ACTE 3
L’homme
SCÈNE 1
Le berceau africain
Des petits singes malins naissent dans un monde de tueurs. Pour résister à la sécheresse, leurs descendants se redressent et découvrent un nouvel univers.
Un ancêtre peu présentable
— « S’il est vrai que l’homme descende du singe, prions pour que cela ne s’ébruite pas ! » s’est écriée une respectable dame anglaise, en 1860, en découvrant la théorie de l’évolution d’un certain Charles Darwin. Aujourd’hui, il semble bien qu’elle n’ait pas été exaucée : « cela » s’est ébruité.
— Yves Coppens : Pas complètement. Il nous a toujours été difficile d’admettre cette parenté, vous savez. L’origine animale de l’homme se heurte à tellement de convictions philosophiques ou religieuses qu’elle s’attire encore nombre de réticences… Ma grand-mère maternelle, bretonne de vieille souche, m’avait dit un jour, très sérieusement : « Toi, tu descends peut-être du singe, mais pas moi ! » Nombre de personnes entretiennent encore d’incroyables confusions à ce propos. Quand on affirme que nous descendons du singe, certaines d’entre elles croient que nous voulons parler du chimpanzé !
— L’homme ne descend pas du singe, mais d’un singe, n’est-ce pas ?
— Exactement. Il est issu d’une espèce qui fut l’ancêtre commun des deux lignées, celle des singes supérieurs d’Afrique d’une part, celle des pré-humains puis des humains d’autre part. L’homme n’est donc un singe au sens large que du point de vue de son « rangement » dans la classification animale ; sa spécificité est précisément d’avoir réussi à dépasser cette simple condition. Joël de Rosnay l’a rappelé, nous ne pouvons pas ignorer notre filiation : nous la portons dans notre propre corps.
— Les scientifiques eux-mêmes ont eu, semble-t-il, quelques difficultés à le reconnaître.
— Ils ne se sont jamais vraiment remis de leur toute première trouvaille. C’est la vieille Europe chrétienne du siècle dernier qui a eu l’idée de se pencher sur les origines de l’humanité, et c’est donc elle qui, en Belgique puis en Allemagne, a fait les premières découvertes. Quel choc ! Elle s’attendait à trouver un ancêtre présentable : l’homme n’avait-il pas été créé à l’image de Dieu ? Et la voilà qui tombe pile sur les fossiles d’un individu qui, on le comprendra plus tard, fait justement exception.
— Qui était-ce ?
— Néandertal. On a découvert un être « laid », au crâne surbaissé, à la face boursouflée et aux arcades sourcilières surdéveloppées en forme de visière… D’éminents savants n’ont alors cessé d’accabler ce pauvre hère. Les uns ont prétendu qu’il n’était qu’un individu arthritique et poilu. Selon d’autres, il ne pouvait émettre qu’un seul son : « Ugh ! » Inutile de dire qu’il a fallu de nombreuses années pour qu’on l’accepte dans notre famille, tout au plus comme un lointain cousin.
La technique du Petit Poucet
— Quand vous « découvrez » un ancêtre, il s’agit en réalité de quelques bouts d’os, des fragments de mâchoire ou souvent de simples dents. Comment peut-on reconstituer un squelette entier avec si peu d’éléments ?
— Les premiers restes découverts, souvent des dents effectivement, suffisent pour que l’on puisse passer de leur morphologie et de sa signification alimentaire au reste du corps. On sait, grâce aux lois de corrélations de l’anatomie comparée inventées par Cuvier, que telle dent s’inscrit dans tel type de mâchoire, que telle mâchoire correspond à tel type de crâne, que tel crâne se place sur tel type de colonne vertébrale, que telle colonne vertébrale s’associe à tel type de squelette appendiculaire, que tel squelette soutient tel type de musculature, etc. Par déductions, on parvient à passer de la dent à l’animal.
— Et vous allez jusqu’à en déduire son développement, voire son comportement ?
— Oui. Si l’on étudie, par exemple, l’émail d’une dent au microscope électronique, on voit de minuscules stries invisibles à l’oeil nu qui révèlent la manière dont la dent s’est développée et donnent des indications sur la croissance de l’individu. Si, par ailleurs, on lui trouve un fémur oblique alors que son articulation pour le genou est instable, ces observations traduisent une locomotion à la fois bipède et arboricole. Mais bien sûr, plus on dispose d’éléments, plus la reconstitution est précise.
— Depuis les premières recherches du siècle dernier, en suivant tous ces petits bouts d’os à la manière d’un Petit Poucet, les scientifiques ont-ils pu retrouver le cheminement de l’homme dans sa totalité ?
— Curieusement, on a trouvé les fossiles dans l’ordre inverse de leur ancienneté : d’abord les hommes modernes, puis leurs ancêtres, ce qui a permis de les reconnaître et de les accepter avec un peu moins de difficultés. Il a d’abord fallu admettre l’idée que l’homme est bien plus ancien qu’on ne le croyait.
Apparus avec les fleurs
— À quelle date fixe-t-on maintenant son origine ?
— Pas plus qu’une « origine » de la vie, on ne peut véritablement déterminer une « origine » de l’homme. Ni une véritable définition de l’humain d’ailleurs. On constate plutôt une longue évolution, une filiation zoologique au cours de laquelle les différents caractères se mettent en place.
— En connaît-on au moins les grandes étapes ?
— Oui. Il nous faut remonter à la fin du crétacé, il y a soixante-dix millions d’années. C’est l’aube du tertiaire, les derniers dinosaures disparaissent. L’environnement subit de profondes modifications, et l’on sait que l’histoire de l’évolution est étroitement liée à celle du climat. À cette époque-là, l’Afrique est une île, l’Amérique du Sud et l’Asie également. Sur un continent qui réunit l’Europe, l’Amérique du Nord et le Groenland, apparaissent de petits animaux : les premiers singes qui descendent d’insectivores. Ils commencent à proliférer au milieu d’une flore toute nouvelle : celle des premières plantes à fleurs.
— Nés avec les premières fleurs ! Quelle belle idée…
— C’est donc aussi l’époque des premiers fruits. Les singes, qui conquièrent ce nouveau milieu, sont en effet les premiers à les consommer. Ils rompent avec les habitudes de leurs ancêtres qui se nourrissaient d’insectes. Cela va entraîner, au fil des générations, une série de transformations anatomiques : leur corps, par exemple, s’équipe d’une clavicule, une jolie innovation.
— Pour quelle raison ?
— Elle élargit la cage thoracique de l’animal, augmente donc l’amplitude de ses membres supérieurs et lui permet, au moment de la cueillette, de bien saisir le tronc des arbres pour mieux y grimper. Pour la même raison, les griffes, gênantes pour l’escalade, deviendront des ongles plats. La patte possédera, elle, un doigt, parmi les primitifs, qui deviendra opposable aux autres, ce qui permettra à l’ensemble de cette extrémité de saisir un fruit, une pierre ou un morceau de bois.
Le groupe du purgatoire
— Qui sont ces charmants animaux ?
— Le plus ancien primate que l’on connaisse a été baptisé Purgatorius, parce que les chercheurs qui l’ont découvert dans les montagnes Rocheuses, en Amérique du Nord, travaillaient dans un site difficile. Un vrai purgatoire… Il n’est pas plus gros qu’un rat. Il vit dans les arbres, se nourrit de fruits, mais ne dédaigne pas les insectes pour autant.
— Et c’est l’un de nos ancêtres ?
— Pas en lignée directe, évidemment. Ces petits primates vont coloniser l’Eurasie, puis l’île formée par l’Afrique et l’Arabie réunies recouverte d’une épaisse forêt tropicale. C’est là que plus tard, il y a 35 millions d’années, apparaissent les premiers vrais ancêtres communs à l’homme et aux grands singes, les primates supérieurs. Ces grands singes sont isolés en Afrique, ce qui plaide en faveur d’une origine unique de la lignée de l’homme. Il semble qu’à ce moment-là un premier assèchement se produise, provoquant la sélection et l’adaptation de nouvelles espèces.
