— La ville basse !... elle flambe !

Dégringolant des chemins de ronde, Bérenger de Roquemaurel traversa au galop l'immense cour du château pour se ruer dans l'escalier du haut logis seigneurial. Mais à quatorze ans on a du souffle et ce fut à pleine voix que le page claironna, du seuil, sa nouvelle.

Comme un projectile elle traversa la chambre silencieuse, atteignit l'encoignure de la fenêtre et le banc de pierre où Catherine usait interminablement un temps qui semblait s'être arrêté à tout jamais pour elle.

Depuis que les portes de Châteauvillain s'étaient ouvertes, devant elle et ses jeunes compagnons, par une aube de désespoir, la dame de Montsalvy avait passé là le plus long de ses heures assise, les mains oisives et les yeux clos sur les souvenirs doux et amers dont elle ne savait plus endiguer le flot.

Le plus cruel, le plus déchirant était le dernier : Arnaud, son époux, gravement blessé et agonisant dans la maison du notaire, à deux pas mais hors de portée. Catherine n'avait eu aucun moyen de savoir s'il était mort ou s'il vivait encore, otage inconscient aux mains subtiles et féroces de son dangereux compagnon d'aventures, Robert de Sarrebruck, damoiseau de Commercy, avec pour seule défense une robe de moine usée, celle du petit frère Landry, l'ami de toujours que le Ciel avait suscité si fort à propos pour aider Catherine à l'heure du plus abominable des choix1. Mais Landry avait-il réussi, comme il avait juré de le tenter, à sauvegarder cette vie si près de s'éteindre ?

Depuis qu'échappant elle-même au Damoiseau, elle avait réussi à gagner l'abri du château, Catherine avait mille fois repassé dans son esprit les événements des derniers mois : le siège de Montsalvy par les pillards du Gévaudan puis son départ à elle, Catherine, pour rechercher dans Paris son époux menacé d'assassinat. Et puis tout ce qui s'était ensuivi : Arnaud, prisonnier à la Bastille, puis en fuite et les efforts qu'elle avait dû fournir pour le tirer de ce mauvais pas. Ensuite cela avait été l'appel de sa mère mourante à Châteauvillain et enfin l'horrible surprise de l'arrivée... Malgré l'angoisse et la douleur qu'elle avait éprouvées quand Arnaud avait été si cruellement blessé, Catherine n'était pas parvenue à effacer de son esprit l'horreur qui s'en était emparée lorsqu'elle s'était aperçue qu'un capitaine d'Écorcheurs nommé la Foudre et Arnaud de Montsalvy ne formaient qu'un seul et même personnage. Enfin tout le reste, le malentendu élevé entre les deux époux par la jalousie d'Arnaud persuadé que Catherine allait rejoindre, dans Châteauvillain, non pas sa mère mais le duc de Bourgogne, son ancien amant. Avant de tomber sous les carreaux d'arbalète, Arnaud avait chassé sa femme, jurant qu'il la tuerait si elle osait reparaître à Montsalvy. Tout cela était tellement stupide, tellement fou ! Mais le seigneur de

1 Voir Piège pour Catherine.

Montsalvy, dans son orgueil et sa violence, avait-il jamais accepté de raisonner comme n'importe quel homme de chair et de sang ? Dieu seul pouvait savoir ce qu'il adviendrait de l'amour d'autrefois s'il était encore en vie !...

— Dame Catherine, répéta la voix impatiente du jeune garçon, avez-vous entendu ? Le feu est...

Il n'acheva pas. Comme si quelque chose venait de ressusciter en elle, Catherine sortait de sa torpeur, se redressait tandis qu'un flot de sang montait à ses joues pâles. Bérenger poussa un grand soupir de soulagement en la voyant poser enfin sur lui un regard attentif. Il y avait tant de jours qu'il usait en vain ses plus beaux poèmes, ses plus douces chansons pour essayer de ramener une lueur d'intérêt dans les grands yeux violets, toujours si étrangement absents lorsqu'ils n'étaient pas fermés.

Ce qu'il pouvait y lire, à présent, ressemblait à de l'effroi ; mais Bérenger de Roquemaurel aimait bien mieux voir sa maîtresse terrifiée qu'indifférente.

— Comment cela, le feu ? murmura-t-elle. Qui donc l'a allumé ?

— Probablement les hommes du Damoiseau avant de partir. Ils ont complètement disparu de la ville basse. On n'en voit plus un seul nulle part mais, à l'exception de l'église, tout brûle !

Cette fois elle était debout et traversait la salle en courant. Le page s'élança derrière elle et parvint à l'escalier juste à temps pour voir la queue de sa robe onduler comme une vipère noire sur les larges degrés de pierre. En un instant tous deux furent en bas.

La cour du château ressemblait à une mer en furie. Les soldats du sire de Vandenesse qui étaient venus à la rescousse de Châteauvillain menacé mais dont les sorties, cependant vigoureuses, n'avaient pas réussi à desserrer la tenaille refermée autour de la ville, étaient en train d'enfourcher leurs chevaux avec une ardeur qui ressemblait à de la rage. Toute la cour sentait la graisse d'armes et le crottin de cheval.

Les hommes juraient, sacraient ou adressaient au ciel des vœux insensés s'il leur permettait de mettre enfin la main sur ce Damoiseau d'enfer !

Au milieu de cette agitation, Catherine aperçut le gigantesque hennin drapé de crêpe de son amie Ermengarde, voguant sur une houle d'hommes, de chevaux et de ferrailles comme un vaisseau aux voiles noires. Suivie de deux servantes armées de bonbonnes, la dame de Châteauvillain versait elle-même le coup de l'étrier aux soldats et ne leur ménageait ni le vin de Beaune, ni les encouragements ; sa voix tonnait comme celle d'une bombarde à l'assaut d'une ville.

— Ma meilleure métairie et un plein sac d'or à qui de vous, mes braves, m'apportera la tête du Damoiseau ! criait-elle. Allez ! Buvez !

On se bat mieux quand on a les idées gaies !....

Pour la première fois depuis son arrivée à Châteauvillain, Catherine sourit. Cette Ermengarde ! Le temps semblait n'avoir aucune prise sur elle ! Le fracas des armes lui faisait le même effet qu'un appel de trompette sur un vieux cheval de bataille. N'avait-il pas fallu, quelques jours auparavant, s'y mettre à quatre pour l'empêcher de revêtir l'armure de son ancêtre, Enguerrand le Fort, et d'aller défier elle-même Robert de Sarrebruck ? Et comme Catherine lui rappelait que ses jambes n'étaient plus d'âge à soutenir un combat, elle avait riposté :

— C'est le bras qui manie l'épée, pas la jambe ! Allez donc voir celles de mon cheval ! Elles soutiendraient la voûte d'une église !...

Néanmoins, elle avait finalement consenti à ne pas enfourcher ce vigoureux destrier et à s'en remettre au sire de Vandenesse du soin de mener l'attaque, laquelle d'ailleurs n'avait pas été plus fructueuse que les autres : les écorcheurs semblaient avoir planté leurs griffes dans Châteauvillain jusqu'à la consommation des siècles.

Comme Catherine, debout sur la dernière marche du perron, hésitait au bord de la cour houleuse comme au bord d'une mare, une voix murmura à son oreille :

— La comtesse offre une fortune pour la tête du Damoiseau, belle dame ! Me donnerez-vous un sourire... et peut-être un baiser si je vous l'apporte ?

Elle tressaillit, fronça les sourcils, désagréablement surprise comme chaque fois qu'elle approchait le seigneur de Vandenesse. Depuis qu'elle avait cherché refuge derrière les murs de Châteauvillain, il l'entourait d'une cour suffisamment discrète pour n'être pas gênante ; mais c'était son aspect physique qui déplaisait le plus à la jeune femme, à cause de cette ressemblance qu'il avait avec le duc de Bourgogne, ressemblance funeste et qui avait causé, entre elle- même et son époux, le drame du dernier jour'.

A dire vrai, pour qui connaissait bien Philippe le Bon, Vandenesse n'était pas, et de loin, un reflet fidèle. Il avait la même tournure, presque la même figure que le duc mais il y manquait ce grand air, à la fois affable et imposant qui rendait le prince inimitable, même sous la carapace de l'armure. Seuls ceux qui n'avaient jamais approché Philippe pouvaient s'y laisser prendre...

Elle regarda Vandenesse au fond des yeux.

— Je n'ai que faire, messire, de la tête du Damoiseau ! Seul m'importe le sort de mon époux... du seul homme ici-bas qui puisse réclamer de moi un baiser ! Je ne suis plus la dame de Brazey, baron2

! J'ai même oublié tout ce qui la concernait. En outre, je suis de celles pour qui votre ressemblance avec monseigneur le duc n'est pas évidente !...

— Elle me gêne autant que vous, Madame ! Aucun homme n'aime à être pris pour un autre ! Quant à la tête du Damoiseau, vous en ferez ce que vous voudrez si Dieu me l'accorde... et je me contenterai d'un sourire !

Voir Piège pour Catherine (Chez Pocket, ainsi que les autres titres du cycle).

1.

Garin de Brazey, le premier époux de Catherine, avait été exécuté pour 2.

rébellion contre le Duc. Voir 11 suffît d'u/i amour.

Il s'inclina, s'éloigna vers son cheval qu'un page tenait en bride tandis que Catherine, toujours suivie de Bérenger, aussi muet et silencieux qu'une ombre, se dirigeait vers l'escalier du chemin de ronde avec la curieuse impression de revenir plusieurs mois en arrière quand, sous la pluie incessante d'un printemps désastreux, elle escaladait, le cœur chaviré d'angoisse, les remparts de Montsalvy assiégé par le Loup du Gévaudan, ne sachant jamais très bien quelle horreur nouvelle ses yeux allaient découvrir.

Cette fois elle s'attendait au spectacle annoncé, mais elle en éprouva tout de même un choc pénible : toute la ville basse flambait comme un bûcher de sorcière, souillant d'épais rouleaux de fumée les teintes délicates du ciel automnal. Sans la rivière où se reflétait l'incendie, les hautes flammes eussent dévoré les broussailles de la motte féodale et se fussent lancées à l'assaut du château.

Le regard de la jeune femme fouilla le brasier, cherchant à distinguer un toit, un pignon, une fenêtre : celle de la maison du notaire où elle avait dû abandonner son mari blessé mais tout se fondait dans le cœur ardent du feu. La ville basse, de bois et de torchis, s'en allait vers le ciel par le noir chemin de ses fumées...

L'un des merlons du couronnement parut se dédoubler en une longue silhouette grise qui s'approcha.

— C'est du travail bien fait ! commenta tranquillement Gauthier.

Le Damoiseau a tendu entre nous et lui un beau rideau de flammes à l'abri duquel il a pu se retirer sans hâte excessive et le sire de Vandenesse n'a pas besoin de tant se presser ! Il faudra bien qu'il attende que cela s'éteigne ! Je ne vois pas un trou dans le rideau.

— Il ne peut plus y avoir âme qui vive là-dedans, n'est-ce pas ?

murmura Catherine au bord des larmes.

Gauthier de Chazay, étudiant en rupture de Sorbonne promu écuyer de la dame de Montsalvy au hasard d'une bagarre et d'un séjour au Grand Châtelet, haussa les épaules et gratta sa tignasse rousse.

— A moins d'être une salamandre !... mais, soyez tranquille, il n'y avait plus personne. Quand on brûle des gens il est bien rare qu'ils ne protestent pas et je n'ai rien entendu. Pourtant il y a longtemps que je suis là !

Brusquement, la jeune femme tourna le dos au brasier.

— Je veux me rendre compte par moi-même. Allez me seller un cheval, Gauthier !...

— Pour que vous lui rôtissiez les naseaux sans autre résultat que risquer de flamber vous-même ? Certainement pas ! S'il trouve quelque chose, ce grand tranchemontagne de Vandenesse saura bien venir nous le dire ! riposta l'étrange écuyer sans paraître s'apercevoir du froncement de sourcils de sa maîtresse. De toute façon, soyez sans crainte, dame Catherine, j'irai vous le chercher, ce cheval, mais tout à l'heure ! Pour l'instant vous ne pouvez rien faire pour le village.

Bientôt il ne sera plus que cendres. Quant à l'excursion que vous projetez certainement, elle peut attendre une heure ou deux j'imagine.

— Et quelle est, selon vous, cette excursion ?

— Oh, ce n'est pas difficile à deviner, croassa timidement Bérenger d'une voix fêlée par la mue. Nous y pensons tous ! Nous avons tous envie d'aller dans la forêt, au prieuré des Bons Hommes, afin de voir si le frère Landry est rentré car il est bien le seul capable de nous donner des nouvelles de messire Arnaud.

— Reste à savoir si ces démons ne l'ont pas emmené avec eux...

Quoi qu'il en soit, Gauthier, soupira Catherine, j'aimerais que vous ne discutiez pas mes ordres lorsque je vous les donne. Je sais bien que, depuis notre arrivée ici, j'ai positivement cessé d'exister mais je ne suis pas encore complètement stupide et j'aimerais que vous évitiez de me donner cette impression de n'être plus qu'une attardée mentale.

Il y avait des larmes dans ses yeux et cela suffit à jeter le jeune Chazay à genoux, débordant de contrition.

— Vous n'êtes ni stupide ni attardée, s'écria-t-il mais vous avez beaucoup trop souffert. Or, l'angoisse et les pensées claires n'ont jamais fait bon ménage. Alors, fiez-vous plutôt à nous, notre dame !

Vous savez bien que nous serions capables d'aller jusqu'en enfer si nous pensions qu'il était possible d'en ramener votre seigneur époux et, en même temps, un peu de bonheur ! Courage ! C'en est fini de vous ronger dans la réclusion et l'inaction ! Vous allez redevenir vous-même et, bientôt, vous retrouverez vos enfants, vos terres, vos gens.

Cette fois, elle ne put s'empêcher de sourire à la vie qui brillait dans les yeux gris du garçon tandis que, déjà, il se relevait. Les moments d'émotion étaient rares chez Gauthier et quand il s'y laissait aller il semblait les regretter aussitôt. Déconcertée mais un peu rassérénée Catherine le regarda courir le long du chemin de ronde, dégringoler le raide escalier de pierres brutes et galoper vers les écuries. Avec un soupir, elle se détourna, chercha l'épaule de Bérenger, y appuya sa main.

— Eh bien ! fit-elle, remettons-nous-en donc à messire Gauthier

!...

La cour se vidait. Les derniers cavaliers du lourd escadron franchissaient le pont-levis abattu qui avait ouvert, dans la muraille grise, une grande ogive de ciel bleu où voltigeait encore une sinistre spirale de fumée noire. Debout sur le perron, les poings aux hanches, dame Ermengarde regardait disparaître la bannière de Vandenesse. A l'approche de son amie, elle tourna vers elle un œil brillant d'excitation.

— On va enfin pouvoir faire quelque chose de plus intéressant que de la tapisserie ! s'écria-t-elle. Et si on allait faire un tour jusque chez le frère Landry ?

Ça doit être possible en pataugeant dans la rivière. Qu'en dites-vous ?

— Que vous avez raison une fois de plus...

Un moment plus tard, les deux comtesses quittaient la rivière et plongeaient avec délices dans la fraîcheur humide de la vieille forêt gauloise embaumée par toutes les senteurs de l'automne. Après la fournaise que l'on avait côtoyée un instant, c'était comme un bain de jouvence dans lequel se détendait le corps et se retrempait l'âme.

Aussi, à mesure que les pas de son cheval traçaient leur chemin sur le tapis d'herbes et de feuilles où pointait parfois le chapeau rose d'un champignon, Catherine croyait-elle sentir se détacher de son corps, comme les squames d'une longue maladie, les morceaux de l'étouffante carapace de silence qui au fil des semaines s'était refermée lentement sur elle.

Tout à l'heure, elle avait découvert avec étonne- ment que ses amis la traitaient avec les précautions et la pitié attentives réservées aux grands malades et qu'en s'éveillant d'un douloureux sommeil qui avait duré un mois, son esprit n'avait pas gagné en agilité. Cela tenait à ce que sa réclusion dans Châteauvillain lui avait paru devoir être éternelle. Mais à présent la vie revenait à grandes bouffées, portée par l'espoir tremblant d'apprendre enfin ce qu'il était advenu d'Arnaud.

Le petit prieuré des Bons Hommes de la forêt apparut dans une trouée de soleil, chauffant ses pierres grises dans l'odeur des menthes et des mélisses. Une cloche au timbre grêle tintait doucement dans le clocher bas, reflété par l'eau verte de l'Aujon. Avec le chant des oiseaux et le friselis de l'eau c'était le seul bruit de ce coin que la prière et la paix mettaient hors d'un temps que les hommes vouaient follement à la guerre, à la destruction et à l'horreur.

Sautant à bas de son cheval, Gauthier alla tirer la corde qui pendait le long d'une porte lourdement cintrée mais dont le vantail avait eu des malheurs car les planches disjointes étaient sommairement consolidées par des ais de bois cloués en travers avec plus de souci de vigueur que d'harmonie.

À l'appel de la cloche, cette porte s'ouvrit avec un cri de protestation, découvrant un personnage tellement grand et tellement velu qu'il ressemblait à un ours habillé en moine. Son visage, à l'exception d'un nez rond et de deux yeux méfiants, disparaissait sous une exubérance de poils roux assortis aux touffes drues qui, telles des herbes folles, jaillissaient du dos de ses énormes mains et du col de sa robe rapiécée.

— Qu'est-ce que vous voulez ? fit-il sans grâce excessive mais d'une étrange voix flûtée parfaitement insolite chez un ours.

Le faux-bourdon de la comtesse Ermengarde entreprit avec lui un curieux duo.

— Allons, frère Ausbert, ouvrez cette porte ! Nous voulons seulement voir votre saint prieur. Le père Landry est bien ici, n'est-ce pas ? Il est revenu, je pense.

L'interpellé s'empressa aussitôt, torturant sa figure en une grimace qui, par un temps très sombre, aurait pu passer pour un sourire.

— Doux Jésus ! Dame Ermengarde ! Dame Ermengarde en personne !... Faites excuses, madame la comtesse, mais je ne vous avais pas aperçue.

— C'est que votre vue baisse, mon frère, car mon volume est toujours le même. Alors, ce prieur ?

Le sourire se changea en une lippe si douloureuse que l'on put croire que le géant allait se mettre à pleurer.

— Hélas ! dame Ermengarde, il est bien là !... Mais en quel état !

Je ne sais si vous pourrez le voir... même vous !

Déjà Catherine avait glissé de son cheval pour s'approcher du moine. Une nouvelle angoisse venait de naître en elle.

— Mon Dieu ! Frère Landry n'est pas ?... Je vous en supplie, mon frère, dites-nous la vérité !

— Non, pas encore mais notre petit frère Paterne qui connaît les simples et le soigne n'a guère d'espoir cle le tirer d'affaire !

— Comment est-ce arrivé ?

Frère Ausbert secoua furieusement sa crinière sur laquelle la tonsure ressemblait à une clairière envahie de mauvaises herbes.

— Par la faute de ces faillis chiens, bien sûr : les maudits routiers qui tenaient le pays ! Hier, ils sont venus jusqu'ici pour prendre tout ce que nous avions de provisions. Ils ont enfoncé la porte et, quand ils se sont retirés, nous avons trouvé le corps de notre prieur sur le seuil. Ils l'avaient traîné jusqu'ici à la queue d'un cheval !

À ce souvenir, le moine se mit à pleurer pour de bon mais Gauthier coupa court à ses larmes.

— Raison de plus pour nous le laisser voir ! Je suis un peu médecin...

— Oh alors ! Entrez !... Entrez vite ! Mon Dieu ! s'il y avait encore un petit espoir... même tout petit !...

Au pas de course cette fois, frère Ausbert entraîna les visiteurs à travers l'enclos ravagé qui avait été un potager. Le couvent tout entier ressemblait assez à un village après un raz de marée. Portes et fenêtres avaient toutes subi des dommages et les coulées noires d'un incendie hâtivement éteint se voyaient sur le mur de la chapelle. Quant à la poignée de moines qui apparut, attirée par le bruit, elle était dans un état pitoyable. Tous portaient des pansements de fortune.

Mais Catherine ne vit pas grand-chose de tout cela. Son cœur et sa pensée s'attachaient seulement à l'ami d'autrefois, un instant retrouvé dans de si tragiques circonstances et qui l'avait aidée au péril de sa propre vie. L'idée qu'il allait mourir parce que justement leurs chemins s'étaient croisés de nouveau lui était insupportable.

Son cœur se serra plus encore quand elle le vit, étendu sur une étroite couchette faite de planches et d'un peu de paille, son corps émacié à peine recouvert d'une mauvaise couverture. Un petit moine tout rond, agenouillé à son chevet, appliquait des cataplasmes d'herbes fraîches sur son visage tuméfié.

Les yeux clos, Landry se laissait faire, ses mains, déchirées par les cordes, doucement croisées sur sa poitrine. Sous les lambeaux de sa robe monastique, on pouvait voir d'autres pansements végétaux, si grossiers que la comtesse Ermengarde en eut un haut-le- cœur.

— Dans quel état le voilà ! gronda-t-elle. Et si je comprends bien il n'y a même plus de quoi le soigner ici ?...

— Les bandits ont tout pris, rugit frère Ausbert. Jusqu'à la réserve de charpie et d'onguents du frère Placide. Nous n'avons plus rien, que les herbes de la forêt !

Un instant plus tard, la cellule du prieur avait repris ses dimensions normales. Ermengarde était repartie bruyamment pour Châteauvillain, traînant à sa suite son écuyer et Bérenger, clamant qu'elle allait ramener ce qu'il fallait pour secourir le couvent. Cependant Gauthier écartait doucement Catherine qui voulait à tout prix soigner son ami.

— Laissez-le-moi un moment, dame Catherine ! Je vais l'examiner. Le frère Placide m'aidera, ajouta-t-il avec un coup d'œil vers le petit moine qui approuva d'un signe de tête.

— Vivra-t-il ? demanda la jeune femme.

— Il vit pour le moment et c'est déjà beaucoup ! Il semble respirer sans trop de peine mais je ne peux encore rien dire d'autre. Vous savez bien que je ferai de mon mieux, ajouta-t-il en poussant la jeune femme vers la porte, mais je n'ai malheureusement pas la science que possèdent les Arabes ou les juifs...

Un médecin arabe ! Tandis qu'elle errait dans le petit cloître rustique qui cernait le jardin dévasté, la pensée de Catherine rejoignit à travers l'espace son vieil ami Abou al-Khayr, le médecin de Grenade, l'homme-miracle dont la sagesse et la science s'entendaient si bien à sauver les corps et à réconforter les fîmes. C'était une étrange idée, sans doute, qu'évoquer ce fils de l'Islam sous les voûtes d'un monastère chrétien. Pourtant Catherine ne se sentait pas sacrilège car les hommes de bien sont partout chez eux. Abou savait trouver les mots qui consolent et revivifient, les gestes qui sauvent autant et mieux qu'un chrétien.

Catherine, tout à coup, éprouvait le besoin déchirant de le revoir car, malgré l'amitié dont elle était entourée, jamais elle ne s'était sentie aussi seule, aussi coupée de ses racines profondes. Si Landry mourait à présent, plus personne ne saurait lui dire ce qu'il était advenu d'Arnaud, s'il était toujours vivant ou si son grand corps indomptable avait déjà commencé à se dissoudre sous quelques pelletées de terre à Châteauvillain.

Elle se reprocha aussitôt cette pensée égoïste qui d'ailleurs traduisait mal son état d'esprit. La vérité était que si Landry mourait, elle aurait l'impression d'avoir doublement perdu Arnaud...

L'apparition de Gauthier brisa le cours mélancolique de ses réflexions. Le jeune homme était sombre, trop visiblement soucieux pour que Catherine ne s'affolât pas aussitôt.

— Alors ?...

— C'est difficile à dire ! Je me demande s'il lui reste un seul os encore intact. Ces brutes ne l'ont pas ménagé.

— A-t-il sa connaissance ?

— Non. Et je dirais même heureusement. Ainsi il souffre moins...

Pourquoi ? Mais pourquoi ont-ils fait ça ? explosa-t-il soudain en arrachant avec fureur un innocent liseron qui serpentait sur les piliers du cloître. Et surtout, pourquoi maintenant ? Voilà plus d'un mois qu'il nous a aidés à fausser compagnie au Damoiseau...

— Vous pensez qu'ils auraient dû le martyriser plus tôt ? coupa Catherine scandalisée.

C'est un peu ça, si l'on s'en tient à la seule logique. Ne vous fâchez pas, dame Catherine et, je vous en prie, essayez de comprendre ce que je veux dire. Je cherche une raison, une raison valable à ce désastre, une raison qui ne soit pas nous. Si le Damoiseau voulait lui faire payer notre fuite, il l'aurait tué sur l'heure, sans attendre ; je vous avoue que depuis notre arrivée au château de dame Ermengarde il ne s'est pas levé une aurore sans que je coure au chemin de ronde avec la crainte de découvrir son cadavre pendu à quelque arbre ou glissant au fil de l'eau mais, à mesure que le temps passait, mes craintes s'apaisaient.

— Allez-vous chercher des raisons logiques à un acte de sauvagerie gratuite ? s'emporta Catherine. Robert de Sarrebruck est un démon qui tue pour tuer, qui torture pour le plaisir...

