Gauthier raconta alors comment, après une longue attente, il avait vu son homme quitter très rapidement le palais et se mettre à courir à travers les rues dans une direction qu'il semblait connaître parfaitement, et qui était celle du nord. En voyant se profiler les murailles, le poursuivant avait bien cru que sa poursuite s'arrêtait là mais le fuyard s'était approché d'une poterne dont le garde devait dormir profondément car il lui avait fallu crier le mot de passe pour l'éveiller, circonstance qui avait permis à Gauthier de l'entendre parfaitement.

Celui-ci avait donc laissé le Recteur sortir de l'enceinte puis, sans laisser au garde le temps de se rendormir, il était arrivé en courant comme s'il cherchait à rejoindre l'homme qui venait de passer. « Ça fait dix minutes que je cours après lui, confia-t-il au factionnaire, si je ne le rattrape pas, il fera demain la plus grande bêtise de sa vie... »

Puis, comme si la chose lui revenait brusquement il avait lancé le mot de passe qui était « Vergy » en ajoutant qu'il valait mieux que le garde l'attende car, sa commission faite, il entendait bien finir la nuit dans son lit à l'abri des bonnes murailles de la ville.

Tout s'était passé comme il l'imaginait. Le garde l'avait laissé passer.

Heureusement la nuit était assez claire et il avait pu apercevoir le Recteur qui était presque au bout d'un faubourg et s'enfonçait dans la campagne, se dirigeant vers un groupe de bâtiments, dominés par la flèche d'une chapelle, qui se trouvaient très à l'écart près d'un boqueteau.

— J'ai vu l'homme y entrer, conclut Gauthier et je suis revenu sans aller jusque-là. Je saurai y retourner bien sûr ; malheureusement j'ignore comment s'appelle ce faubourg et, pour la vérité de mon personnage, je n'ai pas osé le demander au garde de la porte. Quant aux bâtiments, je pense qu'il s'agit d'un couvent. Il y a un vaste enclos ceinturé de hauts murs et, en face du portail sur le bord du chemin, il y a une grande croix de pierre. J'ajoute que l'endroit m'est apparu désolé et assez sinistre.

— Faut-il franchir un ruisseau pour y aller ? demanda Catherine d'une voix si sombre que les deux garçons.la regardèrent avec surprise.

— En effet. L'homme a franchi un petit pont en quittant le faubourg. Il y a un ruisseau qui paraît le ceinturer. Mais vous êtes bien pâle tout à coup ? C'est ce couvent qui...

— Ce n'est pas un couvent. C'est la Maladière... la léproserie si vous préférez. Si c'est là que Jacquot de la Mer cache ses voyageurs compromettants, la cachette est bonne car nous aurons toutes les peines du monde à convaincre les soldats d'y aller. Et il faut que les hommes du Damoiseau soient bien déterminés - et bien payés - pour avoir accepté pareil endroit. Il est vrai que le logis des ladres et celui de ceux qui les soignent sont nettement séparés, mais tout de même

!...

Une nouvelle vague de souvenirs venait de surgir dans la mémoire de Catherine, des souvenirs qui étaient parmi les plus affreux et que ce mot de léproserie, par elle prononcé cependant, avait été remuer dans les profondeurs obscures où elle s'était toujours efforcée de les tenir'. Pour mieux les repousser, elle saisit le gobelet plein que Gauthier avait posé sur la pierre de l'âtre et le vida d'un trait. Le vin coula en elle comme une flamme et rejeta à leur abîme les ombres sinistres du passé: Elle passa sur son front sa main qui lui parut curieusement froide puis regarda tour à tour les deux garçons : Bérenger, les bras noués autour de ses genoux, sa brune figure figée d'horreur, et Gauthier qui rêvait, le regard perdu dans les flammes. Il fallait secouer cette torpeur...

— Vous ne saviez pas ce que c'était que cet enclos, dit-elle enfin en s'efforçant d'affermir sa voix,

1. Voir Belle Catherine.

pourtant vous disiez qu'il fallait attendre le jour pour y aller chercher le Recteur. Pourquoi donc ? La nuit, la surprise joue mieux.

— Peut-être mais il faut investir complètement un domaine important et il est toujours possible, à la faveur de l'obscurité, qu'un fugitif franchisse un mur, rampe dans l'herbe, s'éloigne. De jour, rien ne peut filtrer. En outre, une troupe armée, dans la nuit, fait du bruit.

L'alerte est facilement donnée alors qu'il est courant de voir, le jour, une troupe de soldats quitter une ville... Néanmoins, nous irons, dès à présent, en discuter avec votre ami le capitaine...

Découragée, la jeune femme haussa les épaules.

— À quoi bon ? Les soldats les plus courageux s'épouvantent quand on parle de la Maladière. C'est un lieu maudit où règne l'affreux mal. S'il suffisait, encore, de l'entourer pour empêcher que l'on en sorte, cela serait possible. Mais pour en tirer le Recteur et sans doute quelques autres, il faudra bien y entrer... et alors...

— Les truands en cavale et les hommes du Damoiseau y entrent bien, eux ! Votre capitaine sera peut- être aussi courageux qu'eux et pourra peut-être réunir quelques hommes déterminés ? En tout cas, il y aura moi !

— Et moi... chevrota Bérenger en écho d'une petite voix frêle qui s'efforçait courageusement de surmonter sa frayeur.

— Parfait ! Alors, dame Catherine, si nous voulons attaquer à l'aube, il faut se décider maintenant. Allons toujours voir jusqu'où va le courage de votre ami...

Il allait assez loin Dieu merci ! Ce qui s'était passé dans la tour Neuve était trop grave pour que Roussay permît au coupable de lui glisser entre les doigts et dans ce cas il n'était pas question qu'aucun de ses hommes refusât de faire son devoir. D'ailleurs, le capitaine ne leur avait guère laissé le choix.

— Ceux qui reculeront seront pendus ! se borna- t-il à déclarer à ses soldats, plus morts que vifs quand ils surent qu'il s'agissait de fouiller la Maladière. Mais, en chef soucieux de la santé de sa troupe, il fit faire, dans la cour des cuisines, une distribution générale de linge à nouer sous le nez et de vinaigre pour les imbiber.

Deux heures plus tard le Recteur et quelques-uns des truands qui transformaient les rues nocturnes de Dijon en coupe-gorge étaient arrêtés (non dans l'enclos des lépreux d'ailleurs mais dans la ferme mitoyenne qui assurait aux malades la subsistance), enchaînés et menés sous bonne garde à la prison pour y attendre un jugement qui n'allait pas manquer d'être expéditif.

Ce jour-là, le cabaret de Jaquot de la Mer, plus maison close que jamais, n'ouvrit même pas ses volets. Une simple pancarte vint décorer la porte annonçant que, pour cause de funérailles en province, l'établissement serait fermé quelques jours. On n'est jamais trop prudent !

Théâtre habituel des exécutions à Dijon, la place du Morimont avait toujours présenté un visage aussi étrange que sinistre. Cela tenait au déplaisant matériel installé en permanence au centre de ce large espace de terre battue, taillé en biseau comme un couperet de guillotine. Au plein milieu de la place, face à l'hôtel des abbés du Morimont, puissante abbaye du diocèse de Langres, s'élevait l'échafaud proprement dit, plate-forme rectangulaire élevée de deux mètres au-dessus du sol et à laquelle on accédait par deux échelles.

Une croix plantée dessus dominait une bille de bois grossier noircie et vernie de sang séché. De chaque côté de l'échafaud se dressaient la potence et la roue, semblables aux lugubres porte-cierges d'un affreux catafalque. Mais ce décor permanent n'impressionnait plus guère les gens du quartier qui y étaient habitués. Bien plus, il constituait une attraction de choix lorsque d'aventure un ou plusieurs condamnés devaient y jouer le premier rôle.

Ce matin-là, un matin aigre et gris de la fin novembre, la place était noire de monde. Il y avait des spectateurs jusque sur le toit des rares maisons, jusque sur le mur du moulin des Carmes et, naturellement, sur les montoirs à chevaux de l'hôtel abbatial. C'est que le spectacle attendu promettait d'être aussi inhabituel qu'intéressant puisque, délaissant pour une fois ses instruments traditionnels pour expédier les gens de vie à trépas, maître Arny Signart, exécuteur des hautes et basses œuvres de la prévôté de Dijon, s'apprêtait à faire bouillir vivants deux condamnés. La chaudière était, en effet, le supplice réservé aux faux-monnayeurs et aux routiers pillards et, comme tel, il était assez rare. Aussi les habitants de la ville étaient-ils fermement décidés à ne pas en perdre une bouchée.

Tassé derrière le triple cordon de soldats casqués et armés, le public regardait le bourreau et ses aides avec une sorte d'horreur passionnée.

Vêtu de chausses collantes couleur sang de bœuf, terminées par des poulaines de cuir noir, ses bras aux muscles noueux où les veines se tordaient comme des vipères bleues sortant de son jaque de cuir roussi, la tête emprisonnée dans un capuchon rouge, maître Signari ressemblait d'autant plus au Diable qu'il était en train de remplir d'eau et d'huile une énorme chaudière de cuivre sous laquelle il avait déjà allumé du feu.

— Est-ce que... vraiment, on va jeter des hommes vivants dans cette marmite ? chevrota Bérenger en tirant la manche de Gauthier.

Je... je ne suis pas certain d'avoir envie de voir ça !

Les deux garçons s'étaient installés sur le petit parapet de pierre qui bordait le cours du Suzon. Cela leur assurait, surtout à Gauthier, nettement plus grand que son jeune compagnon, une position dominante sur la mer de têtes mais leur ôtait toute possibilité de retraite autre qu'une chute dans le flot malodorant et encombré de détritus.

L'ancien étudiant tapota amicalement la tête du page.

Moi non plus, fit-il avec un sourire encourageant mais, ici, ce qui est important n'est pas tant d'assister à ce pot-au-feu pour cannibales que de voir s'il ne va pas se passer quelque chose d'autre et si le Damoiseau ne va pas essayer de tirer son bonhomme de la marmite de Lucifer. C'est bien là-dessus d'ailleurs que compte messire de Roussay. Regarde-le, là- bas, debout près de la tribune des juges !

Non seulement il a doublé les archers de la prévôté de ses propres hommes mais encore il est armé en guerre comme s'il s'agissait de conquérir une province ! Et puis il a sa tête des mauvais jours et ses yeux n'arrêtent pas un instant de fouiller la foule. Il cherche quelqu'un... Si tu veux mon avis, je suis sûr qu'il n'a pas plus envie que toi de respirer cette horrible odeur d'huile et qu'il se moque éperdument que le Recteur soit pendu ou étripé plutôt que bouilli, mais ce qu'il espère c'est que le Damoiseau va sortir de son trou et qu'il lui sera enfin possible d'en découdre avec lui.

— Tu crois qu'il va venir, le Damoiseau ?

— Cela dépend du prix qu'il attache au Recteur. Mais au fond cela m'étonnerait. Ça fait trois bonnes semaines que nous sommes ici et le Roi René est toujours bien vivant dans sa prison. Donc jusqu'à présent, le complot a échoué. Or, je ne crois pas que le beau Robert accepte facilement de rester sur un échec... surtout si l'on y ajoute celui qu'il a essuyé à Châteauvillain tout récemment. Se montrer ici serait presque de la folie... à moins qu'il ne dispose d'une force suffisante pour venir à bout de toute la garnison, auquel cas il aurait aussi vite fait de prendre la ville tout entière !

— Alors, allons-nous-en puisque tu dis toi-même qu'il ne se passera rien !...

— Je n'ai pas dit qu'il ne se passerait rien, j'ai dit que je n'en étais pas sûr. D'ailleurs, tu vois bien qu'il est impossible de bouger à présent... à moins de piquer une tête dans ce cloaque dont ton beau costume ne sortirait pas du même vert. Ah ! je crois que les condamnés arrivent...

Les cloches de l'église Saint-Jean, voisine, venaient en effet de se mettre en branle et déversaient sur la ville un glas bien assorti à la couleur du jour. Une sorte de frisson malsain parcourut la foule.

Bérenger se roula, pratiquement en boule sur son parapet, les genoux remontés à la hauteur du nez et la tête dans ses bras placés en couronne.

— Je ne veux pas voir ça ! Ce sera déjà bien suffisant d'entendre...

Sans lui répondre, Gauthier au contraire se hissa sur la pointe des pieds. Deux gros chevaux de labour couleur de poussière débouchaient sur la place, encadrés d'archers. Chacun d'eux traînait une claie sur laquelle le corps d'un homme à peu près nu était lié...

Le sort qui attendait ces hommes était si horrible que la foule, d'habitude si friande du passage des claies qu'elle ne se privait pas de couvrir d'injures et d'immondices, ne bougea pas, ne fit pas entendre le moindre son. On n'entendait, entre les battements de la cloche, que le frottement des claies sur la terre et le crépitement du feu...

Gauthier chercha Roussay des yeux. Raide sur son cheval, le capitaine n'accordait aucune attention aux condamnés et continuait à observer la foule, guettant la réaction qu'il espérait... Si le Recteur allait finir bouilli c'était uniquement grâce à lui car, invoquant la raison d'Etat, il avait dirigé la sentence des juges de manière à ce que l'on crût dans le peuple que les condamnés étaient tous deux faux-monnayeurs car il ne pouvait être question de proclamer une tentative d'assassinat du royal prisonnier, surtout une tentative qui avait été si près de réussir et qui le mettait, lui- même, dans une situation difficile.

On avait donc lié le cas du Recteur à celui du pseudo-Philibert La Verne qui s'était révélé, à l'instruction, se nommer en réalité Colin le Long et avoir évité de justesse, dans un passé relativement récent, une première chaudière lyonnaise au bord de laquelle l'avait mené son talent certain à fabriquer les fausses pistoles vulgairement appelées «

florins au chat »...

Les chevaux s'étaient arrêtés près de la marmite dans laquelle, à présent, le mélange d'eau et d'huile bouillait à grosses bulles qui éclataient en rejetant des gouttes brûlantes. Debout entre les claies, un moine, les mains jointes sur un crucifix, récitait les prières des agonisants tandis que les valets du bourreau détachaient les condamnés dont l'un, Philibert, sanglotait et implorait la terre entière tandis que l'autre, frappé de stupeur ou attendant quelque chose, n'opposait ni prières ni résistance.

Soudain, les yeux chercheurs de Gauthier accrochèrent un profil, rien qu'un profil détaché du reste de la tête par la masse noire d'un capuchon. Le visage tendu, blême, les dents serrées et les lèvres dures, Amandine s'apprêtait à regarder mourir son amant. Elle ne pleurait pas, elle, mais son regard devait brûler. Elle suait la haine impuissante par chaque fibre de son être. Et Gauthier pensa qu'elle avait dû aimer vraiment son pseudo-frère pour se risquer ainsi dans la foule, presque à visage découvert, alors qu'on la recherchait encore.

Mais pour rien au monde, en dépit de ses crimes, le jeune homme n'eût dénoncé cette femme qui était en train de subir une si rude punition...

Peut-être parce que, en poursuivant sa méditation, il ne parvenait pas à en détacher ses yeux, Amandine dut sentir le poids de ce regard, se détourna et, un instant, le sien dur et gris comme pierre croisa celui du jeune homme. Elle dut le reconnaître car, très vite, elle tira son capuchon sur son front, glissa derrière son voisin et disparut, cachée par un énorme chaperon rouge qui ressemblait à une citrouille trop mûre.

Les cloches soudain cessèrent de sonner.

— Est-ce que ce n'est pas bientôt fini ? hoqueta la voix décolorée de Bérenger qui non seulement fermait les yeux de toutes ses forces mais s'enfonçait les doigts dans les oreilles. J'aurais bien dû rester avec dame Catherine et te lais...

En dépit de ses précautions, il se tassa un peu plus sur lui-même et poussa un gémissement en écho à l'épouvantable hurlement qui éclatait : empoignant le malheureux Philibert, Arny Signait et ses aides venaient de le précipiter dans la chaudière...

La foule, elle aussi, parut se recroqueviller. Le cheval de Roussay s'agita tandis que les bourreaux s'en allaient prendre possession du second condamné.

— C'est maintenant ou jamais !... souffla Gauthier qui, devenu aussi gris que son pourpoint, transpirait à grosses gouttes comme s'il eût pu sentir la chaleur du brasier.

Mais rien ne se passa, rien ne vint qu'un second hurlement plus terrible peut-être encore que le premier et une écœurante odeur de friture : Robert de Sarrebruck n'avait pas estimé son complice suffisamment important pour tenter un coup de force et l'arracher à cette mort abominable.

— C'est bien ce que je pensais, marmotta Gauthier pour lui-même, le Damoiseau n'en a pas fini avec l'occupant de la tour Neuve et il préfère ne pas révéler sa présence...

Les cris inhumains s'étaient tus et Gauthier, descendu de son piédestal, se pencha vers Bérenger en lui tapant sur l'épaule.

— Tout est fini, à présent, dit-il. Nous allons pouvoir partir... Ce n'est pas facile, hein, mon fils, de se faire un estomac d'homme ?

ajouta-t-il avec un sourire encourageant en constatant la mine verdâtre du gamin. Mais quand tu seras chevalier et que tu iras à la guerre, tu en verras bien d'autres...

— A la guerre on ne fait pas bouillir les prisonniers !

— On leur fait quelquefois pire ! As-tu oublié Montribourg... et les exploits du capitaine la Foudre ?

Bérenger préféra ne pas relever l'allusion. Son ami, il le savait, détestait Arnaud de Montsalvy que lui même reconnaissait pour son seigneur mais dont il déplorait la conduite présente sans trop le condamner cependant. Mieux valait changer de sujet de conversation et l'enfant s'efforça de sourire.

— Je suis prêt ! fit-il en se relevant. Allons-nous- en...

C'était plus facile à dire qu'à faire, la foule n'avait pas bougé d'un pouce car le spectacle, en effet, n'était pas terminé. Il fallait encore voir maître Signart et son premier valet grimper sur l'échafaud voisin de la cuve avec de longues gaffes pour en tirer les corps boursouflés des suppliciés qu'il devait, à présent, conduire aux Grandes Justices, sur la route de Beaune, au-delà de la porte d'Ouche, pour les accrocher au gibet et les y laisser pourrir pour la plus grande édification des passants.

Les deux garçons s'apprêtaient à prendre leur mal en patience quand l'un des nuages noirs, que le vent chassait depuis le matin pardessus les toits pointus de la ville, creva subitement, déversant sur la foule une pluie glaciale et rageuse qui la mit en mouvement. Cela créa une énorme bousculade qui bloqua Gauthier et Bérenger contre leur parapet, les obligeant à attendre sous l'averse dont il leur était impossible de se protéger. Et ils ne virent pas la petite troupe, marchant sur la rive boueuse de la rivière, qui s'approchait d'eux à l'abri du muret de pierre...

Au moment précis où la pression de la foule se relâchait et où ils allaient enfin pouvoir s'en aller, ils basculèrent brusquement en arrière, happés sournoisement par des mains invisibles et brutales qui les réduisirent rapidement à l'impuissance.

Un instant plus tard, sans que personne se fût aperçu de rien, on les emportait, comme de simples paquets vers une destination mystérieuse...

Pour rien au monde Catherine ne fût allée assister au barbare spectacle du Morimont. En outre, devinant comment Bérenger réagirait en face de la mort proposée sous un aspect aussi atroce, elle avait tout fait pour l'empêcher de suivre Gauthier. Mais le page, devinant que son ami avait une raison sérieuse de s'y rendre et, supposant que cette raison pouvait amener un danger, n'avait pas voulu le laisser partir seul. Catherine avait dû s'incliner.

Pour sa part, il lui fallait encore s'occuper des affaires de son oncle avant de quitter Dijon. La santé de l'ancien drapier venait, en effet, de donner des inquiétudes à son entourage ; après quarante-huit heures de quasi-euphorie, le malade était tombé dans une sorte de prostration.

Son appétit avait disparu, il refusait toute nourriture et durant plusieurs jours, Catherine avait bien cru qu'il ne survivrait pas.

Cela n'avait été, heureusement, qu'une alerte. La solide constitution de Mathieu l'avait sauvé une fois de plus ainsi que les soins attentifs de Bertille qui, décidément, s'attachait chaque jour un peu plus à son malade. Au point que Catherine en vint à se demander si un mariage ne serait pas possible entre ces deux-là, ce qui représenterait pour tout le monde la meilleure solution.

Le jour de l'exécution, la jeune femme s'était rendue hors de la ville dans l'une des métairies appartenant à son oncle pour y régler un différend. Cela lui avait permis de constater que les affaires Gautherin n'avaient pas souffert du passage d'Amandine La Verne car, souhaitant en devenir seule maîtresse, l'aventurière les avait menées avec habileté. La fortune du maître-drapier sortait intacte de l'aventure.

Aussi, en rentrant de son expédition, Catherine avait-elle décidé d'en finir avec l'avenir de son oncle et de régler la question le soir même avec lui, Bertille et Symonne. A cause de Mathieu elle avait prolongé plus qu'elle ne le souhaitait son séjour à Dijon et elle était un peu lasse d'avoir à s'occuper de tant de gens alors que ses propres affaires étaient en si mauvais état. Lorsqu'elle avait quitté Châteauvillain, Arnaud n'avait que peu d'avance sur elle et si elle n'avait eu à voler au secours du roi captif, s'il ne lui avait fallu arracher son oncle à la mort et le remettre sur le bon chemin menant à une paisible vieillesse, elle aurait pu, elle en était certaine, rattraper son époux, avoir avec lui une nouvelle explication, même violente mais en finir avec les malentendus, les jalousies, les rancœurs.

Elle se sentait assez forte pour lui ouvrir les yeux et l'arracher au mirage trompeur de la fausse Jehanne d'Arc car, ayant vécu plusieurs jours dans l'intimité de la Pucelle, elle possédait les moyens de dissiper toute équivoque et d'obliger l'aventurière à lever le masque. À

cette heure, tout serait peut-être rentré dans l'ordre et peut-être cheminerait-elle auprès de son époux retrouvé avec la hâte de tendres parents avides de passer les fêtes de Noël avec leurs enfants... Mais Dieu seul savait où se trouvait Arnaud à cette minute ! Dieu... ou peut-être bien le Diable.

Lorsqu'elle pensait à son époux, Catherine démêlait mal ses sentiments profonds. Certes, elle l'aimait toujours car son amour était de ceux qui ne passent qu'avec la vie mais son sentiment n'avait plus la pureté intransigeante des premières années. La jalousie, la révolte en face de la cruauté d'Arnaud, la rancune pour son manque de confiance s'y mêlaient à la pitié que peut ressentir une mère pour son enfant malheureux. Arnaud avait échappé à la mort mais dans quel état ses terribles blessures avaient-elles laissé son corps... et son âme ?

C'était cela surtout que Catherine avait hâte de constater, c'était cela qu'elle voulait aller chercher en Lorraine.

Or, dans quelques jours, Symonne Morel allait quitter Dijon avec ses enfants et une partie de sa maisonnée pour rejoindre à Lille la duchesse Isabelle et son époux qui réclamaient sa présence pour les fêtes de la Noël. Catherine comptait faire une partie du chemin avec elle afin de profiter de son escorte jusqu'aux marches de Lorraine. Il fallait donc en finir au plus tôt avec les soucis que lui causait son oncle.

— Ce .soir même, je parlerai à Symonne ! se promit-elle.

En mettant pied à terre devant la belle arche de pierre « en accolade

» qui marquait l'entrée de la maison, elle vit justement Bertille debout sur le seuil. Protégée par une grande mante noire de l'aigre courant d'air qui remontait la rue, la gouvernante de Symonne semblait attendre quelque chose et fouillait des yeux les ombres grandissantes du soir. Elle devait être là depuis un moment car son nez était tout rouge et elle frottait ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.

Laissant sa mule au valet qui l'avait escortée, Catherine s'avança vers elle.

— Que guettez-vous là, dame Bertille ? J'espère que ce n'est pas de moi que vous êtes en peine ?

— Non, madame la comtesse, ce n'est pas de vous encore que je sois heureuse de vous voir de retour, mais c'est de vos deux garçons, l'écuyer et le page ! On ne les a pas revus de toute la journée, pas même pour le repas de midi auquel cependant ils tiennent fort l'un et l'autre.

— Ils ne sont pas encore rentrés ? Mais est-ce que cette exécution à laquelle ils ont voulu se rendre n'avait pas lieu ce matin d'assez bonne heure ?

— Naturellement ! Bien avant l'heure de prime1 maître Signart avait écumé son pot-au-feu et ces affreux mécréants avaient fait leur entrée chez leur maître Lucifer. Mais moi je n'ai vu revenir personne.

— Enfin, où peuvent-ils être ?

1 Midi.

— Dieu m'est témoin que je l'ignore ! J'ai envoyé à leur recherche jusqu'au Morimont. Or les valets sont revenus sans avoir trouvé la moindre trace. J'avoue que j'espérais un peu qu'ils étaient allés à votre rencontre. Mais vous voilà seule.

— Vous êtes bonne de prendre tant de soin de ces deux garnements, s'écria Catherine mécontente. Mais je vous supplie de rentrer. Vous allez prendre froid et leur faute n'en serait que plus lourde.

— Vous n'êtes pas inquiète ?

— Mon Dieu non. Gauthier est un garçon aventureux qui adore promener son grand nez dans les endroits les plus insolites et Bérenger le suit comme son ombre. Allons, venez ! Ils finiront bien par rentrer.

Suivie de Bertille qui maugréait entre ses dents sur les inconséquences de la jeunesse, Catherine entra dans la maison, alla embrasser son oncle et lui rendre compte de sa mission puis regagna sa chambre afin de faire un peu de toilette avant l'heure du souper.

Mais quand la nuit fut close et que les valets sonnèrent l'eau avant de passer à table, elle commença à s'inquiéter car les deux garçons n'étaient toujours pas revenus.

Le dîner fut lugubre. En dépit des efforts de Symonne pour la rassurer, alimenter la conversation et engager son invitée à faire honneur à sa cuisine, Catherine prit seulement un peu de bouillon. A mesure que le temps coulait, sa gorge se contractait un peu plus refusant tout passage à un aliment solide. Et ce fut avec un soupir de soulagement qu'elle quitta la table confortablement installée devant le feu qui flambait et où il eût fait bon s'attarder si l'inquiétude n'avait habité son esprit.

— Voulez-vous que j'envoie chez messire de Roussay ? proposa Symonne. Je vous vois tellement tourmentée, ma pauvre amie, que j'ai peur de cette nuit que vous allez passer si ces deux garçons ne reparaissent bien vite.

— Cela ne servirait à rien. Nous ignorons où chercher. Et puis que peut-on faire en pleine nuit ? Enfin, j'espère encore les voir revenir d'un instant à l'autre.

— En tout cas, s'ils ne sont pas ici à l'aube, j'enverrai chez messire Pierre Girarde, le prévôt de la ville, pour qu'il ordonne des recherches.

