Elle entendait son souffle qui se faisait haletant. Les mains remontaient toujours mais, aux approches de son ventre, elles s'arrêtèrent et, avec un indescriptible sentiment de triomphe elle comprit qu'il hésitait, qu'il n'osait pas, lui, le maître de terres plus vastes qu'un royaume.

Quelque part une voix d'homme se mit à chanter en s'accompagnant d'un luth tandis que dans le lointain une horloge sonnait minuit.

Catherine, alors, releva les paupières. Elle le vit tout près d'elle, les lèvres tremblantes, les yeux implorants et brusquement lui sourit.

— Pourquoi t'arrêtes-tu, Philippe ? Pourquoi ne pas célébrer toute cette nuit des Rois à notre façon ?

Un soleil de joie incrédule éclata soudain dans les yeux du prince.

— Tu veux bien que ?...

Elle pencha vers lui son visage jusqu'à toucher ses lèvres.

— Je veux que tu m'aimes, que tu m'aimes une dernière fois comme tu savais si bien m'aimer jadis ! Je veux te donner cette nuit tout entière... et je veux savoir si l'amour d'un homme peut encore me faire éprouver autre chose que l'horreur !...

Une demi-heure plus tard, elle savait que Prudence avait fait du bon travail et qu'à défaut de son âme, le mécanisme délicat de son corps ne gardait aucune trace des violences subies, que la joie d'amour était toujours la même et qu'en tout état de cause, la sagesse serait d'essayer d'oublier dès que la science de la Florentine aurait fait disparaître les dernières marques tangibles du malheur. Dans les bras de celui qui, jadis, lui avait appris l'amour, Catherine recevait un étonnant bain de jouvence car, pour Philippe, le plaisir était un art nuancé, délicat et il savait y apporter une attention et une douceur rares chez les hommes de ce temps rude. La femme qu'il enveloppait du réseau savant de ses caresses recevait tant qu'elle ne pouvait s'empêcher de donner à son tour.

Plus tard, étendue dans la soie froissée du lit tandis qu'il reposait, Catherine, les yeux grands ouverts, le corps délicieusement las mais l'esprit léger, découvrit qu'au lieu d'éprouver un quelconque remords d'avoir aussi complètement trompé Arnaud elle en tirait une satisfaction maligne comme d'une vengeance réussie mais dépourvue de toute amertume. Elle avait trop souffert par lui pour ne pas trouver à cette revanche un goût d'autant plus délicieux qu'il n'aurait pas de suite. Demain elle repartirait vers de nouvelles difficultés, de nouvelles douleurs, mais le souvenir de l'oasis rose de cette nuit des Rois lui serait secourable comme un chaud rayon de soleil entre deux ondées glaciales.

Tout à l'heure, après que Philippe eut fait exploser pour la première fois le plaisir au fond de sa chair, il avait demandé:

— Pourquoi m'as-tu dit que l'amour te faisait horreur ? Ton mari est-il donc, en définitive, cette brute sans cœur que je soupçonnais ?

Et elle s'était trouvée gênée, hésitante, tentée peut- être de lui dire la vérité. Mais dire la vérité c'était faire pénétrer la violence brutale du viol dans ce doux asile de volupté. Elle s'y était refusée et s'en était tirée par un éclat de rire et une boutade.

— Un mari ce n'est bien souvent qu'un mari ! Et puis, surtout, les temps cruels que nous vivons montrent trop souvent l'amour sous ses couleurs les plus atroces, celles de l'assouvissement brutal. J'ai vu bien des choses abominables depuis que nous nous sommes quittés...

Pour le détourner de ces questions dangereuses, elle lui avait rendu ses caresses, réveillant très vite un désir qui ne demandait que cela.

Quand les cloches du couvent voisin sonnèrent matines, le Duc s'éveilla et d'un baiser réveilla Catherine qui avait fini par s'endormir.

Il faut que je te laisse à présent, mon cœur, et Dieu m'est témoin que cela m'est pénible ; mais la nuit s'achève.

— Déjà ?

Dans l'ombre rose de l'alcôve éclairée par la veilleuse elle le vit sourire, ravi et ému.

— Merci pour ce déjà, fit-il en lui baisant la main... Mais, Catherine, si la nuit t'est apparue si brève, pourquoi ne pas la continuer... la recommencer ? Reste ! Reste-moi encore un peu.

Aujourd'hui et la nuit prochaine ! J'ai encore tant de caresses à te donner ! J'ai encore tellement envie de t'aimer.

— Non. Il ne faut pas... Car demain tu me demanderais de rester davantage et moi... oh, Philippe, non je t'en prie !...

Il étouffa sa protestation d'un baiser tandis que ses doigts légers glissaient le long de son ventre vers l'intimité déjà brûlante de sa chair qu'ils n'eurent guère de peine à forcer. Avec un soupir heureux Catherine s'abandonna, s'ouvrit comme la corolle d'une fleur sous l'assaut d'une abeille... Et la houle violente du plaisir les emporta de nouveau, si forte et si profonde que la jeune femme épuisée glissa doucement dans le sommeil.

Elle ne s'aperçut pas que Philippe glissait du lit, s'enveloppait de sa longue robe noire et quittait la chambre tiède après un dernier baiser posé sur son épaule...

Ce fut une main froide sur cette épaule qui la tira du sommeil. Dans l'ombre de la chambre, Catherine, les yeux encore brouillés, vit la forme sombre d'une femme debout auprès de son lit. Les bougies mourantes ne donnaient plus qu'une faible lumière et aucune clarté ne filtrait encore aux interstices des volets de bois plaqués sur les vitraux des fenêtres.

— Levez-vous ! dit une voix calme. Il est temps pour vous de partir...

Quelque chose dans le ton acheva de réveiller Catherine. Elle s'assit sur le lit, ramenant instinctivement le drap de soie contre ses seins.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

La femme dont le visage était caché par un pli des rideaux s'en dégagea. C'était la duchesse et Catherine se sentit pâlir.

— Madame..., commença-t-elle, mais l'étrange visiteuse ne lui laissa pas le loisir de continuer.

— Je vous en prie, faites ce que je vous dis ! Levez-vous et habillez-vous. Je vous ai apporté des vêtements car on ne vous en avait laissé aucun, afin sans doute de vous mieux retenir. Ensuite, je vous conduirai moi-même hors du palais.

La voix était sans colère mais irrésistible. Isabelle de Portugal n'en avait pas besoin pour se faire obéir. Ses yeux clairs n'étaient que froideur et Catherine, humiliée, dut se résoudre à quitter l'abri dérisoire du lit, à laisser ces yeux-là contempler un instant sa nudité, à enfiler enfin la chemise qu'on lui tendait. Mais ce ne fut qu'un instant.

Dès que sa dignité fut à l'abri du fragile rempart de lin blanc, elle reprit courage.

— Pourquoi vous donner cette peine, madame la duchesse ? Il vous serait si facile de me faire jeter dehors par vos servantes ou par vos gardes ?...

— Non. C'est la seule chose que je ne puisse faire car on ne me la pardonnerait pas, justement parce qu'il s'agirait de vous.

— En usez-vous ainsi avec toutes les femmes que Monseigneur le Duc honore... demanda Catherine avec une légère insolence.

Les épaules d'Isabelle eurent un intraduisible mouvement de dédain.

— Ces créatures ? Pour qui me prenez-vous ?... Elles disparaissent bien d'elles-mêmes sans que j'aie à m'en soucier.

— Alors pourquoi moi ?

Il y eut un silence que Catherine employa à lacer la robe de velours noir qu'on lui avait apportée. Lentement, la duchesse alla vers le panneau dissimulant le portrait et en fit jouer le mécanisme.

— Parce que vous, ce n'est pas la même chose. Parce que, depuis des années j'appréhende votre retour et parce que lorsque je vous ai reconnue hier soir, j'ai compris que ce que j'avais tant craint était arrivé. Vous êtes revenue... vous, la seule qu'il ait jamais aimée, la seule qui sachiez tenir captifs aussi bien son âme que ses sens !

Croyez-vous que je ne sache pas ce qu'il cherche au fond de tous ces corps de femmes que son insatiable virilité poursuit ? Votre souvenir... vous... le désir inconscient de vous voir renaître en une autre. Croyez-vous que j'ignore, ajouta-t-elle plus bas avec une indicible amertume, que cette Toison d'Or, fondée au moment de notre mariage, ce n'était pas à moi qu'elle était dédiée ainsi que le clament sur commande les poètes de cour, mais à une autre...

passionnément aimée, jamais oubliée !

Impressionnée par la colère mêlée de douleur qui vibrait dans le ton d'Isabelle, Catherine murmura :

— Comment avez-vous su ? Je croyais que vous ignoriez tout de cette histoire... de cette chambre ?

— De ces chambres ? Elles sont bien cachées cependant car l'architecte qui les a conçues a su à merveille en dissimuler les entrées mais le Duc devrait savoir que rien n'échappe à la curiosité maligne des valets ou des bouffons... J'étais mère depuis trois mois et Philippe déjà désertait ma couche quand le mien m'a montré l'une de ces chambres. Et j'ai pu apercevoir, une nuit, le prince que j'ai épousé, le père de mon fils agenouillé nu devant cette image païenne lui rendant un culte démoniaque et répugnant. Voilà pourquoi je veux que vous partiez... Oh, certes, si vous restiez les autres disparaîtraient, toutes les autres. Mais tout à son bonheur de vous avoir reprise, le Duc négligerait l'État, la Couronne ! Ses nuits dans votre lit et ses jours à vos pieds, voilà ce que serait sa vie. Allez-vous-en ! Le bien de l'État l'exige et moi, souveraine de cet État, je l'ordonne ! Une escorte vous attend en bas pour vous conduire hors des frontières.

Doucement, Catherine alla refermer le panneau, revint vers Isabelle et, tout à coup, sourit.

— J'eusse préféré que vous disiez : moi, l'épouse, je le veux !

N'aimez-vous donc pas votre seigneur ?

— Cela ne vous regarde pas ! Là n'est pas la question d'ailleurs. Et puis peut-on aimer un faune, un bouc perpétuellement en rut ?...

— Bien sûr ! mais si c'est ainsi que vous le voyez c'est parce que vous ne l'aimez pas ! Ceci dit, l'escorte est inutile. Je ne suis pas venue pour rester et cette nuit n'aurait pas eu lieu si le hasard ne m'avait placée sur le passage de votre cortège. Je ne devais rester que cette seule nuit à Lille, une simple halte avant de repartir. Le temps de reprendre mes gens et mes bagages et j'aurai quitté cette ville pour n'y plus revenir. Vous n'aurez qu'à faire enlever ces portraits qui vous déplaisent avec juste raison et à m'oublier.

— Fort bien ! En ce cas, si vous êtes prête suivez- moi...

Isabelle se dirigeait vers la porte. Catherine s'enveloppa dans un grand manteau noir ourlé de renard puis embrassa du regard la chambre chaude encore de l'odeur d'amour, le lit ravagé, les reliefs du petit repas, les braises encore rouges de la cheminée et la chimère bleue dressée au-dessus.

— Une seule question encore, madame la duchesse.

Agacée, hautaine, Isabelle se retourna au seuil :

— Vous abusez ! Laquelle ?

— Vous n'aimez pas l'amour n'est-ce pas ?...

L'étroit et beau visage de la Portugaise blonde se colora d'une profonde rougeur. Un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Qu'appelez-vous amour ? Cet assouvissement des instincts les moins avouables ? Cette agitation dégradante où la dignité humaine disparaît ? Cet attouchement contraire à la chasteté, à l'ordre divin ?...

Non. Cette communion de deux sensibilités au plus secret d'elles-mêmes, cette folie délicieuse, qui s'achève en anéantissement bienheureux d'où l'on émerge pour délirer encore. Ce...

— Assez ! coupa Isabelle. Nous ne parlons pas le même langage et je n'ai que faire de vos sensations !...

— Peut-être. Mais en ce cas, ne vous étonnez pas qu'un homme cherche ailleurs ce que son épouse lui refuse !

— Je suis fille de roi, sœur de roi ! Je n'ai pas à me soucier de complaisances compatibles seulement avec l'état de ribaude !

Catherine s'enveloppa plus étroitement dans son manteau, baissa le capuchon sur son visage et soupira.

— Vous avez raison, madame la duchesse, nous ne parlons pas le même langage. Mais j'aurais cru qu'en Portugal où le soleil a tant de force et la terre tant de parfum, même une princesse pouvait aimer l'amour !...

Quelques instants plus tard Catherine s'échappait de la demeure ducale par une petite porte dérobée et se dirigeait vers la maison de Symonne. Le jour commençait à peine à poindre mais il se levait tard en cette saison hivernale et la ville où partout claquaient les volets des échoppes et des boutiques était déjà au travail. Il avait neigé un peu avant l'aube et une couche immaculée de neige épaisse recouvrait toutes choses cachant la boue et les immondices des ruisseaux, adoucissant les toits aigus des maisons. Catherine marchait vite, heureuse de se sentir tout à coup alerte et plus jeune. Ce matin aucune trace des affreuses nausées habituelles ! Et elle aurait pu penser que son état était redevenu normal, que sa grossesse n'était qu'un cauchemar dont l'amour de Philippe l'avait délivrée. Bien sûr il n'en était rien et à présent il fallait songer sérieusement à cette délivrance définitive qui barrait le cours de l'avenir.

Chez Symonne où seuls les serviteurs étaient éveillés mais où de toute évidence elle était attendue, elle demanda que l'on allât au palais prévenir messire Van Eyck car elle désirait lui parler de toute urgence.

On lui répondit qu'il n'y aurait pas si loin à aller et que le peintre avait accepté l'hospitalité des Morel et devait sommeiller encore.

— Eh bien, allez le prévenir ! ordonna-t-elle.

Elle n'eut pas longtemps à attendre. Quelques

secondes plus tard Van Eyck accourait, les cheveux en désordre, enveloppé à la hâte dans son manteau de voyage qui lui tenait lieu de robe de chambre, mais très éveillé.

— Par tous les saints du Paradis, où diable étiez- vous, Catherine ?

Nous nous le sommes demandé la plus grande partie de la nuit.

— Comme si vous ne le saviez pas ? Au palais bien sûr !

— J'en conviens mais où, au palais ? Nous étions morts de peur et nos craintes augmentaient avec les heures. Nous pensions à des choses affreuses.

— Lesquelles ?

— Allez savoir ! Vous étiez d'une telle humeur hier que je me demandais si vous n'aviez pas été jetée en prison. Quand nous avons su par dame Symonne que Monseigneur n'avait pas paru au banquet des Rois, qu'il avait abandonné ses hôtes sous un vague prétexte de malaise, quand il m'a été impossible, à moi, son valet de chambre, d'obtenir l'importante audience dont j'avais besoin, j'ai tout imaginé.

Le Duc, après une entrevue pénible, vous avait fait arrêter, incarcérer puis, furieux et malheureux il s'était enfermé, refusant la fête, remâchant sa colère et sa déception comme il lui arrive si souvent de le faire... Un instant, même, j'ai pensé que peut-être il vous avait tuée.

— Tout simplement ? Quelle imagination ! Il ne vous est pas venu à l'idée que j'aie pu passer la nuit avec lui ?

— Passer... la nuit avec le Duc ? Toute la nuit ?...

Toute la nuit ! Non, Jean, ne prenez pas cette mine de chat qui a découvert un bol de crème. Cette nuit, il a été mon amant, en effet tout comme jadis, mais c'était pour la dernière fois. Nous ne nous reverrons plus. Un adieu, en quelque sorte... définitif !

Sous son harnachement, Van Eyck haussa les épaules.

— Quelle stupidité ! Il vous aime, Catherine, et...

— Oh, je sais qu'il m'aime. J'en ai eu la preuve surabondante dans cette chambre rose, copie fidèle de ma chambre de Bruges à l'exception toutefois de ce que l'on trouve derrière les panneaux ! On dirait que vous vous entendez à merveille à peindre non seulement ce que vous connaissez bien, mon ami, mais encore ce que vous n'avez jamais vu ! Et il paraît que vous avez répété cet exploit à... cinq exemplaires ? Compliment !

Devenu rouge comme une brique il lui jeta un regard indigné.

— Six !... fit-il.

— Six ? Comment cela ?... Le Duc m'a dit cinq !

— J'en ai fait un pour moi mais je n'ai pas jugé utile de le lui dire, grogna-t-il. Et si vous voulez en savoir plus encore non seulement je n'en ai aucun regret mais encore j'ai passé à peindre ces images les moments les plus enivrants de toute ma vie ! Ah que c'était doux, que c'était délicieux d'esquisser les contours de ce corps que Monseigneur décrivait avec des mots de poète, puis d'en faire naître la chair, la couleur, d'en caresser les formes ! Mon pinceau était animé par sa pensée et ses souvenirs d'amour ! Et vous auriez voulu que je ne garde rien pour moi de ces instants uniques où nous vous faisions renaître entre nous ? Vous surgissiez lentement de mes mains dans tout l'éclat de votre grâce, avec tous les secrets enfin révélés, pour moi, de votre féminité...

Abasourdie, Catherine écoutait sans en croire ses oreilles la tirade passionnée du peintre. Elle savait depuis toujours qu'il avait pour elle plus que de l'affection mais elle croyait à un amour abstrait d'esthète et d'artiste, un amour désincarné en quelque sorte. Elle n'avait jamais imaginé qu'il pût la désirer avec cette ardeur, une ardeur qui n'était pas sans l'inquiéter pour la suite de leurs relations. Si elle devait demeurer quelque temps chez lui, à Bruges, qui pouvait dire comment les choses risqueraient de tourner ? Pour couper court au flot lyrique, elle choisit de se mettre en colère.

— Ma parole les hommes sont fous ! Et plus fou que vous, mon cher, je n'en vois guère si ce n'est votre maître ! Qui a jamais rien entendu de plus insensé ?...

— Peut-être ! riposta Van Eyck douché et maussade, mais sa folie à lui semble avoir été, cette nuit, payée de retour ! Oserai-je jamais en espérer autant ?

— Certainement pas ! Et, Jean, si vous voulez que nous demeurions toujours les bons amis que nous avons été jusqu'à présent, nous ne parlerons plus jamais de cette... période un peu trouble de vos relations avec le Duc, pas plus que de ces étranges portraits.

— J'imagine que vous vous préférez en madone ? fit Van Eyck amèrement.

— Sans le moindre doute... même si cela vous paraît plein d'outrecuidance...

— Cela peut difficilement passer pour de l'humilité. Autrement dit vous préférez l'adoration de tous à celle d'un seul...

Catherine poussa un soupir excédé.

— Si vous le voulez bien, Jean, nous discuterons ce point-là plus tard et autant que vous voudrez. À présent, je pars ! Dans une heure je dois avoir quitté la ville.

— C'est impossible, voyons ! Dois-je vous rappeler que si vous avez passé la nuit avec le Duc, je n'ai pas encore eu, moi, le privilège de l'approcher ? Et il faut que je lui parle. Je suis ambassadeur que diable !

Je le sais mais il n'empêche que je dois partir tout de suite. Écoutez : Bruges n'est pas si loin. Dix- huit lieues tout au plus. Je peux les faire avec la seule escorte de Gauthier et de Bérenger. Je vous attendrai chez vous voilà tout ! Maintenant, je vais chercher les garçons... mais qu'avez-vous ? Vous n'êtes pas bien ?

Van Eyck, en effet, était devenu aussi rouge que son vêtement, un beau pourpre sombre, et il semblait tout à coup très malheureux.

— Écoutez, Catherine, je voulais vous le dire au moment où nous arriverions à destination mais il n'est pas possible que vous alliez chez moi... surtout sans moi !

— Pourquoi ? Vous avez donné des consignes tellement sévères à vos gens ?

— Ce n'est pas cela. Je... je suis marié !

— Quoi ? Vous êtes...

— Oui. J'ai épousé Marguerite trois mois à peine après votre départ, dès mon retour du Portugal. C'est le Duc, bien entendu, qui a arrangé ce mariage, très avantageux, pour me récompenser de mon ambassade. Une récompense si l'on veut d'ailleurs.

— Mais enfin... pourquoi ne l'avoir jamais dit ? C'est absolument stupide ! Nous sommes de si vieux amis...

— Je n'en ai pas eu tellement l'occasion, vous savez. Combien de fois vous ai-je vue depuis ? A Ronce vaux et puis ces jours derniers à Luxembourg... et c'est tout !

— Voilà une semaine que nous sommes ensemble. Il me semble que vous avez eu largement le temps...

— Je sais... mais voyez-vous, je ne suis pas tellement satisfait de ce mariage bien que j'en aie une fille. Ma femme et moi nous entendons plutôt mal et la plupart du temps je préfère l'oublier. Et puis, j'étais si heureux de vous avoir retrouvée ! Il me semblait que le temps s'était aboli, que tout était redevenu comme autrefois...

— Votre femme est jalouse ?

— Incommensurablement !

Il baissait le nez comme un gamin pris en faute, si drôle tout à coup, que Catherine éclata de rire.

— Mon pauvre ami ! Mais en ce cas pourquoi m'avoir offert l'hospitalité de votre maison ? D'ailleurs, je n'avais pas vraiment l'intention de l'accepter pour ne pas faire jaser les gens de la ville dont je connais la langue agile depuis longtemps.

— Mais parce qu'il n'y a aucune raison pour que vous ne veniez pas chez moi une fois ma femme dûment prévenue. Ce n'est pas une mégère, tout de même, et j'ai bien le droit d'aider une amie en difficulté. Nous irons...

Doucement, elle lui ferma la bouche de sa main.

— Nous irons moi et les miens à l'hostellerie de la Ronce-Couronnée. Cela me rappellera le temps où je venais à la foire de Bruges avec mon oncle Mathieu et nous y serons très bien.

— Vous êtes folle ! Vous installer dans une auberge pour y faire une fausse couche ? C'est de la démence ! En ce cas, pourquoi ne pas rentrer tranquillement chez vous ? Avez-vous oublié que vous possédiez une belle maison dans notre ville ? Vous la possédez toujours, savez-vous ?

— Je le sais mais il est impensable que j'y aille. Pour tout le monde ici, je rentre en France. Le duc Philippe devra toujours ignorer mon séjour à Bruges... et la duchesse Isabelle aussi.

— La duchesse ? Que vient-elle faire là-dedans ?

En quelques phrases, Catherine raconta sa brève

entrevue avec l'épouse de son amant, sans se défendre d'un plaisir secret en voyant s'allonger à mesure le visage de son ami. Etant donné la façon dont les choses s'étaient passées et sa déception quand elle avait refusé, hier, de s'attarder à Lille, elle en était venue à penser que Van Eyck n'avait jamais eu réellement l'intention de l'emmener chez lui, qu'il escomptait bel et bien qu'au passage à Lille Catherine verrait Philippe et qu'elle irait ensuite, le plus simplement du monde, occuper son ancienne demeure pour le temps de l'avortement... ou pour plus longtemps peut-être ?

À cette minute, il ressemblait trait pour trait à un renard qu'une poule aurait pris.

— Ainsi, elle sait ? soupira-t-il enfin et sa déception était si évidente que la jeune femme se remit à rire.

— Eh oui, mon pauvre ami, elle sait ! Et comme vous êtes sans doute le plus grand peintre de ce temps, elle ne doit garder aucune illusion sur l'auteur de ces chefs-d'œuvre. Votre facture est inimitable.

— Je me demandais aussi pour quelle raison je m'avais jamais trouvé, auprès de ma souveraine, accueil et sympathie... Je le sais, à présent...

— On ne peut pas plaire à tout le monde. Vous avez l'affection de votre maître, contentez-vous-en ! J'ajoute d'ailleurs qu'il ignore totalement, et la duchesse aussi à plus forte raison, que je suis arrivée ici avec vous et que je vais à Bruges. Pour tous deux, je rentre en France et vais rejoindre mes montagnes d'Auvergne. Il est préférable pour tout le monde qu'ils continuent à le croire. A présent, je vais embrasser Symonne et faire préparer mes garçons...

— Bien ! soupira Van Eyck un peu soulagé tout de même. Après tout vous avez peut-être raison. Partez devant mais n'allez pas trop vite : je vous rejoindrai en route peut-être. Et puis, avant de quitter cette maison, revenez me voir, j'ai encore un ou deux conseils à vous donner afin de faciliter votre séjour. Il n'est peut-être pas utile que l'on vous reconnaisse, là-bas...

Une heure plus tard Catherine, à nouveau flanquée de Gauthier et de Bérenger dévorés de curiosité mais se gardant bien de poser la moindre question, franchissait les remparts de Lille par la porte regardant vers la France afin que les espions de la duchesse puissent croire à son retour au pays natal. Cela allait l'obliger à un assez grand détour car la route de Bruges se trouvait tout juste à l'opposé mais la sagesse et surtout la prudence l'exigeaient.

Elle venait de franchir le pont-dormant et guidait son cheval au milieu des charrettes des forestiers apportant du gibier et les carrioles des marchands entrant ou sortant de la ville quand le bruit d'une cavalcade se fit entendre derrière elle avec les cris des gardes qui criaient « Place

! Place ! »...

Craignant que ce ne fût le Duc, elle s'écarta, fit ranger son cheval sous un arbre noir dont la neige soulignait chaque branche. Tout le trafic d'ailleurs s'arrêtait et, maugréant plus ou moins, paysans et marchands se rangeaient tant bien que mal de chaque côté du chemin tandis qu'une fanfare de trompes éclatait presque à leurs oreilles. Une troupe de cavaliers surgit, précédée de piqueurs et de valets de chiens retenant à pleins poings leurs molosses aux muscles impressionnants.

