ACTE 2
La vie

SCÈNE 1
La soupe primitive

Pas trop près ni trop loin d’un astre opportun, la Terre s’isole derrière son voile et prend le relais des étoiles pour faire évoluer la matière.

 

La vie née de la matière

— L’idée d’une continuité entre l’évolution de l’univers et celle de la vie est récente. Pendant des siècles, on a séparé rigoureusement la matière et le vivant, comme s’il s’agissait de deux mondes différents.

— Joël de Rosnay : La vie est capable de se reproduire, d’utiliser l’énergie, d’évoluer, de mourir… La matière, elle, est inerte, immobile, incapable de se reproduire. En regardant, d’un côté, le monde vivant et, de l’autre, le monde minéral, on ne pouvait s’empêcher de les considérer comme opposés. Mais jadis, on ne savait pas que les molécules étaient faites d’atomes, ni que les cellules étaient faites de molécules. Alors, on expliquait que la vie était apparue sur Terre par la volonté des dieux ou par un hasard extraordinaire. C’était en fait une manière de cacher son ignorance.

— Pas de hasard donc, dans ce deuxième acte ?

— Récemment encore, certains scientifiques parlaient d’un « hasard créateur » : selon eux, dans la Terre primitive, certaines substances chimiques se seraient combinées accidentellement pour donner les premiers organismes, ce qui en ferait un événement uniquement terrestre. Aujourd’hui, cette hypothèse n’est plus de mise.

— Et l’on peut affirmer sans réserve que la vie est née de la matière ?

— Depuis quelques années, de nombreuses découvertes et expériences ont confirmé cette grande idée émise dans les années 1950 : la vie résulte de cette longue évolution de la matière, qui, depuis les premiers assemblages du Big Bang, se poursuit, sur Terre, avec les molécules primitives, les premières cellules, les végétaux, les animaux. Ce cheminement du vivant, qui a duré des centaines de millions d’années, est donc bien une étape de la même histoire, celle de la complexité. Après la naissance de la Terre, les molécules vont s’organiser en macromolécules, celles-ci en cellules, les cellules en organismes. La vie résulte de l’interaction et de l’interdépendance de ces nouveaux constituants.

 

La nécessité, sans le hasard

— Pourrait-on dire alors, comme le suggère Hubert Reeves, que l’apparition de la vie était tout à fait probable ?

— Jacques Monod parlait de « nécessité » : dans des conditions données, les lois qui organisent la matière engendrent nécessairement des systèmes de plus en plus complexes. On peut considérer que, si on la compare à un caillou, l’apparition d’un organisme vivant est effectivement improbable. Mais elle ne l’est pas si on la considère dans la durée, dans le fil de notre histoire.

— Ce qui suggère que la scène que nous allons décrire a pu se dérouler ailleurs, dans l’univers.

— C’est juste. Imaginons une planète située à une distance d’un astre appropriée pour produire de la vie. Imaginons qu’elle est assez grosse pour retenir une atmosphère dense, composée d’hydrogène, de méthane, d’ammoniac, de vapeur d’eau et de gaz carbonique. Imaginons que le refroidissement de cette planète provoque un dégazage interne et une condensation qui produit de l’eau liquide. Imaginons encore que les synthèses chimiques qui se jouent dans son atmosphère contribuent à accumuler dans cette eau des molécules qui soient protégées des ultraviolets. Toutes ces conditions ne sont pas exceptionnelles et peuvent être réunies dans de nombreuses régions de l’univers. Eh bien ! il y a, dans ce cas, une forte probabilité d’apparition de systèmes vivants. C’est la raison pour laquelle de nombreux scientifiques, tel Hubert Reeves, pensent que la vie a pu apparaître ailleurs, dans notre galaxie ou dans une autre.

— La nécessité, sans le hasard.

— Oui. Toute planète qui possède de l’eau et se trouve à une distance optimale d’une étoile chaude a la possibilité d’accumuler des molécules complexes et des petits globules qui échangeront des substances chimiques avec leur milieu. De nécessité en nécessité, l’évolution chimique aboutit à des êtres vivants rudimentaires.

 

Recette pour faire une souris

— La vie qui surgit de la matière, c’est un peu ce que l’on disait autrefois en parlant de génération spontanée. Nos ancêtres n’avaient donc pas complètement tort…

— C’est vrai. Mais ils pensaient que la vie naissait, comme ça, spontanément, de la matière en décomposition. Que les vers surgissaient de la boue, et les mouches de la viande avariée. Au xviie siècle, un célèbre médecin a même donné la recette pour faire des souris : vous prenez des grains de blé et une chemise sale, bien imprégnée de sueur humaine, vous placez le tout dans une caisse, et vous attendez vingt et un jours. Simple non ? Et puis, grâce aux tout premiers microscopes, on découvrit l’existence d’organismes très petits, des levures, des bactéries qui prolifèrent dans les substances en décomposition. Alors on a affirmé que la vie naissait en permanence de la matière sous une forme microscopique.

— Ce n’était pas complètement stupide.

— L’idée de base était juste, mais le raisonnement était faux : la vie ne naît pas spontanément, elle a demandé beaucoup de temps pour apparaître. En 1862, Pasteur montre que des germes microbiens sont présents partout dans l’environnement, non seulement dans l’air, mais aussi sur nos mains, sur les objets. Les minuscules organismes que l’on observe dans les bouillons de culture résultent donc d’une contamination. Pasteur a concocté un bouillon de betteraves, de légumes, de viande ; il l’a enfermé dans un ballon avec un très long col en forme de cygne pour l’isoler de l’air extérieur, il a fait bouillir cette soupe pour la stériliser. Aucune vie n’est jamais apparue dans sa cornue.

— CQFD : la vie ne peut surgir spontanément.

— Oui. Mais ce faisant, il a renvoyé le problème de l’origine dans les limbes, où il restera encore longtemps. Car, à cause de lui, on en a conclu que la vie ne pouvait pas naître de la matière inerte, qu’elle ne pouvait venir que… de la vie. Comment alors expliquer sa toute première apparition ? Il ne restait que trois solutions : une intervention divine, mais ce n’était plus de la science ; le hasard, qui s’apparente à un miracle, hypothèse difficile à admettre ; ou alors une origine extraterrestre : des germes de vie auraient été apportés par des météorites, ce qui ne réglait en rien la question.

 

L’intuition de Darwin

— On s’est quand même résigné à établir un pont entre la matière et la vie.