Après tout ce sera davantage de son ressort que de celui de la garde du palais.

Les deux amies s'embrassèrent puis chacune rentra chez elle.

L'oncle Mathieu, dûment réconforté par le petit repas fin que lui avait servi sa chère Bertille, dormait déjà comme un bienheureux.

Chez elle, Catherine alla ouvrir les volets de bois, peints de feuilles et de fleurs, qui protégeaient sa fenêtre et se pencha au-dehors. Les ténèbres de cette nuit l'attiraient comme un aimant. La rue ressemblait à un puits. Il avait plu au moment de la tombée de la nuit et, des grands toits pointus qui se découpaient sur le ciel à peine moins noir, des gouttes d'eau crépitaient encore dans les flaques avec un bruit lancinant.

Il faisait froid. Pourtant la jeune femme avait l'impression d'étouffer... Sans refermer sa fenêtre, elle se retira dans l'intérieur de la chambre pour délacer sa robe, ouvrir sa gorgerette, sans néanmoins se résoudre à se dévêtir. Elle savait qu'il lui serait impossible de dormir tant qu'elle ne serait pas fixée sur le sort de ses jeunes serviteurs, surtout sur celui de Bérenger qui n'était encore qu'un enfant, après tout, et auquel l'attachait une affection quasi maternelle.

Et l'angoisse à présent s'emparait d'elle. Sachant combien elle se tourmentait toujours pour son page, Gauthier n'aurait jamais permis qu'elle vécût ces heures inquiètes si quelque chose n'était arrivé...

quelque chose de grave ! Mais quoi ?...

Se souvenant brusquement que les marguilliers de Saint-Jean avaient déjà sonné le crève-feu et que sa fenêtre éclairée, largement ouverte sur la nuit, faisait risquer une amende à son hôtesse, elle se pencha pour souffler sa chandelle quand quelque chose siffla dans l'air et vint retomber avec un bruit sourd sur le plancher de sa chambre.

Elle se baissa vivement et ramassa une pierre, de taille moyenne, autour de laquelle un papier était attaché mais, tandis qu'elle déroulait l'étroite bande blanche, ses mains se glacèrent et son cœur se mit à cogner lourdement dans sa poitrine comme si elle pressentait qu'il y avait là un malheur.

Le texte, tracé d'une grosse écriture maladroite mais parfaitement lisible, était bref. Quelques lignes seulement. Si terribles cependant qu'elle dut s'asseoir pour en assimiler le sens.

« Si vous voulez revoir vos gens vivants et entiers, suivez le messager qui vous attend dans la rue. Sortez de la maison discrètement, sans prévenir personne et surtout ne vous avisez pas de faire capturer le messager et d'essayer de le faire parler. Il est muet et ne sait pas écrire. Si, dans une heure, vous ne nous avez pas rejoints, seule, on tranchera une main à chacun des garçons, puis l'autre si vous tardez encore... puis la tête. Hâtez-vous !... »

Un sanglot se noua dans la gorge de Catherine. Accablée, et comme si l'on venait de la frapper au ventre, elle se plia en deux sur son siège jusqu'à ce que sa poitrine touchât ses genoux, luttant contre une nausée subite. Au cœur de cette maison amie, elle se sentait tout à coup affreusement seule et désarmée, affrontée qu'elle se trouvait une fois encore à l'impitoyable monde des hommes avec pour seules défenses ses faibles mains de femme, son cœur de femme. Qu'allait-on encore exiger d'elle contre la vie et la liberté de ses jeunes compagnons ? Et qui était cet « on » au visage de ténèbres que l'anonymat faisait terrifiant ?...

La nausée passa. Un effort remit Catherine debout. Elle n'avait pas de temps pour s'apitoyer sur elle- même. Il lui fallait se hâter, se hâter pour que d'autres n'eussent pas à souffrir de sa faiblesse.

D'un pas encore tremblant, elle alla jusqu'à la fenêtre fouillant des yeux l'ombre dense qui, tout à coup se fragmenta en une ombre plus noire encore mais qui agitait quelque chose de clair, un chiffon blanc sans doute... Le messager était bien là. Sachant qu'on la voyait parfaitement Catherine fit signe qu'elle descendait, rajusta ses vêtements, prit son grand manteau noir à capuchon, s'y ensevelit et souffla sa chandelle.

Gauthier lui avait montré comment sortir de la maison par la cuisine sans attirer l'attention des habitants lorsqu'ils étaient allés ensemble prévenir Jacques de Roussay avant l'expédition contre la Maladière. Il avait même poussé la conscience jusqu'à graisser les verrous à l'huile de lampe.

Ne sachant pas si elle reviendrait vivante de cette dangereuse expédition, Catherine laissa le billet bien en évidence sur la table de la cuisine afin que, si l'on devait la chercher, il y eût au moins un indice puis elle se disposa à quitter la maison, non sans un frisson de terreur.

La porte s'ouvrit sans bruit sous sa main et elle se retrouva dans la rue. Un vent vif chassait les nuages. Il lui parut que la nuit était un peu moins noire. Aussi n'eut-elle aucune peine à apercevoir celui qui l'attendait et qui tenait à la main un chiffon blanc. C'était tout ce que l'on pouvait en distinguer car, pour le reste, Catherine ne put voir qu'un paquet de hardes sombres dégageant une effroyable odeur de crasse.

Quand elle s'approcha de lui, le messager fit disparaître son chiffon et fit signe à la jeune femme de le suivre. Ensemble ils descendirent le bourg en longeant les maisons, autant pour être mieux cachés que pour éviter les immondices qui transformaient la principale rue marchande de Dijon en cloaque permanent puis l'on se dirigea vers le Morimont dont l'aspect sinistre parut à la jeune femme frissonnante un affreux présage et la fit se signer d'une main tremblante.

À la hauteur du moulin des Carmes, l'homme dirigea sa compagne vers la berge du Suzon et la fit monter dans un bachot caché sous l'arche du petit pont. Elle comprit d'ailleurs très vite la raison de cette navigation nocturne sur le ruisseau puant quand elle vit que la grille qui fermait le tunnel, sous la courtine de la porte d'Ouche, avait été ouverte.

L'esquif glissa sans bruit sous la voûte dégoûtante d'eau tandis que ses occupants devaient se courber pour éviter de la heurter de la tête.

Mais le passage était court et l'on déboucha bientôt à l'air libre, près de la masse formidable de la porte d'Ouche, à l'endroit où le Suzon rejoignait la rivière dont les eaux alimentaient les fossés de la ville.

L'homme sans visage et sans voix qui pilotait Catherine tira plus vigoureusement sur ses avirons pour remonter le cours de l'Ouche en direction d'une ligne de moulins bâtis sur la rive droite.

Les grandes roues à aube brassaient l'eau avec un bruit de cascade.

Leur écume arrachait à la nuit des éclats blancs. L'un des moulins, le dernier qui était plus qu'à demi ruiné, s'abritait sous une végétation sauvage près d'un boqueteau d'arbres dépouillés et se tenait à l'écart des autres comme un réprouvé mais non loin d'un bâtiment en aussi mauvais état que lui.

Comme tous les habitants de Dijon, Catherine connaissait bien ce moulin que l'on appelait le Moulin-Brûlé et qui passait pour hanté. Sa réputation était à peine moins mauvaise que le bâtiment voisin, une ancienne ferme qui, en cas de peste, servait d'hôpital. Hôpital était d'ailleurs un mot bien pompeux pour le refuge misérable que trouvaient là ceux qui, atteints du terrible mal, y venaient, chassés par la peur de leurs proches, pour y trouver un abri où il leur fût permis d'attendre la mort en paix s'ils en avaient le temps car la peste frappait comme la foudre.

Comme, l'épidémie passée, on y venait brûler les corps, la vieille ferme originelle avait subi quelques incendies et le moulin voisin n'avait pas été épargné.

Les rames battaient vigoureusement l'eau tandis que le bateau se dirigeait vers ces ruines. Catherine n'en fut pas autrement surprise. Si, comme elle le supposait, elle devait avoir affaire à Jacquot de la Mer ou à ses fidèles, le lieu était tout indiqué puisque le roi de la pègre dijonnaise semblait montrer une prédilection pour les lieux maudits.

Après la Maladière, le Moulin-Brûlé ! C'était dans la ligne normale des choses. D'autant que les deux endroits présentaient l'avantage commun de se trouver en dehors des portes de la ville.

La pointe de la barque heurta la rive sur laquelle le messager sauta pour saisir une chaîne qui pendait au tronc d'un saule. Il y attacha le bateau tandis qu'une autre silhouette noire se détachait de l'arbre qui parut se dédoubler.

Le messager attira le bordage contre la rive puis s'assit tranquillement dans l'herbe cependant que le nouveau venu se penchait et prenait Catherine par le bras afin de l'aider à mettre pied à terre. Lui non plus ne dit rien mais, quand il l'attira à lui, Catherine sentit une odeur de graisse d'armes et crut, dans la fente du manteau, voir briller l'acier d'une cuirasse.

L'homme l'avait saisie sans douceur et elle essaya de se libérer de sa poigne.

— Vous me faites mal ! protesta-t-elle.

Un ricanement lui répondit et l'étreinte autour de son bras se resserra encore tandis que l'homme accélérait l'allure au risque de la faire tomber. Le sol était inégal et elle trébucha plusieurs fois sur des mottes d'herbe sèche avant qu'un escalier ne se présentât, un escalier qui plongeait dans le sol et au fond duquel brillait une faible lumière, semblable à un reflet dans les profondeurs d'un puits.

La descente ne fut pas longue. Pourtant elle parut, à Catherine terrifiée, aussi interminable qu'un voyage aux Enfers et, cette fois, elle bénit la poigne rude qui lui écrasait le bras mais la soutenait car, sans cela, elle se fût peut-être rompu le cou au bas de cet escalier aux marches visqueuses.

Une porte faite de planches disjointes s'ouvrit en criant sous le coup de pied du compagnon de Catherine qui était une sorte d'homme des bois, velu de toutes parts avec une énorme verrue sur le bout du nez. Il poussa la jeune femme dans une grande cave large et basse, sentant fortement le salpêtre et la moisissure, dont les murs blanchâtres étaient éclairés par de grandes flammes, celles qui jaillissaient d'un large pot de fer, posé à même le sol.

Une assemblée d'hommes l'emplissait, masse de trognes gélatineuses ou hirsutes, hérissée ici et là par les vouges et les fauchards de guerre dont l'acier luisait sinistrement. Muette d'angoisse, Catherine détourna les yeux pour les fixer sur le fond du caveau où trois moines vêtus de frocs noirs attendaient, assis à une longue table éclairée de chandelles baveuses, les mains au fond de leurs manches.

Celui qui était assis au centre se leva et parut très grand à la prisonnière qu'une bourrade de son gardien jeta à genoux sur le sol boueux.

— Soyez la bienvenue, belle Catherine ! Vous avez été sage de ne point nous faire trop attendre.

En même temps, il rejetait son capuchon mais le son de sa voix avait déjà renseigné Catherine et elle n'avait pas besoin que les flammes rouges du brasero éclairassent les traits purs, les grands yeux bleus et les cheveux pâles du faux moine pour reconnaître le Damoiseau... Un voile d'agonie passa devant ses yeux. Avec Jacquot de la Mer qu'elle avait connu jadis, elle avait une chance de s'en tirer mais elle connaissait trop le démon qui la dévisageait de ses beaux yeux sans pitié pour savoir qu'elle n'avait rien à attendre de lui, rien que la pire cruauté...

Même parvenue au fond du désespoir, elle avait trop de courage pour s'abandonner sans lutte. Une vague de dégoût et de haine qui s'enfla dans sa gorge la sauva de la peur et la remit debout, brûlante de colère. Et comme son gardien s'approchait pour la rejeter à terre, elle l'évita d'un saut de côté et levant la main, le gifla de toutes ses forces avant de se retourner vers Robert de Sarrebruck.

— J'aurais dû me douter qu'un piège aussi bas ne pouvait avoir été tramé que par vous ! Car c'est un piège n'est-ce pas ? Les deux malheureux garçons que vous avez fait enlever sont morts, à cette heure, sans doute ?...

— Morts ? Que non pas ! Vous avez fait suffisamment diligence pour qu'ils soient encore en vie... et entiers. On vous les amènera tout à l'heure. Je n'ai qu'une parole !

— Une seule en effet ! lança Catherine méprisante, et comme vous n'en avez qu'une, vous la reprenez volontiers afin qu'elle puisse encore vous servir !

Le visage lisse du seigneur bandit verdit subitement comme si le fiel de son âme s'infiltrait sous sa peau délicate.

— À votre place je prendrais garde à ma langue, belle dame !

Vous n'êtes guère en état de jeter l'insulte à qui vous tient en sa puissance... J'ajoute...

— Finissons-en ! Que voulez-vous pour rendre la liberté à mes serviteurs ?

Un lent sourire entrouvrit les lèvres du Damoiseau découvrant des dents blanches et pointues.

— Moi ? Rien !...

— Comment, rien ?

Le sourire s'accentua tandis que, fouillant sous sa robe monastique, le beau Robert en tirait une petite boîte d'or qu'il ouvrit pour y prendre un clou de girofle dont il avait toujours sur lui une provision. Il se mit à le mâcher lentement afin de conférer à son haleine une douce senteur d'œillet.

— Ma foi, non : rien ! Admirez mon élégance car je pourrais, vous tenant en ma puissance, me venger des désagréments sans nombre que je vous dois... depuis Châteauvillain. Eh bien ! non je n'en ferai rien.

— Alors pourquoi m'avoir fait venir ici ?

— Pour que justice soit rendue à quelqu'un qui, aujourd'hui, a beaucoup souffert par votre faute...

Il claqua des doigts et, de la masse confuse des routiers et des truands qui encombraient le caveau, une femme vêtue de noir sortit et marcha vers Catherine d'un pas pesant. À son aspect, celle-ci sentit un frisson courir désagréablement le long de son dos. Le visage blême, les traits tirés, Amandine La Verne n'avait plus rien de l'accorte commère qui emplissait de ses minauderies la maison de Mathieu Gautherin. Les lèvres à demi retroussées sur ses dents comme une louve dont elle avait la maigreur tragique, elle s'enroulait d'un grand manteau noir, comme un spectre de son suaire.

Au fond de leurs orbites creusées, ses yeux, comme deux quinquets sinistres, brûlaient des feux de la folie. Elle était effrayante et Catherine épouvantée se sentit perdue.

Le Damoiseau qui observait les deux femmes avec un méchant sourire désigna Catherine de sa main blanche où une énorme escarboucle brillait d'un éclat sanglant.

— Voilà celle que tu m'as demandée, femme. A présent tiendras-tu la parole donnée ?

— Je la tiendrai dans un instant à condition que tu m'abandonnes entièrement cette garce qui a fait tuer mon homme. Me la donnes-tu ?

— Que veux-tu en faire ? La tuer ?

— Bien sûr... mais pas tout de suite, pas trop vite ! Il faut qu'elle me paie au centuple ce que j'ai enduré ce matin, au Morimont...

Le cri poussé par Catherine lui coupa la parole.

Cette femme est folle ! Ce n'est pas les tortures infligées à un vieillard sans défense que son amant a payées ce matin, c'est tout un passé de vols, de crimes et de fraudes et vous le savez très bien, Robert de Sarrebruck ! Vous savez cela, vous savez aussi qui je suis. Pourtant en vertu de je ne sais quel marché infâme vous allez me livrer à cette furie. Et vous osez vous dire chevalier ?...

Le rire du Damoiseau passa sur ses nerfs comme une râpe.

— La -chevalerie ? Ne me dites pas que vous croyez encore à ces vieilles lunes, pauvre sotte ! La chevalerie, de nos jours, ce n'est rien d'autre qu'un ornement, un peu ancien, un peu désuet mais toujours seyant. Cela impressionne la piétaille et fait rêver les filles. Voilà tout

! — Oh, je sais quel usage vous en faites ! Je vous ai vu à l'œuvre contre des femmes, des enfants, des vieillards, contre des paysans sans défense. Mais jusqu'à présent, au moins, vous respectiez... à peu près, ceux de votre sorte. Avez-vous oublié que je suis l'épouse d'un de vos amis ?...

— Et vous, avez-vous oublié que cet excellent ami vous a publiquement traitée de putain et juré qu'il vous ferait chasser à coups de fouet si vous aviez le front de vous présenter aux portes de sa ville

? Il me remerciera un jour d'avoir fait de lui un veuf. Mais assez parlé, le temps presse. As-tu, oui ou non, ce que tu m'as promis, la fille ?

Alors donne-le-moi : ensuite tu feras ce que tu voudras. Nous avons assez perdu de temps dans ce trou puant.

Un sourire sinistre étira les lèvres décolorées d'Amandine qui recula vers le fond de la cave et en revint tirant après elle un jeune garçon que, tout d'abord, Catherine crut être Bérenger. Mais ce n'étaient que les vêtements de Bérenger, le beau costume vert dont il était si fier, et Catherine eut un cri d'angoisse.

— Bérenger ! Qu'en avez-vous fait ?...

On l'a simplement déshabillé et tout ce qu'il risque c'est un bon rhume, ricana la fille. Tu vois, capitaine, ajouta-t-elle en se tournant vers le Damoiseau, ce garçon mais surtout ses habits vont te permettre de pénétrer jusqu'à la tour Neuve. Tu lui donneras un cheval et tes hommes n'auront qu'à le suivre. Il sait sa leçon...

— Mais moi je ne la sais pas ! riposta Sarrebruck hautain. Et je n'ai confiance en personne. Tu t'en apercevras si tu me trompes... Que doit-il faire ?

— Se présenter à la porte du palais en disant qu'il est le cousin du capitaine de Roussay, qu'il se nomme Alain de Maillet et qu'une fois encore il a besoin de voir son parent d'urgence pour lui rendre compte d'une mission dont il l'a chargé. Comme on l'a déjà vu... ou quelqu'un d'à peu près semblable, on le laissera passer sans hésiter. Tes hommes entreront derrière lui et n'auront aucune peine à maîtriser les gardes de la tour, d'autant que le Roussay soupe cette nuit chez sa bonne amie...

Catherine ne put retenir un cri de stupeur indignée.

— Comment avez-vous pu savoir tout cela ?

Roulant inconsciemment des hanches sous sa

vêture quasi monastique, la veuve de Colin marcha vers elle et vint la regarder sous le nez.

— Tu devrais savoir, madame la comtesse, que je sais obtenir des hommes ce que je veux. Et puis j'ai toujours su choisir mes amants. Il y a beau temps que je couche avec l'un des sergents de la Tour, exactement depuis qu'on y a amené le prisonnier. J'avais idée que ça pourrait me servir un jour. En plus, c'est un beau gars, qui fait bien l'amour...

— Vraiment ? Cela vous va bien, en ce cas, de jouer les veuves éplorées ! railla Catherine.

La pâle figure d'Amandine se convulsa de fureur tandis que ses lèvres, à nouveau, se retroussaient sur ses gencives.

— Espèce de garce ! T'es idiote ou tu fais semblant ? Ecoute bien !

Avant ce vieux grigou de Mathieu j'étais une fille publique mais discrète. Mon échoppe de friperie me servait autant d'alcôve que de boutique mais c'était une façade convenable. Je m'étais fait une bonne petite clientèle, dans les bons endroits, mais ça c'était le travail. Colin, mon Colin,

c'était mon homme à moi ! Je turbinais pour lui plus que pour moi-même parce qu'il était le seul qui comptait. C'était mon cœur, mon sang, mes tripes...

Sa voix tendue se brisa sur un sanglot puis reprit, rauque et lasse :

— Et maintenant... jusqu'à la fin de mes jours et de mes nuits j'entendrai son hurlement quand on l'a jeté dans la chaudière ! à cause de toi, putain, et de ta bourrique de sœur je pourrai plus jamais dormir vraiment, moi !... Mais il va bientôt être vengé, sois tranquille et c'est même lui qui va te punir.

Saisissant Catherine par le bras avec une force nerveuse insoupçonnable chez une femme de cette taille, elle l'entraîna derrière la table sur laquelle, au passage, elle rafla une chandelle, puis se pencha vers une masse informe qui bosselait la terre sous une toile de bâche qu'elle arracha...

Révulsée d'horreur, Catherine tenta désespérément de reculer, le cœur au bord des lèvres à la vue du cadavre hideux de l'ex-Philibert La Verne. Mais Amandine tenait bon.

— Regarde dans quel état on me l'a mis ! J'espère qu'il te plaît, à présent, ton ouvrage, parce que jusqu'à ton dernier souffle tu vas pouvoir en profiter. Tout à l'heure, je te le ferai épouser !

— Lâchez-moi ! Vous êtes folle !... Que voulez- vous dire ?

Les traits de la femme se tordirent sous l'empire d'une joie sauvage.

Elle savourait dans chaque fibre de son être la terreur que Catherine n'arrivait plus à dissimuler, faisant de vains efforts pour se libérer de l'étau qui lui meurtrissait le bras.

Que dans un moment, articula-t-elle lentement pour que chacun pût bien apprécier ses paroles... quand tu auras fait ce qu'il faut pour remercier ces bons garçons qui m'ont aidée depuis notre arrestation à tous les deux, on t'attachera au corps de mon pauvre Colin et on vous enterrera tous les deux ! Ça sera pour lui une bien douce consolation que coucher enfin avec la putain du grand duc d'Occident ! Après...

quand tu seras bien morte, on te déterrera et on te jettera sur un fumier, ma belle, parce que mon Colin il n'a pas besoin d'une ribaude pour dormir son dernier sommeil...

Au prix d'un effort désespéré, Catherine recrue d'horreur réussit à arracher son bras. Affolée, cherchant désespérément un refuge, une aide dans cette masse de visages inconnus, une simple expression de pitié à laquelle il fût possible d'accrocher un espoir. Mais elle ne put y lire que la stupidité ou une ignoble joie. Ces brutes se pourléchaient déjà à l'idée du spectacle promis. Alors, apercevant le Damoiseau qui, toujours revêtu de sa robe de moine, se tenait à quelques pas avec ses deux lieutenants, observant la scène, elle courut à lui, s'accrochant à la bure noire de sa manche.

— Je vous en supplie, messire... sauvez-moi de cette folle ! Si vous croyez avoir à vous plaindre de moi, tuez-moi mais ne me laissez pas subir la vengeance infâme de cette femme. Je porte toujours le nom de votre ami, de votre compagnon d'armes... je suis toujours une noble dame et mon époux a de moi mes enfants. Ne les laissez pas déshonorer par une malade !

D'une main impatiente, il détacha les doigts qui s'accrochaient à lui.

— Les histoires de femmes ne m'ont jamais intéressé ! dit-il froidement en haussant les épaules. Et puis j'ai promis... N'as-tu rien d'autre à me donner, Amandine ? C'est maigre.

— Si, monseigneur ! Voici la clef de la prison que l'on a faite d'après l'empreinte de cire que mon ami m'a donnée. Vous n'aurez aucune peine à pénétrer auprès du prisonnier.

— Et vous allez le tuer ainsi, lâchement, dans l'obscurité d'une geôle ? souffla Catherine si bouleversée qu'elle en oublia un instant sa propre terreur ;

vous, un capitaine, un chevalier je le répète, lui... un Roi !

— Vous n'y êtes pas, belle dame, dit le Damoiseau en soupesant la grosse clef que l'on venait de lui donner. Il n'est pas question d'un assassinat... mais d'une évasion, d'une évasion qui va réussir ! Nous autres, fidèles sujets du roi Charles, septième du nom, allons risquer nos vies pour libérer son beau-frère et le tirer des griffes de Philippe !

Nous allons lui faire quitter la ville par le chemin même que vous venez d'emprunter... Évidemment, il sera très vite repris et alors, un coup malheureux remettra en question la succession du royaume de Sicile !...

D'un vif mouvement, il lança la clef à l'un des deux hommes qui portaient, comme lui, un habit de moine...

— Tu as compris, Gerhardt ? Prends et fais vite ! Tu nous rejoindras sur la route de Langres... là où tu sais !

— C'est compris, capitaine ! fit l'homme avec un fort accent germanique. Allez, vous autres ! On y va ! Et toi, mon garçon, ajouta-t-il en tapant sur l'épaule de celui qui portait le costume de Bérenger, tâche de bien jouer ton rôle ! Sinon je t'embroche !

Une dizaine d'hommes se séparèrent de l'assemblée. Ils étaient armés jusqu'aux dents mais, avant de sortir, ils revêtirent tous un tabard aux couleurs de Bourgogne qui, dans les rues de la ville, n'attireraient pas l'attention...

Espérant recevoir un coup de dague ou un coup d'épée, Catherine voulut se jeter sur eux mais instantanément, plusieurs paires de mains s'abattirent sur elle, l'immobilisant et la ramenant vers Robert de Sarrebruck qui, écartant sa robe et dévoilant ses jambes vêtues de fer, s'asseyait négligemment sur un coin de la table. Il choisit un nouveau clou de girofle puis, aussi aimablement que s'il la rencontrait dans une fête, sourit à Catherine dont les yeux brouillés de larmes ne voyaient plus rien.

— J'espère, ma chère, que vous admirez la finesse de mon plan : des serviteurs dévoués, les miens, auront arraché le Roi à sa prison mais d'affreux Bourguignons l'auront repris et vilainement occis.

Nous recevrons, plus tard, honneur et gloire. Philippe de Bourgogne portera toute la responsabilité du meurtre et la guerre, la bonne guerre fraîche et joyeuse, se rallumera entre France et Bourgogne pour bon nombre d'années... Enfin nous serons débarrassés de ce roitelet qui gênait trop de monde pour vivre vieux !

— Et qui avait osé, n'est-ce pas, vous tenir en prison et y tenir encore votre jeune fils ?

— Tout à fait exact ! Je n'aime pas laisser mes dettes impayées.

C'est un principe. Alors, femme, qu'attends-tu pour faire commencer les réjouissances ? Je devrai vous quitter avant la fin du spectacle mais j'aimerais assez participer au début... et faire participer quelques-uns de mes hommes avant de reprendre la route !...

— J'attendais seulement votre ordre, monseigneur ! Allez, vous autres ! Déshabillez-la !

Instantanément, les mains qui tenaient Catherine s'activèrent en dépit des efforts désespérés qu'elle faisait pour leur échapper. Un couteau trancha les lacets de sa robe et, à grandes déchirures de tissu, on la dépouilla avec une hâte qui disait assez quel plaisir ses bourreaux y prenaient, sans oublier de pétrir et de pincer sa chair au passage. Une véritable tempête de rires et de jurons couvrit ses cris et ses supplications... Elle était à présent au centre d'un enfer de trognes immondes et de figures hideuses, soldats et ribauds mêlés et se battant déjà à qui la toucherait le premier.

La voix du Damoiseau domina le tumulte.

