Chapitre 5 MATURATION

Je sens encore mes cheveux se dresser sur ma tête en pensant aux orages que déchaîna sur moi la femme exécrable qui fut ma belle-mère.

Elle ne manquait jamais de rendre Romilda jalouse d’Olive, jalouse aussi de cet enfant qui allait naître à Olive dans l’aisance et la joie ; tandis que celui de Romilda tomberait au milieu de la gêne, de l’incertitude du lendemain, et de cette guerre odieuse. Cette jalousie s’accroissait encore par les nouvelles que quelque brave femme, feignant de ne rien savoir, venait m’apporter de la tante Malagna qui était si contente, si heureuse de la grâce que Dieu avait enfin daigné lui accorder : ah ! Olive était devenue une vraie fleur ; jamais elle n’avait été aussi belle, aussi bien portante.

Et Romilda était là, effondrée sur un fauteuil, pâle, défaite, enlaidie, sans un moment de bon, sans plus même l’envie de parler ou d’ouvrir les yeux.

Était-ce ma faute, cela encore ? Il paraît que oui. Elle ne pouvait plus me voir ni me sentir. Et ce fut pis, quand, pour sauver le domaine de l’Épinette avec le moulin, on dut vendre les maisons, et que ma pauvre maman en fut réduite à entrer dans l’enfer de ma maison.

D’ailleurs, cette vente ne servit à rien. Malagna, avec ce fils à naître, qui le dispensait désormais de toute retenue et de tout scrupule, joua sa dernière partie : il se mit d’accord avec la bande noire et acheta en sous-main les maisons pour quelques sous. Les dettes qui grevaient l’Épinette restèrent ainsi pour la plupart à découvert, et le domaine avec le moulin fut soumis par les créanciers à une administration judiciaire. Notre avoir était liquidé.

Que faire désormais ? Je me mis, mais sans grand espoir, à la recherche d’une occupation quelconque, pour pourvoir aux besoins les plus urgents de la famille. J’étais inapte à tout, et la renommée que je m’étais faite avec mes entreprises juvéniles et avec mon désœuvrement n’engageait certes personne à me donner du travail. D’ailleurs, les scènes auxquelles il me fallait journellement assister et prendre part dans la maison m’enlevaient ce calme dont j’avais besoin pour me recueillir un peu et considérer ce que j’aurais pu et su faire.

Ce qui me causait une véritable répugnance était de voir ma mère, là, en contact avec la veuve Pescatore. Ma sainte petite vieille, non plus ignorante, mais à mes yeux irresponsable de ses torts provenant de n’avoir pas su croire, avant d’en avoir tant de preuves, à la méchanceté des hommes, en restait toute repliée sur elle-même, les mains dans son tablier, les yeux baissés, assise dans un coin, comme si elle n’eût pas été bien sûre de pouvoir y rester, là, à cette place comme si elle eût été toujours dans l’attente d’un départ, d’un départ prochain, si Dieu le voulait ! Et elle ne dérangeait pas même l’air qui l’entourait. De temps en temps, elle souriait à Romilda, pitoyablement ; elle n’osait plus l’approcher, car, une fois, peu de jours après son entrée chez nous, étant accourue pour lui prêter son aide, elle avait été rudement repoussée par la vieille sorcière.

Par prudence, Romilda ayant vraiment besoin d’aide à ce moment, j’étais resté coi ; mais je veillais à ce que personne ne manquât de respect à ma pauvre maman.

Je m’apercevais pourtant que la garde que je montais autour de ma mère irritait sourdement la sorcière et même ma femme. Je craignais que, quand je n’étais pas à la maison, pour exhaler leur rage et épancher leur bile, elles ne la maltraitassent. J’étais sûr que maman ne m’en aurait rien dit. Et cette pensée me torturait. Combien de fois lui regardai-je les yeux pour voir si elle avait pleuré ! Elle me souriait, me caressait du regard, puis me demandait :

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

– Te sens-tu bien, maman ?

Elle me faisait à peine un geste de la main et me répondait :

– Bien ! Ne vois-tu pas ? Va près de ta femme, va ! Elle souffre, la pauvre petite !