— Oui. Il fallait dépasser le blocage introduit par Pasteur et comprendre que l’inerte a engendré le vivant non pas « spontanément » mais graduellement, pendant des milliards d’années. C’est Darwin qui a proposé cette notion fondamentale : la durée.

— Mais il parlait de l’évolution des espèces animales.

— Pas seulement. Darwin a certes découvert le principe de l’évolution des espèces vivantes : de la première cellule jusqu’à l’homme, les animaux descendent les uns des autres en se modifiant au fil du temps par des variations successives et par une sélection naturelle. Mais, on l’oublie trop souvent, il suggérait aussi qu’avant même l’apparition de la vie et la naissance des premières cellules, la Terre primitive devait avoir connu une évolution des molécules.

— Une belle intuition !

— Oui. Il avait même compris pourquoi il était difficile de prouver cette affirmation et de l’observer dans la nature : s’il existait aujourd’hui dans une petite mare des molécules susceptibles d’évoluer, expliquait-il, elles échoueraient, parce que les espèces vivantes actuelles les détruiraient. C’est un jugement très précurseur : une fois apparue, la vie a en effet tout envahi, elle a mangé ses propres racines et empêché que d’autres types d’évolution puissent se poursuivre simultanément.

 

La poule et l’oeuf

— Comment alors peut-on prouver que la vie « descend » bien de la matière ?

— En retraçant cette évolution en laboratoire. Nous connaissons maintenant presque toutes les étapes qui ont mené des molécules de la Terre primitive aux premiers êtres vivants, et nous pouvons partiellement les reproduire dans nos tubes à essai. À la fin du XIXe siècle, un chercheur avait déjà créé un choc en réussissant à fabriquer l’urée, un composé de la vie, assemblage de carbone, d’hydrogène et d’azote. Mais cela n’avait pas suffi pour tuer le vieux préjugé selon lequel la vie ne pouvait naître que de la vie.

— C’est l’histoire de la poule et de l’oeuf.

— Exactement. Ce cercle vicieux a été cassé par deux chercheurs, le biochimiste soviétique Alexandr Oparine et l’Anglais John Haldane. Les conditions de la Terre primitive, ont-ils avancé, étaient très différentes de celles d’aujourd’hui ; l’atmosphère ne contenait ni azote ni oxygène, mais un mélange inhospitalier d’hydrogène, de méthane, d’ammoniac, de vapeur d’eau, propice à l’apparition des molécules complexes. Dans les années 1950, le Français Teilhard de Chardin, précurseur lui aussi, reprend l’idée esquissée par Darwin d’une évolution de la matière, et parle d’une « pré-vie », étape intermédiaire entre l’inerte et le vivant qui aurait pu se produire à l’époque de la Terre primitive.

— Il restait encore à le prouver.

— Ce qui fut fait en 1952 par Stanley Miller, un jeune chimiste de 25 ans. Pourquoi ne pas reconstituer en laboratoire ces conditions d’avant la vie ? s’est-il dit. Il a alors tenté une expérience en cachette, pour ne pas s’exposer aux railleries de ses collègues. Dans un ballon, il a mis les gaz de la Terre primitive, du méthane, de l’ammoniac, de l’hydrogène, de la vapeur d’eau, plus un peu de gaz carbonique. Il a simulé l’océan en remplissant le ballon d’eau, chauffé le tout pour donner de l’énergie et provoqué des étincelles en guise d’éclairs pendant une bonne semaine. Une substance rouge orangé est alors apparue au fond de son ballon ; elle comportait des acides aminés, ces molécules qui sont les composants de la vie ! Personne n’avait osé imaginer qu’elles puissent se fabriquer à partir d’éléments aussi simples. Ce fut la stupeur dans le monde scientifique. On venait de jeter le premier pont entre la matière et le vivant.

 

La planète des pâquerettes

— Il a donc fallu du temps pour que l’on admette cette continuité de l’univers à la vie. Encore fallait-il ensuite en retracer les grandes étapes.

— Trois sciences ont tenté de le faire : la chimie, en simulant en laboratoire les principales transformations ; l’astrophysique en recherchant dans l’univers des traces de la chimie organique ; la géologie en cherchant les fossiles de la vie sur Terre. Tout cela a permis d’imposer l’idée que les premiers composés du vivant résultent de la combinaison de certaines molécules simples qui se trouvaient sur la Terre lors de sa formation, il y a 4,5 milliards d’années.

— Le cocktail chimique de la Terre primitive, son eau liquide, son atmosphère particulière ont bénéficié de la proximité du Soleil. Nous étions « à la bonne distance » de l’astre, dit-on, ce qui ne veut pas dire grand-chose…

— Assez près, en effet, pour recevoir ses rayons infrarouges et ultraviolets susceptibles de déclencher des réactions chimiques, et assez loin pour que les produits fabriqués ne brûlent pas. Cette « bonne distance » est en fait une manière de parler de l’équilibre qui s’est établi sur la Terre à cette époque-là. Imaginons, comme le propose l’Anglais James Lovelock, une petite planète peuplée par des pâquerettes blanches et des pâquerettes noires. Les blanches réfléchissent la lumière du soleil, et tendent à refroidir la température de leur environnement ; les noires, au contraire, absorbent la lumière solaire et réchauffent leur milieu.

— Elles sont donc en compétition.

— Exactement. Au départ, la planète est très chaude. Les pâquerettes ne résistent pas et meurent en grand nombre. Quelques blanches, regroupées dans un petit système local, refroidissent leur environnement par leur simple présence et survivent. Plus la température baisse dans cette région, plus elles prolifèrent et gagnent du terrain. Au bout d’un certain temps, elles occupent presque toute la surface de la planète, qui devient en majorité blanche. Mais du coup, la température baisse, elles commencent à mourir en quantité. Ce sont maintenant les noires survivantes qui ont un avantage : en réchauffant leur milieu, elles prennent le dessus. Le système repart dans l’autre sens, jusqu’à ce qu’il fasse de nouveau trop chaud…

— Cela peut continuer longtemps.

— Non. Car au fil du temps, par un jeu de naissances et de morts, un équilibre s’instaure, dans un patchwork de blanches et de noires qui impose une température optimale pour la survie de l’ensemble. Le jeu des surfaces des unes et des autres agit comme un thermostat. S’il se produit un coup de chaud pour des raisons quelconques, le système va se stabiliser au bout d’un certain temps.

 

L’aube de la vie

— Quel rapport avec la Terre primitive ?