— ... mais qui, jusqu'à présent, manifestait tout de même un certain respect de l'Eglise. J'entends par là qu'il évitait de tuer ses représentants, car bien entendu ce respect ne s'étendait tout de même pas jusqu'aux biens matériels. Pour qu'il ait osé infliger un traitement aussi barbare à un homme de Dieu, il faut qu'il soit devenu fou... ou qu'une raison bien impérative l'y ait poussé !...

Catherine hocha la tête, mal convaincue, mais Ermengarde, en revenant un moment plus tard à la tête d'un cortège de mules et de chariots chargés assez généreusement pour ravitailler un village, se rangea entièrement à son avis : le supplice infligé à Landry et dont, normalement, il aurait déjà dû mourir, répondait à une exigence ; mais laquelle ?...

— C'est malheureusement une question à laquelle le malheureux me paraît bien incapable de répondre ! soupira-t-elle en conclusion.

Avec l'énergie du désespoir, Gauthier entreprit de soigner Landry, secondé par Catherine et Bérenger qui, muets d'angoisse, assistèrent à la lutte farouche que le jeune homme menait contre la mort avec les moyens malheureusement réduits que la médecine de l'époque mettait à sa disposition et ceux infiniment plus vastes de son ingéniosité. La bataille se prolongea jusqu'au cœur de la nuit tandis que, groupés dans leur chapelle dévastée, les moines imploraient le Ciel en une prière fiévreuse où alternaient les psaumes de la Pénitence et les supplications, pour obtenir de Dieu miséricorde à un prieur qu'ils semblaient aimer beaucoup.

A mesure que les heures coulaient, l'espoir s'amenuisait. La respiration du blessé s'écourtait, s'embarrassait de râles sinistres qui faisaient gronder Gauthier et pleurer Catherine. La peau du visage, déjà cireuse, devenait grise comme si l'ombre éternelle s'étendait lentement sur le frère Landry. En dépit de tous ses efforts, le médecin novice ne parvenait pas à ramener une étincelle de conscience dans le corps torturé.

Vers la fin de la nuit, il devint évident que le peu de vie qu'il gardait encore s'enfuyait rapidement et qu'il n'était plus possible de croire au miracle. Il y avait des heures que Catherine n'avait pas quitté le chevet de son ami. Elle était agenouillée, tenant, comme un oiseau fragile, la grande main rugueuse entre les siennes, priant de tout son cœur, sans le moindre égoïsme cette fois, reprise tout entière par cet autrefois plein de charme que représentait le mourant. Celui de l'enfance heureuse vécue côte à côte entre les maisons biscornues du Pont-au-Change à Paris, dans le joyeux vacarme quotidien des boutiques d'orfèvres pleines du bruit clair des outils sur le métal précieux et les criailleries des changeurs lombards ou normands qui leur faisaient face. C'étaient les courses à deux sur les grèves pour observer les gros chalands ventrus qui montaient ou descendaient le fleuve, les baignades à la belle saison, les flâneries gourmandes dans les cuisines quand le parfum des confitures de Jaquette Legoix ou de Maman Pigasse réussissait à vaincre les odeurs de poisson, les batailles de boule de neige et les glissades sur la Seine quand l'hiver étreignait Paris, les escapades enfin vers tous les lieux étranges ou fascinants de la grande ville qui attiraient leur curiosité enfantine, du palais des Rois au corps de garde du Châtelet, de Notre-Dame aux abords des inquiétantes cours des Miracles. Et Catherine à présent sentait mourir en elle, en même temps que Landry, la petite fille qu'elle avait été car, après lui, plus personne ne se souviendrait du Pont-au-Change pour en parler avec elle avec le sourire heureux qui accompagne l'évocation des jours d'enfance...

— C'est la fin !... murmura la voix enrouée de Gauthier tandis qu'il rejetait avec colère l'écuelle de potion dont il humectait continuellement les lèvres du mourant.

Un sanglot déchira la gorge de Catherine avec un cri de révolte.

— Non !... C'est trop injuste !...

Au son de sa voix, Landry eut un frisson. Ses paupières qui semblaient déjà peser le poids du granit qui allait les ensevelir, frémirent et se soulevèrent péniblement découvrant la prunelle sans éclat. Celle-ci tourna dans l'orbite, s'arrêta sur le visage en pleurs. Les lèvres déchirées ébauchèrent un sourire.

— II... vit ! murmura Landry dans un souffle qui fut le dernier.

Tout était fini. Le gamin de Paris, le chevaucheur de la Grande Écurie de Bourgogne, le moine de Saint- Seine et de Châteauvillain avait rendu à Dieu son âme droite et simple dont Catherine seule avait réussi à disputer une part à Dieu.

— Landry ! balbutia-t-elle à travers ses larmes, Landry !...

pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?...

La poigne vigoureuse d'Ermengarde remit la jeune femme debout, non sans que ses genoux ankylosés ne lui eussent arraché une plainte, mais ce fut pour la garder contre elle, l'envelopper de toute sa tendresse rude et chaleureuse.

— Parce que l'heure était venue, Catherine, une heure que, très certainement, il n'aurait pas voulue différente !

— Il est mort pour moi... à cause de moi !

— Non, il est mort parce que Dieu l'a voulu... et peut-être bien parce que lui-même l'a voulu ! Aux âmes comme la sienne, seul le martyre apporte une réponse satisfaisante. Vous gardiez en vous le souvenir de l'enfant, du jeune garçon mais vous ne connaissiez pas l'homme et sa soif inapaisable d'absolu. Moi, je l'ai connu ! De son Dieu, il eût accueilli les pires disgrâces comme une bénédiction, il eût accepté la lèpre, la peste comme une faveur. Vous ne savez pas à quel point il souhaitait donner sa vie pour ses frères ! Il est exaucé, à présent, et vous savez aussi bien que moi qu'il est mort heureux...

mais oui, heureux puisqu'il a pu utiliser son dernier souffle pour calmer une souffrance, apaiser une angoisse chez un être qu'il aimait !

Le frère Landry est mort, mais votre époux vit et il était joyeux de pouvoir vous le dire ! Venez maintenant, il nous faut le rendre à ses frères... Sacre- bleu ! Mais qu'avez-vous ?

Avec un hoquet horrifié, Catherine venait de s'arracher de ses bras.

Ses yeux étaient pleins d'horreur.

— Arnaud vit ? Mais où, mais comment ?... Est-il toujours le compagnon de ce démon de Robert ? Oh ! Ermengarde, dites-moi qu'il n'était pas avec lui, qu'il n'a pas participé à cette abomination ?

L'idée qu'il ait pu être l'un des bourreaux de mon pauvre Landry est intolérable !...

— Ne pensez pas cela, dame Catherine ! coupa vivement Bérenger. Vous connaissez messire Arnaud mieux que personne. Il est rude, dur, violent, tout ce que vous voudrez, mais il craint Dieu et, jusqu'à ce qu'il se croie victime d'une injustice, il a toujours été vrai et preux chevalier !... Pensez seulement qu'il vit, et ne cherchez pas d'autres raisons de le détester.

À travers ses larmes, Catherine sourit au page défendant si vaillamment son seigneur et se tut. Pour rien au monde elle n'eût voulu entamer la foi de l'adolescent et c'eût été le faire que lui expliquer ses doutes, lui faire comprendre que, justement, elle n'était plus très sûre de bien connaître son époux.

Que sous la fière silhouette d'Arnaud de Montsalvy ait pu surgir même un seul instant la personnalité sanglante de l'écorcheur La Foudre, c'était une chose qu'elle n'aurait jamais pu imaginer deux mois plus tôt. Elle se fût laissée couper en morceaux plutôt qu'admettre que ce fût seulement possible. Il lui avait pourtant bien fallu se rendre à la dramatique évidence. En outre, elle connaissait trop l'aveugle jalousie d'Arnaud envers tout ce qui touchait au passé de sa femme. Que Landry eût parlé d'elle avec un rien de tendresse avait pu suffire à faire du mari son ennemi.

Et, tandis que, dans l'aube grise et fraîche, elle regagnait Châteauvillain à travers les bois où le chant d'une alouette triomphant comme la Résurrection, répondait au glas triste et doux du petit couvent, Catherine ne savait plus très bien s'il y avait en elle plus de joie que de crainte, plus d'espoir que d'angoisse. Il lui fallait bien remettre à plus tard la solution d'un problème sans réponse possible et se contenter de ce cadeau du destin, précieux et redoutable tout à la fois : Arnaud était vivant !

Cette fois, la petite troupe n'eut plus besoin de descendre dans la rivière pour rejoindre la rampe du château. L'incendie était éteint. La ville basse n'était plus qu'un amas de ruines noires et de scories parmi lesquelles erraient les soldats d'Ermengarde déjà occupés à déblayer.

La vieille comtesse n'était pas femme à contempler longuement le résultat d'un désastre et, avant de rejoindre le couvent, elle avait donné ses ordres en conséquence.

Il s'agissait d'enlever les décombres au plus tôt, de battre la campagne à la recherche de ce qu'il pouvait rester des habitants enfuis au hasard des routes et des bois et de les convaincre de revenir. On les hébergerait dans les dépendances du château et, si la place y était insuffisante, la comtesse avait donné ordre d'installer au bord de la rivière, dès que l'on aurait fait place nette, les grandes tentes de joute ou de guerre de son défunt mari en attendant que l'on eût reconstruit en hâte quelques maisons, reconstruction à laquelle les habitants de la ville haute, qui avaient beaucoup moins souffert, étaient instamment priés de contribuer dans la mesure de leurs moyens. Pour la dame de Châteauvillain, le titre de châtelaine n'était pas simplement une honorable formule vide de sens.

En arrivant au château, on trouva aussi des nouvelles. Le sire de Vandenesse, revenu bredouille de son expédition et d'une humeur massacrante, y menait grand tapage, lancé dans une violente dispute avec le sénéchal de Châteauvillain chargé de la défense du château en l'absence de la comtesse.

Dressés l'un en face de l'autre sur le perron du grand logis, les deux hommes s'affrontaient, mais les hurlements étaient surtout le fait de Vandenesse qui tentait d'écraser son adversaire sous une méprisante fureur tandis que le sénéchal, un homme déjà âgé, ne lui opposait qu'une politesse glacée jointe à une détermination intransigeante.

C'était justement la voix nette de ce dernier qui se faisait entendre quand la petite troupe pénétra dans la cour. Vandenesse, pour sa part, reprenait souffle entre deux tirades furieuses.

— Dans ce château, seule dame Ermengarde a droit de justice haute, moyenne et basse on ne touchera pas à cet homme tant qu'elle ne sera pas là.

Le sujet de la dispute gisait entre les deux hommes sur les marches de l'escalier. C'était un homme tellement chargé de chaînes qu'il n'avait plus guère forme humaine. Du sang apparaissait sur son justaucorps de cuir éraillé.

— J'arrive ! brailla Ermengarde en poussant son cheval. Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi malmenez-vous mon sénéchal, sire baron ?

— Nous avons ramené ce prisonnier, grogna Vandenesse, et ce personnage s'oppose à ce que nous l'interrogions.

— L'interroger ? Il me semble bien avoir entendu le mot «justice »

voltiger jusqu'à moi. Vous n'entendriez pas « exécuter » par hasard ?

— Je connais le sens des mots que j'emploie, comtesse ! Je désirais questionner cet homme mais je comptais pour cela me servir de votre salle de torture. Vous en avez bien une, tout de même ?

L'éclat de rire d'Ermengarde retentit jusqu'au fond de la cour, mais alluma une lueur méchante dans l'œil du baron.

— Bien sûr que nous en avons une... et bien équipée encore ! Un vrai musée des horreurs ! L'aïeul de mon défunt époux en était immensément fier. Seulement, depuis le temps qu'elle n'a pas servi, je défie quiconque d'utiliser un de ces damnés outils dévorés par la rouille. Vous auriez dû laisser le baron essayer, Gagneau, ajouta-t-elle en se tournant vers son sénéchal, je gage que l'expérience eût été amusante. Il se serait sûrement cassé quelque chose...

Au mépris de toute courtoisie, Vandenesse haussa furieusement les épaules : l'humour d'Ermengarde dépassait son entendement.

— Je pensais que le siège de votre château vous aurait rendue moins sensible, dame Ermengarde ! Au surplus, point n'est besoin d'instruments compliqués. Quelques braises bien rouges et une paire de tenailles devraient suffire...

Catherine eut un haut-le-cœur. La mort affreuse de Landry l'avait sensibilisée à l'extrême à l'endroit de toutes ces souffrances imbéciles infligées gratuitement à autrui. Le seul mot de torture lui donnait envie de hurler.

— Quand donc les hommes cesseront-ils de voir, dans les supplices, leur suprême recours ? s'écria-t-elle. Avez-vous seulement essayé de poser quelques questions à cet homme ? Et d'abord où l'avez-vous trouvé ?

De fort mauvaise grâce, le seigneur de Vandenesse raconta son

.aventure. Les traces laissées par la horde du Damoiseau étaient trop fraîches et trop profondes pour être difficiles à suivre mais, quand elles avaient lait défaut, les poursuivants n'avaient eu que tout juste le temps de s'apercevoir qu'on les attendait de pied ferme et qu'ils étaient en fait tombés dans une embuscade. Robert de Sarrebruck n'était pas homme en effet à se laisser courir après sans prendre quelques précautions...

— Notre nombre étant inférieur, il pensait sans cloute avoir raison de nous aisément, mais il a trouvé il qui parler ! s'écria le baron. Nous n'avons laissé qu'un homme sur le terrain et j'ai réussi, en lui échappant, à ramener l'un des siens.

— Autrement dit, conclut Catherine froidement, tout le monde a échappé à tout le monde ! Vous m'aviez pourtant promis la tête du Damoiseau, mes- sire...

Tout en parlant elle s'était approchée du captif qui geignait sur l'escalier, troussé comme un poulet et le nez sur la pierre. Soudain, avec une exclamation elle se laissa tomber à genoux auprès de lui, prit la tête poisseuse entre ses mains... Cet homme, elle le reconnaissait, c'était l'Auvergnat que l'on appelait le Boiteux, l'un des hommes d'Arnaud, celui-là même qui avait aidé Gauthier à le soigner...

— Eh bien ! Catherine, que faites-vous ? murmura Ermengarde.

La jeune femme ne répondit pas mais ses yeux se posèrent, chargés d'orage, sur le baron.

— Je connais cet homme et c'est moi qui l'interrogerai. Délivrez-le

! ordonna-t-elle si impérieusement que l'autre fronça les sourcils, protestant :

— Vous n'y pensez pas ? Ce serait...

— Ce serait faire preuve d'un semblant d'intelligence ! Ne voyez-vous pas qu'il est en train de mourir ? Quelles réponses pouvez-vous espérer d'un cadavre ?

Déjà, sans plus s'occuper de Vandenesse, Gauthier était en train de trancher les liens de l'homme qui, délivré, s'étala sur l'escalier comme une tache d'huile et ne bougea plus.

— Vous ne voulez pas aussi qu'on le mette au lit ? persifla, Vandenesse.

— Justement si ! Je vous en prie, Ermengarde, ordonnez à deux de vos soldats de transporter cet homme au château. Gauthier le soignera.

Espérons seulement que j'aurai le temps d'en tirer quelque chose...

La comtesse de Châteauvillain connaissait trop son amie pour discuter avec elle quand elle voyait briller dans ses yeux certaine flamme batailleuse. Pour une raison ou pour une autre, Catherine était prête à affronter tout Châteauvillain pour préserver cet écorcheur blessé. Aussi, un instant plus tard, le Boiteux, porté par deux hommes et suivi de Gauthier, disparaissait dans l'une des chambres de la forteresse sur laquelle lui et ses pareils s'étaient si longtemps cassé les dents.

Quand, une heure plus tard, la messe dite pour le repos de l'âme du frère Landry s'acheva dans la chapelle du château, Catherine trouva Gauthier qui l'attendait sur le seuil. A son coup d'œil interrogateur, il répondit par un sourire.

— On vous demande, dame Catherine.

— Moi ?

— Eh oui ! Votre rescapé est mal en point mais pas assez pour n'avoir rien entendu de votre intervention. Il sait très bien qu'il vous doit la vie.

— Jusqu'à ce qu'on le pende ! grogna Vandenesse qui s'était approché sans qu'on l'entende. J'y vais aussi...

Les yeux gris de l'écuyer prirent l'aspect du granit.

— Dame Catherine seulement ! fit-il sèchement. Le blessé veut lui parler mais à vous il ne dira rien. En outre, il est trop faible pour recevoir de nombreuses visites.

Le baron marmotta quelque chose sur le plaisir qu'il y aurait à accommoder de certaine façon les truands blessés et leurs gardes-malades mais tourna cependant les talons et, les mains nouées dans le dos, rejoignit Ermengarde.

Accommodé par une pile d'oreillers, sous des courtines vertes qui accentuaient l'aspect cadavérique de son visage, le Boiteux, qui souffrait d'une large blessure à la poitrine, semblait sur le point de passer de vie à trépas. Sa respiration emplissait la chambre d'un bruit de feuilles froissées mais à l'entrée de Catherine, une petite lueur s'alluma dans son œil délavé.

— Je vous ai demandée... pour vous dire merci, noble dame... et aussi pour savoir quelque chose... pourquoi... m'avez-vous sauvé ?

— Vous ne l'êtes que très provisoirement ! Si Gauthier vous guérit, vous avez de grandes chances de retomber aux mains de quelqu'un dont le rêve est de vous pendre haut et court !

Le Boiteux haussa ses épaules massives où quelques touffes de poils formaient un bizarre archipel.

— Si ça l'amuse, j'y vois pas d'inconvénient. A condition qu'il me laisse le temps de faire ma paix avec Dieu, il peut bien me faire ce qu'il veut, votre baron ! J'ai assez vécu ! Mais vous, demandez-moi tout ce que vous voulez. L'autre aurait pu m'arracher la peau pouce par pouce sans que j'ouvre la bouche pour autre chose que pour gueuler. Vous, c'est pas pareil...

— Alors, dites-moi ce qu'il est advenu de mon époux... Où est-il, à l'heure présente ? Avec le Damoiseau ? Son prisonnier peut-être ?...

Prisonnier ? Pourquoi ça ? Y avait pas de raison. Non, voilà trois jours qu'il est parti. Il a emmené Cornisse, ajouta-t-il avec une amertume qui trahissait une obscure jalousie, mais c'est vrai que c'est Cornisse qui l'a le plus soigné... avec le moine s'entend ! Et faut dire aussi que dans les premiers temps c'était pas facile. On a bien cru qu'il allait y rester, le capitaine. Et puis d'un seul coup, ça a été mieux. À partir de ce moment-là, il s'est retapé très vite !

Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de la jeune femme.

Trois jours !... Donc Arnaud n'était plus là quand le damoiseau de Commercy avait supplicié Landry...

Mentalement, elle remercia Dieu de lui avoir au moins épargné cela.

— Mais pourquoi est-il parti ? Et pour où ?...

— Ma foi, j'en sais trop rien ! Ça l'a pris tout d'un coup. Tout ce que je sais, c'est qu'un soir, il s'est disputé avec messire Robert. Il criait si fort qu'on pouvait sûrement l'entendre depuis le bout du village. Il disait qu'il en avait assez de rester là, en faction devant une place trop forte pour qu'on en vienne jamais à bout, qu'il y avait mieux à faire ailleurs.

— Et que répondait le Damoiseau ?

— Ça, personne n'en sait rien. C'est un homme qui ne crie jamais.

Messire Arnaud lui ne s'en privait pas. Mais justement il criait trop fort. Tout de même, il m'a bien semblé qu'il parlait de la Pucelle...

Oui, c'est ça ! s'écria tout à coup le Boiteux avec la satisfaction d'un homme qui trouve soudain la solution d'un problème longtemps cherché... c'est bien ça ! Il a parlé de la Pucelle, il a dit comme ça qu'il n'y avait qu'elle à pouvoir quelque chose pour lui, qu'il la ramènerait auprès du roi et qu'à eux deux ils chasseraient les Anglais et les Bourguignons jusque dans la mer ! C'est tout de suite après que j'ai entendu rire le Damoiseau ! Faut dire que ça a toujours été un grand sujet de disputes entre eux, cette sacrée histoire de Pucelle ! Le capitaine la F... je veux dire messire Arnaud, jurait qu'elle était vivante, qu'il l'avait revue un jour où il patrouillait avec quelques hommes du côté de Vaucouleurs. Le Damoiseau, lui, disait qu'il avait rêvé, que la fille de Domrémy avait bien été brûlée par les Anglais et que les Anglais ne faisaient jamais les choses à moitié. Mais messire Arnaud s'entêtait...

— Quelle stupidité ! gronda Catherine. Il était à Rouen, et j'y étais aussi le jour où Jehanne a été... mon Dieu ! je pourrais vivre mille ans que je n'oublierais pas cette abominable vision : son corps, son visage dans les flammes... et cette affreuse odeur de chair brûlée ! Mon époux doit être devenu fou. Il a dû être victime d'une ressemblance !

A moi aussi il avait parlé de cette rencontre mais je lui avais dit ce que j'en pensais !

— Ça n'avait pas dû le toucher beaucoup ! Si vous voulez mon avis, noble dame, il est allé la rejoindre !

Catherine sentit la colère s'emparer d'elle, balayer ces joies qu'elle avait eues de le savoir vivant et les mains nettes du sang de Landry.

Hélas, si Arnaud était guéri, il semblait désormais atteint d'incurable stupidité. Comment pouvait-il confondre une aventurière de bas lieu -

car elle ne pouvait pas être autre chose ! - avec Jehanne d'Arc, avec celle dont un regard suffisait pour que les bonnes gens tombassent à ses pieds, celle qui, envoyée de Dieu, avait soumis des armées, et plus encore : les rudes capitaines qui avaient nom La Hire, Xaintrailles ou le bâtard d'Orléans ?

La jeune femme était trop franche envers elle- même pour ne pas comprendre qu'une amère jalousie se mêlait à sa colère, en formait le fond. Sa dernière rencontre avec Arnaud lui avait fait découvrir non la mauvaise foi masculine en général, ce qui n'était pas pour elle une nouveauté, mais celle de son époux. Pour qu'il se fût laissé prendre si facilement à une ressemblance, ou qu'il eût fait semblant de façon si magistrale, il fallait que cette femme inconnue eût éveillé en lui quelque chose de plus intime que l'idéal, un sentiment peut-être, ou un désir... En retrouvant sa femme, les réactions du seigneur de Montsalvy avaient été très exactement celles d'un mari pris en faute : il s'en était tiré en accusant et en criant plus fort qu'elle. Et voilà qu'à présent, à peine guéri, c'était vers cette créature, la prétendue Jehanne, qu'il se tournait aussitôt ? C'était à en perdre la raison...

La logique, le devoir voulaient pourtant qu'il choisît entre deux idées primordiales : faire au plus tôt sa paix avec le Roi ou bien rentrer directement à Montsalvy où l'on devait avoir grand besoin de lui. Mais non ! Arnaud ne trouvait rien de plus urgent que se précipiter aux trousses d'une aventurière en criant bien haut qu'il entendait l'aider à bouter définitivement l'ennemi hors du royaume !

Brusquement, Catherine se tourna vers la fenêtre auprès de laquelle Gauthier de Chazay s'était retiré, par discrétion. Une idée, peu agréable, mais qui pouvait tout expliquer, venait de lui traverser l'esprit.

— Mon époux était blessé à la tête quand nous l'avons quitté. Se peut-il qu'il soit devenu...

Gauthier hocha la tête et s'approcha.

— Fou ? Je n'en crois rien. Il était blessé au visage, dame Catherine, pas au crâne. En outre, et bien que je n'aie pas eu beaucoup de temps pour connaître messire Arnaud, j'ai à son sujet une opinion.

Me permettez-vous...

— Non seulement je le permets mais je vous le demande.

— Eh bien, je dirai qu'il m'est apparu comme un homme obstiné, attaché à ses idées personnelles jusqu'à l'entêtement et jusqu'à l'aveuglement. Or, il s'est mis dans la tête que cette femme est bien Jehanne d'Arc, miraculeusement échappée aux flammes ou ressuscitée, pourquoi pas ? N'était-elle pas l'envoyée de Dieu ?... Il a tellement envie d'y croire qu'il nie jusqu'à ses propres souvenirs et c'est au point que, même si des doutes lui sont venus, il a dû les chasser avec colère. J'ajoute que votre rencontre n'a rien arrangé... Il va désormais s'accrocher à sa chimère avec d'autant plus d'entêtement qu'il pense avoir à se plaindre de vous.

Catherine haussa les épaules.

C'est ridicule !... » Elle ramena son regard violet sur le blessé qui l'observait, inquiet. « Avez-vous parfois entendu mon époux parler de moi après mon départ ? M'a-t-il cherchée ?

L'inquiétude du Boiteux se changea en une véritable angoisse tandis que, par une sorte de miracle, il réussissait à retrouver assez de sang dans son corps épuisé pour empourprer son visage.

— Cherchée ? Non... pas vraiment ! Il croyait, comme nous tous d'ailleurs, que vous aviez trouvé refuge ici. C'était la seule solution puisqu'il n'y avait pas de traces.

— Mais parlait-il de moi ?

Le Boiteux devint ponceau. Apparemment, le meurtre lui était plus facile que le mensonge et Catherine, sentant qu'elle le mettait mal à l'aise, insista :

— Je vous en prie, dites-le-moi... même si ce n'est pas très agréable à entendre ; car je gage qu'il ne s'agissait pas de louanges.