— Lesquelles ?
— Dans le bassin du Fayoun (la région du Caire aujourd’hui) et en Oman, vit un petit singe quadrupède, que l’on a baptisé l’aegyptopithèque puisque c’est en Égypte qu’on l’a d’abord découvert. Il a la taille d’un chat, une grande queue, un grand museau et se distingue de ses prédécesseurs par un léger développement cérébral frontal : 40 centimètres cubes de capacité crânienne (contre 1 400 pour nous aujourd’hui), ce qui est très modeste, mais lui permet quand même de faire preuve d’une certaine latitude de réactions.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Grâce au développement de son système nerveux central, il peut exercer de nouvelles aptitudes. La vision, notamment, se développe et l’emporte sur l’olfaction : il voit en relief, ce qui correspond à une bonne adaptation à une vie dans les arbres. En même temps, ces petits primates s’essaient à des comportements sociaux : ils communiquent par mimiques.
— Comment le savez-vous ?
— Nous ne pouvons évidemment pas observer un petit Purgatorius, espèce disparue depuis bien longtemps, mais les lémuriens, qui vivent aujourd’hui en Afrique, ou les Tarsiens, qui vivent, eux, en Asie, nous donnent de précieuses indications comparables en certains points. Ils ont une vie sociale développée. L’observation des crânes fossiles de Purgatorius, et surtout des endocrânes que l’on peut mouler, va dans le même sens. Les dimensions de certaines parties de leur encéphale permettent de penser qu’ils étaient déjà très sociables.
— Vivaient-ils en famille ?
— Elwyn Simons, le chercheur américain qui les a découverts, m’a fait remarquer que deux des crânes trouvés au même endroit présentent un dimorphisme sexuel important : ils sont très différents l’un de l’autre. L’un serait celui du mâle ; l’autre, celui de la femelle. Ce qui suggère qu’ils vivaient en groupes. Donc qu’ils développaient déjà une certaine forme de communication, et de vivacité d’esprit. C’est simple, non ?
— Audacieux, en tout cas. Que se passe-t-il ensuite ?
— Leur descendant, le proconsul, vit dans la forêt plus au sud et possède une capacité crânienne plus développée (150 centimètres cubes). Il y en a, en réalité, plusieurs espèces : les plus grandes ont la taille d’un petit chimpanzé. Les proconsuls vont connaître un événement géographique majeur : il y a 17 millions d’années, la plaque Afrique-Arabie se joint à celle de l’Europe-Asie. Les singes africains, le proconsul et ses descendants, vont emprunter ce pont et se répandre en Europe et en Asie. Certains d’entre eux évoluent et donnent un nouveau bouquet d’espèces : notamment le kenyapithèque au Kenya, mais aussi le dryopithèque (« singe des chênes ») en Europe, et puis, un peu plus tard, en Asie, le ramapithèque. On a cru un moment que ce dernier faisait partie de notre famille, mais on s’était trompé.
Tombé de la branche
— On le voyait encore récemment sur les illustrations des manuels scolaires qui gambadait, tout fou, derrière la file indienne de nos ancêtres. Le voilà définitivement déchu ?
— Oui. Ce sont les biologistes qui nous ont fait changer d’avis. En testant, grâce à des techniques de pointe, les anticorps trouvés sur quelques fragments de dents de ramapithèques, ils lui ont trouvé une proche parenté non pas avec les hommes mais avec les orangs-outans. La même expérience, réalisée avec des dents d’australopithèques, montre en revanche que ceux-ci sont très proches des humains. Par ailleurs, les biologistes ont également établi que l’homme et le chimpanzé étaient génétiquement très proches : 99 % de nos gènes sont communs aux deux espèces.
— C’est le 1 % qui fait l’humain ?
— Oui. Et puis, pour confirmer tout cela, on a découvert au Pakistan une face de ramapithèque, morphologiquement très proche elle aussi de celle des orangs-outans. La cause est donc entendue : ramapithèque n’est pas notre ancêtre, mais celui de l’orang-outan.
— Ramapithèque tombé de notre branche, poursuit-on toujours la même quête du « chaînon manquant » entre l’homme et le singe ?
— L’expression est inexacte, car elle suppose qu’il y ait un intermédiaire entre l’homme d’aujourd’hui et le singe d’aujourd’hui. Ce que l’on recherche, c’est l’ancêtre commun aux hommes et donc aux grands singes africains, la fourche qui sépare les deux rameaux conduisant, l’un vers les chimpanzés et les gorilles et l’autre, vers les australopithèques et puis vers les hommes. Tout dépend de la date de cette divergence.
— Sur quelle date s’accorde-t-on aujourd’hui ?
— Les biologistes parlaient de 5 millions d’années, les paléontologistes en étaient à 15. Nous avons fait un compromis : 7 millions d’années. Ce que tout le monde admet plus ou moins désormais. En abandonnant ramapithèque, nous avons donc avancé la date de la grande rupture, et écarté l’orang-outan de notre branche : puisque les chimpanzés et les hommes sont génétiquement très proches, l’explication logique est qu’ils ont eu un ancêtre commun. Nous avons du même coup abandonné l’idée d’une origine asiatique de l’homme. Ce sont bien les descendants des grands singes restés en Afrique qui vont donner naissance aux ancêtres de l’homme.
La savane primitive
— Comment, finalement, s’est-on tourné vers l'Afrique ?
— L’idée qu’elle ait pu constituer le berceau de l’humanité avait été suggérée par Darwin, et puis par Teilhard de Chardin. Après avoir travaillé toute sa vie en Europe puis en Asie, ce dernier s’est écrié, au retour d’une mission en Afrique juste avant sa mort : « C’est là-bas qu’il faut chercher bien sûr, nous sommes idiots de ne pas y avoir pense plus tôt ! ». Et puis, la découverte, par Louis Leakey en Tanzanie en 1959, d’un crâne entier confirme cette intuition : le calcul de son âge, réalisé en mesurant la désintégration naturelle de certains isotopes instables, crée un choc : 1,75 million d’années. Au début, personne n’a voulu l’admettre.
— Toujours cette arrogance qui voudrait que l’homme ne soit pas si archaïque ?
— Oui. À l’époque, on connaît la plupart des ancêtres de l’homme, mais on situe mal leur âge et leur statut (le premier australopithèque avait été découvert en 1924, mais on l’a longtemps considéré comme un « parent du chimpanzé »). On pense que l’apparition du premier ancêtre est relativement récente, 800 000 ans tout au plus. Avec les nouvelles méthodes de datation par les radio-isotopes et l’extraordinaire moisson de fossiles qui va suivre, on va bien être obligé de le vieillir.
— Tous les regards se tournent donc vers l'Afrique.
— Oui. Chaque année connaît alors une expédition internationale au Kenya, en Tanzanie, en Éthiopie dans des sites aujourd’hui célèbres : le lac Turkana, Olduvai, la vallée de l’Omo… J’ai fait le calcul : au total, nous avons dû ramasser 250 000 fossiles, dont 2 000 ossements humains et préhumains, la majeure partie datant de 2 à 3 millions d’années. Une belle récolte qui nous a permis de reconstituer notre généalogie.
— On en est sûr désormais, l’homme est né en Afrique ?