— L’histoire de nos pâquerettes, c’est celle de la vie sur la Terre. Si la distance entre le Soleil et la Terre nous semble aujourd’hui la « bonne » pour le développement de la vie, ce n’est pas à cause d’un heureux hasard ; mais bien parce que, en réalité, les premiers composants de la vie ont adapté la température au niveau le plus compatible avec leur survie et leur prolifération.

— Une sorte d’autorégulation. Comment ces composants se sont-ils agencés ?

— Nous sommes à l’aube de la Terre, il y a environ quatre milliards d’années. Notre planète possède un noyau de silicates, une croûte de carbone, une atmosphère constituée par notre mélange gazeux : méthane, ammoniac, hydrogène, vapeur d’eau et gaz carbonique. Sous l’effet des ultraviolets solaires et des violents éclairs, ces molécules de gaz qui flottent autour de la planète se cassent en morceaux, elles se dissocient, et retombent en éléments plus complexes : les premières molécules, que l’on appelle « organiques » parce qu’elles entrent aujourd’hui dans la composition des êtres vivants. Par exemple, les atomes de carbone, d’azote, d’hydrogène et d’oxygène, jusque-là associés en méthane, en ammoniac et en eau, s’assemblent pour constituer des acides aminés.

— Hubert Reeves remarquait déjà cette bonne fortune du carbone dans l’évolution.

— Il possède en effet une géométrie qui lui donne la capacité de s’agencer de multiples façons avec d’autres atomes pour former soit des structures stables, soit des molécules très réactives, soit de longues chaînes organiques. Il peut aussi conduire des électrons d’un bout à l’autre de ces chaînes, ce qui préfigure, d’une certaine manière, les réseaux nerveux et les réseaux de communications électroniques inventés par l’homme. Les molécules du vivant sont donc des assemblages d’atomes de carbone et d’atomes d’oxygène, d’hydrogène, d’azote, de phosphore et de soufre. Rien de plus. Dès que ces molécules naissent dans l’atmosphère, elles tombent en pluie dans l’océan où elles se trouvent protégées.

— Pendant combien de temps cela va-t-il durer ?

— Les molécules organiques vont pleuvoir pendant plus de 500 millions d’années, avec les averses résultant de la condensation de la vapeur d’eau dans les couches froides de l’atmosphère. Ainsi, dès cette époque, se déterminent deux caractéristiques essentielles du monde vivant : sa composition chimique – tous les organismes sont faits de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote – et sa source d’énergie le Soleil.

 

Les pluies organiques

— De telles pluies se sont sans doute produites sur d’autres planètes ?

— Hubert Reeves l’a raconté, les astrophysiciens ont découvert l’existence de molécules organiques un peu partout dans l’univers. Depuis quinze ans, ils en ont identifié environ soixante-dix, ce qui montre que cela n’a pas été exceptionnel dans l’univers. Il y a 4,5 milliards d’années, il y avait une forte probabilité pour qu’elles se forment.

— Les premiers éléments de la vie sont donc, d’une certaine manière, tombés du ciel.

— Oui. Dans la pluie ininterrompue de molécules qui arrose la Terre, il y a des acides aminés, des acides gras, les précurseurs des lipides. Deux molécules, le formaldéhyde et l’acide cyanhydrique, semblent avoir joué un’rôle important à cette époque : soumis aux ultraviolets, ces deux gaz donnent en effet naissance à deux des quatre « bases » qui composeront plus tard l’ADN, support de l’hérédité. Il y a donc déjà, dans ce gigantesque bouillon de culture qu’est la planète primitive, deux des quatre « lettres » du code génétique qui caractérise tous les êtres vivants.

— Mais, comme dans le chaos initial du Big Bang, tout est mélangé.

— C’est effectivement une soupe, composée de molécules très diverses. Et comme dans le potage aux lettres d’Hubert Reeves, ces nouvelles lettres vont maintenant s’assembler pour former des mots, les chaînes d’acides aminés, qui vont s’assembler par centaines pour composer des phrases, les protéines. Cette fois, ce sont les molécules qui poursuivent l’oeuvre de la complexité.

— Qu’est-ce qui aurait pu faire échouer ces premières synthèses ?

— La vie elle-même, si elle avait existé auparavant. Ou la chaleur et les ultraviolets, s’ils avaient été trop intenses. L’atmosphère de la Terre a non seulement engendré ces molécules complexes, mais elle les a protégées en leur servant de couvercle. Elles auraient été perdues si elles étaient restées à l’air libre. Plus tard, les premières cellules se serviront au contraire de l’énergie du Soleil pour produire de l’oxygène, et l’oxygène donnera de l’ozone dans la haute atmosphère qui les protégera à son tour des ultraviolets. La vie s’est assurée sa propre survie.

SCÈNE 2
La vie s’organise

Il pleut sur la planète. Tombées du ciel, de subtiles molécules s’agencent dans les lagunes et inventent les premières gouttes de vie.

 

Nées de l’argile

— Jusqu’à présent, notre histoire ressemble à un jeu de Lego : les assemblages sont de plus en plus complexes et forment maintenant des chaînes de molécules géantes. Mais c’est toujours de la matière. Par quel coup de baguette magique la vie va-t-elle surgir ?

— Une nouvelle étape ne peut être franchie que dans la mesure où ces molécules sont capables de poursuivre leurs assemblages. Dans l’univers, la température a joué ce rôle déclencheur. Sur la Terre, c’est un environnement particulier qui va le faire.

— Celui des océans ?

— Non. La vie n’est pas apparue dans les océans comme on l’a cru longtemps, mais très probablement dans des lagunes et des marécages, des endroits secs et chauds le jour, froids et humides la nuit, qui s’assèchent, puis se réhydratent. Dans ces milieux-là, il y a du quartz et de l’argile dans lesquels les longues chaînes de molécules vont se trouver piégées et vont s’associer les unes avec les autres. Des expériences récentes, qui ont permis de simuler les cycles d’assèchement des mares, l’ont confirmé : en présence d’argiles, les fameuses « bases » s’assemblent spontanément en petites chaînes d’acides nucléiques, des formes simplifiées de l’ADN, futur support de l’information génétique.

— La vie née de l’argile ! Comme pour l’origine de l’univers, on retrouve une similitude étonnante entre les affirmations de la science et les croyances ancestrales : dans nombre de mythologies, l’origine de la vie est liée à l’eau et à l’argile.