Je pensais à écrire à mon frère Robert, à Oneglia, pour lui dire de prendre chez lui notre mère, non pour m’enlever une charge que j’aurais si volontiers supportée, même dans la gêne où je me trouvais, mais uniquement pour son bien à elle.

Berto me répondit qu’il ne pouvait pas ; il ne pouvait pas parce que sa situation en face de la famille de sa femme et de sa femme elle-même, était des plus pénibles, depuis nos revers : il vivait sur la dot de sa femme. Il n’osait encore imposer à celle-ci la charge de sa belle-mère. Du reste, la maman, disait-il, ne se serait peut-être pas trouvée bien, pour la même raison, dans sa maison, car lui aussi vivait avec la mère de sa femme, excellente sans doute, mais qui pouvait devenir mauvaise, grâce aux jalousies inévitables et aux froissements qui se produisent entre les belles-mères. Il valait donc mieux que la maman restât chez moi : au moins elle ne s’éloignerait pas, dans ses dernières années, de son pays et ne se verrait pas contrainte de changer de vie et d’habitudes. Enfin, il se déclarait très peiné de ne pouvoir, pour toutes les considérations exposées ci-dessus, me prêter le moindre secours pécuniaire, comme il l’aurait désiré de tout son cœur.

Je cachai cette lettre à ma mère. Rompre même très peu l’équilibre qui, peut-être, lui coûtait tant d’étude, l’équilibre grâce auquel il pouvait vivre proprement et peut-être même avec un certain air de dignité, aux dépens de sa femme, aurait été pour Berto un sacrifice énorme, une perte irréparable. Outre sa belle prestance, ses manières distinguées, tout cet extérieur de monsieur élégant, il n’avait plus rien, lui, à donner à sa femme, pas même un brin de cœur qui, peut-être, lui aurait fait oublier l’ennui qu’aurait pu lui apporter ma pauvre maman. Mais, quoi ! Dieu l’avait fait ainsi ; il ne lui en avait donné qu’un tout petit peu, de cœur. Qu’y pouvait-il faire, le pauvre Berto ?

Cependant, la gêne croissait, et je ne trouvais rien pour y remédier. On vendit les bijoux de maman, chers souvenirs ! La veuve Pescatore, craignant que moi et ma mère en fussions réduits avant peu à vivre sur sa méchante rente dotale de quarante-deux lires par mois, devenait de jour en jour plus sombre et de manières plus méchantes. Je prévoyais d’un moment à l’autre l’explosion de sa fureur, contenue depuis trop longtemps, peut-être, grâce à la présence et à l’attitude de maman. En me voyant tourner par toute la maison comme une mouche sans tête, cet ouragan de femme me lançait des regards précurseurs de tempête. Je sortais pour interrompre le courant et empêcher la décharge. Mais ensuite je craignais pour maman et je rentrais.

Un jour, pourtant, je n’arrivai pas à temps. La tempête avait éclaté, et pour un prétexte des plus futiles : pour une visite des deux vieilles servantes à ma mère.

L’une d’elles, n’ayant rien pu mettre de côté, parce qu’elle avait dû entretenir une fille restée veuve avec trois bambins, s’était aussitôt placée pour servir ailleurs ; mais l’autre, Marguerite, seule au monde, plus fortunée, pouvait maintenant reposer sa vieillesse avec le magot recueilli en service chez nous. Or, il paraît qu’avec ces deux braves femmes, compagnes éprouvées de tant d’années, maman se plaignit doucement de son état si misérable et si amer. Alors, aussitôt, Marguerite, la bonne petite vieille qui l’avait déjà soupçonné et n’osait pas le lui dire, lui avait offert de s’en aller avec elle à sa maison : elle avait deux chambrettes bien propres, avec une terrasse qui regardait la mer, pleine de fleurs ; elles resteraient ensemble, en paix. Oh ! elle allait être heureuse de pouvoir encore la servir, de pouvoir lui prouver ainsi l’affection et la dévotion qu’elle ressentait pour elle !

