Épilogue
À l’étroit sur leur petite Terre, menacés par leur propre puissance, les êtres conscients et curieux lèvent les yeux au ciel et interrogent, anxieux : comment cette belle histoire du monde va-t-elle continuer ?
L’avenir de la vie
Dominique Simonnet : Nous en sommes donc là, après 15 milliards d’années d’évolution, et seulement quelques millénaires de civilisation. L’évolution, qui se déroule depuis le Big Bang, en inventant des structures toujours plus complexes dont nous sommes les plus beaux fleurons, se poursuit-elle encore au ourd’hui ?
Joël de Rosnay : Les particules, les atomes, les molécules, les macromolécules, les cellules, les premiers organismes faits de plusieurs cellules, les populations faites de plusieurs organismes, les écosystèmes faits de populations, et puis l’homme qui, aujourd’hui, extériorise sa biologie… L’évolution continue, bien sûr. Mais maintenant, elle est surtout technique et sociale. La culture prend le relais.
— Nous serions donc à un tournant de l’histoire, une rupture comparable à l’apparition de la vie.
— Oui. Après la phase cosmique, chimique, biologique, nous inaugurons le quatrième acte, que jouera l’humanité dans le prochain millénaire. Nous accédons à une conscience de nous-mêmes qui devient collective.
— Comment caractériseriez-vous ce prochain acte ?
— On pourrait dire que nous sommes en train d’inventer une nouvelle forme de vie : un macroorganisme planétaire, qui englobe le monde vivant et les productions humaines, qui évolue lui aussi et dont nous serions les cellules. Il possède son système nerveux, dont Intemet est un embryon, et un métabolisme qui recycle les matériaux. Ce cerveau global, fait de systèmes interdépendants, relie les hommes à la vitesse de l’électron et bouleverse nos échanges.
— Si l’on garde la métaphore, peut-on parler d’une sélection, non plus naturelle, mais culturelle cette fois ?
— Je le pense. Nos inventions sont les équivalents des mutations. Cette évolution technique et sociale progresse beaucoup plus vite que ne le faisait l’évolution biologique darwinienne. L’homme crée de nouvelles « espèces » : le téléphone, le téléviseur, la voiture, l’ordinateur, les satellites…
— Et c’est lui qui fait la sélection.
— Oui. Qu’est-ce que le marché, par exemple, si ce n’est un système darwinien qui sélectionne, élimine, amplifie certaines espèces d’inventions ? La grande différence avec l’évolution biologique, c’est que l’homme peut inventer dans l’abstrait autant d’espèces qu’il le souhaite : cette nouvelle évolution se dématérialise. Il insère, entre le monde réel et le monde imaginaire, un nouveau monde, le virtuel, ce qui lui permet non seulement d’explorer des univers artificiels, mais aussi de fabriquer et de tester des objets ou des machines qui n’existent pas encore. D’une certaine manière, cette évolution culturelle et technique suit la même « logique » que l’évolution naturelle.
— Peut-on dire alors que la complexité continue son oeuvre ?
— Oui. Mais elle se libère petit à petit du lourd manteau de la matière. D’une certaine manière, nous rejoignons le Big Bang. L’explosion d’énergie, il y a 12 milliards d’années, ressemble à l’inverse du « point oméga » cher à Teilhard de Chardin, qui serait une implosion de l’esprit libéré de la matière. Si l’on oublie le temps, les deux pourraient être confondus.
— Difficile quand même d’oublier le temps, et la très courte durée de vie à laquelle nous, les êtres humains, sommes contraints. Est-ce que l’individu a encore un avenir s’il doit s’intégrer, comme une cellule, dans un ensemble planétaire qui le dépasse ?
— Bien sûr. Je pense qu’il peut se perfectionner davantage. Quand les cellules se mettent en société, elles accèdent à une individualité plus grande encore que si elles sont isolées. L’étape de la macro-organisation comporte, c’est vrai, un risque d’homogénéisation planétaire, mais aussi des germes de diversification. Plus la planète se globalise, plus elle se différencie.
— Vous décrivez la société actuelle en biologiste, en parlant d’évolution, de cerveau, de mutations… Vous ne prendriez pas vos métaphores pour des réalités ?