— La science ne peut jamais être « sûre ». Mais toutes les découvertes convergent vers cette conclusion. Il suffit de considérer rapidement les différents lieux où nous avons trouvé les fossiles reconnus comme étant des ancêtres de l’homme. Les fossiles de 7 millions d’années n’ont été trouvés qu’au Kenya. Ceux de 6 millions, puis de 5 millions d’années également. Ceux de 4 millions : au Kenya, en Tanzanie et en Éthiopie. Ceux de 3 millions, au Kenya, en Éthiopie, en Tanzanie, en Afrique du Sud, au Tchad. Ceux de 2 millions : mêmes régions, avec, en plus, quelques pierres taillées en Europe et en Asie… Ceux de 1 million : cette fois, ils s’étendent à toute l’Afrique, à l’Asie, à l’Europe. Ensuite, on aborde l’Australie, l’Amérique. Alignez toutes ces cartes dans l’ordre chronologique et faites-les défiler en fondu enchaîné, vous découvrez l’histoire du peuplement humain et vous êtes bien obligés de conclure ceci : l’homme est parti d’un petit foyer africain, il s’est lentement répandu en Afrique, puis dans le monde entier, avec maintenant une légère incursion dans le système solaire.
L’insaisissable grand-père
— L’Afrique, donc, vers 7 millions d’années. Nous tenons une unité de lieu et de temps. Connaît-on maintenant le personnage qui évolue sur cette scène primitive, notre tout premier grand-père ?
— Il est difficile de l’établir avec précision. Depuis une vingtaine d’années, à chaque nouvelle découverte de fossiles datant de cette période, on a pensé avoir trouvé l’ancêtre. Sivapithèque, kenyapithèque, ouranopithèque, gigantopithèque et autres oréopithèques ou otavipithèques, toutes espèces découvertes, ont joué tour à tour ce rôle. L’ancêtre commun aux singes et aux hommes est l’un d’eux.
— Soit. Mais lequel ?
— Nous ne le savons pas. Le kenyapithèque (15 millions d’années) découvert par Louis Leakey, s’il n’est pas l’ancêtre commun, est au moins l’un de ses cousins. Son crâne présente des preuves d’adaptation à la savane : des canines réduites, des molaires plus grosses, à l’émail plus épais et à l’usure différentielle qui indique que le temps de l’enfance s’était allongé.
— Attendez ! Comment l’émail des dents peut-il donner des informations sur l’enfance de l’individu ?
— L’usure différente de l’émail des dents successives montre une durée plus longue de l’éruption dentaire. Si les dents poussent plus tardivement, le stade adulte arrive lui aussi plus tardivement, ce qui indique que l’enfant a passé davantage de temps en compagnie de sa mère. La preuve nos dents mettent trois fois plus de temps à pousser que celles des chimpanzés. La durée du maternage, c’est aussi celle de l’éducation, de l’apprentissage. Plus l’enfance est longue, plus l’espèce est « instruite ». On a donc décelé une évolution de ce type chez nos kenyapithèques.
— Que sait-on sur ce curieux animal ?
— C’est un grand singe, un quadrupède arboricole, doté de membres supérieurs aux articulations solides, qui se redresse de temps en temps. Il possède un cerveau plus gros que celui de ses ancêtres (300 centimètres cubes), une face un peu plus réduite, et il n’a bien évidemment plus de queue depuis longtemps. Il habite tantôt dans la savane, tantôt dans la forêt. Il consomme non seulement des fruits, mais aussi des tubercules, des rhizomes, ce que révèle l’épaississement de son émail : car on use davantage ses dents en mangeant des racines que des fruits. Et il vit sûrement en société.
Les bénéfices de la sécheresse
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il y a 7 millions d’années, cet ancêtre vit dans l’épaisse forêt qui couvre tout le territoire africain quand survient un événement géologique : la vallée de Rift s’effondre, certains de ses bords remontent, en formant peu à peu un véritable mur. Cette faille est gigantesque : elle parcourt toute l’Afrique de l’Est jusqu’à la mer Rouge, puis le Jourdain, et s’achève en Méditerranée : 6 000 kilomètres au total, plus de 4 000 mètres de profondeur dans le lac Tanganyika. Un astronaute américain m’a dit un jour que cette grande balafre qui coupe la Terre est même visible de la Lune. Impressionnant, non ?
— Effectivement. Quelles en sont les conséquences ?
— Le climat en est bouleversé : les pluies continuent à arroser l’Ouest, mais de moins en moins l’Est, à l’abri de cette muraille (le Ruwenzori). De ce côté-là, les paléobotanistes le confirment, la forêt régresse, la flore se transforme. On peut voir par exemple aujourd’hui un phénomène semblable, en miniature, dans l’île de la Réunion : des collines séparent l’Est et l’Ouest ; il pleut souvent d’un côté ; de l’autre, la région est sèche. Les cultures sont très différentes.
— Nos ancêtres, eux, se trouvent donc séparés en deux populations.
— Oui. Ceux qui sont restés à l’ouest de la fracture continuent à vivre leur vie arboricole, mais ceux qui se trouvent isolés à l’est sont confrontés à la savane, puis à la steppe. Ce partage en deux environnements a pu susciter au fil des générations deux évolutions différentes : ceux de l’Ouest ont donné les singes actuels, les gorilles et les chimpanzés. Ceux de l’Est, les pré-humains, puis les humains.
— Sur quoi fondez-vous cette hypothèse ?
— Les 2 000 restes humains et pré-humains que nous avons recueillis au fil des années ont tous été découverts à l’est de la vallée de Rift ! Pas un seul os de pré-chimpanzé ou de pré-gorille de ce côté-là. À l’Ouest, c’est vrai, on n’a pas encore trouvé de vestiges de pré-singes, qui seraient les homologues des pré-humains de l’Est, ce qui renforcerait la théorie. Mais celle-ci est plausible. Ce serait donc cette petite région d’Afrique orientale, en forme de quartier d’orange, qui aurait donné un nouveau coup de pouce à l’évolution des primates vers l’homme.
— Notre berceau… Nous serions nés de la sécheresse en quelque sorte ?
— Exactement. Tout ce qui nous caractérise, la station debout, notre alimentation omnivore, le développement de notre cerveau, l’invention de nos outils, tout cela résulterait d’une adaptation à un milieu plus sec. C’est le mécanisme classique de la sélection naturelle : un petit groupe d’ancêtres, qui possèdent génétiquement des caractères qui constituent des avantages pour mieux survivre dans ce nouvel environnement, deviennent petit à petit majoritaires dans la population, puisque, vivant plus longtemps que les autres, ils ont une descendance plus volontiers porteuse de ces mêmes caractères, plus nombreuse.
Le singe debout
— Quels avantages ?
— On ne le sait pas. Peut-être une croissance différente du bassin, qui leur permet de se redresser plus facilement et donc de mieux voir leurs proies et leurs prédateurs, d’attaquer et de se défendre, de transporter de la nourriture ou leurs enfants… La station debout est-elle la cause de cette évolution, ou la conséquence ? En tout cas, ceux qui disposent de cet avantage génétique prévalent, au fil des générations. Il faut être très tonique pour sauver sa peau dans un tel milieu.
— Qu’est-ce qui les incite à adopter définitivement la position debout ?
— Certains individus possèdent, à cause d’une mutation génétique, un bassin plus large et moins haut qui les gêne pour rester à quatre pattes. Dans le nouveau milieu, ce « handicap » devient un avantage. Au fil des générations, il s’impose.
— C’est une hypothèse ?
— Bien sûr. Qui peut vraiment savoir ? Quand on observe les chimpanzés, on les voit se mettre debout dans trois types de situation : pour voir plus loin, pour se défendre ou attaquer – parce que cela leur libère les mains et leur permet de lancer des cailloux –, et enfin pour porter la nourriture et les petits. On peut imaginer qu’à l’époque nos ancêtres perdent leur toison pour faciliter leur transpiration à cause de la sécheresse et que, pour porter leur bébé, les mères aient besoin de les tenir (alors que, chez les singes, les petits se tiennent tout seuls, bien accrochés aux poils). On peut aussi penser que, debout dans leur paysage découvert, on offre moins de prise au soleil et l’on réduit la transpiration.
— Quelle qu’en soit la raison, on est donc certain qu’ils ont définitivement adopté cette position ?