— C’est un très joli conte. L’homme aurait été façonné par les dieux qui auraient fabriqué des statuettes avec de l’argile et de l’eau. Est-ce une coïncidence ou simplement une constatation a posteriori ? La pensée humaine, comme celle des enfants, a peut-être des intuitions simples, que la science pourrait confirmer par la suite…

 

L’invention du dedans

— Comment l’argile agit-elle sur ces molécules ?

— Elle se comporte comme un petit aimant. Ses ions, c’est-à-dire ses atomes qui ont perdu des électrons ou qui en possèdent en surplus, attirent la matière autour d’eux et l’incitent à réagir. Les fameux oligoéléments d’aujourd’hui sont d’ailleurs le résultat de l’évolution de ces petits ions de l’océan primitif. Grâce à eux, les assemblages de la matière peuvent se poursuivre.

— Pour donner encore de longs chapelets d’atomes ?

— Pas seulement. Cette fois, un phénomène nouveau se produit. Certaines molécules sont hydrophiles, elles sont attirées par l’eau ; d’autres sont hydrophobes, elles en sont repoussées. Les protéines qui se trouvent dans les lagunes sont composées d’acides animés parmi lesquels certains aiment l’eau, d’autres non. Que font-elles ? Elles se pelotonnent, ce qui les met en contact avec l’eau à l’extérieur, et à l’écart de l’eau à l’intérieur.

— Elles se mettent en boule ?

— En quelque sorte, elles se ferrnent sur elles-mêmes. D’autres chaînes de molécules forment aussi des membranes et se transforment en globules qui, à ce moment-là, apparaissent dans les océans comme des gouttes d’huile dans la vinaigrette. L’apparition de ces différents globules prévivants est un phénomène fondamental.

— Pourquoi ?

— Pour la première fois dans notre histoire, quelque chose apparat qui est referiné sur soi, qui a un dedans et un dehors, comme dirait Teilhard de Chardin. Ce dedans va présider à la suite de l’évolution de nos petits globules jusqu’à la naissance de la vie, et plus tard celle de la conscience.

— La conscience par la magie de la vinaigrette !

— En tout cas, la vie née de l’émulsion, pourquoi pas ? L’intérêt de ces petites gouttes, c’est qu’elles forment des milieux clos, isolés de la soupe primitive. Elles retiennent prisonnières des substances chimiques qui composent des cocktails bien à elles. Elles deviennent les nouveaux creusets du vivant.

— Et prennent le relais de l’évolution, comme les étoiles l’ont fait un moment dans le premier acte, pour redonner un coup de fouet à la complexité.

— Exactement. Sans ces membranes, de nouveaux assemblages n’auraient pas pu survenir, un peu comme un être humain qui n’aurait pas de peau. La constitution de milieux clos était indispensable pour que l’évolution se poursuive.

— Comment sait-on cela ?

— On reproduit facilement cette étape en laboratoire. On prend de l’huile, des sucres, de l’eau. On agite et l’on obtient des émulsions faites de petites gouttes qui, vues au microscope, ressemblent à des cellules. C’est un phénomène très spontané. Dans la soupe primitive, les molécules étaient assez grosses pour s’agglomérer, se fermer, et former ces gouttelettes.

— Et cela se produit partout sur la planète ?

— Partout dans les lagunes. Les gouttes ont une même taille qui correspond à un équilibre entre leur volume, leur poids et la résistance de leur membrane (si elles sont trop volumineuses, elles se fragmentent). C’est la raison pour laquelle les cellules vivantes qui en résulteront ont toutes à peu près la même dimension, entre 10 microns et 30 microns.

 

Des gouttes de vie

— Mais ces gouttes-là ne sont pas « vivantes ».

— Pas encore. Disons « pré-vivantes ». À ce moment-là, elles prolifèrent en quantité immense. Elles ont l’avantage d’être semi-perméables : elles laissent passer certaines petites molécules qui, à l’intérieur, se transforment en grosses molécules et se trouvent piégées. Une nouvelle alchimie s’engage, des réactions chimiques se produisent…

— Chacune de ces gouttes concocte sa petite soupe ? C’est le début de l’individualité en quelque sorte.

— Oui, ce qui va entraîner une grande diversité de ces systèmes « pré-vivants ». Parfois, le cocktail chimique interne fait éclater la membrane, les molécules se dispersent. Parfois, il contribue au contraire à renforcer sa membrane et assure donc la survie du système… C’est ainsi que s’amorce une sorte de sélection des gouttes, qui va durer pendant des millions d’années. Il y a une lutte pour la vie avant la vie.

— Une sélection naturelle, déjà.

— Celle que Darwin avait prédite. Seules subsistent les gouttes qui possèdent un milieu chimique intérieur adapté à l’environnement. Celles qui ont la possibilité de produire de l’énergie, par exemple, ont un avantage sur les autres.

— Pourquoi ?

— Parce que cette énergie leur permet de se développer. Les unes utilisent pour cela les substances de l’extérieur qui passent à travers leur membrane : ce sont les prémices – des réactions de fermentation. D’autres, qui ont conservé – des pigments, c’est-à-dire des molécules capables de piéger la lumière, transforment les photons du Soleil en électrons, comme des photopiles. Elles ne sont pas soumises, elles, à l’absorption de substances extérieures.

— C’est mieux ?

— Bien sûr ! car la soupe primitive, peuplée par toutes ces gouttelettes boulimiques, commence, avec le temps, à s’appauvrir. Les petites structures qui sont autonomes ont un bonus par rapport à celles qui ont besoin d’absorber des substances de plus en plus rares.

— Déjà la rareté !

— Oui. Mais tout cela ne mènerait à rien, si un autre phénomène ne survenait pas à ce moment-là : certaines gouttes peuvent reproduire leur petit cocktail intérieur, multiplier leur recette chimique, ce qui va leur donner un avantage évolutif considérable.

 

La survie assurée

— L’apparition de la reproduction, comment survient-elle ?

— Ces gouttes-là contiennent une chaîne de molécules particulière, un acide nommé ARN qui est composé de quatre molécules (les quatre bases des futurs gènes). On a montré récemment qu’il possède un pouvoir extraordinaire : il peut s’autoreproduire. Imaginons qu’une goutte se fragmente en deux, et que la nouvelle goutte qui en résulte possède un ARN semblable au premier. Imaginons aussi que cet ARN joue un rôle catalyseur dans la structure de la goutte. Il y aura donc transmission d’une sorte de plan primitif qui peut servir à la reconstruction d’une membrane et d’un système identique. C’est, à l’état primitif, un système autoreproducteur. On se doute que les gouttes qui possèdent un tel ARN voient la survie de leur « espèce » assurée.