Catherine frémit. Si c'était le Duc et si elle était reconnue elle serait immanquablement retenue à Lille d'où elle pouvait être à peu près certaine que la duchesse Isabelle ne la laisserait sans doute plus sortir vivante...

Mais ce n'était pas le Duc. C'étaient, chevauchant botte à botte sur de superbes chevaux normands, le connétable de Richemont et le roi René qui armés d'épieux sertis d'or massif s'en allaient courre le sanglier. Néanmoins le soupir de soulagement de Catherine ne dura qu'un très court instant et elle ne put s'empêcher de jurer entre ses dents. Le regard froid du prince breton accoutumé à surveiller continuellement ses entours venait de s'arrêter sur son visage, attiré sans doute par l'élégance inattendue de cette femme vêtue de velours et de renard noir.

Epouvantée, Catherine vit la froideur se changer en surprise et en intérêt. Le Connétable de France esquissait déjà un sourire et elle comprit qu'il l'avait reconnue. Alors, délibérément, elle détourna la tête, baissant autant qu'elle le pouvait son capuchon sur son visage.

— Mais... fit Gauthier stupéfait, pourquoi ne voulez-vous pas le voir, dame Catherine ? C'est messire de Richemont ! C'est votre ami.

— Peut-être ! mais je n'ai pas envie de le voir ! Pour l'amour du Ciel, Gauthier, quittez cet air idiot !... Le Connétable de France est bien la dernière personne que j'aie envie de rencontrer en pays bourguignon et vous devriez le comprendre.

— J'ai peur en ce cas qu'il ne vous ait reconnue...

— Moi aussi ! Mais peut-être, croyant à une ressemblance, n'attachera-t-il guère d'importance à cette rencontre.

Il ne manquerait plus, en effet, qu'Arthur de Riche- mont la crût passée à l'ennemi !...

Quand elle osa relever la tête la cavalcade était passée et s'éloignait vers l'est tandis que l'embouteillage des carrioles envahissait de nouveau le chemin...

La vue de Bruges sous son ciel d'hiver arracha un cri d'admiration à Bérenger et un long sifflement au froid Gauthier. Surgie de la plaine blanche moirée de longs canaux glauques, elle paraissait immense mais trouvait moyen de ne pas faire étalage de sa puissance en parant de grâce jusqu'à ses remparts.

Bâtie sur l'eau de la Reie comme Venise, sa rivale méditerranéenne, sur sa lagune, la reine des Flandres dressait vers des cieux sans cesse changeants ses dentelles de pierre blonde qui semblaient enfermer dans leur épaisseur ce soleil qui leur faisait si souvent défaut. Et, sous la gigantesque flèche légèrement penchée du beffroi où les veilleurs se trouvaient si haut qu'ils se croyaient à mi-chemin de Dieu, ce n'étaient que pignons dorés ponctuant fastueusement le moutonnement des tuiles roses qui, peu à peu, remplaçaient le chaume et le bois.

Ainsi le voulait le Duc, fier de sa belle cité et désireux de préserver ses merveilles des incendies continuels. Il n'était jusqu'à sa ceinture de défense qui, posée sur l'eau profonde, ne se parât d'une broderie de saules, de buissons et de lierre. Défendue par ses canaux et ses lacs, Bruges avait à peine besoin de ses murailles...

L'image était belle, pure, nette comme une enluminure précieuse.

Et brusquement tout se brouilla. Le vent se leva en hurlant et charriant dans ses tourbillons la neige encore fraîche, bouleversant la belle image comme dans ces boules de verre avec lesquelles jouent les enfants. Et les voyageurs se hâtèrent vers la porte de Courtrai, avides d'un abri et de la chaleur d'un coin de feu.

L'auberge de la Ronce-Couronnée, dans la Wollestraat, l'active rue aux Laines, leur offrit tout cela avec en outre pour Catherine le parfum des souvenirs d'antan. Rien n'y avait changé en apparence.

C'était toujours la même impeccable propreté, les mêmes rutilances de cuivres et d'étains briqués à grand renfort de son et d'huile de coude, les mêmes effluves gourmandes montant des vastes cheminées, et le ventre de maître Cornélis, le propriétaire, était peut-être plus rebondi encore que par le passé, même si son haut bonnet blanc laissait passer plus de mèches grises que de mèches blondes... même si un gros pli soucieux creusait à présent son front rose et sa bouche bien nourrie.

Ce pli, d'ailleurs, Catherine l'avait remarqué sur la plupart des visages qu'elle avait croisés sur son chemin et, tout de suite, elle avait senti que l'atmosphère de la ville n'était plus la même. L'énorme gaieté flamande, ses cris et son vacarme qui, naguère encore, retentissaient dans Bruges vingt-quatre heures sur vingt-quatre avaient fait place à des murmures, à des voix contenues, à des chuchotements. Dans la salle de la Ronce-Couronnée même, si les nez étaient toujours aussi rouges qui plongeaient dans la mousse des chopes de bière, les yeux, au-dessus, étaient froids et circonspects. On aurait dit que la ville entière retenait son souffle, comme si elle attendait quelque chose...

— Vous m'aviez dit, dame Catherine, que cette belle ville était aussi la plus joyeuse du monde ? reprocha Bérenger. J'en ai connu de plus gaies.

— Elle l'était et plus que je ne saurais dire. Mais les choses vont mal. Rappelez-vous ce que nous a raconté messire Van Eyck...

Entre Luxembourg et Lille, le peintre-ambassadeur avait eu largement le temps de leur brosser un tableau de la situation flamande, un tableau aux couleurs déprimantes.

Après le traité d'Arras qui avait, dix-huit mois plus tôt, ratifié la paix entre la France et la Bourgogne, les Anglais se considérant comme trahis par leur allié bourguignon, s'étaient livrés à toutes sortes de vexations, concernant surtout les trafics maritimes et le commerce des riches cités lainières de Flandre. Leurs troupes avaient en outre ravagé quelques bourgades et si cruellement que le duc Philippe, poussé par Gand et Bruges, avait décidé de mettre le siège devant Calais.

Or, ce siège de Calais avait été un désastre. Ayant plus d'orgueil que de vertus militaires, les riches bourgeois de Gand et de Bruges, voyant que la flotte bourguignonne n'arrivait pas, avaient décidé purement et simplement de s'en aller en dépit des supplications du duc Philippe qui venait tout juste d'accepter un défi en champ clos du duc de Gloucester. La rage au cœur, Philippe avait dû plier bagages sans attendre son adversaire.

À la suite de cela, l'amiral bourguignon Jean de Hornes avait laissé, par pure couardise, les vaisseaux anglais ravager la côte entre Nieuport et le Zwyn, emportant un butin appréciable. L'amiral avait été assassiné mais le port de l'Écluse 1 dont dépendait la plus grande partie du commerce de Bruges s'était refermé comme une huître, chassant les marchands brugeois et se déclarant indépendant.

1 Sluis.

Or, depuis sa fondation l'Écluse était vassale de Bruges qui exerçait sur elle une pleine et entière souveraineté.

Enfin, depuis bien longtemps, les trois grandes cités flamandes : Gand, Bruges et Ypres qui avaient vécu dans une princière indépendance grâce à leur richesse et à leur puissance1 formaient entre elles une sorte de fédération à laquelle le duc Philippe prétendait à présent imposer un quatrième membre : le Franc, autrement dit l'ensemble des communes et villages à vocation agricole ou tisserande qui composaient l'environnement de Bruges et Gand y compris bien entendu l'Écluse. C'était réduire encore les anciens privilèges et la révolte avait grondé dans Bruges où, durant l'été, les puissantes corporations avaient planté leurs bannières sur la place du Marché du Vendredi en signe de mécontentement, réclamé hautement la confirmation de leurs anciens privilèges sur l'Écluse et le Franc.

Cela n'avait rien arrangé, tant s'en faut. Depuis le malheureux siège de Calais, les griefs s'amoncelaient dans l'esprit du duc Philippe (ses espions n'allaient-ils pas jusqu'à prétendre que l'Angleterre payait Bruges et Gand pour y entretenir la rébellion ?) et il se refusait farouchement à confirmer les anciens privilèges. Il menait un jeu subtil et ondoyant, en atermoyant, en gagnant du temps... en préparant peut-être ses forces pour mieux attaquer.

Un véritable dialogue de sourds avait suivi qui n'avait rien arrangé et ne faisait au contraire qu'envenimer les choses.

On en était là et c'est dans cette atmosphère troublée, incertaine et dangereuse que Catherine arrivait pour chercher la solution de ses propres problèmes.

1 Au point qu'un siècle plus tard, l'empereur Charles Quint devait considérer comme le plus important et le plus flatteur de ses titres celui de Bourgeois de Gand.

Mais ces problèmes lui semblaient justement d'une telle importance qu'elle ne s'appesantit pas outre mesure sur les malheurs de cette ville qu'elle aimait pourtant, sinon pour les regretter et souhaiter que tout redevînt bientôt comme par le passé.

Bruges était sortie entièrement de sa vie d'autrefois et, dans cette auberge qui avait entendu ses rires insouciants de jeune fille, elle ne se sentait qu'à peine différente des voyageurs hollandais, écossais ou italiens qui s'y pressaient. Elle s'était d'ailleurs soigneusement gardée de se faire reconnaître ou de donner un nom qui pût réveiller les mémoires.

Sur le conseil de Jean Van Eyck, elle s'était annoncée sous le nom d'une certaine dame Berneberghe, d'Armentières, venue à Bruges pour y faire pèlerinage au Saint-Sang et en obtenir la guérison d'une maladie. Naturellement, son aspect extérieur allait de pair avec le personnage qu'elle prétendait incarner sous une coiffe dont les bavolets compliqués ombrageaient ses traits, la guimpe sévère qui enveloppait ses épaules et son cou ne laissait passer qu'une partie du visage, le linge blanc s'arrêtant sous la lèvre inférieure et au ras des sourcils. Pas un de ses cheveux d'or n'était visible et pas davantage les formes charmantes de son corps sous une robe de drap gris fer taillée à l'allemande qu'elle avait trouvée chez un fripier de Courtrai.

À Bérenger qui s'indignait de voir ainsi accoutrée son élégante maîtresse, Catherine s'était contentée de dire :

— J'ai habité cette ville, jadis, assez longtemps pour que certains puissent encore se souvenir de moi. Oh ! je n'ai certes pas l'outrecuidance de me croire inoubliable et je suis persuadée que l'on m'a largement oubliée... mais je préfère ne courir aucun risque. En outre, je pense que j'aurai plus de chance, ainsi, d'être acceptée par l'épouse de notre ami Van Eyck, si nous l'approchons.

Ce sera sage en effet, soupira Gauthier. D'après ce que j'ai pu comprendre, cette femme doit être une redoutable mégère. J'espère que nous pourrons éviter de la rencontrer.

Catherine l'espérait aussi.

Elle décida même d'éviter soigneusement la dame quand le lendemain Van Eyck vint la visiter à la Ronce-Couronnée. Elle eut en effet du mal à le reconnaître car ce n'était plus le même homme. Le peintre un peu bohème d'autrefois à l'œil acéré, l'ambassadeur ducal à la langue alerte et facilement hautain, le compagnon de voyage aimable et volontiers galant, l'ami passionné, tous ces personnages divers s'étaient fondus en un être monolithique, grave, compassé, à la voix retenue, au ton mesuré, à la politesse exacte : un grand bourgeois. Le fait qu'il s'agît d'un bourgeois de Bruges ne changeait rien à la chose car le ton général de Bruges étant à la mélancolie, Jean s'était fait d'un seul coup plus triste que tous les autres. C'était comme si, avec le velours noir de ses vêtements de ville, il s'était mis un masque.

La vêture austère de Catherine parut le remplir d'aise et, entrant dans le jeu qu'il avait indiqué lui- même, il s'inquiéta de la santé de dame Berneberghe, l'informa à très haute voix du fait que le bedeau responsable de la chapelle du Saint-Sang se tiendrait à sa disposition le soir même pour la mener à la relique et ajouta qu'il se ferait lui-même un devoir de venir la prendre un peu avant le coucher du soleil.

Il avait été décidé, en effet, que la dame-pèlerine ne ferait qu'un très court séjour...

Ayant dit, il s'apprêtait à partir mais cette comédie, qui se déroulait dans la salle de l'auberge, parut tellement distrayante à Catherine qu'elle ne put s'empêcher de la prolonger un peu.

— Vous avez fait diligence, messire Van Eyck, et je vous en suis profondément reconnaissante mais fallait-il tant de hâte ? Je pensais ce jourd'hui faire visite à dame Marguerite, votre vertueuse épouse, auprès de laquelle vous m'aviez si aimablement invitée à Lille.

N'aurai-je donc pas le plaisir de la voir ?

— Hélas ! Mon épouse est souffrante et ne saurait recevoir. Elle me charge de vous dire tous ses regrets car elle espérait beaucoup rencontrer une dame d'aussi grand mérite mais je crois que, pour cette fois, cela ne sera guère possible !

Il avait rougi malgré lui et détournait les yeux, si visiblement gêné que Catherine faillit lui éclater de rire au nez. Ses retours à la maison, où Marguerite devait régner en souveraine absolue, n'étaient certainement pas empreints de délirante tendresse et Catherine en venait à se demander ce qui se serait passé si acceptant son invitation elle était arrivée en même temps que lui. En fait, peut-être Jean n'avait-il jamais eu réellement l'intention de l'emmener chez lui et en arrivant dans la ville il eût sans doute trouvé un bon prétexte pour l'installer à l'auberge... en admettant qu'elle continuât de refuser farouchement de reprendre logis dans son ancienne demeure du quai du Rosaire...

Ne voulant pas retourner plus longtemps sur le grill un vieil ami qui, par-dessus le marché, prenait de tels risques conjugaux pour lui rendre service, elle le laissa partir et conseilla à Gauthier et Bérenger d'aller visiter la ville tandis qu'elle-même se préparerait à l'expédition du soir. Car selon elle, ce fameux rendez-vous, pris avec le bedeau, ne pouvait signifier qu'une seule chose : la Florentine la recevrait le soir même afin que son séjour dans la ville fût aussi bref que possible.

Elle était un peu choquée d'ailleurs que Van Eyck eût masqué d'une aussi sainte intention un pèlerinage au Saint-Sang ! - cette visite à une avorteuse qui constituait bien réellement un crime aux yeux de Dieu mais elle n'était pas en situation d'imposer ses volontés, trop heureuse encore d'avoir trouvé cette aide providentielle sans laquelle il ne lui fût plus resté d'autre issue que la mort.

Vers la fin du jour, quand Van Eyck vint la chercher, elle s'enveloppa de son manteau noir, prit un gros livre d'heures et le suivit, les coiffes baissées sur le visage, dans l'attitude convenant à une pieuse créature.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle quand ils se furent suffisamment éloignés de l'auberge.

— Mais... je vous l'ai dit : à la chapelle !

— Nous y allons vraiment ? Je croyais...

— Nous y allons d'abord ! Il ne faut pas que l'on puisse soupçonner la raison réelle de votre présence ici. Voyez-vous, dans les temps que nous vivons ici, je dois faire preuve d'une extrême prudence car les bons serviteurs du duc Philippe ne sont pas tellement bien vus. Pour un rien, nous serions même en danger.

— Alors pourquoi rester ? Installez-vous à Lille ou à Hesdin jusqu'à ce que le calme revienne. N'avez- vous pas déjà vécu plusieurs années à Lille, jadis ?

— En effet mais j'ai choisi de vivre ici et je veux y rester.

— Vous n'y êtes pas né, cependant ?

— Non. Je suis né loin d'ici, dans une petite ville au fond du Limbourg, à Maeseyck dont je n'ai gardé aucun souvenir. Ici il y a le ciel, les couleurs, l'éclat, la beauté et même la splendeur, tout ce que l'on ne trouve nulle part ailleurs, tout ce dont je ne puis plus me passer. J'ai vécu dans bien des endroits, Catherine, mais je mourrai à Bruges. Voilà pourquoi je prends, pour vous aider, tant de précautions... des précautions qui vous choquent un peu n'est-ce pas ?

ou qui vous déroutent ?

— Je pensais qu'il s'agissait surtout de votre épouse.

Le soupir qui lui échappa représentait une manière d'aveu mais Jean reprit :

Bien sûr, il y a mon épouse... et Dieu sait que je n'ai pas fini de regretter mon mariage ! Mais, même pour vivre loin de Marguerite, même pour redevenir libre, je ne pourrais pas renoncer à Bruges. À

présent songez à vos dévotions, nous arrivons. Ensuite quand la nuit sera tombée, nous passerons de la chapelle à l'hôtel de ville que nous traverserons pour aller à notre rendez-vous...

En dépit de la crainte qu'elle éprouvait et qui s'amplifiait à mesure qu'elle approchait d'une épreuve peut-être redoutable - un avortement présentait toujours de graves dangers - Catherine joua son rôle de façon satisfaisante. D'autant plus qu'elle n'eut pas à se forcer, une fois agenouillée devant l'ampoule sainte qui brillait, rouge dans un soleil d'or et de diamants, pour implorer du ciel le pardon du sacrilège qu'elle était en train de commettre et aussi la protection divine pour ce qui l'attendait... Dans une heure, si la femme n'était pas aussi habile qu'on le lui avait dit, elle serait peut-être déjà en train de mourir...

Et ce fut en silence et le cœur contracté qu'elle quitta le sanctuaire à la suite de Van Eyck, gagna le canal voisin et prit place dans une barque où un homme attendait.

— Mène-nous où tu sais, dit le peintre et le petit bateau se mit à glisser" sans bruit sur l'eau paisible.

La nuit était noire à présent mais des lanternes disposées sur les petits ponts ou aux angles des maisons permettaient de suivre une route sans se perdre. Le temps s'était considérablement radouci depuis la veille. La neige avait fondu, laissant la place à une boue désagréable cependant que de minces filets d'eau s'égouttaient encore des toits.

Le trajet n'était pas long et fut vite parcouru. On aborda non loin de l'église, toute récente encore, du Saint-Sépulcre dont Catherine reconnut la tour à lanterne et le petit dôme de bois. Puis, tandis que la barque allait s'abriter sous un pont voisin, Catherine et Jean s'engagèrent dans la rue au Poivre au bout de laquelle s'élevait la masse puissante de la porte Sainte-Croix.

— C'est là ! fit le peintre en s'arrêtant devant une jolie porte de bois ouvragé qui se cachait dans un renfoncement coincé entre l'arrière d'un entrepôt et le mur d'un jardin.

Cela-assurait une certaine discrétion aux gens qui étaient appelés à franchir cette porte car l'ombre était plus épaisse encore dans ce créneau. D'ailleurs il y avait peu de monde dans la rue où les magasins d'épi- ces fermaient dans le vacarme de leurs volets de bois.

Van Eyck frappa trois coups discrets à l'aide du petit marteau de cuivre poli et la porte s'ouvrit presque instantanément sur le trou noir d'un corridor au fond duquel brillait une lumière douce. Il faisait tout juste assez clair pour révéler la blancheur d'un tablier et d'une cornette de lin sur la tête d'une femme dont il était impossible de distinguer le visage.

— Entrez, messire, et vous aussi, madame, fit une voix ensoleillée par un joyeux accent méditerranéen. Vous êtes exacts. Suivez-moi, s'il vous plaît...

Ils la suivirent au long du couloir et à mesure que l'on approchait de la lumière qui venait d'une porte entrouverte, Catherine pouvait distinguer mieux la Florentine et sentait s'apaiser un peu ses angoisses... C'était une femme d'une quarantaine d'années, petite et très brune avec une peau couleur d'ivoire qui semblait aussi douce que de la soie. Elle était ronde avec un visage plein dans lequel brillaient deux yeux très noirs. Sous son tablier blanc dont les plis fraîchement amidonnés montraient de belles cassures nettes, elle portait une robe de laine rouge clair et Catherine qui s'était attendue sans trop savoir pourquoi d'ailleurs à quelque mégère édentée bâtie sur le modèle de la Ratapenade, la sorcière de Montsalvy, trouva cet ensemble un peu rassurant. Cette femme, au moins, était la propreté même !

La pièce dans laquelle on l'introduisit ressemblait tout à fait à son occupante et n'avait rien d'une auge puante. Avec son dallage noir et blanc luisant de propreté, les petits carreaux verts sertis de plomb de ses fenêtres, ses meubles si bien encaustiqués qu'ils paraissaient de satin sombre et les cuivres étincelants rangés sur le manteau de la grande cheminée de pierre où brûlait un bon feu, c'était un modèle de netteté flamande. Dans ces conditions Catherine avait peut- être une chance sérieuse de s'en tirer sans drame.

— Carlotta, commença Van Eyck, voici la dame dont je vous ai parlé. Elle a grand besoin de votre aide.

— J'espère pouvoir la lui donner. Veuillez vous étendre sur cette table, madame, dit-elle en désignant la grande table de chêne placée devant la cheminée. Quant à vous, messire, retirez-vous dans la chambre à côté, ajouta-t-elle en allant ouvrir une porte située tout au fond de la pièce.

L'examen fut rapide et parfaitement indolore. La Florentine avait des mains d'une grande légèreté qu'elle alla d'ailleurs laver soigneusement quand ce fut fini, au grand étonnement de Catherine occupée à rajuster ses vêtements. Elle n'avait jamais vu personne agir ainsi, après avoir touché un corps humain ou soigné un malade en dehors de son vieil ami Abou al-Khayr et de Sara bien entendu.

C'était encore un bon point pour l'ancienne servante de maître Arnol fini.

— Eh bien ? dit-elle au bout d'un moment de silence que Carlotta ne semblait guère disposée à rompre.

Celle-ci haussa les épaules.

— Il n'y a aucun doute. Vous êtes enceinte d'environ deux mois.

— Vous pouvez faire quelque chose ?

On peut toujours faire quelque chose, le tout est de savoir comment.

Voyez-vous, madame, interrompre une grossesse présente toujours un danger et moi je n'aime pas le danger parce que j'aime la vie. Cela ne se fait pas en cinq minutes et avec n'importe quel moyen. Alors il faudrait que vous consentiez à demeurer dans cette ville quelque temps. Or, messire Van Eyck m'a dit que vous étiez pressée...

— Pas à ce point-là ! Il a toujours été convenu que je séjournerais quelque temps ici. Évidemment, j'habite l'auberge et...

— ... et il faudrait que l'on vous trouve un endroit plus tranquille.

Le mieux serait peut-être que vous restiez ici, si vous n'y répugnez pas.

— Ce serait volontiers mais votre maison ne paraît pas grande et j'ai deux jeunes serviteurs avec moi. Je ne peux les laisser puisque je suis censée être venue ici en pèlerinage.

La Florentine eut un sourire qui lui enleva vingt ans.

— Il y a plus de place que vous n'imaginez et dès demain je peux vous recevoir. Je m'y suis d'ailleurs préparée. Pour ce soir rentrez simplement à la Ronce- Couronnée. Demain matin vous quitterez la ville mais vous y reviendrez avant la fermeture des portes et par celle qui est au bout de cette rue comme si vous aviez oublié quelque chose à Bruges. Personne ne soupçonnera votre présence chez moi si vos serviteurs veulent bien ne pas sortir d'ici. À moins, bien sûr que vous ne préfériez prendre logis chez messire Van Eyck... si vous en avez la possibilité, ce dont je doute.

— Pourquoi donc en doutez-vous ?

Carlotta se mit à rire.

— Parce que je connais dame Marguerite et qu'en dépit de votre...

accoutrement de dame d'œuvres vous êtes trop belle pour qu'elle vous accepte de bon gré. Ainsi donc vous reviendrez demain ?

— Avec joie si vous voulez bien de moi. Et merci, merci de venir si généreusement à mon aide.

— Généreusement ? C'est le seigneur-peintre qui se montre généreux car si j'aime aider mon prochain, j'ai un très gros défaut : j'aime l'or et je suis très chère ! ajouta-t-elle avec une franchise qui enlevait tout côté choquant à ses paroles. Car la plupart des belles choses coûtent cher...

Dans le bachot qui au long des canaux déserts la ramenait avec Jean vers l'hôtel de ville et le Saint- Sang, Catherine, rassurée, laissa, pour la première fois depuis des mois, son esprit vagabonder autour de pensées où le gris tenace de l'angoisse faisait place insensiblement à la rose aurore de l'espoir. La paix et la délivrance, sinon le bonheur, devenaient possibles...

Rentrée à la Ronce-Couronnée, elle remercia Van Eyck avec l'ancienne chaleur de leurs relations habituelles mais mit nettement les choses au point avec lui : dès son retour en France elle lui ferait envoyer, par son banquier Jacques Cœur, une somme correspondant à ce qu'il aurait dépensé pour elle. Il ne s'agissait pas qu'il eût des difficultés avec une ménagère qui devait avoir l'œil sur la bourse commune.

— Sur la bourse commune, oui... mais pas sur certains fonds secrets que j'ai en dépôt chez mon ami Arnolfini et qu'alimente la générosité du Duc. Certains portraits de vous m'ont rapporté beaucoup d'or, ajouta-t-il avec un sourire. Et si j'en dépense un peu pour vous, mon amie, ce n'est, croyez-moi, que justice. Ne prenez donc nul souci de cela. À présent je vous souhaite une bonne nuit. Nous nous reverrons... discrètement, chez Carlotta où j'irai l'un de ces soirs prendre de vos nouvelles.