— Attachez-la sur la table, bande d'abrutis ! Et ne vous battez pas.

Il y en aura pour tout le monde !

— C'est pas possible ! protesta quelqu'un. Elle crèvera avant. On est trop ! Mais nous, les soldats, on doit passer les premiers ! D'abord parce qu'on est pressés !...

Catherine sentit un nœud enserrer son poignet puis l'autre. Des boucles de chanvre lui entourèrent les chevilles. Sur un ordre d'Amandine, on la bâillonna puis on la porta sur le bout de la table, les jambes liées aux pieds, les reins cassés par le rebord, les bras liés pardessous... Incapable de crier, elle geignait à présent comme un animal blessé, priant de tout son cœur pour que la mort, une mort subite, lui épargnât ce qui allait venir... Mais si elle ne pouvait plus parler, elle pouvait encore entendre et ce qu'elle entendit ce fut, dans le brusque silence qui venait de se faire, le sifflement admiratif du Damoiseau.

— Par les cornes de son imbécile de mari, la garce est belle ! Ce serait dommage de ne pas en profiter ! Me laissez-vous l'étrenne, camarades

?

Une acclamation unanime lui répondit avec une bordée d'encouragements obscènes. Alors, lentement, le Damoiseau s'approcha de la femme immobile et nue, les jambes maintenues ouvertes par les cordes, exposant la toison dorée qu'avait caressée un prince et la tendre vallée qu'elle abritait... Ses mains gantées de fer s'abattirent sur les épaules douces et d'une poussée si brutale qu'elle arracha une plainte à la victime, il entra en elle...

L'assaut fut douloureux mais bref. Un autre suivit, puis un autre et encore un autre. Au parfum d'œillet du Damoiseau succéda l'odeur de graisse d'arme, de sueur, de suint et de crasse de ses hommes.

Écartelée, labourée, déchirée, tout le corps meurtri, Catherine à demi inconsciente ne pleurait plus. Sous le bâillon qui l'étouffait et lui sciait les commissures des lèvres, elle geignait doucement, de plus en plus faiblement. Sa chair, tout son être n'étaient plus que souffrance... Un assaut plus cruel que les autres la fit bienheureuse- ment basculer dans l'inconscience.

Elle était évanouie quand le Damoiseau et son escorte quittèrent le Moulin-Brûlé, la laissant livrée aux truands qu'Amandine à présent allait jeter sur le corps souillé de son ennemie afin d'achever l'avilissement et la destruction d'une beauté trop parfaite qui était peut-être son plus grand grief, même si elle ne s'en rendait pas tout à fait compte. Amandine était à ce point aveuglée par sa haine qu'elle ne comprenait même pas qu'en déchaînant sur ce pauvre corps la meute ignoble de ses compagnons, elle risquait de ne plus avoir entre les mains, après leur passage, qu'un cadavre.

Ce furent son propre gémissement qui tira Catherine de son miséricordieux évanouissement et aussi une vive sensation de froid.

Mais elle ne crut pas longtemps qu'elle avait atteint les ténèbres glacées de la mort. Une soif intense lui dévorait la gorge. Son ventre était en feu, ses chevilles et ses poignets aussi sur lesquels, en se débattant, elle avait désespérément tiré, faisant entrer les cordes dans la peau tendre. Tout cela n'appartenait que trop à la réalité, à la vie...

Elle n'avait pas encore atteint le fond de l'enfer.

Péniblement, craintivement aussi, elle entrouvrit ses paupières gonflées par les larmes, entrevit le ciel noir et une ombre plus dense qui était celle d'une branche d'arbre. Peu à peu la conscience de ce qui l'entourait lui revenait. Elle était couchée à même le sol dans une étoffe qui lui râpait la peau... Il n'y avait aucun doute : elle était encore bien vivante même si tous les démons de la cave étaient passés sur son corps, ce qu'elle n'aurait jamais cru possible.

Et puis la mémoire lui revint de ce qui l'attendait encore, de ce qu'Amandine lui avait promis : l'ensevelissement sous la terre avec un cadavre déjà en cours de putréfaction. Quelque part, dans cette obscurité, les truands devaient être en train de creuser sa tombe. Elle entendait des bruits inquiétants, des craquements, des hurlements de fous... mais elle souffrait tant qu'elle n'avait même plus vraiment peur.

Tout ce qu'elle souhaitait c'était d'être rapidement libérée de ce corps qui lui faisait si mal. Simplement, elle referma les yeux pour ne pas voir approcher Amandine et son affreuse joie...

Une main souleva sa tête. Aussitôt elle sentit, contre sa bouche, le rebord dur et froid d'un récipient.

— Tant qu'elle ne sera pas ranimée, tu ne pourras pas la faire boire, chuchota, lourde d'angoisse, la voix bien connue de Bérenger. J'ai bien peur qu'elle ne soit morte...

— Tais-toi et frotte-lui plutôt les pieds : ils sont glacés.

Alors, n'osant encore y croire, elle rouvrit les yeux, reconnut le visage de Gauthier penché sur le sien. C'était lui qui lui tenait la tête et qui essayait de la faire boire tandis que les mains chaudes de Bérenger s'emparaient de ses pieds. Instinctivement, poussée par un irrésistible besoin de revenir vers une vie qui n'était plus l'enfer, elle but une gorgée d'eau. Celle-ci n'était pas très bonne mais elle étancha un peu sa soif.

— Elle boit ! lança Gauthier triomphalement. Elle revient à elle.

Dieu soit loué !

— Je crois tout de même qu'il était temps, fit tout près une autre voix masculine qui lui parut connue mais dont elle ne réussit pas à définir le propriétaire. Tous ces démons en voulaient ! Ils l'auraient déchiquetée comme des loups !

— Nous ne vous remercierons jamais assez ! reprit Gauthier. Sans vous nous croupirions encore dans ce trou boueux et notre pauvre maîtresse serait morte. J'espère seulement qu'ils ne lui ont pas causé un dommage irréparable... Elle est tellement meurtrie.

— C'est solide, une femme ! J'en connais plus d'une qui a connu le passage de toute une compagnie et qui s'en est bien remise... Ah !

Voilà le moulin qui flambe. Ça va la réchauffer.

Par-dessus le bord de l'écuelle où elle buvait à présent avec avidité, Catherine vit s'éclairer et rougir le cours de la rivière sur la berge de laquelle elle était étendue. En même temps s'élevait une tempête de cris et de plaintes mêlés à des bruits qu'elle ne pouvait encore définir et qui dominaient celui des roues à aubes.

Elle vit aussi Bérenger à peu près nu qui pleurait sans retenue sur ses pieds et l'homme dont elle n'avait pas reconnu la voix et qui se tenait debout près de l'eau, regardant l'incendie. C'était le mendiant de Notre-Dame, c'était Jehan des Ecus...

Tournant un peu la tête, elle vit de hautes flammes lécher la masse informe de l'ancien moulin et, sur ce fond infernal, des silhouettes noires de soldats qui brandissaient des torches ou des armes. Une ligne d'archers rangés en bon ordre abattait de ses flèches tout ce qui réussissait à échapper à la fournaise.

— Comment vous sentez-vous ? demanda doucement Gauthier.

— Comme si l'on m'avait mise sur la roue et rompue. Je crois...

qu'il n'y a pas un pouce de moi qui ne soit douloureux...

— Dès que messire de Roussay aura achevé son ouvrage, on vous rapportera chez dame Symonne et l'on vous soignera.

— Roussay ?... Mais que s'est-il passé ? Comment... suis-je ici ?...

— Grâce à cet homme, dit le jeune homme en désignant Jehan des Ecus qui lui souriait, dressé devant l'incendie du moulin comme Néron devant celui de Rome. Il allait rejoindre quelques-uns de ses confrères dans cette ruine quand on vous y a traînée. Et il a vite compris que ce n'était pas pour vous y offrir des fleurs. Alors, il est rentré dans la ville et il est allé dire ce qu'il avait vu à messire de Roussay. Il a perdu un peu de temps parce qu'il l'a cherché d'abord au palais puis chez sa bonne amie dont, heureusement il connaissait l'adresse... La pitié de Dieu a bien voulu que le capitaine arrive à temps pour vous sauver... et nous délivrer !

Le regard de Catherine croisa celui, plein de pitié, du faux moine. Elle devait être dans un triste état pour qu'il la regardât ainsi, mais elle s'efforça de lui sourire, sachant bien la valeur de ce qu'il avait fait pour elle.

— Je vous dois... la vie, ami Jehan. Mais pourquoi l'avez-vous fait

? Vous ?... Aller chercher Roussay pour le jeter sur vos amis, vos compagnons ?...

Jehan des Ecus haussa les épaules.

— Il n'y a d'amitié chez les truands que tant qu'ils restent entre eux, fit-il sombrement. En acceptant l'or du Damoiseau, en se faisant ses serviteurs, les truands ont cessé d'être mes frères et mes compagnons. Et puis vous, vous livrée à ces démons, à cette saloperie d'Amandine ?... non, ça je ne pouvais pas le supporter ! » Sa voix faiblit tout à coup, s'enroua tandis qu'il achevait, comme à regret : «

Je... je... je crois que je vous ai toujours aimée, depuis que vous étiez cette belle enfant que l'on donnait de force au Grand Argentier de Bourgogne ! Il y a des lumières qu'on n'oublie pas !

— Tout de même ! Vous au palais, chez...

Elle s'interrompit sur un cri.

— Mon Dieu ! Le palais ! La tour... le Roi ! Avez- vous pris le Damoiseau ?

— Non... il venait de partir quand nous sommes arrivés. Je le regrette assez car c'est lui que je voulais et...

— Vite ! Courez ! Allez chercher messire de Roussay ! Vite il le faut ! Ils vont tuer le Roi...

— Vous avez la fièvre, dit Gauthier, fronçant les sourcils et tâtant son front brûlant...

Mais Bérenger, lui, était déjà parti en criant : « J'y vais ! » et courait vers l'incendie de toute la vitesse de ses jeunes jambes.

Follement, Catherine essaya de se lever pour le suivre, luttant contre Gauthier.

— Vous vous occuperez de moi plus tard... Je sais bien que j'ai la fièvre mais... le Roi René... ils l'ont fait évader et l'emmènent vers une embuscade où de faux soldats bourguignons vont l'abattre L.

C'est donc ça ? murmura Jehan des Ecus. Lorsque nous avons passé le pont de l'Ouche, j'ai cru voir une barque chargée d'hommes qui glissait le long du rempart...

Déjà, Jacques de Roussay arrivait, remorqué par Bérenger. En quelques mots Catherine le mit au courant de la catastrophe suspendue au-dessus de sa tête. Un juron, trois questions sur le temps écoulé, le nombre d'hommes et la direction suivie - « la route de Langres » précisa Catherine - et il tournait les talons en criant :

— Je vais vous laisser deux hommes pour trouver un bateau et vous ramener à l'hôtel Morel-Sauve- grain... Si je suis encore vivant, j'irai vous y rejoindre au retour.

Catherine l'entendit rameuter ses hommes. Ils surgirent de partout, quittant la surveillance du brasier dans lequel ils avaient enfermé les ribauds, et sans doute Amandine. La ligne des archers se rompit. Les soldats coururent vers les chevaux attachés aux arbres du boqueteau.

Tous sautèrent en selle et, à la suite de Jacques qui éperonnait sauvagement son cheval en hurlant : « En avant, Bourgogne ! », le lourd escadron s'ébranla, quittant le moulin en feu, dans un galop qui fit trembler la terre...

Épuisée, Catherine referma les yeux, laissant sa tête aller sur le bras de Gauthier. Les douleurs qui la ravageaient semblaient se faire plus cruelles encore... Un instant il n'y eut plus autour d'elle que le ronflement du brasier, la chanson des moulins et le bruit du vent dans les branches... Les dernières plaintes des mourants s'étaient tues...

Catherine et ses amis se retrouvaient seuls au centre d'un univers de mort...

Et puis, quelque part, la cloche d'un couvent sonna matines. Une autre lui répondit et puis une autre, et encore une autre... Il y eut un bruit de rames frappant l'eau et le glissement soyeux d'une barque dans le courant. Mais lorsque Gauthier voulut soulever le corps martyrisé de Catherine pour le porter dans le bateau qu'amenaient deux des soldats de Roussay, la douleur que la jeune femme éprouva fut si forte qu'à nouveau elle perdit connaissance...

Elle ne la retrouva qu'un instant, au creux du lit chaudement bassiné où Symonne et Bertille l'avaient couchée mais ce fut pour plonger dans un autre enfer, celui du délire et des fantasmes terrifiants du cauchemar au fond duquel l'entraînait la fièvre violente qui à présent se déclarait...

Elle ne vit pas, au petit matin, Jacques de Roussay, déchiré, couvert à la fois de poussière et de sang, une longue balafre ouverte dans la joue droite, venir lui dire que tout était rentré dans l'ordre, que René d'Anjou bien vivant venait de regagner la tour Neuve.

— De sa propre volonté, d'ailleurs ! confia-t-il à Symonne. Quand nous sommes tombés sur le Damoiseau et sa bande, dont une partie campait dans les bois de Clanay, il aurait fort bien pu s'enfuir à la faveur de la bataille. Mais il n'en a rien fait. Tout au contraire il a combattu avec nous et, quand force nous est restée, il est revenu vers moi et m'a dit simplement : Je crois que vous m'avez sauvé la vie, capitaine. A présent il vous reste à me ramener à Dijon. » Et comme je m'étonnais, il a haussé les épaules, ajoutant : « Je serais un ingrat si je vous envoyais à l'échafaud pour m'avoir laissé fuir. En outre, je vous rappelle, chose que vous avez paru oublier bien souvent, que je suis prisonnier sur parole bien plus que de vos verrous. Un chevalier n'a qu'une parole. À plus forte raison un Roi... »

— Si j'ai bien compris, dit Gauthier, vous avez eu affaire à toute la bande du Damoiseau ? Comment avez-vous pu en venir à bout avec si peu d'hommes ?

J'ai pris en passant les garnisons de la porte Guillaume, de la porte au Fermerot, de la porte Saint- Nicolas et aussi celle du châtel de Norges.

Ça a été très suffisant. Nous avons fait bonne boucherie de ces mécréants dont certains osaient porter les couleurs de Bourgogne.

Malheureusement quelques-uns nous ont échappé et ont pu prendre la fuite...

— Et... le Damoiseau ?

Un large sourire que la blessure fit grimacer illumina le visage saignant du capitaine.

— Captif ! Ficelé, troussé comme un poulet avec une bonne longueur de chaîne. On l'a ramené discrètement à Dijon et demain, je l'envoie dans un chariot fermé et sous bonne escorte en Lorraine...

— Pourquoi en Lorraine ? Vos prisons ne vous paraissent-elles pas suffisantes pour le garder ?

— Ce n'est pas cela : je ne veux pas le garder parce que je ne veux pas que l'on sache que mon prisonnier a pu quitter sa tour, même un petit moment. Et puis je dois bien cela à monseigneur René d'Anjou : le damoiseau de Commercy était son prisonnier à lui et il lui a faussé compagnie. A présent il regagne sa prison, tout rentre dans l'ordre !

Un bon gros pot de vin me ferait bien plaisir, dame Symonne... et je connais peu de maisons où il y en ait de meilleur !

La belle nourrice sourit et s'empressa :

— Je suis sans excuse, Jacques ! Mais ce que vous disiez était si passionnant !... On va vous servir dans l'instant et aussi laver cette blessure... Venez avec moi jusqu'à la grand-salle...

Comme elle ouvrait la porte, un sanglot monta du lit où Catherine, un instant silencieuse, reprenait le cours de son rêve douloureux.

Instantanément, Gauthier et Bérenger furent près d'elle. Ses lèvres étaient sèches et brûlantes. Tandis qu'à l'aide d'un tampon de charpie, Gauthier les humectait avec un peu d'infusion de tilleul, une plainte s'en échappa.

— Arnaud !... Arnaud, je reviens... ne t'en va pas... Attends-moi, mon amour !.... attends-moi... Je veux rentrer... à la maison !

Un flot de larmes s'échappa des yeux mi-clos tandis que, dans la masse dénouée des cheveux blonds, la tête de la malade se mettait à rouler dans tous les sens, comme pour chasser quelque chose. Les yeux bruns de Bérenger cherchèrent ceux de son ami.

Reverra-t-elle jamais Montsalvy... et les petits ? balbutia-t-il d'une voix que les larmes enrouaient.

L'ancien étudiant haussa les épaules avec accablement.

C'est le secret de Dieu mais j'ai peur que la guérison, si elle vient, ne soit longue. Et l'hiver sera bientôt là-Comme pour lui donner raison, la première neige se mit à tomber sur Dijon...

L'hiver vint comme un envahisseur. En quelques heures, villes et campagnes s'habillèrent de silence immaculé. Le vent courut à travers les branches pour en détacher les dernières feuilles. Le ciel devint brume incertaine et rejoignit la terre...

Les portes des maisons couronnées de fumée grise se fermèrent frileusement. Les fenêtres se calfeutrèrent et chacun s'installa au coin de l'âtre flambant pour y attendre dans l'assoupissement du corps, la paix du cœur et la crainte de Dieu que le premier chant d'une alouette réveillât la nature et ramenât le temps des labeurs nourriciers. Mais, dans les taudis et les cabanes où se terraient les pauvres, la misère se fit plus noire et la mort s'embusqua patiemment...

Comme tant d'autres, Catherine aurait pu demeurer au creux de la douillette maison de Symonne Sauve- grain pour y attendre que le printemps lui permît de reprendre sa route sans trop de danger. Elle aurait pu apaiser doucement les douleurs de son corps ravagé, panser la blessure de son âme ulcérée de honte et de dégoût. Elle aurait pu, en effet... mais elle n'en avait rien fait. Quinze jours après l'horrible scène du Moulin-Brûlé elle quittait Dijon et, sans autre escorte que Gauthier de Chazay et Bérenger de Roquemaurel, prenait le chemin du nord...

La fièvre violente qui s'était emparée d'elle lorsqu'on l'avait ramenée n'avait duré que quarante- huit heures. À l'extrême surprise de ses amis, et plus encore du discret médecin que Symonne avait appelé à son chevet, Catherine trois jours plus tard ouvrait les yeux et considérait d'un regard lucide la fenêtre aux vitres de laquelle le givre avait mis une dentelle.

Sa première sensation fut d'un certain bien-être. Elle se sentait lasse et soulagée tout à la fois comme si, après avoir longuement lutté contre les vagues furieuses d'une tempête, elle s'éveillait à l'aube d'un jour paisible, sur la grève où la dernière l'avait jetée... Mais la conscience revint et, avec elle, la mémoire.

Le bruit de ses sanglots réveilla Gauthier qui, après l'avoir veillée toute la nuit, dormait sur des coussins jetés devant la cheminée.

Relevé d'un bond, il la regarda d'abord pleurer avec une sorte de stupeur, prit son poignet pour y chercher le pouls et en garda un instant sous son doigt le battement redevenu si vite et si miraculeusement régulier. D'abord incrédule, sa joie éclata.

— La fièvre est partie ! Vous êtes sauvée, dame Catherine...

sauvée ! Dieu nous a entendus !...

Alors seulement il parut s'apercevoir qu'elle pleurait. Vivement, il posa sa main sur le front crispé.

— Non..., fit-il sans se rendre compte que sa voix se chargeait de tendresse, non, il ne faut pas pleurer mais se réjouir car vous nous revenez des portes de la mort dont nous avons bien cru qu'elles allaient s'ouvrir pour vous ! La vie a été la plus forte.

— Ma vie est finie !...

Il se laissa tomber à genoux près du lit.

Votre vie est... oh non ! Il ne faut pas dire cela ! Sinon vous allez nous mener au désespoir, Bérenger et moi, puisque c'est à cause de nous que vous avez subi le martyre ! Je vous en supplie, essayez de n'y plus penser, essayez d'oublier.

— Je ne pourrai jamais oublier...

Elle s'était retournée contre le mur, refusant de bouger car un simple regard, même affectueux, lui était insupportable. Elle se sentait souillée jusqu'à l'âme, lépreuse, misérable comme si son corps écartelé était encore exposé à la vue de tous. Elle repoussait la pitié, la vie même et surtout le souvenir affolant de ses enfants, de son époux dont elle oubliait à présent les crimes pour ne plus voir que sa propre honte.

Comme elle refusait même de se nourrir espérant simplement qu'une faiblesse grandissante la mènerait doucement à cette mort qui n'avait pas voulu d'elle, Symonne, sans rien dire, sortit un soir puis revint accompagnée d'une femme déjà âgée qui portait avec assurance, sous une coiffe brodée et de beaux cheveux gris, le visage le plus serein et le plus aimable qui soit.

En quelques mots, dame Morel vida la chambre des ombres désolées qui l'occupaient puis, demeurée seule avec sa compagne, elle s'approcha du lit sur lequel elle se pencha.

— Catherine, chuchota-t-elle, je vous amène une amie... une amie capable de vous comprendre. Elle est sage-femme et elle souhaite vous examiner afin de vous dire, sûrement, ce qu'il en est de votre vie de femme. Car c'est cela, n'est-ce pas, qui vous ronge ?...

Le visage qui se retourna vers elle était à la fois blême et si marqué par les larmes qu'il en était méconnaissable. Les lèvres gonflées y tremblaient mais les paupières en demeuraient obstinément closes comme si Catherine craignait de lire sa honte sur le visage de son amie.

— Ma vie de femme ? balbutia-t-elle. Oh, Symonne, comment pouvez-vous...

Dites-lui plutôt pourquoi je peux la comprendre, coupa la nouvelle venue. Dites-lui que je suis de Sablé et que voici vingt ans, quand les Anglais sont entrés dans ma ville, j'ai été violée par une compagnie entière. Dites-lui que j'ai failli en mourir mais que j'ai eu la chance de rencontrer une matrone adroite et compatissante. Elle m'a soignée et, du même coup elle m'a donné le goût de porter secours à toutes celles qui ont à souffrir des violences des hommes. Et Dieu sait s'il y en a dans notre siècle de misère !...

— Mais je ne veux pas vivre, je veux mourir !...

— Pourquoi ? Pour qui ? Votre vie ne vous appartient pas. Vous n'avez pas le droit d'en disposer.

— Dieu pardonnera !

— Dieu n'a rien à voir là-dedans ! Vous avez une famille. C'est à elle que vous appartenez il me semble ?

— Ma famille ?... murmura Catherine amèrement mais en luttant visiblement contre les larmes qui lui venaient encore.

Du fond de son chagrin, Montsalvy, son petit monde actif et courageux, sa terre, sa maison et tous ceux qui lui étaient si chers lui apparaissaient comme un paradis perdu dont les portes ne s'ouvriraient plus jamais pour elle. L'ange à l'épée flamboyante chargé d'en interdire l'accès avait le visage fermé d'Arnaud...

Néanmoins, pour faire plaisir à Symonne, elle consentit à se laisser examiner par cette femme dont on lui dit qu'elle s'appelait Prudence et dont les mains, comme la voix, possédaient une attentive douceur.

L'examen se révéla plus satisfaisant qu'on ne pouvait s'y attendre.

Prudence, avec l'adresse d'une bonne ménagère, recousit ensuite, à l'aide d'un fil de soie, une déchirure et bien que la petite opération fût douloureuse, Catherine l'endura sans une plainte, heureuse au contraire de cette souffrance qui selon les concepts déviés de son esprit troublé rachetait un peu l'immense faute qui cependant n'était pas sienne.

Quant aux irritations internes qui se traduisaient par des brûlures et des démangeaisons, l'application d'un baume à base de graisse de mouton et de plantes macérées dans du vin vint y apporter un soulagement appréciable.

— C'est celui qui m'a soignée jadis, expliqua la sage-femme à sa patiente. Il a fait merveille. Mettez-en durant les quelques jours au lit qui vous sont nécessaires et vous redeviendrez vous-même.

— C'est impossible ! fit Catherine, butée.

— Que non ! Vous verrez : le temps arrange bien les choses. La Noël approche. C'est la fête de la joie et Dieu dans sa miséricorde saura bien vous en apporter votre part. Un jour, vous oublierez vos...

blessures de guerre ou, tout au moins, vous les ramènerez à ce qu'elles sont : un accident dont vous garderez le secret.

Catherine en effet guérit à une surprenante vitesse, dont une part revenait indéniablement à sa jeunesse et à sa belle santé. Mais son âme, elle, refusa de guérir. À mesure que ses forces revenaient, il lui devenait plus pénible de vivre en société. La présence des hommes, surtout, lui était à charge. Et elle ne put se résoudre à recevoir Jacques de Roussay parce qu'il avait pu la voir écartelée, livrée comme une bête sur l'étal du boucher à l'assaut des soudards. Elle lui écrivit une lettre pleine d'amitié et de reconnaissance mais ne lui permit pas l'accès de sa chambre. Seuls Gauthier et Bérenger qui avaient été délivrés après elle et son oncle Mathieu lui semblaient à peu près supportables...

Le jour de la Saint-Éloi, Symonne Morel, en rentrant de la messe à laquelle suivant la tradition elle avait assisté avec quelques-uns de ses fermiers, vint lui annoncer son départ imminent pour les Flandres et l'inviter à l'accompagner afin de passer Noël avec elle à la cour de Bourgogne.

— Il serait trop triste pour vous de demeurer seule ici, ma mie, lui dit-elle. Le dépaysement vous sera salutaire et nous ferons la route à petites journées.

Vous avez laissé beaucoup d'amis, là-bas... Enfin, nous bénéficierons d'une escorte particulière.

Elle tenait en réserve, en effet, une bonne nouvelle : le duc Philippe avait ordonné que le roi René fût extrait de la tour Neuve et conduit par-devers lui, avec tous les honneurs dus à son rang royal, jusqu'à Lille où il l'attendait pour discuter de sa mise en liberté. Jacques de Roussay conduirait l'escorte à laquelle la nourrice du comte de Charolais était invitée à se joindre étant donné les rigueurs de la saison et les dangers des chemins.

Catherine refusa. Elle préférait, dit-elle, demeurer à Dijon entre l'oncle Mathieu et dame Bertille dont les sentiments réciproques se précisaient et dont les accordailles devaient être bénies le lendemain même à Notre-Dame. Elle embrassa son amie, promit « quand elle se sentirait mieux » d'aller la visiter à Lille ou à Bruges et, deux jours plus tard, regarda partir calmement l'imposant cortège qui emmenait à la fois Symonne et René d'Anjou. Une longue route entre Jacques de Roussay et le Roi dont elle savait pertinemment qu'ils la désiraient l'un et l'autre était une épreuve qu'elle se refusait à endurer...

Et ce fut seulement quand la ville fut retombée à son silence hivernal que Catherine donna à Gauthier l'ordre de faire leurs préparatifs de départ.

D'une même voix, Mathieu et Bertille s'indignèrent.