— On ne peut déduire de la biologie une vision de la société. Prétendre le contraire conduit à des idéologies inacceptables. En revanche, la biologie peut irriguer notre réflexion. Les métaphores mécaniques, les engrenages, les horloges ont dominé le début du siècle. Ce sont maintenant les métaphores de l’organisme qui sont les plus pédagogiques, à condition de ne pas les prendre au pied de la lettre. L’organisme planétaire que nous créons extériorise nos fonctions et nos sens : notre vue par la télévision, notre mémoire par les ordinateurs, nos jambes par les transports… Reste cette grande question : allons-nous vivre en symbiose avec lui ou devenir des parasites et détruire l’hôte sur lequel nous sommes, ce qui alors nous conduirait à de graves crises économiques, écologiques et sociales ?
— Quelle est votre prédiction ?
— Nous drainons actuellement à notre profit des ressources énergétiques, des informations, des matériaux et nous recrachons des déchets dans l’environnement en appauvrissant à chaque fois le système qui nous soutient. Nous nous parasitons nous-mêmes, puisque certaines sociétés industrialisées freinent la croissance des autres. Si nous continuons sur la voie actuelle, nous deviendrons les parasites de la Terre.
— Comment faire alors pour éviter cela ? Préserver la planète ?
— Il ne s’agit pas, comme le souhaitent peut-être les écologistes nostalgiques, d’enfermer la variété du vivant dans des enclos en créant des réserves ; mais plutôt de trouver l’harmonie entre la Terre et la technologie, entre l’écologie et l’économie. Pour éviter des crises, nous devrions tirer les leçons de nos connaissances sur l’évolution de la complexité, telle que nous venons de la raconter. Comprendre notre histoire peut donner un recul nécessaire, une direction, un « sens » à ce que nous faisons, et sans doute davantage de sagesse. Pour ma part, je crois en la croissance de l’intelligence collective, en un humanisme technologique. Et j’ai espoir que, si nous le voulons, nous pourrons aborder la prochaine étape de l’humanité avec sérénité.
L’avenir de l’homme
— Notre histoire du monde aborde désormais un quatrième acte, nous dit Joël de Rosnay, celui de l’évolution culturelle. C’est aussi votre avis ?
Yves Coppens : Un jour, j’ai dit à l’explorateur Jean-Louis Étienne, de retour du pôle Nord : « Comme tu as dû avoir froid là-bas » Il m’a répondu simplement : « Mais non, j’étais couvert » C’est assez typique de notre évolution culturelle. Nous améliorons chaque jour davantage la maîtrise de notre corps, de notre environnement et nous avons passé le relais à la culture. C’est elle désormais, et non plus la nature, qui répond le plus vite aux sollicitations du milieu.
— Notre corps d’Homo sapiens ne se modifie donc plus ?
— Si, mais très lentement. Il nous faut pour cela regarder vers un avenir plus lointain, bien au-delà du prochain millénaire ! Dans dix millions d’années, il y a quelque chance que nous ayons une tête différente de celle que nous avons actuellement. Notre squelette deviendra plus gracile et notre cerveau va sans doute continuer à se développer.
— Ce qui va permettre de nouvelles aptitudes.
— Oui. Il n’est pas impossible que l’accroissement de la taille du cerveau, et donc de la tête du foetus, impose un temps de gestation encore plus court. Si la mère du super-humain de demain doit accoucher à six mois, la petite enfance en sera allongée, le temps d’apprentissage également. On ne comprend pas bien ce qu’a été la gestation dans le passé, mais on peut penser que notre évolution s’est faite dans ce sens et qu’elle peut se poursuivre ainsi.
— Notre évolution biologique n’est donc pas vraiment terminée.
— Elle est ralentie, mais elle se poursuit. Car nous restons soumis aux lois de la biologie, et sujets à des adaptations. Les virus, qui évoluent eux aussi, peuvent nous causer des problèmes. Nous ne sommes pas non plus à l’abri d’un cataclysme cosmique qui altérerait l’atmosphère. Mais en revanche, on ne peut plus dire que l’homme est soumis à une vraie sélection naturelle.
— Plus de grandes mutations de nos gènes qui pourraient encore changer notre espèce ?
— Des mutations, si, bien sûr. Mais des homozygoties pour les faire apparaître, c’est autre chose. Dans la population humaine actuelle, le brassage des gènes est permanent. Il n’y a plus de groupes isolés qui soient susceptibles de faire apparaître par dérive génétique des caractères récessifs. Sauf si nous colonisons l’espace. Il est probable d’ailleurs que l’homme y parvienne ; en acquérant une meilleure connaissance des planètes, il engagera un nouveau type d’expansion, comme celui qu’il a entrepris il y a trois millions d’années pour envahir la planète.