Mais ma mère pouvait-elle accepter l’offre de cette pauvre vieille ? D’où la colère de la veuve Pescatore.

Je la trouvai, en rentrant, les poings tendus contre Marguerite, laquelle pourtant lui tenait tête courageusement, tandis que maman, épouvantée, les larmes aux yeux, toute tremblante, se tenait attachée des deux mains à l’autre petite vieille, comme pour se garantir.

Voir ma mère dans cette posture et perdre la lumière de mes yeux fut tout un. Je saisis par un bras la veuve Pescatore et l’envoyai pirouetter bien loin. Elle se redressa et courut sur moi, pour me sauter après ; mais elle s’arrêta.

– Hors d’ici ! me cria-t-elle. Toi et ta mère allez ! Hors d’ici tous deux !

– Écoute, lui dis-je alors, d’une voix qui tremblait par les efforts violents que je faisais pour me contenir. Écoute ! Va-t’en dehors, toi, tout de suite, avec tes jambes, et ne me mets plus à l’épreuve. Va-t’en, pour ton bien ! Va-t’en !

Romilda, pleurant et criant, se leva de son fauteuil et vint se jeter dans les bras de sa mère :

– Non ! Toi avec moi, maman ! Ne me laisse pas ici !

Mais cette digne mère la repoussa, furibonde.

– Tu l’as voulu ? Garde-le, maintenant, ton mauvais voleur ! Je m’en vais toute seule !

Mais elle ne s’en alla pas, bien entendu.

Deux jours après, mandée, je suppose par Marguerite, arriva en grande furie, à l’accoutumée, tante Scholastique, pour emmener maman avec elle.

Cette scène mérite d’être représentée.

La veuve Pescatore était ce matin-là, en train de faire le pain, les manches retroussées, son jupon relevé et entortillé autour de sa taille pour ne pas le salir. Elle se tourna à peine en voyant entrer la tante et continua à pétrir comme si de rien n’était. La tante n’y prit pas garde : du reste, elle était entrée sans saluer personne, se dirigeant vers ma mère, comme si elle eût été seule dans la maison.

– Tout de suite, allons ! habille-toi ! Tu viendras avec moi. On m’a sonné je ne sais quelle cloche. Me voici. Allons ! vite ! Ton baluchon !

Elle parlait par saccades. Son nez recourbé, fier, dans sa face brune, bilieuse, frémissait, se contractait de temps en temps, et ses yeux étincelaient.

De la veuve Pescatore, pas un mot.

Elle avait fini de pétrir, détrempé la farine et fait prendre la pâte ; maintenant, elle la brandissait en l’air et l’abattait très fort sur le pétrin ; elle répondait ainsi à ce que disait la tante. Celle-ci, alors, renforça la dose. Et celle-là, abattant chaque fois plus fort :

– Mais oui ! Mais sans doute ! Mais pourquoi pas ? Mais certainement.

Puis, comme si cela ne suffisait pas ; elle alla prendre le rouleau à pâte et le posa là, à côté d’elle, sur la maie, comme pour dire : « J’ai encore ceci ».

Mal lui en prit ! Tante Scholastique bondit, enleva furieusement un petit châle qu’elle avait sur ses épaules et le lança à ma mère :

– Tiens ! laisse tout. Va-t’en tout de suite !

Et elle alla se planter en face de la veuve Pescatore. Celle-ci pour ne pas l’avoir ainsi devant elle, poitrine contre poitrine, recula d’un pas, menaçante, comme si elle eût voulu brandir le rouleau, et alors tante Scholastique, ayant pris à deux mains sur la maie le gros emplâtre de pâte, le lui appliqua sur la tête, le lui tira en bas sur la face et, à poings fermés, là, là, là, sur le nez, sur les yeux, dans la bouche, où cela se trouvait. Ensuite elle attrapa ma mère par un bras et la traîna dehors avec elle.