— Comment peux-tu nous faire cela ? s'écria l'oncle tout prêt à pleurer. Tu avais dit que du désirais demeurer avec nous jusqu'au printemps ?

Le sourire qu'elle lui offrit était plus triste que les larmes dont se gonflaient les yeux du brave homme.

— J'ai menti, dit-elle simplement. Je vous en demande bien pardon. Mais si j'avais dit où je désire me rendre, Symonne peut-être ne m'aurait pas laissée partir...

— Et tu crois que moi je te laisserai aller sans savoir où ?

— Oui, parce que vous me connaissez depuis longtemps, que vous m'aimez bien et que là où je vais j'espère rencontrer la paix dont j'ai tant besoin... je redeviendrai peut-être moi-même. Et, je vous en supplie, ne m'en demandez pas davantage !

Comment, effectivement, lui expliquer l'étrange projet qui avait germé dans son cœur douloureux et son esprit malade : gagner la Lorraine, s'y mettre à la recherche de la fausse Jehanne et d'Arnaud qui prétendait s'attacher à l'aventurière. Mais cette fois il ne s'agissait plus de reprendre son époux. Ce n'était plus possible après le malheur qui lui était advenu. Non, tout ce qu'elle souhaitait c'était le revoir une dernière fois... confondre l'aventurière pour en détacher Montsalvy, et puis tout dire, tout raconter de l'horreur subie dans le moulin, montrer sa souillure dans toute son horreur. Alors... très certainement, Arnaud la tuerait ! Elle mourrait de sa main, cette belle main brune et forte qu'elle avait tant chérie, dont elle cherchait si passionnément les caresses naguère encore... Cette fois, la main bien-aimée lui donnerait une paix qu'il ne lui était plus possible de trouver en elle-même. Les portes de la mort ouvertes par l'homme qu'elle avait tant aimé et qu'elle aimait encore lui seraient douces, apaisantes et lumineuses...

C'était à cela qu'elle pensait encore tandis que le pas de son cheval résonnait sous la voûte noire de la porte Saint-Nicolas puis s'imprimait sur la neige fraîche où se perdait le dessin de la route de Langres.

— Où allons-nous donc ? demanda Bérenger qui, en regardant l'immense et froide nature, se prenait déjà à regretter la douce chaleur de la maison Morel- Sauvegrain.

— Droit devant nous ! riposta Catherine laconiquement.

L'enfant, peu satisfait de la réponse, s'apprêtait à poser une autre question mais un coup de coude de Gauthier vigoureusement appliqué dans ses côtes le fit taire, et l'on continua à chevaucher en silence.

Depuis qu'elle lui avait donné ses ordres de départ, l'écuyer observait attentivement sa maîtresse mais sans en rien dire, gardant pour lui seul les réflexions qu'elle lui inspirait.

En apparence, Catherine était exactement semblable à ce qu'elle avait toujours été dans sa beauté intacte mais, chaque fois qu'il lui adressait la parole, Gauthier avait la curieuse impression de s'adresser à quelqu'un d'autre. Il avait en face de lui la parfaite enveloppe, lisse et pure, de la dame de Montsalvy mais rien d'autre car les sentiments qui avaient toujours habité cette enveloppe semblaient à présent curieusement différents, étrangers même. En outre les occasions qu'il pouvait avoir de scruter, de face, le beau visage fermé n'avaient jamais été si rares.

Tant que dura le voyage vers la Lorraine, il ne vit guère de Catherine que son dos ou un profil bien souvent détourné. Au lieu de voyager, comme naguère encore, encadrée par les deux garçons, qu'ils marchassent devant et derrière ou de chaque côté selon la largeur du chemin, elle allait à présent en tête de leur petite troupe sans plus jamais se retourner, l'œil fixé à l'horizon blanc continuellement renouvelé et se haussant parfois sur sa selle comme si elle cherchait à découvrir enfin un but connu d'elle seule. Aussi, à mesure que l'on avançait grandissaient de concert l'inquiétude de Gauthier et le chagrin de Bérenger qui cherchait en vain à comprendre pourquoi sa belle dame n'aimait plus ni ses chansons ni lui... Bien souvent, quand on reprenait le chemin à la pointe du jour tardif l'adolescent avait les yeux rouges. Mais Catherine ne s'intéressait plus à rien ni à personne...

Par Langres et le val de Meuse on gagna Neufchâteau où Catherine, enfin, consentit à sortir de son mutisme pour se mettre à interroger les rares passants que l'on rencontrait. Avaient-ils ouï parler d'une femme qui se prétendait Jehanne la Pucelle ?...

Savaient-ils où cette femme se trouvait à l'heure présente ?...

Mais elle n'apprit rien. Les gens hochaient la tête, la dévisageaient avec une sorte de crainte comme si elle n'était pas tout à fait dans son bon sens, certains se signaient mais tous sans exception passaient leur chemin rapidement, parfois en haussant les épaules... Visiblement, dans cette petite enclave lorraine cernée par les terres bourguignonnes, les gens craignaient les ennuis et le seul nom de Jehanne les faisait rentrer sous terre.

Ce fut pire encore à Domrémy, le petit village qui avait vu naître Jehanne, d'où elle était partie pour sa merveilleuse et tragique aventure. Le village, très petit, semblait mort et enseveli sous son épais manteau de neige. Les portes refusaient obstinément de s'ouvrir par peur des routiers et des pillards qui empruntaient continuellement le val de Meuse car la misère alentour était grande. Seul le curé, un homme d'une cinquantaine d'années, consentit à recevoir les voyageurs et à indiquer la maison de la famille d'Arc, laquelle était d'ailleurs très voisine de sa petite église.

— Mais vous ne trouverez personne. Le père est mort. La mère et les deux frères vivent à présent à Orléans... dans une île, je crois... On dit que les gens de là-bas la leur ont donnée et qu'on leur paie pension.

— N'avez-vous pas entendu dire que Jehanne, miraculeusement sauvée du bûcher, était revenue par ici ?

Vivement, comme les villageois de Neufchâteau, le curé se signa tandis que son regard doux s'effarait.

— On dit tant de folies ! Moi, je ne sais rien, foi de Guillaume Front... Je n'ai rien vu, rien entendu !... Personne ici ne sait rien !

Lui aussi avait peur. Mais de qui ? de quoi ? De ses supérieurs hiérarchiques, de l'Eglise qui en pays normand avait condamné la Pucelle comme sorcière, hérétique et relapse ? Des soudards bourguignons qui pouvaient s'abattre sur le pays comme sauterelles si leur duc apprenait la réapparition, même invraisemblable, même impossible de celle dont il avait eu si peur? Ou bien de l'aventurière elle-même, cette coquine -qui s'entendait si bien à inciter les capitaines trop crédules à maltraiter les pauvres gens...

Sans insister, Catherine remercia et poursuivit son chemin. A Vaucouleurs, les gens s'ils se montrèrent moins peureux ne se gênèrent pas pour hausser les épaules et ce fut tout juste si l'aubergiste chez qui l'on avait pris logis ne les jeta pas à la porte.

— Jeannette, on l'aimait, fit rudement le bonhomme. On ne permet pas qu'on touche à son souvenir ! Si vous cherchez une coureuse d'aventures c'est pas ici qu'il faut venir : on l'aurait déjà pendue depuis longtemps !

— Qui vous dit que je lui veuille du bien ?

— Que vous lui vouliez bien ou mal, peu me chaut !... Moi, je ne sais qu'une chose : Jeannette est morte sinon nous ne serions pas si malheureux !

Tandis que les trois voyageurs partageaient le maigre repas qui leur fut servi d'assez mauvaise grâce et uniquement parce que en ces temps cruels une pièce d'argent était bonne à prendre d'où qu'elle vînt, Gauthier qui, depuis Dijon, avait pratiquement laissé Catherine à ses pensées amères, se bornant à lui adresser la parole pour les seules obligations de la route, se décida à rompre le silence.

— Me direz-vous, dame Catherine, pourquoi vous cherchez ici celle qui se fait passer pour Jehanne d'Arc ?

— Mais... parce que c'est ici qu'elle est venue, il me semble, et c'était naturel : le pays d'enfance...

— Ce n'est pas ici qu'elle est venue ; vous devriez le savoir puisque l'aubergiste vous l'a dit : on l'aurait pendue !

L'aubergiste dit n'importe quoi. Je me souviens, moi, des paroles de mon époux. Ah, oui je m'en souviens ! Elles sont gravées là, ajouta-t-elle en désignant son front d'un geste farouche.

— Alors... voulez-vous me faire la grâce de me les répéter ?

— Certes. Il a dit : « Je l'ai revue quand j'ai rejoint Robert à Neufchâteau. Elle venait d'arriver à la Grange aux Hornes près de Saint-Privey... »

— D'où vous avez conclu que Saint-Privey et Neufchâteau étaient voisins.

— Naturellement !

— Malheureusement il n'en est rien ! Saint-Privey se situe tout près de Metz et votre erreur vient de ce que le capitaine de Montsalvy, suivant sans doute son idée, n'a pas jugé bon de donner plus d'explications. Je dois dire que les réponses que vous avez reçues étaient si brèves, si peu encourageantes que vous n'avez guère eu loisir de corriger votre erreur.

Un peu vexée, Catherine considéra le jeune homme avec méfiance.

— D'où savez-vous cela, vous ? Je n'ai jamais entendu dire que votre maison fût de Lorraine ?

— Ma maison non, mais ma mère oui ! dit Gauthier paisiblement.

J'avais même un oncle chanoine qui habitait Saint-Privey...

Malheureusement il n'est plus de ce monde. Je crois donc, si vous voulez retrouver cette femme, que la seule chose à faire est de gagner Metz... où je parierais bien qu'on l'a reconnue beaucoup plus abondamment qu'à Domrémy pour l'excellente raison qu'on ne l'y avait jamais vue.

La tranquille logique du garçon déchaîna chez sa maîtresse une brusque colère.

— Vous auriez pu le dire plus tôt ! Pourquoi vous être tu durant tout ce temps ?

Mais... parce que vous ne m'avez rien demandé. Depuis que nous avons quitté Dijon, madame... nous avons, cet enfant et moi, la pénible impression d'avoir cessé de vous agréer. Vous aviez, je crois, naguère de l'affection pour nous... et vous l'avez prouvé avec quelle abnégation, quelle grandeur d'âme en vous sacrifiant. Mais j'ai peur que l'épreuve n'ait été trop cruelle et qu'à présent vous nous détestiez autant que vous nous aimiez.

Pour la première fois, quelque chose s'émut dans le cœur -glacé de Catherine. Par-dessus la table où demeuraient les reliefs de leur repas, elle regarda son écuyer puis son page. A la lueur jaune de la chandelle dont l'odeur acre emplissait ses narines, elle vit enfin sur le visage dur de Gauthier une tristesse qui ressemblait à un reproche, sur celui encore enfantin de Bérenger les traces d'un chagrin qui ne voulait pas finir.

— Où avez-vous pris tout cela ? murmura-t-elle, touchée plus profondément qu'elle ne l'imaginait, par ce mot solennel de « madame

» qu'il avait employé.

— Dans votre attitude. Naguère vous me permettiez de vous garder, de vous protéger, souvent même de décider pour vous. Vous me laissiez mon rôle d'écuyer et vous vouliez bien même parfois lui donner les couleurs de l'amitié. A présent, j'ai l'impression d'être seulement pour vous un bagage... ; peut- être même un peu encombrant.

— Vous êtes fou !...

Elle se leva, s'approcha de Bérenger et, se penchant sur lui, entoura son cou de ses bras et posa sa joue contre les courts cheveux bruns qui poussaient un peu dans tous les sens.

— Pardonnez-moi, mon enfant... dit-elle doucement, et ne croyez rien de ce que vient de dire Gauthier. Certes non, je ne regrette pas de vous avoir sauvés ! C'est même la seule chose qui m'empêche de devenir folle : votre vie préservée. Et je crois bien que je vous aime plus encore qu'auparavant. Seulement...

— Seulement vous n'êtes plus vous-même !...

Gauthier s'était dressé et, tandis que Bérenger

vaincu par l'émotion sanglotait à la fois de joie et d'énervement dans le cercle des bras de Catherine,

appuyé des deux poings à la table, il donna libre cours à sa colère.

— Et il est temps que vous redeveniez vous- même ! Où êtes-vous, dame Catherine des bons et des mauvais jours ? Où est votre sourire, où est votre courage ? Où est la dame de Montsalvy qui savait tenir tête à une armée ou à une foule furieuse ?

Elle détourna la tête, gênée par ce regard gris habituellement si calme.

— Si je le savais...

— Moi je le sais ! Elle est entre la vie et la mort. La vie où elle est encore... à son grand regret, la mort où elle voudrait tant être ! Je me trompe ? Allons, dame Catherine, dites-moi la vérité ? Si vous avez encore pour moi un peu de l'ancienne amitié, dites- moi ce qui vous mène et vers où, et vers quoi ? Dites- moi par exemple pourquoi vous tenez tant à retrouver cette aventurière au lieu de ne songer qu'à retourner vers vos enfants.

— Gauthier, Gauthier ! soupira-t-elle avec lassitude. Vous le savez très bien. Vous savez que j'espère retrouver, dans ses entours, mon seigneur époux !

— Parce que après ce qui vient de vous arriver c'est lui que vous avez le plus envie de revoir ? Puis-je vous dire ce que je pense, ce que je crois ?...

— Dites !

— Que vous avez envie de le revoir, certes, mais simplement de le revoir... et pour la dernière fois, parce que toute votre vie vous l'avez aimé plus que tout au monde. Et qu'ensuite vous disparaîtrez sans que personne, pas même nous, puisse dire ce que vous êtes devenue. Un beau matin, vous ne serez plus là, tout simplement... Ce n'est pas cela

? — Peut-être...

Il y eut un silence peuplé seulement par le crépitement du feu. Puis Gauthier se détournant chercha des yeux, aux murs de torchis, quelque chose qu'il ne trouva pas. Alors, tirant la dague qu'il portait à sa ceinture, il la planta bien droit dans le bois de la table.

Puis, étendant d'un geste solennel sa main au-dessus de cette croix improvisée :

— Moi, Gauthier-Gontran de Chazay, fils de Pierre-Gontran de Chazay et de Marie-Adélaïde de Saint-Privey, écuyer de très haute et très noble dame Catherine de Montsalvy, je jure par cette croix qu'au jour où ladite dame aura quitté ce monde par sa propre volonté... ou par toute sorte d'autre moyen par elle recherché, je trancherai moi-même le fil de mes jours terrestres afin de pouvoir continuer honorablement, dans l'autre monde, mon service auprès d'elle ! Que le Seigneur Dieu et la Très Sainte Vierge Marie soient témoins de ceci !

D'une brusque secousse qui faillit la jeter à terre, Bérenger se dégageait de l'étreinte de Catherine et, à son tour, étendit sa petite main brune au-dessus de la dague.

— Moi aussi, je jure ! Moi aussi !...

Les jambes coupées, Catherine, bouleversée, se laissa retomber sur un tabouret. Elle enfouit son visage entre ses mains et se mit à pleurer.

— Pourquoi avez-vous fait cela, gémit-elle entre ses sanglots.

Votre vie est devant vous, la mienne derrière moi ! Et que puis-je faire d'autre après ce qui m'est arrivé ?

D'un même mouvement ils vinrent s'agenouiller près d'elle, chacun d'un côté.

— Que vous nous laissiez faire ! Que vous nous rendiez votre confiance ! C'est à nous de réparer, autant qu'il sera possible, le mal que nous vous avons fait sans le vouloir. Vous venez de le dire, vous n'êtes plus vous-même, vous souffrez...

— Je me fais horreur !

Il n'y a aucune raison. Vous êtes une victime. Croyez-vous que nous, nous ne souffrions pas, nous à cause de qui vous avez enduré ce martyre, cette abomination ? Alors laissez-nous vous délivrer en vous délivrant nous-mêmes. Le jour où vous serez redevenue notre belle dame, le jour où dans votre maison retrouvée vous aurez reconquis votre bonheur, oubliant les mauvais jours, alors seulement nous saurons que nous pouvons avoir l'âme en paix... Jus- que-là nous ne serons que des gardiens fautifs, des serviteurs qui ont failli à leur mission...

Le lendemain matin, devant la porte de l'auberge où le patron, les pieds dans la neige, les regardait partir avec un visible soulagement, Gauthier aida Catherine à se mettre en selle puis, sans qu'aucun accord eût été conclu à ce sujet, prit la tête de la petite troupe qui continua à remonter vers le nord.

Comme il l'avait prévu, en arrivant à Metz, on trouva abondance d'informations concernant la fausse Pucelle qui avait été l'événement de l'été précédent. Elle était arrivée sur la fin du mois de mai à la Grange aux Hornes en compagnie de deux ou trois hommes d'armes et s'y était établie pour attendre l'arrivée de « ses frères » qu'elle avait envoyé chercher et qui habitaient la région. Ils étaient accourus et cela avait donné une grande scène de reconnaissance dont tout le pays gardait un souvenir ébaubi : cette jeune femme, c'était leur sœur bien-aimée, Jehanne d'Arc du Lys qu'ils croyaient morte et qui leur revenait miraculeusement ! A la suite de quoi ils avaient appelé autour d'eux les principaux seigneurs de Metz, qui avaient fait le voyage de Reims au moment du sacre, le seigneur Nicole Louve et une foule d'autres afin qu'ils reconnussent la merveille et partageassent leur joie. Et tous, avec ensemble, avaient reconnu cette jeune fille qui, pour gagner la Lorraine depuis la mystérieuse retraite où elle était demeurée cachée si longtemps, avait pris le nom de Claude mais que tous, à présent, nommaient Jehanne...

— J'aurais bien juré qu'ils la reconnaîtraient tous, confia à Catherine Gauthier qui, cette fois, s'était chargé de l'enquête. Et savez-vous combien d'entre tous ces braves gens avaient déjà vu la Pucelle avant cette arrivée miraculeuse ? Un seul : ce messire Louve qui fut à Reims et qui vit Jehanne là-bas... ; d'un peu loin bien sûr ce qui ne l'empêche pas d'être formel : c'est bien Jehanne d'Arc !

— Un seul ? Vous oubliez les frères ? J'ajoute qu'il y a là quelque chose de troublant, d'inquiétant... encore qu'il puisse s'agir d'une reconnaissance d'intérêt, destinée à ramener sur la famille d'Arc les générosités du Roi !

— Peut-être, mais je croirais plutôt que les frères en question ne sont peut-être pas non plus les véritables mais des complices dûment stylés avec lesquels il aura été facile de s'entendre à l'avance.

Souvenez- vous de ce qu'a dit le curé de Domrémy : la famille d'Arc habite une île à Orléans et elle y est pratiquement entretenue par les gens de la ville. Or, la prétendue Jehanne a fait chercher, ici, à Metz, ses frères « qui habitent dans la région... ».

— En tout cas, il faut croire que la ressemblance est grande entre Jehanne et cette créature, soupira Catherine... Souvenez-vous que mon époux qui, lui, connaissait bien Jehanne, l'avait approchée, avait combattu à ses côtés, demeure persuadé que celle-ci est l'authentique Pucelle... alors qu'il a vu, de ses yeux vu, la véritable Jehanne dans les flammes du bûcher !

— Il y a des ressemblances étonnantes... et il y a encore plus de gens qui meurent d'envie de croire au miracle ! Peut-être vous-même serez-vous prise, dame Catherine, si vous rencontrez cette femme !

— Certainement pas ! Jehanne, je la connaissais bien, moi, beaucoup mieux que mon époux... Je suis même certaine que je pourrai confondre l'aventurière. Le tout est de la rejoindre... ce qui semble moins facile que je n'aurais cru, conclut Catherine avec un soupir.

En effet, l'espoir de rejoindre la « Pucelle » à Metz s'était évanoui. Les gens de la ville étaient fort prolixes sur l'événement miraculeux de leur été mais ne pouvaient dire au juste où l'héroïne se trouvait présentement. Tout ce que l'on savait, c'était qu'elle avait été conduite à Arlon, chez la duchesse de Luxembourg qu'elle tenait essentiellement à voir, qu'elle y avait reçu le meilleur accueil, qu'on l'avait revue deux mois plus tard, casquée et cuirassée, brandissant un étendard qui était l'exacte réplique de l'original et qu'enfin, après une courte visite, elle était repartie en Luxembourg avec la bruyante troupe de seigneurs qui lui faisaient escorte...

La nouvelle avait de quoi surprendre, même quelqu'un d'aussi persuadé que Catherine que l'on avait affaire à une imposture. La duchesse de Luxembourg était la tante par alliance de Philippe le Bon, lequel avait de grandes chances d'être son héritier car elle était sans enfant. Elle était aussi la cousine du fameux général bourguignon Jean de Luxembourg, sire de Beaurevoir, qui avait livré Jehanne d'Arc aux Anglais et il était difficile de comprendre ce qu'entendait faire auprès d'elle celle qui se prétendait la Pucelle.

— Il n'y a rien à comprendre, conclut Gauthier philosophe, cela ressemble de plus en plus à une histoire de fous...

Pourtant, cette ville de Metz qui se révélait si décevante pour Catherine allait tout de même lui offrir une bonne nouvelle, la première depuis bien longtemps : au cours de ses investigations, Gauthier trouva la trace du passage d'Arnaud de Montsalvy dans une auberge proche de l'église Saint-Thiébault. Deux hommes y avaient séjourné trois ou quatre jours deux mois plus tôt. L'un, que la servante interrogée décrivit comme étant « mi-soudard mi-valet », répondait assez bien au signalement de Cornisse. Quant à son maître « un seigneur très grand, très brun, très autoritaire et très beau en dépit d'une grande blessure qui lui gâtait la moitié du visage », sa description fit battre plus vite le cœur de Catherine. Ce ne pouvait être que son époux.

D'ailleurs, Montsalvy avait posé à peu près les mêmes questions que Chazay, reçu les mêmes réponses puis, sans daigner donner la moindre indication sur sa destination, il était parti sous la pluie violente d'une aube automnale, très certainement dans la direction du Luxembourg...

Il n'y avait rien d'autre à faire que suivre le même chemin. Et l'on se remit en route, abandonnant l'eau bleue de la Moselle que le ciel d'hiver ne grisonnait qu'à peine pour se jeter vers l'Ardenne à travers l'ondulement paresseux des bassins lorrains où, sous la croûte de neige, se montrait au creux des profondes ornières une terre grasse et rouge d'où un jour surgirait le fer que les Romains déjà avaient su exploiter aux alentours de Nancy.

Bientôt, ce fut la forêt, âpre, épaisse, l'Ardenne dense et noire, domaine à peu près inviolé des grandes hardes de cerfs, des sangliers énormes, des sorcières et des fées dont se peuplaient passionnément les multiples légendes, avec ses pentes abruptes de rochers schisteux et l'élancement écrasant de ses sapins plusieurs fois centenaires. Si sombre, si redoutable que s'y arrêtait la folie des hommes et qu'au seuil de ses profondeurs mystérieuses le soudard, l'homme de guerre hésitait, se signait comme l'eût fait l'enfant que chacun d'eux gardait bâillonné au fond de son âme noire et cherchait un chemin plus large, une route plus dégagée pour forcer ce dangereux bastion.

Les rares hameaux y étaient pauvres, isolés, glacés par les vents d'hiver qui faisaient grincer la forêt après avoir balayé de leur souffle coupant le haut plateau et avant de se glisser avec un sifflement sinistre dans les fentes rocheuses des étroites vallées. Le silence hivernal y était plus pesant que dans les vastes plaines et si profond qu'il permettait de percevoir la fuite rapide d'un lapin ou d'un écureuil apeurés par le pas cependant assourdi des chevaux...

Le 21 décembre, jour de la Saint-Thomas, on arriva en vue d'Arlon étagée sur sa colline et dominée par la masse imposante du château des ducs de Luxembourg. C'était un très puissant château, avec des courtines épaisses et des tours vertigineuses. De nombreux soldats aux armes luisantes en assuraient la garde et, au plus haut du donjon, la bannière ducale qui claquait contre le ciel gris faisait voisiner le lion rouge couronné de Luxembourg avec l'aigle noir de l'Empire.

Arrêtés un instant au bord de la vallée d'où jaillissait la ville, Catherine et ses compagnons contemplèrent le spectacle qu'elle offrait avec l'impression bizarre d'avoir changé de monde. Cela tenait à de simples détails, à l'accent rude de la patrouille rencontrée au sortir de la forêt et dont ils avaient eu quelque peine à se faire entendre, à la langue différente, à la forme des vêtements, des armes et des coiffes de femmes. L'odeur même de la fumée qui s'échappait des toits leur paraissait autre.

— Croyez-vous que nous parviendrons à nous faire admettre dans ce château ? demanda Bérenger. Il est tellement imposant, j'ai bien peur que ce ne soit guère facile.

— Tels que nous voilà faits, sans aucun doute ! fit Gauthier avec un regard à leurs vêtements fripés, à leurs houseaux maculés de boue.

Mais je gagerais que dame Catherine, une fois toilette faite, n'aura guère de peine à obtenir audience.

Catherine ne répondit pas. Son regard scrutait la volée de toits fumants qui semblaient grimper à l'assaut de la colline vers la flèche d'une église, cherchant à deviner lequel d'entre eux abritait Arnaud, écoutant le rythme de son propre cœur pour deviner s'il allait s'accélérer secrètement... Mais à sa muette question il n'existait pas de réponse possible, tout au moins pour l'instant présent. Avec un léger haussement d'épaules qui ne s'adressait qu'à elle-même et qui pour les deux garçons ne correspondait à rien, elle murmura :

— La nuit commence à tomber. Il nous faut entrer dans la ville avant que les portes ne se ferment et nous mettre en quête d'une bonne auberge. Ce soir la seule chose à faire est nous reposer...

Et, tournant la tête de son cheval vers la gueule noire d'une porte montrant les longues dents de sa herse relevée, elle s'avança hardiment vers le premier poste de garde.

Après les boues du chemin, la ville qui avait fait toilette pour fêter la Nativité leur parut d'une propreté divine. Le froid avait cédé un peu et partout les dernières lessives séchaient au vent car la coutume interdisait de laver entre Noël et l'Épiphanie. Dans les maisons d'où s'échappaient des odeurs de pain chaud et de pâtisserie, on devinait les ménagères au travail et les visages que l'on croisait avaient un reflet de contentement que les voyageurs n'avaient pas rencontré depuis longtemps. Bien protégée par ses murailles et les troupes puissantes de sa duchesse, Arlon ressemblait à une île chaude perdue dans un désert de glace.

Les auberges étaient à l'image de la ville. Celle que Catherine choisit, près de l'église Saint-Donat, abritait une jolie porte peinte de neuf sous les branches dépouillées d'un bosquet de cornouillers. Elle leur offrit un logement propre, bien chauffé par une bonne cheminée, de l'eau chaude pour la toilette et une réconfortante soupe aux choux arrosée d'un joli vin de Moselle. Les lits étaient moelleux, les draps blancs parfumés aux herbes séchées et les trois voyageurs y dormirent leur meilleure nuit depuis la maison Morel-Sauvegrain, une nuit dont ils avaient le plus grand besoin et qui permit à Catherine, reposée, de voir les choses et les gens sous un jour un peu moins sombre.