— Oui. L’observation des empreintes internes des crânes fossiles nous donne les mêmes indications : les circonvolutions du cerveau sont moins marquées en haut que sur les côtés, ce qui est logique car si le corps est redressé, la partie haute du cerveau n’appuie plus sur l’os et y laisse donc moins d’empreintes.
— Et cet être qui se met alors debout va engendrer une nouvelle espèce…
— Plutôt un foisonnement de nouvelles espèces, qui ne sont pas tout à fait des hommes et dont les plus vieux fossiles datent de 7 millions d’années : les australopithèques, ou, si l’on préféré, les préhumains.
SCÈNE 2
Nos ancêtres s’organisent
Pas encore hommes, plus vraiment singes, mais debout sur leurs deux pattes de derrière, nos premiers ancêtres considèrent le monde de haut. Ils se disent des mots d’amour et mangent des escargots.
Des australopithèques à cloche-pied
— En Afrique orientale, il y a 8 millions d’années, les pré-humains sont déjà à l’oeuvre. Ils ont rompu avec le monde des grands singes. En quoi se distinguent-ils des espèces qui les ont précédés ?
— Ils sont debout et ils le restent. C’est une vraie révolution. Leur bassin, leurs membres supérieurs plus courts, leurs côtes et même leur crâne, posé différemment sur la colonne vertébrale… Toute la morphologie de leur squelette révèle une attitude de bipède. De plus, en Tanzanie, on a découvert leurs empreintes de pas, fossilisées dans une dalle volcanique : ce sont les traces d’un bipède de 3,5 millions d’années. Les chercheurs anglais qui les ont, relevées ont remarqué que celles-ci étaient croisées, comme si la marche était hésitante.
— Qu’en ont-ils conclu ?
— Qu’il s’agissait peut-être de deux australopithèques qui passaient à cloche-pied. Ou, ont ajouté des Français facétieux, que la consommation d’alcool était peut-être plus ancienne qu’on ne le croyait… La dalle était-elle glissante à l’époque ? On a heureusement trouvé plus tard, dans le même lieu, les traces de pas d’un adulte et d’un enfant qui étaient, elles, tout à fait régulières.
— L’honneur est sauf. Combien y a-t-il d’espèces d’australopithèques ?
— On a cru longtemps qu’il n’y en avait qu’une. En réalité, leur monde est bien plus compliqué : entre 8 millions d’années et 1 million d’années, l’Afrique connaît un véritable foisonnement d’espèces. Parmi elles, certains groupes vont évoluer pour donner les premiers hommes, mais les espèces ne cessent pas pour autant de développer leur descendance plus classique. Elles sont donc parfois contemporaines les unes des autres, et il n’est pas rare qu’un ancêtre de l’une soit en même temps son cousin.
— Parvient-on à s’y retrouver dans un tel foisonnement ?
— Oui, oui, bien sûr ! Tout débute naturellement par des especes archaïques qui se nomment motopithèque, ardipithèque… Elles ne vont pas au-delà de 4 millions d’années. Puis, les australopithèques proprement dits vont prendre le relais, de 4 millions à 1 million d’années. N’oublions pas que tout ce monde-là vit en Afrique de l’Est, grande province divisée en bassins, ce qui favorise la diversification des espèces. On trouve par exemple des australopithèques baptisés anamensis dans la région du lac Turkana, plus découverte, et surtout des afarensis dans le bassin de l’Afar, beaucoup plus boisé.
— Découvre-t-on toujours de nouvelles espèces ?
— Oui, mais la récolte est modeste, car les bassins de sédiments datant de 4 à 8 millions d’années, période essentielle pour comprendre l’apparition des hominidés, sont rares et peu volumineux. Nous disposons donc de peu de fossiles, mais même si nous ne savons pas très précisément comment ces espèces dérivent les unes des autres, ils nous permettent quand même de fixer les grandes filiations.
— À quoi ressemblent les pré-humains ?
— Les fossiles les plus étudiés sont, comme vous le savez, les ossements de Lucy, jeune femelle de 3 millions d’années, le squelette le plus complet, ou du moins le moins incomplet, que l’on ait découvert.
Le genou de Lucy
— Votre Lucy, puisque vous en êtes l’un des découvreurs. Est-ce vrai qu’elle doit son prénom aux Beatles ?
— C’est exact. Quand nous l’avons trouvée en 1974 dans l’Afar éthiopien, nous ecoutions souvent une cassette, parmi d’autres, qui comportait la chanson des Beatles Lucy in the sky with diamonds. Les Éthiopiens, eux, ont préféré la baptiser Birkinesh, c’est-à-dire « personne de valeur ».
— Elle en a, effectivement, non seulement à cause de sa notoriété, mais aussi par ce qu’elle nous a appris, n’est-ce pas ?
— Oui. Elle a été étudiée, morceau par morceau. De nombreuses thèses ont été consacrées à son bras, à son coude, à son omoplate, à son genou…
— À quoi ressemble-t-elle ?
— Elle ne mesure pas plus de un mètre de haut. Elle est légèrement voûtée, avec des membres supérieurs légèrement plus longs que les nôtres par rapport aux membres inférieurs, une petite tête, des mains capables de saisir des objets, mais aussi des branches. Elle est bipède, mais grimpe encore aux arbres.
— Elle marche donc, comme nous ?
— Pas exactement. En comparant différents types de marche – celles des hommes, des enfants, des chimpanzés actuels –, on en a déduit que celle-ci avait évolué au cours du temps : le pas de Lucy devait être plus court que le nôtre, rapide, un peu trotté, et peut-être ondulé… On a même reconstitué un accouchement, en étudiant la taille probable du foetus, selon la dimension de son bassin. Il semble que le mouvement des bébés de Lucy à la naissance, si elle en a eu, était très semblable à celui des nouveau-nés humains aujourd’hui, et non à celui des bébés singes.
— Que sait-on encore sur Lucy ?
— Malgré sa bipédie, elle grimpe quand même aux arbres, comme certaines de ses articulations le montrent : le coude et l’épaule présentent un ajustement plus solide que le nôtre, qui agit comme une sécurité quand elle passe d’une branche à l’autre, les phalanges sont un peu arrondies, le genou possède au contraire une grande amplitude de rotation, aptitudes typiques du grimpeur qui ajuste ses sauts dans l’espace. Elle vit en société ; comme tous les primates, elle est végétarienne : l’épaisseur de l’émail de ses dents indique qu’elle devait manger des fruits, mais aussi des tubercules. Et d’après leur usure, il semble qu’elle soit morte vers l’âge de 20 ans, probablement noyée, ou dévorée par un crocodile, puisqu’on l’a trouvée dans un milieu lacustre.
— Pauvre grand-mère.
— Ne vous attristez pas. Elle n’est probablement pas notre arrière-grand-mère, plutôt une branche dérivée, car ses caractéristiques physiques sont archaïques. À la même époque, les australopithèques anamensis ou africanus d’Afrique du Sud ont, eux, par exemple, un genou plus humain. Les espèces de pré-humains ont peut-être évolué simultanément. Et ce n’est pas parce que deux espèces ont des caractères comparables qu’elles appartiennent à une même filiation. Comparez les poissons et les mammiferes marins : ils se ressemblent, et pourtant ce sont des animaux totalement différents : les ancêtres des mammiferes marins sont des quadrupèdes terrestres, qui ont fini par retourner dans l’eau.
Libres de leurs mains
— On ne connaît donc pas notre vrai ancêtre australopithèque.
— Non. J’ai pour ma part une petite faiblesse pour l’anamensis. Il a l’âge qui convient, 4 millions d’années, et il possède des membres inférieurs et supérieurs de morphologie pratiquement moderne, ce qui lui donne une bipédie semblable à la nôtre, au contraire de Lucy qui conserve encore quelques caractères arboricoles. Puis apparaissent d’autres australopithèques, les robustes.
— Qu’ont-ils de plus que les autres ?