Ce qui suivit fut pour moi seul. La veuve Pescatore, rugissant de rage, s’arracha la pâte de la figure, de ses cheveux tout poissés et vint me la jeter à la face, pendant que je riais, riais, dans une espèce de convulsion ; elle m’empoigna la barbe, me griffa ; puis, comme frappée de démence, se jeta par terre et commença à arracher ses vêtements, à se rouler frénétiquement sur le plancher, tandis que moi :

– Vos jambes ! vos jambes ! criais-je à la veuve Pescatore, par terre. Ne me montrez pas vos jambes, par charité !

*

* *

Je puis dire que, depuis ce moment, j’ai pris goût à rire de tous mes tourments. Je me vis, en cet instant, acteur d’une tragédie telle qu’on n’aurait pu en imaginer de plus bouffonne : ma mère, partie ainsi avec cette folle ; ma femme, là-bas, qui… laissons-la tranquille ; Marianne Pescatore ici par terre, et moi avec ma barbe tout emplâtrée, mon visage égratigné, tout ruisselant de sang, à moins que ce ne fût de larmes à force de rire. J’allai m’en assurer au miroir. C’étaient des larmes ; mais j’étais aussi bel et bien griffé. Ah ! cet œil, en ce moment, comme il me plut ! De désespoir il s’était mis à regarder plus que jamais ailleurs, pour son compte. Et je m’échappai, résolu à ne pas rentrer à la maison avant d’avoir trouvé de quoi faire subsister, même misérablement, ma femme et moi.

Du dépit enragé que je ressentais en ce moment en songeant à l’insouciance où j’avais vécu tant d’années, j’inférais pourtant facilement que mon malheur ne pouvait inspirer à personne, non seulement aucune compassion, mais pas même de considération. Je l’avais bien mérité. Un seul aurait pu en avoir pitié : celui qui avait fait main basse sur tout notre avoir ; mais figurez-vous comme Malagna pouvait sentir l’obligation de venir à mon secours après ce qui s’était passé entre moi et lui !

Le secours me vint de qui j’étais le moins en droit de l’attendre.

Après être resté toute la journée hors de chez moi, je tombai par aventure sur Pomino, qui, feignant de ne pas m’apercevoir, voulait passer au large.

– Pomino !

Il se tourna, la figure troublée, et s’arrêta, les yeux baissés :

– Que veux-tu ?

– Pomino ! répétai-je plus fort, en le secouant par une épaule et en riant de sa moue. Est-ce sérieux ?

Oh ! ingratitude humaine ! Il m’en voulait par surcroît. Pomino m’en voulait de la trahison dont j’étais coupable envers lui. Et je ne réussis pas à le convaincre que, au contraire, c’était lui qui m’avait trahi, et qu’il aurait dû me remercier.

J’étais encore comme ivre de cette mauvaise gaieté qui s’était emparée de moi depuis que je m’étais regardé au miroir.

– Vois-tu ces égratignures ? lui dis-je. C’est elle qui me les a faites !

– Ro… c’est-à-dire ta femme ?

– Sa mère !

Et je lui racontai comment et pourquoi. Il sourit, mais sobrement. Peut-être pensa-t-il qu’elle ne les lui aurait pas faites, à lui, ces égratignures, la veuve Pescatore : sa situation était bien différente de la mienne, et il avait un autre caractère et un autre cœur que moi.

Il me vint alors la tentation de lui demander pourquoi, s’il en avait tant de deuil, il n’avait pas épousé Romilda à temps, en prenant au besoin son vol avec elle, comme je le lui avais conseillé, avant que, par sa ridicule timidité ou par son indécision, je fusse tombé dans le malheur de m’en amouracher. J’avais encore bien des choses à lui dire, dans la surexcitation où je me trouvais ; mais je me contins. Je lui demandai seulement, en lui tendant la main, qui il fréquentait, ces jours-ci.

– Personne ! soupira-t-il alors. Personne ! Je m’ennuie mortellement.

– Marie-toi, mon ami ! Lui dis-je. Tu verras comme on a du plaisir !

Mais il secoua la tête, sérieusement, les yeux clos, et leva une main :

– Jamais ! jamais plus !

– Bravo ! Pomino, persévère ! Si tu désires de la compagnie, je suis à ta disposition, même pour toute la nuit, si tu veux.