Il la quitta sur un salut cérémonieux, bavarda quelques instants avec maître Cornelis, salua quelques marchands étrangers qu'il connaissait et, finalement, quitta l'auberge, laissant Catherine remonter chez elle où elle soupa gaiement entre Gauthier et Bérenger. Éblouis par tout ce qu'ils avaient vu, les deux garçons bavardaient comme des pies et Catherine dut s'y reprendre à trois fois pour leur expliquer le programme du lendemain et des jours suivants.

Après quoi elle se coucha et dormit comme une enfant jusqu'à ce que le soleil, qui s'était décidé à reparaître, fût haut dans le ciel.

Rien ne la pressait en effet car elle souhaitait partir au grand jour, au vu et au su de tous et d'une façon aussi naturelle que possible : la dame d'Armentières, son pèlerinage heureusement accompli, s'en retournait chez elle. Et personne, très certainement, n'accorderait d'attention au départ de cette bourgeoise, riche sans doute, mais discrète.

Vers le milieu de la matinée, elle ordonna à Gauthier d'aller aux écuries pour faire préparer les chevaux mais le jeune homme remonta presque aussitôt, flanqué d'un garçon d'une quinzaine d'années, modestement vêtu, dont les habits, portant des taches de couleurs vives et dont certaines étaient toutes fraîches, disaient assez la profession.

— J'ai trouvé en bas ce jeune homme, dit l'écuyer. Il vient de la part de messire Van Eyck et il apporte une lettre.

— Une lettre urgente ! précisa le jeune garçon. Mon maître m'a bien recommandé de ne la remettre qu'entre les mains de dame Berneberghe.

— Vous êtes de ses élèves ? demanda Catherine en considérant avec sympathie le visage ouvert, les cheveux blonds et les yeux bleus encore pleins de la naïveté de l'enfance de son jeune visiteur.

— Je suis son élève, madame... le seul ! fit-il fièrement. Maître Van Eyck, vous le savez sans doute, a inventé de nouveaux procédés de peinture et il garde jalousement ses secrets. Mais il m'aime bien.

— Comment vous appelez-vous ?

— Peter Christ, pour vous servir, madame... Vous plairait-il de lire la lettre ? Il paraît qu'il y a grande urgence...

— Je la lis ! Offrez donc un peu de vin à ce garçon, Gauthier...

Souriant encore, Catherine déplia le billet pensant qu'il s'agissait d'une ultime recommandation avant son faux départ. Mais son sourire s'effaça brusquement et elle dut s'asseoir pour achever la lecture de ces quelques lignes qui brusquement se brouillaient devant ses yeux.

« La Florentine est morte cette nuit. Maître Arnolfini l'a trouvée pendue dans son entrepôt de drap qui jouxte la maison de Carlotta.

Le bruit de cette mort emplit la ville mais peut-être n'avez-vous pas entendu ce bruit et j'ai voulu que vous en soyez informée tout de suite.

Je suis désolé, mon amie, mais le mieux est que vous repartiez. Allez à Lille, voyez dame Symonne. Elle trouvera peut-être un moyen de vous sauver. Mon cœur saigne en vous disant adieu... Que Dieu vous garde

! »

Catherine était devenue si pâle que Gauthier poussa le jeune Peter vers la porte, pressé qu'il était de savoir le contenu de la lettre, mais Catherine l'arrêta.

— Maître Van Eyck n'a rien dit d'autre ? demanda-t-elle d'une voix blanche. Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ?...

Gêné le jeune garçon baissa le nez comme s'il eût été coupable de cette absence, tortilla nerveusement son bonnet rouge entre ses mains sans répondre.

— Eh bien ? Qu'y a-t-il ? Il n'est pas malade j'espère ?

— Non, non... mais... oh, et puis tant pis ! Hier au soir, en rentrant il a eu avec dame Marguerite une terrible scène. Elle l'a accusé d'être un débauché, un coureur de jupons... On lui a dit qu'il avait amené à l'auberge une... une bonne amie et elle était furieuse. Alors, ce matin elle l'a enfermé à double tour dans son atelier... avec moi, en criant qu'il ne sortirait que quand elle le voudrait bien !

— Mais alors comment es-tu sorti ? demanda Bérenger.

— Par la fenêtre, bien sûr, celle qui donne sur le canal. Je suis descendu avec une corde jusque dans la grosse barge qui est toujours amarrée en dessous... et je rentrerai de la même façon. Que faut-il dire à maître Van Eyck ?

Le dialogue des deux garçons avait permis à Catherine de se remettre un peu de cette catastrophe incompréhensible qui la frappait. Carlotta, morte ! Mais comment ? Mais pourquoi ? Avait-elle donc des ennemis si acharnés car elle ne pouvait s'être suicidée

? Dans ce métier, bien sûr, il y avait de grands risques et peut-être un mari, un amant à la suite d'un drame dont on la rendait responsable ? Qui pouvait savoir ?

En dépit de son tourment, elle réussit pourtant à sourire au jeune messager en lui répondant :

— Vous êtes un brave garçon ; dites-lui que je le remercie de ses souhaits de bon voyage. Dans un moment nous aurons quitté Bruges. Dites-lui aussi que je suivrai son conseil... et que je le plains de tout mon cœur !

Nanti d'une pièce de monnaie, Peter repartit joyeusement vers sa corde et sa fenêtre, tandis que Catherine, sans un mot, tendait la lettre à Gauthier qui la parcourut et la lui rendit avec un regard chargé d'interrogations.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? Cette femme vous a-t-elle paru sur le point de se suicider ?

— Sûrement pas. Je vous l'ai dit : j'ai vu une femme aimable en bonne santé, visiblement prospère. Elle m'a même dit qu'elle aimait la vie...

— Alors, on l'a tuée... mais pourquoi ?

— Je n'en sais rien, Gauthier. Ce que je sais c'est qu'il faut quitter cette ville tout de suite. Je n'aurais jamais dû accepter d'y revenir, ni surtout abriter sous un faux prétexte de pèlerinage ce que je venais y faire. Dieu me punit !

Gauthier haussa les épaules.

— Si Dieu devait punir tous ceux qui se servent de lui pour essayer de se tirer d'un mauvais pas, nous aurions des hécatombes quotidiennes. Il faut croire que cette malheureuse a déplu à quelqu'un de puissant, peut-être en refusant son aide ou en demandant trop d'or. Qui peut savoir ? Mais nous, que faisons- nous

? Vous voulez vraiment retourner à Lille, après ce qui s'est passé ?

Commençons par partir. Nous en discuterons en route. Mais je me demande si le mieux n'est pas, après tout, de rentrer à Montsalvy.

Bérenger vous dira que j'ai là-bas une vieille amie, Sara, qui est savante en toute chose de médecine et qui peut-être pourrait me sauver. Sinon... Ah ! j'aurais dû aller vers elle tout de suite, sans attendre... mais revenir chez moi dans cet état me faisait horreur.

Allez préparer les chevaux et payer l'écot !

Avec un signe d'assentiment Gauthier quitta la chambre, redescendit... et remonta presque aussitôt. Cette fois, trois hommes l'accompagnaient : l'un était le patron de la Ronce-Couronnée, maître Cornélis, qui d'ailleurs fermait la marche, paraissant s'abriter derrière les deux autres. Ceux-ci vêtu de belles robes de drap épais garnies de vair et de renard et portant de larges chaperons de velours aux plis compliqués, devaient être des hommes d'importance.

— On ne m'a pas permis d'aller jusqu'à l'écurie, protesta Gauthier, visiblement furieux, ni d'ailleurs de payer notre écot. Ces gens ont paraît-il à parler à ma dame...

— Tenez votre langue, mon garçon, grogna le plus grand des deux inconnus et sachez à qui vous vous adressez. Je suis l'un des deux bourgmestres de cette ville, Louis Van de Walle et voici l'échevin Jean Metteneye !...

Puis se tournant vers Catherine il s'inclina légèrement, en un salut qui parut de mauvais augure à la jeune femme car il était trop profond pour une simple bourgeoise et pas assez pour la grande dame qu'elle était en réalité.

— Nous sommes venus vous dire qu'il ne saurait être question pour vous de quitter notre ville... madame la comtesse !

Catherine tressaillit imperceptiblement mais se força au calme. Elle alla même jusqu'à un léger sourire.

Je suis très honorée de votre visite, messieurs, et d'autant plus que je m'en sens bien indigne. Mais je crois qu'en vous adressant à moi en ces termes, vous faites erreur. Je ne suis nullement comtesse.

Simplement bourgeoise, venue de...

— Vous êtes la comtesse de Brazey ; la maîtresse bien-aimée du duc Philippe dont vous êtes enceinte. Et vous -êtes venue ici pour que la Florentine fasse disparaître le fruit de vos amours adultères !

La foudre venait, de la façon la plus imprévue, de s'abattre sur Catherine mais elle avait trop l'habitude des combats pour montrer la crainte qui l'envahissait.

— Sauf le respect que je vous dois, vous êtes fou, sire bourgmestre ! fit-elle avec une hauteur qu'elle ne sut pas assez bien maîtriser. Me direz-vous où vous avez pris ces idées insensées ?

— Ici même ! Vous avez été reconnue dès l'instant où vous avez franchi la porte de Courtrai. Voyez- vous... dame Catherine - c'est bien votre nom n'est-ce pas ? - si disgracieux et si austère que soit le costume dont vous avez jugé bon de vous affubler pour entrer dans Bruges, il ne saurait complètement dissimuler une beauté comme la vôtre... une beauté dont tous, ici, ont gardé le souvenir ébloui...

— Mais enfin...

— Allons ! Il est bien inutile de nier ! Qui pensez- vous convaincre avec ce système ? Ou alors, faites- nous donc la grâce d'ôter cette coiffe, si modestement ample, et de nous montrer vos cheveux. S'ils ne sont pas de l'or le plus pur nous reconnaîtrons notre erreur et nous admettrons que vous n'êtes pas la dame de Brazey.

Comprenant qu'elle était acculée, Catherine tenta au moins de parlementer. Il fallait que ces gens lui rendissent sa liberté. Mieux valait essayer de s'entendre...

Soit ! fit-elle avec un sourire. Vous m'avez reconnue. Mais votre horloge retarde, sire bourgmestre, et bien des choses se sont passées depuis le temps que vous évoquez. Ainsi, je ne suis plus la dame de Brazey et n'ai plus rien à faire avec la Bourgogne où cependant j'ai gardé quelques amis, ce qui devrait vous sembler assez naturel. À

présent, je suis comtesse de Montsalvy, épouse de l'un des meilleurs capitaines du roi Charles VII et dame de parage de la reine de Sicile.

J'admets, ajouta-t-elle avec un sourire, que ce genre de déclaration, voici encore deux années, m'eût sans doute valu un séjour dans l'une de vos geôles. Mais France et Bourgogne sont en paix, dorénavant, n'est-il pas vrai ?... A présent, vous savez tout et je pense qu'il ne vous reste plus qu'à me souhaiter bon voyage et à vous retirer.

Mais le sourire n'avait servi à rien et, sous le chaperon rouge, le visage de Van de Walle demeura de pierre.

— Pas encore, si vous le permettez ! Me direz- vous, en ce cas, ce que vous êtes venue faire ici et sous une fausse identité.

— Puisque vous êtes si bien renseigné, vous devriez le savoir : je suis venue prier devant le Précieux Sang de Notre-Seigneur pour qu'il consente à rendre la santé à mon époux gravement blessé il y a quelques mois. Il m'a paru plus convenable de le faire sous un nom d'emprunt. Hier, vers la fin du jour, j'ai été...

— ... vénérer la relique en compagnie de maître Van Eyck, j'en conviens ! Mais ensuite vous avez quitté discrètement la chapelle en passant par l'hôtel de ville. Et, en bateau, vous avez gagné la maison de la Florentine. De ce côté-là aussi il est inutile de nier. Nous avons des agents habiles... très capables de suivre quelqu'un sans se faire voir, surtout quand la nuit tombe !

— La voix froide, posée, articulant soigneusement chaque syllabe afin qu'elle porte mieux, agissait comme un acide sur les nerfs de Catherine, emportant ses belles résolutions de calme et de diplomatie. Sa voix, à elle, fut encore plus glaciale quand elle riposta, perdant patience : En admettant que tout ceci soit vrai... me ferez- vous la grâce de me dire en quoi mes affaires vous regardent

? — Personnellement elles ne me regardent pas, j'en conviens, mais elles regardent la cité tout entière dès l'instant qu'elles présentent quelque valeur pour sa sauvegarde. Or vous portez l'enfant d'un prince qui nous cause de bien grands ennuis, et cependant vous n'avez pas craint de venir ici pour vous en débarrasser !

— C'est faux ! Jadis, oui, j'ai eu un fils de monseigneur Philippe... mais cet enfant est mort et vous le savez certainement aussi bien que quiconque, vous qui savez tout ! Mais, depuis, j'en jure Dieu, il ne m'en a pas fait d'autre ! Comment l'aurait-il pu d'ailleurs alors que j'habitais l'Auvergne et lui ses États ?...

Louis Van de Walle leva la main comme pour endiguer le flot de paroles.

— Il est inutile de vous défendre comme vous le faites, madame

! Tout ce que vous pourrez dire ne servira à rien !

— Ce qui veut dire ?

— Que vous demeurerez ici jusqu'à la naissance de cet enfant. Il sera peut-être possible alors de voir à qui il ressemble !

— Je me tue à vous dire qu'il n'est pas du Duc !

— Peut-être... et au fond cela ne présente que peu d'importance, fit le bourgmestre avec un froid sourire. Ce qui importe c'est que vous soyez ici, en attente d'enfant, que vous y demeuriez sous bonne garde... et que le Duc en soit promptement informé !

Catherine trouva assez d'empire sur elle-même pour éclater de rire.

Et que voulez-vous que cela lui fasse ? Nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre depuis longtemps. Alors ce qu'il peut advenir de l'épouse du sire de Montsalvy et de son enfant, voilà qui doit lui être parfaitement égal. Vous commettez une lourde erreur, sire bourgmestre, une erreur que vous regretterez peut-être profondément

! — Cela m'étonnerait. Même s'il n'est pas du Duc, l'enfant n'est pas non plus de votre mari, car vous ne vous seriez pas donné tant de peine pour le supprimer. Quant aux... sentiments de Monseigneur envers vous, je ne suis pas certain que vous en soyez bien informée.

Vous êtes trop modeste, dame Catherine... beaucoup trop modeste et je crois savoir moi que le Duc ne vous a guère oubliée. Tout le monde ici connaît la vérité sur la Toison d'Or...

— Une vérité vieille de huit ans !

— Le temps ne fait rien à l'affaire. C'est un prince fort sensible que monseigneur Philippe... et nous sommes persuadés que vous sachant entre nos mains... et en danger de mort, il traitera la chose avec désinvolture.

La gorge de Catherine se sécha brusquement.

— De mort ?... Avez-vous perdu l'esprit ? Que vous ai-je fait ?

— Rien du tout. Mais si le Duc refuse de nous rendre nos privilèges, ou... s'il osait nous attaquer, nous aurions le regret de vous exécuter immédiatement.

C'était plus que Gauthier n'en pouvait supporter. Par trois fois, déjà, au cours du dialogue, Catherine avait dû, par un geste impérieux, l'empêcher de prendre part au débat. Cette fois, il n'y tint plus. Tirant son épée d'un geste brusque il en posa la pointe sur la poitrine du bourgmestre.

— Je crois que vous dépassez les bornes, bourgmestre ! Je n'ai pas l'habitude de laisser insulter ou menacer ma maîtresse car la garder est ma principale fonction. Aussi faites-moi donc le plaisir de sortir d'ici et plus vite que cela. Mais auparavant, toutefois, ayez donc la bonté de nous établir immédiatement un laissez-passer qui nous permette de quitter votre bonne cité, si agréablement hospitalière.

— Et si je n'obéis pas ?

— Je vais avoir l'immense plaisir de vous couper la gorge !

Van de Walle haussa les épaules.

— Vous signeriez votre arrêt de mort immédiate. Avez-vous envie d'être pendu ?

— Comme vous avez si bien pendu cette pauvre femme, la Florentine ? Car c'est sur votre ordre, n'est-ce pas, qu'on l'a exécutée ?...

— Gauthier ! reprocha Catherine. Je crois que vous dépassez vous aussi les bornes...

— Croyez-vous ? Regardez donc la figure de votre bon bourgmestre. Il ne lui vient même pas à l'idée de nier ! On tient beaucoup décidément à ce que vous ayez un enfant !

— Et à ce qu'elle l'ait ici ! coupa Van de Walle. Alors que décidez-vous ? Me tuez-vous ou bien...

Vivement, Catherine posa sa main sur celle du jeune homme l'obligeant à abaisser l'arme qui était déjà légèrement enfoncée dans l'épaisseur du tissu.

— Laissez, mon ami ! Comme on vient de vous le dire, cela ne servirait qu'à vous envoyer à la mort, sans nous sauver. Vous pensez bien que ces messieurs ne sont pas venus seuls...

— En effet, dit l'échevin Metteneye qui avait assisté sans ouvrir la bouche à cette scène violente et considéré avec un calme parfait le danger couru par son chef. Il y a, devant l'auberge, une compagnie entière de la milice communale, toute disposée à nous prêter main-forte...

Contre une femme et deux jeunes gens ? articula Catherine méprisante. Mes compliments, seigneurs bourgeois ! Voilà de la bravoure... presque aussi brillante que celle par vous déployée devant Calais ! Eh bien donc, me voici votre prisonnière ! Puis-je savoir où vous avez l'intention de me garder ? Dans cette auberge ? J'en serais navrée : elle a beaucoup perdu depuis le temps où mon oncle en était l'un des plus fidèles clients. À présent, c'est un coupe- gorge ! ajouta-t-elle en adressant au malheureux Cornélis la fin de son sourire dédaigneux, sous lequel il parut se recroqueviller. Plutôt au Steen... à la prison, j'imagine ?

— Ni l'un ni l'autre ! coupa le bourgmestre. Vous êtes un otage trop précieux pour n'avoir pas droit à tous les égards. Il est inutile d'attiser encore la colère du Duc. Vous serez donc parfaitement traitée... à moins que l'on ne nous oblige à des solutions extrêmes.

— Auquel cas vous me couperez la tête avec tout le respect qui m'est dû ? Alors, où irai-je ?

— Mais... chez vous ! Votre maison vous appartient toujours et elle a été soigneusement entretenue par ordre de Monseigneur... ce qui, vous l'avouerez, est une parfaite preuve d'indifférence. Vous y aurez toutes vos aises, mais, bien entendu vous y demeurerez sous une étroite surveillance. Je vais d'ailleurs avoir l'honneur de vous y conduire moi-même et, puisque vous étiez prête à partir, je pense qu'il n'y a aucune raison de différer plus longtemps. Quant à vous, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Gauthier, je veux bien oublier votre... coup de sang de tout à l'heure car, à tout prendre, vous n'avez fait que votre devoir de bon serviteur mais je vais m'assurer...

— Ah non ! protesta Catherine. Vous n'allez pas me prendre mes serviteurs ? Je veux bien être votre prisonnière ; je veux bien risquer ma vie entre vos mains et j'essayerai de prendre mon mal en patience mais j'entends garder ceux qui me sont dévoués. Or, je n'ai plus ici que deux amis : mon écuyer et mon page : laissez-les-moi !

Van de Walle s'inclina.

— Soit ! Permettez-moi cependant de corriger vos paroles, dame Catherine. Vous avez ici bien plus d'amis que vous n'imaginez et vous aurez toute la ville si, grâce à vous, nous retrouvons commerce fructueux, paix et privilèges...

Il semblait croire à ce qu'il disait. Avec un haussement d'épaules agacé, Catherine s'en alla prendre son manteau posé sur un coffre et le jeta sur ses épaules. Curieusement, elle n'éprouvait plus aucune révolte car elle voyait dans ce qui lui arrivait le signe indiscutable du destin, la main de Dieu que son faux pèlerinage avait offensé. Elle connaissait trop Philippe pour s'illusionner, si peu que ce soit, sur son sort : jamais, il ne confondait la politique et ses sentiments. Jamais non plus, et quel que puisse être l'amour qu'il lui portait encore, il ne baisserait pavillon devant des bourgeois révoltés pour la garder vivante... quitte à noyer Bruges dans un bain de sang quand il aurait remis la main dessus, ce qui arriverait tôt ou tard ! Il pleurerait abondamment le trépas de la femme qu'il avait sans doute aimée le plus au monde mais il ne lèverait pas le petit doigt pour l'en sauver, tout au moins aux conditions qu'on allait lui imposer.

Persuadée qu'en gagnant sa maison d'autrefois, elle commencerait sa marche vers l'échafaud, Catherine suivit le bourgmestre. Au-dehors, en effet, un groupe important de la milice attendait, en armes et, pardessus leurs casques étincelants, la prisonnière put voir que la rue aux Laines était pleine d'une foule silencieuse, presque inerte, ce qui pour une foule flamande n'était pas de très bon augure.

Avant de passer le seuil, elle arrêta le bourgmestre.

— Encore un mot ! Selon toutes probabilités, je mourrai ici mais, après tout, c'est sans grande importance. Ce que je désire c'est qu'après ma mort il ne soit fait aucun mal à mes jeunes serviteurs et qu'on les laisse repartir librement vers leur pays. Pouvez- vous me donner cette assurance ?

Les yeux froids du bourgmestre s'attachèrent un instant au beau visage tourné vers lui, si paisible, si serein qu'une sorte d'émotion passa dans son regard devant tant de tranquille courage.

Sur mon honneur, vous avez ma parole ! Mais... j'ose espérer que, bientôt, vous pourrez vous aussi retourner vers vos domaines et votre vie habituelle, dame Catherine... et même que nous célébrerons cet événement par une grande fête ! Catherine haussa les épaules. —

Vous croyez aux miracles, messire ? Moi, j'y crois de moins en moins

! Quand vint le printemps, les blancheurs et les frimas de l'hiver devinrent grisaille et gadoue. Le froid avait cessé mais les nuages charriés par le vent de mer se mirent à déverser des torrents de pluie qui détrempèrent la terre et gonflèrent les canaux. Le dimanche de Pâques, qui était cette année-là le 31 mars, il plut tellement que l'eau envahit non seulement les caves des maisons mais encore nombre de salles du rez-de-chaussée et les Brugeois obligés de passer ce jour de fête à sauver leurs meubles de l'inondation en vinrent à penser que Dieu leur en voulait personnellement et boudèrent quelque peu les offices du jour.

Chez Catherine, ce fut un jour comme tous les autres, aussi terne, aussi morne... avec pour seule satisfaction la pensée que les factionnaires apostés nuit et jour à l'étage inférieur de sa maison avaient les pieds dans l'eau. Mais le récit enthousiaste et imagé que lui en fit un Bérenger assoiffé de vengeance ne lui arracha qu'un faible sourire.

Pourtant, quand le bourgmestre Van de Walle l'avait ramenée dans la maison qui avait été la sienne, elle en avait éprouvé la joie que ressent le voyageur en retrouvant un lieu charmant où il a connu, jadis, des jours pleins de douceur. Le petit palais, dont les hautes fenêtres lancéolées se reflétaient si joliment dans l'eau calme d'un canal avec les couleurs chaudes de ses vitraux et la grâce de ses pignons sculptés, avait été, en effet, amoureusement entretenu. L'intérieur, fleurant bon la cire fraîche et l'odeur forestière des feux de bois, était demeuré dans l'état exact où elle l'avait laissé. Elle revit la grande salle avec sa cheminée de grès couleur de crème, les faïences italiennes et les beaux objets d'étain ou d'or, les précieuses verreries de Venise qui chargeaient ses dressoirs et ses crédences avec le siège, légèrement surélevé et surmonté d'un dais en tapisserie à personnages qui marquait, souverainement, la place de la dame du lieu. Elle revit la chambre rose et argent si follement recopiée par son amant princier, elle revit les saules de son petit jardin dont les longues chevelures se penchaient sur l'eau verte. Mais elle ne revit aucun de ses anciens serviteurs et surtout, surtout, Sara n'était plus là, elle non plus, Sara qui s'entendait si bien à régenter toute la maison. Et parce qu'elle n'y était plus, le petit palais posé sur son miroir semblait avoir perdu son âme. Il n'était plus pour Catherine qu'une ravissante coquille vide où la vie allait s'écouler bien monotone, rythmée par la cloche du beffroi qui, matin et soir, sonnait pour le début et la fin du travail dans la ville.

Bien sûr, on lui donna d'autres domestiques mais ils avaient le visage fermé et les yeux inquisiteurs des geôliers et ils s'entendaient trop visiblement avec ceux qui, chaque jour, venaient s'installer dans la salle basse pour assurer la garde du précieux otage. Une étrange garde, d'ailleurs, fournie chaque jour par une corporation différente comme si tous les corps de métiers de la turbulente cité tenaient à s'assurer, à tour de rôle, de ce que leurs intérêts étaient bien protégés.

Et l'on put voir flotter alternativement devant la porte de Catherine la bannière des chaussetiers, celle des plombiers, des orfèvres, des mouliniers, des chapeliers, des huchiers, des déchargeurs de vin, des peintres, des cordiers, des chandeliers, des barbiers, etc.

Cette garde, sans cesse différente, était devenue la grande distraction de Gauthier et de Bérenger, la seule qui leur fût permise car, pas plus que Catherine, ils n'avaient le droit de sortir de la maison qui au fil des jours perdait toujours un peu plus de son charme et devenait prison. La jolie porte peinte et sculptée ne s'ouvrait jamais pour eux. Seules les fenêtres pouvaient s'ouvrir mais l'air qui entrait était si froid qu'il fallait bien vite les refermer. L'ennui s'installait en dépit des efforts de Catherine et de Gauthier qui pour meubler le temps avaient entrepris de continuer les études de Bérenger regrettablement négligées depuis son départ de Montsalvy.