— Une fois... oui... il a parlé de vous ! Mais par le grand saint Flour, patron de ma ville natale, j'aimerais mieux ne pas répéter ce que...

— Et moi je l'exige ! Il le faut ! Et si vous croyez me devoir quelque chose...

Alors, le Boiteux parut exploser, comme un tonneau trop plein qui fait sauter sa bonde. Se redressant sur ses oreillers, il cria entre deux râles asthmatiques :

— Tant pis... vous l'aurez voulu ! Il vous a traitée de putain, noble dame ! Et il a crié que, si vous osiez retourner à Montsalvy, il vous en ferait chasser à coups de fouet !

Epuisé, le blessé se laissa retomber en arrière avec une toux caverneuse. Catherine avait fermé les yeux. Elle était devenue si pâle que Gauthier, craignant un évanouissement, saisit sa main en jetant un coup d'œil furieux à son patient.

— Pardonnez-moi..., haleta celui-ci, mais elle a voulu que je parle...

Déjà la jeune femme se reprenait, essayait un sourire.

Ce n'est rien ! Ne vous faites pas de reproches... Il vaut mieux savoir les choses et je vous remercie... Maintenant, dites-moi si vous savez...

pourquoi le Damoiseau est parti si précipitamment ? Pourquoi, surtout, il a fait mettre à mort le frère Landry ? Pour le moment, voyez-vous c'est... la seule chose importante parce que rien ne l'explique et qu'une chose inexplicable ne peut cacher qu'un danger.

Désireux sans doute de se faire pardonner la brutalité de son aveu précédent, le Boiteux ne se fit pas prier.

— Je ne sais pas grand-chose mais je crois que tout ça va ensemble. A la nuit tombée, le jour même où le capitaine la Foudre...

je veux dire messire Arnaud a quitté le Damoiseau, deux hommes sont arrivés au camp. Ils étaient vêtus de noir, sans insignes ni rien qui puisse les faire reconnaître mais ils montaient de beaux chevaux et ils ont demandé à parler au chef. Seulement, chez messire Robert, les gardes sont bien montées. Il ne suffit pas d'employer un ton arrogant pour aller jusqu'à lui. Il faut aussi montrer patte blanche...

surtout quand il fait nuit. Et les deux hommes après quelques hésitations ont dû dire ce qu'ils étaient : des envoyés du duc de Bourbon. J'étais là, je les ai entendus. Mais ils avaient un accent bizarre.

— Un accent ?

— Oui... Je crois que c'étaient des Aragonais, ou plutôt des Castillans... Cet accent-là m'a rappelé le temps où nous combattions avec ce loup-cervier de Villa-Andrado. En les entendant parler j'ai eu tout de suite l'impression que ces envoyés du duc de Bourbon étaient des hommes à lui...

— Ils pouvaient être l'un et l'autre, murmura Catherine, désagréablement impressionnée par la réapparition soudaine de ce vieil ennemi. Rodrigue de Villa-Andrado a épousé une bâtarde du duc. Il lui est tout dévoué...

Vous m'en direz tant, fit le Boiteux qui n'était pas très au fait des alliances princières. Toujours est-il qu'ils sont restés au camp et que c'est dans la nuit même de leur arrivée qu'on a mis le moine à la torture. Il a été pris derrière la tente du Damoiseau, écoutant ce qui s'y disait. Tout au moins on a cru qu'il écoutait et on a voulu lui faire dire ce qu'il avait entendu. Mais il n'a pas parlé. Peut-être qu'il ne savait rien, au fond... conclut l'homme qui ne croyait guère, apparemment, à l'héroïsme sous la question.

— Mais pourquoi est-il resté au camp après le départ de mon époux ? Pourquoi n'est-il pas rentré au prieuré ?

— Je crois qu'il pensait que son ouvrage n'était pas terminé. Il voulait convaincre le Damoiseau de lever le siège.

— Et le siège a été levé mais il n'y était pour rien ! soupira tristement Catherine. Il est mort... et pourtant ce n'est pas lui qui a convaincu Robert de Sarrebruck de s'en aller n'est-ce pas ?

— Non. C'est les deux hommes en noir. Ils ont dit que ce siège était inutile, qu'il y avait mieux à faire ailleurs et surtout beaucoup plus d'or à gagner.

Catherine fronça les sourcils.

— Comment savez-vous cela, vous ?

— Vous voulez dire, moi un simple traîne-savate, hein ? Je comprends que ça peut vous paraître bizarre mais, je vous l'ai dit, j'étais de garde... et j'ai toujours été d'un naturel curieux. Seulement, moi, je ne suis pas un pauvre saint homme de moine à l'âme pure et naïve comme celle d'un petit enfant. Non seulement j'ai l'oreille fine mais je sais écouter sans avoir l'air de rien... et surtout sans me faire prendre !

— Je comprends. Alors vous savez où il y a mieux à faire et plus d'or à gagner ?

— Je sais ! A Dijon !

— À Dijon ? s'écria Catherine abasourdie. C'est impossible à moins que le Damoiseau ne soit fou. Il n'a qu'une poignée d'hommes en comparaison des troupes qui gardent la ville, que le Duc y soit ou pas !

— Oh ! C'est pas d'un siège qu'il est question, bien sûr...

— De quoi alors ?

— D'un prisonnier... d'un prisonnier important que le duc Philippe garde dans une tour de son propre palais. D'un prisonnier qui vaut beaucoup d'or... beaucoup trop même d'après les envoyés de Bourbon

! Paraîtrait qu'on discute ferme de sa rançon pour le moment, que le duc Philippe serait tout prêt à le relâcher mais contre une si grosse somme qu'il y aurait de quoi mettre à genoux les finances du Roi et de quelques autres. Je dois vous dire qu'à moi, tout ça m'a paru un peu obscur. Je ne fréquente pas beaucoup les grands personnages.

Catherine et Gauthier se regardèrent. Pour eux, les paroles du Boiteux n'avaient rien d'obscur. Le prisonnier de Philippe c'était le jeune roi René, duc d'Anjou, le fils de Yolande, capturé par les Bourguignons à la bataille de Bulgnéville et tenu depuis en étroite prison dans la tour Neuve ', au palais de Dijon. René pour lequel Catherine avait reçu, à Saumur, une lettre que les événements des derniers mois ne lui avaient pas permis de remettre et que, d'ailleurs, perdue au fond de son chagrin, elle avait totalement oubliée...

Doucement, Gauthier qui lisait à livre ouvert sur le visage de la jeune femme, murmura :

— Vous avez toutes les excuses, dame Catherine ! N'importe qui en aurait fait autant à votre place : il vous a été impossible de continuer votre route...

Mais elle refusa la facile absolution.

— Non. J'avais une mission, j'aurais dû la remplir... et...

I. Le Roi étant aussi duc de Bar, la tour porte, depuis sa captivité, le nom de tour de Bar.

Elle s'arrêta. Ce n'était ni l'heure ni le lieu de discuter de ses états d'âme, en face d'un soudard blessé qui, visiblement, cherchait à comprendre. Elle revint à lui :

— C'est donc à cause de ce prisonnier que le Damoiseau est parti.

Que doit-il donc faire ? L'enlever ?... C'est impossible. Il doit être bien gardé.

Le Boiteux chercha son souffle. Il avait du mal à respirer et souffrait visiblement. Un instant, il demeura étendu, les yeux clos et devint si pâle que Catherine, croyant qu'il était en train de mourir, se pencha sur lui.

— Vous vous sentez plus mal ?...

Au bout d'un moment, il ouvrit les yeux, sourit faiblement.

— Je m' sens pas au mieux mais il faut que je finisse... Le Damoiseau doit protéger les deux hommes... et eux doivent s'arranger pour que... le prisonnier ne quitte jamais sa prison, plus jamais. Vous comprenez ?...

— C'est limpide ! fit Gauthier. Plus de prisonnier, plus de rançon...

— Et comme le duc de Bourbon doit marier sa fille au fils du prisonnier, il n'a aucune envie que la fortune passe toute entière dans les mains du duc Philippe ni qu'on lui réclame une dot trop importante pour boucher les trous. En outre, la haine qui oppose Bourbon à Bourgogne n'est un secret pour personne. Que René meure dans sa prison et la guerre se rallume..., acheva Catherine. Eh bien, je crois que notre devoir est tout tracé.

Elle remercia le Boiteux, l'assura qu'il n'avait plus à craindre la corde, désormais, et qu'elle le prenait sous sa protection.

— Essayez de guérir. Ensuite, vous serez libre...

Mais il la rappela comme elle allait quitter la chambre.

-— Si vous êtes contente de moi, dame, faites mieux encore. Prenez-moi à votre service. Sur la mémoire de ma pauvre mère, je vous serai fidèle. Et puis, quand vous aurez retrouvé le capitaine la F... je veux dire votre époux, je vous servirai tous les deux !

Elle lui sourit, émue de cette fidélité fruste envers un homme qui, cependant, l'avait abandonné. Arnaud possédait décidément le talent de s'attacher les cœurs et les dévouements de ses soldats même quand ils n'étaient que des routiers et qu'il en faisait fi... surtout quand il en faisait fi ! D'ailleurs n'en allait-il pas de même avec ceux qu'il disait aimer ? Catherine ignorait ce que serait leur prochain revoir mais, ce qu'elle savait bien, c'est que ce revoir aurait lieu, qu'il ne pouvait pas en être autrement tant que l'un et l'autre vivraient...

— Soit ! dit-elle enfin, quand vous serez guéri, allez à Montsalvy, entre Aurillac et Rodez. Je vous donnerai une lettre pour l'abbé Bernard qui, en notre absence, y exerce pleinement les droits seigneuriaux.

Le blessé montra tant de joie qu'en quittant la chambre, la jeune femme emporta l'impression que sa promesse allait faire davantage pour la guérison du Boiteux que les drogues de Gauthier.

Dans le couloir, elle trouva Vandenesse qui faisait les cent pas. Il accourut vers elle dès qu'il l'aperçut :

— Vous êtes restée longtemps, fit-il d'un ton acerbe qui la fit sourire car il donnait la mesure exacte de son attente impatiente.

J'espère qu'à présent la justice va pouvoir suivre son cours.

— La justice ? Quelle justice ? La vôtre, baron ? je n'y crois guère.

J'ai appris de cet homme tout ce que j'en espérais, et plus encore. Je lui ai une vraie reconnaissance. Aussi autant vous dire tout de suite qu'il est désormais sous ma protection.

Sous une brusque poussée de bile, Vandenesse verdit.

— Ce qui veut dire ?

— Que je vous interdis d'y toucher et qu'en cas de... d'accident, vous auriez à en répondre non seulement devant moi mais devant le duc Philippe auquel, grâce à lui, je vais peut-être rendre un grand service.

Enfin, depuis une demi-heure, il fait partie de ma maison et, si Dieu lui accorde guérison, ce que j'espère, il ne quittera Châteauvillain que pour rejoindre Montsalvy.

Le baron éclata d'un rire qui évoquait tout ce que l'on voulait sauf la gaieté.

— À Montsalvy ? chez vous ?... Le loup dans la bergerie autant dire ! Le beau serviteur que vous aurez là ! Et votre époux...

— Mon époux connaît les hommes infiniment mieux que vous ne l'imaginez, sire baron. Je serais fort étonnée s'il n'acceptait pas celui-là. Quant à Montsalvy, notre fief, il n'a, croyez-moi, rien d'une bergerie peuplée d'agneaux bêlants... Le Boiteux y trouvera sa place...

A présent, souffrez que je vous donne le bonjour. Vous me pardonnerez de ne pas vous tenir compagnie plus longtemps mais j'ai à faire mes préparatifs de départ.

— Vous partez ? Où allez-vous ?

Catherine serra ses mains l'une contre l'autre dans le geste qui lui était familier lorsqu'elle souhaitait se maîtriser. Elle mourait d'envie d'envoyer au diable cet obsédant bonhomme auquel, dans son for intérieur, elle reprochait de n'avoir pas su dégager Châteauvillain assiégé. Il l'avait préservé, évidemment, et c'était déjà quelque chose mais avec un peu plus d'énergie et les forces dont il disposait, il aurait peut- être pu obtenir un meilleur résultat. Cependant, comme il était assez bien en cour alors qu'elle-même ignorait à quelles couleurs elle était habillée dans les souvenirs du duc Philippe, son ancien amant, ce n'était peut-être pas le moment de s'attirer une recrudescence d'inimitié.

Pardonnez-moi de ne pas vous l'apprendre, dit- elle enfin sans que la douceur de sa voix trahît l'effort... Lorsque je suis arrivée ici, j'étais investie d'une mission. J'ai été empêchée de l'accomplir jusqu'à ce jour mais, puisque la voie est désormais libre, il serait inadmissible de la différer plus longtemps.

— Une mission ? Vous auriez des secrets ?...

— Justement : ils ne sont pas miens !

— En ce cas... et quelle que soit cette mission, vous aurez besoin d'aide. Le pays est loin d'être sûr. Il reste des garnisons anglaises, des routiers. Je ne poserai pas de questions mais je vais avec vous !

La jeune femme se sentit rougir jusqu'à la racine de ses blonds cheveux. Au Diable l'importun ! Sa fatuité lui interdisait-elle de comprendre qu'elle en avait assez de lui, de sa présence, de ses regards appuyés, de ses galanteries sournoises ? Elle allait peut-être se laisser aller à la colère et dire des choses désagréables lorsque Gauthier, qui était demeuré en arrière pour donner encore quelques soins au blessé, sortit de la chambre, des linges sur le bras et un bassin à la main.

— N'est-il pas un peu tôt, messire, pour abandonner une forteresse que vous étiez venu assister ? Le Damoiseau est parti mais il peut revenir.

— S'il devait revenir, il n'aurait pas brûlé ses cantonnements. Non, j'en suis certain, il ne reviendra pas et Châteauvillain n'a plus rien à craindre. Au surplus, je ne suis pas le capitaine de sa garnison. Je dois rejoindre mon maître...

Le long visage de l'écuyer s'orna d'un sourire beaucoup trop amène pour être sincère cependant que son sourcil gauche, naturellement plus haut que l'autre, remontait encore d'un bon doigt, lui composant une figure parfaitement hypocrite.

En ce cas, nous aurions mauvaise grâce à refuser, fît-il d'une voix si onctueuse que ce fut au tour de Catherine de relever légèrement les sourcils. Je crois être l'interprète de dame Catherine en affirmant que nous serions extrêmement heureux de voyager sous votre protection puisque nous allons prendre la même direction. Celle du nord, n'est-ce pas ? Mais... serez-vous prêt à partir après-demain ? Le délai vous paraîtra peut-être un peu court pour remettre en marche une compagnie aussi importante que la vôtre ?

— Nullement, mon ami, nullement... affirma le baron d'un air protecteur. Je serai prêt car je vais dès à présent veiller à faire plier bagages...

— Avez-vous perdu l'esprit ? chuchota Catherine indignée dès que le baron, calmé et ravi, eut disparu à l'angle du couloir. Me faire voyager avec ce pompeux imbécile que je ne peux souffrir ? Et pourquoi donc après-demain alors que nous savons, vous et moi...

— Parce que cette nuit même nous aurons quitté le château ! fit Gauthier paisiblement. Pour peu que dame Ermengarde veuille bien jouer au baron la comédie que je lui indiquerai, nous aurons une bonne avance sur lui quand il s'apercevra de notre départ. Et comme il doit rejoindre le Duc, que le Duc est en Flandres et qu'il s'imagine que nous y allons aussi, il n'aura rien de plus pressé que de nous courir après dans la direction diamétralement opposée à la nôtre.

Catherine regarda son écuyer avec une surprise où entraient une nuance d'admiration et une autre d'agacement. Il était temps qu'elle redevienne elle-même car, si elle n'y prenait pas garde, ce gamin allait bientôt se mêler de lui dicter sa conduite minute par minute. Un peu vexée et poussée par un démon malin, elle ne lui offrit qu'un sourire réticent.

— Au fait pourquoi tenez-vous tant que cela à ce que nous refusions l'escorte du baron ? Que sa compagnie m'irrite est une chose mais une autre est qu'il a parfaitement raison quand il dit que la région n'est pas encore très sûre.

— Raison de plus pour continuer à garder Châteauvillain ! Et puis, si vous voulez le fond de ma pensée, dame Catherine - et je ne serais pas autrement surpris que ce soit aussi le fond de la vôtre, je n'ai pas une confiance illimitée dans le sire de Vandenesse. C'est peut-être à cause de vous mais j'ai souvent eu l'impression qu'il souhaitait voir le siège

S’éterniser et qu'en tout état de cause, il ne faisait pas grand-chose pour y mettre fin. Visiblement, vivre avec vous lui allait parfaitement...

La jeune femme garda le silence un instant, pesant dans son 'esprit chacune des paroles de son écuyer. Elles rejoignaient trop bien ses propres pensées pour qu'elle essayât de les réfuter... mais pour rien au monde elle n'en serait convenue de bonne grâce.

— Ce qu'il y a d'agaçant avec vous, Gauthier de Chazay, c'est que vous avez toujours raison ! Soupira-t-elle.

Ramassant la traîne de sa robe sur son bras, elle se dirigea d'un pas majestueux vers l'escalier...

Le surlendemain, alors que l'on approchait de la fin du jour, trois cavaliers remontaient lentement la Grande Rue Notre-Dame, à Dijon, la plus riche de la ville, celle où voisinaient, en un alignement assez fantaisiste, les maisons des commerçants les plus importants.

Depuis que, dans l'éclat orangé du soleil penchant vers son déclin, Catherine avait découvert, d'une hauteur, le hérissement des innombrables clochers de la ville, semblables aux mâts d'une escadre entassée dans un port, elle n'avait plus prononcé une seule parole et, laissant la bride sur le cou de son cheval, elle s'était laissé porter silencieusement vers les grandes tours d'entrée. Il y avait onze ans qu'elle n'avait foulé le sol de Dijon. L'heure appartenait aux souvenirs...

Onze ans !... Onze ans déjà que, par un jour d'automne semblable à celui-ci, elle avait quitté, pour la féerie de Bruges et l'amour du duc Philippe, une ville qui avait été son refuge et son amie avant de s'écarter d'elle et, sans lui devenir franchement hostile, de lui laisser entendre que sa place n'y était plus marquée.

C'était en 1425. Son étrange époux d'alors, le Grand Argentier de Bourgogne Garin de Brazey, venait d'être condamné à mourir de la main du bourreau pour sacrilège et rébellion contre le Duc après avoir tenté de tuer Catherine elle-même. Son magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie était jeté bas comme une masure de charbonnier, et ses trésors disséminés aux quatre vents.

Bien qu'elle n'eût rien à redouter de la colère d'un prince dont elle était la maîtresse depuis plusieurs mois et dont elle attendait même un enfant, la dame de Brazey avait préféré, par décence, quitter une ville où, en dépit de l'implantation bourgeoise de sa famille, elle ne pouvait plus rencontrer qu'une certaine méfiance. Par décence... mais aussi par ordre, car Philippe le Bon voulait auprès de lui, pour l'aimer tout à son aise, celle qui n'était pas pour lui la femme d'un condamné mais la créature qu'il aimait alors le plus au monde. À Dijon cet amour était devenu impossible car il eût fait scandale. Mais dans la lointaine Bruges, la perle de la Bourgogne flamande, il ne choquait personne et, durant quatre années, Catherine avait dominé, reine sans couronne, la cité des canaux, des dentelles et des pierres dorées.

Et puis, les liens qui l'attachaient à Philippe étaient tombés d'eux-mêmes. Leur enfant était mort alors même que le Duc s'apprêtait à épouser en troisièmes noces l'infante Isabelle de Portugal. En même temps Catherine apprenait que, dans Orléans assiégée par l'Anglais, l'homme qu'elle aimait sans espoir depuis tant d'années se battait, en grand danger de n'en jamais sortir vivant. Pour le rejoindre au moins dans la mort, elle avait tout quitté sans un regret, sans même un regard : son petit palais de Bruges, ses toilettes, les trésors que Philippe lui avait donnés, tous les biens qui la faisaient riche...

Parmi ceux-là, il y avait eu, avec le titre de comtesse, des terres en Bourgogne, un château à Chenôve, près de Dijon mais ce grand domaine n'avait jamais représenté à ses yeux autre chose que de grands parchemins abondamment décorés de sceaux multicolores : elle n'y avait jamais mis les pieds.

De tout cela d'ailleurs il ne lui restait plus rien car, en épousant Arnaud de Montsalvy, elle avait définitivement tourné le dos à sa vie d'autrefois. Abandonné par elle, blessé dans son orgueil comme dans son amour, Philippe de Bourgogne n'avait plus eu aucune raison de laisser à la disposition de l'épouse d'un ennemi la moindre parcelle de bonne terre bourguignonne. Tout ce que Catherine savait de lui, à présent, c'était qu'il ne l'avait pas oubliée ; qu'il lui gardait peut-être une tendresse puisque les hostilités définitivement closes entre le roi Charles VII et lui par le traité d'Arras en 1435, il avait fait porter jusqu'à Montsalvy, à la Noël précédente, un merveilleux portrait de Catherine, sous la forme d'une Annonciation peinte par son ami d'autrefois, Jean Van Eyck. Mais ce pouvait être aussi bien une marque de tendresse constante qu'un présent d'adieu définitif, offert pour solde de tous comptes.

À présent, la jeune femme s'étonnait, tandis que les pas de son cheval retraçaient un chemin jadis familier sur les pavés inégaux de la rue, de ne pas éprouver plus d'émotion à l'évocation de ces souvenirs.

En devenant Catherine de Montsalvy, elle avait changé de peau, presque changé d'âme et tout ce qu'évoquait sa mémoire lui apparaissait à présent comme une belle histoire qui lui aurait été contée un jour, une fantastique aventure arrivée à une certaine Catherine qui n'était pas tout à fait elle. La dame de Brazey était bien morte...

Par contre l'enfant qu'elle avait été autrefois, la petite Catherine Legoix, reprenait vie et se rapprochait, peut-être parce que Landry l'avait ramenée en la tenant par la main comme il l'avait fait tant de fois jadis. Tout naturellement, sans même s'assurer d'une auberge, Catherine, à peine franchie la porte Guillaume, avait pris le chemin qui menait à la rue du Griffon et à la maison de son enfance parce que, avant toute chose, elle avait envie d'embrasser son oncle Mathieu, car, en dépit de ses relations de concubinage avec une aventurière de bas étage, la jeune femme lui gardait une tendresse à cause de tout ce qu'il avait représenté pour l'enfant puis pour la jeune fille d'autrefois.

En longeant le jardin du palais, un attendrissant verger jadis planté d'herbes potagères par la duchesse Marguerite de Flandre, grand-mère de Philippe et qui avait gardé son nom, le regard de Catherine atteignit la flèche de la Sainte-Chapelle ceinte à mi-hauteur d'une gigantesque couronne ducale. C'était là que se tenaient les chapitres de la Toison d'Or. Si la revenante trouvait du plaisir à contempler la chapelle, ce plaisir venait moins de ce superbe symbole de sa beauté que du son harmonieux des cloches qui, à cette heure, y sonnaient l'angélus.

C'était pour elle la plus douce des bienvenues... et elle en oubliait presque la dangereuse mission qui lui incombait : déjouer le répugnant complot tramé, pour une vile question d'intérêt, contre la vie d'un roi captif... Elle en oubliait aussi qu'elle n'allait peut-être pas trouver, chez son oncle, l'accueil chaleureux qu'elle eût été en droit d'espérer en d'autres temps.

Depuis qu'une certaine Amandine La Verne était entrée dans sa vie, il avait dû beaucoup changer, l'oncle Mathieu, car la femme semblait forte. N'avait- elle pas réussi à le tirer de sa douillette retraite dans sa maison des vignes de Marsannay, pour le ramener à sa boutique de la rue du Griffon ? N'avait-elle pas réussi à lui faire chasser sa propre sœur ? Le pronostic n'avait rien d'encourageant...

Aussi, en tournant le coin de la rue, Catherine sentit-elle les battements de son cœur s'accélérer...

C'était étonnant pourtant comme le temps pouvait s'abolir à la simple vue d'un décor familier ! La rue bordée d'échoppes était exactement la même qu'au soir où, avec sa mère, sa sœur Loyse, Sara et Barnabé le Coquillart elle était arrivée, fragile adolescente, chez son oncle Mathieu fuyant Paris en révolte...

Les derniers rayons du soleil se reflétaient en éclats vifs sur l'enseigne peinte et découpée du « Grand Saint Bonaventure ». La grande feuille de tôle bougeait doucement sur sa potence, au vent léger du soir et la robe décolorée du saint en prenait une sorte de jeunesse.

— On dirait qu'il se passe quelque chose dans cette rue, fit soudain derrière Catherine la voix enrouée de Bérenger.

De la robe du saint les yeux de la jeune femme redescendirent vers la terre pour constater qu'un attroupement s'y était formé tout juste sous l'enseigne : une poignée de commères, quelques gamins, deux vieillards appuyés sur de gros bâtons et un portefaix accouru de toute évidence du marché au blé voisin. Mais tous regardaient avec passion un événement qui semblait avoir pour théâtre l'intérieur de la boutique.

— Ce n'est pas dans la rue qu'il se passe quelque chose, dit Catherine, c'est chez mon oncle. Allons voir ! On dirait qu'on s'y dispute.