— Que se passerait-il dans ce cas ?
— Les petites populations installées sur une autre Terre, Si elles restent longtemps isolées, dériveront, divergeront : leur biologie et leur culture évolueront différemment. Imaginez toutes les cultures nouvelles qui pourraient naître sur d’autres planètes… Et peut-être aussi les nouvelles espèces.
— Si nous allons dans l’espace, le corps changera considérablement n’est-ce pas ? Les séjours en orbite autour de la Terre ont montré que les os s’atrophient rapidement, que l’organisme ne fonctionne plus de la même manière. Nous risquons de devenir des limaces savantes…
— Nous savons encore peu de chose des conditions et conséquences de la vie dans l’espace. En apesanteur, les modifications du corps sont importantes, les éléments minéraux des os migrent et il est difficile de les faire retourner dans leurs sites d’origine. Après quelques millions d’années d’exil dans l’espace, nos cousins seront sans doute très différents de nous. Peut-être alors retrouverons-nous une sorte de diversité des populations, voire des vraies races.
— On est en train de la perdre aujourd’hui : la culture humaine devient de plus en plus homogène, le monde devient global, la planète toute petite.
— C’est vrai. Les gens voyagent beaucoup, se mélangent biologiquement et culturellement. Les cultures aussi. Mais quand on voit par exemple les Bochimans ou les Amérindiens relégués dans ce que l’on appelle en terme cru des « reserves », on peut s’interroger : vouloir maintenir ces populations dans leurs traditions, leurs chants, leurs langues, n’est-ce pas leur interdire l’accès au monde contemporain ? Les réserves ne sont-elles pas des petites îles d’origine que nous nous offrons pour notre plaisir et non pas pour le leur ? Je crois que ces populations n’ont pas d’autre solution que de se mêler génétiquement et culturellement à nous – et réciproquement – ou à disparaître. Il ne faut pas en éprouver de la nostalgie.
— La complexité, que l’on voit à l’oeuvre depuis le Big Bang, vantelle se poursuivre selon vous ?
— Oui. L’homme accumule une connaissance grandissante. Il progresse vers un plus grand savoir, une plus grande liberté, vers une culture et peut-être une nature de plus en plus complexes. Nous suivons la même voie que celle de la matière et de la vie.
— Vous êtes plutôt de l’espèce optimiste ?
— Résolument. Je trouve que les sociétés humaines s’organisent plutôt bien. Petit à petit, nous prenons conscience de notre environnement. Regardez la Société des Nations, l’ONU : ces organismes ont connu nombre de difficultés. Mais quand on considère les choses avec du recul, on voit que l’homme a pris conscience de sa condition mondiale en a peine soixante-dix ans. Qu’est-ce que cela au regard de notre histoire ?
— Peu de chose. Mais beaucoup pour un individu…
— Il ne faut pas oublier que la durée de notre modernité est négligeable si on la compare aux 3 millions d’années de vie de notre espèce. L’humanité actuelle, bien qu’elle soit arrivée à un certain niveau de réflexion, me semble encore bien jeune. Nombre des difficultés de notre siècle viennent de ce que bien des populations n’ont qu’une information réduite sur le monde.
L’avenir de l’univers
— Une vie d’homme est un événement dérisoire au regard de notre histoire, constatons-nous avec Yves Coppens. Peut-être sommes-nous encore dans la préhistoire de l’humanité, ou dans celle de l’univers ? Pendant combien de temps encore celui-ci va-t-il s’étendre ?
Hubert Reeves : Les observations les plus récentes semblent favoriser le scénario d’une expansion continue. L’univers serait alors infini en dimension et sa vie se prolongerait indéfiniment. Il se refroidirait en tendant lentement vers la température du zéro absolu. Cela dit, on ne peut pas être catégorique : nos prédictions s’appuient sur des théories qui sont fondées sur l’existence de quatre forces, et de quatre seulement. Rien ne nous permet d’affirmer aujourd’hui que nous n’en découvrirons pas d’autres. Ces découvertes pourraient modifier nos prévisions.
— S’il s’étend de manière infinie, cela veut-il dire qu’il va devenir de plus en plus vide, que les corps célestes vont continuer à s’éloigner, et que le ciel, vu d’ici, sera tout noir ?