Heureusement, on ne leur marchandait ni les livres, ni le papier, ni les plumes et grâce à tout cela bien des heures passaient, moins lourdes que les autres.

Naturellement, l'otage n'avait pas droit aux visites. En dépit de ses efforts et d'une scène violente qu'il était allé faire aux échevins, Jean Van Eyck n'avait pu obtenir la permission de voir son amie. On lui avait même fait comprendre qu'il était préférable pour lui de ne s'absenter de chez lui que le moins souvent possible, ce qui réjouissait si visiblement sa femme que sa fureur à lui s'en trouvait redoublée. Il s'en vengeait en exécutant, de dame Marguerite, un portrait si peu flatté qu'il en devenait féroce. Mais cela ne lui rendait pas ses coudées franches pour autant...

Quant à Catherine, chaque jour, matin et soir, elle devait recevoir le chef de sa garde personnelle venu s'assurer de ce qu'elle était toujours là. En outre, le dimanche, un prêtre de l'église Saint-Jean venait dire la messe pour elle et l'entendre en confession si elle le désirait, mais elle ne le désirait jamais. Enfin, tous les quinze jours, Louis Van de Walle ou l'autre bourg mestre Maurice de Varssenare venait lui rendre une très cérémonieuse visite, s'inquiétait de sa santé, de ses besoins mais ne répondait jamais à ses questions lorsqu'elle essayait de savoir où en étaient les pourparlers avec le Duc...

En foi de quoi, elle avait l'impression que les choses étaient loin de s'arranger car à chacune de leurs visites, elle leur trouvait la mine plus grave et le regard plus inquiet.

Cela ne la tourmentait pas outre mesure d'ailleurs car elle en venait à éprouver, pour son propre destin, un curieux détachement. Trop de catastrophes s'étaient abattues sur elle depuis qu'elle avait dû quitter sa chère Auvergne. Elles avaient fini par user sa résistance morale et, à présent, la mort, même tragique, même sanglante sous la doloire d'un boucher, prenait lentement les couleurs apaisantes d'une délivrance.

En quittant la vie, elle entrerait enfin dans le repos éternel, elle serait débarrassée à tout jamais de ce corps qui lui avait donné des joies, certes, mais tellement plus de souffrances, de ce cœur trop souvent mis à la torture par la dureté, l'égoïsme et l'intransigeance d'Arnaud.

Parfois, la nuit, tandis que les yeux grands ouverts dans l'obscurité elle écoutait couler les heures sans trouver le sommeil, elle cherchait à sonder la vérité de ce cœur. Naguère encore, la seule évocation de son époux suffisait à en accélérer le rythme, à le faire soupirer de bonheur ou se crisper de souffrance. Mais depuis quelque temps il restait étrangement silencieux, comme si, las d'avoir trop crié dans le désert, il avait perdu sa voix...

Seule, la pensée des enfants, qu'elle ne reverrait sans doute jamais, réussissait à faire renaître le chagrin et le regret mais c'étaient là des sentiments égoïstes car elle savait les petits bien protégés au milieu de toutes ces bonnes gens de Montsalvy qui les adoraient et qu'ils aimaient, auprès de Sara, leur seconde mère, de l'abbé Bernard... et d'Arnaud, dont les sentiments paternels ne pouvaient être mis en doute. Non, en vérité, leur mère ne leur était pas indispensable et elle pouvait mourir en paix, sur cette terre de Flandre qu'elle avait aimée et qui bientôt se refermerait sur elle... Sur elle et sur ce poids chaque jour plus intolérable, qui se gonflait dans les mystérieuses ténèbres de son corps... A cause de cela aussi la mort devenait désirable car la dame de Montsalvy savait bien qu'elle ne pourrait pas survivre à la naissance de l'enfant monstrueux que lui avait infligé un démon pourvu de trop de visages pour n'en montrer qu'un seul.

Sa grossesse, d'ailleurs, devenait pénible et lui causait des malaises, des dégoûts surtout qu'elle n'avait jamais connus auparavant.

Jusqu'alors, la vie active, au grand air la plupart du temps, qu'elle avait toujours menée lui avait valu des attentes faciles, à peu près exemptes de désagréments et à la suite de quoi elle mettait ses enfants au monde avec la simplicité des campagnardes.

Cette fois, les choses s'annonçaient plus difficiles. L'existence confinée ne lui valait rien. Elle perdait l'appétit, maigrissait et chaque matin qui se levait la trouvait plus pâle, et plus profond le cerne de ses yeux... Au point qu'au soir du lundi de Quasimodo, lorsque Louis Van de Walle apparut, Gauthier lui sauta littéralement au visage quand il franchit le seuil de la salle.

— Si vous avez juré sa mort, il serait plus honnête de le dire tout de suite, sire bourgmestre. Chaque jour qui passe la voit plus faible et je peux vous prédire avec certitude qu'avant peu votre précieux otage vous aura échappé parce que Dieu s'en sera chargé. Que direz-vous alors au duc Philippe ?

— Puis-je la voir ?

Certainement pas ! Pour ce soir vous vous contenterez de moi. Elle est au lit depuis hier. J'ajoute qu'elle n'a rien avalé depuis deux jours en dehors d'un peu de lait.

Un vif mécontentement se peignit sur le visage anguleux du magistrat municipal.

— Si la comtesse est souffrante pourquoi n'en avoir rien dit ? Nous aurions envoyé aussitôt un médecin...

— Elle n'a pas besoin de médecin, elle a besoin de respirer, de bouger. Ce n'est pas la maladie qui la tue, c'est votre prison, si dorée soit-elle ! Et je peux vous le dire avec certitude : dans l'état de faiblesse grandissant où je la vois, l'accouchement la tuera si elle ne meurt pas avant.

— Qu'en savez-vous ? Etes-vous médecin ?

— Je n'en ai pas le titre mais j'en sais autant que la plupart. J'ai pris mes premiers grades en Sorbonne et je vous dis, moi, que dame Catherine n'en a plus pour longtemps !

Brusquement, le bourgmestre perdit son empesage officiel. Son échine, si raide l'instant précédent, se voûta tandis qu'il s'en allait tendre ses mains maigres au feu ardent de la cheminée. Le reflet des flammes accusa les plis soucieux de son visage.

— Sur le salut de mon âme, je vous jure que je ne veux pas sa mort et qu'il n'a jamais été dans mes intentions de la réduire à un emprisonnement aussi étroit. Je pensais la laisser libre d'aller et venir dans l'enceinte de la cité, sous surveillance bien sûr, mais je ne voulais pas l'enfermer. Néanmoins il m'est impossible, à l'heure qu'il est, de lui permettre de sortir.

— Mais enfin pourquoi ?

Parce que les gens des Métiers ne le toléreraient pas et que ce sont eux qui sont, en fait, les véritables maîtres de la ville. Moi et mon collègue Varssenare nous ne sommes plus guère bourgmestres qu'en titre... et obligés de hurler avec les loups si nous voulons demeurer en vie, nous et nos familles. Cela ne vous a pas surpris de voir des corroyeurs, des potiers, des patenôtriers 1 monter la garde ici alors que nous avons une milice communale aux ordres du capitaine de la ville, Vincent de Schotelaere qui est de mes amis ?

— Qu'attend-il alors pour faire le ménage et imposer le respect des magistrats et de la loi ?

Van de Walle haussa les épaules et passa une main, dont Gauthier remarqua qu'elle tremblait légèrement, sur ses yeux fatigués.

— Les officiers ne demanderaient que cela. Mais les hommes de troupe sortent à peu près tous des familles de travailleurs ou du bas peuple qu'avec de la bière et un peu d'or on fait brailler sur le mode que l'on veut. Voyez-vous, les choses en sont venues au point où, même s'il était en mon pouvoir de laisser sortir votre maîtresse, je me garderais bien de le faire car ce serait la vouer au massacre. Les esprits se montent de plus en plus, jeune homme, et vous n'imaginez pas à quel point le peuple, surchauffé, se montre rétif et insolent. En toute honnêteté, j'ai cru, en gardant ici dame Catherine, agir pour le bien de ma cité, pour sa richesse et pour ses privilèges séculaires. A présent, je me demande si j'ai eu raison. Je... je ne sais plus !

Silencieusement, Gauthier alla jusqu'à un dressoir, y emplit deux gobelets de malvoisie et vint en offrir un au bourgmestre.

— Asseyez-vous, messire... et buvez ceci. Je crois que vous en avez besoin.

Avec une grimace qui pouvait passer à la rigueur pour l'ombre d'un sourire, Van de Walle accepta le vin et le siège que le jeune homme lui avançait. Gauthier le laissa boire et se détendre un peu dans le moelleux des coussins. Cet homme qu'il y a un instant encore il imaginait tout-puissant, monolithique et impitoyable, lui faisait pitié à présent. Il ressemblait bien plus à un gibier traqué qu'au premier magistrat d'une cité souveraine...

1 Les chapelets, faits d'ambre, dont Bruges possédait le monopole, étaient une des grandes spécialités de la ville.

Quand il eut vu un peu de couleur revenir à son visage blême, Gauthier, doucement, demanda :

— Les choses vont si mal avec le Duc ?

Il s'attendait à voir son vis-à-vis se refermer comme une huître et partir sans ajouter un seul mot. Il n'en fut rien. Van de Walle devait être à bout de nerfs car il se laissa aller à soupirer, puis répondit :

— Plus encore que vous n'imaginez ! Lorsque nous avons envoyé, fin janvier, auprès de Monseigneur pour continuer les pourparlers et l'informer de la présence de dame Catherine en notre ville, il n'a même pas voulu recevoir les messagers. Mais, le 11 février, il déclarait hautement que le Franc formerait à l'avenir le quatrième membre du pays avec Gand, Ypres et Bruges et qu'en aucun cas ses habitants ne pourraient se faire admettre dans la bourgeoisie de Bruges. C'est la liberté pour le Franc... et un coup très rude pour notre économie !

— Et l'Écluse ?

— Il n'en a pas été question mais je vous rappelle qu'elle fait aussi partie du Franc. Alors...

— Vous n'avez rien fait depuis ?

Bien sûr que si ! Puisque nos envoyés n'ont pas été reçus, mon collègue Maurice de Varssenare s'est rendu en personne à Lille. Il venait de partir quand nous avons appris que, le 11 mars, le Duc avait confirmé, par charte, les droits du Franc à une organisation indépendante. Depuis nous sommes sans nouvelles. Nous ne savons même pas ce qu'il est advenu de Varssenare. J'ai peur que le Duc ne l'ait fait jeter en prison. Ce qui n'empêche pas les gens d'ici de crier déjà à la trahison et de réclamer sa tête ! Nous vivons des temps difficiles, jeune homme, mais j'ai peur qu'ils ne le deviennent plus encore. Alors, je vous en conjure, faites tout ce que vous pouvez pour votre maîtresse mais gardez-la en vie. Demain, mon épouse, Gertrude, viendra la voir. Voilà des semaines qu'elle me supplie de le lui permettre car elle a beaucoup de sympathie pour elle. Peut-être arrivera-t-elle à la raisonner, à l'inciter à se nourrir, à lutter. Et puis...

demandez-lui de me pardonner !

— Ne vaudrait-il pas mieux essayer de la faire partir d'ici ? Que se passera-t-il si les croquants qui gardent cette maison décident un jour d'y mettre le feu ou d'en massacrer tous les habitants ?

— Je sais mais je n'y peux rien. Croyez bien que si sa fuite était possible ce serait déjà fait. Mais...

— Mais ce serait signer votre arrêt de mort, n'est-ce pas ?

Le bourgmestre baissa la tête.

— ... et surtout celui de ma famille car ces gens ne feraient pas de différence. Et j'ai des enfants...

Comme pour apporter un contrepoint sinistre à ses craintes, une clameur s'éleva à l'extérieur, dans la rue même où s'ouvrait la maison, une clameur d'où jaillit, isolé et menaçant, le cri de « Mort aux traîtres

!... » Van de Walle se leva.

— Qu’ont-ils pu découvrir encore ? soupira-t-il. Il vaut mieux que j'aille voir. Les inondations n'arrangent rien...

Et il partit, laissant Gauthier méditer à loisir les nouvelles inquiétantes qu'il lui avait données...

Cette nuit-là. le jeune homme ne dormit guère. Enfermé avec Bérenger dans leur chambre, sans parvenir à trouver le sommeil, les deux garçons tournèrent et retournèrent dans leurs têtes les données d'un problème apparemment insoluble : comment faire évader Catherine et la ramener dans ce pays de France qui leur semblait une sorte de paradis perdu en dépit des violences qui le ravageaient encore.

De la visite du bourgmestre, Gauthier n'avait rapporté, à Catherine, que ce qui lui était apparu nécessaire, c'est-à-dire les regrets qu'il avait exprimés d'être responsable de son mal, ses désirs de la voir réagir et reprendre des forces et l'annonce de la visite de son épouse pour le lendemain.

— Je crois qu'il a été contraint par son entourage d'agir comme il l'a fait mais qu'il penche davantage pour le parti du Duc que pour les rebelles...

La jeune femme avait répondu que les regrets lui semblaient un peu tardifs, qu'elle recevrait volontiers dame Gertrude mais qu'en tout état de cause, tout cela ne changerait pas grand-chose à son état de faiblesse et à son dégoût de toute nourriture...

— Et même de la vie, j'en ai bien peur, soupira Bérenger lorsque son ami lui rapporta ces paroles.

— Surtout de la vie ! Je suis certain qu'elle a choisi de se laisser mourir puisque à présent il ne lui est plus possible de se débarrasser de ce maudit gosse ! Aujourd'hui elle n'a bu que de l'eau. Elle a même refusé le lait.

— Tu crois qu'elle aurait décidé de se laisser périr d'inanition ? Ce serait horrible...

— Mais cela lui ressemblerait assez. La mort de la Florentine et la stupidité des gens d'ici l'ont rejetée à ses angoisses, aux remords qu'elle se forge, à l'horreur de son propre corps. Et pourtant, il faut qu'elle mange, il le faut ! Admets qu'il se présente une occasion de fuir, une chance d'évasion ? Comment pourrions-nous la saisir avec une mourante ? Déjà, elle se meut avec difficulté.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, fit Bérenger songeur. Tu dis qu'elle veut mourir. Or, hier, quand le prêtre habituel est venu dire la messe ici, elle a une fois de plus refusé la confession.

— Et tu ne comprends pas ? C'est justement ce qui me fait dire qu'elle a décidé de mourir. Comment veux-tu qu'elle s'accuse d'être en train de se suicider ? Aucun prêtre ne lui donnerait l'absolution. Nous verrons bien ce qu'elle fera demain de son déjeuner du matin...

Mais le lendemain, quand la servante porta dans la chambre de Catherine le lait, le pain et le miel qui constituaient habituellement son premier repas, les deux garçons virent le plateau ressortir intact. Une fois de plus elle avait demandé de l'eau...

Un même élan allait les précipiter dans la chambre quand maître Niklaus Barbesaen, chaussetier de son état et chef de l'escouade préposée ce jour-là à la garde, monta du rez-de-chaussée précédant un grand moine en froc noir dont le capuchon, baissé sur le haut visage ne permettait de voir qu'une longue barbe rousse.

— Que voulez-vous ? fit Gauthier impatiemment. Et qu'est-ce que vous nous amenez là encore ?

Le chaussetier offusqué considéra le jeune homme avec un franc dégoût.

— Un saint moine augustin, le frère Jean de la Vraie Croix qui arrive de Cologne où il a longuement prié devant les reliques des Trois Rois, a appris, en regagnant son couvent, le retour de la dame de Brazey dans notre bonne ville. Il dit qu'il a été jadis son confesseur et que...

— Dame Catherine ne veut voir personne ! Elle a ouï la messe hier, pour la Quasimodo.

— Mais on m'a dit qu'elle ne s'était pas confessée et n'avait pas communié depuis longtemps, coupa le nouveau venu avec un accent flamand à faire trembler les murs. Or, de mon temps, cette chère dame était fort exacte à tous ses devoirs religieux. Voilà pourquoi j'ai pensé qu'elle serait peut-être heureuse de reprendre ses anciennes habitudes...

— Si ma maîtresse n'a pas jugé bon de se confesser hier, je ne vois pas pourquoi elle en aurait envie ce matin, riposta Gauthier.

La discussion menaçant de s'éterniser, maître Barbesaen battit en retraite.

— Je vous laisse. J'ai à faire en bas... mais vous devriez d'abord demander à cette dame ce qu'elle en pense, mon garçon, maugréa-t-il.

On n'aime pas beaucoup, céans, les femmes qui refusent de se mettre en règle avec le Seigneur... surtout quand elles sont en péril de mort !

Le mot tomba aussi brutalement que la hache du bourreau créant un froid et un brusque silence. Tandis que le chaussetier tournait les talons, le moine dit :

— Vous pouvez toujours lui demander si elle veut voir un moment celui qu'elle appelait son bon frère Jean ?... Si elle refuse, je m'en irai et me contenterai de prier pour elle dans notre chapelle...

Puis, en homme disposé à patienter, il alla se planter devant un ange d'or et d'azur dû au pinceau prestigieux de Jean Van Eyck et qui illuminait le mur au-dessus d'une crédence. Quelque chose dans son attitude intrigua Gauthier sans qu'il pût démêler ce que cela pouvait bien être. Peut-être cette façon désinvolte de contempler le tableau, les mains nouées derrière le dos en se balançant d'avant en arrière sur des pieds nus chaussés de sandales... ou peut-être le fait que les mains en question étaient étrangement soignées pour être celles d'un pauvre moine voyageur au froc effrangé et rapiécé.

Sans plus insister, il alla frapper à la porte de Catherine et entra. Il la trouva levée mais plus pâle que jamais. Sa peau fine avait perdu sa belle couleur dorée pour des transparences d'albâtre sous lesquelles se montrait le réseau bleuâtre des veines. Ses grands yeux violets étaient si largement cernés qu'elle avait l'air de porter un masque sur le haut de son visage... Vêtue d'une ample robe de ce blanchet qu'elle avait toujours affectionné, et dont les plis moelleux dissimulaient à la fois sa maigreur et son ventre apparent, elle se tenait assise dans l'embrasure de la fenêtre et regardait au-dehors les branches du saule où se montraient de minuscules pousses vert tendre. Jamais l'écuyer ne lui avait vu visage aussi fatigué...

Elle ne détourna pas la tête quand Gauthier entra et quand il annonça le visiteur elle se contenta de murmurer :

— Je ne veux voir personne. Il sera déjà assez pénible de recevoir la femme du bourgmestre.

— Mais ce moine dit qu'il était votre confesseur, jadis...

— Quelle sottise ! Je n'ai jamais eu de confesseur attitré. C'est un imposteur simplement...

— Il dit aussi qu'il était un ami et que...

Elle haussa les épaules avec un petit rire infiniment triste.

— Un ami ? Ici ?... En dehors de ce pauvre Van Eyck, je ne vois pas...

— Vous ne faites pas bien les commissions, mon jeune ami, reprocha du seuil la voix flamande du moine qui était entré sans qu'on l'entendît. Je vous ai dit de demander à dame Catherine si elle voulait bien recevoir celui qu'elle appelait son bon frère Jean...

Puis brusquement la voix baissa considérablement de ton tandis que le rude accent flamand disparaissait comme par magie.

— Allons, Catherine ! murmura-t-il. Vous m'avez souvent appelé comme cela, autrefois. Regardez-moi mieux et surtout en imaginant que je n'ai plus cette barbe grotesque ! Imaginez-moi vêtu autrement que de loques puantes... de soie et d'or par exemple avec les armes de notre bon duc Philippe brodées sur la poitrine...

À mesure qu'il parlait les yeux de Catherine s'agrandissaient de stupeur et, brusquement, Gauthier émerveillé y vit briller un peu de joie.

— Vous ? souffla-t-elle. Vous ici et sous cet accoutrement ? Je rêve ?...

— Ma foi non, c'est bien moi !... Surprenant, non ?... Je vous avouerai, ma chère, que je suis presque aussi étonné que vous de me voir ainsi affublé.

Et l'étrange moine alla se planter, le poing sur la hanche, devant le grand miroir d'argent pour s'y admirer tout à son aise.

Incroyable ! soupira-t-il. Tout à fait incroyable ! Je me demande ce que diraient les dames si elles pouvaient me voir ainsi ! A coup sûr, je serais à tout jamais perdu de réputation. Je suis positivement infâme là-dessous !

— Est-ce que vous ne vous étiez pas encore vu ?

— Mon Dieu non ! Le couvent de Roulers où l'on m'a accoutré ainsi ne possédait pas la moindre glace et j'ai dû faire confiance au moine pèlerin que le chapelain de Monseigneur m'avait déniché. Il n'a que trop réussi, il me semble ?...

Puis se détournant du miroir avec une grimace de dégoût, il vint à Catherine et s'inclina cérémonieusement.

— Puis-je néanmoins obtenir la faveur de baiser cette jolie main ?

Vous avez une mine à faire peur, ma chère, mais vous demeureriez ravissante même avec seulement la peau sur les os. Et que votre sourire est donc joli !

Catherine, en effet, souriait du sourire émerveillé qu'un enfant réserve à l'apparition d'une fée bienfaisante. Gauthier, qu'elle avait oublié momentanément, en fut presque choqué et grogna :

— Si vous m'expliquiez ? Je voudrais bien comprendre. Qui est cet hurluberlu ?

Le moine tourna vers lui un regard scandalisé.

— Il me semble que je pourrais retourner la question : qui est ce malotru ?

— Je vais faire les présentations, dit Catherine. Mais d'abord dites-moi où est Bérenger, mon cher Gauthier ?

Le jeune homme désigna le plafond.

— Au grenier. Il m'a dit qu'il voulait examiner les gouttières, allez savoir pourquoi !... mais voulez-vous que je l'appelle ?

— Oui. Dites-lui de redescendre et de s'installer dans la salle afin qu'aucun domestique ne s'approche de ma chambre. J'entends demeurer seule avec... mon confesseur... qui n'est autre qu'un vieil ami, Jean Lefebvre de Saint-Rémy, roi d'armes de Bourgogne, arbitre incontesté des élégances de la cour ducale, celui que les cours d'Europe connaissent sous son

nom de Toison d'Or. Mon cher Jean, vous pardonnerez, j'espère, le langage intempérant de mon écuyer, Gauthier de Chazay ? Il est jeune et profondément dévoué...

Les deux hommes se saluèrent avec un reste de froideur puis tandis que Gauthier s'esquivait pour exécuter les ordres de Catherine, celle-ci se tourna vers Saint-Rémy.

— À présent, mon ami, prenez place sur ce siège, auprès de moi et pendant que je vous regarde dites- moi ce que vous venez faire ici ? Je n'ai pas de mal à deviner que c'est le ciel qui vous envoie...

— Si l'on s'en tient à mon habit, c'est la première pensée qui vient à l'esprit en effet mais en réalité c'est le Duc. Lorsqu'il a appris que ces croquants osaient vous retenir prisonnière il est entré dans une fureur d'autant plus grande qu'il ne lui était pas possible de la montrer.

En outre, il ne comprenait pas pourquoi vous vous trouviez à Bruges, ni d'ailleurs pour quelle raison vous aviez si brusquement disparu du palais de Lille... Il y avait là un mystère.

— Un bien grand mot pour une si petite chose !...

Et Catherine raconta ce qui s'était passé au lendemain des Rois.

Elle dit aussi pour quelle raison elle avait suivi Jean Van Eyck jusqu'à Bruges et comment s'était terminé son prétendu pèlerinage.

— J'ai bien peur d'avoir causé la mort de cette malheureuse femme qui s'apprêtait à me secourir, soupira-t-elle en conclusion. Persuadés que j'étais enceinte de Monseigneur, les gens d'ici l'ont tuée pour qu'elle ne puisse m'aider.

Saint-Rémy considéra d'un œil inquiet la silhouette de son amie.

— De combien êtes-vous enceinte ?

— Environ cinq mois.

— Cela ne va pas nous faciliter la tâche. Car, naturellement, si je suis ici c'est pour vous faire fuir avant que votre situation ne devienne intolérable.

Il lui apprit alors ce que Gauthier tenait déjà de la bouche de Van de Walle : la position intransigeante du Duc devant les exigences de ses sujets de Bruges et Gand, position qu'il avait refusé farouchement de modifier même quand il avait appris la captivité de Catherine.

— Il est extrêmement inquiet pour vous, ma chère, mais il vous conjure de croire qu'il lui est impossible d'agir autrement. Les gens d'ici se moquent de lui depuis trop longtemps et s'il ne veut pas voir ses Etats s'effriter comme une poignée de sable, il ne peut pas céder au chantage.

— C'est pour me dire cela qu'il vous a envoyé ?

— Pas uniquement, je vous l'ai dit. Je dois organiser votre évasion.

— Mais enfin, pourquoi vous, vous en particulier ? La cour grouille d'espions, d'agents secrets, de seigneurs tout dévoués à leur maître... et moins connus que le roi d'armes Toison d'Or.

Saint-Rémy étendit ses jambes devant lui, considérant avec dégoût ses pieds poussiéreux dans leurs sandales de cuir brut et croisa ses mains sur son ventre.