Et je lui exposai la situation désespérée où je me trouvais. Pomino s’émut, en véritable ami, et m’offrit le peu d’argent qu’il avait sur lui. Je le remerciai de tout cœur et je lui dis que cette aide ne m’aurait servi à rien : le jour d’après, ç’aurait été tout comme. Il me fallait une place.

– Attends ! s’écria alors Pomino. Tu sais que mon père est maintenant au Municipe ?

– Non. Mais je l’imagine.

– Assesseur communal pour l’instruction publique.

– Cela, je ne l’aurais pas imaginé !

– Hier soir à dîner… Attends ! Tu connais Romitelli ?

– Non.

– Comment non ! Celui qui est là-bas, à la bibliothèque Boccamazza. Il est sourd, presque aveugle, tombé en enfance et ne se tient plus sur ses jambes. Hier soir, à dîner, mon père me disait que la bibliothèque est réduite en un état lamentable, qu’il faut y pourvoir au plus vite. Voilà une place pour toi !

– Bibliothécaire ! m’écriai-je.

– Pourquoi pas ? dit Pomino. Romitelli l’a bien fait…

Cette raison me convainquit.

Pomino me conseilla d’en faire parler à son père par tante Scholastique. Ce serait mieux.

Le jour suivant, j’allai visiter maman, et je lui en parlai à elle, car tante Scholastique ne voulut pas se montrer. Et c’est ainsi que, quatre jours plus tard, je devins bibliothécaire. Soixante lires par mois. Plus riche que la veuve Pescatore ! Je pouvais chanter victoire.

Dans les premiers mois, ce fut presque un amusement, avec ce Romitelli, à qui il n’y eut pas moyen de faire entendre que la commune l’avait admis à la retraite et que, par conséquent, il ne devait plus venir à la bibliothèque. Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, il sortait de la poche de son gilet un vieil oignon de cuivre et le suspendait au mur avec toute sa formidable chaîne ; il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirait de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs ; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque : Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs, morts et vivants, imprimé à Venise en 1758.

– Monsieur Romitelli ! lui criai-je, le voyant faire toutes ces opérations le plus tranquillement du monde, sans donner le moindre signe qu’il s’apercevait de ma présence.

Mais à qui parlais-je ? Il n’entendait même pas les coups de canon. Je le secouais par un bras, et alors il se tournait, clignait les yeux, contractait toute sa face pour me lorgner, puis me montrait ses dents jaunes, peut-être avec l’intention de me sourire ; ensuite il baissait la tête sur son livre, comme s’il eût voulu s’en faire un oreiller ; mais non, il lisait de cette façon, à deux centimètres de distance, avec un seul œil, et il lisait en répétant deux ou trois fois les noms et les dates, comme pour se les graver dans la mémoire.

Je restais à le regarder, stupéfié. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire à cet homme, réduit à cet état, à deux pas de la tombe (il mourut, en effet, quatre mois après ma nomination au poste de bibliothécaire), qu’est-ce que cela pouvait lui faire ces dates-là et ces notices de musiciens, à lui, si sourd ?

De temps en temps dégringolaient des rayons deux ou trois livres, suivis de certains rats gros comme des lapins.

Ils furent pour moi comme la pomme de Newton.

– J’ai trouvé ! m’écriai-je, tout joyeux. Voilà l’occupation pour moi pendant que Romitelli lit son Birnbaum.

Et, pour commencer, j’écrivis une requête fort soignée, d’office, au distingué chevalier Gérôme Pomino, assesseur communal pour l’instruction publique, afin que la bibliothèque Boccamazza ou de Santa-Maria-Liberale fût en toute hâte pourvue d’une paire de chats pour le moins, dont l’entretien n’entraînerait presque aucune dépense pour la commune, attendu que les susdits animaux auraient de quoi se nourrir en abondance avec le produit de leur chasse. J’ajoutai qu’il ne serait pas mauvais aussi de pourvoir la bibliothèque d’une demi-douzaine de souricières et de « l’appât nécessaire », pour ne pas dire « fromage », mot vulgaire que, humble subalterne, je jugeai inconvenant de soumettre aux oreilles d’un assesseur communal pour l’instruction publique.