— Les étoiles qui éclairent notre ciel nocturne ne participent pas à l’expansion. Globalement, elles ne s’éloignent pas de nous. L’expansion se joue entre les galaxies, et non pas à l’intérieur de celles-ci. Avec le temps, ces galaxies paraîtront de plus en plus faibles à nos télescopes. Mais cet affaiblissement ne sera pas perceptible avant plusieurs milliards d’années.
— Tout cela est hypothétique, car les hommes ne seront plus là pour faire des observations : certaines étoiles vont mourir, et notamment la nôtre, le Soleil, n’est-ce pas ?
— Oui. Aujourd’hui, comme nous l’avons dit précédemment, notre Soleil a déjà brûlé la moitié de son hydrogène, il est au milieu de sa vie. Dans 5 milliards d’années, il aura presque tout consommé, il deviendra une géante rouge. Son noyau central se contractera de plus en plus, tandis que son atmosphère s’étendra au contraire jusqu’à 1 milliard de kilomètres. En même temps, sa couleur va passer du jaune au rouge.
— À ce moment-là, les planètes seront grillées.
— Oui. Le Soleil sera mille fois plus lumineux qu’aujourd’hui. Vu de la Terre, il occupera une grande partie du ciel. La température sur notre planète grimpera jusqu’à plusieurs milliers de degrés. La vie disparaîtra, la Terre sera volatilisée. Cela prendra quelques centaines de millions d’années. Notre étoile désintégrera aussi Mercure, Vénus et peut-être Mars. Les planètes lointaines, telles Jupiter et Saturne, perdront leur atmosphère d’hydrogène et d’hélium et ne conserveront que leurs énormes noyaux rocheux dénudés. Plus tard encore, le Soleil, privé de sa source d’énergie nucléaire, prendra l’aspect d’une naine blanche, de la dimension de la Lune. Il se refroidira lentement, pendant plusieurs milliards d’années, et deviendra une naine noire, un cadavre stellaire sans lumière.
— Que deviendra la matière qui composait la Terre ?
— Elle retournera à l’espace interstellaire. Plus tard, elle pourra servir à constituer de nouvelles étoiles, voire participer à la formation de planètes.
— Et à de nouvelles vies ?
— Pourquoi pas ? Les atomes de notre corps serviront peut-être un jour à composer des organismes vivants, dans quelques lointaines biosphères…
— Seule certitude, l’homme ne pourra pas rester sur la Terre plus de quatre milliards d’années.
— Oui, mais on peut penser, comme Yves Coppens, que bien avant cette date fatidique nous serons en mesure d’accomplir de longs voyages interstellaires. Songez aux progrès accomplis en deux ou trois générations : nos grands-mères voyageaient à 50 kilomètres à l’heure maximum tandis que nous disposons aujourd’hui de vaisseaux atteignant 50 000 kilomètres à l’heure. Il n’est pas exclu que les sondes accèdent un jour à des vitesses voisines de celle de la lumière. Nos descendants seront alors en mesure d’aller chercher la lumière auprès d’étoiles lointaines…
— C’est la jolie formule de Konstantin Tsiolkovski, le père de l’espace soviétique russe : « La Terre est notre berceau, mais on ne reste pas éternellement dans son berceau… ». Cela dit, l’évolution de la complexité peut se poursuivre avec l’homme, mais aussi sans lui. Après tout, il n’est pas certain que nous soyons les héros de cette histoire.
— C’est vrai. On pourrait imaginer que l’espèce humaine s’éteigne, sans que la vie ne disparaisse totalement. Les insectes, par exemple, sont beaucoup plus résistants que nous. Les scorpions peuvent vivre avec un taux de radioactivité bien supérieur à celui qui nous tuerait. Ils pourraient survivre à une guerre nucléaire, développer leur intelligence et redécouvrir la technologie. Ils risqueraient alors, dans quelques millions d’années, de rencontrer des problèmes de pollution analogues aux nôtres.
— Au fil de nos dialogues, nous avons refusé de trouver un sens à notre histoire, ou tout au moins d’adopter un point de vue déterministe. Mais force nous est de constater que la complexité n’a cessé de progresser. On peut se dire qu’elle va continuer…
— Je suis frappé par les deux faces de la réalité. La première montre cette belle histoire que nous venons de raconter. Elle laisserait en effet penser que tout cela a un sens. La seconde, plus sombre, révèle l’homme d’aujourd’hui, incapable de vivre harmonieusement avec les siens et avec la biosphère. Guerres et détériorations lui sont familières. Comme si quelque chose avait cafouillé à un moment donné dans l’évolution.
— Et quelle interprétation en faites-vous ?