— Pour deux raisons : tout d'abord il fallait quelqu'un qui vous connaisse bien car, voyez-vous, le Duc n'était pas tellement certain que l'otage fût véritablement vous. Les gens d'ici pouvaient avoir trouvé habile de ressusciter cette histoire d'amour bien près, à présent, de tomber dans la légende.

— C'eût été dangereux. Monseigneur, s'il y avait eu supercherie, s'en serait aperçu tôt ou tard. Et alors...

Le geste évasif de Catherine ouvrait l'imagination aux pires représailles.

— En effet. Mais quand on est dans une fausse position on peut se laisser aller à tous les expédients. Quant à la seconde raison, elle est bien simple : c'est moi qui ai demandé à venir ici.

— Mais... pourquoi ?

Là encore deux raisons : la première parce que le prieur du couvent des Augustins est un cousin fraternel qui n'a rien à me refuser ; la seconde... oh, parce que j'avais envie de vous revoir, tout simplement et de constater si vous étiez toujours aussi belle. Me voilà rassuré... A présent, enchaîna-t-il rapidement pour couper court à tout attendrissement, il faut songer à votre fuite. D'abord prenez ceci et cachez-le, cela m'encombre et me fait un ventre de notaire.

De sous son ample robe dont il dénoua vivement la ceinture de corde, il tira un paquet noir : une autre robe de moine qu'il posa sur les genoux de Catherine. Puis, en quelques phrases rapides il traça le plan prévu. Il s'agissait de faire sortir la jeune femme par le toit de sa maison et de gagner, la nuit, une maison voisine d'où il serait possible, puisque celle-là ne serait pas surveillée, de descendre jusqu'à une barque qui conduirait vivement la fugitive jusqu'au couvent des Augustins où elle serait parfaitement à l'abri sous sa robe monastique, où la protection du prieur lui faciliterait le séjour et où personne n'aurait l'idée de venir la chercher...

Mais, brusquement, la voix chuchotante et enthousiaste se tut. Un instant Saint-Rémy considéra Catherine et son regard s'assombrit.

— Nous n'y arriverons jamais ! soupira-t-il... Vous avez l'air tellement faible ! Et puis votre état est plus avancé que je ne pensais...

Comment vous faire grimper sur un toit dans de telles conditions, suivre une gouttière, affronter une pente raide... sans parler du vertige

!

Un peu de rose monta aux joues transparentes de la jeune femme.

— Pensiez-vous donc faire cela ce soir même ?

Non. Dans quelques jours seulement afin que l'on n'associe pas votre fuite à cette curieuse confession. Mais je ne vois pas comment vous pourriez être en meilleur état rapidement. Et il faut tout de même faire assez vite. Monseigneur le Duc à Lille rassemble ses troupes picardes et bourguignonnes sous couleur de les mener en Hollande sur les terres récemment héritées de sa cousine Jacqueline de Bavière afin d'y mater une révolte. En fait, c'est Bruges et Gand qu'il entend mater mais si vous êtes encore dans cette maison, les gens d'ici vous trancheront la tête dès l'apparition de la bannière de Bourgogne sous leurs murs...

Cette fois, Catherine sourit...

— Ne vous tourmentez pas ! J'en serai capable, je vous le promets... Accordez-moi dix jours si ce n'est pas trop demander.

— Bien sûr que non ; pour vous aider je suis capable d'exploits autrement pénibles que de croupir sous un froc dégoûtant au fond d'un couvent... à tout prendre assez confortable... mais j'ai bien peur que vous ne présumiez de vos forces. Vous semblez même incapable de vous tenir debout !

Pour toute réponse, Catherine saisit à deux mains les bras d'argent de son fauteuil et, au prix d'un effort qui fit saillir les veines de ses tempes, se leva.

— J'y arriverai, vous dis-je ! Il suffit que je m'alimente un peu mieux. Et puis, vous m'apportez l'espoir. Je ne connais rien au monde de plus revigorant...

— Bien. En ce cas, je vous quitte. Il vaut mieux ne pas trop prolonger cet entretien pour ne pas éveiller les soupçons. Nous sommes aujourd'hui le 9 avril. Dans la nuit du 18, vous quitterez cette maison... Peut-on faire confiance à votre écuyer ?

— On peut. J'en réponds. Appelez-le et demandez-lui tout ce que vous voudrez.

Gauthier reparut, laissant de garde dans la salle un Bérenger ravagé de curiosité. En quelques phrases Saint-Rémy lui expliqua ce qu'il attendait de lui : il s'agissait de préparer le passage de Catherine par le toit sans éveiller les soupçons des domestiques. Mais, comme au mot de « toit » il tournait vers Catherine un regard épouvanté, celle-ci hocha la tête.

— Il faudra que j'en sois capable, Gauthier. Quand le... révérend frère nous aura quittés, vous irez demander mon déjeuner.

Jean de Saint-Rémy devait chercher longtemps à comprendre pourquoi ce jeune écuyer qui l'avait reçu si cavalièrement à son arrivée lui avait, à son départ, serré les mains avec effusion et avec des larmes dans les yeux.

Le faux moine reparti, les trois captifs du petit palais sur le canal s'aperçurent qu'il avait emporté avec lui le plus pesant de leur angoisse et, quand Gertrude Van de Walle vint faire à Catherine la visite que son époux avait annoncée, elle fut reçue avec une gentillesse et une amabilité qui la surprirent. C'était, de son côté, une femme aimable et douce, aussi une sorte d'entente s'établit-elle entre les deux femmes. Apitoyée par l'aspect maladif de l'otage de Bruges, elle promit de faire tout ce qu'il lui serait possible pour obtenir qu'on la laissât sortir parfois en sa compagnie et sous sa responsabilité.

— Vous ne pouvez rester ainsi enfermée jusqu'à votre terme, dit-elle, sinon l'accouchement risque d'être dramatique pour l'enfant, pour vous, ou pour tous les deux. Mon époux ni moi-même ne pouvons accepter de payer nos privilèges d'un sang innocent...

— Mon sang sera-t-il moins innocent si je le répands sur l'échafaud ? murmura Catherine. Le seigneur bourgmestre m'a pourtant prédit que je mourrais si le duc Philippe n'acceptait pas les conditions de la ville.

— Le pauvre homme est prisonnier de la populace comme le sont les nobles et les grands bourgeois. Les corporations mènent la ville avec leur masse d'ouvriers et d'employés. Il ne pouvait rien dire d'autre mais je sais, moi, qu'il n'a jamais souhaité vous faire mourir.

Ayez confiance. Je veillerai à ce que l'on vous traite mieux à l'avenir...

L'avenir ? La veille encore, Catherine pensait que ce mot-là n'avait plus aucune signification pour elle. Bien plus : fermement décidée à se laisser mourir, elle ne voyait plus devant elle qu'une succession imprécise de quelques jours et de quelques nuits de plus en plus indistincts jusqu'à ce qu'enfin les ténèbres l'emportent définitivement sur la lumière.

Une fois de plus, elle remontait du fond du gouffre, une fois de plus grâce à l'étonnante arrivée du frivole Saint-Rémy, si miraculeusement transformé en ange sauveur par la grâce de l'amitié, sa passion de vivre l'arrachait au néant déjà vainqueur.

Cette nuit-là, avant de laisser le sommeil le premier bon sommeil depuis des semaines - l'emporter, Catherine se surprit à tirer sur l'avenir de nouveaux plans. Elle ne voulait pas que fût dépensée en pure perte cette miséricorde divine qui se donnait tant de peine pour l'obliger à vivre. Lorsqu'elle quitterait enfin Bruges, elle retournerait à Dijon, auprès de l'oncle Mathieu et de Bertille pour y mettre au monde l'enfant détesté. Le vieux couple, très certainement, accepterait de s'en charger et de lui bâtir un avenir car même s'il lui faisait horreur, même si elle se jurait de ne jamais le regarder en face une seule fois, même si les coups qu'il donnait déjà dans son ventre la faisaient frissonner de dégoût, elle ne pouvait se résoudre à abandonner à la misère et à la mort un être issu de sa propre chair...

Les jours qui suivirent parurent interminables et chargés d'inquiétude.

En dépit de la volonté que déployait Catherine à reprendre assez de forces pour affronter l'épreuve de son évasion nocturne, elle n'y parvenait qu'au prix de grandes difficultés et encore sans réussir complètement. Elle s'obligeait à manger mais il lui fallait vaincre des dégoûts et ce qu'elle réussissait à avaler lui profitait mal. Pourtant elle avait tout de même retrouvé de l'énergie, assez pour se déplacer dans la maison et pour descendre faire quelques pas au jardin. Gertrude Van de Walle avait obtenu pour elle cette menue faveur.

Ce n'était pas une promenade bien agréable car l'inondation, en se retirant, avait laissé une boue épaisse qui ne semblait pas destinée à sécher un jour. En outre, il y avait toujours trois ou quatre paires d'yeux braqués sur la jeune femme lorsqu'elle allait regarder l'eau couler sous les branches reverdies du saule.

On n'avait plus eu aucune nouvelle de Saint-Rémy mais c'était sans grande importance car « frère Jean » ne devait pas revenir. Il avait été convenu que, le jour où tout serait prêt, un bateau, dans lequel un pêcheur distrait oublierait une foëne et un filet, serait attaché de l'autre côté du canal. Cela voudrait dire que, vers onze heures, ledit bateau se placerait sous la maison voisine de celle de Catherine, la maison que les fugitifs devraient gagner par le toit.

Cette maison appartenait à la mère d'un des échevins, vieille femme avare et acariâtre qui ne supportait qu'un minimum de domestiques et vivait presque seule dans une grande bâtisse que l'idée de surveiller ne serait venue à personne.

Sa maison formait l'angle de deux canaux. Il suffirait donc d'en tourner l'angle, de passer sur l'autre face pour se trouver hors de vue du petit poste de garde qu'en surcroît de précautions, les geôliers de Catherine avaient installé, avec une tente, de l'autre côté du canal, sous les arbres du petit quai. Les trois fugitifs devraient donc se tenir sur le chéneau, heureusement assez large et qui sur la face plate de la maison voisine se continuait pas une corniche. Evidemment, il y aurait un passage difficile lorsqu'il s'agirait de franchir l'angle du toit.

Une fois à l'abri des regards on ferait descendre dans la barque une ficelle assez forte à l'extrémité de laquelle on aurait noué un mouchoir blanc afin que Saint-Rémy pût l'apercevoir.

A cette ficelle, il attacherait une échelle de corde qu'il serait facile de fixer à une étroite fenêtre abritée sous l'angle du toit, après quoi Catherine, aidée par ses jeunes compagnons, n'aurait plus qu'à descendre dans le bateau et à rejoindre sans autre difficulté du moins il fallait l'espérer l'abri du couvent des Augustins où on la cacherait.

La date de l'évasion avait été fixée au 18 grand maximum car l'atmosphère de la ville ne plaisait pas à Saint-Rémy qui n'excluait pas la possibilité d'être obligé d'aller plus vite. Auquel cas il faudrait s'arranger comme on le pourrait de l'état de Catherine.

Quoi qu'il en soit, dès le 12, Bérenger brûlant d'impatience s'installait dans l'embrasure de l'une des fenêtres de la grande salle, en compagnie d'un livre destiné à lui servir d'alibi. Mais son regard ne quittait guère la rive d'en face, cherchant à découvrir le premier la barque et le pêcheur distrait.

En dépit de ses soucis, la soudaine assiduité du page pour l'étude amusait Gauthier.

— Qu'est-ce que tu lis donc avec tant d'attention ? lui demanda-t-il un soir.

La Chanson de Roland ! C'est une bien belle histoire... répondit distraitement Bérenger l'œil sur le canal.

Gauthier se pencha puis se mit à rire.

— Je connais ! Mais crois-moi, c'est encore bien plus beau quand on la lit à l'endroit !...

Le page regarda son livre, rougit, haussa les épaules, le retourna...

et recommença à regarder au-dehors.

— Il est déjà tard, soupira Gauthier. Ce ne sera pas pour ce soir.

En effet, trois jours passèrent ainsi, sans amener aucun signe nouveau.

La nervosité montait lentement entre les trois prisonniers complètement coupés du reste de l'univers. Personne n'était revenu les voir, à l'exception, bien sûr, des chefs des corporations qui venaient régulièrement, comme chaque soir, s'assurer que Catherine était toujours là. Mais parfois ils pouvaient entendre, au-dehors, des rumeurs, des cris et ce grondement de raz de marée qu'émet une foule dont la colère monte. Parfois, sur le pont voisin, ils apercevaient des cortèges hurlants, brandissant des armes où des bannières de fortune faites d'un parchemin enfilé sur une lance et portant des inscriptions illisibles. L'agitation grandissait, à coup sûr, dans Bruges...

Ils en eurent la confirmation quand, au soir du 15, Gertrude Van de Walle accourut, rouge, essoufflée et la coiffe de travers.

— C'est vous que je suis venue voir, dit-elle à Gauthier. Nous venons d'apprendre de terribles nouvelles de Gand. Une grave sédition y a éclaté. Le peuple accuse les échevins de l'avoir trahi, d'avoir donné l'exemple de la retraite devant Calais, cette retraite qui a déchaîné la colère du duc Philippe et, après cela, de n'avoir pas su défendre ses revendications. On dit là-bas que tous les griefs de Monseigneur sont venus de là, qu'il ne pardonnera jamais et que la ville est condamnée...

— Ont-ils donc eu d'autres nouvelles de Lille ? demanda Catherine qui avait entendu.

— Oui et non ! Le Duc refuse toujours les privilèges mais il a fait savoir que prochainement il marcherait sur la Hollande, que son armée est prête et ceux de Gand tremblent à présent.

Malheureusement, quand ils tremblent le sang coule. Deux échevins ont été massacrés aujourd'hui, Gilbert Patteet, qui était un ami de mon époux, et Jacques Dezaghere...

— C'est cela que vous vouliez me dire ? demanda Gauthier avec un sourire. Cela ne nous concerne en rien. Nous n'avons pas l'honneur de connaître ces messieurs, nous !

— Mais, malheureux, cela vous concerne plus que vous n'imaginez ! Il n'y a que onze lieues entre Gand et ici. Je gagerais que demain, ou après, l'émeute va également enflammer Bruges et si Bruges prend feu, votre maîtresse sera en grave danger. Il faudra la protéger. Avez-vous des armes ?

Gauthier ouvrit les mains.

— Je n'ai que la force de mon bras, l'ardeur de mon courage et la chaleur de ma parole, chère dame ! Quand votre époux nous a conduits ici, il a pris grand soin de nous ôter épées et dagues.

— Les voici.

Sans la moindre gêne, Gertrude retroussa sa longue et ample robe, découvrant des jambes dodues, en tira l'épée de Gauthier qu'elle avait fixée à même sa chemise puis fouillant dans une grande poche de toile cousue à ladite chemise en tira trois dagues : celles que l'on avait prises aux jeunes gens et celle de Catherine, la dague à l'épervier.

— Tenez ! Cachez-les et servez-vous-en le cas échéant... C'est tout ce que je peux faire pour vous.

— Ce n'est pas si mal ! dit Catherine en prenant les deux mains de la brave femme et en les serrant chaleureusement. Comment avez-vous fait pour les reprendre ?

— Je n'ai eu aucune peine. Mon époux lui-même me les a données, je me suis seulement chargée de les apporter. Vous voyez, ce n'est pas un si mauvais homme !... A présent, je vous dis adieu. Il veut que les enfants et moi quittions la ville demain, dès l'ouverture des portes.

Seul mon fils aîné, Josse, restera ici avec son père.

— Où allez-vous donc ?

— Mon frère, Vincent de Schotelaere, le capitaine de la ville, possède un domaine du côté de Nieuport. Ce domaine a beaucoup souffert des ravages des Anglais mais nous y serons à l'abri. Ma bellesœur et ses enfants nous accompagnent. Vous n'imaginez pas à quel point je suis désolée de vous laisser dans ce péril. J'aurais... j'aurais tant voulu vous emmener avec nous !...

Visiblement sincère, elle avait des larmes plein les yeux et Catherine, spontanément, l'embrassa.

Partez en paix et ne vous tourmentez plus pour moi, dit-elle. J'espère sincèrement ne pas mourir ici. Mais je vous remercie du risque que vous avez pris pour nous porter ces armes. Qui est de garde, en bas, aujourd'hui ?

— Les huchiers avec maître Mettelgenden que je connais bien, répondit Gertrude Van de Walle. C'est d'ailleurs parce que je le savais que j'ai pu venir. Autrement j'aurais peut-être été fouillée. Vous voyez, je n'ai pas eu grand mérite. Dieu vous garde, dame Catherine

!... — Dieu vous garde aussi !...

Quand elle ne fut plus là, Catherine sentit un long frisson courir le long de son dos. La maison, pour une fois entièrement silencieuse, lui paraissait tout à coup menaçante dans la nuit qui venait. Elle alla tendre ses mains aux flammes du foyer et Gauthier vit que ces mains tremblaient. Mais, parce qu'il regardait ses doigts, Catherine s'obligea au sourire.

— Il fait froid, ce soir, ne trouvez-vous pas ?

— Si. Moi aussi, j'ai froid. Mais soyez tranquille, dame Catherine, nous saurons vous défendre. Désormais, nous dormirons ici Bérenger et moi, et, jusqu'à notre départ, nous veillerons à tour de rôle. Il ne faut plus nous séparer, ni nous éloigner des armes, ajouta- t-il en montrant le coffre dans lequel il les avait cachées sous une pile de nappes et de draps de réserve... Je dormirai là-dessus avec des coussins... quand je dormirai !

Catherine lui fit signe de se taire. La servante qui veillait aux repas venait d'entrer avec une nappe et des écuelles pour disposer le couvert du souper. C'était une fille d'une trentaine d'années qui semblait en état perpétuel de somnambulisme mais justement Catherine se méfiait de ses pesantes paupières toujours baissées, de cette démarche traînante, de ces gestes trop lents pour qu'ils ne soient pas un peu affectés.

Pour meubler le silence gênant qui s'installait, elle interpella Bérenger :

— Apportez-moi votre livre, Bérenger, et lisons ensemble quelques lignes tandis que Marieke mettra le couvert. Je veux voir si vous avez bien compris ce que je vous ai dit hier...

Et la voix du jeune garçon emplit la chambre.

La nuit se passa sans incidents autres qu'un incendie, du côté de l'église Notre-Dame qui, vers le matin, agita le quartier mais le jour qui suivit fut curieusement calme. Aucun autre bruit que le carillon du beffroi et le tintement des cloches des églises. Bérenger, pour sa part, guetta en vain la barque.

— Ce sera donc pour demain, soupira-t-il, mais il n'ajouta pas le fond de sa pensée : « Il faut que ce soit pour demain... » Sans trop savoir pourquoi son esprit lui soufflait cela. Peut-être parce que, justement, cette ville trop tranquille l'inquiétait. Cela ressemblait à ces grands calmes qui précèdent les tempêtes...

— On dirait que la ville retient son souffle ! traduisit Gauthier qui pensait justement la même chose. J'espère seulement qu'ensuite elle ne nous soufflera pas le feu au visage !

Elle le retint encore toute la nuit qui fut peut-être la plus tranquille vécue par les trois prisonniers mais, au matin du 18 comme l'avaient pressenti les deux garçons, ce fut l'explosion.

Le soleil était à peine levé, que la tour penchée du beffroi déversait sur la ville un tocsin enragé, à l'appel duquel portes et fenêtres s'ouvrirent avec fracas. Surgis de nulle part en apparence, des cortèges de furieux appartenant à tous les métiers envahirent les rues de terre ferme, brandissant des armes ou bien leurs outils de travail quand ils pouvaient en tenir lieu et scandant le vieux cri de révolte de Bruges :

Go, go ! Wy zyn al verraden 1.

Une de ces bandes venait de passer sur le pont, allait vers la Grand-Place et traînait au milieu de son flot tumultueux un homme échevelé, portant la robe d'échevin qui criait et suppliait qu'on voulût bien l'épargner. C'était un homme de petite taille, de mine souffreteuse et d'un âge déjà avancé. La vue de cette faiblesse livrée à la révoltante brutalité d'une bande d'énergumènes serra le cœur de Catherine et des deux garçons qui regardaient, derrière l'une des fenêtres. La jeune femme se signa comme devant un mort car très certainement, la vie de l'échevin n'allait plus durer bien longtemps.

— Ils suivent l'exemple de Gand, soupira-t-elle. J'étais étonnée aussi qu'il ne se passât rien ici... Dieu ait pitié de ce pauvre homme et fasse que son agonie ne soit pas trop longue...

La voix de Bérenger, chuchotante mais vibrante de joie, coupa court à son souhait.

— Regardez ! La barque ! Elle arrive !...

En effet, apparemment indifférent à l'agitation ambiante, un pêcheur était en train d'arrimer au petit quai d'en face un bateau plat dans lequel il était facile d'apercevoir une foëne et un grand filet posés au fond. Vêtu de grosse toile bise, un bonnet de laine bleue enfoncé jusqu'aux sourcils, cet homme, grand et mince avait une barbiche et de fortes moustaches blondes... mais c'était tout de même Saint-Rémy sous un nouvel avatar.

Avec une habileté et une précision dont Catherine eût bien cru incapable l'élégant Toison d'Or, il rangea sa barque entre deux autres, l'amarra soigneusement puis s'assit comme s'il réfléchissait à quelque chose ou s'il attendait quelqu'un. Au bout d'un moment, toujours comme un homme perdu dans ses pensées, il quitta la barque, grimpa sur le quai et,

1 Allons, allons, nous sommes tous trahis !

comme une nouvelle bande hurlante y débouchait justement, s'y joignit le plus naturellement du monde...

— Il est fou ! soupira Catherine. Si quelqu'un venait à le reconnaître, rien, aujourd'hui, ne pourrait le sauver.

— Disons qu'il est brave, corrigea Gauthier. D'ailleurs, vous-même, dame Catherine, ne l'avez pas reconnu l'autre jour.

— En tout cas, conclut Bérenger dont les yeux bruns étincelaient de joie, cette nuit nous quittons notre prison...

— Vraisemblablement pour une autre, soupira Catherine. Il nous faudra sans doute rester quelque temps au couvent avant de pouvoir quitter la ville, à moins d'une chance extraordinaire.

Jamais jour ne lui parut si long. Les heures s'étiraient interminables, dans une atmosphère qui se tendait de plus en plus. Les trois domestiques chargés de la maison s'étaient réduits à deux, le valet qui abattait les grosses besognes n'ayant pas résisté au désir de se mêler à l'agitation extérieure. Quant aux deux servantes, visiblement dévorées de curiosité, elles apportèrent un tel relâchement dans leur service que Gauthier dut aller lui-même à la cuisine chercher le dîner, tandis qu'elles discutaient interminablement au rez-de-chaussée avec le corps de garde.

Lorsque le jour commença à décliner, le vacarme de la ville durait toujours et quand vint le moment de la visite du chef de poste, qui était ce soir-là le cordouanier1 Waes, Catherine ne put s'empêcher de l'interroger. Elle n'y eut aucune peine d'ailleurs : l'homme, une lueur triomphante dans l'œil, brûlait de parler.

— Le peuple fait justice aujourd'hui! On s'est assez moqué de lui et des travailleurs. Il est temps que Philippe apprenne à nous craindre, s'écria-t-il.

— Justice de qui ?

1 Cordonnier, le mot vient de Cordoue dont le cuir était célèbre.

— Des gens qui nous gouvernent et qui nous trahissent ! C'est plus la peine d'attendre les visites du bourgmestre Varssenare ici : on l'a exécuté aujourd'hui avec son frère ! La crapule ! Il savait bien qu'il aurait des comptes à rendre : on l'a trouvé caché dans la Groenevoorde et on l'a traîné aux Halles où il a été égorgé !

— Mais enfin que vous avait-il fait ? s'écria la jeune femme sans pouvoir se défendre d'un mouvement d'horreur. Il a jusqu'à présent défendu vos intérêts, il me semble ?

— Que non ! Il a pactisé avec ce damné duc de Bourgogne qui cherche à nous affamer ! On a su que Philippe accordait aux gens de l'Écluse l'autorisation de décharger les charbons d'Écosse destinés aux forgerons et les bois de la Suède et du Danemark, alors que c'étaient nous qui les déchargions, nous seuls et à la Waterhalle. Varssenare était chez le Duc quand il a pris cette belle décision ! On en a assez de ces gens-là qui nous font des sourires et nous trahissent par-derrière.

— Avez-vous aussi égorgé Louis Van de Walle ?

L'homme eut un gros rire que Catherine jugea souverainement déplaisant.

— Ça va pas, non ? Égorger notre patron ? C'est lui qui nous mène et qui nous a aidés à trouver Varssenare ! N'ayez crainte, il est encore bien vivant ! Vous vous en apercevrez quand il viendra vous chercher avec le bourreau pour vous conduire aux Halles. Et ça pourrait bien pas tarder longtemps si votre petit ami Philippe continue à faire l'imbécile avec « ces Messieurs de Bruges » ! Si j'étais vous, je ferais un peu plus de prières que d'habitude, cette nuit !

Grossièrement, le cordouanier cracha presque sur les pieds de la jeune femme, puis tourna les talons et quitta la salle en chantant une chanson à boire, laissant les trois habitants de la maison se regarder l'un l'autre avec angoisse.

— « Ce n'est pas un si mauvais homme ! » gronda Gauthier indigné en imitant Gertrude Van de Walle. Et c'est lui qui livre son collègue à ces brutes !

— Il a peur, dit Catherine. Il sait que s'il ne hurle pas avec les loups, il mourra lui aussi.