— Peut-on dire qu’il s’agit cette fois des premières « gouttes de vie » ?

— On admet généralement qu’un organisme vivant est un système capable d’assurer sa propre conservation, de se gérer lui-même et de se reproduire. Trois principes qui caractérisent la cellule, structure élémentaire de tout être vivant, de la bactérie à l’homme, et que l’on peut effectivement attribuer à ces globules primitifs. S’il manque une de ces propriétés, ce n’est pas du « vivant ». Un cristal, par exemple, ne vit pas : il se reproduit, mais il ne fabrique pas d’énergie.

— Un virus vit ?

— Son cas est plus ambigu. Prenez un virus comme celui de la mosaïque du tabac par exemple (qui donne une maladie de la plante). Vous le déshydratez pour obtenir des cristaux que vous pouvez conserver dans un bocal, comme du vulgaire sucre ou du sel, pendant des années. Le virus ne se reproduit pas, il ne bouge pas, il n’assimile aucune substance, il ne « vit » pas. C’est un cristal. Et puis un jour, vous reprenez votre poudre, vous ajoutez de l’eau… Si vous placez un peu de la solution sur une feuille de tabac, la plante presente rapidement des signes d’infection : le virus a retrouvé ses pouvoirs, il se reproduit à une vitesse effarante.

— Alors, vivant ou non ?

— Disons qu’il est à la frontière. C’est une sorte de parasite qui a besoin de la vie pour se reproduire. Il utilise la cellule comme une machine à photocopier. On a même cru un moment que les virus étaient les formes les plus simples de la vie, et même qu’ils en étaient à l’origine. Mais c’est peu probable, car ils ont besoin de structures vivantes pour se reproduire. On pense aujourd’hui que les virus sont au contraire des structures hyperperfectionnées, les descendants de cellules qui auraient évolué en se débarrassant du matériel encombrant de la reproduction pour se réduire à leur plus simple expression et atteindre une plus grande efficacité ! Elles se seraient simplifiées pour arriver à leur minimum vital.

 

La contamination par la vie

— Retrouvons nos gouttes un peu particulières, celles qui peuvent se reproduire. On devine qu’elles vont ainsi se mettre à proliférer.

— En leur sein, le jeu de la chimie se poursuit. Le code de la reproduction se perfectionne. En se couplant deux par deux et en se modifiant légèrement, les brins d’ARN s’agencent en formant une double hélice, l’ADN, une structure qui finit par s’imposer parce qu’elle présente une plus grande stabilité. Un dialogue chimique commence alors entre deux types de chaînes de molécules : les protéines et l’ADN. Très probablement, la réaction entre les deux a été directe, les uns se sont mis dans les trous des autres, par un jeu d’affinités chimiques simples et régulières.

— La nature en arrive au stade des gènes, les supports de l’hérédité ?

— Les gènes de tous les êtres vivants sur Terre sont comme des segments de chapelets, torsadés en double hélice, composés de quatre molécules, les quatre bases, comme de très longs mots écrits dans un alphabet de quatre lettres. Elles s’encastrent deux par deux, dans une adéquation parfaite.

— Les gouttes à ADN vont donc coloniser la Terre ?

— D’une manière fulgurante ! Les premières gouttelettes sont apparues sur la Terre il y a environ 4 milliards d’années. Dans les quelque 500 millions d’années suivantes, la sélection chimique se poursuit. Il semble que la vie soit restée très longtemps, pendant des centaines de millions d’années, à l’état dorrnant, limitée à quelques zones localisées, dans des lagunes ou des étangs. Et puis, beaucoup plus récemment, elle a brusquement tout envahi.

— En combien de temps ?

— Peut-être en quelques dizaines ou centaines d’années, qui sait ? Une véritable explosion, si on la compare aux milliards d’années précédents. Chaque cellule se divise en 2, puis en 4, puis en 8, 16, 32, etc. On atteint très vite des quantités astronomiques. À cette époque, rien, sur Terre, ne peut les détruire et empêcher leur prolifération. Aujourd’hui, toute tentative d’apparition d’une nouvelle vie serait aussitôt anéantie par les êtres vivants actuels. À peine née, la vie a coupé les ponts derrière elle. D’une certaine manière, elle a contaminé la Terre.

— Peut-on dire qu’il y a une « logique » de la nature qui l’a conduite à trouver et à généraliser l’ADN ?

— Non. La nature ne « trouve » pas, elle n’a pas d’intention. Elle procède par élimination. L’ADN permet une variété considérable de structures vivantes. Celles qui, grâce à lui, ont pu se reproduire ont logiquement proliféré. Voilà pourquoi il s’est imposé.

— La vie qui existerait sur d’autres planètes serait donc, elle aussi, fondée sur l’ADN ?

— Probablement. L’ADN s’inscrit dans une évolution chimique logique de l’univers.

 

Le rouge et le vert

— Comment évoluent nos premières gouttes ?

— Dans certaines d’entre elles vont se sélectionner des mécanismes de fermentation. Au début de la vie, elles dégagent des quantités importantes de méthane et de gaz carbonique qui vont se dissoudre dans les océans. De tels systèmes existent encore aujourd’hui : dans la panse des ruminants, dans nos colons, des bactéries fermentent en l’absence d’oxygène et produisent du méthane, du gaz et des substances dont nous avons besoin pour vivre. Mais ce mécanisme n’est pas très efficace.

— Qu’est-ce qu’il y a de mieux ?

— Deux belles inventions vont avoir lieu, la photosynthèse et la respiration. La première est basée sur la chlorophylle, la seconde sur l’hémoglobine, deux molécules presque identiques qui sont probablement issues d’une même molécule « ancêtre ». Il se produit alors un clivage entre ces deux catégories : d’un côté, les gouttes qui fabriquent l’énergie directement, en utilisant la lumière solaire filtrant dans les océans et le gaz carbonique dégagé par les fermentaires (c’est la photosynthèse) ; de l’autre, celles qui absorbent les substances riches en énergie et l’oxygène rejetée par les autres (c’est la respiration) et vont devoir se déplacer pour trouver leur nourriture. C’est le divorce entre les futures bactéries et les futures algues, entre le monde animal et le monde végétal.

— Déjà ? Il se produit à un stade aussi primitif ?