En effet, des éclats de voix passaient comme des rafales sur les têtes des spectateurs. Mais la dame de Montsalvy n'eut même pas le temps de mettre pied à terre : un homme aussi haut qu'une armoire et rouge comme une brique venait d'apparaître au seuil du magasin, repoussant devant lui à deux mains une grande femme maigre et toute vêtue de noir qu'il jeta littéralement à la rue.

Allez au Diable, espèce de diseuse de patenôtres ! hurla-t-il d'une voix dont le son éraillé attestait une fréquentation assidue de la bouteille. Et n'y revenez plus ! Sinon vous vous apercevrez qu'ici c'est moi qui commande et que celui qui m'en délogera n'est pas encore sorti du ventre de sa putain de mère !

La foule s'ouvrit avec un « oh ! » scandalisé. Catherine s'élança vers la femme qu'un bras secourable venait de sauver d'une chute dans la poussière.

— Madame... commença-t-elle.

Mais ses yeux s'agrandirent soudain et la phrase, demeurée en suspens, s'acheva en un soupir suffoqué.

— Loyse !... Doux Jésus !...

Il devait y avoir une bonne quinzaine d'années qu'elle n'avait revu sa sœur et, à se retrouver aussi soudainement en face d'elle, elle éprouvait un choc dont elle ne parvenait pas à démêler s'il lui était réellement très agréable ou non.

De son côté, et en dépit d'un empire sur elle-même parvenu presque au sommet d'une légende, l'abbesse des Bénédictines de Tart ne put s'empêcher de le ressentir elle aussi.

— Catherine ! s'écria-t-elle. Toi, ici ? Mais d'où viens-tu ?

— De Châteauvillain où notre mère est morte et où nous avons subi un siège. Mais toi, Loyse ? comment se...

L'aînée des ex-demoiselles Legoix fronça les sourcils avec un léger reniflement désapprobateur.

— Il ne faut plus m'appeler Loyse, dit-elle. Je suis la mère Agnès de Sainte-Radegonde.

Catherine réprima un sourire. Cela ressemblait bien à l'ancienne Loyse, toujours si durement repliée sur elle-même, de s'attacher aux apparences extérieures qui pouvaient lui servir de rempart !

D'ailleurs, physiquement, elle n'avait que très peu changé. Plus maigre sans doute et le teint passé du blanc pur à un ton d'ivoire délicat. Son nez qui avait toujours été un peu long tournait à la lame de couteau ; mais les yeux bien fendus avaient gardé leur joli bleu d'azur.

Tu ne voudrais tout de même pas que je t'appelle ma mère ? fit-elle avec une pointe d'ironie qui ne fut d'ailleurs pas perçue.

— Mes filles disent « mère Agnès ». Toi seule as le droit de m'appeler « ma sœur ».

— Cela va être commode ! marmotta Catherine entre ses dents tandis que Loyse considérait sans aménité excessive ses jeunes compagnons et demandait :

— Qui sont ces garçons ?

— Mon écuyer, Gauthier de Chazay, mon page Bérenger de Roquemaurel. À présent... ma sœur, m'expliqueras-tu quel est ce rustre qui, si j'ai bien vu, vient de te jeter à la porte de chez nous ?

La colère de Loyse, un instant calmée par les surprises du revoir, repartit de plus belle.

— Un suppôt de Satan ! Le maudit frère de la traînée dont notre malheureux fou d'oncle a fait sa compagne. Une gueuse immonde qui a nom...

— Je sais ! Est-ce... qu'il l'a épousée ?

— Je l'ignore car il est impossible de l'approcher. Pour savoir où nous en sommes et dans l'intention de lui faire visite, j'ai demandé à Monseigneur l'évêque une dispense et la permission de quitter quelques jours mon couvent. Mais ces gens montent une garde féroce et tu as pu voir par toi-même comment s'est achevée mon ambassade...

— En effet. Eh bien, voyons ce qu'il en sera de la mienne...

Suivie de ses deux compagnons dont les yeux brillaient d'un éclat égal à l'idée d'en découdre avec le dragon du logis, Catherine se dirigea vers le magasin. Avant d'en franchir le seuil elle avisa l'un des gamins qui continuaient à stationner dans la rue avec ce sûr instinct des badauds qui sentent si une pièce est terminée ou s'il y a encore un acte ou deux.

— Veux-tu gagner une pièce d'argent ?

— La belle question ! Qui ne voudrait, noble dame ?

Alors réponds d'abord à une question. Qui commande la garde du palais ? Est-ce toujours messire Jacques de Roussay ?

— Oui-da ! C'est bien lui.

Fouillant dans son escarcelle, Catherine en tira la pièce annoncée qu'elle mit dans la main de l'enfant.

— Trouve-le et ramène-le ici ! Dis-lui que Catherine t'envoie...

— Catherine qui ?

— Catherine suffira. Dis-lui de venir tout de suite chez maître Mathieu Gautherin et d'amener quelques archers. J'aurai sans doute besoin que l'on me prête main-forte.

— Qu'avez-vous besoin de la Garde ? protesta Gauthier indigné.

Ne sommes-nous donc plus capables de vous faire respecter ?

— Normalement, oui, encore que les dimensions de cet homme aient de quoi donner à réfléchir. Mais pour ce que je veux faire, quelques hommes d'armes seront plus convaincants.

— Et que veux-tu donc faire ? demanda Loyse inquiète.

— Voir notre oncle, de gré ou de force et, sur la mémoire de notre mère, je te jure que je ne quitterai pas cette maison sans y être parvenue !...

L'intérieur de la boutique était sombre et, en arrivant du dehors, Catherine, tout d'abord, ne vit rien mais retrouva l'odeur de drap neuf et de cire chaude qu'elle avait toujours connue. Puis ses yeux s'habituèrent, retrouvèrent le dessin des armoires murales à pentures de fer où l'on rangeait les tissus les plus précieux...

Une voix onctueuse surgit des profondeurs obscures de la boutique, du réduit où tant de fois Catherine penchée sur les gros livres reliés de parchemin, avait tenu les comptes de son oncle...

— Que puis-je présenter à Madame ? Me voilà toute à son service et j'ose affirmer que nulle part dans la ville, elle ne trouvera meilleur assortiment de draps d'Espagne, de Flandres ou de Champagne, de soies d'Orient...

La propriétaire de la voix qui venait d'apparaître derrière le grand comptoir ciré où demeuraient quelques pièces de tissus était une femme de taille moyenne qui pouvait avoir le même âge que Catherine elle-même. Brune de peau avec des yeux d'une curieuse couleur verdâtre, elle portait avec assurance une coiffe de fine toile garnie de dentelles qui contenait mal une masse de cheveux noirs. Sa taille était assez fine mais sa gorge opulente tendait insolemment le beau velours de sa robe, d'un gris-vert assorti à ses yeux, sur lequel cliquetaient des chaînes d'or. Un tablier de même toile que la coiffe protégeait cette toilette de bourgeoise opulente que Catherine, les yeux soudains rétrécis, détailla en l'estimant avec la sûreté d'un connaisseur.

Si cette femme était la maîtresse de l'oncle Mathieu, elle lui coûtait cher. Mais il fallait reconnaître qu'elle était assez belle et qu'en tout état de cause elle avait tout ce qu'il fallait pour faire naître chez un vieillard les idées folles du démon de midi. En même temps Catherine était envahie d'une curieuse impression : celle d'avoir déjà vu cette femme quelque part. Mais où et dans quelles circonstances ?...

L'impression étant trop vague et le souvenir trop ténu, sa voix froide coupa court à l'énumération des richesses de la maison.

— Vous êtes Amandine La Verne ?...

Les épais sourcils noirs de la femme se relevèrent tandis que le sourire commercial s'effaçait de sa bouche.

— Je... oui, c'est moi mais je ne...

Je suis la comtesse de Montsalvy et je viens voir mon oncle Mathieu !

dit Catherine tranquillement. Conduisez-moi vers lui !... » Puis comme l'autre la regardait sans mot dire en se détournant légèrement vers Loyse qui venait de faire son apparition elle ajouta : « La révérende mère abbesse que vous venez de vous permettre de jeter dehors est ma sœur. Je tiens à vous faire savoir que vous aurez beaucoup plus de mal à vous débarrasser de moi !

Bouche bée, Amandine contemplait l'élégante silhouette .de cette visiteuse inattendue, à la fois surprise et irritée secrètement de la trouver si belle dans ce simple costume de voyage de beau drap couleur prune. Comme toute la Bourgogne, elle connaissait l'histoire de cette femme que l'amour du Duc avait rendue quasi légendaire mais qui, disparue depuis longtemps, avait fini par perdre toute réalité en dépit des descriptions larmoyantes qu'en faisait ce vieil âne de Mathieu Gautherin. Et voilà qu'elle surgissait à présent, cette Catherine de Montsalvy avec sa beauté intacte, son pur visage cerné par les plis légers d'un grand voile vert amande et ses grands yeux couleur de violette froidement plantés dans les siens qui ne pouvaient s'empêcher de se détourner !...

— Mathieu ? Il n'est pas là, articula-t-elle enfin sans le moindre empressement.

Après quoi, éprouvant sans doute le besoin d'un secours, elle appela

:

— Philibert ! Viens un peu par ici !...

— Voilà, voilà !...

La silhouette de l'homme qui avait eu maille à partir avec Loyse s'encadra si bien dans la porte du réduit qu'elle la boucha complètement. Si l'on cherchait bien, il présentait avec sa sœur une très vague ressemblance, encore qu'il fût plus jeune et que l'expression de sournoise douceur de l'une fût remplacée chez l'autre par les stigmates sans nuances d'une brutalité primitive. Son rôle dans la maison devait être celui du molosse chargé de faire respecter les volontés de la maîtresse et d'éloigner les curieux.

— Qu'est-ce que c'est, Mandine ? T'as encore besoin de moi, grogna-t-il en se curant les dents avec une plume d'oie.

— Ils veulent voir le père Mathieu ! fit sa sœur en désignant du menton les quatre visiteurs.

— Encore ? C'est quoi ? Une maladie ?... » Puis, brusquement, il découvrit Loyse et prit feu : « Qu'est-ce que vous venez faire ici, vous

? Est-ce que je vous ai pas défendu cette maison ?...

— En voilà assez ! coupa Catherine sèchement. Nous exigeons de voir notre oncle immédiatement !

— Vous n'avez aucun intérêt à refuser, gronda Gauthier qui, taquinant son épée, sentait la moutarde lui monter au nez devant la grossièreté du personnage.

Philibert ouvrait déjà la bouche pour s'enquérir sans doute de l'identité de cette dame glaciale mais Amandine, se haussant sur la pointe des pieds, lui chuchota quelques mots à l'oreille et la mine renfrognée de l'homme s'épanouit brusquement en un sourire.

— Oh ! Madame est... oh ! Quel honneur !... Et tu laisses Madame debout, Amandine ?... Vite, un siège, un...

— Il ne s'agit pas de cela ! Je ne suis pas venue visiter la maison ni vous faire la conversation. Je veux voir mon oncle et sur l'heure !

— Nous comprenons bien, noble dame... et ce serait pour ma pauvre sœur et moi-même une vraie joie de vous conduire à lui...

seulement il est pas là !

— Pas là ? Où est-il donc ?

— Probablement à sa maison de Marsannay. Les vendanges approchent, vous savez, et le père Mathieu...

— Cela vous gênerait de dire maître Gautherin ! s'écria Loyse outrée des façons du bonhomme.

— Bon, maître Gautherin si ça peut vous faire plaisir ! C'est un si bon ami pour nous...

Catherine nota mentalement que Philibert mentionnait l'oncle Mathieu comme un simple ami alors qu'elle avait craint jusque-là que la belle Amandine se fût fait épouser. Heureusement il n'en était rien...

— Vous devriez pousser jusqu'à Marsannay, continuait Philibert quand une nouvelle voix se fit entendre à l'entrée de la boutique.

— Ce n'est pas la peine, il n'est pas à Marsannay. Cela fait au moins trois mois qu'il n'y a pas mis les pieds !

Celui qui venait de parler était un petit homme mince et fluet que Catherine reconnut aussitôt comme étant un ancien ami et voisin de son oncle, un maître tailleur qui possédait aussi une maison de vignes dans la Côte. Elle alla vers lui avec un joyeux sourire.

— Maître Duriez ! Je suis si heureuse de vous revoir ! Comment vous portez-vous ?

La figure chagrine du petit tailleur, prolongée d'une barbe follette, s'éclaira soudainement.

— Par Notre-Dame ! Mais c'est Catherine !... La petite Catherine !

Que te voilà grande ! Mais toujours aussi belle ! Que je t'embrasse !...

Il s'élançait déjà vers elle quand, soudain, il s'arrêta, devint tout rouge et baissa la tête.

— Oh, je vous demande pardon, noble dame... j'étais si heureux de vous voir... je m'attendais si peu... j'ai oublié...

— Rien du tout ! Et moi je n'ai pas oublié ! Embrassez-moi, maître Duriez et laissez la noble dame de côté. Pour vous je suis toujours Catherine. Ne changeons rien à nos habitudes.

Sous l'œil amusé de Gauthier et celui vaguement scandalisé de Bérenger qui commençait à trouver que tous ces gens de peu en prenaient bien à leur aise avec sa noble maîtresse, le tailleur et la jeune femme s'embrassèrent avec enthousiasme.

— Ah ! fit maître Duriez, tu ne peux pas savoir ce que je suis heureux que vous vous soyez enfin décidées, les femmes de la famille, à venir voir un peu ce qui se trame ici ! Quand on m'a dit qu'on avait vu arriver Loyse, je suis venu pour lui prêter main-forte et voilà que toi aussi tu es là ! C'est trop de bonheur !... On va peut-être enfin savoir ce qu'est devenu ce pauvre Mathieu !...

— Que voulez-vous dire ? intervint l'abbesse. Il y a longtemps que vous ne l'avez vu ?

— Que trop longtemps ! On a cessé de se voir depuis que votre mère est partie, chassée par cette femme, et qu'il a rouvert le magasin pour elle. À cette occasion, nous avons eu... des mots ! J'ai essayé de lui dessiller les yeux, de lui faire entendre raison ! Mais il ne voulait rien écouter. Il était coiffé de cette Amandine ! gronda-t-il en désignant d'un doigt tremblant de colère ladite Amandine qui frémissait et semblait sur le point de se jeter sur lui. Il n'y en avait que pour elle ! Les vieux amis ne comptaient plus.

— Et c'est ce qui vous gênait, hein ? cria la femme incapable de se contenir plus longtemps. Et ça vous gêne toujours que le Mathieu il m'aime ! Seulement vaudrait mieux en prendre votre parti parce qu'on va bientôt s'épouser ! Je serai la maîtresse ici et à Marsannay, et partout, vous entendez ?

— Tu l'es déjà, Amandine ! T'es chez toi ici, brailla le frère en contrepoids. Et vous autres, vous allez en sortir, et plus vite que ça, les nièces, les vieux copains, les larbins et tout le saint-frusquin ! J'

vous ai assez vus et vaut mieux pour vous que j' me mette pas en colère.

Il avait saisi sur le comptoir la grande mesure en bois qui servait à auner les tissus et, la brandissant au-dessus de sa tête comme un bâton, s'avançait menaçant sur le groupe mais déjà Gauthier avait tiré son épée et se jetait en avant faisant aux deux femmes un rempart de son corps.

— Pose ça ! ordonna-t-il. Tu fais trop de bruit pour avoir la conscience tranquille, l'ami ! Et il est grand temps qu'on t'apprenne la politesse. Allons, recule !... Recule si tu ne veux pas que je t'embroche comme un dindon !

Philibert regarda tour à tour le jeune homme et la pointe acérée appuyée sur son ventre et émit une sorte de hennissement. Mais, au lieu de reculer comme on le lui ordonnait, il fit un saut en arrière si brusque et si rapide qu'il surprit Gauthier. En même temps il lançait la mesure sur son adversaire qui, atteint au bras, lâcha son arme. Alors, avec un hurlement de triomphe, le géant se jeta sur lui. L'écuyer disparut sous sa masse.

Ce que voyant, Bérenger s'élança au secours de son ami en empoignant à deux mains la tignasse de Philibert" qui poussa un barrissement d'éléphant malade tandis qu'Amandine, armée d'un gourdin qu'elle avait prestement récupéré sous le comptoir, entreprenait de rejeter Catherine, Loyse et le tailleur hors du magasin, comptant sans doute sur la crainte qu'elle et son frère exerçaient visiblement sur les gens du quartier pour les empêcher d'intervenir.

En effet, atteint en pleine figure et saignant du nez, maître Duriez dont le courage n'était peut-être pas la vertu dominante, s'enfuit en criant à l'aide sans d'ailleurs qu'aucun des spectateurs bougeât pour autre chose que lui ouvrir un passage. Mais les deux sœurs, dans la boutique, s'unirent pour tenir tête à la mégère tandis que les badauds du dehors, tel le chœur antique, se mettaient à invoquer un secours qu'ils ne semblaient nullement disposés à fournir eux-mêmes. La mêlée intérieure devint générale.

Au bout de quelques instants, le combat parut tourner nettement à l'avantage de la famille La Verne. Loyse à demi assommée essayait de reprendre ses esprits derrière le comptoir tandis qu'Amandine, à califourchon sur Catherine, faisait de grands efforts pour l'étrangler avec son voile. Quant à Philibert, il s'était débarrassé de Bérenger d'un coup de coude qui lui avait coupé le souffle et il livrait à présent au malheureux Gauthier un combat dont l'issue ne faisait aucun doute : malgré son courage, le jeune homme était voué au massacre.

Soudain l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme : la loi faisait son entrée dans le magasin... Et Jacques de Roussay en personne, semblable à quelque incarnation de l'archange saint Michel, se rua au secours de Catherine qui était en train de perdre connaissance.

Amandine vola littéralement dans les airs tandis que quatre archers mettaient fin aux souffrances de Gauthier en maîtrisant Philibert.

Quant à Catherine, elle se retrouva debout en face de son sauveur qui la contemplait avec des yeux pleins d'étoiles et l'expression émerveillée d'un enfant qui reçoit son cadeau de Noël.

— Catherine ! soupira-t-il. C'était donc vrai ! C'est bien vous...

— Naturellement c'est bien moi ! Qu'est-ce que vous imaginiez, mon ami ?

— Je ne sais pas. Quand ce gamin est venu me dire que vous me demandiez, j'ai failli le renvoyer avec une taloche mais il vous a décrite si soigneusement que j'ai fini par le croire. Pourtant, vous auriez dû me prévenir de votre retour. Savez-vous qu'il y a des joies qui tuent ?

Elle lui sourit, se haussa sur la pointe des pieds pour poser un baiser sur sa joue puis, reculant de deux pas pour mieux le considérer

:

— Vous êtes trop solide pour cela, Jacques ! Et pour un mourant, vous me semblez en assez bonne forme. Vous avez le teint vermeil, l'œil vif, l'allure imposante. Peut-être êtes-vous un peu moins mince que jadis...

En effet, le jeune capitaine dégingandé de jadis, ne rêvant que plaies et bosses et légèrement brouillon, avait fait place à un homme dont la quarantaine était en pleine possession de ses forces et dont les cheveux blonds, surgis du casque qu'il venait d'enlever, n'avaient rien perdu de leur épaisseur indisciplinée. Mais, incontestablement, le tour de taille de l'officier avait doublé de volume. Roussay était à présent l'image du Bourguignon type : insolent de belle santé et passant peut-

être plus de temps à table qu'à cheval.

— Vous voulez dire que j'ai engraissé comme un cochon ! grogna-t-il. Que voulez-vous ? On s'encroûte à Dijon qui n'a plus de capitale que le nom ! Et l'on tue le temps comme on peut !

Un ange passa, traînant après lui une collection de bouteilles vides mais, avec un énorme soupir, Jacques de Roussay reprenait :

— A présent, si vous m'expliquiez la raison du combat auquel nous avons mis fin ? Ces gens vous ont attaquée, j'imagine ? Je voudrais savoir pourquoi.

En quelques mots, Catherine le mit au fait de la situation, racontant comment elle était arrivée au moment précis où Loyse se faisait jeter dehors et comment les La Verne prétendaient lui interdire l'approche de son oncle Mathieu.

— On vous a déjà dit qu'il était pas là ! glapit Amandine qui se débattait aux mains des soldats.

— Où est-il en ce cas ?

— Est-ce que je sais ? Il est parti un matin, en disant qu'il voulait faire un petit voyage en... Savoie, ou en Champagne, je ne sais plus bien. Depuis on n'a plus de nouvelles.

— Comme c'est vraisemblable ! Il y a des années que mon oncle avait pris l'horreur des grands chemins qu'il avait trop parcourus et qui d'ailleurs ne sont plus sûrs depuis longtemps. Ce n'était plus de son âge, ni de ses rhumatismes. D'ailleurs quand il partait, c'était toujours avec plusieurs valets. A propos où sont les serviteurs de cette maison ?

— Ceux qu'il a gardés sont à Marsannay. Pour ici, une servante suffit aux gros ouvrages et je m'occupe du reste, fit Amandine avec importance. Quant à l'âge de Mathieu, vous me la baillez belle ! Est-ce qu'une femme comme moi c'était de son âge ? Pourtant, je pourrais vous en dire...

— Ça suffit comme ça ! coupa Roussay. On ne vous demande pas vos secrets d'alcôve. Une chose est certaine : maître Gautherin est bien quelque part. Le tout est de savoir où et j'ai l'impression que vous, vous le savez...

— Je suis certaine qu'il est ici, murmura Catherine. Cela doit tenir à la mauvaise volonté que mettent ces gens...

— Ces gens ! Non mais dites donc, brailla Philibert, faudrait voir tout de même à pas nous prendre pour...

— J'ai déjà dit que ça suffisait ! gronda le capitaine qui se tourna vers Catherine pour ajouter : La meilleure manière de trouver la vérité est de visiter cette maison de fond en comble. C'est ce que nous allons faire. Vous autres, ajouta-t-il pour ses hommes, vous me gardez soigneusement le frère et la sœur. Venez, Catherine !

Escorté de la jeune femme, de Loyse et des deux garçons, il se dirigea vers le réduit aux écritures que Catherine ne revit pas sans émotion ainsi d'ailleurs que le reste de la maison où s'était écoulée la plus grande partie de son adolescence. Rien n'avait changé et il fallait rendre cette justice à Amandine La Verne que tout était aussi parfaitement tenu qu'au temps où Jaquette, la mère des deux sœurs, et Sara s'en occupaient.

Mais, à part la cuisine, qui tenait tout le reste du rez-de-chaussée et où une servante effarée cessa d'éplucher des légumes pour les regarder bouche bée, la maison se révéla totalement vide. La chambre même de l'oncle Mathieu était dans le même ordre parfait que le reste du logis avec seulement la légère brume de poussière et le côté impersonnel des pièces inhabitées.

— Je commence à croire que ces gens ont dit la vérité et que votre oncle a quitté les lieux, soupira Roussay visiblement contrarié.

— Mais c'est impossible, vous dis-je. Où voulez- vous qu'un homme de son âge soit allé... et tout seul ?

— Je ne sais pas, moi... En pèlerinage, peut-être ? On y va à tout âge.

Catherine haussa les épaules avec emportement.

— En pèlerinage ! L'oncle Mathieu ! Laissez-moi rire ! On voit que vous ne le connaissez pas...

— Écoutez, Catherine : il faut bien qu'il soit quelque part ce bonhomme ? Et comme il n'est pas ici...

Brusquement, la jeune femme changea de couleur. Elle devint si pâle qu'il lui fallut s'appuyer au chambranle de la porte.

— Mon Dieu !...

— Qu'avez-vous ? s'inquiéta Jacques. Vous êtes souffrante ?

— N... on, mais il vient de me venir une idée si affreuse, si...

Jacques ! Et si ces gens l'avaient fait disparaître ?

— Vous voulez dire qu'ils pourraient l'avoir... tué ?

— Pourquoi pas ? L'oncle disparu, ils peuvent demeurer ici indéfiniment... et je voudrais bien savoir ce qui aurait pu les en empêcher ? Le pauvre homme était seul avec eux. Seul et à peu près sans défense.

Il y eut un silence. L'idée faisait son chemin dans l'esprit de Roussay qui, visiblement, la tournait et la retournait dans tous les sens. Sans d'ailleurs parvenir à lui trouver une conclusion satisfaisante car il finit par soupirer.

— Evidemment ! Tout est possible. Mais je n'ai aucun droit pour arrêter qui que ce soit sur un simple soupçon.

— Je vous en prie, Jacques, cherchons encore ! murmura-telle enfin. Nous finirons bien par trouver au moins un faible indice. Je sens qu'il y a ici quelque chose de louche.

— A moins de démolir la maison pierre par pierre, je ne vois pas ce que nous pourrions faire de mieux ! bougonna Roussay.

La visite recommença mais sans apporter plus de résultat. Il fallut bien se résigner et Catherine, la mort dans l'âme, regagna la boutique.

— Alors ? lui lança la femme l'œil arrogant. Vous l'avez trouvé votre cher oncle ? Vous voilà contente, hein ? Vous avez bien empoisonné la vie d'honnêtes gens qui ne vous demandaient rien ?

Seulement, sous prétexte qu'on est Madame la Comtesse, ou Madame l'Abbesse, ajouta-t-elle à l'adresse de Loyse qui, le teint cireux et les yeux clos, s'était laissée tomber sur une escabelle, on se croit tout permis, on a tous les droits, pas vrai ? Et vous vous imaginez que ça va se passer comme ça ?...