— Ce n'est pas une excuse et vous seriez moins indulgente pour lui, s'il apparaissait à cette minute pour vous traîner aux Halles ! Non seulement ces gens sont des couards au combat mais quand les choses ne tournent pas à leur idée, ils s'entredéchirent !

— De toute façon, coupa Bérenger, tout ça ne nous regarde plus.

Cette nuit, on s'en va !

— Espérons seulement que nous y parviendrons. Au lieu d'une nuit de silence bien noire, nous risquons d'avoir une nuit de beuverie bien éclairée par des bandes armées de torches ! Qui peut savoir si l'on ne viendra pas nous égorger avant l'heure du rendez-vous ?

— Alors tout sera dit et nous mourrons tous les trois ensembles !

conclut Gauthier paisiblement.

En effet, la fête sanglante de la journée sembla vouloir tourner en bacchanale. Quand la nuit fut là, plus rouge que noire à cause du grand rassemblement de lumières sur la Grand-Place, les chants, les rires et les cris de mort continuèrent d'emplir l'air.

Angoissés et silencieux, Catherine et les garçons mangèrent du bout des dents un peu de pain et de viande froide. Les servantes n'étaient pas revenues, pas plus que le valet. En bas, les gardes chantaient, buvaient et portaient des toasts bruyants et dégoulinants de bière auxquels se mêlaient des voix de femmes. L'une d'elles cria :

— J'vais aller tout cadenasser là-haut et je reviens ! Y a pas de raison pour qu'on se prive de s'amuser nous autres...

Un instant plus tard, la cuisinière reparaissait. Elle avait déjà beaucoup bu ainsi que le proclamaient son bonnet en bataille d'où coulaient de longues mèches de cheveux et sa trogne enluminée. Son corsage largement ouvert laissait voir deux énormes seins sauvés seulement par leur volume d'un total découragement.

Riant et chantant, elle entra dans la salle et, sans plus s'intéresser à ses occupants que s'ils n'avaient pas été là, elle cadenassa les volets de toutes les pièces puis, raflant au passage, sur la table, un pichet de vin, en but ce qu'il en restait à la régalade avant de l'envoyer rouler, vide, sur le dallage. Après quoi, toujours chantant, elle sortit sans oublier de fermer soigneusement la porte derrière elle. Les verrous claquèrent, la clef cria dans la serrure puis on l'entendit descendre l'escalier.

Gauthier, alors se mit à rire.

— On dirait que nos fidèles servantes ont décidé de faire la fête avec ces messieurs de la chaussure. C'est une bonne chose. Au moins nous pouvons être sûrs qu'elles ne nous entendront pas quand nous monterons là-haut.

— À moins qu'elles ne reviennent et s'aperçoivent que nous ne sommes plus là, murmura Catherine qui sentit grandir son angoisse.

Elle avait peur, à présent, de cette ville qu'elle sentait devenue folle autour d'elle. De vieux souvenirs, qu'elle croyait bien oubliés, remontaient des profondeurs de sa mémoire. Elle savait, d'expérience, à quel degré de brutalité et de cruauté pouvait se laisser aller une foule en révolte. S'ils étaient surpris pendant leur évasion, ils seraient impitoyablement abattus sur place, et Saint-Rémy avec eux...

— Bah ! dit Gauthier. Elles seront bien trop saoules pour s'apercevoir de quoi que ce soit.

— Ne vous y fiez pas. Il y a des ivrognes qui voient bien plus clair que vous ne pensez... dit-elle, se souvenant de la grosse Marion, la servante de ses parents qui après boire, un soir de fièvre à Paris, avait déchaîné le malheur sur leur maison du Pont-au- Change1. Je vais me reposer un peu en attendant l'heure, puis je me préparerai.

1 Voir 11 suffit d'un amour.

— N'oubliez pas de mettre votre robe de moine, rappela Gauthier. Il ne manquerait plus que les Augustins vous jettent dehors.

Un peu avant onze heures, Catherine qui s'était étendue tout habillée sur son lit se releva quand Gauthier vint frapper à sa porte.

Par-dessus la robe sombre, qu'elle portait, et à la ceinture de laquelle elle attacha son aumônière contenant ce qu'elle possédait d'argent et sa dague, elle enfila le froc noir puis, ouvrant sa porte, rejoignit les deux garçons.

Armé d'une chandelle dont il protégeait la flamme de sa main, Gauthier ouvrit la marche se dirigeant vers l'escalier qui menait à l'étage supérieur et aux greniers. Avec ses volets clos, la maison était noire comme un four et l'air y était étouffant. En bas l'orgie continuait mais ses participants devaient sombrer peu à peu dans le sommeil si l'on en jugeait par l'affaiblissement progressif des chants et des cris.

Tandis que l'on montait l'escalier, Catherine sentait le rythme de son cœur s'accélérer. Peu craintive d'habitude, elle avait cependant peur de ce qui l'attendait. Saurait-elle marcher sur l'étroite corniche jusqu'à la maison voisine, franchir l'angle qui la mettrait hors de vue des gardes du quai ? Et le toit au bord duquel il allait falloir marcher était-il suffisamment caché dans l'obscurité pour que leur sortie par la lucarne ne soit pas remarquée ?

En entrant dans le grenier où l'on entreposait normalement les farines, l'avoine des chevaux et les fruits d'automne, Gauthier éteignit sa chandelle et les trois fugitifs demeurèrent un instant immobile, laissant leurs yeux s'accoutumer à l'obscurité. La grande pièce établie sur toute la longueur de la maison était coupée en deux par une cloison de bois servant de limite aux mansardes des servantes. Le fait qu'elles soient absentes simplifiait singulièrement la tâche de Gauthier qui

aurait dû primitivement les assommer. Une seule lucarne éclairait la partie réservée aux provisions et découpait un carré plus pâle dans les ténèbres qui sentaient la pomme et les raisins secs.

Gauthier posa sa chandelle à terre, ouvrit le battant de la lucarne qui était haute et étroite puis jeta un coup d'œil au-dehors.

— Est-ce que les gardes sont là ? souffla Bérenger.

— Je n'en vois que deux. D'ici le feuillage des arbres les cache.

Leur feu éclaire assez bien la façade de la maison mais pas suffisamment pour qu'ils puissent voir ce qui se passe sur la gouttière.

Elle surplombe le mur très suffisamment.

— Est-ce que tu vois la barque ?

— Non...

Au même instant onze heures sonnèrent. Dans l'ombre, Gauthier prit la main de Catherine et la serra.

— Courage, dame Catherine ! Cela ne sera pas long. Et surtout, surtout, n'ayez pas peur ! Quand vous serez sur la gouttière, tournez-vous vers la pente du toit et ne regardez pas en bas. Je vais passer devant pour vous aider et Bérenger fermera la marche. Nous pouvons y aller ?

— Nous pouvons. Soyez tranquille. J'essaierai de ne pas être trop maladroite... ni d'avoir trop peur !...

Souplement, le jeune homme se glissa au-dehors puis se mit debout sur le rebord. Se tenant d'une main aux sculptures qui ornaient la lucarne, il tendit l'autre à Catherine.

— Vous croyez que je vais passer ? souffla celle-ci avec angoisse.

J'ai l'impression d'être devenue tellement grosse !

Mais elle passa sans peine et soudain se retrouva en plein ciel plaquée des cuisses, du ventre et de la poitrine à la pente raide du toit.

Bérenger se hissa derrière elle et se colla à son côté. Son cœur cognait éperdument dans sa poitrine tant elle avait peur. Le vent froid de la mer, chargé d'odeurs de fumées, la glaçait jusqu'au cœur en dépit de la bure épaisse de sa robe monastique. Les bruits d'en bas, qui montaient jusqu'à elle, lui donnaient l'absurde impression qu'elle se trouvait exposée à quelque pilori géant.

— Personne ne peut nous voir, souffla Gauthier. Tout va bien... A présent nous allons avancer, doucement, tout doucement. N'ayez pas peur, dame Catherine, je vous tiens bien...

Il avait passé un bras autour de la taille déformée de la jeune femme dont les mains demeuraient appliquées au toit. Pas après pas, il la fit avancer le long de l'étroit chemin. Au-dessus d'elle, plus haut que l'arête ornementée du toit, Catherine voyait tournoyer des nuages dans le ciel noir mais, peu à peu, le faible éclairage venu du feu des gardes s'estompait, les abandonnait...

Il y eut un moment difficile quand on atteignit l'angle de la maison mais Gauthier, au risque de tomber lui-même, s'arrangea pour cacher le plus possible le vide au fond duquel luisait l'eau du canal. Cette fois on quittait la gouttière pour la corniche barrant l'étage le plus haut d'une maison en encorbellement. La pente du toit disparut pour faire place à un pan de mur vertical rayé de colombages.

— Nous y sommes presque, chuchota Gauthier. Tenez-vous bien à ce mur, je vais vous lâcher. J'aperçois le bateau, là, en dessous. Tu as la ficelle et le mouchoir, Bérenger ?

L'adolescent lui passa ce qu'il demandait par-dessus le dos de Catherine. Cramponnée à l'un des colombages, transie d'épouvante, la jeune femme n'osait plus faire le moindre geste.

Vivement, Gauthier déroula la pelote au bout de laquelle était attaché le mouchoir blanc et, quand elle fut presque entièrement déroulée, il sentit une tension.

— Il l'a ! souffla-t-il. L'échelle va arriver.

En effet, par trois tractions sur la ficelle, Saint- Rémy lui indiquait qu'il pouvait remonter. Un instant plus tard, Gauthier tenait l'échelle qu'il se mettait en devoir de fixer.

Ce ne fut pas facile. En équilibre instable lui-même, le jeune homme sentait, jusque dans sa propre chair, la panique qui s'emparait de Catherine. Collée à son mur, elle n'articulait plus une parole mais il pouvait entendre ses dents claquer. Ses mains à lui, de ce fait, s'énervaient, perdaient de leur agilité.

Enfin l'échelle, solidement fixée, retomba vers l'eau et presque instantanément se tendit.

— Tout va bien, souffla Gauthier à Catherine. Votre ami est en bas, l'échelle ne bougera pas. Je vais vous aider à descendre.

Vivement, il lui passa autour du corps une corde qui était remontée avec l'échelle et dont il attacha l'autre extrémité à sa propre ceinture.

Puis il essaya de décoller Catherine de son mur mais il sentit qu'elle tremblait comme une feuille et il ne parvint pas à détacher ses mains crispées sur le bois.

— N'ayez pas peur, je vous en supplie. Même si vous glissez ou si vous manquez un échelon, je vous retiendrai. Ce n'est pas si haut. Un peu de courage. Pensez que si nous ne fuyons pas nous sommes morts.

Elle avait si peur qu'elle était presque au-delà de tout raisonnement.

Les yeux étroitement clos, elle ne voyait plus rien mais son imagination, lui dépeignant exactement ce que pouvait être sa situation, aggravait le vertige. Néanmoins elle fit un effort. Avec un sanglot convulsif, elle lâcha d'une main le colombage, accrocha celle de Gauthier, fit un pas glissé.

— Là... doucement... Vous y êtes... Pliez le genou à présent jusqu'à ce que vous sentiez le premier échelon... Doucement, tout doucement... Je vous tiens bien.

Le cœur fou elle essaya d'obéir. Mais à cet instant précis, un coup de vent brusque fit bouger l'échelle... Catherine folle de terreur crut que tout s'effondrait. Sous son pied, il n'y avait que le vide. Alors, cherchant à se raccrocher, elle fit un faux mouvement et poussant un cri plaintif elle lâcha tout et s'abattit en arrière, entraînant Gauthier dans sa chute.

Le contact avec l'eau du canal fut si douloureux qu'elle s'évanouit à l'instant où elle s'y engloutissait...

Heureusement pour Gauthier, son plongeon inattendu à la suite de Catherine s'effectua suffisamment bien pour que le contact de l'eau ne lui fût pas trop rude, et assez loin de la barque pour éviter de s'y heurter. Rassemblant ses forces, l'écuyer revint vers le bateau à la nage, traînant après lui le corps inerte de Catherine, ramené grâce à la corde et qui alourdi par ses robes trempées était en train de couler.

A eux trois, car Bérenger, avec l'agilité de son âge, avait dégringolé l'échelle en un rien de temps, ils réussirent à tirer la jeune femme de l'eau. Elle était inconsciente mais elle respirait.

— Eh bien ! souffla Saint-Rémy, je n'aurais pas osé espérer que nous l'en tirerions. Si vous n'aviez eu cette idée de l'attacher à vous, nous n'aurions pas pu la retrouver dans cette obscurité. Que s'est-il passé ?

— Je ne sais pas au juste. Elle était terrifiée, en pleine panique et au-delà de tout entendement. Il aurait mieux valu que je la descende sur mon dos mais il y avait bien peu de place là-haut pour cet exercice.

— Le principal est qu'elle soit là et vous aussi. Filons maintenant !

C'est une chance qu'il y ait autant de bruit en ville cette nuit : personne n'a rien entendu...

Le roi d'armes de Bourgogne et Gauthier s'attelèrent chacun à une paire de rames tandis que Bérenger s'asseyait au fond du bateau en soutenant la tête de Catherine. La barque glissa rapidement sur l'eau noire et s'engloutit sous l'ombre dense d'un pont au moment où une troupe hurlante et avinée passait dessus avec un bruit de tonnerre.

Plantée au bout d'un bâton, une tête sanglante dégouttait sur le groupe qui braillait une chanson où il était question d'une jeune fiancée qui attendait son amoureux...

Dans la barque qu'il avait arrêtée prudemment à l'abri du pont, Saint-Rémy fit la grimace.

— Je n'ai pas pu reconnaître qui était ce malheureux mais si j'ai bien compris, ces démons ont décidé de rapporter sa tête à son épouse ou à sa fiancée. C'est une bien vilaine chose qu'une ville malade de peur !...

Le relatif silence rétabli, le bateau reprit sa navigation avec d'autant plus de hâte que Catherine, sans avoir repris conscience, commençait à gémir et à s'agiter.

— Mettez-lui la main sur la bouche si elle fait trop de bruit, conseilla Saint-Rémy. Il ne faut pas attirer l'attention. Hormis le père prieur, nul ne doit savoir, dans le couvent qu'il y a une femme avec nous...

— Craignez-vous donc de trouver des dénonciateurs même parmi des moines ? demanda Gauthier.

— Il n'y a pas que des vocations volontaires dans les monastères.

Ceux que l'on y traîne de force n'ont guère de raison de se montrer compréhensifs...

Bérenger renifla. Destiné dès son plus jeune âge au sacerdoce, il n'avait rien trouvé de mieux en effet que de mettre le feu au couvent où les siens l'avaient conduit. Cet exploit lui permettait de comprendre certains états d'âme.

Mais on arrivait enfin. La masse imposante du couvent des Augustins se dressa soudain au bord du canal, percée à sa base d'une voûte noire sous laquelle Saint-Rémy engagea résolument le bateau.

Cela formait un assez large tunnel au milieu duquel on pouvait voir un escalier dont les dernières marches s'enfonçaient dans l'eau. Un reflet de lumière les éclairait.

Quand le bordage du bateau racla la pierre, l'homme qui se tenait plus haut sur l'escalier et dont la torche éclairait les marches poussa un soupir de soulagement et descendit.

— Enfin vous voilà !... je craignais tant que vous ne tardiez et n'arriviez après que l'on aura sonné matines car j'aimerais conduire nos hôtes à leurs chambres pendant que le couvent dort encore. Dans un moment tout le monde va se réveiller.

La belle croix pectorale d'or et de saphirs qui brillait sur la modeste bure noire du froc désignait le nouveau venu comme le prieur des Augustins. Grand, maigre avec un visage creusé en ombres dures par le jeûne et la prière, le père Cyprien de Rayneval n'était certainement pas l'un de ces abbés mondains qui ne visitent leurs monastères que pour en toucher les revenus. Ses yeux vert foncé brillaient d'un feu tout mystique et sa voix profonde était de celles qui entraînent les foules et subjuguent les hommes.

— Nous voilà en effet ! soupira Saint-Rémy. Nous avons eu un accident. Mme de Montsalvy est tombée du toit dans le canal. On a pu la repêcher mais elle est inconsciente et semble souffrir. Si tu ne veux pas que tes moines apprennent qu'il y a une femme ici, il faut la mettre dans un endroit éloigné où néanmoins il soit possible de la soigner car je crains bien...

Il n'acheva pas. Gauthier qui soulevait Catherine dans ses bras pour la porter hors de la barque avait du sang sur les mains. Le mouvement d'ailleurs dut accroître la souffrance de la jeune femme qui se tordit avec un long gémissement, manquant échapper aux bras du jeune homme.

— Mon Dieu ! Elle est blessée ? souffla l'abbé.

— Blessée, non, répondit Gauthier mais elle est peut-être bien en train de faire une fausse couche...

L'abbé eut un haut-le-corps.

— Une... vous en êtes certain ?

— À peu près, oui... Ce sang et ces douleurs ne trompent pas. Le choc violent qu'elle a subi en touchant l'eau doit en être la cause. Où puis-je la mettre ?

Il commençait à monter les marches quand le prieur l'arrêta.

— Il est impossible que cette dame reste ici ! dit-il doucement mais fermement. On peut cacher une femme en bonne santé capable de se contrôler mais il est impossible que je garde ici une femme qui souffre et crie. Le couvent n'est pas assez grand pour qu'on ne l'entende pas de partout.

Saint-Rémy et les deux garçons se regardèrent avec désespoir.

— Qu'allons-nous en faire alors ? gémit le roi d'armes. Nous ne pouvons ni la laisser dans ce bateau ni la ramener d'où elle vient ? Tu sais très bien que ce serait la condamner à mort.

— Je sais, je sais... et crois bien que ce n'est pas de gaieté de cœur que je lui refuse l'accès de notre maison mais ici, elle serait tout autant en danger.

La colère commençait à gonfler le cœur de Gauthier. Jointe à la fatigue et à l'inquiétude, elle le mit rapidement hors de lui.

Que dois-je en faire alors, sire prieur ? La rejeter à l'eau afin qu'elle y meure noyée ? Ce serait tellement plus simple : plus d'otage pour Bruges et plus d'ennuis pour qui que ce soit !... Eh bien ! je vous dis, moi, Gauthier de Chazay, que vous allez l'accueillir, lui donner asile, même au fond d'une cave s'il le faut, mais je dois pouvoir la soigner et sur l'heure ! Si nous attendons trop longtemps elle peut se vider de tout son sang... et là encore c'est la mort qui l'attend !

La main du moine se posa ferme et apaisante sur le bras du jeune homme qui, aidé de Bérenger, retenait Catherine.

— Calmez-vous !... et reposez-la dans la barque sinon vous risquez, vous, de la lâcher. Je crois que j'ai une idée.

— Laquelle ? demanda sèchement Saint-Rémy qui essuyait son front ruisselant à sa manche de grosse toile.

— Le Béguinage ! C'est la seule communauté de femmes où cette pauvre dame pourra trouver l'accueil et les soins dont elle a besoin.

Les dames béguines s'entendent merveilleusement à soigner les malades...

— Et tu crois qu'elles vont nous ouvrir leur porte, en pleine nuit, alors que la ville est en révolution et que nous avons plus l'air de truands que d'honnêtes gens ? Ce sont des dames nobles pour la plupart ou appartenant à des familles riches. Leurs grandes portes doivent être soigneusement fermées avec ce qui se passe car, après tout, elles sont peut-être en danger si la populace s'en prend aux classes dirigeantes comme cela en a tout l'air !

— La populace, comme tu dis, les aime et les respecte car elles lui sont bien souvent secourables. Quant à ces grandes portes elles s'ouvriront si je vais avec vous. Mais il faut faire vite car je dois être de retour pour matines. Ces jeunes gens reviendront avec nous car bien entendu les dames béguines ne les accepteraient pas.

— Nous ne voulons pas abandonner notre maîtresse en des mains étrangères, protesta Bérenger soudain dressé sur ses ergots comme un petit coq en colère.

— Elle ne sera pas abandonnée et elle vivra. Si vous n'acceptez pas ce que je vous propose, elle mourra : choisissez mais choisissez vite !

Pour toute réponse, Gauthier alla se rasseoir dans le bateau après y avoir étendu Catherine dont il garda la tête sur les genoux. L'abbé planta sa torche à un croc de fer et rejoignit Saint-Rémy et Bérenger qui embarquaient à leur tour. Un instant plus tard, la barque reprenait sa route sur l'eau calme de la Reie en direction du sud. Le chemin à parcourir était heureusement court et fut bientôt couvert, au grand soulagement de Gauthier qui s'efforçait d'étouffer de son mieux les gémissements de plus en plus fréquents de Catherine.

Le Béguinage de la Vigne, fondé deux siècles plus tôt par la comtesse de Flandre, Jeanne de Constantinople, était un vaste enclos cerné de grands murs pardessus lesquels on pouvait apercevoir un foisonnement de grands arbres1. Il renfermait une église, vouée à sainte Élisabeth, un hospice et, alignées tout autour d'une grande prairie plantée d'arbres et de fleurs, les blanches maisons des Béguines. Chacune d'elles avait la sienne et, si elles obéissaient à l'autorité d'une supérieure que l'on appelait la Grande Dame, elles ne prononçaient pas de vœux éternels. Après deux ans de noviciat dans un couvent, elles recevaient chacune leur petite demeure et se pliaient sans autre serment à la triple règle de pauvreté, de prière et de travail.

Dans les pays de Flandres beaucoup de veuves, de filles que l'on ne pouvait marier, choisissaient le Béguinage de préférence aux couvents réguliers parce qu'il était toujours possible d'en sortir.

La barque s'arrêta sous le pont dont le grand portail d'entrée tenait toute la largeur. Les canaux de la Reie à cet endroit s'élargissaient et formaient un miroir d'eau dans lequel se miraient les longues chevelures pâles des grands saules. Le prieur des Augustins seul descendit et alla se pendre à la cloche...

Il ne fut que très peu de temps absent et revint accompagné de deux femmes en robes noires et cornettes blanches qui portaient un brancard.

1 Il n'a pas changé.

Toujours empaquetée dans son froc de moine, toujours gémissante et secouée de spasmes convulsifs, Catherine y fut couchée mais quand Gauthier et Bérenger voulurent s'atteler aux mancherons de la civière, la plus grande des deux femmes s'y opposa.

— C'est à nous de nous occuper d'elle, dit-elle calmement. Nous vous ferons savoir de ses nouvelles.

— Dieu bénisse votre charité, dame Béatrice, dit le père Cyprien, et veuille que vous n'ayez pas sujet de la regretter.

— Nous sommes pauvres et gagnons notre pain comme le plus humble manœuvrier de la ville. Qui donc pourrait nous vouloir du mal

? Aucun des ennemis de cette pauvre femme, en admettant qu'on la sache chez nous, n'oserait franchir notre seuil avec des intentions malveillantes. Je vous souhaite une bonne nuit, mes frères !

Le vantail de bois se referma. Pour la première fois depuis des mois, Gauthier et Bérenger se trouvaient séparés de Catherine et en éprouvaient une souffrance. Un moment ils restèrent là, plantés devant cette porte qu'il leur était interdit de franchir, les yeux lourds de larmes.

— Si elle allait mourir... balbutia le page. Si nous ne devions plus la revoir jamais ?...

Saint-Rémy eut un petit rire qui sonna faux mais passa affectueusement son bras autour des épaules du jeune garçon.

— Ce que j'aime chez vous c'est votre optimisme ! Vous êtes tous comme ça en Auvergne ? Il est vrai que l'admirable Arnaud de Montsalvy qui est auvergnat lui aussi ne saurait prétendre au titre de roi des joyeux lurons !

— Vous connaissez messire Arnaud ?

— J'ai cet honneur pour l'avoir vu combattre deux fois : une fois à Azincourt et une autre fois à Arras en champ clos ! Un rude jouteur, un grand guerrier... et le plus abominable caractère que je connaisse !

— Qu'il crève ! gronda Gauthier entre ses dents.

Si dame Catherine en est réduite à risquer sa vie presque chaque jour c'est bien à lui et à lui seul qu'elle le doit...

Puis, pour passer sa colère, il se remit à tirer furieusement sur les avirons pour regagner le couvent des Augustins.

Catherine n'avait rien vu, rien entendu de tout ce qui s'était passé depuis qu'on l'avait tirée de l'eau. Le peu de conscience qui lui était revenue s'était vite engloutie dans la mer de souffrance qui avec une incroyable brutalité prenait possession de son corps.

La chute avait endolori tous ses muscles et chacune des contractions que le processus de délivrance lui imposait la tordait comme sur un grill chauffé au rouge. Son ventre déchiré n'était qu'une douleur aiguë irradiée à l'infini.

Qu'on la transportât, qu'on la déshabillât, qu'on la nettoyât du sang qui la maculait, qu'on l'installât dans un lit ne changeait rien à sa torture. Elle n'entendait plus, elle ne pensait plus, elle ne raisonnait plus. Elle n'était qu'une masse de souffrance, un animal écartelé. Ce qu'elle endurait était si cruel que le bourreau avec sa hache lui fût peut-être apparu comme l'ange de la délivrance.

Parfois, à travers les larmes qui brouillaient sa vue, elle percevait une forme noire et blanche qui passait et repassait, s'arrêtait parfois aussi. Elle sentait alors quelque chose de frais qui, sur son visage, remplaçait un instant la brûlure des larmes, ainsi qu'une senteur d'herbe par-dessus l'odeur fade du sang. De temps à autre quand la douleur un moment faisait trêve, elle plongeait dans un sommeil de bête harassée.