— On le pense. L’arbre de la vie s’est ramifié très tôt, dès l’apparition des premières cellules. Les plus vieux fossiles de micro-organismes qui ont été découverts récemment en Australie sont des restes de bactéries à photosynthèse vieux de 3,5 milliards d’années.

 

Le clivage originel

— Les deux mondes se separent, mais ils restent dépendants l’un de l’autre.

— Oui. Ils vont se mettre en symbiose. En se servant du gaz carbonique et de l’eau, les cellules à photosynthèse fabriquent de l’oxygène et des sucres. D’autres les absorbent pour catalyser la combustion des sucres grâce à l’oxygène, en rejetant du gaz carbonique et des sels minéraux.

— Ce sont les premiers repas de la nature.

— Oui. Des cellules « mangent » d’autres cellules. L’environnement en est changé. L’apparition de la photosynthèse libère de l’oxygène en grande quantité, ce qui donne naissance, dans la haute atmosphère, à la fameuse couche d’ozone. Celle-ci forme une barrière aux rayons ultraviolets et crée un bouclier, une peau, qui protège cette prolifération microbienne.

— Les gouttes s’appellent maintenant des cellules ?

— Oui. Et ces cellules primitives vont poursuivre leur évolution, elles se dotent d’un noyau. Selon une théorie très récente, cette nouvelle étape résulterait d’un étrange accouplement : la cellule végétale serait née d’une cellule hôte qui aurait adopté des squatters, des algues à photosynthèse qui se seraient transformées en chloroplastes. Et d’une manière symétrique, la cellule animale serait une autre cellule hôte qui aurait cohabité avec un autre type de squatter, des bactéries qui, elles, seraient devenues les mitochondries, sortes de microcentrales de production d’énergie existant dans toutes les cellules vivantes évoluées.

— Une forme de parasitisme ?

— D’une certaine manière. Plutôt une symbiose. Ces micro-organismes se seraient ensuite perfectionnés, en acquérant par exemple un flagelle qui leur a permis de se déplacer. À côté des algues et des bactéries prolifère donc une autre famille, les cellules à noyau qui sont mobiles et prédatrices : elles possèdent une ouverture dans leur membrane, des cils vibratiles, qui attirent les bactéries et les algues, et elles recrachent leurs déchets.

— Y avait-il d’autres évolutions possibles pour ces gouttes ?

— La nature a sans doute connu toutes les formes possibles de reproduction et de métabolisme. Elle a bourgeonné dans tous les sens. Mais la vie telle que nous la connaissons a éliminé toutes les autres pistes. On connaît une autre forme de vie sur la Terre, très rare, dans les grands fonds des océans, organisée autour des résurgences soufrées du magma terrestre : ce sont des sortes d’oasis sous-marines, où tout est jaune et rouge. Là, il n’y a pas de vert, puisqu’il n’y a pas de chlorophylle. Les bactéries sont mangées par des micro-cellules qui sont mangées par des micropoissons qui sont mangés par des poissons plus gros…

 

Les couleurs du vivant

— La nature ne revient jamais en arrière dans cette histoire. Elle fonce, en avant toute, vers le plus complexe. Posséderait-elle une mémoire ?

— Il y a une sorte de mémoire chimique, au sens où une molécule est à la fois une forme et une information pour les autres molécules. Ces formes sont complémentaires, elles s’encastrent les unes dans les autres, elles ont des affinités, elles se reconnaissent. Le monde moléculaire est un monde de signes, la chimie est son langage. Certaines populations de molécules conduisent de l’énergie à distance, d’autres sont propres à se reproduire, d’autres s’isolent de l’eau, d’autres encore attirent des nuages d’électrons. C’est ce que font les pigments, par exemple. Savez-vous pourquoi la vie est si colorée ?

— Pas seulement pour faire joli, je suppose…

— Pas seulement. Un pigment est une molécule qui possède des électrons très mobiles. Cette caractéristique lui permet d’absorber les grains de lumière, les photons, d’en restituer certains spectres, et donc de colorer la matière ; mais elle favorise en même temps la construction de chaînes moléculaires entrant dans la construction du vivant. Les pigments organisent une chimie subtile qui n’exige pas beaucoup d’énergie. C’est parce que l’hémoglobine et la chlorophylle ont ces propriétés qu’elles entrent dans la composition du vivant et que le sang est rouge, et les feuilles vertes.

— La beauté en prime… Le monde vivant ne pouvait donc pas être gris ?

— Probablement pas. Ni tout blanc, ni tout noir. La couleur est étroitement associée à la vie.

 

Les fausses coïncidences

— Une fois encore, le temps a joué un rôle fondamental dans cette partie de l’histoire.

— Oui. Il se contracte ou s’allonge selon les phases de l’évolution. L’apparition d’une molécule très réactive concentre l’espace-temps : elle peut envahir son environnement et neutraliser en quelques instants les autres molécules qui, elles, avaient eu besoin de plusieurs milliers d’années pour évoluer.

— De la Terre primitive à la première cellule, le scénario est désormais complet ?

— Nous en connaissons les grandes étapes, malgré quelques lacunes : on ne sait pas encore très bien comment les mécanismes reproducteurs par exemple se sont imposés. Certains chercheurs pensent toujours que la vie a pu neitre ailleurs et qu’elle a été apportée sur la Terre par une météorite qui aurait ainsi contaminé la planète, ce qui n’est pas complètement absurde.

— Peut-on reproduire cette évolution en laboratoire, par des synthèses chimiques et fabriquer de la vie dans des éprouvettes ?

— Presque. De nombreux scientifiques souhaitent le faire. C’est le domaine très récent de ce que l’on appelle la « vie artificielle » qui comprend plusieurs approches. On peut réaliser des synthèses de molécules, ou encore susciter une évolution spontanée en tube à essai, en créant des conditions de sélection darwiniennes pour fabriquer des molécules qui se reproduisent. On peut aussi sauter quelques étapes en utilisant la simulation par ordinateur. On parvient même aujourd’hui à créer des robots insectes capables de s’adapter spontanément à des situations nouvelles, de monter des escaliers, de se relever quand ils tombent, de fuir la chaleur, d’émettre des signaux entre eux. Certains chercheurs veulent également fabriquer d’autres formes de vie, à base de silicium par exemple.

— On ne peut s’empêcher de constater, comme pour l’évolution de l’univers, qu’il y a aussi une sorte de logique de ce récit. Serait-ce celle du vivant, comme le suggérait le biologiste François Jacob ?