— Grâce à leurs membres inférieurs mieux calés, ils sont meilleurs marcheurs que leurs prédécesseurs. Leur cerveau reste modeste : environ 500 centimètres cubes, mais il est mieux irrigué. Leur denture s’est transformée et leur permet de bien mastiquer, voire de moudre, car, en raison de la diminution du nombre d’arbustes et, par suite, de leurs fruits, l’alimentation est devenue plus coriace, plus fibreuse. La récolte de fossiles effectuée dans la vallée de l’Omo en Éthiopie a en outre permis de découvrir, à côté des restes d’australopithèques de parfois plus de 3 millions d’années, une grande quantité de pierres taillées.
— Les australopithèques utilisent donc déjà l’outil ?
— Oui. On a encore beaucoup de difficultés à admettre cette idée, mais il semble bien qu’ils soient les premiers à le faire. Les traces relevées sur ces petites pierres montrent qu’elles servaient à l’épluchure de racines ou de tubercules, et non pas à la découpe de la viande ou à la raclure de l’os. Il est possible qu’elles aient été utilisées par des australopithèques de la famille de Lucy. Ce qui signifierait que les premiers outils ont été fabriqués par des êtres qui n’avaient pas encore l’entière liberté de leurs mains.
Le cerveau locataire
— André Leroi-Gourhan avait proposé un scénario séduisant : ayant découvert l’outil, le préhumain a eu besoin de libérer ses mains et il a adopté la station debout. Ce faisant, sa boîte crânienne a pu se développer, et le cerveau également.
— C’est tout à fait probable. Le poisson n’avait pas de problèmes pour soutenir sa tête puisqu’elle faisait corps avec le reste de la bête. Dès qu’il a commencé à développer des poumons et à se traîner sur le sol, le quadrupède terrestre, lui, a eu des problèmes pour retenir une tête de plus en plus indépendante. À plus forte raison quand il est devenu bipède. La station debout libère la tête et permet en même temps l’agrandissement de la boite crânienne, le cerveau n’a plus ensuite qu’à occuper la place disponible, en bon locataire.
— Et dès lors, il peut inaugurer de nouvelles aptitudes ?
— Oui. Il est possible également que le grossissement du cerveau entraine à son tour un raccourcissement de temps de grossesse : le cerveau des foetus devenant plus gros, il faut que l’accouchement soit plus précoce, ce qui permet la poursuite du développement cérébral après la naissance. Il semble bien que la position du bébé, qui se présente par la tête et non par le siège, résulte elle aussi de la position debout. Autre conséquence évidente : en se maintenant debout, l’australopithèque se sert davantage de ses mains et peut perfectionner ses outils.
— L’outil est pourtant utilisé par les singes…
— C’est vrai, il n’est pas spécifiquement humain, ni pré-humain. Les singes savent par exemple effeuiller des branches pour aller pêcher les termites, ou utiliser des cailloux pour casser des noix. Mais façonner un outil avec un autre est apparemment un stade supérieur qui n’est pas atteint par les singes.
— Les australopithèques de cette période communiquent-ils entre eux ?
— Il est probable qu’ils ont des tas de choses à se dire, mais ils le font par mimiques, signes ou sons modulés, car ils n’ont pas la possibilité mécanique de parler de manière articulée. Regardez les chimpanzés : on a longtemps essayé de leur faire prononcer quelques mots, jusqu’au moment où l’on a compris que le peu de profondeur de leur palais, l’emplacement de leur larynx les en empêchaient. Quand on a eu l’idée de leur apprendre le langage des sourds-muets, on s’est aperçu qu’ils pouvaient non seulement enregistrer plusieurs centaines de concepts, mais aussi les associer. Ce qui est sûr, c’est que l’usage du langage se généralisera vraiment avec cet autre individu qui apparaît vers 3 millions d’années, plus grand, plus droit, moins grimpeur que les pré-humains, doté d’un encéphale plus développé et plus vascularisé que le leur : l’homme.
Un individu opportuniste
— Les australopithèques vont-ils cohabiter avec lui ?
— Pendant au moins un million d’années, sinon deux ! Ils n’occupent pas les mêmes milieux, mais ils se croisent de temps en temps.
— Et évidemment, ils vont entrer en rivalité.
— Pourquoi ? Je sais combien on aime habiller le passé avec des images dramatiques. Regardez le nombre de représentations de la préhistoire où l’on voit nos pauvres ancêtres terrorisés, perdus dans un paysage agrémenté de volcans et d’incendies en arrière-plan, fuir devant une horrible bête sauvage ou devant de gros australopithèques armés de massues. Ou, inversement, nos premiers hommes, soudain très civilisés, se mettre à l’affût pour attaquer d’horribles monstres velus…
— La réalité ne correspond pas à ces clichés ?
— Je ne le pense pas. Il est vrai qu’avec leur cerveau les hommes peuvent élaborer des stratégies et des actions concertées contre les australopithèques pour les consommer. Des batailles peuvent se produire, mais elles ne sont jamais « rangées », elles sont certainement limitées et les deux populations cohabitent. Il suffit de voir aujourd’hui encore des Masaï, au creux de la Caldera du N’Gorongoro, passer au milieu de lions, de rhinocéros, de buffles, toutes bestioles pas spécialement tendres, pour comprendre que l’on peut vivre en paix attentive, c’est-à-dire en équilibre avec son milieu. Ce qui n’empêche pas que l’un d’eux se fasse dévorer de temps en temps… Disons que, parfois, un humain chasse et mange un enfant australopithèque, ce n’est pas mauvais et c’est plus tendre qu’un adulte.
— Allons donc ! C’est sérieux ?
— Tout à fait. Les petits humains sont omnivores. Tout « gibier » qui passe à leur portée est bon à prendre. Cela dit, on ne peut pas expliquer la disparition des australopithèques par une extermination massive.
— Alors par quoi ?
— Par les mécanismes classiques de la sélection naturelle. Vers 1 million d’années, dans un milieu qui continue à devenir de plus en plus sec et un peu plus frais, l’australopithèque devient de moins en moins adapté. Et de plus en plus vulnérable.
— Il entre en compétition avec les hommes.
— Oui, mais cela n’implique pas de violence. Les huîtres plates ont disparu sous la pression des huîtres dites portugaises. Et que l’on sache, il n’y a pas eu de bagarres entre elles ! La portugaise s’est tout simplement adaptée à merveille au milieu des plates et elle a proliféré.
— Les australopithèques sont trop proches des hommes, en quelque sorte.
— Oui. Et contrairement aux hommes, ils ne peuvent pas, eux, dépasser leur « niche » écologique et demeurent très inféodés à leur milieu. Alors, leurs espèces deviennent moins fécondes et, au bout de quelques centaines de milliers d’années, elles finiront par disparaître. L’homme s’impose : il est plus grand, il se tient plus droit, il a une alimentation omnivore, il mange de la viande, il est très opportuniste et il est de mieux en mieux outillé.
La foule des Homo
— Il y a 3 millions d’années, il y a donc en même temps dans le paysage des pré-humains archaïques qui trottinent, des australopithèques plus solides qui marchent sur leurs pattes arrière et les tout premiers représentants du genre humain, qui commencent à chasser. Cela fait du monde !
— Oui, deux univers se « rejoignent » : celui des pré-humains qui va s’éteindre et celui des humains, qui vient de naître. On avait pris l’habitude de classer ces derniers en trois formes : habilis, erectus, sapiens. Mais récemment, on en a découvert d’autres, tels Homo rudolfensis et Homo ergaster.
— Pourquoi tant d’espèces ?
— C’est sans doute le résultat du foisonnement des espèces d’australopithèques qui furent leurs ancêtres. Il est très difficile d’établir un lien entre toutes ces populations, et il n’est pas certain qu’il s’agisse véritablement d’espèces. Les Homo évoluent d’une manière si régulière que, pour moi, habilis, erectus, sapiens ne sont que des stades d’une même espèce.
— Il faudrait donc parler tout simplement de l’homme au singulier ?