Mais la rémission était courte et, après quelques secondes, lui semblait-il, le bon sommeil disparaissait chassé par les crocs du fauve qui rongeait ses entrailles.

Cela dura des heures, des heures d'enfer dont la malheureuse pensait, ne jamais voir la fin. Au fond de son esprit exténué une seule pensée parvenait encore à percer : elle était morte et, à cause de son sacrilège, elle était condamnée aux éternels tourments. N'aperçut-elle pas, surgissant des ténèbres, un démon barbu dont les yeux de feu s'abritaient sous des broussailles noires et qui lui tendait le poing ?...

De toutes ses forces elle voulut le repousser, l'empêcher d'ajouter encore à son supplice mais ses bras furent soudain paralysés tandis qu'une voix grave grondait.

— Il faut en finir. Elle doit boire cela sinon nous n'arriverons jamais à la délivrer et elle risque de trépasser dans l'heure.

Les démons - ils étaient au moins trois à présent, - se rapprochèrent. L'un lui serra les bras, l'autre lui pinça le nez et le troisième très certainement voulut lui enfoncer dans le gosier une poire d'angoisse pour faire cesser ses cris désespérés... Mais il n'y eut pas de bâillon, pas de poire cruelle... rien qu'un liquide doux-amer qui coula jusqu'au fond de sa gorge. Et puis il n'y eut plus rien, rien qu'une énorme vague noire qui l'emporta au fond du néant...

Le paradis chassa l'enfer, la lumière balaya les ténèbres et Catherine revint à la vie dans un rayon de soleil. Tout était blanc autour d'elle : le lit dans lequel elle reposait, le lin qui habillait ses bras, les grands rideaux tirés à travers lesquels filtrait le rayon joyeux qui avait frappé ses yeux. Elle était au cœur d'une coque translucide, au milieu d'un nuage et elle se sentait légère, légère... la lourde nef enlisée dans la vase qu'était hier encore son propre corps avait rompu ses amarres et voguait joyeusement vers la pleine mer...

Il y eut un froissement léger annonçant une présence au-delà des rideaux. Extasiée, Catherine s'attendait à voir paraître un ange... ce fut une petite vieille en robe noire et tablier blanc, les épaules et la tête enveloppées par la faille neigeuse des Béguines qui souleva le rideau et apparut, l'œil bleu et scrutateur. En constatant que la malade avait les yeux grands ouverts, elle eut un sourire ravi découvrant une dentition pleine de lacunes qui n'enlevait rien à la bonté de son visage.

— Sainte Elisabeth soit bénie ! soupira-t-elle. Vous voilà réveillée

! Et comment vous sentez-vous ?

Catherine n'eut aucune peine à lui rendre son sourire.

— Beaucoup mieux, merci. Mais... qu'est-ce que je fais ici ?

— Vous ne savez pas où vous êtes ?

Tournant la tête vers la petite fenêtre, Catherine aperçut une rangée de maisonnettes blanches cernant un grand pré planté d'arbres et de bien plus de fleurs de printemps qu'on n'en trouvait dans une tapisserie d'Arras. Sur l'herbe neuve, jonquilles, narcisses et violettes poussaient un peu au petit bonheur mais avec une grâce irrésistible.

— C'est le Béguinage de la Vigne, n'est-ce pas ? Et vous êtes l'une des dames...

La petite vieille esquissa une révérence.

— Dame Ursule pour vous servir. Vous nous avez fait très peur.

— Mais... comment suis-je venue ici ?

Dame Ursule alla jusqu'à une petite table sur laquelle étaient disposés des pots, un mortier de cuivre et des flacons. Elle prit quelque chose dans un pot, le mit dans le mortier et s'arma du pilon pour écraser la chose.

— C'est notre Grande Dame qui vous a accueillie, c'est à elle de vous le dire. Moi, je n'oserais me le permettre.

En quelques coups de pilon elle avait réduit en poudre le contenu de son mortier, en mit trois pincées dans un gobelet y ajouta un peu du contenu d'un flacon, agita le tout et l'apporta à Catherine.

— Vous êtes sauvée mais à présent il faut reprendre des forces car vous avez perdu beaucoup de sang.

souleva le rideau et apparut, l'œil bleu et scrutateur. En constatant que la malade avait les yeux grands ouverts, elle eut un sourire ravi découvrant une dentition pleine de lacunes qui n'enlevait rien à la bonté de son visage.

— Sainte Elisabeth soit bénie ! soupira-t-elle. Vous voilà réveillée

! Et comment vous sentez-vous ?

Catherine n'eut aucune peine à lui rendre son sourire.

— Beaucoup mieux, merci. Mais... qu'est-ce que je fais ici ?

— Vous ne savez pas où vous êtes ?

Tournant la tête vers la petite fenêtre, Catherine aperçut une rangée de maisonnettes blanches cernant un grand pré planté d'arbres et de bien plus de fleurs de printemps qu'on n'en trouvait dans une tapisserie d'Arras. Sur l'herbe neuve, jonquilles, narcisses et violettes poussaient un peu au petit bonheur mais avec une grâce irrésistible.

— C'est le Béguinage de la Vigne, n'est-ce pas ? Et vous êtes l'une des dames...

La petite vieille esquissa une révérence.

— Dame Ursule pour vous servir. Vous nous avez fait très peur.

— Mais... comment suis-je venue ici ?

Dame Ursule alla jusqu'à une petite table sur laquelle étaient disposés des pots, un mortier de cuivre et des flacons. Elle prit quelque chose dans un pot, le mit dans le mortier et s'arma du pilon pour écraser la chose.

— C'est notre Grande Dame qui vous a accueillie, c'est à elle de vous le dire. Moi, je n'oserais me le permettre.

En quelques coups de pilon elle avait réduit en poudre le contenu de son mortier, en mit trois pincées dans un gobelet y ajouta un peu du contenu d'un flacon, agita le tout et l'apporta à Catherine.

— Vous êtes sauvée mais à présent il faut reprendre des forces car vous avez perdu beaucoup de sang.

qui lui permettait à présent de goûter pleinement ce merveilleux et si paisible retour à la vie. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi bien dans sa chair, presque dématérialisée, ni aussi en paix avec elle-même... Et, doucement, elle se rendormit.

Quand dame Béatrice vint la voir, ainsi que l'avait annoncé dame Ursule, elle montra une grande satisfaction en trouvant sa pensionnaire assise dans son lit et occupée à boire un grand bol de bouillon. Coupant court aux remerciements chaleureux qu'elle lui adressait, la Grande Dame sourit.

— Nous n'avons fait que notre devoir en vous accueillant alors que vous étiez en si grand danger de perdre la vie. Malheureusement il n'a pas été possible d'accueillir aussi vos serviteurs puisque notre règle s'y oppose mais soyez sûre que nous avons donné de vos nouvelles aussi souvent que possible.

— Où sont-ils à cette heure ?

— Au couvent des Augustins, naturellement.

Et, en quelques phrases courtes, la Grande Dame raconta ce qu'elle savait de la terrible nuit du 18.

— Nous aurions pu vous mettre à l'hôpital mais le père Cyprien m'a fait comprendre que ce pourrait être dangereux aussi bien pour vous que pour la communauté si l'une des autres malades vous reconnaissait et comme deux de nos maisonnettes sont actuellement vides nous vous avons installée dans l'une d'elles. J'espère que vous vous y trouverez bien tout le temps que vous devrez passer ici pour la période de votre convalescence et après...

Catherine tressaillit.

— Après ?... mais dès l'instant où je serai remise sur pieds je n'aurai plus aucune raison de continuer à vous encombrer. Mon intention est de rentrer chez moi.

Dans l'état actuel des choses, c'est tout à fait impossible, madame.

Notre enclos est bienheureusement à l'écart des tumultes de la ville et la reconnaissance des bienfaits que nous nous efforçons de prodiguer nous protège de ses excès. C'est un véritable havre de grâce... mais il n'empêche qu'il est enfermé dans les murailles de Bruges et que Bruges est en état de siège ou peu s'en faut...

En effet, le meurtre du bourgmestre Varssenare, de son frère et de deux autres échevins, les folies de la nuit fatale avaient déchaîné la panique. Profitant du désordre, les autres échevins et les capitaines des quartiers avaient quitté la ville avec leurs familles pour chercher refuge auprès du duc Philippe. Seul Louis Van de Walle et son fils étaient restés pour tenter de ramener un semblant d'ordre. Mais ce n'était pas facile. Affolées par la perspective du chômage et de l'écroulement du commerce les corporations et surtout la draperie, la plus puissante de toutes et la plus touchée par la cessation des importations de laine anglaise, étaient prêtes à se livrer aux pires excès sans paraître s'apercevoir de l'inquiétude que ces excès faisaient naître chez les marchands italiens, espagnols, écossais et Scandinaves qui avaient leurs comptoirs dans la ville.

Pour enrayer l'exode il avait fallu fermer les portes de la ville et les faire sévèrement garder : il était interdit de sortir sans un laissez-passer signé du bourgmestre et de deux chefs de corporations.

Van de Walle avait accueilli la requête des marchands étrangers et accepté qu'une ambassade composée de quelques-uns d'entre eux et de plusieurs des plus riches marchands brugeois se rendît à Arras, auprès du duc Philippe, pour protester de leur ardente espérance de voir la paix prochainement rétablie.

— Qu'a-t-il répondu ? demanda Catherine.

— On ne sait encore. Voilà cinq jours qu'ils sont partis, dès le lendemain de la nuit où vous êtes arrivée. Bien sûr il y a de l'espoir.

On dit que Monseigneur a déjà pardonné aux Gantois les massacres du 15; mais Gand n'a pas à réclamer de privilèges sur l'Ecluse, qui dépend de Bruges. Nul ne sait, dans ces conditions, ce que va répondre Monseigneur le Duc...

Vous voyez bien qu'il est tout à fait impossible de quitter la ville et qu'il vaut beaucoup mieux pour vous demeurer ici. Votre évasion a fait grand bruit. On a fouillé la cité pour vous retrouver, sauf ici bien sûr. Vos anciens gardiens enragent parce qu'ils vous croient partie rejoindre le Duc. Ils craignent que vous ne souffliez sur lui le feu de la vengeance et ils vous haïssent en conséquence. Essayer de sortir serait du suicide. Il en va de même pour vos serviteurs que le père Cyprien cache aux Augustins. Croyez-moi, restez avec nous quelque temps lorsque vous serez rétablie !

— Êtes-vous si sûre de toutes vos sœurs ?... La Grande Dame réfléchit un instant. Son visage

porté sur une haute stature ne montrait pas aisément ses sentiments mais Catherine put cependant y lire une perplexité, une sorte de lutte intérieure. Finalement ce fut la vérité qui l'emporta.

— Non. Qui peut se vanter de connaître réellement i le cœur des membres d'une communauté ? La plupart

de nos sœurs, les plus âgées, veuves ou sans famille, ont réellement brisé leurs liens avec le monde extérieur mais je ne saurais être absolument sûre de toutes. Je réponds entièrement, bien sûr, de dame Ursule et de dame Berthe qui se sont occupées de vous. Les autres savent seulement que cette maison abrite une grande malade.

Il suffira, une fois guérie, que vous n'en sortiez pas... sinon la nuit pour prendre l'air dans l'enclos. Je vous donnerai une robe et une faille pour plus de sûreté.

— Que ferai-je de mes journées ?...

Dame Béatrice désigna du geste la petite chambre étincelante de propreté et, tour à tour, le prie-Dieu disposé devant un crucifix et un rouet vide.

— Ce que nous faisons toutes : prier et travailler. À côté de cette chambre vous avez une petite salle. Chacune de nous entretient sa maison, prépare ses repas - dame Ursule ou dame Berthe vous donneront ce qu'il faut - et puis, pour assurer notre subsistance, nous filons la laine. Savez-vous filer ?

— J'ai été élevée fort simplement, dame Béatrice, et aucun travail féminin ne m'est étranger. Il y a longtemps que je n'ai filé mais je pense que cela ne s'oublie pas...

— En effet. Malheureusement nous avons fort peu de laine en ce moment et si l'Angleterre ne reprend rapidement ses relations commerciales avec les villes flamandes nous n'en aurons bientôt plus.

Aussi nous créons-nous, à présent une nouvelle spécialité : la dentelle au fuseau.

— La dentelle ? C'est très rare. Celles que j'ai pu posséder venaient toutes d'Italie, du Puy-en-Velay ou de Malines.

— En effet mais l'une de nos sœurs est veuve d'un riche marchand vénitien et a choisi de rester parmi nous. C'est elle qui nous apprend.

Dame Berthe est l'une de ses meilleures élèves. Si vous le voulez, elle vous enseignera. Pour l'instant il faut d'abord songer à vous remettre tout à fait. Je vous tiendrai au courant de ce qui se passe en ville et vous recevrez certainement des messages en provenance des Augustins...

La Grande Dame quitta Catherine sur ces paroles, la laissant méditer ce qu'allaient être ses jours à venir. Cette fois, la jeune femme les acceptait sans révolte et même sans répugnance. Libérée du fardeau de honte et d'angoisse qu'elle traînait après elle depuis tant de mois, il n'y avait plus pour elle si grande urgence et, à condition que la claustration de Bruges ne durât pas des années, elle trouvait rafraîchissante cette halte au cœur du Béguinage de la Vigne. Bien souvent, au cours des périodes les plus rudes de sa vie, elle avait rêvé de s'arrêter un moment sous les nobles arcades d'un cloître afin d'essayer, dans un silence peuplé seulement du chant des oiseaux et du doux murmure des prières, de mieux écouter ses voix intérieures et de retrouver son âme claire d'autrefois quand l'amour des hommes, les dangers de la vie et les tumultes de la guerre n'étaient pour elle qu'un bruit lointain. Parfois même, elle s'était surprise à penser que sa sœur Loyse, en choisissant Dieu, n'avait peut-être pas fait le plus mauvais choix.

Mais Catherine savait aussi que, pour elle, seul un temps de retraite était possible et même concevable. Si elle acceptait celui-là d'une âme sereine c'était parce que son corps épuisé, son cœur dolent en éprouvaient impérieusement le besoin. Il lui fallait refaire ses forces pour retourner au combat, au combat contre Arnaud !

Depuis son entrée en Flandres, elle s'était efforcée de n'y point penser et même elle avait tenu loin d'elle, autant qu'il lui était possible, le souvenir de Michel et d'Isabelle pour ne pas laisser envahir son âme par l'impitoyable marée du désespoir. Elle avait un terrible problème à résoudre et il fallait qu'elle s'y consacrât totalement. A présent le problème avait trouvé sa solution et Catherine pouvait laisser entrer, dans la sérénité de sa petite maison béguine, l'image joyeuse et blonde de son petit garçon et l'éclat impérieux des yeux noirs du bébé Isabelle... un bébé qu'elle n'avait pas tenu dans ses bras depuis une interminable année, qui était à présent une vraie petite fille et qui ne la reconnaîtrait pas. Il serait doux, dans le soir tombant, d'évoquer les cris de ses enfantines colères et le paisible babil de Michel récitant ses leçons. Dieu ! Quel jour merveilleux serait celui où elle pourrait enfin les serrer sur son cœur !...

— Jamais plus, se jurait-elle, jamais plus je ne quitterai Montsalvy

! Quoi qu'il puisse advenir, désormais, de moi, ou même de mon époux, je n'abandonnerai plus jamais mon foyer et mes enfants...

Trois jours plus tard elle était sur pied et, tout naturellement, commençait à vivre au rythme du Béguinage. Dame Ursule lui avait apporté un peu de laine à filer et dame Berthe était venue, avec un petit coussin bleu, du fil de lin, des épingles et de minuscules fuseaux lui enseigner les premiers rudiments de l'art des dentellières. Vêtue d'une robe que lui avait donnée dame Béatrice, un chapelet d'ambre dans sa poche, Catherine passait sa matinée à faire le ménage et à cuire ses repas, travaillait à son rouet ou à son coussin l'après-midi, priait de temps en temps et rêvait beaucoup, surtout le soir quand les rayons obliques du soleil venaient mourir sur les façades blanches ou quand les rideaux de pluie brouillaient le paysage jusqu'à le rendre irréel.

Par les billets que Saint-Rémy ou Gauthier lui faisaient tenir elle était au courant des événements extérieurs. Aux envoyés de Bruges, Philippe le Bon avait répondu avec un étrange détachement qu'il n'avait vraiment pas le temps de s'occuper de leurs problèmes et que des devoirs impérieux réclamaient, avant tout autre soin, sa présence en Hollande afin d'y étouffer les dernières traces de discorde que la dernière comtesse, Jacqueline de Bavière, la plus romanesque et la plus folle des princesses, avait, en mourant à La Haye, léguées à ses adversaires comme à ses amis.

En conséquence, ces messieurs de Bruges voudraient bien lui accorder permission de traverser leur précieuse ville avec un petit détachement et dans le seul but de gagner du temps cependant que le gros de l'armée passerait au large et se ravitaillerait au château de Maie où des approvisionnements considérables allaient être réunis pour elle.

« Ces bonnes gens, écrivait Saint-Rémy, ont bien essayé de savoir si vous étiez revenue auprès du Duc- mais, quand ils ont, timidement, prononcé votre nom, Monseigneur leur a tourné le dos après les avoir foudroyés d'un regard capable de les faire rentrer sous terre. Et ils sont revenus un peu déconfits, un peu inquiets surtout, demander à Van de Valle la fameuse "permission"... que celui-ci a bien été obligé d'accorder sans être tout à fait certain que ce soit une bonne idée.

Mais il n'a pas le choix s'il ne veut pas voir bombardes et machines de guerre s'approcher de ses murailles et son commerce définitivement ruiné. Evidemment, ce n 'est pas de gaieté de cœur : les ambassadeurs ont rapporté que ladite armée de Hollande comportait plus de quatre mille Picards qui sont, vous le savez, en exécration ici, plus un vigoureux contingent de chevaliers et de troupes bourguignonnes d'origine que l'on n'aime pas beaucoup plus et cette idée ne sourit guère à nos croquants.

« Quoi qu’il en soit, bientôt, très bientôt, le Duc sera dans la ville.

Tenez-vous prête à nous rejoindre, sous un autre costume de moine que nous vous ferons tenir, la nuit qui précédera son entrée. Dès que nous serons auprès de lui nous n 'aurons vraiment plus rien à craindre et vous serez libre. Vous n'imaginez pas quelle joie j'aurai à retrouver mon tabard de soie et d'or et ce grand pectoral de la Toison d'Or qui me donne si grande allure !

«En vérité, l'austère élégance des moines n'est vraiment pas mon fait... pas plus que leur ordinaire ! Le père de Rayneval est la sainteté même mais j'aimerais mieux quelqu'un de moins saint et qui s'y connaisse davantage en crus bourguignons. Même son vin de messe est abominable ! J'ai essayé, je ne recommencerai pas ! Dieu m'a puni...

« Votre écuyer et votre page s'ennuient ferme. On les a introduits dans le couvent sous l'aspect de frères voyageurs étrangers. L'un passe pour Normand, l 'autre pour Provençal et moi je suis toujours le grand pèlerin que vous savez. Cela nous vaut à tous trois d'interminables stations à la chapelle. Le père prieur dit que nous avons là une excellente occasion de travailler au salut de nos âmes mais je crains que nous ne soyons en réalité que d'affreux mécréants.

Monseigneur le Duc devrait bien se hâter !...

« À bientôt. Pardonnez ce long bavardage mais c'est un passe-temps bien charmant que converser un moment avec une jolie femme et j'en complète l'ivresse en déposant un tendre baiser sur vos jolis doigts. »

Cette lettre arrivée dans les débuts du mois de mai acheva de réconforter Catherine parce qu'elle apportait l'espoir d'une liberté toute proche. Il était bien certain que la présence de Philippe à Bruges constituerait pour elle le meilleur moyen d'évasion. Aussi, ce soir-là, en s'endormant dans son lit aux rideaux blancs, se laissa-t-elle bercer par le flot chatoyant d'une douce espérance : celle de son prochain retour à Montsalvy. Ce qui la veille encore ne se montrait qu'au bout d'une perspective sans fin venait de se rapprocher considérablement.

Bien sûr, il y aurait sans doute quelques explications à fournir au duc Philippe quand elle le rejoindrait mais après tout ce qu'elle avait pu endurer, une entrevue, même orageuse, avec un prince hargneux n'avait plus la moindre chance de l'impressionner...

Au soir du 21 mai, qui était le mardi de Pentecôte, dame Béatrice, un paquet sous le bras, entra dans la maison de Catherine.

— C'est cette nuit que vous nous quittez, mon enfant. Ceci est arrivé tout à l'heure du couvent des Augustins.

— Est-ce que le Duc arrive ?

— Il se trouve, ce soir, à cinq lieues à peine d'ici, à Roeselare '.

Demain, tandis que son armée contournera la ville, il y entrera avec les seigneurs de son entourage immédiat et une petite escorte. Les notables préparent déjà sa réception.

— Par quelle porte doit-il entrer ?

— Par celle de la Bouverie qui est tout près d'ici mais à peine plus éloignée des Augustins. Vers la fin de la nuit, je viendrai moi-même vous chercher pour vous ramener... là où je vous ai prise : sous le pont du grand portail où vos amis vous attendront avec un bateau pour vous ramener aux Augustins où vous attendrez que la foule soit assez dense dans les

1 Roulers.

Rues pour pouvoir vous y mêler sans danger et rejoindre Monseigneur. Il était impossible que vous sortiez directement d'ici au grand jour.

— Croyez bien que je le comprends... et que je vous suis infiniment reconnaissante de tout ce que vous avez fait pour moi mais comment pourrai-je vous prouver cette reconnaissance ?...

La Grande Dame s'approcha du coin où Catherine travaillait, effleura du doigt les grosses pelotes de laine bise puis, se tournant vers le coussin de dentellière posé sur un tabouret, se pencha pour admirer le dessin ébauché.

— Vous avez bien travaillé, dame Catherine... et nous vous regretterons car vous avez de réelles dispositions pour cet art délicat.

— Pas bien loin de chez moi, au Puy-en-Velay, il y a aussi des dentellières ; je pourrai continuer mon apprentissage, fit-elle en souriant. Mais le fruit de mon travail est bien mince pour ma gratitude. Je voudrais faire plus !

— Alors... » et tout à coup, la voix de dame Béatrice se fit très grave : « Demain, quand vous rencontrerez monseigneur Philippe, essayez d'oublier les peines que l'on vous a infligées ici et demandez-lui grâce et merci pour cette ville turbulente mais qui est toujours à lui s'il sait lui montrer un peu de mansuétude. Voyez-vous, les gens d'ici sont comme des enfants : se sentant coupables envers leurs parents, ils s'enfoncent plus encore dans la révolte et les outrances, chacun en faisant plus que son voisin pour n'avoir pas l'air de céder à ses yeux.

Les rudes châtiments changent parfois la rébellion en haine alors qu'un mot de pardon peut amener le coupable aux larmes du repentir.

Je sais tout cela, dame Béatrice, et soyez certaine que je n'ai jamais eu d'autre idée qu'intercéder pour Bruges. Autrefois je l'ai tant aimée ! Ce n'est pas à présent qu'elle se trouve prise entre la mer qui ensable rapidement ses ports et la colère de son suzerain, que je vais la condamner... Ayez confiance : je ferai tout ce que je pourrai !

Sans rien dire, la Grande Dame embrassa Catherine et sortit peut-

être pour cacher une émotion, se contentant au seuil d'indiquer qu'elle viendrait une heure avant le lever du soleil et de lui conseiller de prendre du repos.

Mais cette nuit-là, Catherine ne réussit pas à trouver le sommeil. Il y avait quelque chose qui l'inquiétait sans trop savoir pourquoi. Peut-

être cette décision prise par Philippe de n'entrer dans la ville qu'avec peu de monde et surtout cette « permission » qu'il en avait demandée.

Cela lui ressemblait bien peu ! Qui donc pouvait être assez fou pour ignorer l'orgueil du grand-duc d'Occident, son caractère à la fois rusé et vindicatif ? Allait-il réellement laisser ses quatre mille Picards et ses chevaliers bourguignons passer au large de Bruges tandis que lui-même, avec une poignée d'hommes, traverserait la ville encore toute fumante du sang de ses échevins ? Évidemment, cela pouvait être une preuve de courage et Philippe n'en avait jamais manqué, à moins que ce ne soit ce signe de mansuétude dont parlait dame Béatrice. Après tout le prince bourguignon était l'un des diplomates et des hommes de gouvernement les plus habiles et les plus intelligents... mais les exemples étaient rares où il avait laissé sa diplomatie l'emporter sur sa rancune : le roi de France l'avait appris à ses dépens durant de longues et cruelles années.

Lorsque la Grande Dame revint, elle trouva Catherine prête, revêtue de la robe monastique contenue dans le paquet et debout près de la porte qu'elle tenait entrouverte pour que l'on n'eût pas à frapper. Il faisait très sombre et aucune lumière n'était visible. Silencieusement, dame Béatrice saisit la main de Catherine et toutes deux s'élancèrent à travers l'enclos sous le couvert des arbres. Un vent vif s'était levé, bien après minuit, et agitait les cimes feuillues avec de grands froissements qui étouffaient le bruit des pas. Ils étouffèrent également le léger grincement de la porte quand elle s'ouvrit sous la main de la Grande Dame, et Catherine se retrouva dehors.

— Allez avec Dieu, ma fille, chuchota dame Béatrice en l'embrassant.