Le lendemain, tandis qu'elle montait vers le château, un peu avant midi au pas tranquille de son cheval dont Gauthier avait briqué férocement le harnachement, elle se sentait une autre femme. Sa robe de velours violet, de la nuance exacte de ses yeux, s'assortissait d'un manteau à larges manches doublé de petit-gris. La même fourrure, en forme de toque d'où fusait une plume couleur de fumée agrafée d'une plaque d'or et d'améthyste, couronnait ses magnifiques cheveux blonds qu'elle avait lavés tôt le matin et qui brillaient comme des torsades d'or. Derrière elle Gauthier et Bérenger, brossés et astiqués eux aussi, tenaient fort convenablement leur rôle. Aussi il ne vint à l'idée d'aucun des archers de garde à la barbacane du château de refuser l'entrée à cette inconnue en qui, sans même qu'elle eût décliné ses noms et qualités, il était facile de deviner une grande dame.

Les mœurs en Luxembourg étaient d'ailleurs simples et Catherine n'eut aucune peine à obtenir l'audience qu'elle demandait. Une courte attente sur le palier d'un large escalier de pierre, aux murs duquel pendaient des tapisseries, et un lansquenet haut comme une armoire et barbu comme Noé se chargea d'introduire la visiteuse après avoir indiqué du geste à Gauthier et à Bérenger de rester où ils étaient.

Guidée par lui, Catherine fut conduite à une sorte d'antichambre et remise à une grosse femme, sans âge, vêtue comme une religieuse à cette différence près que sa robe était de beau drap rouge vif et que plusieurs chaînes d'or pendaient à son cou.

Cette femme examina Catherine avec une attention si soupçonneuse que celle-ci se demanda un instant si elle n'allait pas la fouiller. Mais il n'en fut rien. Satisfaite, sans doute, la femme qui ne parlait pas un mot de français étira les coins de sa bouche d'une façon qui pouvait passer pour un sourire et fit signe à Catherine de la suivre à travers une immense salle décorée de bannières, jusqu'à un oratoire où par la vertu de vitraux jaunes et roses une belle lumière dorée régnait qui, jointe à celle d'un buisson de cierges, rappelait un peu l'éclat du soleil.

Agenouillée sur des coussins de velours bleu devant une très belle Vierge due au ciseau de Claus Sluter, la duchesse régnante attendait sa visiteuse en priant.

À quarante-six ans Élisabeth de Gorlitz, fille de Jean de Luxembourg, duc de Gorlitz, et petite-fille de l'empereur Charles IV, ne gardait plus guère de traces d'une beauté qui avait eu sa réputation.

Empâtée par les nourritures trop riches, empaquetée de velours de Gênes à grands ramages dorés assorti au gigantesque hennin qui la casquait, elle répétait l'image de la donatrice peinte au coin de l'un des vitraux avec à peine plus de relief.

Ce n'en était pas moins un personnage de première importance, presque un point stratégique que cette grosse femme. Son premier mariage avec Antoine de Brabant, frère du duc de Bourgogne Jean sans Peur, avait fait d'elle la tante de Philippe le Bon mais son second mariage avec le frère d'Ysabeau de Bavière, l'ancien évêque de Liège Jean sans Pitié, en avait fait celle du roi Charles VII. Quant à son duché, coin puissant enfoncé entre France et Bourgogne, elle n'ignorait pas à quel point le duc Philippe s'y intéressait, Philippe qui avait si bien su dépouiller sans le moindre scrupule sa cousine Jacqueline de Bavière, comtesse de Hollande, qu'il avait réduite à la quasi- misère et qui en était morte depuis peu. Mais Elisabeth s'efforçait d'entretenir avec lui de bonnes relations, bien qu'elle ne l'aimât guère, car il était seul assez puissant pour barrer la route aux appétits de l'autre branche des Luxembourg, les comtes de Saint- Pol et leur frère, le redoutable seigneur de Beaurevoir qu'elle détestait de tout son cœur.

Tandis que Catherine plongeait dans sa révérence, la duchesse se signa, se releva et considéra un instant la jeune femme mais avec une absence d'expression telle qu'on pouvait se demander si elle s'apercevait réellement de sa présence.

— On me dit que vous êtes la comtesse de Montsalvy, dit-elle enfin. Nous avons eu récemment quelqu'un de votre nom ici... Êtes-vous parents ?

Le cœur de Catherine manqua un battement.

Je pense qu'il s'agit de mon époux, madame la duchesse. Il est blessé, malade... et je cherche à le rejoindre. C'est là, en fait, la raison profonde de l'audience que j'ai eu l'audace de demander. Votre Altesse impériale consentirait-elle à me dire où je puis le trouver à cette heure

?

Élisabeth eut un geste évasif.

— Comment le saurais-je ? Il était ici il y a plusieurs semaines et il n'est guère resté plus de trois jours. Ensuite il est reparti après une scène fort pénible. Il est vrai qu'il est arrivé tout juste à temps pour assister au mariage...

— Le mariage ?... Quel mariage ? s'écria Catherine oubliant complètement que l'étiquette lui interdisait d'interroger une princesse.

Mais celle-ci ne parut pas même s'en apercevoir. Cette jeune femme très belle qui courait ainsi après son mari devait être pour elle un suffisant sujet de curiosité.

— Mais... celui de ma nièce, la Pucelle de France... Jehanne d'Arc du Lys qui a épousé ici, voici peu, le seigneur Robert des Armoises !

Les élégantes ogives de la voûte s'abattant sur elle n'auraient pas plus sidéré Catherine qui mit un moment à réaliser ce qu'elle venait d'entendre.

— Puis-je prier Votre Altesse impériale de vouloir bien répéter ce qu'elle vient de me faire l'honneur de me dire ? articula-t-elle quand le souffle lui revint.

— Quoi donc ? Que la sainte Pucelle, miraculeusement sauvée du bûcher, s'est unie à un brave chevalier et que...

— La chose est déjà suffisamment ahurissante pour que l'on s'en étonne, coupa audacieusement la dame de Montsalvy, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. J'ai cru entendre que Votre Altesse avait dit : ma nièce ?

La duchesse toisa l'insolente avec un mécontentement visible puis se lança aussitôt dans des explications avec une complaisance inattendue.

Je l'ai dit et suis prête à le redire autant qu'il vous plaira, madame !

Cette pauvre enfant qui osait à peine quitter la retraite où la méchanceté des hommes la tenait recluse m'a confié le secret de sa naissance... le secret qui explique tout : l'accueil du Roi à Chinon, les armées qu'on lui a confiées, son étonnante autorité, sa grandeur...

— Ah... Cela explique tout ?...

— Naturellement ! C'est cela qu'elle a glissé dans l'oreille du Roi lors de leur première entrevue : elle est sa sœur, bâtarde je le veux bien, mais sa sœur réelle.

— Sa sœur ? Tout simplement !... articula Catherine qui, sans trop savoir pourquoi eut, tout à coup envie de rire, peut-être à cause de la conviction béate dont faisait preuve son interlocutrice...

— Tout simplement ! une fille cachée de la reine Ysabeau et d'un très haut seigneur, élevée secrètement aux confins du royaume par de braves gens à la demande de leur seigneur ! Vous comprenez, à cette époque, la Reine n'avait plus aucun rapport avec ce pauvre fou de Charles VI. Elle se sentait l'âme lourde et seule d'autant plus que le duc d'Orléans, qu'elle adorait, avait été assassiné. Elle a cherché une consolation, l'a trouvée sans peine... mais il n'était plus possible d'en avouer les fruits. Alors...

Entendre cela était proprement effarant !

Catherine n'en pouvait plus : elle explosa, interrompant brutalement le verbiage mondain de la duchesse. Cette fois, elle n'avait plus du tout envie de rire.

— Jehanne, fille d'Ysabeau? De cette putain d'Ysabeau ? L'ange fille de la boue ? Voilà ce qu'a trouvé votre soi-disant Pucelle, cette misérable créature qui ose se faire passer pour la plus noble, la plus sainte, la plus pure créature que Dieu ait jamais créée en dehors de la Vierge Marie ? Et il se trouve des gens pour croire à ces mensonges éhontés, à ces tromperies infâmes ? Des gens tels que vous ?

— Madame ! Je vous interdis...

— Vous ne pouvez rien m'interdire : je ne suis pas de vos sujettes, Altesse ! Comment une grande princesse, petite-fille et nièce d'empereur, a-t-elle pu ajouter foi à de telles infamies ?

— Je n'ai ajouté foi qu'à la vérité ! Jehanne est arrivée ici escortée d'hommes qui tous l'avaient connue jadis, qui juraient et attestaient son identité. Pourquoi ne les aurais-je pas crus ? Je vous trouve bien impudente... et bien imprudente d'oser, vous une inconnue, venir ici pour me jeter un démenti aussi insolent et semer la discorde...

— Je ne sème pas la discorde, madame la duchesse. Cette femme a, je le vois bien, su à merveille vous circonvenir et surprendre votre cœur. Mais moi, j'en jure Dieu, elle ne me circonviendrait pas, elle ne me surprendrait pas ! Dites-moi seulement où elle se trouve et je saurai bien lui arracher la vérité...

L'indignation faisait la duchesse aussi rouge que sa robe. Tellement que Catherine se demanda si elle n'était pas en train de jouer sa tête mais, sur ce chapitre, elle n'avait plus rien à perdre. Cependant, d'une voix haussée de plusieurs tons, Elisabeth s'écriait :

— Vous n'aurez pas loin à aller. Jehanne est ici même... Vous allez la voir et, à mon tour, je jure que vous ne sortirez pas d'ici sans avoir proclamé que vous en avez menti, que vous avez cherché indignement à salir ma protégée, sans avouer que vous n'avez agi que par une basse jalousie de femme abandonnée... Votre époux...

— S'il plaît à Votre Altesse impériale, nous laisserons le comte de Montsalvy en dehors de ceci, fit Catherine froidement, et nous nous en tiendrons à cette femme. Si elle est ici, je supplie Votre Altesse de la faire chercher et d'ordonner qu'on l'amène ici même, dans ce lieu fait pour la prière, afin qu'elle y répète pour moi ses prétentions.

— Soit !

Elisabeth de Gorlitz frappa dans ses mains. La grosse femme qui avait introduit Catherine reparut.

— La dame des Armoises doit être à l'armurerie, lui dit-elle en français. Va la chercher, Bathilde !

— Encore un mot, ajouta vivement Catherine. Puis-je espérer que mon nom ne sera pas prononcé ? Il pourrait la mettre en garde.

— Il ne le sera pas. Une fille de Dieu n'a pas besoin de ces mises en garde ! dit la duchesse avec un superbe mélange de hauteur et de dédain.

L'oratoire, un instant, retomba dans le silence. La duchesse, oubliant délibérément sa visiteuse importune, était retournée s'agenouiller sur ses carreaux et priait de nouveau comme si elle était seule. Retirée dans l'ombre d'un pilier, Catherine la regardait, déçue.

Elle avait espéré tellement mieux de la part de cette femme investie de puissance ! Plus de générosité, de grandeur et surtout de largeur de vues. Avec quelle facilité, quelle incroyable crédulité n'avait-elle pas accepté l'invraisemblable invention d'une aventurière, elle qui s'agenouillait si aisément devant un Dieu auquel cependant elle refusait le pouvoir d'accorder une étincelle de sa divinité à une humble fille des champs ! Parce que Jehanne avait commandé à des princes il fallait qu'elle fût princesse ! Parce que la légende était trop belle il fallait la ramener aux dimensions sordides d'une Ysabeau de Bavière !

Quel manque de foi et quelle dérision !...

Un pas autoritaire résonnant à l'extérieur de l'oratoire la tira de ses pensées amères. La porte s'ouvrit, une silhouette juvénile s'y encadra qui pouvait être celle d'un jeune garçon fastueusement vêtu de satin blanc et de velours bleu. Mais quand la silhouette s'avança dans la lumière, Catherine recula comme si une main invisible l'avait frappée et, par trois fois, en hâte, se signa, refusant de croire le témoignage de ses yeux car le visage de la nouvelle venue était celui-là même de Jehanne.

Un instant, Catherine chercha son souffle. Une telle ressemblance était hallucinante. Elle ne pouvait venir que de Dieu... ou du Diable ! Rien d'étonnant, en ce cas, à ce qu'un esprit prévenu comme l'avait été celui d'Arnaud s'y fût laissé prendre. Rien d'étonnant, non plus, à ce que des frères eux-mêmes...

Cependant Élisabeth de Gorlitz se relevait et se tournait vers l'arrivante qui venait de mettre genou en terre devant elle et se penchait pour l'embrasser.

— Mon enfant, dit-elle avec une soudaine douceur, il y a ici quelqu'un qui désire vous voir.

— Vraiment, madame. Et qui donc ?

Sans faire plus de bruit que le froissement de sa robe sur les dalles, Catherine s'avança, toute sa méfiance revenue, tout charme rompu car la voix de cette femme différait de celle de la Pucelle. Cela pouvait être peu perceptible pour une oreille non exercée mais celle de Catherine, extrêmement sensible au charme ou aux sonorités déplaisantes d'une voix, était des plus fines et des plus sensibles. Il y avait là une note métallique qu'elle n'avait jamais entendue dans le timbre si clair et si doux de Jehanne.

En s'approchant, elle nota une autre différence : la teinte des yeux.

Ceux de Jehanne, la vraie, étaient de pur azur tandis que le bleu de ceux-là tirait davantage sur le vert. Dès lors, elle se sentit incroyablement forte et assurée et elle permit à la dame des Armoises de la dévisager un instant...

— Eh bien, madame ? fit la duchesse, d'une voix triomphante. Que dites-vous à présent ?...

Catherine se contenta de sourire puis s'adressant directement à la nouvelle venue :

— Me reconnaissez-vous ? dit-elle simplement.

La femme se mit à rire.

— Est-ce donc moi qui devrais vous reconnaître ? J'aurais cru le contraire. Et pourquoi le devrais-je, s'il vous plaît ?

— Parce que, si vous êtes vraiment Jehanne la Pucelle, vous me connaissez bien...

Moi ? je vous... » L'exclamation involontaire cessa brusquement mais le sourire, un instant effacé, reparut aussitôt. « Mon Dieu, suis-je sotte

! Mais bien sûr nous nous connaissons ! D'ailleurs, vous êtes trop belle pour qu'il soit possible de vous oublier, madame. .Nous nous sommes vues, n'est-ce pas, à la cour du roi Charles ?

— Bravo ! applaudit la duchesse. Bien sûr vous avez connu Mme de Montsalvy à la cour et...

Elle s'arrêta court en s'apercevant qu'elle manquait à la parole donnée mais il était trop tard et le sourire se faisait triomphant sur le visage si semblable à celui de Jehanne. La femme déjà s'avançait vers elle, prête à l'embrasser.

— Oh, il n'y a pas que la cour car nous nous sommes vues aussi dans d'affreuses circonstances, n'est-ce pas ? A Rouen où vous avez tout fait pour me sauver... Sans imaginer un seul instant que d'autres allaient s'en charger.

Catherine maudit intérieurement la langue intempérante de son époux. C'était lui, à n'en pas douter, qui avait si bien renseigné la fausse Jehanne... Elle allait être encore plus difficile à démasquer.

Restait à savoir jusqu'où Arnaud avait poussé la confidence et l'évocation des vieux souvenirs...

— En effet, dit-elle tranquillement, mon époux et moi avons tenté de sauver Jehanne, mais elle ne nous a pas vus... sauf à l'instant où elle est montée sur le bûcher car nous avons dû assister à son martyre... jusqu'au bout ! Je l'ai vue, madame la duchesse, de mes yeux vue quand on l'a liée au poteau, vue quand le bourreau a écarté les flammes pour que tous puissent s'assurer que c'était bien elle. Sa robe était brûlée, tout son corps saignait. Et c'était bien Jehanne.

J'entends encore son dernier cri, sa dernière supplication à Jésus !...

Troublée par la passion qui vibrait dans la voix de Catherine, la duchesse recula vers l'autel comme pour lui demander son aide mais la fausse Jehanne demeurait imperturbable.

— Le capitaine de Montsalvy, lui aussi, était sur la place du Marché, dit-elle tranquillement. Pourtant, il m'a parfaitement reconnue, lui !...

— Il avait tellement envie de vous reconnaître ! Tellement envie de « la » voir revenir ! Pour le bien du royaume et la beauté de l'aventure vécue sous sa bannière, pour la joie de se savoir au service de Dieu au sein d'une vie violente, de ce tumulte guerrier qu'il n'aime que trop !

— Il retrouvera tout cela ! De nouveau nous combattrons ensemble !

L'amer sourire de Catherine se chargea de dédain.

— À qui pensez-vous faire croire cela ? Quelle sorte de gloire et d'exaltation le seigneur de Montsalvy pourrait-il trouver sous une oriflamme menteuse ? Et il le sait déjà, n'est-ce pas ? Cela est si vrai que vous êtes ici, à parader sous vos habits d'homme, mais seule, au lieu de battre la campagne et de rameuter vos troupes !

— On ne se bat pas durant la mauvaise saison !

— Mais on peut recruter pour la bonne. Jehanne, la vraie, s'y emploierait... D'ailleurs, me direz-vous ce qu'est devenu messire Arnaud ? Pourquoi donc n'est-il pas ici, avec vous ?

— Mais... justement parce qu'il s'occupe, à ma place, de rassembler les troupes et que...

Cette fois ce fut la duchesse qui l'interrompit d'un cri stupéfait où l'incrédulité se mêlait au scandale.

— Jehanne ! Mais ce que vous dites n'est pas la vérité et vous le savez. Je croyais que jamais vous n'aviez menti, que vous ne saviez même pas ce que pouvait être un mensonge.

— La Pucelle ne savait pas ! coupa Catherine. Mais cette femme n'est que mensonge. Je crois avoir, madame, le moyen de le prouver.

Où donc, ajouta-t-elle en se tournant de nouveau vers son adversaire, où donc m'avez-vous vue pour la première fois ?

Elle jouait un jeu dangereux et le savait. Si Arnaud avait remonté, avec cette femme, toute la longueur de leurs souvenirs communs avec Jehanne, elle serait dans un instant confondue, privée d'arguments...

ou presque, car il en était encore un qu'elle gardait en réserve. Mais quelque chose lui disait que Montsalvy n'avait pas été jusqu'à rappeler que lors de son entrée dans Orléans, Jehanne d'Arc avait sauvé Catherine de la potence... de la potence à laquelle il l'avait envoyée délibérément et dans l'espoir d'en finir une bonne fois avec un amour obsédant. Ce sont de ces choses que l'on ne confie pas volontiers !...

Jehanne la fausse eut un geste d'impatience.

— Quelle sottise ! Ne l'ai-je pas déjà dit ? Nous nous sommes vues à Reims, au moment du sacre.

— Je n'y étais pas.

— Il est difficile, vous savez, quand on a vécu ce que j'ai vécu de se souvenir de tous les visages rencontrés, fit l'autre de mauvaise humeur. Je pense alors que c'était à Orléans... oui, c'est cela, à Orléans.

— Et dans quelles circonstances, je vous prie ?

Son cœur battait la chamade mais se calma bientôt

en constatant que l'aventurière cherchait avec une ardeur qui creusait son front d'un pli profond. Elle ferma les yeux, s'efforçant de prendre un air inspiré.

— Attendez ! Je me souviens ! C'était à Orléans... oui, à Orléans !

Je revois tout à présent. La foule, les cris...

Le cœur de Catherine, cette fois, manqua un battement. Ce n'était pas possible ! On n'allait pas lui décrire la scène que sa mémoire lui représentait si intensément à cette minute précise ?... Mais un soupir profond dégonfla soudain sa poitrine car la dame des Armoises ajoutait :

— Nous venions de reprendre la bastide des Tourelles. Vous vous êtes approchée de moi, vous...

— Non !

Le mot claqua brutalement, jeté avec une sorte de joie triomphante, et déjà Catherine ajoutait :

— N'essayez pas de fabuler : ce que Jehanne a fait pour moi, personne ne pourrait l'inventer, surtout pas vous !

Un élan soudain la jeta aux pieds d'Elisabeth de Gorlitz.

— Je fais juge Votre Altesse ! Au moment de son entrée dans Orléans, Jehanne d'Arc a arraché à la potence une femme que l'on menait au supplice. Cette femme, c'était moi !

La duchesse eut un haut-le-corps.

— Vous ?

— Moi-même ! Je m'appelais alors Catherine de Brazey mais j'étais venue dans Orléans pour y rejoindre l'homme que j'aimais, Arnaud de Montsalvy, celui qui est devenu mon époux. J'avais été arrêtée et condamnée parce que l'on me croyait une espionne à la solde du duc Philippe de Bourgogne...

— ... dont vous étiez alors la maîtresse ! compléta Élisabeth. A présent, je sais vraiment qui vous êtes. Relevez-vous, madame. Je crois... que je commence à ajouter foi à vos paroles...

— Il faut me croire, madame la duchesse, il le faut ! Devant Dieu qui nous voit et sur le salut de mon âme, je jure que cette femme n'est pas Jehanne d'Arc.

Des larmes soudaines, inattendues, emplirent les yeux d'Élisabeth.

Elle revint vers l'autel mais sa démarche avait changé. Elle était lente, pénible comme si la traîne de sa robe, devenue d'un poids insupportable, lui causait une gêne extrême. Catherine l'entendit murmurer :

— Quel dommage ! Allons, les miracles ne sont plus de saison.

J'avais tant espéré ! La malédiction demeurera sur notre maison d'où est issu l'homme qui vendit la Pucelle aux Anglais !

— C'est faux ! cria la dame des Armoises en un effort désespéré pour regagner le terrain perdu. Cette femme ment ! Je suis Jehanne et la maison de Luxembourg régnera sur l'Europe.

Mais le charme était rompu ! En un instant l'aventurière avait perdu toute puissance sur la crédule princesse et déjà, comme une enfant capricieuse, celle-ci rejetait l'objet si vénéré la seconde précédente parce qu'il avait cessé d'être parfait...

— Vous savez bien que non... et que vous m'avez trompée ! Je devrais vous faire jeter dans une fosse si profonde que les artifices de votre langue menteuse n'en pourraient plus jamais sortir mais j'aime Robert des Armoises qui est bon et preux chevalier. Et puisque aujourd'hui il se trouve à Warnebourg, nous le laisserons ignorer ce qui vient de se passer mais vous allez quitter Arlon sur l'heure, vous rendre dans vos terres de Lorraine et tâcher au moins de vous y faire oublier et de rendre heureux l'homme d'honneur que vous avez dupé !

Contrairement à ce qu'attendait Catherine, la dame des Armoises ne parut ni honteuse ni accablée par l'arrêt d'exil qui la frappait. Tout au contraire, haussant les épaules avec insolence, elle parut se redresser offrant à la lumière dorée descendue du vitrail son profil trop semblable à celui de Jehanne.

— Dupé ? Croyez-vous ? Il a cru épouser une fille de France... et il a épousé une fille de France... même si je ne suis pas Jehanne ! C'est beaucoup d'honneur pour un petit seigneur lorrain...

Elle aurait pu parler longtemps ainsi, mais la duchesse de Luxembourg ne voulait plus rien entendre. Secouant la tête comme pour chasser les brumes d'un cauchemar, elle appliqua ses deux mains sur ses oreilles et, sans rien ajouter, laissa Catherine seule avec celle qu'elle venait de démasquer. La porte armée de bronze retentit derrière elle, étouffant l'écho décroissant de ses pas.

Un moment, les deux femmes se dévisagèrent, Catherine avec une sorte d'horreur incrédule. Une pareille ressemblance tenait du miracle... Heureusement, elle s'arrêtait à l'expression des yeux car jamais Jehanne n'avait eu cet air hautain, sarcastique et rusé qui ôtait tout charme à son sosie... Aussi, après un silence, ses lèvres laissèrent-elles tout naturellement échapper les mots qui s'y pressaient.

— Qui êtes-vous ?... Qui êtes-vous vraiment ?

— Je viens de vous le dire : une fille de France ! Ma mère est reine...

— Si vous êtes fille d'Ysabeau la putain, vous n'êtes pas une fille de France... Et cela n'explique pas votre ressemblance avec la Pucelle.

Car, malheureusement, je ne peux nier cette ressemblance... elle est très grande !

— Je ne vous le fais pas dire. Je sais, depuis longtemps que nous nous ressemblons comme pourraient se ressembler... des jumelles.

Peut-être suis-je sa sœur ?...

— Allons donc ! Jehanne n'avait qu'une sœur, plus jeune, qui se nommait Catherine...

Mais la dame des Armoises ne l'écoutait pas. La tête levée vers la lumière de la fenêtre elle semblait tout à coup partie très loin, ayant tout oublié de ce qui venait de se passer.

— Moi, je m'appelle Claude... à présent ! J'aurais dû vivre dans un palais plus beau que celui-ci, avoir des suivantes, des pages, des joyaux... pourtant je n'ai eu qu'une misérable maison perdue au fond des bois et des champs en Lorraine, j'ai vécu chez « mes parents »...

des paysans si grossiers que je ne pouvais les supporter... Quand j'ai été assez forte, je me suis enfuie après les avoir assommés avec un gourdin. Un soldat m'a recueillie. Il a été mon premier amant et il m'a appris la guerre. Moi aussi... comme Jehanne, j'ai combattu ! J'aime la guerre ! on y côtoie la mort de si près que la vie en devient plus succulente, plus riche ! On peut s'en saouler comme d'un vin frais après la fournaise d'une bataille...

— Mais votre père ! souffla Catherine. Qui était votre père ? Le savez-vous ?...

Qu'importe ?... Peut-être était-il prince, peut- être même roi... roi de quatre royaumes, peut-être n'était-il qu'un valet. Peut-être que je le sais, peut-être que je l'ignore...

Le cerveau de Catherine travaillait intensément. Cette aventurière tout à coup lui posait une énigme indéchiffrable et qu'elle n'essayerai pas de déchiffrer parce qu'elle la dépassait et parce qu'elle ne se reconnaissait pas le droit d'en chercher le mot. Bien sûr, officiellement Ysabeau de Bavière, la triste épouse du malheureux Charles VI, avait donné le jour à son dernier enfant le 10 septembre 1407 et il était certes difficile à une reine de cacher une grossesse.