— Disons plutôt une succession de réactions chimiques qui conduisent à des situations irréversibles et à de nouvelles propriétés. Tout cela construit une histoire au bout de laquelle nous nous trouvons et que nous retraçons. Nous la trouvons unique puisque c’est la nôtre.

— Que de coincidences quand même !

— Ce ne sont pas des coïncidences. Considérons un soldat qui nous raconte un récit de guerre extraordinaire. Il était dans un appartement, un missile est tombé sur l’immeuble, il a été protégé par un lit. Au cours d’une mission, il a sauté en parachute, celui-ci s’est mis en vrille, mais notre homme est tombé dans un marécage qui a amorti sa chute. Si son histoire paraît inouïe, c’est tout simplement parce qu’il est là pour nous la raconter. Il y a eu des millions d’histoires de soldats qui se sont, elles, terminées tragiquement mais, bien sûr, ces derniers ne sont plus là pour les raconter. La vie, c’est comme ça. Si elle nous paraît résulter d’une suite de coincidences, c’est parce que nous oublions les millions de pistes qui n’ont pas abouti. Notre histoire est le seul récit que nous pouvons reconstituer. Voilà pourquoi elle nous semble si extraordinaire.

SCÈNE 3
L’explosion des espèces

Les cellules, trop longtemps solitaires, se retrouvent solidaires. Un monde haut en couleur s’épanouit : les espèces naissent, meurent, se diversifient. La vie croît et se multiplie.

 

La solidarité des cellules

— À ce stade de notre histoire, la Terre est peuplée de cellules qui vivent paisiblement dans les océans et qui pourraient très bien continuer à le faire…

— Mais il arrive un moment où elles sont contraintes d’évoluer. Les premières cellules, qui prolifèrent, s’empoisonnent elles-mêmes avec les déchets qu’elles recrachent dans l’environnement. Dès le début, la vie montre une tendance naturelle à regrouper les individus. Les « sociétés » cellulaires ont des avantages évolutifs évidents. Elles sont mieux protégées, elles survivent mieux que les cellules isolées.

— Comment vont-elles se constituer ?

— Le comportement d’une amibe, le dyctostélium, qui vit encore aujourd’hui, peut nous aider à le savoir. Celle-ci se nourrit de bactéries. Si on la prive de nourriture et d’eau, elle émet une hormone de détresse. D’autres amibes la rejoignent et s’agglomèrent en une colonie de près de un millier d’individus, comme une limace se déplaçant à la recherche de nourriture. Si elles n’en trouvent pas, elles se figent, font pousser une tige avec des spores et restent indéfiniment, comme cela, en pleine sécheresse. Si l’on ajoute de l’eau, les spores germent et redonnent des amibes indépendantes qui repartent chacune de leur côté… Les volvox, petites cellules munies de flagelles, se conduisent de la même manière : dans un milieu pauvre en substances nutritives, elles sécrètent une sorte de gel, se collent les unes aux autres et se déplacent dans la même direction, les flagelles à l’extérieur, d’une manière coordonnée, en une seule et même entité.

— Ainsi se seraient constitués les premiers organismes multicellulaires ?

— Il est probable qu’une logique de socialisation semblable ait joué aux débuts de la vie. Les premières associations de cellules bénéficient d’un tuyau central, une sorte de tout-à-l’égout qui évacue les déchets. D’autres ont une forme fuselée et sont munies à l’avant d’un système de coordination et à l’arrière ou sur les côtés d’un système de propulsion. Elles restent ainsi accrochées ensemble.

— À quoi ressemblent ces premiers paquets de cellules ?

— Ils sont composés de quelques milliers d’individus et forment des petites gelées transparentes, ce sont les premiers organismes marins, des vers, des éponges, des petites méduses primitives. Cette transformation se déroule sur quelques centaines de milliers d’années seulement. L’évolution s’accélère.

 

La division du travail

— Ces nouveaux assemblages sont très différents des précédents.

— Oui. La matière est faite d’empilements d’atomes généralement identiques les uns aux autres. Dans le monde vivant, les cellules qui s’assemblent se différencient selon leur place dans la structure. Certaines d’entre elles vont se spécialiser dans la locomotion ; d’autres, dans la digestion ; d’autres encore, dans le stockage d’énergie. Petit à petit, en se reproduisant au fil des générations, ces organismes transmettent ces propriétés à leur descendance.

— On peut une fois encore expliquer ce phénomène par la seule urgence de survivre ?

— Oui. Un organisme composé de cellules spécialisées résiste mieux qu’un ensemble de cellules identiques, car il peut répondre aux agressions de l’environnement de différentes manières, ce qui lui donne plus de chances de survie. Les systèmes monolithiques finissent toujours par disparaître.

— Mais qu’est-ce qui pousse ces cellules à s’associer ? Elles ne se disent quand même pas « c’est mieux pour ma survie » !

— Bien sûr que non ! Les cellules ne savent évidemment pas qu’elles ont intérêt à le faire. Mais elles possèdent des mécanismes d’accrochage qui les invitent à se lier à leurs semblables, elles échangent des substances les unes avec les autres. Le jeu de cette communication chimique et des petits changements qui affectent leurs gènes finit par les spécialiser. Une topographie s’établit ainsi dans le groupe des cellules. Une méduse par exemple possède un système de contraction pour se déplacer et un système sensoriel qui la rend capable de se diriger vers la nourriture. Le plan de l’ensemble est contenu dans chacune de ses cellules. Une seule suffit pour que l’organisme redémarre.

— Malgré tout, les cellules qui sont restées solitaires ont bien survécu, certaines d’entre elles sont encore là aujourd’hui. Pourquoi ne se sont-elles pas regroupées celles-là ?

— Parce qu’elles étaient bien adaptées à leur environnement. C’est le cas des paramécies ou des amibes : elles sont protégées par une membrane solide et sont équipées de cils vibratiles qui leur permettent de se déplacer facilement ; elles disposent de taches photosensibles qui leur indiquent la lumière et d’enzymes efficaces qui digèrent toutes sortes de proies. Une bactérie possède même une sorte de flair : des récepteurs chimiques communiquent avec son flagelle, et la guident vers les milieux les plus riches en nourriture, un peu comme on sent l’odeur du repas.

 

Vive le sexe

— Comment les organismes à plusieurs cellules vont-ils poursuivre leur évolution ?