Puis elle se glissa de nouveau dans l'entrebâillement du portail et disparut sans avoir seulement laissé à celle qu'elle libérait le temps d'une seule parole d'adieu. Mais déjà des ombres montaient de sous le pont dormant et Catherine se retrouva soudain dans trois paires de bras masculins dont la chaleur et l'enthousiasme disaient assez la joie que l'on avait de la retrouver.

— Sans mentir, soupira Gauthier, ce mois que nous venons de passer sans vous a été le plus long de toute ma vie, dame Catherine...

Le mercredi de Pentecôte se leva venteux comme en novembre.

Les lambeaux de nuages gris traversaient en rafales le ciel orageux derrière les flèches des églises et l'immense tour du beffroi. De temps en temps, une ondée passait, emportée par les ailes du vent et les cloches, sonnant les heures canoniales du jour, résonnaient avec une mélancolie profonde. Aussi Catherine en quittant le couvent avec ses trois compagnons se disait-elle que ce n'était guère un temps de réjouissances et que ce qui se préparait n'avait que fort peu de rapports avec les fastes habituels d'une entrée princière.

Certes, il ne s'agissait que de la traversée de Bruges et il était convenu de recevoir le prince à l'hôtel de ville pour lui offrir présents et rafraîchissements mais de toute évidence personne à Bruges n'imaginait voir un sourire éclore sur le visage hautain de Philippe.

On se demandait plutôt ce qu'il allait dire...

Une foule énorme encombrait les rues et les quatre faux moines n'eurent aucune peine à s'y mêler. Mais, comme au jour de son arrivée, Catherine fut frappée par le silence de cette foule. On n'entendait que paroles chuchotées, on ne voyait que visages soucieux ou insolents, tels ceux d'une troupe de bouchers qui bannière en tête et tranchets à la ceinture s'en allaient avec un air de défi au-devant du Maître si ardemment contesté. Quand ils passèrent près de Catherine, elle frissonna sous la bure déjà humide de sa robe. Depuis le jour de colère qui avait vu mourir Michel de Montsalvy et Gaucher Legoix, son propre père1, Catherine redoutait et détestait les bouchers. Elle leur trouvait l'air féroce et respirait toujours auprès d'eux une pénible odeur de sang frais...

Vers trois heures, on apprit que le Duc venait d'arriver au village de Saint-Michel. Ce fut le signal de se mettre en marche pour les notables, et à la suite de leur cortège on se dirigea vers la porte de la Bouverie. Catherine vit passer Louis Van de Walle, blême et les traits tirés sous son chaperon de fête. Son fils, les échevins rescapés et quelques chefs de corporations le suivaient, avec leurs insignes et leurs bannières. Devant lui marchait son beau-frère Vincent de Schotelaere, le capitaine de la ville et quelques-uns de ses soldats, tous armés.

Les faux moines suivirent le cortège mais s'arrêtèrent derrière les barrières de la porte de la Bouverie tandis que les notables franchissaient la porte, le grand pont jeté sur les larges douves et s'avançaient sur la route, courbant le dos sous les rafales de vent qui faisaient voler les lourdes robes, claquer les bannières et obligeaient à cramponner les coiffures. Au bout du chemin, on pouvait déjà apercevoir, sous la bannière de Bourgogne, un bloc luisant comme du mercure :

1 Voir II suffît d'un amour.

les premiers soldats de la garde personnelle du Duc avec, au-dessus d'eux, le groupe mouvant, coloré, magnifique, des chevaliers entourant leur prince.

Un cavalier plus grand, plus majestueux que les autres prit le devant pour attendre le bourgmestre et ses hommes. Il était trop reconnaissable pour que Catherine n'identifiât pas aussitôt Philippe.

Armé de pied en cap à l'exception de sa tête couverte d'un chaperon de velours noir tandis que son casque couronné d'or reposait aux mains d'un écuyer, la Toison d'Or brillant superbement sur l'acier mat de l'armure, il arrêta son cheval vêtu d'acier lui aussi, dès qu'il eut franchi les lignes de sa garde, attendant le poing à la hanche que le cortège de Bruges vînt jusqu'à lui. Auprès de lui se tenait seul son écuyer, Huguenin du Blé.

Van de Walle et ses hommes étaient presque arrivés quand un cri jaillit de la foule qui regardait du haut des murailles.

— Les Picards ! Nous sommes trahis !...

Van de Walle entendit, se retourna pour adresser à ses concitoyens un geste d'apaisement mais, en effet, de part et d'autre du chemin, une troupe armée doublait l'entourage ducal, dépassait le cortège des échevins en sens inverse et marchait avec résolution vers la porte de la Bouverie. En même temps, le Duc s'avança lui aussi :

— Cela m'étonnait aussi que Monseigneur se laisse moquer ainsi par des bourgeois, murmura Saint- Rémy qui, le cou tendu, observait passionnément ce qui se passait hors de la porte. Regardez ! Voilà, à la tête de ceux qui vont nous attaquer, le bâtard de Dam- pierre et le sire de Rochefort ! Ce sont des hommes déterminés.

— Nous allons être écrasés, souffla Catherine. Nous ne pouvons rester à cette barrière.

Pour toute réponse, Gauthier la prit par le bras et lui fit monter quelques-unes des marches qui menaient au chemin de ronde.

— Il ne faut pas trop s'écarter si nous voulons atteindre le Duc dès son entrée, dit-il.

Un cri de fureur et de crainte lui coupa la parole. Ils eurent juste le temps de se jucher sur l'escalier car la foule qui se pressait à la porte refluait vers l'intérieur de la ville. Là, tout près maintenant, les archers picards avançaient au pas de charge, si proches les uns des autres qu'ils ressemblaient à une barrière de fer.

Quelqu'un cria :

— Fermez les portes ! Empêchez-les d'entrer !

— On ne peut pas abandonner les notables ! cria quelqu'un d'autre.

— Qu'ils crèvent ! Ils s'arrangeront toujours tandis que nous, nous serons massacrés...

Des hommes déjà s'attelaient aux mancherons du treuil commandant la herse, d'autres tentaient de remonter l'énorme pont-levis mais il était trop tard. Les Picards étaient là et entamaient le combat pour se frayer un passage. Quand ils parurent sous la porte, ceux qui s'y trouvaient s'enfuirent pour échapper à leurs terribles flèches mais quelques-uns tombèrent. Catherine, horrifiée, vit une femme rouler sous les sabots du cheval du sire de Dampierre qui, paisiblement, passa sur son corps.

Le Duc à présent avançait sans plus s'arrêter, entouré des notables qui le suppliaient de rappeler ses soldats, de tenir ses promesses. On put l'entendre crier :

— Je ne me séparerai pas de mes hommes d'armes. Votre cité est traîtresse et je n'ai plus confiance en elle...

Puis, comme le pas de son cheval résonnait sur les planches du pont-levis Catherine le vit tirer sa grande épée et, désignant les remparts où des bannières aux emblèmes des corporations claquaient dans le vent comme un défi :

— Voilà la Hollande que je veux soumettre !...

Une acclamation des chevaliers et des archers picards lui répondit. Il s'engagea sous la voûte au moment précis où une procession du clergé débouchait à son tour devant lui venant de la cathédrale Saint-Sauveur. Une double file de diacres en aubes blanches encadrant un dais sous lequel l'évêque en chape d'or abritait un soleil de pierreries : le Saint- Sacrement. L'évêque salua le prince mais éleva le soleil et Philippe dut, d'abord, descendre de cheval, puis plier le genou devant son Dieu.

— N'attaquez pas cette bonne ville, Monseigneur, pria l'évêque.

Elle est malheureuse et souffre d'avoir encouru votre courroux. Vous lui aviez promis...

— Je n'ai rien promis ! s'écria Philippe avec colère. J'ai demandé à traverser cette maudite cité rebelle et si certains de mes soldats marchent devant moi, je n'ai pas que je sache lancé sur elle mon armée entière.

— Rappelez vos Picards, seigneur duc. Ils courent déjà vers le Marché sous prétexte d'assurer votre passage.

En effet, le duc avait chargé l'un des seigneurs de son entourage, le sire de Lichtervelde, de suivre les Picards pour voir si une foule n'était pas rassemblée au Marché. Avec colère, le Duc haussa les épaules.

— Suis-je un croquant que je doive marcher seul, à la merci d'un poignard, dans des rues suspectes ? J'ai dit que l'on apprendrait ici à me connaître. Allons, sire évêque, regagnez votre cathédrale et, me laissez à mon métier de prince.

Il attendit que la procession eût rebroussé chemin, debout au milieu de la rue, entouré de quelques seigneurs qui étaient les sires d'Uutkerke, de Commines et de l’Isle-Adam. Soudain Saint-Rémy saisit la main de Catherine.

— C'est le moment. Allons-y !

Traînant après lui la jeune femme que suivirent les deux garçons il s'élança, arriva devant le prince et, arrachant à la fois sa fausse barbe et son capuchon noir il s'inclina devant lui.

— Je viens rendre compte de ma mission, monseigneur, avec d'autant plus de joie que la voici heureusement remplie. » En même temps il rejetait en arrière le capuchon de Catherine qui s'inclinait à son tour. « Voyez. plutôt, monseigneur !

Le visage sombre de Philippe de Bourgogne s'éclaira :

— Enfin vous voilà, sire Toison d'Or ? En vérité, je commençais à craindre d'avoir perdu mon roi d'armes ! Et vous aussi, madame ?...

Quelle joie de vous retrouver bien vivante...

Il se penchait pour relever Catherine, plongeant son regard au fond des yeux de la jeune femme.

— Vous aurez bien des choses à m'expliquer, ma chère, lorsque nous en aurons fini avec ceux d'ici...

Se souvenant de sa promesse à dame Béatrice, elle joignit les mains et supplia :

— Par pitié, monseigneur, faites preuve de clémence ! Il faudrait peu de chose pour que Bruges redevienne la plus fidèle de vos cités et...

D'un geste péremptoire, il lui coupa la parole :

— Plus un mot là-dessus ! Si je suis ici, c'est en partie pour vous sauver et je n'aurais pas eu à le faire si vous n'étiez venue vous jeter dans ce guêpier ! A présent, restez ici et m'y attendez avec Saint-Rémy et vos gens. Je vous ferai prévenir lorsque j'aurai ville gagnée.

Sans un mot, le roi d'armes entraîna son amie vers le corps de garde de la porte et voulut l'y faire entrer mais elle résista, voulant à tout prix voir ce qui allait se passer. Cependant, le Duc s'avançait avec ses gens et les notables dont les voix suppliantes ne cessaient de s'élever. Mais il ne leur répondait pas et marchait toujours, un froid sourire aux lèvres.

— Je n'aime pas ça ! marmotta Saint-Rémy. Il est trop sûr de lui et n'a pas daigné prendre assez de monde. Quatorze ou quinze cents Picards ne suffiront pas pour lui rendre une ville de cent mille habitants ! J'espère que le reste de l'armée vient derrière.

En effet, on pouvait voir à présent sur le chemin une nouvelle vague de fer et de pennons multicolores qui s'avançait. Mais, soudain, les faux moines ne virent plus rien. Un flot humain descendait du rempart en poussant des cris de vengeance, et avant même que les archers qui arrivaient aient compris ce qui se passait, vingt bras s'étaient attelés au treuil de la herse qui, avec un grincement apocalyptique s'abattit.

— Doux Jésus ! souffla Catherine. Le Duc est à présent coupé du reste de l'armée...

— Il faut le prévenir ! dit Gauthier. Allez-y, messire Toison d'Or, il vous écoutera. Je suffirai avec Bérenger à veiller sur dame Catherine.

Or, au moment même où il disait cela ledit Bérenger qui avait suivi le Duc sans que personne s'en aperçût arriva en courant, vit la herse baissée, se précipita vers ses compagnons.

— Qui a fermé cette porte ?

Du geste, Gauthier lui désigna les hommes et les femmes armés de gourdins et d'outils variés qui prenaient position, la mine farouche, devant la porte.

— Il faut l'ouvrir, gémit le page, il faut l'ouvrir tout de suite ! Le Duc revient !... oh, mon Dieu, c'est épouvantable ! Nous allons tous être massacrés !...

Il raconta alors ce qu'il venait de voir. Le sire de Lichtervelde que le Duc avait envoyé en reconnaissance jusqu'au Marché l'avait trouvé vide et, s'en revenant avec ses hommes pour prévenir son maître et le faire avancer criait : « Nous avons ville gagnée ! Elle est à la volonté de Monseigneur... » Mais à ce moment même une voix, partie d'on ne savait où avait hurlé :

— Ne crie pas victoire trop vite ! Sais-tu combien la seule enceinte des Halles peut contenir d'hommes ?...

Au même moment, de partout, des hommes, des femmes, des vieillards et même des enfants avaient surgi, portant des bâtons, des couteaux, des haches, certain même armé d'arcs. Il en venait de toutes les ruelles, de toutes les maisons dont les fenêtres se garnissaient de visages farouches. Philippe, comprenant alors qu'il allait devoir combattre, avait donné ordre à ses archers de tirer et une grêle de flèches était allée frapper au plein de cette masse humaine, un peu au hasard. Le malheur avait voulu que des femmes, des vieillards fussent atteints. Un enfant était tombé d'un toit, une jeune fille d'une fenêtre...

Le Duc lui-même tirant son épée avait abattu un bourgeois qui s'élançait au cou de son cheval...

— Il recule, gémit Bérenger, en conclusion, il revient vers nous !

Toute la ville va nous tomber dessus. Écoutez !

Les volées furieuses du tocsin s'abattaient à présent sur Bruges, portées par les rafales de vent.

— Il faut ouvrir cette herse, cria Saint-Rémy. Monseigneur va être massacré. Et nous n'avons même pas d'armes.

— Vous en avez une, riposta Gauthier. Votre robe de moine. Allez les haranguer !

Saint-Rémy aussitôt s'élança vers ceux qui gardaient la porte, brandissant le crucifix de bois qu'il portait au cou.

— Mes frères, mes frères ! Songez à ne pas offenser Dieu en retenant ici votre seigneur naturel. Mes frères...

Des huées et des rires lui répondirent mais il continuait de plus belle, encouragé malgré tout par le fait que nul n'osait s'en prendre à un moine.

— Ton Duc, cria quelqu'un, nous allons le lui envoyer vivement, au Seigneur ! Tiens, regarde ! Le voilà qui accourt.

En effet le groupe de seigneurs et de soldats qui accompagnait Philippe refluait vers la porte sans cesser de combattre mais en dépit des armures et des chevaux, qui étaient plus une gêne qu'autre chose d'ailleurs, car dans cette presse ils étaient difficiles à manier, la disproportion des forces était tragique... Au-delà, on ne pouvait voir ce qu'il était advenu du

premier détachement de Picards et, dans un instant le Duc, dont on apercevait le heaume couronné d'or et l'épée étincelante tournoyant au-dessus, allait arriver contre la herse.

Saint-Rémy alors bondit sur l'un de ceux qu'il haranguait si bien l'instant précédent, lui arracha sa hache et se mit à frapper. Ce que voyant, Gauthier fit de même, s'empara d'un marteau et vint lui prêter main-forte. Aplatie contre le mur de la voûte Catherine, horrifiée, regardait le sang couler et les morts s'abattre, protégée par Bérenger qui lui faisait courageusement un rempart de son corps, décidé à mourir pour sa dame comme il convenait à un page de bonne race.

La mêlée devant elle était furieuse. Soudain, un homme se jeta, les bras en croix entre le prince et la foule en délire :

— Je vous en prie, je vous en supplie ! Réfléchissez à ce que vous allez faire ! C'est votre seigneur et vous n'avez pas le droit d'y toucher

! Dieu vous punira et la vengeance de Bourgogne détruira à jamais notre ville !...

C'était Louis Van de Walle, les vêtements déchirés, du sang coulant sur sa joue, qui essayait désespérément d'éviter le pire c'est-à-dire l'assassinat de Philippe. Mais personne ne voulait l'écouter.

Cependant Saint-Rémy et Gauthier avaient réussi à déblayer la herse et tandis que le chevalier maintenait en respect ceux qui auraient voulu tenter de s'y opposer, Gauthier s'efforçait de relever l'énorme grille de fer mais c'était impossible.

— Ils ont mis une chaîne, cria-t-il, et le treuil ne bouge pas ! Il faudrait briser le cadenas qui la retient !

À l'aide de son marteau il tapait dessus de toutes ses forces arrachant des étincelles, sans parvenir toutefois à faire céder le métal.

— Vous allez le fausser, dit Catherine qui l'avait rejoint avec Bérenger. Il faudrait des tenailles.

— Dépêche-toi ! cria Saint-Rémy qui s'escrimait toujours de sa hache, nous allons être massacrés.

Adossé à la herse avec le Duc et une poignée de survivants ils faisaient face à la mer humaine et hurlante tandis qu'au-dehors, les soldats de Bourgogne tiraient sur ceux qui occupaient le chemin de ronde et cherchaient à les empêcher d'approcher.

— Nous n'y arriverons jamais ! gémit Gauthier.

Mais soudain, quelqu'un fut à ses côtés : le bourgmestre qui tirait après lui un ouvrier armé d'énormes tenailles.

— Brise ce cadenas ! lui ordonna-t-il.

L'homme hésitait, visiblement terrifié.

— Si j'obéis, je serai massacré !

— Tu vas l'être tout de suite si tu n'obéis pas, gronda Saint-Rémy en lui posant sur la gorge une dague qu'il avait prise sur le corps d'un soldat.

Alors l'homme s'activa, aidé de Gauthier et de Bérenger, et réussit enfin à faire sauter le cadenas. Un instant plus tard, la herse remontait, saluée par le hurlement de triomphe des Picards restés hors de la ville.

Ceux-ci s'élancèrent, saisirent le Duc et la poignée de fidèles qui l'entouraient, puis voulurent s'élancer en avant pour charger la foule mais la voix étonnamment froide du prince s'éleva, ordonnant :

— En retraite ! Il faut nous replier : nous ne pouvons lutter contre cent mille fous !

Sans même regarder, comme s'il avait toujours su où elle se trouvait il saisit Catherine par le poignet, l'enleva de terre et elle se retrouva en croupe derrière lui. La troupe s'ouvrit devant lui tandis que, piquant des deux, il franchissait le pont-levis dont les planches résonnèrent sous les sabots de son cheval.

Mais, parvenu à quelques toises des larges fossés il arrêta son cheval, se retourna et donnant libre cours à sa colère, hurla :

— Tu m'obliges à fuir une fois encore, damnée ville, comme tu m'y as obligé devant Calais. Cette fois je ne te pardonnerai pas !

Quand je reviendrai...

et cela ne tardera guère, sache bien que tu n'auras à attendre de moi ni pitié ni merci1 !...

Et, fou de rage, il repartit au grand galop en direction de Roeselare, emportant Catherine qui sanglotait nerveusement, appuyée contre son dos et les bras noués autour de sa taille Derrière lui éclatèrent les cris de triomphe des Brugeois qui le huaient et juraient que bientôt le port de l'Ecluse leur appartiendrait de nouveau...

Au château de Roeselare où il était revenu, le duc Philippe ne décolérait pas. Durant toute l'interminable chevauchée, il n'avait pas desserré les dents mais, dès son arrivée, en pleine nuit, il s'était jeté à bas de son cheval fourbu et, traînant Catherine à peine moins exténuée à sa suite, il avait couru s'enfermer avec elle dans sa chambre en hurlant qu'il interdisait à quiconque de venir le déranger, quelle que puisse être l'importance de ce que l'on aurait à lui dire.

Arrivé là, il se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, les mains nouées derrière son dos, remâchant sa fureur et sa honte.

Catherine qui, transie, s'était approchée du grand feu flambant dans la cheminée, pouvait l'entendre grommeler entre ses dents des mots apparemment sans suite. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état et, un instant, elle craignit qu'il ne fût en train de devenir fou.

Mais comme, enfin, il revenait vers le feu et se laissait tomber sur un escabeau, enfouissant sa tête entre ses mains, elle risqua un timide :

1 Au mois de mars suivant, Bruges, complètement isolée par la défection de Gand qui s'était retournée contre elle, demandait le pardon de Philippe de Bourgogne qui le lui accorda du bout des lèvres. Le 11 mars 1438, son envoyé, Jean de Clèves, prenait en son nom possession de la ville et faisait exécuter les principaux meneurs de la révolte. Seule l'intervention de la duchesse Isabelle sauva in extremis Louis et Gertrude Van de Walle dont le fils avait été décapité la veille.

— Monseigneur ! Vous venez de subir une terrible journée...

Votre cœur et votre orgueil saignent mais vous ne devez pas vous abandonner ainsi au désespoir. Vous êtes un grand prince...

Il bondit comme si un essaim d'abeilles l'attaquait.

— Un grand prince qu'une poignée de boutiquiers et de ribauds peut chasser de son bien ? Un grand prince qui laisse ses gens au pouvoir des rebelles ? Sais-tu ce que me coûte cette journée ? Au moins deux cents prisonniers, des morts que je ne peux encore compter, mais parmi eux l'un de mes meilleurs capitaines. Sais-tu que Jean de Villiers de l’Isle-Adam est tombé près de la chapelle Saint-Julien, sous la masse d'un forgeron ? L’Isle-Adam dont l'aïeul portait l'oriflamme à la bataille de Roosebeke ! L’Isle- Adam, chevalier de la Toison d'Or, assassiné par un croquant ! Et tu dis que je suis un grand prince ? Si je l'étais je pourrais réunir une immense armée et retourner dès demain attaquer cette putain de ville, la mettre à mal, la noyer dans des flots de sang et raser ses murailles ! Mais il faudrait des mois pour réunir une armée assez puissante pour l'assiéger seulement.

Et elle le sait, la garce !... Et elle me nargue, moi, moi que l'on appelle le grand-duc d'Occident !...

Brusquement il se tut, éclata en sanglots presque convulsifs et se mit à pleurer comme jamais Catherine n'avait vu pleurer un homme, même lui qui avait cependant la larme facile. Il y avait du crocodile en ce prince qui pouvait pleurer à la demande et qui avait d'ailleurs élevé les larmes à la hauteur d'une arme diplomatique. Mais ce soir elles n'avaient rien de calculé et se déversaient avec la violence d'un flot qui a rompu ses digues, ponctuées de hoquets furieux.

Épouvantée par la violence de cet accès, Catherine s'éloigna, gagna la profonde embrasure de l'une des fenêtres et s'efforça de regarder au-dehors. On n'y voyait rien sinon, sur l'ombre dense de la nuit, les minces stries d'une pluie incessante. La jeune femme pensait qu'il valait mieux laisser Philippe pleurer tout son saoul car les larmes bien souvent emportent l'amertume de l'âme. Si elle avait pu elle serait sortie, non pour s'éloigner mais pour ménager l'orgueil de ce prince vaincu si profondément car peut-être par la suite lui en voudrait-il d'avoir été témoin de son désespoir.

Peu à peu, d'ailleurs, les sanglots se calmèrent, s'espacèrent... Le silence à peine troublé par le crépitement du feu revint. Puis, soudain, ce fut la voix enrouée de Philippe :

— Où es-tu ? Viens près de moi...

Elle quitta presque à regret son refuge.

— Je suis là, monseigneur...

— J'ai cru que tu m'avais abandonné ! Viens plus près... Viens.

Lui-même s'était levé, courait vers elle, l'enveloppait de ses bras et enfouissait contre son cou son visage mouillé.

— Il faut que j'oublie, il faut que tu m'aides, Catherine...

Il dévorait son cou, ses joues, son visage de baisers fous sans paraître seulement s'apercevoir qu'elle ne les lui rendait pas et qu'entre ses bras elle demeurait froide, insensible.

— Que puis-je faire ?...

La question posée d'une voix douce mais trop calme jeta de l'eau glacée sur sa passion. Il la lâcha et la regarda avec stupeur :

— Ce que tu peux faire ? M'aider à oublier et tu sais très bien comment. Donne-moi ton corps, faisons l'amour jusqu'à épuisement...

Enlève cette horrible défroque, dénoue tes cheveux. J'ai besoin de la lumière de ta chair, de sa douceur, de sa chaleur...

De ses doigts fébriles il dénouait les cordons du froc noir, la corde qui le serrait à la taille, s'agaçait en découvrant dessous une autre robe noire.

— Aide-moi, voyons !...

— Non !... Si vous voulez me prendre prenez-moi, mais ne comptez pas sur moi pour vous y aider !

Il recula comme si elle l'avait giflé et elle vit les veines de ses tempes se gonfler sous une nouvelle poussée de colère.

— Tu ne veux pas être à moi ? Tu refuses, toi, ma maîtresse. ?

— Je ne suis plus votre maîtresse. Souvenez-vous, Philippe ! A Lille je vous ai bien dit qu'il s'agissait d'un adieu... définitif ! Je n'ai pas l'habitude des adieux successifs.

— Alors il ne fallait pas rester dans mes États, il fallait rentrer chez toi comme tu l'avais annoncé. Je te croyais loin déjà, et au lieu de cela j'apprends que tu es à Bruges, que tu es enceinte... de moi, ce qui est un comble, que l'on t'y garde en otage, comme monnaie d'échange contre leurs damnés privilèges... que je ne leur rendrai jamais ! De qui étais-tu enceinte ?...

C'était bien de lui, à cette minute dramatique, de se préoccuper de ce détail bien masculin.

— Croyez-vous que cela ait beaucoup d'importance ?

— Cela en a pour moi. Après tout, en te donnant à moi, la nuit des Rois, tu espérais peut-être me faire endosser une paternité inavouable