— Pourquoi cela marche-t-il si bien dans le monde physique et si mal dans le monde humain ? La nature aurait-elle atteint son « niveau d’incompétence » en s’aventurant aussi loin dans la complexité ? Telle serait, j’imagine, une interprétation basée uniquement sur les effets de la sélection naturelle dans l’optique darwinienne. Mais si, par ailleurs, l’évolution avait pour produit nécessaire l’apparition d’un être libre, peut-être sommes-nous en train de payer le prix de cette liberté ? On pourrait résumer le drame cosmique en trois phrases : la nature engendre la complexité ; la complexité engendre l’efficacité ; l’efficacité peut détruire la complexité.
— Ce qui veut dire ?
— Au XXe siècle, les êtres humains ont inventé deux manières de s’autodétruire : le surarmement nucléaire et la détérioration de l’environnement. Est-ce que la complexité est viable ? Est-ce une bonne idée pour la nature d’atteindre ce niveau d’évolution qui la conduit à se menacer elle-même ? L’intelligence est-elle un cadeau empoisonné ?
— Et que répondez-vous ?
— Nous sommes actuellement confrontés aux limites de notre planète. Est-il possible de faire coexister dix milliards de personnes sans la détériorer ? Même si les êtres humains sont géniaux, et ils l’ont prouvé de nombreuses fois en cassant les atomes et en explorant le système solaire, cette tâche-là sera plus ardue que tout ce que nous avons fait dans le passé. Elle impose en particulier d’abandonner l’idée de croissance économique et de se confiner au « développement durable ». Cela est difficile à faire comprendre à nos dirigeants.
— Gérer l’organisme planétaire dont Joël de Rosnay nous parlait…
— Dans un organisme, il y a un système d’alarme et de guérison. Lors d’une blessure, le corps entier se mobilise. Il nous faut inventer un système analogue au niveau de la planète. L’ONU et les associations humanitaires en sont déjà des ébauches. Il faudrait aller beaucoup plus loin.
— Ne sommes-nous pas trompés par un effet d’optique ? N’avons-nous pas trop le nez collé sur notre siècle ? Si l’on analysait les choses du point de vue d’un agneau par exemple, on pourrait certes tenir des propos très pessimistes, mais du point de vue humain ? Ne sommes-nous pas encore tout simplement dans la préhistoire, comme le suggère Yves Coppens ? Peut-être nous faut-il encore beaucoup de temps pour accéder à un stade supérieur de morale et de civilisation ?
— L’humanité a-t-elle vraiment progressé sur le plan du comportement et de la morale ? Je n’en suis pas certain. On pourrait en discuter longuement. Bien sûr, il y a eu l’abolition de l’esclavage et la reconnaissance des droits de l’homme. Mais les Indiens d’Amérique avaient déjà atteint un niveau de comportement humain admirable. Ils avaient établi des règles de conduite sociale qui ont largement influencé la Constitution américaine. Claude Lévi-Strauss a montré que l’esclavage apparaît avec les grandes civilisations. Le progrès de la morale n’est pas une évidence.
— Il est possible que cette question se pose aussi ailleurs…
— Notre civilisation sur la Terre n’est vraisemblablement qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Dans l’hypothèse où l’évolution cosmique a conduit à la formation d’autres planètes, d’autres formes de vie, d’autres intelligences, on peut également supposer que ces civilisations extraterrestres ont été confrontées aux menaces que nous rencontrons aujourd’hui sur la Terre. Une visite à ces mondes nous présenterait deux cas de figures bien différents : des planètes arides, couvertes de déchets radioactifs, chez ceux qui n’ont pas su s’adapter ; des surfaces vertes et accueillantes chez les autres.
— La symbiose ou la mort, disait Joël de Rosnay. On peut dire aussi : la sagesse, ou alors la revanche de la matière ?
— Se pose maintenant à nous cette question cruciale sommes-nous en mesure de coexister avec notre propre puissance ? Si la réponse est non, l’évolution continuera sans nous. Comme Sisyphe, nous aurons poussé notre caillou au sommet de la montagne pour le laisser finalement échapper. C’est un peu bête, non ? Il ne faut pas nous aveugler sur la gravité de la situation présente. Pourtant, il importe de rester optimiste. Il faut tout mettre en oeuvre pour sauver notre planète avant qu’il ne soit trop tard. Nous en sommes les responsables, les héritiers. À nous de faire en sorte que cette belle histoire du monde se poursuive.