— Pour le moment, oui ! coupa Roussay en empoignant Amandine par le bras. Et je vous conseille de baisser le ton, la belle, car tant que Mathieu Gautherin ne sera pas retrouvé, vous ne serez pas tirée d'affaire. On ne vous lâchera pas avant de savoir ce qu'il est devenu...

— Vous ferez sagement, je crois, articula calmement une claire voix féminine qui domina un instant le tumulte de protestations d'Amandine et de son frère, car je vous amène une pauvre créature qui peut avoir des choses intéressantes à dire.

Sur le seuil, flanquée d'une servante visiblement terrifiée qu'elle tenait d'une main ferme, se tenait une grande femme blonde âgée d'environ vingt-cinq ans, éclatante et fraîche dont le corps opulent était habillé d'un superbe velours ciselé du même brun que ses yeux.

Les amples manches de sa robe, découpées en feuilles de chêne et descendant jusqu'à terre, laissaient voir une doublure de satin gris assorti à la jupe de dessous qu'un pan de la robe, relevé par une agrafe d'or, montrait coquettement. Une sorte de haut tambourin formé d'une torsade de velours brun et de satin gris dont les pans s'enroulaient autour de son cou coiffait avec une certaine majesté l'aimable visage de cette femme devant laquelle Jacques de Roussay s'inclina courtoisement avec un empressement qui n'échappa pas à Catherine.

Je viens de chez vous, sire capitaine, continua la nouvelle venue, car je désirais que cette fille refasse pour vous le récit dont elle m'avait régalée. Mais l'on m'y a appris que vous étiez justement parti pour le

« Grand Saint Bonaventure » et je me suis hâtée de vous suivre, pensant que je pourrais vous y être utile... Sainte Vierge bénie !

s'exclama-t-elle en découvrant soudain Loyse qui se redressait péniblement. Vous étiez donc là, révérende mère ?... Mais que vous est-il arrivé ? Vous êtes pâle et, Dieu me pardonne, vous vous soutenez à peine.

— Ce n'est rien, dame Symonne ! soupira Loyse en s'efforçant de sourire. J'ai eu maille à partir avec ces gens... mais je ne crois pas que vous connaissiez ma sœur, la comtesse de Montsalvy. Catherine, ajouta-t-elle en se tournant vers la jeune femme, damoiselle Symonne Sauvegrain était déjà, et de longtemps, une bienfaitrice de notre couvent mais, depuis qu'elle a épousé messire Jehan Morel, conseiller et gouverneur de la Chancellerie de Monseigneur le Duc, elle a encore amplifié ses bienfaits. J'ajoute qu'elle a eu l'insigne honneur de nourrir de son lait monseigneur le comte de Charolais1 et que Madame la Duchesse lui porte une toute particulière amitié.

Le blond visage de la nourrice ducale s'illumina d'un sourire, cependant que ses mains se tendaient en un geste d'accueil charmant.

— La célèbre Catherine !... Quelle joie de vous rencontrer ! Ainsi vous étiez à Dijon et personne ne le savait ?

— Je n'y suis que depuis une heure, répondit la jeune femme conquise par la chaleur et l'amitié que dégageait cette femme. Et je suis venue tout droit ici dans l'espoir de revoir mon oncle dont je suis sans nouvelles depuis des années. Mais ne disiez-vous pas que vous pourriez nous apprendre quelque chose ?

— Je le crois ! Cette enfant, ajouta-t-elle en poussant devant elle la petite servante, est la jeune sœur d'une de mes chambrières. Elle est en place tout près d'ici, chez maître Seguin, le faiseur de coffres de mariage qui vient de mourir et dont le petit jardin est mitoyen de celui qui s'étend derrière cette maison. Or, ce tantôt elle est accourue chez moi, toute

1 Le futur Charles le Téméraire.

Défaite et en larmes, en suppliant qu'on voulût bien la garder car elle refusait de retourner dans la maison des Seguin. Allons, Marthon, un peu de courage !... raconte ton histoire comme tu me l'as racontée...

L'histoire était courte. Peut-être impressionnée par la mort de son maître, Marthon avait fini par se persuader que la maison était hantée, principalement les resserres à bois du fond du jardinet, où l'on entreposait aussi bien les bûches à brûler que les billes de bois pour les coffres et qui jouxtait par un côté l'appentis où, chez Mathieu Gautherin, on avait un poulailler et une resserre à outils. Marthon affirmait y avoir entendu des bruits bizarres. Or, ce jour-là, étant seule à la maison, elle avait eu besoin de quelques bûches pour sa cuisine et, maîtrisant sa crainte, elle était allée dans la resserre. Mais à peine y était- elle entrée qu'un gémissement, si affreux qu'il ne pouvait venir selon elle que de l'autre monde, l'en avait chassée, sanglotante et le cœur fou.

Alors, plantant là son ouvrage et ne songeant plus qu'à se protéger de l'âme en peine de son maître, elle s'était enfuie en courant pour chercher refuge auprès de sa sœur chez dame Morel. Celle-ci ayant entendu par hasard le récit échevelé et hoquetant de la pauvre fille lui avait alors posé quelques questions, puis s'était décidée à l'emmener voir Jacques de Roussay.

— J'ai trouvé cette histoire étrange, dit Symonne. Depuis quelque temps, maître Gautherin, dont je suis une des bonnes clientes et que j'estime, avait disparu de sa boutique. On le disait souffrant, trop souffrant même pour recevoir ses meilleurs clients. Cela m'a étonnée.

Votre oncle a toujours été l'énergie et la courtoisie mêmes, ajouta-t-elle pour Catherine. En outre, ces gens m'ont, depuis longtemps, inspiré une méfiance, vague peut-être, mais dont je ne pouvais me défendre. Voilà pourquoi je suis venue jusqu'ici avec Marthon.

Le regard de Catherine croisa celui de Roussay.

Nous avons visité la maison de la cave au grenier, fit-elle avec une douceur pleine de menace en constatant qu'Amandine venait de perdre quelques unes de ses belles couleurs mais qui aurait songé au poulailler ?

Il lui répondit par un large sourire et par un geste à l'adresse de ses hommes qui, à sa suite, se précipitèrent au fond du jardin.

Ils y trouvèrent Gauthier et Bérenger, au milieu d'une troupe piaillant de volailles effarouchées, occupés à essayer de faire sauter le gros cadenas qui maintenait fermée une porte en bois mal dégrossi mais visiblement neuve. Les deux garçons n'avaient eu besoin que d'un coup d'œil pour se comprendre et abandonner la boutique pour le poulailler quand la nourrice du jeune Charolais avait exposé à son auditoire les terreurs de Marthon. Ils n'étaient cependant pas encore venus à bout de leur ouvrage car, si les planches de la porte montraient des interstices, le cadenas était solide.

— Peste ! remarqua Roussay goguenard à l'adresse d'Amandine que deux soldats amenaient, on ne risquera pas de vous voler vos œufs et j'espère que vous avez pensé à donner une clef à vos poules !

Au fait, vous pourriez me la donner, cela simplifierait tout ?

— Je ne l'ai pas ! grogna la femme, butée. Ce placard ne sert plus depuis longtemps. La clef doit être perdue.

— Avec une porte neuve ? Comme c'est vraisemblable. Il est vrai que cela sent bien mauvais, par ici. Allez, vous autres, arrachez-moi ces planches puisque l'on ne peut venir à bout de ce damné cadenas.

Attaquée à la hache, la porte ne résista guère et s'abattit, découvrant un réduit obscur d'où monta une puanteur telle que Roussay arrêta du bras Catherine et Loyse qui se précipitaient déjà.

— Non ! Avec une telle odeur, il se peut que nous trouvions seulement un cadavre, d'autant qu'on n'entend aucun bruit, aucun gémissement. Laissez- moi entrer d'abord avec l'un de mes hommes.

Viens avec moi, Baudron...

Un instant après, tous deux ressortaient portant avec des précautions dont le dégoût n'était pas exempt un paquet informe de couvertures sales et de linge dégoûtant à un bout duquel pendait une tête dont les cheveux et la longue barbe en broussaille étaient gris de crasse et grouillants de vermine.

— Oncle Mathieu ! cria Loyse horrifiée. Dans quel état !...

— Est-ce qu'il est mort ? souffla Catherine.

— Non. Il respire encore mais il est inconscient. C'est comme s'il était sous l'influence d'une drogue, dit Roussay. En tout cas, il n'est pas brillant et on dirait qu'il était temps que vous arriviez, les nièces !

On va le porter dans la cuisine.

— Je vais dire à la servante de faire chauffer de l'eau, dit Gauthier.

Il faut le laver pour pouvoir l'examiner.

— Entendu ! Occupez-vous de ça ! » reprit le capitaine avec un visible soulagement. Puis, se tournant vers Amandine qui faisait des efforts désespérés pour se libérer de la poigne de ses gardiens : «

Alors, la belle ? Qu'as-tu à dire à ça ? Il a un drôle d'aspect, ton patron, pour un homme parti courir les grands chemins. J'imagine que tu vas nous dire qu'il s'est enfermé tout seul dans le poulailler et que tu n'en savais rien ?

Elle cracha comme une chatte furieuse.

— Croyez ce que vous voulez et allez au diable ! S'il est venu là c'est que le Diable l'y a mené ! Sur tous les saints du Paradis je peux jurer qu'on le croyait parti...

— Vraiment ! Eh bien ! tu pourras jurer autant que tu voudras sur les outils de maître Arny Signart, notre tourmenteur-juré, ma jolie.

Reste à savoir s'il te croira. Allez ! qu'on m'emmène tout ce beau monde à la maison du Singe 1 sans

1 La prison.

Oublier, bien sûr, le petit frère qui nous attend sagement dans la boutique. Moi, je vais de ce pas raconter l'histoire au vicomte mayeur.

Deux soldats transportèrent le malheureux drapier auprès de. la cheminée de la cuisine désertée par la servante. Puis, tandis que Roussay emmenait ses prisonniers à travers les huées et les jets de pierre de l'attroupement qui s'était reformé spontanément dans la rue, les deux sœurs entreprirent de débarrasser leur oncle toujours inconscient de son cocon nauséabond avec l'aide de Marthon que Symonne Morel-Sauve- grain avait laissée tandis qu'elle rentrait chez elle pour en ramener des serviteurs et un brancard.

— Vous ne pouvez demeurer dans cette maison, dit-elle à Catherine. Vous logerez chez moi. Votre oncle y aura tous les soins nécessaires et nous enverrons un gardien pour que la maison ne soit pas pillée.

Elle n'avait rien voulu entendre des protestations de Catherine et les avait balayées d'un désinvolte mouvement d'épaules.

— Ma maison est neuve et elle est immense ! En outre, elle est loin d'être pleine car mon époux se trouve actuellement à Gand auprès du Duc...

Il n'y avait plus qu'à s'incliner.

— L'hospitalité qu'elle t'offre est sans arrière-pensée, remarqua Loyse lorsque la belle nourrice eut disparu. C'est simplement un mouvement du cœur. Vois-tu, la duchesse Isabelle a fort bien choisi la nourrice de son fils car Symonne est certainement la femme la plus généreuse que je connaisse.

En attendant, les deux sœurs détortillaient Mathieu plus qu'elles ne le déshabillaient car son emballage de draps et de couvertures pourris l'entravait au moins autant qu'il le recouvrait. Parfaitement inerte, le pauvre homme bien que très amaigri représentait encore un poids assez considérable et sans l'aide de Gauthier, elles n'y fussent probablement pas arrivées. Quant à Bérenger, pris d'une nausée, il était allé respirer dans la rue.

Chez Catherine, la pitié et l'inquiétude dominaient le dégoût mais Loyse, elle, accomplissait son devoir de charité filiale avec une fureur qui grandissait d'instant en instant à constater l'état affreux de son oncle car, à mesure que les loques immondes étaient jetées au feu, le corps couvert de plaies se révélait d'une maigreur tragique.

— Regarde-moi ça ! vitupérait l'abbesse en attrapant avec les pincettes de l'âtre un lambeau que Catherine venait de couper avec les grands ciseaux de la boutique. Regarde dans quel état ce vieux fou s'est laissé réduire par sa ribaude ! Ce n'est pourtant pas faute de l'avoir prévenu...

— Je crois qu'il l'aimait... Tu sais, quand on aime, on ne voit rien, on n'entend rien, on ne comprend rien...

— Je devrais savoir que tu es orfèvre en la matière ! susurra Loyse avec un regard oblique. Quant à moi je n'aurai jamais assez de grâces à rendre au Seigneur d'avoir daigné me protéger de telles turpitudes...

Catherine choisit d'ignorer l'intention acide. Depuis la détestable aventure vécue dans sa jeunesse aux mains du boucher Caboche, durant l'insurrection parisienne de 1413', Loyse montrait, pour l'amour, une aversion proche de l'horreur qui d'ailleurs était presque entièrement responsable de son entrée en religion. Il était donc inutile de relever son propos et les pensées de la jeune femme ne s'y attardèrent pas.

Ce qu'elle cherchait à comprendre c'était la raison qui avait conduit Amandine à réduire Mathieu à un état si misérable puisqu'elle régnait déjà sur lui au point d'en avoir obtenu qu'il chassât de la maison sa propre sœur. Il eût été plus simple de le tuer. A moins, bien sûr qu'il fallût à tout prix le garder en vie le plus longtemps possible. Mais alors pourquoi ?...

Voir II suffit d'un amour, tome I.

Le dos étayé par de gros oreillers confortablement bourrés de duvet de canard, l'oncle Mathieu dévorait d'épaisses tartines de boichet1 qu'il trempait dans un bol de lait grand comme un petit saladier. Depuis qu'il était sorti de l'étrange sommeil dans lequel ses bourreaux le plongeaient dans la journée au moyen d'un mélange d'herbes, il semblait ne pouvoir se rassasier. Et il eût dévoré à longueur de journée si Catherine ne s'était gendarmée pour lui imposer des heures de repas régulières.

— Il n'est pas bon de s'empiffrer après avoir souffert de la faim, mon oncle, prêchait-elle. Cela pourrait vous conduire à un engorgement dangereux capable de vous mener de vie à trépas.

— Bah !... Pour ce que me réserve la vie, à présent !...

— Il vous reste, grâce à Dieu, mon oncle, bien des moyens de vivre doucement le temps qu'il vous accordera encore. Vous serez vite remis sur pieds et vous aurez alors le choix entre plusieurs solutions.

1 L'ancêtre du pain d'épices.

Ou bien vous retirer à Marsannay, dans vos vignes où vous trouviez la vie si douce...

— Tu me vois, tout seul à Marsannay... à présent que ma pauvre Jaquette, ta sainte mère à qui j'ai fait tant de peine, n'y reviendra plus

? J'y végéterais comme un vieux croûton...

— Alors venez vous installer à Montsalvy. Le pays vous avait plu quand vous y êtes venu pour le baptême d'Isabelle. Vous fîtes même amitié avec Saturnin Garrouste, notre bailli et chacun serait heureux de vous revoir. Et puis il y a les enfants que vous verriez grandir...

Mon petit Michel vous aime beaucoup...

— Mais ton mari, lui, ne m'aime guère ! Je ne peux pas le lui reprocher d'ailleurs : c'est un seigneur, un guerrier et je ne suis moi qu'un ancien drapier... un rappel désagréable de ta condition première, ma fille ! Et puis c'est un grand voyage. Enfin, le climat est rude dans ton pays de montagne.

— Eh bien, soupira-t-elle, il vous reste encore une possibilité : Loyse, je veux dire la mère Agnès de Sainte-Radegonde, vous offre de venir vous établir auprès d'elle dans une maison avec jardin que son couvent possède à Tart-le-Bas. Vous y seriez...

— Aspergé d'eau bénite, enfumé d'encens et accablé de patenôtres du matin au soir et du soir au matin ! Madame l'abbesse ne m'a pas caché son sentiment en nous quittant ce matin : il est temps que je songe à demander pardon de mes péchés et à faire mon salut car je n'ai plus longtemps à vivre et, si je ne m'amende, messire Satan m'attend déjà en ricanant, en attisant ses chaudières et en remoulant sa grande fourche. Merci bien ! J'aime encore mieux périr de solitude à Marsannay ! Au moins il me restera mon vin !... Loyse me mettrait à l'eau claire et au pain sec du repentir !...

L'entrée d'une petite femme, si petite que sa grande coiffe en toile de Frise empesée lui mettait le visage à mi-chemin des pieds, dispensa Catherine d'un nouvel effort de conciliation et elle se leva pour la laisser approcher du lit, non sans un secret sentiment de soulagement.

Bertille, qui avait nourri de son lait Symonne-Sauvegrain dans sa petite enfance, lui tenait lieu, à présent, de femme de charge. Elle était connue de tout Dijon et cela lui conférait une sorte d'autorité.

Pour l'instant, elle apportait un onguent qu'un valet venait de chercher à l'officine de maître Bourillot, le grand apothicaire du bourg, afin de soulager les nombreuses écorchures, dues à la vermine.

Elle s'approcha du malade et jeta un regard scandalisé sur le plat qui avait contenu le boichet et qui ne contenait plus que le couteau.

— Vous mangez trop, Mathieu Gautherin ! dit-elle sévèrement. Ce n'est pas que l'on songe à vous mesurer la nourriture, mais vous vous faites du mal.

Sous sa crinière poivre et sel qui lui donnait assez l'air d'un vieux lion hargneux, Mathieu lui jeta un regard provocant.

— J'ai faim, moi ! Vous ne devez pas savoir ce que c'est que d'avoir faim, vous, avec vos joues roses et votre taille dodue...

— Dodue, dodue ! Dans un moment, il va me dire que je suis grosse, ce malappris !

— Je ne dirai jamais rien de tel puisque cela vous sied, dame Bertille, mais ne venez pas me reprocher...

Profitant de l'occasion, Catherine gagna la porte sur la pointe des pieds et quitta la chambre, laissant Bertille et Mathieu, qui se connaissaient de longue date, poursuivre leur discussion sans que ni l'un ni l'autre songeât d'ailleurs à la retenir. Depuis leur arrivée, Bertille s'était instituée l'infirmière et la garde- malade de l'oncle et leurs relations, établies jusqu'à présent sur le simple plan de cliente à fournisseur, semblaient prendre brusquement une nouvelle direction.

Décidément, ce vieil ours de Mathieu Gautherin avait pris goût aux femmes durant son aventure malheureuse avec Amandine.

À ce propos, il n'avait pas été très difficile d'obtenir de lui le récit de ses misères. À peine revenu à une conscience claire et lesté d'un premier repas Mathieu s'était libéré des souvenirs cruels qui empoisonnaient sa mémoire et de l'impuissante fureur accumulée au long de son calvaire.

Entre lui et sa maîtresse, tout avait été au mieux durant quelques mois. Amandine se montrait prévenante, tendre même, et attentive aux moindres désirs du vieillard qu'elle soignait avec une sollicitude de mère, de fille et d'amante tout à la fois.

Et puis, d'un seul coup, les choses avaient changé lorsque le frère était apparu par un soir gris et pluvieux. Philibert, à ce qu'il prétendait tout au moins, revenait de Terre Sainte et il était en si triste état que la chose, à première vue, n'avait rien d'extraordinaire. Les soins d'Amandine avaient immédiatement changé de direction tandis que Mathieu, désireux de faire plaisir à son amie, s'était montré accueillant et cordial.

Mais, peu à peu, l'intrus s'était implanté. A mesure que revenaient ses forces, la place qu'il prenait augmentait de surface et, finalement, il avait fini par parler quasiment en maître sur le territoire du « Grand Saint Bonaventure ».

En dépit d'Amandine qui tentait d'expliquer le mauvais caractère de son frère par ses malheurs récents, les yeux de maître Gautherin avaient tout de même fini par s'ouvrir le jour où, revenant inopinément de la halle aux Champeaux pour prendre son escarcelle qu'il avait oubliée, il avait trouvé son Amandine dans le cellier, adossée à une futaille et les jupes troussées jusqu'à la taille, occupée à recevoir de Philibert un hommage vigoureux mais aussi peu fraternel que possible.

À l'indignation du vieil homme, tous deux avaient répondu par des moqueries et des sarcasmes et, comme Mathieu prétendait les jeter tous deux à la rue, ils lui étaient tombés dessus avec un bel ensemble, l'avaient réduit à l'impuissance, ligoté, bâillonné et transporté dans la cave d'abord puis dans le poulailler pour y subir le supplice que l'on sait.

— Quand vous serez décidé à signer une promesse de mariage en bonne et due forme, lui dit Amandine, vous reprendrez votre place dans la maison.

— Plutôt mourir ! riposta Mathieu fou de rage. Jamais je ne donnerai mon nom à une putain !

— Alors, ce sera la mort ! Mais ce sera long... très long pour vous donner le temps de réfléchir ! On vous donnera à boire mais pas à manger. Et gourmand comme vous êtes, vous demanderez grâce bien vite...

Et le martyre de Mathieu Gautherin avait commencé. Amandine le nourrissait uniquement d'eau claire et, chaque matin d'une sorte de tisane de belladone qui l'endormait afin qu'il n'ameutât pas le quartier par ses cris. Chaque soir, quand il s'éveillait, Amandine ou Philibert venaient lui apporter son eau et posaient une question, toujours la même.

— Est-ce que vous êtes décidé au mariage ?

Et Mathieu répondait non, toujours non. De plus en plus faiblement à cause de ses forces qui l'abandonnaient mais sa volonté demeurait inchangée. Mieux valait pour lui se laisser mourir, même dans ces conditions affreuses car il ne gardait plus la moindre illusion sur ce qui l'attendait : qu'il acceptât d'épouser la fille La Verne et, peu de temps après les noces, très certainement, il recommencerait à dépérir d'un mal mystérieux qui l'emmènerait promptement à la tombe, en admettant que la chose ne se soldât pas tout simplement par un coup de couteau ou une solide dose de poison dès qu'il aurait fait d'Amandine une dame Gautherin et, par conséquent son héritière.

— Vous m'avez rendu plus que la vie, mes filles, dit-il aux deux sœurs en se réveillant entre leurs deux visages penchés sur son lit, vous m'avez rendu le droit de mourir proprement ! Soyez-en bénies...

La belle maison neuve des Morel-Sauvegrain qui, avec ses fenêtres en double accolade, ses vitraux et l'élégante balustrade sculptée qui soulignait son toit de tuiles vernissées ajoutait un magnifique ornement à la rue des Forges , s'était refermée comme le poing d'un géant amical sur Catherine, son oncle et ses gens, accordant à la jeune femme une précieuse journée de rémission, de réflexion et de repos.

Celle-ci en avait profité pour tisser avec la blonde Symonne la trame d'une amitié et pour essayer de se renseigner discrètement sur les conditions de détention du royal prisonnier que le Destin lui donnait à tâche de préserver.

Mais ce qu'elle avait pu apprendre était mince car c'était tout ce qu'en savait le commun des mortels à Dijon : René d'Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem, était enfermé au palais ducal, dans la tour Neuve, étroitement gardé et c'était tout...

En quittant la chambre de son oncle, la dame de Montsalvy passa dans la sienne et s'habilla pour sortir. Contrairement à ce qu'il avait promis, Jacques de Roussay n'était pas revenu après l'arrestation de la «

famille » La Verne et il était plus que temps qu'elle allât voir ellemême comment approcher le prisonnier...

Elle quitta la maison sans avoir rencontré personne. Symonne était partie le matin même pour ses terres maternelles de Foissy, près d'Arnay-le-Duc. Quant aux serviteurs ils avaient tous disparu comme par magie. Même Gauthier et Bérenger étaient introuvables...

L'explication du phénomène sauta aux yeux de Catherine en sortant : une foule s'entassait autour du pilori dressé en permanence au confluent du bourg et de la Grande Rue Notre-Dame 2 ou les valets du bourreau étaient occupés, le maître ne s'abaissant pas à ces besognes subalternes, à boucler le carcan de fer

1

Elle n'a guère changé et appartient à l'antiquaire Damidot.

1

Prolongement de la rue des Forges.

Autour de la gorge d'un voleur de poules aux étalages. Mais le délinquant était si gros que le carcan menaçait de l'étrangler et le public riait autant de ses contorsions que des efforts des valets. Toute la maisonnée de Symonne était là ainsi que Bérenger.

Mécontente de le trouver devant ce pilori, Catherine alla taper sur l'épaule de son page.

— Trouvez-vous vraiment plaisir à ce genre de spectacle, Bérenger

?

L'adolescent rougit mais le regard qu'il leva sur la jeune femme était limpide.

— Non, dame Catherine. Seulement Gauthier m'a dit de l'attendre ici. Et comme je n'avais rien d'autre à faire...

— Évidemment. Et... où donc est à cette heure maître Gauthier ?

— D'honneur, je n'en sais rien. Nous sortions de compagnie pour aller faire une partie de paume quand il a vu passer un homme qui descendait la rue. Aussitôt, il s'est arrêté... « Va jouer sans moi, m'a-t-il dit. J'ai mieux à faire... » et il s'est élancé sur la trace de cet homme sans permettre que je l'accompagne en (n'ordonnant simplement de ne bouger d'ici et de l'attendre. Mais si vous sortez, je vous accompagne...

— C'est inutile. Gauthier a dit de l'attendre, attendez-le donc.