On m’envoya d’abord deux petits chats, si misérables qu’ils s’épouvantèrent tout de suite devant ces énormes rats ; et, pour ne pas mourir de faim, ils se fourraient eux-mêmes dans les ratières pour manger le fromage. Je les trouvais là tous les matins, maigres, hideux et si abattus qu’ils semblaient n’avoir plus ni la force ni l’envie de miauler.

Je réclamai, et alors arrivèrent deux beaux matous lestes et sérieux, qui, sans perdre de temps, se mirent à faire leur devoir. Les pièges aussi servaient et me donnaient les rats tout vivants. Or, un soir, dépité de l’imperturbable indifférence que conservait Romitelli devant mes fatigues et mes victoires, comme s’il eût eu seulement la charge, lui, de lire des livres de la bibliothèque et les rats celle de les manger, j’eus l’idée, avant de m’en aller, d’en introduire deux, vivants, dans le tiroir de la table. J’espérais, en le déconcertant, éviter, au moins pour la matinée suivante, l’ennui insupportable de la lecture accoutumée. Ah bien oui ! quand il eut ouvert le tiroir et qu’il sentit les deux bêtes lui filer sous le nez, il se tournait vers moi qui, déjà ne pouvais plus me contenir et éclatais de rire, et me demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a eu ?

– Deux rats, monsieur Romitelli.

– Ah ! des rats… fit-il, tranquillement.

Ils étaient de la maison ; il y était habitué ; et il reprit, comme si rien n’était arrivé, la lecture de son bouquin.

*

* *

En peu de temps, je devins un tout autre homme qu’auparavant. Romitelli mort, je me trouvai seul, rongé d’ennui, dans cette petite église hors les murs, parmi tous ces livres, épouvantablement seul, et pourtant sans désir de compagnie. J’aurais pu n’y séjourner que quelques heures chaque jour, mais j’avais honte de me faire voir dans les rues du pays, ainsi réduit à la misère ; ma maison, je la fuyais comme une prison ; donc, mieux vaut rester ici, me répétai-je. Mais que faire ? La chasse aux rats, oui ; mais était-ce suffisant ?

La première fois qu’il m’advint de me trouver avec un livre entre les mains, pris ainsi au hasard, sans le savoir, sur un des rayons, j’éprouvai un frisson d’horreur. Me serais-je donc réduit, comme Romitelli, à sentir l’obligation de lire, moi, bibliothécaire, pour tous ceux qui ne venaient pas à la bibliothèque ? Et je lançai le livre par terre. Mais je le pris ensuite, et, – oui, messieurs, – je me mis à lire, moi aussi, et moi aussi d’un seul œil, puisque ce diable d’autre ne voulait rien entendre.

Je lus ainsi de tout un peu, sans ordre ; mais surtout des livres de philosophie. Ils pèsent si lourd, et pourtant qui s’en nourrit et se les incorpore vit parmi les nuages. Ils troublèrent encore plus mon cerveau, déjà passablement fêlé. Quand je sentais ma tête fumer, je fermais la bibliothèque et je me rendais par un petit sentier abrupt à ce coin de plage solitaire où le vieux Giaracanna avait eu sa tanière.

La vue de la mer me faisait tomber dans une stupeur d’épouvante, qui devenait peu à peu une oppression intolérable. Je m’asseyais sur la plage et je m’empêchais de la regarder en baissant la tête, mais j’en entendais le fracas tout le long de la rive, tandis que, lentement, lentement, je laissais glisser entre mes doigts le sable épais et lourd en murmurant :

– Mais pourquoi ? Mais pourquoi ?

Un jour, on vint me dire que ma femme avait été prise de douleurs. Je courus aussitôt à la maison ; mais plutôt pour me fuir moi-même, pour ne pas rester une minute de plus en tête à tête avec moi, à penser que j’allais avoir un enfant.

À peine arrivé à la porte, ma belle-mère me prit par le bras et me fit tourner sur moi-même :

– Un médecin ! Cours ! Romilda se meurt !