— Oui, il s’agit du genre humain.
— Qu’est-ce qui le caractérise ?
— Ses pieds ! C’est l’une des dernières acquisitions de l’humanité : un pied tout à fait particulier, spécifique à l’homme, qui s’impose à cause de la bipédie, avec des orteils parallèles. Il possède aussi des membres supérieurs moins solides que ceux de ses ancêtres et, au contraire, des membres inférieurs plus stables, car il monte moins souvent aux arbres. Il a une mâchoire plus ronde, avec des canines et des incisives plus développées, relativement à des molaires moins grosses que celles des australopithèques, en raison de son alimentation omnivore ; et, bien sûr, un cerveau beaucoup plus gros, doté de circonvolutions complexes.
— Il est poilu ?
— Il ne l’est sans doute plus.
— Noir ?
— Comment savoir ? Probablement coloré, puisqu’il vit dans un pays découvert où l’ensoleillement est très important. Vers 2,5 millions d’années, on le sait par les études de faune et de flore, il se produit en tout cas une crise climatique très importante : un grand coup de sécheresse.
— Quelque chose de comparable à la séparation du Rift qui a créé les australopithèques ?
— Oui, et cela va provoquer d’immenses bouleversements. La faune et la flore se modifient. Les arbres disparaissent au profit des graminées, nombre d’espèces animales s’éteignent. Les gros australopithèques, qui possèdent un petit cerveau, mais un gros corps et une mâchoire puissante, vont se rabattre sur les végétaux fibreux et coriaces, tubercules et fruits à coque dure. Les hommes, eux, avec leur cerveau plus développé et leurs molaires étroites et longues, trouvent une alimentation d’omnivore, on pourrait dire mixte, végétaux et viande. Gros australopithèques et hommes sont d’ailleurs sans doute eux-mêmes des produits de la sélection suscitée par cette crise climatique.
La sécheresse de l’amour
— Que mangent-ils, nos omnivores ?
— Aussi bien des grenouilles, des fruits, des graines et des tubercules que des éléphants ! Les os des repas qu’ils nous ont laissés montrent que leurs menus sont très variés. Grâce à leur dentition solide, ils peuvent casser des graines et des fruits à coque dure. Et comme le montrent certains crânes d’animaux qui portent des traces de pierres jetées, ce sont déjà des chasseurs avérés : ils prennent aussi bien des gazelles que des caméléons, des hippopotames que des escargots. Ceux qui raillent les habitudes alimentaires des Français devraient savoir que leurs ancêtres étaient déjà des mangeurs de grenouilles et d’escargots ! L’homme est vraiment un individu qui mange de tout. Il est très opportuniste, je vous le disais.
— Belle mentalité…
— Il apporte quand même son gibier dans certains lieux particuliers, ce qui indique qu’il le rapporte à ses semblables. C’est un événement. Les grands singes mangent eux-mêmes leurs proies ou se les volent. Pour la première fois, cet individu-là partage, il participe donc à une forme d’organisation sociale. Vers 2 millions d’années, il s’essaie aussi à des abris primitifs, des protections circulaires ou en croissant dont on a découvert quelques vestiges.
— Communique-t-il ?
— L’adaptation à la sécheresse s’est traduite chez lui par une modification des voies respiratoires, et donc par la descente du larynx. L’homme est le seul vertébré à posséder un larynx en position basse. Cela permet, avec l’établissement de cordes vocales, l’installation d’une sorte de caisse de résonance entre celles-ci et la bouche, combinée à l’approfondissement et à la réduction de l’os mandibulaire derrière les incisives, qui offrent une plus grande mobilité de la langue. S’il n’est pas encore articulé comme le nôtre, le langage devient quand même alors beaucoup plus élaboré. Certaines études de crâne révèlent en outre la présence, chez les premiers hommes, d’une région cérébrale frontale qui correspond aujourd’hui à l’aire principale du langage dite de Broca. L’évolution du vocabulaire, de la grammaire, de la syntaxe a dû suivre assez rapidement.
— Et tout cela à cause du climat ?
— L’évolution est en effet événementielle, et l’événement est souvent environnemental. Il est de toute façon difficile d’imaginer que le larynx soit descendu rien que pour permettre à l’homme de parler !
— En fait, selon vous, non seulement le corps de l’homme, mais aussi son langage, sa culture résulteraient de la sécheresse !
— C’est en tout cas une bonne explication.
— Et l’amour ?
— Vous allez dire que j’exagère mais pour moi l’amour est aussi le fruit de la sécheresse. Celle-ci a logiquement rapproché les êtres. En induisant une grossesse plus courte dans un milieu beaucoup plus exposé, elle a forcé la mère et l’enfant à rester plus longtemps ensemble. Ce qui, l’apparition de la conscience aidant, a fait naître l’émotion. Et peut-être, à la même époque, l’homme, le père, a-t-il dû, lui aussi, se rapprocher de ce couple mère-enfant, au moins le temps d’une saison sexuelle. Les sentiments entre l’homme et la femme sont peut-être nés en même temps. Edgar Morin m’a dit un jour à ce sujet : « Freud voulait faire disparaître le père, et vous, les préhistoriens, vous le faites réapparaître pour expliquer l’épanouissement de l’humanité. » C’est un peu vrai.
SCÈNE 3
La conquête humaine
Le vieux monde meurt, un nouveau nait, dominé par un bipède opportuniste qui conquiert la planète. Il invente l’art, l’amour, la guerre et s’interroge sur ses origines.
L’esprit de colline
— Les premiers représentants du genre humain sont déjà bavards et amoureux. Très vite, ils vont entreprendre la colonisation du monde. Parce qu’ils sont curieux de nature ?
— Pourquoi attendraient-ils des centaines de milliers d’années dans leur berceau sans bouger ? Quand on monte sur une colline pour voir ce qu’il y a de l’autre côté, et que l’on découvre, à l’horizon, une autre colline, on a évidemment envie d’y grimper… Et puis, notre homme est doté d’une certaine intelligence ; il doit chasser pour se nourrir, ce qui l’incite à voyager. Il a de quoi s’imposer : il doit être assez impressionnant quand il se met à lancer des pierres.
— Nos premiers hommes vivent en famille ?
— En petits groupes de vingt à trente personnes, sans doute. On a observé des mouvements comparables chez les chasseurs inuits du Groenland. Quand la population augmente elle finit par atteindre un seuil au delà duquel elle est trop importante, et alors par essaimer, pour des raisons de survie un petit groupe se détache et part chercher la nourriture ailleurs, en s’installant à quelques dizaines de kilomètres de là. À l’époque de nos premiers hommes, la démographie va croître rapidement.
— Comment peut-on savoir cela ?
— Dans un environnement donné, il y a une relation entre le nombre d’herbivores, de carnivores et d’omnivores. En calculant la proportion des fossiles d’hommes retrouvés dans un gisement de la même période, lorsque les chiffres sont suffisamment importants pour que la statistique soit significative, on peut estimer leur population : cela donne environ 1 homme pour 10 kilomètres carrés. Ce qui correspond par exemple à la densité du peuplement aborigène dans certaines régions d’Australie.
— Par petits essaimages, les premiers hommes commencent donc à coloniser la planète.
— Oui. Un déplacement de 50 kilomètres seulement par génération, par exemple, ce qui n’est pas énorme, suffit à les conduire de leur région est-africaine d’origine jusqu’à l’Europe en à peine 15 000 ans, c’est-à-dire presque instantanément au regard de notre histoire : 15 000 ans, ce n’est même pas la marge d’erreur de nos datations. En partant du berceau africain, ils vont progresser ainsi jusqu’en Extrême Occident et en Extrême-Orient, où l’on retrouve des pierres taillées ou des fossiles de plus de 2 millions d’années.
Des silex laborieux
— Il s’agit toujours des mêmes hommes ?