Mais pour Ysabeau ce n'était pas impossible. D'abord parce que devenue très grasse elle offrait une silhouette continuellement déformée et massive, ensuite parce qu'elle n'avait pratiquement plus de vie publique depuis longtemps, passant ses jours et ses nuits dans ses châteaux ou à son hôtel Barbette, couchée, seule ou non, à se gaver de sucreries et de mangeaille. A la mort du duc d'Orléans, son dernier amant en titre, elle n'avait que trente-six ans et elle n'était pas de celles qui savent se priver d'hommes... Quant à sa beauté, demeurée réelle en dépit de la graisse, une beauté de grosse lionne rousse, elle pouvait encore tenter plus d'un amant. Et cette femme venait de parler d'un roi régnant sur quatre royaumes ! Se pouvait-il que Louis d'Anjou, l'époux de Yolande, le père de René se fût laissé aller au lit de la royale ribaude que son épouse méprisait ouvertement

? Les hommes ont de ces curiosités parfois...

Mais, à ces curiosités-là, Catherine se refusait. D'un effort de volonté, elle chassa de son esprit ces pensées étranges sans pouvoir s'empêcher de regardé Claude des Armoises avec des yeux nouveaux où la pitié trouvait sa place. Qui saurait jamais le secret de cette créature étrange dont le visage était pétri à l'image d'un ange et l'âme pleine de dangereuses obscurités ?

— Alors, dit-elle enfin, pourquoi ne pas vous contenter de la vie digne, auprès d'un époux aimant, qui s'ouvre devant vous ? Qu'avez-vous besoin de chercher encore l'aventure puisque vous avez trouvé un havre sûr ?

Claude haussa les épaules et sourit de son curieux sourire ambigu.

— Peut-être que j'aime l'aventure... mais peut-être suivrai-je votre conseil.

— Comme il vous plaira. Pourtant, avant que nous ne nous quittions... pour ne jamais nous revoir, acceptez au moins de me dire ce qu'est devenu mon époux !

— Pourquoi le ferais-je ?

— Peut-être parce qu'à présent vous êtes mariée. Il a des enfants, un fief, des vassaux que la guerre met souvent en péril et qui ont besoin de lui. Il faut qu'il rentre à Montsalvy.

Il y eut un silence, à peine troublé par le cliquetis léger de la chaîne d'or avec laquelle la guerrière s'était mise à jouer. Lentement, suivie par Catherine, les yeux agrandis d'angoisse, elle alla vers la porte de la chapelle. Elle semblait n'avoir rien entendu des paroles suppliantes qu'on venait de lui adresser. Craignant qu'elle ne sortît sans lui avoir répondu, la dame de Montsalvy s'apprêtait à les répéter mais, au seuil, Claude des Armoises s'arrêta, se retourna.

— Il rentre ! dit-elle enfin.

— Vous en êtes sûre ?

Le visage trop semblable à celui de la Pucelle eut un sourire mélancolique.

— Le loup blessé a besoin de sa tanière pour y lécher ses plaies !

Arnaud de Montsalvy croyait en

peut-être même qu'un moment il m'a aimée, ./lais lorsqu'il est arrivé dans cette ville, les cloches de Saint-Donat emplissaient le ciel de leurs notes joyeuses annonçant le bonheur de Jehanne d'Arc ; parce qu'elle allait entrer dans le lit d'un homme, Arnaud de Montsalvy a cessé de croire en elle... Oui, ce jour-là, sous ma robe brodée de perles et ma couronne de pierreries, il a refusé de me reconnaître. Il a compris que je n'étais pas... l'Autre ! Et il est reparti en me maudissant... Rentrez chez vous ! C'est là que vous le retrouverez !

Puis, d'un geste si décidé qu'il en devenait brutal, elle ouvrit la porte et sortit de la chapelle. C'était fini... La victoire de Catherine était complète, aussi avait-elle des ailes en refaisant le chemin déjà suivi derrière la femme à la robe rouge réapparue comme par enchantement.

Sa mine joyeuse frappa les deux garçons qui se morfondaient, assis sur une marche de l'escalier sous l'œil dubitatif du lansquenet. Avec une allégresse enfantine, elle les embrassa l'un après l'autre, tandis que l'œil du lansquenet se scandalisait.

— Est-ce que cela veut dire que nous avons gagné ? demanda Gauthier que le baiser de Catherine avait fait virer au rouge brique.

— Entièrement, totalement ! Et nous rentrons chez nous ! Messire Arnaud nous y attend !

Cette nouvelle déchaîna l'enthousiasme de Bérenger qui dissimulait depuis trop longtemps un vif désir de revoir ses montagnes d'Auvergne, sa famille... et sa jolie cousine Hauvette. Mais Gauthier, qui n'avait pas les mêmes raisons que lui, retint une petite grimace.

L'idée de retrouver le seigneur de Montsalvy, pour lequel il n'éprouvait qu'une sympathie fort mitigée, ne lui souriait guère.

Néanmoins il était déjà trop attaché à Catherine pour envisager seulement de s'en séparer et de retourner à ses chères études parisiennes. Il se contenta de sourire et garda pour lui ses réflexions qui n'avaient rien de joyeux. Messire Arnaud les attendait peut-être.

Restait à savoir dans quelles dispositions ? Ses dernières relations avec sa femme ne laissaient pas augurer grand-chose de bon de l'accueil qu'il pouvait leur réserver...

On redescendit gaiement vers l'auberge à travers le tumulte et les criailleries d'un marché en plein vent où se pressaient paysans en sabots et bourgeoises emmitouflées. En dépit de la dureté des temps les cochons étaient gras et les volailles exposées suffisamment dodues pour arracher à Bérenger un regard plein d'envie.

— Allons-nous reprendre la route aujourd'hui même ? demanda-t-il avec un discret soupir. Il semblerait que l'on s'apprête à fêter dignement la Noël dans ce pays-ci.

Catherine se mit à rire.

— Nous allons rester trois ou quatre jours pour remercier Dieu de nous avoir permis de mener à bonne fin nos missions et pour nous reposer un peu avant de nous lancer à nouveau sur les grands chemins.

Celui de Montsalvy est long, et rude...

Le projet fut reçu avec enthousiasme. Cet arrêt dans leur agréable auberge redonnerait certainement aux trois compagnons les forces et le courage dont ils allaient avoir besoin pour rentrer au pays.

La veille de Noël Catherine monta jusqu'à la cathédrale pour s'y faire pardonner les péchés qu'elle n'avait pas commis et en retirer un regain de vaillance. Déverser dans l'oreille anonyme d'un prêtre, dont elle ne percevait qu'un profil vague et le souffle asthmatique, le flot d'horreur et d'amertume dont la nuit du Moulin-Brûlé avait empli son âme lui fit le bien que produisent les vomissements sur un estomac trop chargé. Et ce fut d'un cœur allégé qu'elle alla entendre, flanquée des deux garçons, la belle messe de minuit à laquelle toute la ville se rendit derrière le cortège aux flambeaux de la duchesse et de sa cour, une cour dont, à l'évidence, la dame des Armoises ne faisait plus partie...

Vêtue simplement et perdue dans la foule, l'épouse d'Arnaud regarda sans envie se dérouler devant elle les fastes de l'entourage ducal, la beauté des costumes de fête et l'éclat des joyaux. Plus rien de tout cela ne l'attirait. Ce qu'elle souhaitait de toute l'ardeur de son cœur demeuré simple et clair en dépit de tout ce que la vie lui avait fait endurer, c'était retrouver le calme de sa maison, les rires de ses petits et les lointains bleus de la Châtaigneraie, ses eaux vives et ses pentes abruptes fourrées de sapins noirs..., là seulement les souvenirs trop pesants s'allégeraient et, peut-être, s'envoleraient loin d'elle, emportés par le vent des montagnes !

Mais Dieu, apparemment, avait décidé qu'elle n'en avait pas encore fini avec les ennuis, car, lorsque au matin elle voulut quitter son lit à l'appel de l'angélus pour commencer sa journée, Catherine fut prise d'un malaise brutal. Chavirée par un étourdissement, elle dut s'étendre à nouveau, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine tandis que les murs de sa chambre se mettaient à danser et qu'une affreuse nausée lui soulevait l'estomac...

Quand le malaise se retira, elle resta un long moment immobile, foudroyée sur son lit. D'abord incrédule. Puis, brusquement, elle éclata en sanglots.

Il ne pouvait être question de rejoindre son époux, maintenant ni jamais. L'ignoble scène orchestrée par le Damoiseau avait laissé des traces. Elle était enceinte...

Doucement, avec une sorte de tendresse, Catherine tira la dague de son fourreau de velours. L'épervier de la poignée trouva sa place tout naturellement au creux de sa main. C'était une vieille amie... la fidèle compagne des jours noirs et des heures dangereuses. Souvent en caressant à sa ceinture sa forme familière, Catherine avait senti sa peur s'envoler, son courage renaître parce qu'elle représentait le dernier recours, la dernière porte du salut. Mais à l'heure du pire déshonneur l'arme fraternelle n'était pas à son côté parce que, cette nuit-là, l'épouse d'Arnaud l'avait oubliée... Aujourd'hui c'était à elle qu'il fallait demander le service suprême qu'elle n'avait pu lui rendre...

Un rayon du pâle soleil d'hiver éclos, comme une fleur des neiges, au matin de ce jour de Noël, fit luire l'acier bleu de la lame dont, d'un doigt précautionneux, Catherine essaya la pointe bien affilée.

Elle n'avait pas peur. La mort, elle l'avait rencontrée si souvent qu'elle lui était devenue familière. En mettant fin à ses jours elle allait mettre en péril du même coup le salut de son âme, mais elle ne s'y arrêtait même pas. Infinie justice, Dieu n'était-il pas aussi infinie miséricorde

? En outre, périssant de sa propre main, c'était Arnaud qu'elle protégeait d'un crime car, elle en était persuadée, le seigneur de Montsalvy n'épargnerait pas une épouse à ce point souillée. Il eût peut-être - et elle l'avait secrètement espéré - pardonné le viol, il n'admettrait pas sa preuve vivante et permanente.

Pourtant, en quittant Dijon, elle avait désespérément souhaité mourir de sa main en échange du simple bonheur de le revoir une dernière fois. C'était, au fond, une réaction d'égoïsme, mais à ce moment-là elle ignorait quelle trace horrible le viol multiple avait laissée en elle. Le meurtre alors serait double et dans ce cas mieux valait le garder pour elle.

Bien sûr, c'eût été bon de mourir à Montsalvy, où d'ailleurs sa vieille Sara possédait certainement le moyen de la délivrer. Mais comment y retourner avec ce poids de honte au creux de son corps ?

Comment poser sur les visages innocents de son Michel et de sa petite Isabelle des lèvres souillées par tant de lèvres ? Comment leur imposer son contact ? Comment, enfin, regarder en face, non seulement son époux, mais aussi tous ces braves gens de Montsalvy qui l'appelaient si tendrement « notre dame » et la vénéraient presque à l'égal d'un ange ?

Le mieux était de partir maintenant, tout de suite, au début de ce beau jour de Noël, le plus doux et le plus joyeux de l'année. Son âme s'en irait vers Dieu - vers Dieu qui savait ses souffrances et ne la repousserait pas ! - avec le chant des cloches qui montait dans l'air froid du dehors.

Calmement, elle s'agenouilla sur le carreau de la chambre pour une dernière prière où elle mit tout son cœur en recommandant au Seigneur tous ceux qu'elle aimait bien plus qu'elle-même. Puis, se relevant, elle hésita un instant à s'habiller. Mais l'épaisseur des vêtements rendrait le chemin de la dague plus difficile. Elle se contenta de brosser soigneusement ses magnifiques cheveux d'or pour qu'ils lui fissent un manteau de lumière, écrivit une lettre pour Gauthier afin que, sachant la vérité, il comprît et renonçât à son projet insensé de la suivre dans la mort puis, simplement vêtue de sa longue chemise de lin blanc qui l'enveloppait du cou aux talons comme une robe monacale, elle retourna s'étendre sur son lit, saisit la dague d'une main qui ne tremblait pas, en baisa la poignée et levant le bras, ferma les yeux...

Des coups précipités frappés à sa porte suspendirent le geste homicide, retenant instinctivement la main prête à retomber vers le cœur. En même temps retentissait la voix joyeuse du jeune Chazay.

— Dame Catherine ! Dame Catherine ! Éveillez- vous ! Éveillez-vous vite ! Il y a là quelqu'un qui demande à vous voir... Ouvrez-moi, s'il vous plaît !

Elle ne répondit pas tout de suite mais son bras, lentement, redescendit le long de son corps. La vie, par cette voix jeune et gaie, la rappelait avec d'autant plus de puissance qu'elle semblait se faire l'écho d'une bonne nouvelle. Et Catherine, encore qu'elle ne vît pas bien quelle sorte d'événement heureux pourrait lui advenir dans sa situation présente, Catherine en oublia momentanément qu'elle voulait mourir.

Peut-être parce qu'elle n'en avait pas véritablement envie, parce que la mort n'était pour elle qu'un pis- aller et parce que l'ardent amour de la vie qu'elle avait toujours porté en elle comme un secret lui faisait espérer jusqu'à la dernière seconde un secours divin, miraculeux... un secours qu'elle avait appelé inconsciemment.

Elle voulut parler, demander qui était là mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. La voix de Gauthier reprit, impatiente :

— Dame Catherine ! Dame Catherine ! N'entendez-vous pas ?

Dormez-vous si fort ? Je vous amène un ami...

Un ami ? D'où pouvait lui venir un ami ? Pourtant si fort était pour elle l'attrait de ce mot que Catherine jaillit de son lit, laissant tomber la dague qui résonna sur le sol, courut pieds nus jusqu'à la porte qu'elle ouvrit en grand, saluée par l'exclamation de son écuyer.

— Enfin, vous voilà ! Regardez, dame Catherine ! J'espère que je n'ai pas menti ? C'est bien un ami n'est-ce pas que je vous amène ?

L'homme qui se tenait debout dans l'obscurité du couloir et dont elle ne pouvait distinguer que la silhouette noire surmontée d'un chaperon compliqué s'avança dans la lumière libérée par la porte. Le cœur de Catherine manqua un battement mais pour repartir avec plus d'allégresse un instant plus tard car le nouveau venu, c'était Jean Van Eyck...

D'un même élan tous deux tombèrent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent avec un enthousiasme fraternel qui ne laissa guère de doute au jeune Chazay sur la chaleur de leurs sentiments réciproques.

Ils n'avaient trouvé à se dire, pour ce premier instant, que le même mot :

— Vous !... C'est vous !...

Peintre célèbre, valet de chambre du duc Philippe de Bourgogne mais plus souvent encore son ambassadeur officieux dans les cas délicats, Van Eyck était, en effet, l'un des plus anciens amis de Catherine. Elle l'avait connu lorsqu'elle était la reine de Bruges et la maîtresse bien-aimée de Philippe...

En ce temps-là, Jean avait fait d'elle d'innombrables portraits mais le tout dernier il l'avait fait récemment et de mémoire. C'était l'exquise Annonciation qui ornait si joliment l'oratoire de la châtelaine à Montsalvy.

Leur dernière rencontre, à peine moins fortuite que celle-ci, remontait à près de deux ans. Ils s'étaient retrouvés par une nuit de tempête à l'hospice du col de Roncevaux 1 où Catherine et ses compagnons de pèlerinage s'étaient arrêtés, sur la route de Compostelle.

1 Voir Catherine et le temps d'aimer.

Mais elle avait été à peine due au hasard car Van Eyck, appelé par Ermengarde de Châteauvillain, n'était venu que pour Catherine, pour la ramener auprès du duc Philippe qui ne parvenait pas à l'oublier. Et Catherine, afin de garder la liberté de suivre, une fois de plus, la trace de son capricieux époux, s'était enfuie au petit matin, faussant compagnie à ce vieil ami qui lui devenait un danger.

De cette brusque séparation, l'artiste ne semblait garder aucune rancune car il tenait la jeune femme serrée contre lui avec l'affection d'un père retrouvant l'enfant prodigue.

— Lorsque j'ai entendu ce garçon réclamer, en bas, du lait chaud pour la comtesse de Montsalvy, je n'en ai pas cru mes oreilles, s'écria-t-il riant et pleurant tout à la fois dans un désordre sentimental tout à fait inattendu chez cet homme paisible et froid. L'Enfant-Jésus aurait-il donc fait un miracle puisque vous voici ! Que faites-vous donc en Luxembourg, belle dame... si belle ! Toujours plus belle, je crois bien

! Laissez que je vous regarde.

Il l'écartait de lui, la tenant à bout de bras, les mains emprisonnant les épaules délicates, noyées dans le flot doré de la chevelure, enveloppant le visage de son amie de ce regard auquel rien n'échappe que possédaient ses yeux bleu clair un peu globuleux. La trace des larmes récentes ne lui échappa pas. Fronçant les sourcils, il répéta sa question, resserrant un peu l'étreinte de ses mains sur les fragiles clavicules.

— Que faites-vous en Luxembourg, chez l'alliée de Bourgogne, madame de Montsalvy ?...

— Je souhaitais rencontrer la duchesse Elisabeth pour apprendre d'elle quelque chose... et pour lui enseigner d'autres choses ! répondit la jeune femme en s'efforçant à un ton léger, presque mondain, qui lui parut sonner assez faux.

Van Eyck d'ailleurs ne se dérida pas.

— Vous ne seriez pas, encore une fois, à la recherche de votre infernal époux, par hasard ?

— Qu'est-ce qui peut vous faire croire cela ?

— Vos yeux rouges ! Vous avez pleuré... et pleuré récemment.

Lorsque je vous ai connue vous ne pleuriez jamais ! Il est vrai que le seigneur Arnaud ne vous avait pas encore fait l'immense honneur de vous prendre pour épouse !

— Je sais que vous ne l'aimez pas, soupira Catherine, mais ne le chargez pas de tous les péchés de l'univers. Il n'est pas seul à posséder le pouvoir de me faire pleurer. D'ailleurs je sais parfaitement où il est : chez nous, à Montsalvy, et je m'apprêtais à partir, dès aujourd'hui, pour le rejoindre...

Elle parlait vite, avec ce qu'elle espérait être une profonde conviction, une vraie chaleur. Mais, pendant ce temps, Gauthier, qui était entré dans la chambre sur les talons du peintre, avait remarqué la dague demeurée sur les carreaux de grès, il avait vu la lettre disposée bien en évidence contre le chandelier de fer et, comme elle lui était adressée, il l'avait prise, lue... et ce qu'il lut le bouleversa à tel point qu'oubliant toute retenue il poussa le cri de colère qui fit retourner subitement les deux autres.

— Vous alliez faire ça ?... En dépit de ce que vous m'aviez promis, de ce que j'avais juré, vous alliez faire ça ?... Messire, s'écria-t-il en se précipitant sur Van Eyck et en lui fourrant la lettre entre les mains, je vous fais juge ! Tenez ! Lisez cette lettre que l'on me laissait !...

Ensuite demandez à votre amie de quelle manière elle entendait accomplir ce départ dont elle vous parle si bénignement.

— Gauthier ! gronda Catherine. Rendez-moi cette lettre sur l'heure

! Comment osez-vous ?

— Et vous ? Comment osez-vous ? fit-il sans même prendre la peine de retenir les larmes qui d'un seul coup, inondaient sa figure bouleversée. Cette lettre m'était adressée, n'est-ce pas ? Je l'ai lue !

Quoi de plus naturel ? Mais pourquoi ? pourquoi ?

— Puisque vous avez lu, vous le savez !

— Je n'arrive pas à y croire !... Cela ne mérite pas votre mort C'est idiot, idiot de vouloir...

Et, se laissant tomber sur le pied du lit, le pauvre garçon se mit à sangloter sans retenue, la tête dans ses deux mains cependant que Van Eyck, la lettre rapidement parcourue, relevait sur Catherine des yeux agrandis d'incrédulité.

— Ce n'est pas vrai ? articula-t-il enfin. Vous n'alliez pas ?...

Elle baissa la tête, honteuse à présent de ce mouvement de désespoir qui la déconsidérait aux yeux d'un vieil ami et à ceux de son écuyer.

— Je n'ai plus d'autre solution, dit-elle enfin. Si vous n'étiez pas arrivé ce serait fini. Mais vous êtes arrivé !

— Je ne cesserai jamais d'en remercier Dieu ! fit Van Eyck gravement puis, se tournant vers Gauthier qui, peu coutumier des longues prostrations, s'essuyait les yeux aux revers de sa manche : Et puisque, de toute évidence, le Seigneur m'a envoyé ici tout exprès, je dois trouver les moyens de vous aider. Si vous me racontiez au juste toute l'histoire, mon garçon ? Pendant ce temps votre maîtresse s'habillerait car cette chambre est sans feu, ses pieds sont nus, elle n'a qu'une mince chemise sur elle et doit mourir de froid. Nous allons descendre boire un pot de vin chaud et commander un repas. Mais vous me promettez, Catherine, de ne pas recommencer votre stupide tentative ? D'ailleurs j'emporte cette arme.

— C'est inutile, Jean ! Vous avez ma parole. Dans un moment je vous rejoindrai. Mais, au fait, pourquoi donc êtes-vous ici, vous-même ? J'ai peine à croire que ce soit sur un ordre exprès de Dieu pour me tirer d'affaire...

Van Eyck sourit et reprit l'épaisse houppelande doublée de martre qu'il avait posée sur la table en entrant.

— Disons que Ses voies sont impénétrables ! Je suis ici pour annoncer à la duchesse qu'elle n'aura pas l'argent qu'elle ne cesse d'emprunter au duc Philippe. Et aussi pour la sermonner en son nom.

C'est un gouffre, d'argent que cette femme, un vrai panier percé... Elle est couverte de dettes et si cela continue l'unique solution qui lui restera...

— ... sera de vendre son duché à monseigneur le duc de Bourgogne, n'est-ce pas ? Allons ! il est bien toujours le même, fit Catherine avec un demi-sourire. Et vous aussi, Jean, qui vous chargez sans cesse de ses mauvaises commissions.

Lorsque les deux hommes eurent quitté sa chambre, Catherine se hâta de faire un peu de toilette et de s'habiller. Alors qu'une heure auparavant elle ne songeait qu'à mourir, elle découvrait avec stupeur qu'elle avait froid, qu'elle avait faim... qu'elle avait encore envie de vivre. Elle ne savait pas bien quel secours le peintre pourrait lui apporter mais elle connaissait sa sagesse, sa prudence et son ingéniosité, toutes ces qualités qui faisaient de lui, outre son immense talent, l'un des serviteurs les plus appréciés de Philippe. Et puis c'était bon, pour une fois, de s'en remettre à quelqu'un d'autre et d'abandonner une partie de sa lourde charge entre des mains aussi habiles que les siennes.

Un moment plus tard, le visage rafraîchi, les yeux bassinés, Catherine soigneusement vêtue et coiffée rejoignait les deux hommes et Bérenger devant le grand feu flambant et le plantureux repas que Van Eyck avait commandé. Le page, déjà attablé et les yeux brillants de contentement, était en train de faire la conquête du peintre amusé par la figure brune, la mine expressive et l'esprit vif de l'enfant.

On commença par manger en silence, un silence que Catherine pour sa part n'avait pas envie de rompre. Elle qui n'était pas gourmande trouvait, ce matin là, une saveur nouvelle aux mets qu'on lui servait, au jambon d'Ardenne, au délicieux boudin de Noël aux herbes, au lait mousseux, aux massepains fondants tout fraîchement sortis du four.

Van Eyck mangeait en homme qui a couvert une longue route et qui a besoin de se refaire des forces : le repas terminé, il monterait au château pour délivrer son désagréable message à la duchesse.

Bérenger dévorait avec le bel appétit de son âge. Seul Gauthier, après avoir englouti un tiers du jambon à lui tout seul, ralentit le rythme et même cessa brusquement de manger pour tomber dans une rêverie profonde, si profonde qu'il fallut le secouer pour qu'il consentît à en sortir.

— Réfléchir à table n'est jamais une bonne chose, dit, en lui tendant un gobelet plein d'eau-de-vie de myrtille, Van Eyck qui, en bon Flamand, mettait de la méthode en toutes choses et ne mélangeait jamais rien. Buvez cela, vous vous sentirez l'esprit plus chaleureux.

D'autant que vous n'aurez pas de grands efforts à faire pour résoudre le problème qui vous préoccupe si visiblement.

— Cela m'étonnerait car le problème en question est d'ordre...

médical. Je sais les plantes capables de libérer notre dame mais, outre que j'ignore où me les procurer dans ce pays, j'en redoute l'usage si peu de temps après l'épreuve dont vous n'ignorez plus rien maintenant

!

Mais comme c'était un garçon qui ne refusait jamais un bon conseil, il vida le gobelet d'un trait et le reposa bruyamment sur la table sans pouvoir retenir un rot retentissant qui fit rire le Flamand...

Doucement, celui-ci posa sa main sur celle de Catherine qui venait de se crisper sur un morceau de pain et sourit à la jeune femme, déjà reprise par l'angoisse.

Il n'est pas question de faire courir un danger si petit soit-il à une vie qui nous est chère. Je n'en maintiens pas moins que je connais la solution : elle se trouve à Bruges, Catherine... pas bien loin d'une maison que vous connaissez.

Une lente rougeur envahit le visage pâle de la jeune femme. Le seul nom de Bruges lui rappelait tant de choses passées, tant de souvenirs dont beaucoup ne manquaient pas de charme car, toujours honnête avec elle-même, elle s'était avoué bien souvent qu'au temps où elle croyait Arnaud à jamais perdu pour elle, l'amour du duc Philippe lui avait été doux. Mais elle chassa fermement l'insidieux souvenir.

— Vous ne pensez pas m'emmener là-bas, Jean ? Qu'irais-je faire à Bruges ?

— Voir une habile Florentine, une grosse femme qui fait partie de la maison d'un mien client et ami, le riche marchand Arnolfini... Cette femme s'est acquis, sous le manteau, une grande réputation en...

remettant à neuf avant que la duchesse ne s'en avise, l'une de ses filles d'honneur avec laquelle Monseigneur avait eu un entretien un peu long

! Elle ne travaille que par relations et elle est plutôt chère mais avec elle le risque est réduit à rien. Vous voyez, ma chère amie, que vous avez tout intérêt à ce voyage, qui n'est d'ailleurs pas si long : environ quatre-vingts lieues, en faisant le léger détour par Lille où il me faudra m'arrêter une journée afin de rendre compte de ma mission. Mais, en compensation vous y trouverez un peu de réconfort auprès de la nourrice de monseigneur de Charolais qui est de vos meilleures amies à ce que l'on m'a dit. Alors que dites-vous de mon projet ?

Catherine ne répondit pas tout de suite. Certes, le peintre lui offrait là une solution meilleure que tout ce qu'elle pouvait trouver mais elle éprouvait un sentiment bizarre, à la fois de répugnance et du brusque désir de revoir la merveilleuse cité flamande, l'une des plus belles certainement de toute la chrétienté, là où sa vie éternellement errante s'était un instant arrêtée. La répugnance venait surtout du fait que retourner vers Bruges c'était tourner peut-être le dos à sa vie de femme, s'éloigner encore de Montsalvy où cependant elle avait tellement envie de revenir pour n'en plus jamais bouger.