Quant à moi, je vais simplement prier à l'église voisine. Tout de même, dites-lui qu'il ferait mieux de s'abstenir de suivre n'importe qui dans une ville qu'il ne connaît pas...

Elle s'éloigna vers Notre-Dame dont la curieuse façade peuplée de gargouilles apparaissait au bout de la rue en se demandant ce qui avait pu passer par la tête de Gauthier pour s'élancer ainsi sur la trace du premier passant venu ; mais elle faisait confiance à l'habileté et à l'intelligence du garçon pour qu'il ne se fourrât pas dans un mauvais cas. De toute façon, elle ne souhaitait pas être accompagnée dans la visite qu'elle se proposait de faire à son ami Roussay, son passage à l'église n'étant qu'un prétexte.

Néanmoins, elle y entra un instant comme elle l'avait annoncé, ne fût-ce que pour s'éviter un mensonge. Et puis, avant d'entamer réellement ce qu'elle considérait comme une mission sacrée, elle éprouvait le besoin d'un tête-à-tête avec la petite Vierge noire devant laquelle, en son adolescence, elle avait passé tant d'heures puis, devenue l'épouse du Grand Argentier de Bourgogne, versé tant de larmes. Elle était sûre d'y puiser un courage nouveau et aussi, peut-

être, des idées plus claires si la chance voulait que le sanctuaire fût à peu près vide à cette heure de l'après-midi. Car, de tout temps, Catherine avait éprouvé une peine infinie à prier au milieu d'une foule. Il lui fallait le silence, la pénombre et la paix d'une nef déserte.

Alors, peut-être parce qu'elle avait l'impression que Dieu était à elle toute seule, son âme pouvait oublier les misères terrestres et se mettre à la recherche de l'Infini... Ce dont elle était parfaitement incapable au milieu d'une foule de commères dévidant machinalement des patenôtres ou nasillant des cantiques en pensant au menu qu'elles serviraient le soir à leur époux...

Bienheureusement, la chapelle où veillait l'étrange et assez laide statue de Notre-Dame de Bon Espoir n'était occupée que par le brasillement des cierges. Catherine alla en prendre un, l'alluma et le joignit au buisson flamboyant puis s'agenouilla à même les marches de l'autel pour se lancer dans une fervente prière afin que la Mère de Dieu lui permît de sauver la vie du jeune roi captif. Mais elle s'aperçut bientôt qu'en fait c'était pour elle-même qu'elle priait car elle demandait surtout que tout allât très vite afin de pouvoir reprendre, le plus rapidement possible, le chemin de Montsalvy.

Il lui semblait que des années, des siècles s'étaient écoulés depuis qu'elle avait quitté la maison. En fait, il n'y avait pas six mois ; mais les jours d'absence comptent au centuple lorsque l'on est séparé de ceux que l'on aime.

Réconfortée par sa prière, Catherine, après une dernière génuflexion, se disposa à quitter l'église. La plainte d'un moine mendiant l'arrêta sous le grand porche.

— Pour les âmes du Purgatoire et pour le salut de votre âme, donnez généreusement, noble dame ! Vous serez bénie sur cette terre et glorifiée dans le Ciel.

Machinalement, Catherine ouvrait son escarcelle quand, soudain, la voix geignarde changea de ton pour se faire à la fois chuchotante et joyeuse.

— Loué soit le Destin qui ramène ici la plus belle dame d'Occident

! La prospérité de cette ville abandonnée du ciel va renaître si la dame de Brazey nous revient !

Surprise, elle considéra la silhouette tordue sous le froc de bure noire, le visage aux traits creusés, mangé de barbe mais dans la crasse duquel s'ouvraient deux yeux clairs particulièrement vifs.

Des profondeurs de sa mémoire, un nom remonta comme un ludion.

— « Frère » Jehan ! s'exclama-t-elle avec un sourire, vous avez donc déserté le parvis de Saint-Bénigne ?

Ce que l'on pouvait voir du visage de l'homme rougit de plaisir.

— Votre mémoire est aussi sûre que votre beauté est grande, noble dame, et je suis heureux d'y avoir place ! Si je hante Notre-Dame, c'est parce que les chanoines de la cathédrale estiment qu'ils m'ont assez vu.

Peut-être parce que vous leur en avez fait voir un peu trop, non ? Vous êtes un étrange confrère pour des religieux aussi... conformistes !...

Mais je suis heureuse de voir que vous êtes toujours bien vivant, frère Jehan. Il y a si longtemps !...

Il y avait longtemps, en effet, qu'avant son premier mariage, elle avait rencontré Jehan des Écus, faux moine mais vrai truand, spécialisé dans la mendicité et les faux en tout genre. Il avait même été mêlé à une période sombre de sa vie mais, avec son ami Barnabé le Coquillart, il avait essayé de lui rendre un grand service, si grand que Barnabé en était mort et Catherine ne savait pas oublier un service rendu'.

— Vous voulez dire, reprit Jehan avec un sourire amer, que ma carcasse devrait pourrir depuis longtemps dans les fosses du Morimont après avoir été décrochée du gibet ou extraite de la chaudière à huile bouillante ? Ce n'est pas facile de survivre chez nous mais je tiens encore à l'existence, au ciel bleu, au bon vin et aux belles filles. Alors je fais ce qu'il faut pour cela : je me garde soigneusement.

Mais vous n'avez pas répondu à ma question, belle dame : vous nous revenez?

Catherine secoua la tête.

— Non, mon ami. Je ne suis plus du tout la dame de Brazey. Ma vie est loin, au cœur des montagnes d'Auvergne, et je ne suis là que pour deux jours. Et puis, monseigneur Philippe ne me connaît plus j'imagine...

— Monseigneur Philippe ne connaît plus rien du temps de la jeunesse ! mâchonna le faux moine entre ses dents. Vous dites qu'il ne vous connaît plus mais il ne connaît pas davantage sa ville capitale. Il vit en Flandres, loin de nous, et Dijon, si vivante et si fastueuse jadis, devient lentement une bourgade. En vous apercevant, j'ai cru que le bon temps allait enfin revenir mais voilà qu'il n'en est rien. Notre seule raison est de servir de prison à un roi à présent...

t. Voir II suffit d'un amour, tome I.

Frappée par ce reproche du truand qui rejoignait celui de Roussay, Catherine prit une pièce d'or dans son aumônière et la glissa dans la main sale.

— Que savez-vous du roi captif, Jehan ? Que dit-on de lui par la ville ?

— On.ne sait rien... ou si peu ! On dit qu'il est mieux gardé que le trésor de la Sainte-Chapelle, voilà tout !

Jehan se tut soudain. Sous le capuchon poussiéreux, son œil se fit attentif. Un instant il considéra la jeune femme dont le regard soutint le sien.

— Il vous intéresse ? souffla-t-il. Pourquoi ?

Catherine n'hésita qu'à peine. Elle savait depuis

longtemps qu'elle pouvais faire confiance à cet homme, si noire que fût son âme.

— Je suis dame de la reine Yolande, sa mère, et elle m'envoie pour le voir car elle est en peine de lui. Vous qui savez tout, Jehan, dites-moi au moins s'il est toujours vivant ?

— Oh ! pour être vivant, il l'est, ricana Jehan, et s'il lui arrive malheur, ce ne sera pas la faute de messire de Roussay qui le garde et le garde bien car il vaut cher, très cher à ce que l'on dit. Notre duc Philippe compte en tirer une rançon... royale. N'empêche qu'il pourrait bien un de ces jours lui arriver maie mort.

— Que voulez-vous dire ? souffla Catherine.

Jehan des Écus ne répondit pas tout de suite. Un

groupe de trois commères bien en chair portant robes à gros plis, guimpes de toile fine et missels en beau cuir s'avançait d'un pas martial et le faux moine reprit sa voix geignarde et sa supplication mais elles passèrent sans même s'apercevoir de sa présence. Furieux, il cracha sur le sol qu'elles avaient foulé, revint à Catherine.

— Qu'il y a d'étranges hôtes, depuis trois ou quatre jours, dans la taverne de Jaquot de la Mer...

— Il existe toujours aussi, celui-là ?

Renseigner de temps en temps les espions du vicomte-mayeur, cela aide à vivre. Jacquot n'est plus si maigre et, pour lui, une affaire où il y a de l'or à gagner est toujours bonne à prendre.

— Que savez-vous de ces hôtes si étranges ?

— Qu'ils ont justement l'argent facile, qu'ils tiennent avec Jaquot des conciliabules où, d'après une fille qui me veut du bien, le nom de la tour Neuve revient souvent... et que Jaquot a un cousin qui travaille aux cuisines du palais.

— Combien sont-ils ?

— Trois. Et il y en a un qui doit être né de l'autre côté des Pyrénées... Maintenant, il vaudrait mieux vous en aller, dame Catherine. Ça va être l'heure du Salut et mes pratiques pourraient s'étonner d'une si longue conversation. Où habitez-vous ?

— Chez dame Morel-Sauvegrain...

— La nourrice de l'Héritier ? Parfait... Je vous ferai savoir ce que je pourrai apprendre. Dieu vous garde, belle dame !

— Vous aussi... mon frère !

Au-dessus de la tête de Catherine, les cloches se mirent en branle chassant des gargouilles un vol blanc de pigeons. Des gens s'approchaient en effet de l'église, par groupes ou isolés et le marguillier vint ouvrir les portes plus largement. La jeune femme s'éloigna, poursuivie par la voix de Jehan qui avait repris sa psalmodie pleurarde, comme pour un encouragement. La rencontre de cet ami oublié était providentielle car elle apportait des renseignements précieux. Les hôtes mystérieux de la louche taverne qu'elle connaissait trop bien ne pouvaient être que les hommes de Villa-Andrado et du Damoiseau dont le gros de la troupe devait camper quelque part aux alentours de la ville. Et le fait qu'ils aient déjà des intelligences à Dijon était plus inquiétant...

Pressant le pas, Catherine longea le pourpris de la duchesse, non sans jeter un regard plein d'appréhension à la tour Neuve dont la masse carrée s'érigeait puissamment au-dessus des arbres dorés par l'automne, dominée cependant par l'élancement fluide de la Sainte-Chapelle dont la flèche, ceinturée d'or, pointait haut dans le ciel pâlissant. Elle contourna la masse muette de la tour, gagna l'entrée du palais où veillaient, armés jusqu'aux dents, casque en tête et pertuisane au poing, les soldats de la garde ducale.

Il lui fallut parlementer assez longuement pour obtenir que l'un des hommes d'armes consentît à aller prévenir Jacques. Encore ne lui permit-on pas de franchir le corps de garde. De toute évidence Jehan des Ecus avait raison : palais et prisonnier étaient bien gardés !

Elle profita de l'attente pour examiner les alentours. L'entrée reliait la cour de la Sainte-Chapelle et la cour intérieure du palais, défendue par de hauts murs. La tour Neuve apparaissait toute proche, rattachée au grand corps de logis ducal par une galerie mais offrant avec lui un contraste frappant. Les hautes fenêtres étirées sur un étage du palais, avec leurs arcs en accolades légères et leurs vitres scintillantes, faisaient plus tragiques les épais barreaux défendant les rares ouvertures de la tour carrée.

« Il doit être impossible d'entrer là-dedans sans une autorisation, pensa Catherine en s'efforçant de compter les hommes d'armes qui patrouillaient devant la moindre ouverture de la prison royale, le malheureux doit y être comme un rat dans un piège. »

Cela avait son bon et son mauvais côté. Si rusé qu'il fût, le Damoiseau et ses mauvaises intentions auraient autant de mal à atteindre René d'Anjou que Catherine avec sa lettre maternelle. Mais la collusion avec Jacquot de la Mer inquiétait sérieusement la jeune femme. Le tavernier n'avait-il pas un cousin aux cuisines ? Et là où l'homme n'entre pas, le poison ne rencontre guère d'obstacles...

Elle en était là de ses cogitations quand on vint la chercher.

— Le capitaine attend la dame de Montsalvy, dit l'enseigne qui l'avait fait garder pratiquement à vue, avec une nuance de respect qu'il n'avait pas cru devoir lui marquer jusque-là. Si vous voulez bien me suivre...

Jacques était chez lui, dans le logis donnant à la fois sur le jardin et sur les écuries qu'il occupait lorsqu'il était de service au palais et que Catherine connaissait bien. Lorsqu'elle était dame de parage de la duchesse Marguerite, elle y était venue par un jour d'été particulièrement chaud et elle avait bien failli, ce jour-là, tomber à la fois dans les bras et dans le lit du jeune capitaine.

La pièce où elle entra était à peu près semblable au souvenir qu'elle en gardait : de beaux meubles, des tentures de prix encadrant le lit, des armes, des pièces d'armure débordant d'un coffre et, sur un dressoir, des gobelets et des bouteilles dont quelques-unes étaient vides.

Ce qui manquait de liquide avait dû être absorbé assez récemment par Roussay car il avait le teint enluminé et l'œil plutôt vague mais ses cheveux mouillés racontaient aussi qu'il venait de se tremper vivement la tête dans l'eau. Il se hâtait de refermer son pourpoint vert lorsque, introduite par l'enseigne, Catherine pénétra dans son domaine. Il lui offrit un sourire à la fois joyeux et un peu contrit.

— Vous vous êtes donné la peine de venir jusqu'ici ? J'ai honte...

— Il n'y a vraiment pas de quoi. Le chemin n'est pas si long et comme je vous ai attendu avant-hier toute la soirée et hier toute la journée, j'ai pensé qu'il valait mieux que je vienne. Pourquoi ne vous a-t-on pas vu ? Vous n'aimez pas dame Symonne ?

— Que si ! C'est peut-être, avec la duchesse, la seule femme qui soit à la fois belle et vertueuse dans l'élégant bordel que constitue la cour de notre bon duc !

— Eh bien ! Voilà un jugement sévère !

Même pas ! Je suis encore en dessous de la vérité. Le Duc change de maîtresse aussi souvent que de chemise, répand des bâtards un peu partout et se conduit comme un faune dans son parc de Hesdin où il a fait disposer des jets d'eau cachés qui arrosent tout impromptu les fesses des dames sous leurs jupes quand elles passent... ce qui les fait automatiquement se retrousser. Ah, les choses ont bien changé depuis que vous nous avez abandonnés !...

— Allons, Jacques, ne soyez pas si amer, ni si injuste, dit Catherine en riant. Ce que vous m'apprenez est bien un peu surprenant mais, lorsque j'étais auprès du Duc, nous ne cultivions pas spécialement la vertu, il me semble ?

— Parce que vous étiez sa maîtresse ? Mais ce n'est pas du tout la même chose ! Il était veuf et il vous adorait : il y avait dans votre histoire quelque chose de respectable. Avec vous, la Beauté et le Charme avaient été hissés au trône mais aussi la décence et la discrétion et il n'était personne, à la Cour, qui ne comprît la passion de Philippe. Comment vous résister ? Les peintres même faisaient de vous Notre-Dame d'Occident ! Mais à présent...

— Eh bien ?

Jacques haussa les épaules avec emportement :

— A présent?... Savez-vous que l'on a pu voir notre grand duc besognant des servantes sur des coffres ou dans des coins sombres ?

Un tétin un peu insolent, un joli cul et le voilà qui déraisonne ! Quelle pitié !

— Mais... la duchesse, dans tout cela ? demanda Catherine un peu interloquée par ce débordement d'amertume.

— Elle ? Elle est bien trop haute dame pour descendre à des scènes ou même à des reproches. Elle élève son fils, le jeune comte Charles, à qui elle s'efforce d'apprendre la continence... et elle prie ! Mais sans grand espoir d'être entendue. Quand on est mariée à un bouc en folie, il faut bien se faire une raison.

Il y eut un silence que le capitaine meubla par un soupir et par une visite à son dressoir où il se versa un plein gobelet de vin qu'il avala d'un trait sous l'œil pensif de sa visiteuse.

— Vous l'aimiez autrefois, reprocha-t-elle doucement. Alors pourquoi, maintenant...

Il se retourna vers elle aussi brusquement que si une guêpe l'avait piqué.

— Pourquoi je vous dis tout cela ? Vous en venez à penser que je le hais n'est-ce pas ? Eh bien non, ce n'est pas cela. Je ne le hais point et même je suis toujours prêt à mourir pour lui aujourd'hui, demain, tout de suite. Mais, au moins, qu'il m'en donne l'occasion, bon Dieu !

Qu'il nous laisse le servir, l'entourer, nous battre auprès de lui, nous, les Bourguignons de vieille Bourgogne, au lieu de nous laisser croupir au fond de nos châteaux, comme de vieilles femmes inutiles tandis qu'il ne souffre autour de lui que ses Flamands bouffis de graisse et de vanité ! On a vu, à Calais, le beau résultat de cette préférence !

— À Calais ? fit Catherine à qui ses propres affaires n'avaient guère permis de s'occuper beaucoup de la politique intérieure bourguignonne. Que s'est-il donc passé ?

Jacques lui jeta un regard courroucé :

Vos montagnes d'Auvergne doivent être bien hautes, madame de Montsalvy, pour que vous ignoriez notre honte. A la belle saison, le duc Philippe a voulu reprendre Calais aux Anglais, poussé par les marchands de Gand et de Bruges dont le commerce des laines souffre depuis la paix d'Arras. Et il est allé tenter l'aventure avec ses Gantois et ses Brugeois qui pensaient, dans leur outrecuidance, faire bon marché de la puissance anglaise. A aucun prix les hommes de Picardie ou de Bourgogne ne devaient prendre part à l'affaire. Seulement «

messeigneurs de Gand ou de Bruges » comme ces faquins osent s'intituler. La raison en était simple : ils espéraient beau pillage et ne voulaient pas partager. Mais le résultat a été piteux car, voyant qu'ils ne venaient pas à bout de l'ennemi « messeigneurs de Gand et de Bruges » ont tourné casaque, refusé d'entendre les prières... oui, les prières, vous m'entendez bien, Catherine, cria Jacques dans une soudaine explosion de rage, de leur seigneur et s'en sont retournés chez eux, traînant à leur suite le duc désespéré à qui ces beaux messieurs n'avaient même pas permis d'attendre l'arrivée du duc de Gloucester qui, cependant, l'avait défié ! Voilà où nous en sommes !

Voilà où nous conduisent les préférences stupides de Philippe le Bon !

Il n'est pas un chevalier en Bourgogne qui ne se ronge les poings jusqu'au sang quand le nom de Calais vient à son esprit. Et pendant ce temps moi, moi, Jacques de Roussay, capitaine de cent lances, je n'ai rien d'autre à faire qu'à garder un petit roi qui, tout le jour, écrit des vers, peint des images ou regarde voler les oiseaux dans le ciel. À le garder... et à boire !

En conclusion de son discours furibond, Roussay s'octroya une nouvelle rasade de vin nuiton. Catherine le laissa vider son gobelet puis, très doucement, murmura :

— Le roi René a été mis à si forte rançon qu'il représente un trésor, ami Jacques. Ce n'est pas si méprisable fonction que garder un trésor. Cela prouve au moins la confiance que met en vous le Duc. Et j'imagine que vous vous acquittez de votre tâche au mieux.

— Oh, pour être bien gardé, il est bien gardé ! ricana le capitaine.

Aussi sévèrement qu'un criminel à cette différence qu'il n'est pas dans un cul-de-basse- fosse et peut voir le soleil. Mais, hormis une bonne nourriture de soldat, de quoi écrire ses poèmes et barbouiller à loisir, on ne le dorlote pas, croyez-moi ! Pour moi, un prisonnier est un prisonnier, quel que soit son rang.

— Mais il est roi ! s'écria la jeune femme scandalisée. Vous ne pouvez le traiter comme un criminel !

Geôlier on me veut, geôlier je suis ! fit Jacques en frappant du poing sur la table. Je m'en tiens à ma consigne.

— Et... vous ne lui accordez aucune visite ?

— Aucune ! pas même une servante bien qu'il se plaigne fort de sa continence forcée. Ah si, tout de même : en décembre dernier j'ai laissé pénétrer jusqu'à lui l'ambassadeur du très haut et très puissant seigneur Filippo-Maria Visconti, duc de Milan, venu voir de quelle oreille mon captif entendrait les secrets désirs du duc Philippe touchant sa rançon.

— Les secrets désirs ? fit Catherine avec un haut- le-corps. Est-ce que l'extravagante rançon d'un million de saluts d'or ne lui suffit pas ?

— Si Anjou pouvait la payer, oui, dit Roussay avec un rire jovial, mais comme il ne pourra jamais, notre bon duc se contenterait bonnement... de son duché de Bar... dont il n'a plus grand besoin puisque le voilà roi de Naples, de Sicile et autres lieux découverts à marée basse !

Catherine n'en croyait pas ses oreilles. Décidément, les Bourguignons avaient, en effet, beaucoup changé ! Elle connaissait depuis longtemps l'avidité territoriale du duc Philippe et même son manque de scrupules politiques mais de tels procédés pour arracher à un captif sa terre originelle étaient proprement scandaleux... tout autant d'ailleurs qu'un gentil garçon comme Jacques de Roussay transformé en porte-clefs hargneux.

Laissant son hôte se réconforter d'une troisième rasade, elle alla se poser gracieusement sur la bancelle garnie d'épais coussins rouges placée devant la cheminée, disposant les plis de sa robe de velours brun de la façon qui convenait le mieux à sa silhouette élégante puis, relevant avec décision sa tête fine dont les lourdes tresses dorées se couronnaient d'un chaperon de soie blanche, elle planta tranquillement ses prunelles violettes dans les yeux regrettablement rougeoyants de son ami.

— Jacques, dit-elle fermement, je veux voir le Roi !

Les mots eurent quelque peine à percer la brume légère dont le vin enveloppait la cervelle du jeune homme.

— Vous... voulez voir... qui ? articula-t-il d'un ton incrédule.

— Vous avez fort bien compris : je veux voir le roi René... le prisonnier de la tour Neuve si vous préférez.

— Mais ce n'est pas possible, voyons !

— Si j'ai bien compris, ça l'est pour un ambassadeur. Or, je suis ambassadeur...

Jacques éclata de rire avec plus de bonne humeur que de bon goût.

— Ambassadeur ? Vous ?... Dieu que c'est drôle ! Et de qui, mon Dieu ?

Sans s'émouvoir, Catherine étendit devant elle sa main gauche à l'index de laquelle brillait la grande émeraude carrée qui ne la quittait guère.

— De Très Haute, Très Sage et Très Noble Dame Yolande, par la grâce de Dieu duchesse d'Anjou, reine de Sicile, de Naples, d'Aragon et de Jérusalem, et par sa propre grâce la plus grande dame d'Occident... quoi que puisse en penser un vain peuple bourguignon.

Voici sa bague où vous pouvez voir ses armes gravées. Quant à moi, je suis de ses dames et elle m'envoie vers son fils à qui je dois remettre la lettre que voici, ajouta-t-elle en dégrafant le haut de sa robe pour en tirer le message. Une lettre qui, je vous en donne ma parole, ne contient aucun plan d'évasion mais seulement la tendresse d'une mère inquiète.

Impressionné par le ton, devenu soudain très grave, de sa visiteuse, Roussay reposa son gobelet sans rien répondre. Visiblement il était embarrassé, ne sachant trop quel parti prendre. Mais Catherine n'était pas dis posée à le laisser se perdre dans des réflexions fumeuses.

— Eh bien ? fit-elle au bout d'un instant.

Jacques écarta les bras en signe d'impuissance.

— Je ne sais trop que vous dire, Catherine. Je vous reconnais bien volontiers la qualité d'ambassadeur... mais celui du duc de Milan avait sur vous l'avantage d'une autorisation expresse du Grand Chancelier de Bourgogne, messire Nicolas Rollin...

— ... qui était jadis de mes amis et ne me la refuserait certainement pas. Mais, Jacques, je n'ai ni le temps ni le goût d'aller la chercher en Flandres. Et puis, vous aussi êtes mon ami et vous me connaissez depuis assez longtemps pour savoir que je suis incapable de vous causer le moindre tort. Jamais, vous le savez, je ne ferais une chose qui puisse vous nuire, si peu que ce soit. Alors, en vertu de cette vieille amitié, menez-moi au Roi, je vous en supplie. Il faut que je le voie, de mes yeux. Ne fût-ce que pour m'assurer qu'il est toujours vivant.

— Comment cela, s'il est toujours vivant ? rugit Roussay. Mais naturellement qu'il est vivant ! Pour qui me prenez-vous, Catherine ?

Ai-je l'air d'un homme qui trucide discrètement les prisonniers d'État pour s'en débarrasser ?

— Ce n'est pas cela que je veux dire et je me suis mal exprimée.

Ne vous fâchez pas, mon ami. Je voulais dire : qu'il est encore vivant à cette heure car, s'il l'est toujours, je ne suis pas du tout certaine que ce soit encore le cas demain ou même ce soir.

— Et pourquoi, diable, ne le serait-il plus ? Je l'ai vu ce matin même et il était en parfaite santé. Bon Dieu, Catherine qu'avez-vous dans la tête ? Mon ouvrage est bien fait même si je n'aime pas mon ouvrage. Je vous ai dit que le prisonnier était bien gardé. Il l'est, soyez-en sûre, même contre tout ce qui pourrait lui nuire.

Justement, je n'en suis pas si sûre. Voulez-vous vous calmer, vous asseoir un instant ici, auprès de moi, et écouter sans m'interrompre l'histoire que j'ai à vous raconter ? Ce ne sera pas long.