— Il s’agit d’un des Premiers hommes d’abord, Homo habilis Ou Homo rudolfensis, puis d’un dés hommes suivants, Homo ergaster ou Homo erectus. Mais comme nous disposons de fossiles intermédiaires, il semble qu’après une explosion de formes est-africaines le conquérant du monde ne soit qu’une seule et même espèce d’homme à laquelle on donne des noms de stades-évolutifs (des grades) successifs : habilis, erectus, sapiens…
— Qu’est-ce qui caractérise l’Homo erectus ?
— Il possède un cerveau plus gros (900 centimètres cubes) que celui de son prédécesseur, il est plus raffiné dans la manière de se comporter, d’occuper le terrain, de fabriquer ses outils. Il passe de la simple taille – caillou contre caillou – à la méthode du percuteur tendre : tape avec un morceau de bois ou de corne sur son caillou, ce qui lui permet de mieux contrôler l’éclatement de la pierre et de faire des outils plus fins.
— Un million d’années à frapper sur des silex ! Il faut tant de temps pour trouver la bonne arête !
— Oui. Le progrès humain est lent. Pour Leroi-Gourhan, la préhistoire pouvait se lire dans l’étude des arêtes dont vous parlez. En comparant des quantités égales de silex taillés de chaque grande époque, il avait noté combien les longueurs des tranchants augmentaient lentement : 10 centimètres de partie coupante pour un kilo de premiers galets aménagés (3 millions d’années), 40 centimètres pour les premiers bifaces, et plus tard, 2 mètres pour les outils de Néandertal (50 000 ans), 20 mètres pour ceux de Cro-Magnon (20 000 ans). Plus on avance dans le temps, plus la taille se perfectionné.
— De quelle manière ?
— Un certain type de taille baptisé « technique Levallois » par exemple, exige d’appliquer une douzaine de coups précis avant d’obtenir l’éclat que l’on cherche, ce qui suppose déjà l’élaboration d’une stratégie et une bonne capacité d’abstraction. Un préhistorien comparait cette technique à la fabrication d’une cocotte en papier : on plie la feuille de papier une fois, deux fois, quatorze fois et l’on peut actionner la queue de la cocotte. Mais cela exige un vrai savoir-faire.
La pagaille au foyer
— Malgré tout, on peut quand même dire que les aptitudes ont été lentes à suivre, malgré le développement du cerveau.
— Oui. Le pauvre Homo erectus a traciné son biface pendant des centaines de milliers d’années. Les outils sur éclats, sur lames, les métaux, le nucléaire seront inventés en un éclair comparés à cela ! En étudiant des gisements en Afrique de l’Est, on observe un tournant vers 100 000 ans. À partir de ce moment-là, il semble que les changements culturels prennent le pas sur les modifications anatomiques. L’évolution trouve de nouvelles réponses aux sollicitations du milieu. L’acquis l’emporte.
— Est-ce que cela s’accompagne d’un changement dans l’organisation sociale des humains ?
— Lorsque l’on regarde les traces d’un lieu occupé par Homo habilis, on découvre une vraie pagaille : tout est mêlé, les restes de nourriture, ceux de la taille, ceux du découpage de la viande. Tout devait se faire au même endroit. Lorsque l’on progresse dans le temps, on relève chez les erectus une spécialisation des aires de campement : il y a un endroit où l’on dort, un endroit où l’on mange, un endroit où l’on taille. Ce qui indique effectivement une forme d’organisation des tâches. Plus tard, ces lieux seront complètement séparés, parfois de plusieurs centaines de mètres. Et l’on trouvera un foyer.
— C’est erectus qui invente le feu ?
— Oui, vers 500 000 ans. Le feu aurait pu être maîtrisé bien avant cela. Mais la société n’y était pas prête. Ce n’est pas un hasard si la maîtrise du feu intervient en même temps que l’invention du percuteur tendre et celle de l’éclat Levallois. Peut-être y a-t-il eu quelques petits génies qui ont trouvé des manières bien plus astucieuses de tailler la pierre, mais toutes les sociétés dédaignent leurs inventeurs si elles ne sont pas prêtes à les comprendre : il faut attendre que l’ensemble de la collectivité atteigne une maturité suffisante pour que l’idée puisse être mise en pratique et généralisée.
L’homme à la visière
— Et à ce même moment, l’Homo erectus disparaît pour laisser la place à l'Homo sapiens, l’homme moderne.
— Oui. L’un dérive de l’autre, doucement, par un long processus évolutif. La transformation est graduelle, elle se produit partout de manière homogène, en Asie, en Afrique. À une exception près : notre fameux Neandertal, en Europe.
— Celui qui a effarouché les premiers chercheurs. D’où vient-il, celui-là ?
— Il descendrait, lui, d’un Homo habilis qui a peuplé l’Europe très tôt, vers 2,5 millions d’années. À cause de glaciations successives, ce continent est devenu une sorte d’île fermée par les Alpes et par les régions du Nord couvertes de glace. Les premiers habilis s’y sont trouvés isolés, au sens propre du mot, et ils n’ont pas évolué comme leurs semblables des autres continents.
— Pourquoi ?
— On sait que, dans une île, la faune ou la flore se démarquent, avec le temps, de celles du continent voisin : elle subit une dérive génétique. Plus l’île est ancienne, et plus sa faune ou sa flore se diversifient et se distinguent des faunes ou des flores continentales. Si l’on enfermait un groupe d’hommes et de femmes sur une autre planète, leur population deviendrait de la même manière peu à peu différente de la nôtre. Eh bien ! Neandertal est ainsi né d’une dérive génétique similaire. Il possède une visière sous-orbitaire, pas de front, pas de menton, une face boursouflée.
— Cela ne va pas lui réussir…
— Il vit quand même en Europe de 2 500 000 ans, ou presque, à 35 000 ans, et parvient à cohabiter un moment avec un autre sapiens, Cro-Magnon, ainsi baptisé parce que l’on a trouvé ses restes à Cro-Magnon, en France. Ce dernier a évolué de son côté, en Asie et en Afrique, avant d’arriver en Europe tardivement, vers 40 000 ans.
La première cohabitation
— Comment se passe la cohabitation ? On n’ose pas imaginer que les deux populations se livrent bataille.
— On a longtemps opposé ces deux types d’hommes : le premier aurait été barbare, le second civilisé. En fait, ils sont très proches. Ils occupent les mêmes sites l’un après l’autre. Ils ont un outillage comparable, un mode de vie comparable. Neandertal est adroit, créatif ; il possède un langage élaboré ; il enterre ses morts ; il ramasse des objets pour le plaisir : on a trouvé des collections de fossiles et de minéraux dans des habitations de Néandertaliens de 80 000 ans. Il prend également très bien le virage technologique du paléolithique supérieur : les industries lamellaires de Charente-Maritime ou de l’Yonne en France, que l’on attribuait à Cro-Magnon, sont en réalité les siennes.
— Les deux populations se sont-elles alors mélangées ?
— On ne le sait pas. On n’a pas trouvé de fossiles qui posséderaient à la fois les traits des deux formes. C’est la raison pour laquelle certains chercheurs pensent toujours avoir affaire à deux espèces différentes…
— Mais Neandertal a fini par disparaître. Pourquoi ? On ne peut s’empêcher de se demander si Cro-Magnon ne l’a pas extertniné.
— On connaît une grotte du sud-ouest de la France dans laquelle on relève un niveau Neandertal, puis Cro-Magnon, puis de nouveau Neandertal, et encore Cro-Magnon, comme s’il y avait eu des occupations successives, saisonnières ou agressives. Y a-t-il eu bataille ? Je pense plutôt que Neandertal disparaît en douceur. Cro-Magnon est mieux équipé culturellement et biologiquement que lui. S’il y a eu compétition, peut-être n’est-elle pas violente ? En tout cas, elle aboutit à la prévalence de l’un des deux.
L’art et la manière
— Cro-Magnon, c’est vous ? c’est moi ?