Gauthier, avec l'intelligence de cœur et d'esprit qui le caractérisait, devina les pensées qui se bousculaient. Il se pencha vers elle, cherchant son regard voyageur pour en arracher les nuages d'une stérile réflexion.

— Vous ne « pouvez » pas y retourner maintenant, dame Catherine... Pas dans cet état ! Il faut aller à Bruges. Le chemin est plus long mais il est tellement plus sûr ! Quelques semaines d'absence supplémentaires ne feront rien à la chose.

— Et puis les routes de la montagne sont trop dures en hiver, conclut Bérenger qui se sentait tout à coup un vif désir de voir ces Flandres fabuleuses dont les voyageurs parlaient avec admiration. On risquerait de mourir de froid dans la neige. Comme cela, nous reviendrons à Montsalvy avec le printemps. C'est si beau le printemps chez nous !...

Sans rien dire Catherine se pencha et l'embrassa sur la joue poudrée de sucre fin.

— Il me semble que nous venons d'entendre la voix de la sagesse, fit Van Eyck avec bonne humeur. Qu'avez-vous à nous dire, Catherine ?

Elle les enveloppa tous trois de son regard redevenu comme par enchantement lumineux et doux.

— Que j'ai beaucoup de chance d'avoir des amis tels que vous !...

Nous irons donc à Bruges et le plus tôt sera le mieux!

Quand on quitta Arlon, quarante-huit heures plus tard, Catherine refusa farouchement la litière confortable que Jean Van Eyck prétendait lui offrir. Plus le chemin serait pénible et plus il lui plairait car les secousses et les fatigues d'une longue chevauchée étaient capables de lui éviter d'aller jusqu'en Flandre. Bon gré, mal gré, il fallut en passer par où elle voulait. Elle exigea même qu'on lui procurât des habits d'homme afin que l'idée de la traiter en faible femme ne vînt à personne. Comme pour mieux la satisfaire, le voyage à travers l'Ardenne plus enneigée que jamais et les vastes étendues du Hainaut fut plus rude encore qu'elle ne l'espérait. Le froid se fit mordant dès que l'on quitta la capitale, du Luxembourg. Il fallut lutter contre le gel, le verglas sur lequel glissaient les chevaux, les loups que la faim enhardissait et qui venaient rôder la nuit si près des rares maisons qu'il fallait les chasser en se privant de sommeil.

S'il eut été seul, Van Eyck, grand ennemi des intempéries et fort attaché à son confort, se fût sans doute arrêté dans quelque château durant plusieurs jours afin d'y attendre que le temps se fît un peu plus clément. Mais une sorte de hargne poussait Catherine en avant. Les dents serrées pour lutter contre la fatigue, impitoyable pour elle-même plus encore que pour les autres, elle allait, elle allait forçant son corps à l'épreuve des douloureuses crampes qui lui nouaient les muscles, guettant les prémices d'une libération qui ne voulait pas venir.

A l'étape du soir, elle avalait une soupe chaude, un morceau de pain, un gobelet de vin quand il y en avait puis s'abattait comme une bête harassée sur sa couche, parfois tout habillée, pour y dormir d'un sommeil sans rêve. Mais l'aube revenue elle pleurait, de rage et de dégoût quand, mettant les pieds par terre, une nausée brutale la rejetait sur son lit, la tête vide, inondée d'une sueur froide et le cœur battant la chamade.

En dehors de ce malaise quasi quotidien, elle se portait à merveille.

Van Eyck attrapa un gros rhume qui lui fit couler le nez et les yeux, Gauthier eut un torticolis et Bérenger se fit une entorse en effectuant des glissades sur un ruisseau gelé. Même, deux des valets du peintre ambassadeur tremblèrent de fièvre durant quarante-huit heures.

Catherine, seule, n'eut

rien et atteignit Lille dans une forme voisine de la perfection.

Quand, au bout d'une semaine, le grand beffroi apparut enfin à l'horizon, tendu comme un doigt géant vers le ciel bas, dans le hurlement du vent qui se levait, annonçant une tempête pour la nuit, Jean Van Eyck ne put retenir un soupir de soulagement : il toussait depuis la veille et il était prêt à vendre son âme pour une chambre bien close, un lit bassiné et des flots de tisane bouillante additionnée de vieux marc.

— Enfin nous y voilà ! exhala-t-il. Je commençais à croire que ce damné chemin ne finirait jamais.

Catherine tourna vers lui un regard oblique, déjà méfiant.

— Le chemin n'est pas fini, dit-elle doucement. Nous sommes à Lille, il me semble... pas à Bruges !

— Je sais, je sais... Mais je croyais vous avoir dit que je devais m'y arrêter ? Vous m'accorderez bien deux jours ? Je suis moulu, ma chère amie... et j'aimerais arriver chez moi autrement que sur un brancard et avec une fluxion de poitrine !

— Soit ! J'aurais mauvaise grâce à vous le refuser, mon pauvre Jean, puisque vous voici devenu si fragile ! Vous étiez plus solide jadis ! Serait-ce l'âge qui vient ?

— Je ne suis pas fragile, ronchonna-t-il vexé, mais je n'ai plus vingt ans et il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors !...

Quant à vous, je vous trouve devenue bien rude tout à coup. Votre amitié était plus... moelleuse, jadis !

Il semblait si malheureux, ayant perdu à cause de ce rhume toute sa superbe habituelle, que Catherine éprouva un remords à traiter si cruellement l'ami qui se dévouait pour elle. Se penchant vivement sur sa selle, elle posa un baiser rapide sur sa joue mal rasée.

Il ne faut pas m'en vouloir, Jean ! Je sais bien que je suis insupportable, odieuse et que je vous paie mal de votre amitié qui, elle, est toujours aussi moelleuse. Mais c'est que ce séjour à Lille me fait peur, voyez-vous, et que j'aimerais en être déjà repartie.

— Pourquoi donc ? Je croyais que vous aimiez dame Symonne Morel, que vous vous réjouissiez de la revoir.

D'un mouvement de la tête, Catherine désigna, droit devant elle, le grand étendard aux armes de Bourgogne qui répété à multiples exemplaires claquait dans le vent sur les tours du palais et le couronnement du beffroi, l'étendard qui proclamait la présence du Duc.

— Elle, oui... mais lui... lui je ne veux pas qu'il sache ma présence

! — Quelle idée ? bougonna Van Eyck. Pourquoi donc la saurait-il ?

— Mais... parce que vous pourriez la lui apprendre, mon ami. Oh, tout à fait incidemment, bien sûr, presque par étourderie, en même temps que vous lui rendrez compte de votre mission...

Le visage du peintre où jusqu'alors le nez seul était rouge s'empourpra d'un seul coup.

— Me croyez-vous donc capable de telles machinations ?

Il semblait si offusqué, si vertueusement offensé, qu'elle ne put s'empêcher de rire.

— Bien sûr, je vous en crois capable ! Le Duc a en vous le modèle des serviteurs. Avez-vous oublié qu'à Roncevaux, il y a deux ans, j'ai dû vous fausser compagnie discrètement pour vous empêcher de me ramener à lui pieds et poings liés... ou presque ?

— C'est vrai. Mais c'est qu'aussi l'occasion était trop belle !

Ne l'est-elle pas cette fois-ci ? Je crois, moi, qu'elle est encore plus belle et j'ai peur que mon retour auprès de votre cher seigneur ne soit chez vous une idée fixe. Et je me demande même si vous avez vraiment l'intention de me ramener à Bruges, si justement, dans votre pensée, le voyage ne s'arrête pas à Lille, ainsi que vous venez de le laisser échapper, il y a un instant.

— C'est ridicule. Pourquoi donc ne vous ramène- rais-je pas à Bruges, pourquoi ne rentrerais-je pas chez moi ?

— Parce que, d'après ce que j'ai appris à Dijon, il ne faisait pas bon vivre à Bruges, ces temps derniers, pour les fidèles serviteurs de Philippe. Le peuple, les corporations sont en révolte contre leur prince qui prétend réduire leurs privilèges à cause de leur mauvaise conduite devant Calais et qui refuse d'abattre les fortifications du port voisin de l'Écluse, leur bête noire. Et je connais assez les gens de Bruges, mon ami, pour savoir qu'il est très difficile de calmer leurs révoltes.

D'autant que le sang a déjà coulé.

— Décidément, l'Histoire s'écrit différemment, suivant que l'on est bourguignon ou flamand, s'écria Van Eyck qui s'énervait. Mais nous n'allons pas faire, à présent, de la politique de plein vent. Je me bornerai à vous dire ceci : la ville est calme depuis que, le 13

décembre dernier, le Duc y est venu. On s'est mis d'accord sur une sorte de compromis. Secundo je ne vous ai pas menti, quoi que vous en pensiez : j'ai bien réellement l'intention de vous conduire à la Florentine ! Vous voilà satisfaite ?

— Peut-être mais...

— Pas de mais ! Et souffrez qu'à mon tour je pose une question simple : pourquoi, avec ces idées derrière la tête, m'avez-vous suivi ?

— Mais parce que j'avais bien l'intention de vous obliger à me mener à destination. Et puis, je pensais qu'au cas où vous en tiendriez vraiment pour Lille, le secours de Symonne ne m'y manquerait pas. A présent cessons de nous disputer. C'est trop bête ! Promettez-moi seulement de ne rien faire pour que je rencontre le Duc.

Van Eyck marmotta quelque chose entre ses dents, se pencha pour vérifier la gourmette de son cheval, resserra autour de son cou le large pan de velours de son chaperon puis, finalement, avec un énorme soupir qui renseigna Catherine beaucoup mieux qu'une confession écrite, il finit par se rendre à merci.

— C'est bon ! Vous avez ma parole... mais permettez-moi de vous dire que cela aussi c'est trop bête !

L'ombre épaisse d'une porte monumentale engloutit la petite caravane. On ne s'arrêta au corps de garde que juste le temps pour Van Eyck de produire son laissez-passer permanent dont le chef de poste baisa le sceau de cire rouge et pour Catherine de s'enquérir du logis des Morel qui se trouvait d'ailleurs tout voisin du palais ducal.

Derrière eux, on baissa la herse et l'on releva les ponts car la nuit venait.

Mais, au-delà des murailles, la ville ne semblait pas disposée à s'enfoncer dans l'obscurité et le sommeil. Tout au contraire : à l'abri de ses portes closes elle se préparait pour la dernière des fêtes qui marquaient le temps de Noël : celle de l'Epiphanie dont on était à la veille.

En s'enfonçant vers le cœur de la ville éclairée par une multitude de pots à feu, Catherine et ses compagnons eurent l'impression d'entrer dans une kermesse. Les cloches sonnaient à toute volée, pour appeler la population à la cathédrale en vue de la grande cérémonie du soir. À

travers les carreaux des maisons on pouvait voir briller les énormes feux des cheminées et les atours des riches bourgeoises de la ville, épouses de drapiers ou de changeurs. Dans les rues étroites dont on avait soigneusement balayé la neige pour la remplacer par des jonchées de paille sur laquelle, tout à l'heure, passerait le cortège ducal, des troupes de petits enfants habillés en rois mages galopaient de maison en maison, chantant des cantiques et se faisant bruyamment ouvrir les portes pour recevoir gâteaux et douceurs qu'ils entassaient dans des paniers.

Sous les arcades de la Grand-Place des marchands ambulants et des bateleurs s'étaient installés réunissant, autour de leurs éventaires ou de leurs cordes tendues, un grand concours de peuple et la circulation n'était pas des plus faciles dans le majestueux quadrilatère de hautes maisons de brique, peintes et dorées comme des images. Un peu plus loin, bâti de brique lui aussi, s'élevait l'énorme palais que Philippe le Bon venait tout juste de faire achever1 et qui sous ses flots d'oriflammes semblait vivre d'une vie personnelle dans la lumière des torches, portées par les gardes échelonnés sur les chemins de ronde et dans les galeries.

— Voici la maison de votre amie, dit soudain Van Eyck en désignant une belle demeure, voisine de la Chambre des Comptes dont les fenêtres sculptées s'abritaient sous un majestueux pignon rouge et or.

Au moment précis où ils s'apprêtaient à traverser l'espace qui les en séparait, une fanfare de trompettes éclata, si proche que Catherine tressaillit. Tournant instinctivement la tête vers le palais dont les portes, en s'ouvrant, venaient de libérer une mer de lumières et de bruits, elle vit le cortège des souverains qui, précédés de longues trompettes d'argent et de timbaliers vêtus de velours armorié, s'en allait par la Grand- Place jusqu'à l'hôpital Comtesse pour y faire largesses aux malades avant d'aller à Notre-Dame assister à la bénédiction de l'eau, en l'honneur du baptême du Christ, et à celle de l'or, de l'encens et de la myrrhe en mémoire des Rois mages.

La foule reflua devant les trompettes, bousculant Catherine qui, séparée tout à coup de ses compagnons, se retrouva coincée à l'angle de la place. Son cheval, trop fatigué pour opposer une défense quelconque, s'était laissé pousser sans résistance.

1 Le palais Rihour.

Hissée, par la taille de l'animal, au-dessus des têtes elle demeura là au bord d'une fabuleuse rivière d'or, de pourpre et de lumière, regardant couler devant elle le flot scintillant des pages, des écuyers, des seigneurs et des dames mais sans le voir véritablement car, tout de suite, elle aperçut Philippe et ne put en détacher ses yeux. Il y avait si longtemps qu'elle ne l'avait vu.

Il s'avançait à pied, seul avec la duchesse Isabelle dont il tenait la main, au milieu de l'espace laissé vide par le respect. Entièrement vêtu de noir à son habitude, mais d'un noir d'écrin sur lequel ressortaient les fulgurances d'une chaîne de diamants, de perles et de rubis assortis à l'énorme agrafe qui étincelait à son chaperon. Et Catherine songea qu'il n'avait guère changé depuis leur dernier et dramatique revoir sous les murs de Compiègne '. Plus maigre peut-être... plus hautain aussi parce que plus sûr de lui et de sa puissance. Elle n'avait eu alors devant elle que le duc de Bourgogne. A présent il était véritablement le prince que, dans les cours d'Europe, on appelait de plus en plus le grand-duc d'Occident...

Comme elle était bien assortie à lui, la grande femme blonde, mince et de si fier maintien dont il tenait le bout des doigts ! Elle était belle d'ailleurs, d'une beauté calme et discrète mais réelle, due à la finesse de traits, à la coupe nette du profil, à l'eau calme des yeux. Vêtue de noir, de blanc et d'or avec une fabuleuse parure de rubis venue de son Portugal natal, elle portait un hennin ennuagé de dentelles de Malines, si haut qu'il réduisait un peu la taille, cependant élevée, de son compagnon. Un compagnon qu'elle ne regardait pas. Et Catherine ne put s'empêcher de remarquer que l'expression de ce visage était mélancolique, qu'un pli de tristesse orgueilleuse marquait le coin des lèvres encore fraîches...

1 Voir II suffit d'un amour, tome II.

Pourquoi donc les duchesses de Bourgogne étaient elles ainsi vouées à la mélancolie ? Autrefois, à Bruges, elle avait vu passer devant elle la toute jeune Michelle de France, première épouse de Philippe que le tombeau n'allait pas tarder à réclamer et, déjà, Catherine avait été frappée par sa tristesse douloureuse. Cela tenait bien sûr à ce qu'aucune d'elles ne pouvait être heureuse auprès d'un homme à ce point habité par la luxure et les feux dévorants de l'amour charnel...

Comme Michelle, Isabelle de Portugal portait sa couronne ducale à la manière d'une couronne d'épines.

Une volée d'acclamations salua le couple. Près de Catherine, un homme taillé comme un bûcheron poussa un « Noël ! » si vigoureux qu'il fit trembler l'air, aussitôt suivi d'un « Vive notre bon duc, vive notre bonne duchesse ! » digne d'un bourdon de cathédrale. Ce fut si vigoureux même que Philippe tourna la tête, cherchant le possesseur d'un gosier tellement puissant.

Il ne devait jamais le connaître car son regard froid, errant sur la houle des têtes, accrocha le cheval et sa cavalière... et ne bougea plus, cependant qu'un sursaut visible faisait frémir ses épaules. Incapable de se mouvoir, incapable aussi de détourner son propre regard Catherine fascinée vit les yeux bleu glacier s'animer d'une surprise mêlée de doute puis, soudainement, s'illuminer. Elle comprit alors qu'elle était reconnue, s'affola, chercha à se libérer de la foule qui l'enserrait mais c'était impossible sans blesser une ou deux personnes et il lui fallut rester là, clouée comme à un pilori à l'angle d'une maison sous le regard dévorant du prince qui l'avait tant aimée...

La surprise de Philippe avait été si forte que, sans même s'en être rendu compte, il s'était arrêté, lâchant la main de son épouse qui, instinctivement, chercha, elle aussi la raison de cet arrêt inattendu.

Catherine, dont le visage s'empourprait lentement, dut supporter le poids de deux regards bien différents, puis celui d'autres encore...

Un murmure glissa sur la foule puis la voix de la duchesse s'éleva, haute et claire, déjà méprisante :

— Venez-vous, monseigneur ? On nous attend !...

Comme à regret et toujours sans cesser de fixer

Catherine, Philippe reprit la main de sa femme, se remit en marche, s'éloigna, traînant après lui la suite du cortège scintillant dont la vague aux couleurs multiples le cacha bientôt aux yeux de Catherine.

Derrière le couple ducal, le roi René et le connétable de Riche- mont, venu discuter de la rançon du royal prisonnier, passèrent, sacrifiés...

Catherine, encore bouleversée, ne les vit même pas !...

Ce fut seulement quand la traîne de la dernière dame, le plumet du dernier courtisan eurent disparu que la foule qui l'emprisonnait consentit à s'écarter, la laissant libre de rejoindre les trois hommes qui avaient dû demeurer de l'autre côté de la rue. Naturellement, l'œil perspicace de Van Eyck n'avait rien perdu de la courte scène et il ne put retenir un soupir contrarié quand la jeune femme, tremblante encore de l'émotion ressentie, jeta presque son cheval contre le sien.

— Jean, je ne peux pas rester ! Il faut que je parte ! Il faut que je sorte de cette ville sur l'heure...

— Il vous a reconnue n'est-ce pas ?

— Cela ne fait aucun doute ! Aidez-moi, Jean, je vous en supplie !

Je ne veux pas rester une minute de plus ici ! Je préfère les bois, la nuit, le froid... les loups même, plutôt qu'une heure de plus dans Lille !

Comment voulez-vous que je vous fasse sortir, mon amie ? Les portes sont closes et croyez-moi les ordres qui les maintiennent fermées sont sévères. Tenez-vous à faire courir un risque à de braves gens simplement parce que vous craignez... quoi au juste ? Que l'on vous arrête ? Vous n'avez rien fait de mal ! Que l'on essaie de vous joindre

?... Encore faudrait-il savoir où vous allez passer cette nuit ! Croyez-moi, laissez-vous conduire chez votre amie Symonne. Passez-y la bonne nuit dont ces garçons et vous-même avez le plus grand besoin.

Pendant ce temps... et dès après les cérémonies, je me rendrai au palais pour rendre compte de ma mission. Et demain, dès l'ouverture des portes, nous quitterons Lille...

— Vous ne parlerez pas de moi ? Vous le jurez ?

Le peintre eut un petit sourire si triste qu'il ressemblait assez à une grimace.

— Je pourrais m'offenser, Catherine, mais je vous vois si effrayée !

Je vous le jure ! Il ignorera que je suis arrivé ici avec vous. Venez, à présent...

Mais il était écrit que Catherine n'atteindrait pas encore la belle maison lilloise de Symonne Morel. Surgi comme par enchantement de la foule anonyme, un beau jeune homme vêtu de soie et d'or apparut soudain devant elle, s'inclina respectueusement mais ce fut à Van Eyck qu'il s'adressa.

— Si cette dame est bien, comme je le suppose, la comtesse de Montsalvy, voulez-vous, messire Van Eyck, me faire l'honneur de me présenter à elle ?

La voix du jeune homme était douce mais, derrière son élégante silhouette, celles bien moins distinguées d'une escouade de gardes se montraient. Visiblement contrarié et peut-être inquiet, le peintre ambassadeur acquiesça de mauvaise grâce.

— Si vous y tenez vraiment ! Ma chère amie, souffrez que je vous présente donc messire Robert de Courcelles, écuyer de Monseigneur le Duc... Souhaitez-vous encore quelque chose, messire Robert ?

— Non pas, messire Van Eyck et je vous remercie ! Madame, ajouta-t-il en revenant à Catherine, mon maître, très haut et très puissant seigneur Philippe, par la grâce de Dieu duc...

— Abrégeons, mon ami, abrégeons ! coupa Van Eyck impatienté.

Outre que nous savons tout cela par cœur, on gèle dans cette rue !

Comme il vous plaira ! fit Courcelles vexé. Or donc mon maître m'envoie vers vous, madame, pour vous prier de vouloir bien m'accompagner car il désire, sitôt la cérémonie terminée, avoir avec vous un moment d'entretien.

— Vous accompagner où ? demanda la jeune femme avec hauteur.

— Au palais où l'on aura pour vous toutes sortes d'égards, où l'on ne vous retiendra pas longtemps à ce que l'on m'a dit et où...

— Et où je n'irai pas, messire ! Dites à votre maître que je le salue et lui rends l'hommage dû à son rang, que je le remercie de son...

invitation mais que je suis femme, lasse car je viens d'accomplir une longue route et que je ne souhaite rien d'autre, à cette heure, que me reposer au coin d'un bon feu...

— Le feu ne manquera point, coupa Courcelles soudain très agité et j'ai reçu l'ordre de ne pas revenir sans vous !

Catherine eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

— Est-ce à dire que vous m'arrêtez ?

— En aucune façon mais, je l'ai dit je crois, Monseigneur souhaite vous entretenir un moment, il me l'a fait entendre et vous savez peut-

être qu'il n'admet pas que ses ordres soient discutés... ni ses invitations éludées. Venez donc sans plus vous faire prier, madame...

ou bien, si vous préférez prendre un peu de repos avant l'audience, j'aurai le devoir de vous accompagner là où vous vous rendrez, d'y attendre votre bon plaisir... et de vous ramener ensuite au palais !

Van Eyck avait suivi cette joute oratoire avec un visage de plus en plus soucieux. Quand le regard de Catherine revint à lui comme pour lui demander conseil, il hocha la tête, murmura entre ses dents :

— J'ai peur que vous ne puissiez y échapper, Catherine, sinon...

Sinon je risquerais de mettre dans l'embarras ceux qui, dans cette ville, vont me donner l'hospitalité n'est-ce pas ? J'ai parfaitement compris ! Eh bien, messire, soupira-t-elle en se tournant vers l'écuyer ducal, je crois qu'il ne me reste plus qu'à vous suivre. Mais à deux conditions.

— Lesquelles ?

— Vous éloignerez cette escorte armée qui donne à votre ambassade une bien déplaisante couleur. Je la crois inutile du moment où j'ai décidé d'accepter... l'invitation !

— C'est trop naturel ! Ensuite ?

— Mes gens m'accompagneront et attendront la fin de l'audience pour me ramener là où je vais.

— Je vais aussi avec vous ! s'écria Van Eyck.

— J'aime mieux pas. Allez plutôt chez Symonne et demandez-lui si elle veut bien nous accueillir cette nuit. Eh bien, messire, vous ne m'avez pas répondu : puis-je me faire accompagner de mon écuyer et de mon page ?

Courcelles haussa les épaules avec plus d'agacement que de courtoisie.

— On ne m'a rien dit là-dessus mais les usages de la Cour vous y autorisent et moi je n'y vois pas d'inconvénient.

— En ce cas allons ! A tout à l'heure, messire Jean, ajouta Catherine en appuyant intentionnellement sur le « à tout à l'heure ».

Puis, serrant ses mains l'une contre l'autre comme elle avait coutume de le faire quand elle sentait venir un combat ou simplement un instant critique, elle tourna la tête de son cheval vers le palais et, sans même attendre Robert de Courcelles qui n'eut d'autre ressource que courir derrière elle, la dame de Montsalvy se dirigea vers la demeure de son ancien amant, bien décidée à n'en sortir qu'avec les honneurs de la guerre.

— Ainsi, c'était bien toi ! Je ne m'étais pas trompé...

Dans la galerie étroite, presque intime sous l'éclairage doux de ses hautes bougies rouges où Courcelles avait laissé Catherine en lui recommandant d'attendre, Philippe de Bourgogne venait d'apparaître et le temps, brusquement, s'abolissait à cause de ce ton familier, de ce tutoiement affectueux qui effaçait les années..

Autre chose encore les abolissait : le fait que le Duc n'avait pas changé. Bien sûr il y avait seulement sept ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, depuis la tragique entrevue devant Compiègne où Catherine avait, vainement, tenté d'obtenir la libération de Jehanne d'Arc. Philippe était toujours aussi mince, aussi blond, aussi noble d'aspect... Peut-être quelques plis légers s'ajoutaient-ils à sa bouche mais, en vérité, non, il n'avait pas changé et il semblait penser qu'il en allait de même entre eux... Aussi Catherine refusa-t-elle le rapprochement.

Pliant le genou dans un profond salut qui maintenait les distances, elle murmura :

— Monseigneur !...

Repoussant le cérémonial qu'elle prétendait lui imposer, le Duc fut près d'elle en trois pas rapides, la prit aux épaules pour la relever avec une force irrésistible et la maintint à bout de bras pour mieux la regarder. Elle S'étonna du changement soudain qui s'était produit en lui. Le prince froid et solennel de tout à l'heure avait complètement disparu pour faire place à un homme heureux.

— Cela existe donc les miracles ? s'écria-t-il chaleureusement.

Voilà tant d'années, Catherine, que j'implore le Ciel de te ramener à moi ! Quand je t'ai aperçue tout à l'heure, quand j'ai compris dans un éclair qu'il m'avait enfin entendu...

— Il ne vous a pas entendu, monseigneur : je ne vous reviens pas...

Sur le point de l'attirer à lui, il s'arrêta, fronçant déjà le sourcil :

— Non ? En ce cas que fait en Flandres la dame de Montsalvy... et sous des habits d'homme ?

— Il y a bien longtemps que j'ai, pour voyager, adopté ce costume infiniment plus commode qu'une robe à traîne dans les longues chevauchées. Vous le saviez, jadis...

— Soit ! Mais cela ne dit pas ce que vous venez chercher dans mes États, madame, puisque apparemment la pensée... affectueuse d'en visiter le prince ne vous était même pas venue. Répondez-moi franchement : si je ne vous avais fait chercher, vous aurais-je rencontrée ?

— Non, monseigneur. Je ne me suis arrêtée à Lille que pour une nuit...

