asile chez elle. Je dors dans le même lit où mourut ma pauvre maman, et je passe une grande partie du jour ici, dans la bibliothèque, en compagnie de don Eligio, qui est encore bien loin d’avoir rangé tous les vieux livres poudreux.

J’ai mis environ six mois à écrire cette étrange histoire, aidé par lui. Il conservera le secret sur tout ce qui est écrit ici, comme s’il l’avait su sous le sceau de la confession.

Nous avons discuté longuement ensemble sur mes aventures, et souvent je lui ai déclaré que je ne voyais pas quel profit on pouvait en tirer.

– Celui de savoir, me dit-il, que hors de la loi et hors de ces particularités, qu’elles soient gaies ou tristes, par lesquelles nous sommes nous, cher monsieur Pascal, il n’est pas possible de vivre.

Mais je lui fais observer que je ne suis tout à fait rentré ni dans la loi, ni dans mes particularités. Ma femme est la femme de Pomino, et moi, à proprement parler, je ne saurais dire que je suis.

Dans le cimetière de Miragno, sur la fosse de ce pauvre inconnu qui se tua à l’Épinette, se trouve encore la pierre sur laquelle « l’Alouette » avait écrit :

ATTEINT PAR LES DESTINS CONTRAIRES

MATHIAS PASCAL

BIBLIOTHÉCAIRE

CŒUR GÉNÉREUX, ÂME OUVERTE

REPOSE ICI

VOLONTAIREMENT

*

LA PIÉTÉ DE SES CONCITOYENS

LUI A ÉLEVÉ CETTE PIERRE

J’y ai porté la couronne de fleurs promise, et, de temps à autre, je vais me voir mort et enseveli là. Quelque curieux me suit de loin ; puis, au retour, marche près de moi, sourit, et, considérant ma situation, me demande :

– Mais vous, en somme, peut-on savoir qui vous êtes ?

Je hausse les épaules, je ferme à demi les yeux et je lui réponds :

– Eh ! mon cher ami… je suis feu Mathias Pascal.