Je ne sentais plus mes jambes ; je ne savais plus de quel côté prendre, et, tout en courant, je disais : « Un médecin ! Un médecin ! ». Et les gens s’arrêtaient sur mon passage et prétendaient que je m’arrêtasse, moi aussi, pour expliquer ce qui m’était arrivé ; je me sentais tirer par les manches, je voyais devant moi des faces pâles, consternées ; je me dérobais, j’évitais tout le monde : « Un médecin ! Un médecin ! »

Et cependant le médecin était déjà chez moi. Lorsque, hors d’haleine, dans un état pitoyable, après avoir fait le tour de toutes les pharmacies, je rentrai désespéré et furibond, la première fille était déjà née ; on s’efforçait de faire venir l’autre à la lumière.

– Deux !

Il me semble les voir encore, là, dans le berceau, l’une à côté de l’autre ; elles se griffaient entre elles avec ces menottes si grêles et pourtant contractées comme par un instinct sauvage, l’instinct de ces deux petits chats que je retrouvais tous les matins dans les souricières. Elles non plus n’avaient pas la force de vagir, comme eux de miauler ; et cependant, voyez, elles se griffaient !

Je les séparai, et au premier contact de ces chairs tendres et froides, j’eus un frisson nouveau, un tremblement de tendresse, ineffable : elles étaient miennes !

L’une mourut quelques jours après ; mais l’autre voulut me donner le temps de m’attacher à elle, avec toute l’ardeur d’un père qui, n’ayant plus rien d’autre dans la vie, fait de sa petite créature le but unique, la raison exclusive de son existence ; elle eut la cruauté de mourir quand elle avait déjà presque un an, et s’était faite si jolie, avec ses boucles d’or que je m’enroulais autour des doigts, et que je baisais sans m’en rassasier jamais ! Elle m’appelait : « Papa », et je lui répondais aussitôt : « Ma fille » ; et elle de nouveau : « Papa » ; comme cela, sans raison, comme s’appellent les oiseaux entre eux.

Elle mourut en même temps que ma pauvre maman, le même jour et presque à la même heure. Je ne savais plus comment partager mes soins et ma peine. Je laissais ma petite qui reposait et je courais chez maman, qui ne se souciait pas d’elle-même et m’interrogeait sur sa petite-fille, se morfondant de ne plus pouvoir la revoir, l’embrasser pour la dernière fois. Et cela dura neuf jours, ce supplice ! Eh bien ! après neuf jours et neuf nuits de veille assidue, sans fermer l’œil même pour une minute… dois-je le dire ? – beaucoup peut-être auraient honte de le confesser, mais c’est pourtant bien humain – je ne sentis aucune peine sur le moment. Je restai un instant dans une morne stupeur, et je m’endormis. Il me fallut d’abord dormir. Puis, quand je me réveillai, la douleur m’assaillit, rageuse, féroce, pour ma petite fille, pour ma pauvre maman, qui n’étaient plus… Et je faillis en devenir fou. Toute une nuit j’errai par le pays et par la campagne, je ne sais avec quelles idées dans l’esprit ; je sais qu’à la fin je me retrouvai dans le domaine de l’Épinette, près du bief du moulin, et qu’un certain Philippe, vieux meunier, de garde là, me prit avec lui, me fit asseoir plus loin, sous les arbres, et me parla longtemps, longtemps de ma mère et aussi de mon père et des beaux temps lointains. Il me dit qu’il ne fallait pas pleurer et me désespérer ainsi, parce que c’était pour veiller sur ma petite fille, dans le monde de là-bas, que sa grand-mère était accourue, sa bonne petite grand-mère, qui lui parlerait de moi et ne la laisserait plus jamais seule…

Trois jours après, Robert, comme s’il avait voulu me payer mes larmes, m’envoya cinq cents lires. Il voulait que je pourvusse à une sépulture digne de notre mère, disait-il, mais tante Scholastique y avait déjà pensé.

Ces cinq cents francs restèrent quelque temps entre les pages d’un bouquin de la bibliothèque.

Puis ils servirent pour moi et furent, – comme je le dirai, – la cause de ma première mort.