— Oui. C’est l’homme moderne. Il possède un squelette gracile, un cerveau développé, qui lui permet de développer encore un peu plus sa pensée symbolique. Il va finir de coloniser la planète : il pousse de tous les côtés, il envahit l’Amérique en passant par le détroit de Béring qui était émergé, 100 000 ans avant Christophe Colomb. Et se rend même en Australie, sur des radeaux, dès 60 000 ans au moins.
— Et il s’installe durablement en Europe.
— C’est cette population particulière de Cro-Magnon, en Europe, qui va faire en effet ce qu’elle n’avait pas fait en Asie et en Afrique : à partir de 40 000 ans, elle projette son imaginaire en dessinant sur des objets et des parois.
— Les plus anciennes grottes ornées que l’on connaisse aujourd’hui ont quelque 40 000 ans. Peut-on y voir les origines de l’art ?
— Non, la naissance de l’art s’est faite progressivement. Il existe en réalité une vraie continuité de la culture, de Neandertal à Cro-Magnon, alors qu’il y a une discontinuité anatomique. Les hommes de Neandertal manifestent une très grande curiosité. Ils récoltent des minéraux, percent coquilles et dents pour en faire des colliers, inventent des instruments de musique, sifflets, petites flûtes, en utilisant des ossements. L’utilisation de l’ocre remonte, par exemple, encore plus loin, à plusieurs centaines de milliers d’années.
— Enterrer ses semblables, peindre, faire des actes gratuits, se livrer à des rituels, c’est découvrir la notion du temps, c’est s’inscrire dans un univers ?
— Oui. La conscience et sa conséquence, la pensée symbolique, se sont élaborées lentement, au fil des générations. Mais ce qui est neuf depuis 100 000 ans, c’est la capacité de l’homme d’imaginer un autre monde, au point d’en préparer le voyage, ce sont les rites et, à partir de 40 000 ans, l’art qui l’accompagne. Seuls certains individus ont d’ailleurs droit à cette sépulture, ce qui indique une sélection sociale.
Le relais de la culture
— Et puis viennent le bronze, le fer, l’écriture, l’histoire telle que nous l’appréhendons aujourd’hui. Et la guerre… C’est bien l’homme moderne qui l’a inventée ?
— Oui, mais elle est récente. Les premiers chamiers que l’on a mis au jour datent de l’âge des métaux, il y a quatre mille ans. Comme si la découverte de l’agriculture et de l’élevage, puis du cuivre, de l’étain, du fer, entraînait le désir de propriété, donc la nécessité de défendre son patrimoine. Il est vrai que la fabrication du métal passait par la possession de gisements. Ce qui a donné une richesse inattendue à certaines populations qui en ont usé.
— En épanouissant la culture, l’homme maîtrise sa nature. Son corps va-t-il encore évoluer, des premiers Cro-Magnon jusqu’à nous ?
— Très légèrement. Son squelette devient plus gracile, sa musculature aussi ; ses dents se réduisent, leur nombre également. Quant au temps de gestation, il se raccourcit. La mère et l’enfant se rapprochent l’un de l’autre, le temps d’apprentissage s’allonge. Et la population va rapidement augmenter : 150 000 humains il y a 3 millions d’années dans un petit coin de l’Afrique, quelques millions sur la planète il y a 2 millions d’années, 10 à 20 millions il y a 10 000 ans… Puis 1 milliard il y a 200 ans, et 6 milliards aujourd’hui.
— L’espèce humaine ensuite se diversifie. Est-ce que le concept de race a un sens pour vous ?
— Non. En terminologie botanique ou zoologique, une race est une sous-espèce. C’est abusif dans le cas de l’homme : nous sommes tous sapiens sapiens. Certes, il existe bien des populations au sein desquelles les individus sont plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont de ceux d’une autre population, mais il n’y a pas de races humaines. Le mélange est tel qu’au niveau des tissus, de la cellule, de la molécule, ces distinctions n’ont aucun sens.
Eve et la pomme
— Qu’est-ce qui reste mystérieux dans ce scénario des origines de l’homme que nous venons de parcourir ?
— Le grand mystère, c’est la manière dont procède l’évolution. Dans un milieu qui change, les animaux et les hommes sont capables de se transformer pour s’adapter à de nouvelles conditions climatiques, comme s’il y avait, à chaque fois, l’échantillon de mutations adéquat pour que le bon choix puisse se faire. L’évolution procède certainement par la sélection naturelle. Mais suffit-elle pour expliquer une si merveilleuse adaptation des êtres vivants aux changements de leur environnement ? Celui-ci induit-il plus directement des changements génétiques ? On le comprendra peut-être dans quelque temps…
— Diriez-vous que notre histoire a un sens, une logique ?
— Je ne peux que le constater : les êtres vivants d’aujourd’hui sont plus complexes que ceux qui vivaient il y a un milliard d’années. Et pour ma part, je ne crois ni à la contingence, ni au hasard, qui ne semblent apparaître que lorsque l’on étudie une très courte période.
— Cela voudrait-il dire qu’il faudrait concilier la conception scientifique de nos origines avec celle des religions par exemple ?
— Ce n’est pas incompatible. La science, finalement, ne fait qu’observer. Elle ne peut être dogmatique. Elle sait bien que la réalité est toujours plus complexe.
— Où situeriez-vous Adam et Eve dans votre histoire ?
— Pour moi, ils seraient des Homo habilis, vivant dans la belle savane parfumée de l’Afrique de l’Est, il y a trois millions d’années, près de cette faille. Cette région-là devait être une sorte de paradis terrestre quand l’homme a commencé à chasser et à parler.
— Avec des serpents et des pommes ?
— Des pommes de doum, oui, qui sont des fruits de palmiers. Quant aux serpents, ils ne manquent pas… Mais n’essayons pas de faire coller l’Écriture à la science, cela n’aurait pas de sens.
La mort dans l’âme
— Qu’est-ce qui, pour vous, fonde la spécificité humaine ?
— C’est davantage une question de degré que de nature. Quand on observe les chimpanzés, on est frappé par leurs ressemblances avec nous, par certains comportements : des mâles, par exemple, dansent devant les femelles quand tombe la première pluie. Lévi-Strauss a construit sa perception des sociétés humaines sur le tabou de l’inceste entre la mère et l’enfant. Eh bien ! l’on observe aussi cet interdit chez les chimpanzés.
— Comment définir l’humain alors ? Par la conscience ? Par l’amour ?
— Par l’émotion, sûrement. Mais surtout par la conscience de la mort, qui se situe à un degré de réflexion supérieur. Réaliser que chacun est unique et qu’il ne peut être remplacé, que la disparition d’un être est un drame sans retour, ce serait pour moi l’essentiel de la définition de la conscience réfléchie. Cela englobe évidemment la conscience de soi, des autres, du milieu, du temps également.
— Quelle serait, pour vous, la morale de cette longue histoire ?
— Ce que ce dernier acte nous enseigne, c’est d’abord que nous possédons une origine unique : nous sommes tous des Africains d’origine, nés il y a trois millions d’années, et cela devrait nous inciter à la fraternité. Il faut aussi rappeler que l’homme est sorti du monde animal lentement, après une longue lutte contre la nature, en imposant sa culture contre le déterminisme inné. Nous sommes aujourd’hui merveilleusement libres – nous jouons avec nos gènes, nous faisons des bébés en éprouvettes, mais nous sommes aussi très vulnérables. Si l’un de nos petits grandissait à l’écart de la société, il serait démuni, il n’arriverait même pas à marcher sur ses pattes de derrière, il n’apprendrait rien. Il a fallu toute l’évolution de l’univers, de la vie et de l’homme pour acquérir cette liberté fragile qui nous donne aujourd’hui notre dignité et notre responsabilité. Et si nous nous interrogeons maintenant sur nos origines cosmiques, animales et humaines, c’est pour mieux nous en dégager.