— Soit ! Je vous écoute, fit le capitaine en se laissant tomber lourdement sur les coussins de la ban- celle. .

Aussi rapidement, aussi clairement qu'elle put, Catherine retraça pour Roussay les derniers événements de Châteauvillain avec la satisfaction de voir, à mesure qu'elle parlait, l'attention d'abord flottante de Roussay se fixer et se tendre. Lorsqu'elle acheva son récit, la mine distraite et vaguement offensée du capitaine était devenue sombre et soucieuse.

— Vous pensez au poison ? dit-il enfin.

— Naturellement. C'est la première idée qui m'est venue puisque Jacquot de la Mer a un cousin aux cuisines.

— Ce serait prendre un bien grand risque. En outre, il faudrait savoir ce qu'il y fait. Tous les marmitons n'ont pas accès aux plats que l'on y prépare.

— C'est certainement plus facile que vous ne l'imaginez. Faites-vous goûter les mets que l'on sert au Roi ?

— N... on. Cela ne m'est pas apparu indispensable. Il n'y a ici que des bons serviteurs du Duc... du moins je l'imaginais. Et puis la nourriture que l'on sert est simple... très simple !

— Même s'il est au pain sec et à l'eau, il est possible de lui nuire.

Et puis, il n'y a pas que le poison. Vous ne connaissez pas le Damoiseau, n'est-ce pas ?

— De réputation seulement et cela me suffit.

— Vous avez tort car sa réputation est largement au-dessous de la vérité : c'est le Diable en personne. A présent j'aimerais savoir ce qu'il adviendrait du capitaine Jacques de Roussay au cas où une mort prématurée lui enlèverait son précieux prisonnier ? Comment, selon vous, réagirait monseigneur Philippe ?

Sous sa tignasse couleur de chaume, Roussay devint aussi vert que son pourpoint.

— Je ne l'imagine que trop ! Il ne me resterait plus qu'une chose à faire recommander mon âme à Dieu et me passer mon épée au travers du corps pour m'éviter la honte d'une exécution publique.

— Alors faites ce qu'il faut pour éviter ce grand malheur. Vous voilà averti par moi. C'est, je crois, une suffisante preuve d'amitié et...

vous pourriez peut- être m'en octroyer une en échange ?

— Par exemple vous laisser voir le prisonnier ? susurra Jacques mi-figue mi-raisin.

— Vous avez toujours eu de l'esprit comme un ange, mon ami, fit Catherine suave.

Brusquement, il la saisit aux épaules et, avant qu'elle ait pu esquisser un geste, il l'embrassa violemment sur la bouche.

— C'est plutôt vous, l'ange... à moins que vous ne soyez le diable, ma mie ! De toute façon, je vous adore.

Catherine retint une petite grimace. Le contact avec Jacques n'était pas très agréable à cause de l'odeur du vin mais elle ne le repoussa pas.

— Même si je suis vraiment le diable ?

— Surtout si vous l'êtes car alors l'enfer me paraîtra plus séduisant que le ciel. Pour vous j'irais plus profond et plus loin encore.

D'ailleurs, vous le savez depuis des années n'est-ce pas ? Voyez-vous, Catherine, je n'envie au duc Philippe ni sa couronne, ni ses terres, ni ses trésors mais vous, vous, oui, je vous ai enviée à lui ! Follement...

désespérément et pour une seule nuit d'amour...

Sans brusquerie mais fermement, la jeune femme se dégagea des bras qui déjà se refermaient sur elle.

— Jacques ! reprocha-t-elle doucement, nous voilà bien loin de notre sujet, il me semble ! Il y a longtemps que vous n'avez plus rien à envier au duc et j'entends demeurer une épouse fidèle. Voulez-vous que nous revenions à notre prisonnier ?...

Le soupir de Roussay fut de taille à ébranler les murs mais il se leva sans mauvaise grâce.

— C'est vrai. Vous voulez que j'aille m'assurer qu'il est encore en vie ?...

— Non. Je veux aller m'en assurer moi-même.

— C'est impossible... du moins à cette heure et dans ce costume.

Avez-vous la possibilité de vous procurer un costume d'homme ?... et un cheval ?

— Pour le cheval je l'ai, pour le costume je pense que ce sera facile.

— Parfait. Alors, rentrez chez vous et revenez juste après le crève-feu, comme si vous veniez tout juste de franchir les portes avant leur fermeture, et annoncez-vous au corps de garde comme mon cousin, Alain de Maillet. Dites que vous avez à me parler d'urgence. Je serai auprès du Roi car... il m'arrive parfois de faire une partie d'échecs avec lui pour le désennuyer, ajouta-t-il d'un ton honteux qui fit sourire Catherine. La garde extérieure est alors moins sévère puisque je l'assure moi-même à l'intérieur. Je vous ferai monter auprès de moi.

Un élan juvénile jeta Catherine au cou de Roussay sur les joues duquel elle plaqua deux baisers sonores.

— Vous êtes l'homme le plus merveilleux du monde, Jacques, et je ne vous remercierai jamais assez ! Soyez sans inquiétude : je saurai jouer mon rôle de façon à ne pas donner l'éveil.

— Je n'en doute pas, je n'en doute pas... Ah ! pendant que j'y pense

: un peu élégant le costume, s'il vous plaît ! Nous ne sommes pas des croquants.

Catherine se mit à rire et alla se regarder devant une glace pour rajuster les plis de son chaperon un peu dérangés par toutes ces embrassades. Dans le miroir, elle saisit le regard de Roussay qui s'attachait avidement à son cou, à la ligne de ses épaules.

— Comment faites-vous pour être toujours aussi belle ? murmura-t-il. Vous allez emporter avec vous toute la lumière de cette pièce.

Nous sommes de trop vieux amis pour les madrigaux, Jacques ! Au fait, puisque vous êtes si heureux de me voir, comment se fait-il que l'on ne vous ait pas vu chez dame Symonne comme vous l'aviez promis ? Vous avez eu trop à faire?

Il y eut un silence comme si cette simple question embarrassait le capitaine. Mais il finit par prendre son parti et jeter, brusquement :

— Oui... enfin, non ! j'étais gêné ! Furieux contre moi et contre mes hommes.

— Pourquoi, Grand Dieu ?...

— Parce que... oh, autant que vous le sachiez après tout : le nommé Philibert a bien été jeté en prison... mais la fille La Verne nous a échappé en traversant le bourg. On n'a pas pu la retrouver... et je craignais que vous ne m'en teniez rigueur.

Catherine fronça les sourcils. La nouvelle ne lui faisait pas plaisir.

Il lui était désagréable de savoir libre et impunie la femme qui avait si froidement condamné le bon Mathieu à une mort lente et horrible.

Mais elle avait trop besoin de Jacques pour manifester son mécontentement, si légèrement que ce soit. S'efforçant au contraire d'oublier que la fuite d'Amandine lui valait une ennemie de plus dans la ville, elle haussa les épaules avec une feinte désinvolture.

— Puisque vous tenez l'homme, c'est déjà bien... Cela vous permettra de retrouver la femme. Elle ne représente d'ailleurs plus un grand danger pour mon oncle. S'il n'en est pas guéri après ce qu'elle lui a fait endurer, c'est à désespérer de la sagesse des hommes.

— Aucun homme n'est sage lorsqu'il s'agit de la femme qu'il désire, fit Roussay d'un ton tellement lugubre que Catherine craignant qu'il ne revînt à la charge préféra ne pas entendre et se dirigea vers l'escalier suivie du capitaine qui s'était remis à soupirer. Le costume masculin serait peut-être une bonne chose pour venir le rejoindre cette nuit...

La tour n'était pas très haute, pourtant l'escalier paraissait sans fin. Au poing de l'homme qui précédait Catherine la torche brûlait mal, fumait beaucoup et ne donnait guère de lumière. Aussi la jeune femme prenait-elle grand soin de ne pas buter sur les marches usées quand un tournant éclipsait la flamme.

Au-dehors, c'était le calme d'une nuit d'automne déjà froide, humide en tout cas, et cela se sentait dans la tour. Aussi Catherine bénissait-elle la précaution qui lui avait fait prendre des vêtements chauds et un manteau de cheval épais.

Se procurer lesdits vêtements masculins ne lui avait pas été difficile : elle s'était contentée de se rendre, flanquée de Bérenger, chez un tailleur et de rhabiller l'adolescent de façon convenable. Il commençait d'ailleurs à en avoir besoin et, comme il avait beaucoup grandi, sa taille et celle de sa maîtresse étaient voisines.

— De toute façon, il vous fallait des habits pour cet hiver, répondit-elle à ses protestations ravies. Choisissez donc en conséquence... mais tâchez de choisir des teintes discrètes ! ajouta-t-elle prudemment car elle connaissait le goût prononcé du jeune garçon pour les mélanges de couleurs hardies.

Le résultat s'était révélé satisfaisant. Bérenger s'était laissé séduire par un justaucorps et des chausses vert printemps sans aucune adjonction de jaune ou de rouge. C'était la couleur même de la garde ducale et cela allait aussi bien à la blondeur dorée de Catherine qu'à ses propres cheveux couleur de châtaigne mûre. Un manteau de cheval noir et un chaperon vert complétaient l'ensemble et, ainsi déguisée, Catherine n'avait eu aucune peine à se faire passer pour le jeune Alain de Maillet, cousin poitevin du capitaine bourguignon.

À l'exception du double bruit de pas, la tour était silencieuse comme une tombe et ce silence ajoutait à l'angoisse, encore imprécise, que Catherine avait emportée en quittant l'hôtel Morel-Sauvegrain, due au fait que Gauthier n'avait pas reparu.

Bérenger avait attendu vainement son retour tout l'après-midi et, s'il avait suivi avec plaisir Catherine chez le tailleur, il n'en avait pas moins repris sa faction mais avec un énervement grandissant.

— Mais où est-il ? Où a-t-il pu aller ? répétait-il continuellement.

Sa maîtresse s'était efforcée de le calmer en affichant une tranquillité qu'elle était bien loin d'éprouver. Elle eût donné cher pour être capable de répondre aux questions du page car elle connaissait suffisamment les bas-fonds de Dijon pour savoir qu'un homme pouvait y disparaître, en plein jour et sans laisser de traces, aussi aisément que dans les cours des Miracles parisiennes. Et c'était l'esprit soucieux qu'elle était partie pour la tour Neuve. La nuit qui commençait risquait d'être longue si, à son retour, elle ne trouvait pas Gauthier rentré au bercail car il faudrait bien, alors, se lancer à sa recherche.

On avait atteint le palier. Le soldat qui guidait le faux Alain de Maillet venait de s'arrêter devant une porte armée de rames de fer et d'énormes verrous près de laquelle veillaient deux hommes assis sur des escabeaux, leurs vouges étincelantes appuyées contre la muraille.

Il jeta un mot à travers le guichet grillé qui ajourait la porte et celle-ci s'ouvrit presque instantanément, découvrant l'intérieur d'une pièce d'assez belles dimensions mais dont les fenêtres à meneaux étaient grillées de barreaux si épais et si rapprochés qu'ils ne devaient guère laisser passer de lumière.

L'ameublement en était succinct : un lit simple tendu de serge grise, une large table flanquée de deux bancs et un grand coffre sans ornements. Ni tapis ni tentures. Le seul luxe relatif tenait dans l'étroite cheminée en entonnoir où brûlaient quelques bûches et dans l'échiquier posé sur la table entre les deux personnages assis sur les bancs. Un chien à longs poils dormait, roulé en boule devant la cheminée.

La voix vigoureuse de Roussay accueillit Catherine.

— Quelle surprise, mon cousin ! Quand on m'a fait savoir votre venue, je n'en croyais pas mes oreilles ! Vous, si loin de votre cher Poitou ?

En même temps, il s'était levé et accolait l'arrivant avec de grandes tapes dans le dos qui le firent tousser.

— C'est que j'avais à vous entretenir d'affaires importantes pour notre parentèle, mon cousin et je n'ai que peu de temps... répondit Catherine en se félicitant de ce que le Ciel lui eût accordé un timbre chaud et légèrement voilé plutôt qu'une claire voix typiquement féminine.

Tout en parlant elle ne pouvait détacher son regard de l'autre personnage, resté assis à la table et apparemment plongé dans les combinaisons savantes du jeu d'échecs.

Elle savait son âge, vingt-sept ans, mais en vérité il ne les paraissait guère bien qu'il fût solidement bâti et même un peu trapu. Cela devait tenir au blond attendrissant de ses cheveux, de vrais cheveux de bébé, à la fraîcheur de sa peau et à ses grands yeux, d'un si joli bleu de porcelaine qu'on en venait à oublier qu'ils étaient un peu à fleur de tête.

Mais en dehors de son élégance naturelle, rien dans son aspect actuel n'annonçait un roi : ses vêtements étaient négligés et sa barbe longue. René d'Anjou n'avait prêté aucune attention à l'arrivant, sans doute offensé dans sa dignité royale par ce qu'il croyait être le sans-gêne d'un Jacques de Roussay, osant recevoir des visites privées dans sa cellule.

Pour essayer d'attirer malgré tout son attention, Catherine ajouta :

— Je vous demande mille pardons d'avoir ainsi insisté pour vous voir car j'ai grand-peur d'être importun. Mais, mon cousin... ne pouviez-vous me recevoir ailleurs qu'ici ?

— Nous venions, Monseigneur et moi, de commencer une partie qu'il eût été désagréable d'interrompre. Et vous pensez bien, mon cher Alain, que j'ai d'abord demandé au Roi sa permission. Sire, ajouta-t-il en s'adressant directement au prisonnier, le Roi permet-il que je lui présente mon jeune cousin, Alain de Maillet, qui nous arrive tout droit de sa province ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le lui dire ?

Enfin, le regard de René d'Anjou se releva, froid et indifférent.

— Faites, messire, faites... mais, je vous en prie, oubliez un instant ma présence. J'étudierai la suite de la partie tandis que vous parlerez en toute tranquillité, assis sur ce coffre par exemple. Ainsi, ajouta-t-il avec une hauteur toute royale, nous ne nous gênerons ni les uns ni les autres.

— Monseigneur est trop bon. Holà, soldat, voyez donc un peu ce que devient ce pichet de Beaune que j'avais ordonné d'apporter et qui ne vient point ? Veillez un peu à ce qu'on le monte à l'instant !

Le soldat se retira tandis que Catherine, dont le profond salut n'avait même pas été honoré d'un regard du prisonnier, suivait Roussay vers le coffre en question. La porte se referma avec le même vacarme de barres et de verrous que tout à l'heure.

Pour mieux s'en assurer, Roussay alla jusqu'au guichet puis.se retournant, sourit à Catherine qui l'observait passionnément...

Alors, d'un élan, elle fut aux genoux du prisonnier, arrachant le gant qui couvrait sa main gauche pour libérer l'émeraude gravée.

— Sire ! chuchota-t-elle, daigne Votre Majesté m'accorder un instant d'entretien car je lui suis envoyée par son auguste mère.

René d'Anjou sursauta. Son regard bleu, effaré, considéra un instant la mince forme verte puis se tourna vers Roussay toujours debout près de la porte.

— Mais... que signifie ?

Le capitaine sourit.

— Que je ne me serais pas permis, Sire, d'introduire chez Votre Majesté un mien cousin, si bon gentilhomme soit-il... et que voici, aux pieds de Votre Majesté, un excellent ambassadeur de Madame la Reine Yolande, votre mère.

— Ma mère ?

— Oui, Sire, dit Catherine chaleureusement, votre mère qui veut bien m'honorer de sa confiance, qui m'a donné cet anneau où vous voyez ses armes... et dont voici le message !

La lettre venait d'apparaître au bout de ses doigts et René s'en emparait avidement, effleurait le sceau d'un coup d'œil, le faisait sauter et dépliait le papier en se penchant vers les chandelles pour mieux lire.

Catherine vit que ses mains tremblaient. C'étaient les premières nouvelles directes que le prisonnier recevait de sa mère depuis des mois et son émotion, presque palpable, touchait la jeune femme.

Quand il eut achevé sa lecture, il en baisa tendrement la signature, replia la lettre et la glissa dans l'ouverture de son pourpoint. Puis, se retournant vers Catherine, toujours agenouillée, il la regarda longue ment sans dire un seul mot mais avec une sorte d'avidité qu'elle ne tarda pas à trouver gênante, tout autant d'ailleurs que sa position inconfortable.

— Sire... commença-t-elle au mépris de tout protocole mais ce seul mot eut un effet magique.

René d'Anjou tressaillit comme s'il s'éveillait d'un songe et rougit.

— Oh ! Pardonnez-moi ! s'écria-t-il en se penchant vers elle pour lui prendre les deux mains et l'aider à se relever. Vous allez me prendre pour un rustre, ajouta-t-il avec un sourire qui lui rendit son âge. Une femme ! Une femme jeune et belle que je laisse à mes pieds

! — Vous savez qui je suis ?

Il se mit à rire et son rire était si clair, si joyeux, qu'il fit reculer la nuit et l'atmosphère lugubre de la tour.

— Le miracle n'est pas grand. Madame la Reine, ma mère, vous annonce, madame de Montsalvy... et vous décrit fort bien, du moins autant que j'en puisse juger sous cet accoutrement. Ne me ferez-vous pas la grâce d'ôter un instant ce camail, ce chaperon afin que je vous voie mieux ? Il y a si longtemps que je n'ai vu de femme belle et ma mère dit que plus belle ne se peut trouver...

— Sire, intervint Roussay inquiet, que Votre Majesté songe que l'on va venir apporter le vin et que dame Catherine doit rester aux yeux de tous ici ce qu'elle a prétendu être en y entrant : mon jeune cousin. Si elle se décoiffait la supercherie ne tiendrait plus.

Eh bien, attendons que le vin arrive mais ensuite, ensuite... oh, je vous en supplie, accordez-moi cette joie de voir un vrai visage de femme, des cheveux de femme... Rien n'est plus beau qu'une chevelure de femme !... Mais j'y pense, messire de Roussay, d'où vient que vous vous donniez tant de mal pour introduire auprès de moi une messagère de ma mère, vous dont la fonction est de me garder et qui, jusqu'à présent, avez accompli cette tâche avec une conscience extrême...

digne des plus chauds éloges de votre maître ?

La raillerie légère cachait un reproche et le capitaine se raidit.

— Madame de Montsalvy est une amie de toujours, une amie très chère à qui je ne saurais refuser quoi que ce soit. En outre, et parce que je la connais bien, je sais qu'elle est incapable de me faire manquer à mon devoir ou de me causer un dommage quelconque.

Enfin, je sais qu'eût-elle eu le loisir de demander permission à monseigneur le duc Philippe lui-même, il la lui eût accordée tout aussi facilement qu'à l'ambassadeur milanais de l'an passé.

— Eh bien ! fit le Roi en souriant à Catherine. Voilà il me semble un grand et bel éloge et comme il paraît entièrement mérité, nous allons boire à cel... ui qui l'a inspiré puisque voici votre vin, messire !

Les gardes venaient, en effet, d'ouvrir de nouveau la porte pour livrer passage, non au soldat de tout à l'heure mais à un valet portant avec des précautions quasi religieuses un plateau d'étain où des gobelets voisinaient avec une bouteille poudreuse mais déjà débouchée.

— Chaque fois que le Roi consent à jouer avec moi, il me fait la grâce de goûter à mon vin personnel, dit Roussay avec une pointe d'orgueil.

— J'aurais mauvaise grâce, fit René. C'est un vin digne d'un roi en effet. Le capitaine s'y connaît !

Le valet s'était approché de la table et y déposait son fardeau.

Quand il entra dans la lumière des chandelles, montrant un visage neutre où rien n'accrochait spécialement le regard, celui de Catherine, placée en face de lui s'y posa machinalement et, cependant, s'y arrêta avec la curieuse impression de déjà vu que font éprouver parfois certaines choses et certaines gens.

Tandis qu'avec des gestes soigneux, l'homme versait le moelleux bourgogne dans les coupes elle chercha vainement à quel souvenir était lié ce visage épais et terne. Elle était certaine que ce n'était pas un souvenir agréable mais, pour la minute présente, il lui échappait.

L'homme se retira. La porte se referma. Jacques s'approcha de la table, prit l'un des gobelets et, s'inclinant, l'offrit au Roi qui le prit mais ne but pas tout de suite. Au creux de ses deux mains réunies en conque, il chauffait le vin en contemplant le reflet des bougies dans ses profondeurs sombres, tout en humant le parfum dégagé.

— L'odeur est du Ciel, remarqua-t-il au bout d'un moment, mais la couleur est de l'enfer, c'est celle du sang tel que je l'ai vu couler, un jour, sur le dallage d'une église...

L'image de guerre que René évoquait opéra, dans l'esprit de Catherine, le déclenchement des souvenirs. Elle revit, tout à coup, l'église de Montribourg, ce village de la forêt, près de Châteauvillain, livré aux fureurs des Écorcheurs que commandait pour le Damoiseau le capitaine la Foudre, alias Arnaud de Montsalvy. Elle revit les pauvres filles que les soudards obligeaient à danser nues sous les pointes de leurs épées, le butin entassé près de l'autel et surtout l'homme qui, assis sur un banc, en comptabilisait le détail. Un homme qu'elle avait entendu appeler le Recteur... et qui était celui-là même qu'elle venait de voir, sous la livrée des ducs de Bourgogne, versant du vin dans la coupe d'un roi captif.

Elle regarda avec horreur le rubis liquide qu'elle tenait dans sa main et auquel ni elle ni Roussay n'avaient encore touché, attendant que René bût le premier. Puis, son regard retourna vers le Roi.

Souriant et les yeux mi-clos, il levait le gobelet vers ses lèvres, prêt à savourer. Le bord d'étain allait toucher sa bouche. Alors, avec un cri Catherine s'élança, rejetant violemment la coupe qui roula à terre, non sans éclabousser les vêtements du royal prisonnier.

L'homme qui vient de sortir... cria-t-elle d'une voix rauque. Arrêtez-le

! Faites-le chercher et ramener ici !...

— Etes-vous folle ? articula le Roi qui regardait avec stupeur la rigole rouge coulant vers la cheminée où le chien s'était réveillé au bruit de l'étain roulant sur les dalles .

— Je vous supplie de me pardonner, Sire, mais ce vin... je suis à peu près certaine qu'il cache un danger.

— Un danger ? En dehors de celui de l'ivresse, je ne vois pas bien lequel !

— Madame de Montsalvy voit du poison et des empoisonneurs partout ! expliqua Roussay avec un sourire gêné qui déchaîna la colère de Catherine.

— Qu'attendez-vous pour faire ce que je vous ai dit ? Courez, par Notre-Dame ! L'homme qui vient de sortir d'ici est l'un de ceux du Damoiseau ! J'en suis sûre ! je l'ai reconnu ! » Puis, saisie d'une inspiration soudaine, elle prit le gobelet demeuré intact sur le plateau et le tendit au capitaine : « Si vous ne me croyez pas, goûtez donc de ce vin, mon ami ! Après tout, c'est votre vin !

Il prit la coupe, la flaira.... puis la reposa et, sans un mot, quitta la pièce, appelant à sa suite les hommes de garde. Catherine et le Roi demeurèrent face à face.

D'un geste machinal, René avait pris une serviette sur le coffre et s'en essuyait le visage et les mains sans regarder la jeune femme qu'il semblait avoir complètement oubliée. Le front barré d'un gros pli, il réfléchissait visiblement.

— Vous avez dit le Damoiseau ? fit-il au bout d'un moment. Qui entendez-vous par là ? Pas celui de Commercy, tout de même ?

— Si, Monseigneur. Robert de Sarrebruck, pour être plus précise.

— C'est impossible ! Il est tenu captif à Bar, chez moi, pour ses incessantes révoltes de mauvais vassal et les grands maux qu'il fait subir à mes Lorrains.

S'il y était captif, il n'y est plus, Sire, croyez- moi car il n'y a pas si longtemps que j'ai eu affaire à lui dans des circonstances que je ne suis pas près d'oublier. Il s'est échappé, Sire, ou bien on l'a relâché...

— C'est impossible ! La reine Isabelle, ma bonne épouse, n'aurait pas fait ce pas de clerc. En outre, nous tenions aussi son fils en otage et...

— Je n'ai pas vu d'enfants avec lui et je serais surprise qu'il s'en fût encombré plus que de scrupules. Je gagerais facilement qu'il a pris la fuite sans se soucier de l'enfant, comptant cyniquement sur la bonté bien connue de Votre Majesté pour ne pas le faire pâtir de son évasion. Tout dernièrement encore, il assiégeait Châteauvillain, d'où je viens, et s'y comportait selon sa vraie nature : celle d'un routier, d'un écorcheur et d'un bandit. En outre, j'ai les meilleures raisons de croire qu'il est à présent à Dijon... fort occupé à comploter la mort de son seigneur sur laquelle il compte peut-être pour libérer son fils. Et, pour ma part...

Un gémissement lui coupa la parole. C'était le chien qui l'avait poussé. D'un même mouvement Catherine et René se tournèrent vers la cheminée. L'animal, couché dans la rigole de vin qui tachait de rouge sa fourrure claire, bavait, les yeux déjà révulsés, battant l'air de ses pattes. Avec un cri, le Roi se jeta à genoux près de lui, tâtant avec précaution le corps tétanisé.

— Ravaud !... Mon chien ! Mon bon Ravaud !... Qu'est-ce que tu as ?...

— Il a dû lécher un peu de ce vin maudit, Sire, murmura Catherine. J'ai peur de n'avoir eu que trop raison. Il est empoisonné...