Elle sentit alors qu'il s'éloignait d'elle. Le duc de Bourgogne venait de reparaître dans sa majesté distante et son humeur soupçonneuse. Cela n'arrangeait pas plus Catherine que l'empressement de tout à l'heure.

Quelle raison valable lui donner de ce voyage ? Fallait-il à lui aussi en dévoiler la vraie raison, ressusciter encore une fois avec des mots l'horreur du Moulin-Brûlé, retrouver la honte, avouer qu'elle s'en allait à Bruges chercher l'avorteuse qui la libérerait du fardeau tangible de sa malédiction ? Brusquement elle sourit, sachant le pouvoir de cette arme bien féminine sur Philippe. Une idée lui venait...

— Le temps d'embrasser une amie chère, simplement ! enchaîna-t-elle si naturellement que le Duc ne remarqua pas l'hésitation.

— Le nom de cette amie ?

— Dame Morel-Sauvegrain, chez qui je suis restée quelque temps à Dijon cet automne.

— Tiens donc ? Voilà une amitié que j'ignorais et qui doit être bien vive pour avoir arraché la comtesse de Montsalvy à ses montagnes d'Auvergne, à la cour du roi Charles... à un époux bien-aimé, plus aimé que ne fut jamais époux sous la lumière du soleil ! À

moins que ladite amitié ne soit que prétexte à une curiosité... peut-être profitable...

Le sourire de Catherine s'effaça. Redressant bien haut sa petite tête fière, elle planta avec indignation son regard violet dans les yeux froids du prince.

— Souffrez que je vous arrête, monseigneur ! Dans une seconde Votre Altesse va me traiter d'espionne.

— J'avoue que le mot me venait à l'esprit, fit-il avec un petit rire déplaisant. N'appartenez-vous pas corps et âme à l'ennemi ?

— L'ennemi ? Le duc de Bourgogne semble faire bon marché de ce fameux traité d'Arras si cruel au cœur de tout bon sujet du roi Charles ! J'avais entendu dire que les ennemis de Votre Seigneurie se cherchaient plutôt, à présent, de l'autre côté de la Manche et que les fleurs de lys de France et de Bourgogne avaient désormais le droit de pousser de conserve. Me serais-je trompée ?

— Non pas ! Le traité a trop d'avantages pour que je le dédaigne.

— C'est encore heureux !

Le ton était si raide que, malgré lui, Philippe se mit à rire : Il semble que vous n'ayez pas changé, comtesse ! Vous possédez toujours au suprême degré l'art, si féminin, de retourner les rôles et de vous faire accusatrice pour éviter d'être accusée. Pourtant... vous ne vous en tirerez pas si aisément. Je veux savoir pourquoi vous êtes allée à Dijon et pourquoi vous suivez à présent dame Symonne jusqu'ici.

— Messire de Roussay qui a escorté jusqu'ici le roi de Sicile n'a-t-il rien dit de ce qui s'était passé certain soir, dans la tour Neuve, voici quelques semaines ? N'a-t-il rien dit d'une tentative d'assassinat perpétrée contre la personne du Roi ?...

— Si fait ! C'est même la première raison qui m'a poussé à le faire venir ici. Le danger avait été trop grand et la réussite d'un tel projet pouvait avoir des conséquences dramatiques. Mais comment pouvez-vous savoir cela, vous ?

— Simplement parce que j'étais au palais ce soir- là. La Très Haute Dame Yolande, duchesse d'Anjou et mère du roi René, dont je suis dame d'atours m'avait chargée, puisque je me rendais en Bourgogne au chevet de ma mère mourante, de m'assurer que son fils était bien traité et ne souffrait de rien de plus que de la privation de liberté. Le ciel a voulu que je me trouve là... juste à temps pour constater que messire de Roussay montait bonne et sûre garde.

— Alors pourquoi ne m'en a-t-il rien dit ?

— Parce que je l'en avais prié. Nous sommes de vieux amis, vous le savez bien, monseigneur et... je ne voulais pas réveiller certains souvenirs dans la mémoire de Votre Altesse au simple bruit de mon nom... sans doute parce que j'ignorais comment ils seraient reçus. En se taisant, Jacques s'est comporté à la fois en bon serviteur de son duc... et en fidèle ami.

— Votre mère est morte ? Je l'ignorais...

— Elle repose désormais à Châteauvillain, chez dame Ermengarde qui l'avait accueillie en amie.

Le son de la dernière parole s'éteignit. Vint un silence troublé seulement par le crissement léger des poulaines de Philippe qui s'était mis à marcher lentement le long de la galerie, les mains nouées derrière son dos. Au bout d'un moment qui parut interminable à Catherine, il murmura :

— C'est encore un de vos talents cela : vous créer des amis à toute épreuve ! Comment faites-vous ?

— La recette est simple, monseigneur. Il suffit d'aimer...

— Le mot est trop grand.

— Pourquoi ? J'ai toujours pensé que l'amitié c'était l'amour privé de ses ailes, l'amour... quotidien, paisible, dévoué, et qui, débarrassé de la chair et de ses outrances, ne ment jamais, ne blesse jamais !

— Vous en parlez comme une prêtresse de son dieu ! fit-il avec un peu d'agacement. C'est un culte, ma parole, et j'imagine que c'est ce culte qui vous a jetée sur les chemins impossibles de l'hiver pour passer... une seule nuit chez une amie ? J'avoue que j'ai peine à y croire.

— C'est normal. J'ajoute qu'en venant chez Symonne je comptais joindre l'agréable à l'utile. Je souhaitais, en effet, m'assurer, avant de retourner vers les miens, et afin que je puisse considérer ma mission comme entièrement remplie, que le roi René recevait du grand-duc d'Occident l'accueil que l'on doit à un cousin et que plus aucun danger ne le menaçait.

Catherine avait débité son énorme mensonge avec un aplomb et un calme qui la surprit elle-même. C'était presque trop parfait et elle craignit un instant que cela ne ressemblât un peu à une leçon soigneusement apprise. Mais Philippe était trop occupé à se mettre en colère pour s'en apercevoir.

— L'accueil que l'on doit à un cousin ? Ma parole, cette péronnelle me prend pour un boutiquier ? Ah çà, madame de Montsalvy, imaginez-vous qu'un duc de Bourgogne puisse attendre de quiconque un conseil sur sa façon de recevoir ?...

— Ce n'est pas cela...

Non ? Alors quoi ? Vous vouliez voir si je n'avais pas fait venir votre précieux roitelet pour l'égorger au coin d'un bois ou bien lui offrir une coupe de mon merveilleux vin de Beaune déshonoré par un poison ?...

Et d'abord, pourquoi vous intéressez-vous à ce point à ce benêt ? Vous l'aimez peut- être ?

Le long visage vexé de Philippe avait quelque chose de comique et Catherine se permit un sourire :

— Je l'aime... bien ! C'est un ami !

— Encore !... En ce cas pourquoi n'êtes-vous pas venue avec lui ?

Dame Morel faisait partie de son escorte...

— Elle me l'avait offert mais j'étais malade alors, incapable de voyager. Je suis restée tranquillement chez elle jusqu'à mon rétablissement et...

— ... et à présent vous voilà ! Pour une seule nuit ? Et... où comptez-vous aller demain ?

— Mais... je l'ai déjà dit, monseigneur : je rentre chez moi près des miens...

— À Montsalvy ?

— À Montsalvy !

— Où, j'imagine votre époux vous attend avec impatience ?

Une aigreur jalouse perçait dans la voix du Duc. C'était un nouveau piège à éviter. Calmement, Catherine hocha la tête.

— Mon époux sert le Roi... et le Roi doit être encore dans les États du comte de Foix.

— Ce qui veut dire que messire Arnaud doit se trouver lui aussi quelque part dans le sud. Vous n'êtes donc pas si pressée de rentrer, madame, et puisque vous avez pris tant de risques, dépensé tant de temps et de fatigue pour le service de René d'Anjou, vous souffrirez bien d'en dépenser un peu pour celui d'un... ancien ami ? Ou bien n'y a-t-il point de place pour moi dans l'ordre de votre chevalerie personnelle ?

Catherine plongea dans une profonde révérence destinée surtout à dissimuler son embarras. Elle ne s'en tirerait pas aussi facilement qu'elle l'avait espéré.

— La première place... toujours... a appartenu à Votre Seigneurie !

— Eh bien prouvez-le-moi !

— De quelle manière ?

— En participant tout à l'heure au banquet des Rois. On va vous conduire à un appartement où vous pourrez faire toilette...

— Mais, monseigneur...

— Pas de mais ! Je ne l'accepterai pas. Ce soir vous serez mon hôte pour la dernière fois peut-être. Si vous tenez tant à passer une nuit chez dame Morel vous y passerez celle de demain. Mais cette nuit des Rois je la réclame pour... la Bourgogne. Ainsi vous pourrez retrouver d'un seul coup beaucoup d'anciens amis...

— Mais c'est impossible ! Comment faire accepter à la duchesse votre épouse la présence à sa table d'une...

— ... ancienne maîtresse ? Il faudrait pour cela qu'elle vous connaisse. En outre, il y a beau temps que ce genre de chose ne la trouble plus. Elle n'aime au monde que son fils et Dieu !

— Peut-être parce que vous ne lui permettez d'aimer que son fils et Dieu ?...

— Elle est bien trop grande dame pour la chaleur de l'amour. Son corps m'a donné un fils vigoureux mais ne semble pas disposé à m'en donner d'autres ! Au surplus, et si je vous ai bien comprise, n'êtes-vous pas, en quelque sorte, ambassadrice de la reine Yolande auprès de son fils ? Dès lors rien de plus naturel que votre présence. Vous avez pu voir d'ailleurs que le connétable de Richemont est aussi de mes hôtes. Vous êtes également amis je crois ?

— Très !... soupira Catherine en se demandant quel accueil allait lui réserver le Breton. Mais... j'aimerais autant ne pas le rencontrer ici

!

Le sourire qui était revenu sur le visage de Philippe se fit sardonique.

Pourquoi donc ? Vous craignez qu'il ne rap porte au seigneur de Montsalvy votre présence à notre cour ? Quelle idée ! Un ambassadeur n'a pas de ces craintes. Et puis, Richemont n'est pas fort bavard ! Acceptez-vous ?

— C'est un ordre ?

— Mais non... une simple prière-

Mais une prière qu'il eût été vraisemblablement dangereux d'ignorer. Et puis, Catherine avait trop l'expérience des mauvais tours que Philippe, sous les dehors de la plus exquise courtoisie, s'entendait comme personne à machiner pour ne pas sentir où se trouvait son intérêt. Il fallait accepter... ou feindre d'accepter.

Elle le fit dans une révérence protocolaire se bornant à prier seulement qu'on lui permît de rejoindre ses bagages chez Symonne afin de s'y préparer pour le banquet. Mais le Duc refusa.

— Il ne saurait être question de demi-mesures, madame. Je désire que vous soyez pour cette nuit entière l'hôte de ce palais. Après tout, je ne vous demande rien... qu'un peu d'illusion : je veux m'imaginer un instant que, par la magie des Trois Rois, le temps est revenu. Je vais vous faire conduire à votre appartement...

Il frappa dans ses mains et presque aussitôt un homme portant les nouvelles couleurs du Duc, gris et noir, en épais satin brodé d'or apparut, s'inclina silencieusement.

— Conduisez la comtesse de Montsalvy à l'appartement que j'ai donné ordre de préparer. Quant à vous, madame, nous nous reverrons.

Dans un moment j'enverrai vous chercher celui qui sera, pour ce soir, votre chevalier servant, pour qu'il vous mène à table. Rassurez-vous, ajouta-t-il avec un sourire, ce sera encore un ami-Tout en suivant son guide, Catherine commença par le prier de prévenir son écuyer et son page mais il lui fut répondu que les deux jeunes gens avaient été conduits quelques minutes plus tôt chez dame Morel-Sauvegrain puisqu'ils n'avaient aucun service à assurer ce soir auprès de leur maîtresse... Décidément, Philippe ne laissait rien au hasard...

Lorsque après une infinité de couloirs, de galeries, de passages et d'escaliers son guide ouvrit une porte épaisse et basse puis s'effaça pour la laisser passer, Catherine, lorsqu'elle eut franchi le seuil qui lui parut celui d'une aurore, s'arrêta, médusée, doutant du témoignage de ses yeux... La chambre qu'elle découvrait, joyeusement éclairée par le grand feu flambant dans la cheminée de pierre blanche et par une forêt de bougies roses, c'était la sienne ! C'était exactement la chambre qui avait été décorée pour elle à Bruges, celle où elle avait connu tant de nuits d'amour avec Philippe, qu'elle avait quittée huit ans plus tôt pour s'en aller au chevet de son fils mourant et où, jamais, elle n'était revenue.

Comme dans un rêve, elle s'avança sur les épaisses fourrures blanches jetées sur le dallage, détaillant avec stupeur le merveilleux velours de Gênes rose des tentures, les meubles d'argent, les chandeliers massifs, les grands lis des vases, les miroirs et même, timbrant la hotte de la cheminée, les armes qu'au temps de son règne elle s'était choisies : la chimère bleue sur champ d'argent... Tout était exactement semblable au décor dont elle gardait encore le souvenir si vivant, tout jusqu'à la robe de satin blanc brodée de perles étalée sur la courtepointe rose et argent. Tout ce qu'elle avait laissé à Bruges... et qu'elle retrouvait à Lille...

L'évocation fut si précise, si vivante qu'instinctivement Catherine se tourna vers la petite porte à demi cachée par les rideaux du lit et qui menait à la pièce des bains, s'attendant à la voir s'ouvrir et Sara apparaître sur le seuil... Pour échapper à ce qu'elle crut être une hallucination, elle ferma les yeux, appuyant même ses mains sur ses oreilles pour mieux isoler son esprit, essayant de calmer l'émotion soudaine qui accélérait les battements de son cœur. Mais quand elle ouvrit les yeux, quand ses mains retombèrent, tout était encore semblable... à une seule exception près : en face d'elle le miroir vénitien lui renvoyait l'image grise et terne d'un jeune homme aux houseaux tachés de boue, au visage pâle sous les plis du chaperon défraîchi, un jeune homme qui jurait effroyablement avec cette chambre précieuse dans laquelle il semblait ne pouvoir se résoudre à s'avancer.

Deux femmes surgirent alors sans que Catherine sût dire d'où elles apparaissaient, deux femmes à la peau sombre, vêtues de blanc, des esclaves peut-être achetées à Venise ou à Gênes et amenées jusqu'aux rives de la mer du Nord. Philippe, elle le savait depuis longtemps, appréciait leurs services attentifs et pratiquement muets... Elles saluèrent profondément puis, avec de grands rires neigeux qui illuminaient leur teint luisant, elles s'emparèrent de Catherine et en un rien de temps la débarrassèrent de son attirail de coureur des grands chemins.

Les houseaux, les chausses collantes, le pourpoint, le camail qui enserrait la tête, la chemise, tout vola, tout disparut comme par enchantement et le miroir cette fois rendit à Catherine une autre image d'autrefois : celle de sa nudité sensuelle et grande sur laquelle les mains noires, avec des gestes émerveillés, étalaient le manteau fabuleux des cheveux d'or dénoués.

Et puis ce fut le bain parfumé de verveine, ce bonheur délicieux oublié depuis longtemps et qui vint à bout de sa dernière réticence.

Avec un soupir voluptueux, Catherine s'abandonna à sa chaleur odorante, laissant l'eau verte imprégner sa peau, l'assouplir, en faire glisser la poussière, la sueur et la fatigue... Il y avait si longtemps qu'elle n'avait connu un luxe aussi raffiné car même son beau château de Montsalvy ne lui offrait rien de tel...

Elle se sentit si bien, tout à coup, si détendue qu'elle en perdit la notion du temps. Les yeux clos, elle laissait son corps, délivré de toute pesanteur, flotter dans l'eau caressante. C'était, en vérité, un bain miraculeux car il rejetait pour un temps les soucis, les idées sombres, la peur du lendemain et en même temps rendait à Catherine le goût de la féminité, le désir d'être heureuse encore...

Sur le point de s'endormir, elle se laissa soulever hors du bain, envelopper dans une fine toile de Frise chauffée devant le feu, essuyer... Puis les mains noires qui, brusquement, lui rappelèrent Grenade et les soins minutieux de Fatima, se mirent à oindre et à masser sa peau qui redevenait miraculeusement souple et douce. On la parfuma - et ce parfum bien sûr était celui-là même dont elle avait usé jadis, coûteuse composition apportée du Levant par les caraques ventrues des marchands - on brossa longuement ses cheveux qui sous les mains habiles des baigneuses reprirent tout leur éclat mais, à la grande surprise de Catherine on ne les recoiffa pas en nattes serrées capables de supporter le poids et les épingles d'un hennin. Les servantes se contentèrent de les relever et de les emprisonner dans une large résille de perles fines qui en ramenait la longueur au milieu du dos.

De même, aucune chemise ne lui fut offerte et la robe de satin blanc glissa comme de l'eau fraîche tout le long de son corps. C'était une très grande robe, ceinturée juste sous la poitrine par une torsade de perles, avec de larges manches qui glissaient sur les bras nus et les découvraient facilement. Le décolleté en était si généreux qu'il encadrait plus qu'il ne cachait les seins de la jeune femme dont les pointes roses effleuraient le tissu. Des bas de soie attachés au-dessus du genou par des jarretières de dentelle et des petites pantoufles de satin blanc complétèrent cette toilette étrange. Mais quand les deux femmes sombres la prenant chacune par une main la ramenèrent dans la chambre rose et la posèrent devant le miroir, Catherine, inquiète et séduite, découvrit le reflet d'une princesse de légende... et aussi que le temps, les

souffrances et l'adversité avaient été sans pouvoir sur sa beauté : elle était plus royale que jamais.

Surprise, un peu éblouie aussi, elle prit plaisir, malgré elle, à se contempler ainsi un instant. Dans les profondeurs du palais, une musique lointaine et joyeuse se faisait entendre. La fête sans doute était commencée et l'on allait venir la chercher...

Une angoisse brusquement lui serra la gorge. Cette robe qui la déshabillait plus qu'elle ne la vêtait n'était pas faite pour subir les regards d'une foule. Philippe pensait-il donc l'exposer ainsi à demi-nue aux regards de ses invités, à ceux de son épouse, de René d’

Anjou, d'Arthur de Richemont ?... À aucun prix elle n'y consentirait

!...

Un soupir la fit retourner brusquement et elle vit qu'il était là. Tête nue, vêtu d’une longue robe noire qui l’emprisonnait de la nuque aux talons mais sur laquelle brillait une fabuleuse Toison d’ Or, il se tenait debout à quelques pas d'elle, bras croisés, adossé au chambranle de la porte. Il la regardait sans rien dire mais l'expression affamée de ses yeux était plus éloquente qu'une prière :

— Jamais tu n'as été si belle !... murmura-t-il et sa voix était si lourde de passion contenue que Catherine se sentit frémir mais avec l'insidieuse sensation de plaisir dont aucune femme, même la plus fidèle, ne peut se défendre en face d'un homme qu'elle sait tenir en son pouvoir. Jamais je ne t'ai autant aimée ! Tu ne sauras jamais à quel point je t'aime !

Il n'avait pas fait un mouvement, pourtant elle recula d'un pas comme devant un danger.

— Que veut dire cela ?

— Rien. Je t'aime...

— Mais enfin, vous m'aviez annoncé un ami... pourquoi êtes-vous ici ?

— Parce que je t'aime...

— Mais le banquet... la fête des Rois !

— Tu n'iras pas... et moi non plus ! Les Rois, les ducs, les princes souperont sans nous ! Moi, cette nuit, je ne veux qu'une reine... toi !

Je t'aime !

Appuyée contre une crédence, elle crispa ses doigts sur l'argent glissant, ferma les yeux pour résister au vertige qui montait. C'était comme si un abîme s'ouvrait soudain devant ses pas, un abîme où, tout à coup, elle mourait d'envie de se jeter... Elle tenta héroïquement de s'en défendre.

— Ce n'est pas vrai !... fit-elle d'une voix si faible qu'elle l'épouvanta. Vous avez une épouse, des maîtresses sans nombre, des bâtards... que venez-vous me parler d'amour !

— Parce que j'en ai le droit. Parce que je n'ai jamais aimé que toi...

— C'est impossible !...

— Crois-tu ?... Regarde cette chambre, ta chambre, celle où tu m'as donné tant de bonheur, celle où je t'ai aimée sans jamais arriver à l'assouvissement.

— Ce n'est pas ma chambre. Nous ne sommes pas à Bruges !

— En effet. Pourtant elle existe partout, cette chambre, dans tous mes palais je l'ai fait reproduire minutieusement, amoureusement...

Cette fois elle rouvrit les yeux, de larges yeux effarés si dilatés qu'il se mit à rire.

— Non, je ne suis pas fou ! Va à Bruxelles, à Dijon, à Hesdin, sans parler de Bruges, bien sûr, où ta maison demeure intacte, partout tu la retrouveras... comme tu retrouveras cette image.

Vivement il alla jusqu'à l'un des panneaux de velours, appuya sur un motif invisible et le mur s'ouvrit découvrant un grand portrait que Catherine considéra avec stupeur car non seulement elle ne l'avait jamais vu mais encore elle n'en soupçonnait même pas l'existence.

Une lente rougeur envahit son visage, son cou, sa gorge car le long panneau de peuplier la montrait nue, une rose à la main à l'exception d'un seul bijou ; une chaîne de rubis soutenant le bélier de la Toison qui semblait naître de l'or frisé de sa touffe féminine.

— Qui a fait cela ? souffla-t-elle.

— Van Eyck... sur mes indications ! Lui aussi t'aime et moi je pouvais décrire chaque pouce de ton corps. Il m'en a fait cinq...

identiques. Diras-tu encore que je ne t'aime pas ?

— C'est insensé... c'est de la folie ! La duchesse...

— N'a jamais vu ces chambres et ne les verra jamais. Moi seul en ai la clef et seules ces esclaves muettes s'en occupent quand je leur en donne l'ordre !

— Mais... pourquoi ?

— Pour te retrouver parfois, pour retrouver ton parfum, l'atmosphère que tu aimais. C'est vrai, j'ai des maîtresses sans nombre parce que ma chair a besoin d'une chair femelle mais aucune, jamais, n'a été admise à briller auprès de moi comme tu brillais toi ! Alors, quand je suis trop las de toutes ces femmes, quand je suis las de mon cœur vide et de ma tête politique, je fais allumer du feu dans l'une de ces chambres, j'y fais mettre des fleurs, des chandelles, j'y fais servir à souper et je bois, je bois jusqu'à ce que le souvenir de ta chair devienne insupportable... et puis je vais m'agenouiller devant toi, devant ton image... et je fais l'amour. Tout seul !... A présent, viens !

Il s'approchait d'elle et lui tendait la main. Elle recula pour éviter le contact de cette main comme si elle eût été rougie au feu.

— Non !...

Il se mit à rire.

— N'aie pas peur ! Je ne vais pas te jeter sur ce lit, si tentant soit-il.

Je t'ai invitée à souper, il me semble ? Alors viens souper ! On nous sert !

Il était écrit que cette nuit Catherine irait d'étonnement en étonnement.

Le sol s'ouvrait lentement. Une table toute servie monta du trou béant qui se referma sans plus de bruit. C'était une table fleurie, doucement éclairée et chargée de vaisselle d'or d'où montaient des odeurs délicieuses. Des hanaps ciselés et sertis de pierreries contenaient des vins chatoyants. Doucement, Philippe prit la main de Catherine, la conduisit à la cathèdre d'argent garnie de coussins placée près de la cheminée et la fit asseoir, les pieds sur une grande peau d'ours. Puis, avec autant d'habileté et d'élégance que l'un de ses écuyers tranchants il emplit un petit plat d'or de belles tranches de saumon.

Elle le regardait faire avec un étonnement qui se changeait en amusement. Il semblait avoir soudain tout oublié des confidences si étranges qu'il venait de lui faire. Joyeusement il emplit une coupe et la lui offrit.

— Mon meilleur vin de Beaune ! Celui dont je suis le plus fier.

Buvons à la nuit des Rois ! A la plus belle nuit de l'année... À la plus belle dame d'Occident !

Ils trinquèrent ensemble, burent et Catherine laissa, avec plaisir, le vin chaleureux couler en elle, réveillant le souvenir assoupi d'autres heures aussi détendues.

— Pourquoi, dit-elle cependant, m'avoir joué cette comédie ?

— Laquelle ?

— Ce banquet solennel auquel vous vouliez que j'assiste ?

— Autrefois j'étais Philippe, pour toi... et tu me disais tu ! ... »

reprocha-t-il doucement. Puis, changeant de ton : « Aurais-tu accepté si je t'avais dit que je te voulais pour moi seul, que j'étais décidé à abandonner mes hôtes, ma cour pour quelques heures de notre ancienne intimité ?

— Non, je ne crois pas... dit-elle franchement.

— Tu ne crois pas ? Mais peut-être n'en es-tu pas tout à fait sûre ?

— Peut-être...

— Merci ! Buvons encore !

Le souper fut gai, amical. Philippe était joyeux et Catherine retrouvait, non sans plaisir, le compagnon charmant qu'il avait été si souvent jadis, bien loin des charges et des grandeurs de la couronne. Il lui dit les derniers vers de ses poètes, chanta la dernière chanson, lui raconta les derniers potins, glissa même quelques informations purement politiques, entre autres sa décision de rendre prochainement sa liberté au roi René... Catherine l'écoutait les yeux mi-clos, envahie d'un bien-

être qui lui paraissait tout nouveau après tant de misères et de tribulations.

Quand on en fut au dessert, il vint s'asseoir à ses pieds, sur la peau d'ours, et lui offrit des dragées qu'elle se mit à croquer. Il avait posé le drageoir sur ses genoux où l'une de ses mains se posa elle aussi mais si doucement que Catherine un peu perdue dans les brumes du vin trop généreux ne protesta pas. Appuyée aux coussins de velours, elle rêvait, laissant son esprit vagabonder à travers les souvenirs d'autrefois, le mettant en quelque sorte en vacances de ses chagrins habituels.

Elle ne parut pas s'apercevoir que Philippe lentement se redressait, s'agenouillait, laissait ses mains remonter insidieusement le long de ses cuisses qu'elles caressaient ; mais, derrière ses paupières baissées elle en suivait en frémissant le lent cheminement. Avec anxiété aussi.

Se pouvait-il que son corps, si monstrueusement malmené voici encore si peu de temps, pût retrouver si vite, et avec tant d'exigence, le grand besoin d'amour qui avait failli la jeter dans les bras de René d'Anjou ? Or les mains de Philippe, chaudes et habiles, de Philippe qui avait toujours été un amant incomparable faisaient naître en elle les sensations oubliées de jadis, ces appels profonds, ces explosions brûlantes qui, longtemps, lui avaient tenu lieu de bonheur ?