— Mon Dieu !... Du lait ! Qu'on m'apporte du lait ! Courez, madame ! Allez dire qu'on m'apporte du lait sur l'heure !

La jeune femme hocha la tête sans bouger.

— C'est inutile, Sire ! Voyez... c'est déjà fini !

En effet, après un dernier spasme et un cri plaintif le corps du chien venait de s'immobiliser entre les bras de son maître. Il était mort.

Catherine frissonna, le dos parcouru par un désagréable filet de sueur glacée. Si la Providence ne lui avait pas. permis de reconnaître le faux valet, trois cadavres joncheraient à cette minute le sol de la prison : le sien et celui de ses deux compagnons... Le Damoiseau et ceux qu'il employait devaient être pressés car leur poison était d'une effrayante rapidité. Et le plan était diabolique ! Eût-il réussi que le malheureux Roussay, même passé de vie à trépas, eût été accusé d'avoir supprimé le royal prisonnier. Et comme on le savait serviteur dévoué de son maître, la responsabilité de cette mort fût retombée aussitôt sur le duc de Bourgogne. Il y avait là de quoi rallumer entre France et Bourgogne une guerre qu'aucun traité n'aurait achevée...

Les yeux soudain humides, elle regarda sans rien dire le jeune roi.

Toujours agenouillé, il tenait dans ses bras le cadavre de son chien et, le visage enfoui dans la fourrure de son cou, il sanglotait à présent, à gros sanglots déchirants d'enfant désespéré. De temps en temps il balbutiait le nom de l'animal, comme s'il espérait contre toute évidence qu'il allait, à la voix de son maître, s'éveiller de l'éternel sommeil. Elle aurait voulu l'aider, le consoler mais elle n'osait même pas poser sa main sur ces larges épaules soudain rétrécies.

Le retour de Jacques de Roussay l'arracha à sa contemplation. D'un coup d'œil, le capitaine embrassa la scène, vit le Roi prostré, le chien mort et Catherine debout, silencieuse contre le manteau de la cheminée. Quand leurs regards se rencontrèrent, la jeune femme vit que son ami avait brusquement pâli. De toute évidence, il venait, comme elle, d'imaginer brusquement ce qui aurait dû, normalement, se passer.

— Ah !... fit-il seulement. Puis, au bout d'un instant : Ainsi, vous aviez raison...

— L'homme ? Vous l'avez retrouvé ?

Il hocha la tête négativement avec une sorte de

rage.

— C'est à croire qu'il s'est enfoncé dans un mur, ou bien que, dissous dans le brouillard du soir, il est parti par une fenêtre, personne ne l'a vu revenir aux cuisines.

— Il sera sorti par la porte de la basse-cour. Sait-on qui il était ?

— Non. Le maître queux m'a dit qu'il n'était là que depuis trois jours, en remplacement d'un marmiton absent, un certain Verjus qui s'est blessé en tranchant une oie...

— Et ce Verjus est, naturellement, le cousin de Jacquot de la Mer, le cabaretier-sergent-ribaud et indicateur.

— Je crois... oui !

— Eh bien ! mon ami, vous savez ce qu'il vous reste à faire, j'imagine ? Fouiller la taverne de ce truand avéré qui se moque de la loi depuis trop longtemps...

— Mais qui lui rend parfois de bien appréciables services ! Non, ne vous fâchez pas, ajouta Roussay précipitamment, j'ai envoyé là-bas un sergent et dix archers avec l'un des cuisiniers, afin de fouiller la maison et de me ramener les suspects. Mais cela m'étonnerait que l'on trouve quelque chose...

— Moi aussi, riposta Catherine vertement. Jacquot est bien trop rusé. Le cousin a dû se blesser volontairement et comme il ne saurait être tenu responsable de son remplaçant, ces bandits vont protester de leur innocence. Quant à fouiller la maison, chez Jacquot on ne trouve jamais que des buveurs, des joueurs et des filles ! Ceux qu'il cache vraiment hantent rarement la salle de son cabaret.

Elle n'ajouta pas la fin de sa pensée qui était de déception. L'énergie de Roussay semblait s'être affaiblie, elle aussi, dans l'inactivité. Celui qu'elle avait connu jadis eût été lui-même fouiller la taverne, en serait revenu avec deux ou trois suspects dûment enchaînés qu'il aurait jetés sans autre forme de procès au tourmenteur pour tenter d'en tirer quelque chose. Décidément, l'absence trop longue du maître ne valait rien à Dijon qui semblait se désintéresser de ses affaires les plus importantes et dont la devise majeure avait tout l'air d'être à présent:

«Surtout, pas d'histoires !... » Pourtant, qu'il arrivât quoi que ce soit au précieux prisonnier et Roussay, de toute évidence, le paierait de sa vie.

Mais peut-être n'avait-il plus tellement envie de vivre puisqu'il s'ennuyait tant ?...

Refusant de creuser davantage la question, elle alla s'agenouiller auprès de René qui n'avait pas bougé. Sans le bruit de ses sanglots, on aurait pu croire que sa vie, à lui aussi, venait de s'arrêter.

— Sire, dit-elle doucement, ne pleurez plus ! Vous vous faites du mal...

Il releva un visage tellement ravagé par les larmes, un regard si douloureux, qu'elle se sentit fondre de pitié.

— Vous ne pouvez pas savoir ! C'était mon ami, mon compagnon de toujours !... Je l'avais élevé. Il ne me quittait jamais et quand j'ai été pris, à la bataille de Bulgnéville, on m'a permis de le garder parce que... parce que... oh ! je crois qu'il m'aidait à vivre. Que vais-je devenir à présent, sans lui ?...

— Vous ne serez plus longtemps captif ! Je ne sais ce que vous dit la Reine, votre mère, mais je sais bien qu'en France chacun fait tous ses efforts pour obtenir votre libération...

— C'est en effet ce que dit ma mère, soupira-t-il. On s'efforce de rassembler le plus d'or possible, on essaie d'obtenir de Philippe qu'il baisse ses prétentions... mais elle dit aussi qu'à aucun prix, fût-ce à celui de ma vie, je ne dois céder mon duché de Bar.

— Souhaitiez-vous donc l'abandonner ?

— Non... non, bien sûr ! Pourtant, je jure qu'à cette heure je donnerais tous les duchés de la terre pour rendre la vie à mon pauvre Ravaud...

— Sire, intervint Jacques, à présent, il faut me laisser l'emporter pour le mettre en terre.

Mais au lieu d'abandonner le corps du chien, René resserra son étreinte.

— Pas déjà ?... pria-t-il tandis que de nouvelles larmes jaillissaient de ses yeux. Laissez-le-moi encore un peu...

— Plus vous attendrez et plus cruelle sera la séparation...

Désolée car elle se sentait indirectement coupable de la mort de ce chien puisque, sans le mouvement brusque qui avait jeté le vin à terre, Ravaud n'y aurait pas touché, Catherine obéit à une soudaine inspiration. Arrachant le chaperon et le camail qui lui emprisonnaient la tête, elle libéra ses cheveux qu'elle avait simplement tordus en tresses lâches. Ils croulèrent sur ses épaules comme un manteau d'or, l'enveloppant de lumière et lui rendant instantanément la plénitude de son charme féminin.

— Monseigneur, murmura-t-elle, vous avez perdu un ami mais vous avez trouvé, en plus d'une servante dévouée, une amie fidèle...

une amie qui donnerait beaucoup pour adoucir votre peine !

Il la regarda et ses yeux s'agrandirent comme si, tout à coup, les murs de sa prison venaient de s'ouvrir pour laisser entrer un flot de soleil.

— Comme vous êtes belle ! murmura-t-il avec une ferveur telle que Roussay, mécontent, fronça le sourcil mais n'osa rien dire.

Doucement, le Roi laissa reposer à terre le corps inerte, se releva et prit les mains de la jeune femme pour la relever mais ne les lâcha pas quand ils furent debout. Au contraire, il les garda plus étroitement entre les siennes et, un long moment, il la contempla avec un enchantement grandissant. Les flammes dansantes des chandelles faisaient vivre la fabuleuse toison dorée qui, pendant des années, avait hanté les sens et la mémoire du puissant duc de Bourgogne avant qu'il n'en traduisît la nostalgie par la création d'un prestigieux ordre de chevalerie.

Profitant de son extase, les yeux de Catherine tournèrent légèrement, cherchèrent ceux de Roussay puis redescendirent à terre jusqu'au cadavre blanc. Le capitaine comprit leur message, se baissa, chargea le chien dans ses bras puis, la mine renfrognée et la lippe mécontente, sortit de la pièce, non sans un ultime regard, lourd de soupçons, au couple qu'il laissait derrière lui. Il s'attendait visiblement à ce que, l'instant d'enchantement achevé, le Roi sautât sur Catherine...

En fait, la jeune femme n'était pas loin d'en penser tout autant.

René ne disait toujours rien mais son regard se chargeait d'un trouble qu'elle avait depuis longtemps appris à connaître chez tant d'hommes.

Il avait libéré ses mains et les siennes plongeaient à présent dans la soie vivante des cheveux avec l'avidité d'un avare longtemps séparé de son trésor. Aussi, lorsque les doigts cessèrent de jouer avec ses mèches brillantes pour emprisonner fortement ses épaules, Catherine eut un mouvement de recul.

— Sire, reprocha-t-elle doucement. J'ai dit amie...

Il eut un petit sourire contrit.

— Il est tellement d'amies différentes ! Ne voulez- vous pas, pour moi, être douce amie ? Vous êtes si belle et mon cœur est si solitaire, si délaissé !...

— Comment votre cœur peut-il être solitaire et délaissé quand tant d'amour veille sur lui de loin comme autant de tours de feu sur les navires au péril de la mer ? Il y a votre épouse que l'on dit belle et bonne, votre mère dont je connais la tendresse, votre sœur, la reine de France qui vous est si fort attachée et puis toutes celles dont vous ne connaissez même pas le visage, filles ou femmes de vos États qui filent votre rançon et prient Dieu chaque jour afin qu'il vous rende à leur affection. On vous sait bon, pitoyable, chevaleresque et généreux et il existe bien peu d'hommes au monde qui soient aimés autant que vous. Que venez-vous alors me parler de cœur délaissé ? ...

— Disons plutôt qu'il est vide et qu'il aimerait s'emplir de vous !

Quant à mon pauvre corps, la faim le dévore. Ne me ferez-vous pas l'aumône d'un peu d'amour ? Quand on est si belle, on doit être généreuse.

Il se rapprochait, l'obligeant à reculer vers le mur où elle dut s'adosser sans plus de possibilité d'échapper aux mains avides qui se tendaient.

— Si je n'étais en puissance d'époux, monseigneur, balbutia-t-elle, je crois... que je serais généreuse mais je suis mariée... mère de famille et... et j'aime mon époux !

— Et vous ne l'avez jamais trompé ? Votre beauté cependant a dû mettre la folie dans le sang de bien des hommes. N'en avez-vous écouté aucun ?...

Il était contre elle à présent, la cernant entre son corps appuyé contre le sien et ses deux mains qu'il appuyait au mur. Elle sentait contre elle des muscles durs, singulièrement vigoureux pour un reclus et sur son visage détourné pour éviter le baiser, la brûlure d'une haleine, puis deux lèvres sur sa joue qui erraient déjà à la recherche de sa bouche...

— Sire ! balbutia-t-elle affolée, je vous en prie !... Le capitaine va revenir... dans un instant il sera là...

— Tant pis !... Je vous désire trop ! Il faudra que l'un de nous meure s'il veut m'arracher à vous !

Elle ne pouvait pas lui échapper à moins de hurler et d'ameuter la garde. Avec une force insoupçonnable chez cet homme de taille moyenne, il avait passé un bras autour d'elle pour la river à lui et de son autre main, il lui avait immobilisé le visage. Il l'embrassa longuement, goulûment comme s'il arrivait des profondeurs du désert et qu'elle fût une jarre d'eau fraîche. Et tout à coup, au contact de cette bouche d'homme, Catherine sentit faiblir sa résistance. Son corps, privé d'amour depuis trop longtemps, lui jouait le tour qu'il lui avait déjà joué plus d'une fois, dans les bras de Pierre de Brézé, au jardin de Grenade et dans la maison de Jacques Cœur. Elle avait oublié quelle étrange alchimie un baiser ardent pouvait opérer dans son corps et lorsque la main du Roi emprisonna l'un de ses seins elle se sentit frémir de la tête aux talons. René était jeune, sain, vigoureux et passionné. À présent, non seulement elle n'avait plus envie de le repousser mais elle appelait de toute sa jeunesse la joie d'amour qui faisait exploser dans son corps de si brûlants soleils.

Mais, lorsque la main de René atteignit son ventre, il poussa une exclamation de colère.

— Au diable ce déguisement stupide ! gronda- t-il... Déshabille-toi

!...

L'ordre brutal brisa l'enchantement et la dégrisa. Il avait desserré son étreinte : elle en profita, glissa de ses bras, revint vers la cheminée, respirant lourdement pour calmer les battements désordonnés de son cœur.

— C'est impossible, Sire ! Je vous l'ai dit, M. de Roussay va revenir. Que dirait-il s'il me trouvait nue ?...

Comme pour lui donner raison, la porte s'ouvrit avec son habituel vacarme de verrous et Jacques reparut. D'un même coup d'œil, il embrassa Catherine dont le désordre et l'émotion ne lui échappèrent pas puis René rouge et les yeux flambants.

— Ah ! fit-il seulement.

Cette simple syllabe stigmatisant son désir frustré déchaîna la colère du Roi.

— Sortez ! cria-t-il... Allez-vous-en ! Je veux rester seul avec cette femme.

— Votre Majesté s'égare ! Je ne vois ici aucune femme, mais seulement mon jeune cousin Alain de Maillet ! riposta Roussay froidement. Recoiffez-vous, Catherine, et venez avec moi : il est temps de laisser le Roi se reposer...

Il s'interrompit. D'un bond de chat, René avait bondi jusqu'à lui, lui arrachait la dague pendue à sa ceinture et reculait vers la fenêtre.

— J'ai dit : sortez !...

— Que voulez-vous faire ? cria Roussay furieux.

Ne pouvez-vous être raisonnable ? Rendez-moi cette arme !...

— Je vous ai déjà ordonné de sortir !... Seul ! Si vous ne le faites dans l'instant, je me tue !

Et, joignant le geste à la parole, René appuya la pointe acérée de la dague sur son cœur. Catherine frémit. Il était visiblement hors de lui et son visage reflétait une si farouche détermination qu'elle n'eut aucun doute sur ce qui allait suivre. Calmement mais fermement, elle ordonna :

— Faites ce qu'il vous demande, Jacques ! Laissez-moi seule avec le Roi !

— Êtes-vous folle, Catherine ? Voulez-vous dire que vous allez céder...

— Ce que je vais faire ne regarde que moi, mon ami. Laissez-nous un moment mais ne vous éloignez pas. D'ailleurs, les gardes ne comprendraient pas.

Sans un mot, Roussay, raide d'indignation, mais dompté, tourna les talons et quitta la pièce. La porte retomba derrière lui. Alors, toujours aussi tranquillement, Catherine rejoignit René, lui prit l'arme qu'il ne songea pas à lui disputer, revint la poser sur la table puis se retournant vers le Roi et plantant son regard violet dans le sien, commença à dégrafer son justaucorps, l'ôta et le jeta sur un escabeau. Mais, avant d'ouvrir l'ample chemise blanche qu'elle portait en dessous et qui s'enfonçait dans les chausses collantes, elle adressa à René un sourire de défi un peu méprisant.

— Dois-je continuer, Sire ? demanda-t-elle froidement. Vous m'avez ordonné, il me semble, de me déshabiller... exactement comme si j'étais une ribaude amenée ici pour votre plaisir, et non la messagère de votre mère ?

Les yeux rougis de René s'égarèrent. Secoué d'un long frisson, il passa sur son front une main tremblante puis, comme si ce simple mouvement lui coûtait un effort terrible, il se détourna.

Pardonnez-moi !... murmura-t-il. J'avais oublié qui vous étiez... J'ai...

j'ai eu un moment de folie !... mais aussi pourquoi êtes-vous cette tentation vivante ? Pourquoi ma mère ne m'a-t-elle pas envoyé la plus laide guenon de ses duègnes au lieu de dame Vénus en personne ?

Elle me connaît pourtant ! Elle sait que j'ai peine à résister à un joli visage, à un corps harmonieux... et que la prison n'a pu qu'exaspérer mes désirs. Pourtant, c'est vous qu'elle a envoyée... vous, la plus belle créature que j'aie jamais vue !

— Elle l'a fait parce que je devais venir en Bourgogne, parce qu'elle a confiance en moi, parce que...

Elle se tut, traversée par une idée soudaine. Est-ce qu'en l'envoyant vers son fils, Yolande n'avait pas eu l'arrière-pensée de procurer au prisonnier un adoucissement momentané ? Le contenu de la lettre qu'elle avait portée ne semblait pas d'une extrême importance politique. Pourtant, en la lui remettant, la Reine avait embrassé chaudement sa messagère en disant : « Vous m'aurez rendu au centuple ce que je fais pour vous... » Et Yolande connaissait trop Catherine, les aventures redoutables qu'elle avait affrontées pour la croire capable de s'indigner d'une heure d'amour accordée à un malheureux prisonnier. Une mère peut avoir de ces idées étranges et oser demander un service de ce genre à une amie...

Doucement, Catherine s'approcha de René qui lui tournait le dos.

La lueur des chandelles fit briller les larmes qui roulaient le long des joues du Roi. Sa longue main fine où l'émeraude scintillait mystérieusement comme l'œil d'une sorcière glissa sur le bras du jeune homme.

— C'est à moi de vous demander pardon, Sire ! Votre mère savait parfaitement ce qu'elle faisait. S'il vous plaît de me prendre, je suis vôtre...

Elle le sentit trembler sous sa main. Pourtant il se raidit, se tourna vers elle, la prit aux épaules mais ne l'approcha pas de lui, se contentant de la contempler longuement, mince et gracieuse dans ces chausses collantes qui soulignaient le galbe de ses hanches et la finesse de ses jambes, avec l'auréole luxuriante de sa chevelure qui couvrait d'or sa chemise blanche.

— Vous êtes aussi bonne que belle, ma chère... mais vous avez à présent acquis trop de prix à mes yeux pour que je vous veuille tenir de votre charité. Oh ! je ne renonce pas à vous prier d'amour un jour.

Bien au contraire : je ne vivrai plus que dans l'attente de la nuit où vous viendrez à moi, librement et non parce que vous obéirez à un mouvement de pitié mais parce que, peut-être, vous m'aimerez un peu...

Il l'embrassa doucement sur le front, alla prendre le pourpoint abandonné et le lui fit revêtir, puis s'accota à la cheminée pour la regarder, bras croisés, retordre ses cheveux et les escamoter de nouveau sous le camail et le chaperon drapés. Enfin, il lui tendit son manteau mais, avant de le lui poser sur les épaules, il prit l'une de ses mains dans la paume de laquelle il posa un baiser.

— Voici reparu le jeune seigneur de Maillet ! soupira-t-il. Et je crois qu'à présent nous pouvons rappeler votre charmant cousin.

Jacques ne devait pas être loin car il apparut comme un diable hors de sa boîte dès la première syllabe de son nom.

11 devait maintenir la porte simplement poussée et garder l'oreille collée contre ! pensa Catherine amusée. Au moins son supplice n'aura guère duré !...

Il semblait, en effet, immensément soulagé et fit sortir Catherine un rien trop précipitamment, lui laissant à peine le temps d'un salut cérémonieux et la jetant presque dans les escaliers tant il avait hâte de l'emmener assez loin pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Que s'est-il passé ? aboya-t-il dès le premier palier en retenant Catherine par le pan de son manteau.

Elle lui offrit un sourire narquois.

— Mais rien, mon ami, absolument rien...

— Il ne vous a pas...

Elle haussa les épaules.

— En dix minutes ? Vous n'êtes guère galant, mon cher capitaine !

En tout cas, j'espère que vous voilà guéri de vos stupides brimades de geôlier trop consciencieux ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous devriez bien laisser venir ici, de temps à autre, quelque jolie servante, bien fraîche et bien stupide... ne fût-ce que pour faire un peu convenablement le ménage de ce taudis où vous osez loger un roi ! Je vous souhaite une bonne nuit, mon cher cousin...

Ah ! j'allais oublier : voulez-vous me permettre encore deux conseils ?

— Au point où nous en sommes, pourquoi pas ? Dites toujours.

— Eh bien ! d'abord, essayez donc de trouver un chiot de deux ou trois mois aussi semblable que possible au pauvre Ravaud... et puis prenez la saine habitude de faire goûter tout ce que vous servirez à votre prisonnier !

— Parce que vous imaginez que je n'y aurais pas pensé tout seul ?

cria Roussay hors de lui. Décidément, vous me prenez pour un crétin.

Çà !... mon cousin !

Catherine éclata de rire, sauta en voltige sur le cheval qu'un valet lui amenait et, piquant des deux, quitta au grand galop le palais des ducs de Bourgogne pour s'enfoncer dans le dédale obscur et désert des rues de Dijon.

En regagnant l'hôtel Morel-Sauvegrain, elle vit que Gauthier était enfin rentré. Visiblement éreinté, il était assis, en compagnie de Bérenger, dans l'âtre de la cuisine et faisait griller des châtaignes en buvant du vin doux.

— Dieu soit loué, vous voilà ! s'écria Catherine avec un soupir de soulagement. Où donc étiez-vous passé ? Quelle aventure dangereuse avez-vous encore courue ? Vous ne connaissez pas Dijon et, à peine arrivé, vous...

— Je ne connais pas Dijon soit, mais je connaissais l'homme que j'ai suivi : c'était l'un de ceux du Damoiseau et je l'ai même suivi toute la journée : il faut dire qu'il m'a fait voir du pays. Mais vous-même, dame Catherine, ne venez-vous pas de courir, vous aussi, une aventure ? J'imagine que vous n'arrivez pas du salut sous ce déguisement ?

Elle haussa les épaules, ôta ses gants et s'approchant du feu lui tendit ses paumes froides. Elle se sentait lasse mais l'esprit singulièrement vif et éveillé.

— J'ai réussi à approcher le Roi... fort heureusement d'ailleurs car, si vous avez vu un homme du Damoiseau, moi j'en ai vu un autre à la tour Neuve. Et en pleine action encore : on a tenté ce soir d'empoisonner René d'Anjou !

Gauthier cessa un instant de faire rouler ses châtaignes dans le poêlon percé de trous et leva les sourcils :

— Dans sa prison ? Au palais ?...

— Exactement : en lui servant du vin empoisonné. J'ajoute que si je n'avais pas reconnu cet homme, à l'heure qu'il est non seulement le Roi aurait cessé de vivre mais le capitaine de Roussay et moi serions morts avec lui. Une mort rapide et flatteuse, sans doute, mais tout aussi définitive qu'une autre !

Brièvement, elle raconta ce qui s'était passé dans la prison tandis que Bérenger ponctuait son récit d'exclamations indignées et que les sourcils de Gauthier se fronçaient graduellement.

Son coup fait, l'homme a disparu sans en attendre le résultat, soupira-t-elle enfin et, malgré toutes les recherches, on n'a pas pu le retrouver... J'aimerais savoir, Gauthier, ce qui vous amuse si fort dans cette histoire ? ajouta-t-elle, indignée, en constatant que son écuyer, non seulement avait perdu d'un seul coup sa mine sombre mais encore qu'il souriait, tout détendu, en épluchant ses fruits brûlants dont l'arôme emplissait la pièce.

— Simplement le fait que, parfois, le Ciel fait bien les choses tandis qu'il arrive au Diable de bâcler son travail. Comment est-il votre bonhomme ?

— Un visage blanc, plat... sans rien de bien remarquable ; des cheveux un peu roussâtres. La première fois que nous l'avons vu c'était dans l'église de Montribourg, ce village ravagé par les Écorcheurs. Il tenait le compte des fruits du pillage et je crois qu'on l'appelait le Recteur. Vous vous en souvenez peut-être...

— Je m'en souviens si bien que je l'ai suivi toute la journée, attendu toute la soirée devant la basse porte du palais et que...

— Vous savez où il est allé ? s'écria Catherine. Ce n'est pas possible ! Ce serait trop beau ?

— Pourquoi donc ? Je vous ai dit qu'il arrivait au Ciel de bien faire les choses. Tenez, dame Catherine, asseyez-vous sur cet escabeau, prenez quelques châtaignes et un gobelet de vin car vous me semblez bien lasse, et écoutez-moi.

— Lasse ou pas, il n'est pas question que je m'asseye, fit-elle avec un geste d'impatience. Vous allez venir avec moi au palais et vous indiquerez au capitaine de Roussay l'endroit où l'homme se cache afin que nous nous emparions de lui avant le jour. Allons, venez !

Mais Gauthier se cala plus commodément sur son banc et mit une poignée de châtaignes fraîches dans son poêlon.

— Il vaut mieux attendre le lever du jour et l'ouverture des portes de la ville, dame Catherine.

— L'ouverture des portes ?

— Oui. Le Recteur s'est réfugié hors des murs, au bout d'un faubourg, dans un enclos à l'écart...

— Hors des murs ? En pleine nuit ? Allons donc ! C'est impossible...

— C'est possible et je vous dirai comment si vous voulez bien m'écouter un instant.