— À partir des êtres pluricellulaires les plus simples, comme les algues, les méduses, les éponges, l’arbre de la vie se développe en trois grandes branches : celle des champignons, des fougères, des mousses, des plantes à fleur ; celle des vers, des mollusques, des crustacés, des arachnides, des insectes ; et celle des poissons, des reptiles, des procordés, puis des oiseaux, des amphibiens, des mammiferes…

— Et puis vient une invention majeure : le sexe. Jusque-là, les cellules se reproduisaient, au sens propre du mot, à l’identique. Avec le sexe, deux êtres vivants en donnent un troisième qui est diftërent d’eux. Quel est le petit futé qui l’a inventé ?

— Selon certaines thèses, la sexualité serait née du… cannibalisme : en se mangeant les unes les autres, les cellules auraient intégré les gènes d’autres espèces, qui se seraient ensuite mélangés. Ce phénomène existe déjà chez les bactéries : certaines d’entre elles, baptisées les plus et les moins, s’apparient et échangent leur matériel génétique. Ensuite, à mesure que les organismes deviennent plus complexes, ils vont se doter de cellules spécialisées dans la reproduction, les cellules germinales, qui comportent chacune la moitié des gènes de leur organisme. La sexualité se généralise.

— Et à partir de ce moment-là, le monde vivant devient de plus en plus varié.

— C’est une révolution. Grâce à la sexualité, la nature peut brasser les gènes. La diversité explose. La grande aventure de l’évolution biologique commence ; elle va connaître d’innombrables essais ratés, des pistes qui ne mènent nulle part, des espèces qui ne survivent pas… La nature teste en vraie grandeur : si l’espèce nouvellement inventée ne s’adapte pas, elle disparaît.

— Pourquoi la sexualité s’est-elle établie à deux ? Pourquoi pas à trois ?

— Le mélange des gènes met en jeu, avec les deux brins de l’ADN, un processus de duplication. Pour brasser des paires de chromosomes dans un oeuf fécondé, il faut une machinerie biologique extrêmement complexe. Elle le serait encore davantage si elle devait mélanger trois patrimoines génétiques. Si des espèces ont inventé une sexualité de ce type, elles n’ont pas survécu.

 

La mort nécessaire

— Un autre phénomène décisif se produit : l’introduction du temps à l’intérieur de l’organisme, c’est-à-dire le vieillissement avec, à terme, la disparition de l’individu, la mort. Ne pouvait-on vraiment pas s’en passer ?

— La mort est aussi importante que la sexualité : elle remet en circulation les atomes, les molécules, les sels minéraux dont la nature a besoin pour continuer à se développer. Elle procède à un gigantesque recyclage des atomes, dont le nombre reste constant depuis le Big Bang. Grâce à elle, la vie animale peut se régénérer.

— Était-elle présente dès les premiers organismes ?

— Oui, les méduses vieillissent, elles aussi. Dans tous les êtres vivants, les cellules se reproduisent en permanence, mais elles possèdent un oscillateur chimique, une sorte d’horloge biologique interne qui limite le nombre de leurs reproductions : entre 40 et 50. Quand elles sont parvenues à ce stade, un mécanisme programmé dans leurs gènes les conduit à une sorte de suicide. Elles meurent. Seules les cellules cancéreuses échappent à cette fatalité : elles se reproduisent indéfiniment, sans se spécialiser, ni se différencier comme le font les cellules embryonnaires.

— Mais leur immortalité provoque la mort de l’organisme auquel elles appartiennent… Peut-on dire que la mort est une nécessité de la vie ?

— Absolument. C’est une logique du vivant. À mesure que les cellules se divisent, elles multiplient les erreurs de leurs messages génétiques qui s’accumulent avec le temps. Finalement, il y a tellement d’erreurs que l’organisme se dégrade et meurt. C’est un phénomène inéluctable. La mort n’est certes pas un cadeau pour l’individu, mais c’est une prime pour l’espèce : elle lui permet de conserver son niveau de performances optimal.

— Une fois que l’évolution connaît le sexe et la mort, que peut-elle faire de mieux ?

— Se perfectionner davantage. Le monde vivant va ainsi sélectionner une manière de fabriquer de l’énergie ; en utilisant les sucres de la nourriture, il va enrichir son métabolisme et développer des muscles, ce qui va lui permettre d’agir, de nager, de voler, de courir, de conquérir le monde. Simultanément, les capteurs que sont les sens coordonnent les activités de l’organisme. Trois grandes nouveautés apparaissent : le système immunitaire, qui assure la protection contre les parasites ou les virus ; le système hormonal, qui permet la maîtrise des rythmes biologiques et de la reproduction sexuée ; et le système nerveux, qui régit la communication interne.

— Quand ce dernier apparaît-il ?

— Les premiers organismes, les méduses, les poissons primitifs, ont besoin, pour se reproduire, de coordonner leurs cellules. Ils disposent donc de canaux spécialisés dans lesquels circule l’information. Un ver, qui n’est pourtant composé que de quelques milliers de cellules, possède des fibres nerveuses qui convergent dans sa tête, en ganglions. Au fil de l’évolution, ce dispositif va se ramifier pour former un réseau de neurones interconnectés entre eux qui se rassembleront en un cerveau. En fait, les trois systèmes, nerveux, hormonal et immunitaire, apparaissent dès que les animaux sortent de l’eau.

 

Le cadeau des larmes

— Qu’est-ce qui les incite à sortir de l’eau ?

— Dans les océans, les espèces pullulent. La compétition règne. Il devient avantageux de s’aventurer sur la terre ferme pour y trouver la nourriture, tout en revenant dans l’océan pour y pondre ses oeufs. C’est un poisson bizarre nommé ichtyostéga qui a sans doute expérimenté cette formule le premier. Il possède de grosses nageoires, vit dans des petites lagunes et sort de temps en temps ses yeux globuleux hors de l’eau pour percevoir les petits insectes. Au fil des générations, les descendants de cette espèce se risquent plus longtemps sur la terre ferme, grâce à leurs branchies capables de capter l’oxygène de l’air, mais aussi grâce à leurs larmes : ils doivent en effet conserver leurs yeux humides pour voir aussi bien dans l’air que dans l’eau. Par sélections successives, l’espèce s’améliore : ses nageoires deviennent plus solides, une queue apparaît. Ses descendants seront les batraciens et les amphibiens. Nous ne serions pas là si ce poisson n’avait pas eu de larmes !

— La vie au grand air favorise l’évolution ?

— Oui. Dans l’air, la communication est plus immédiate, plus rapide, plus simple. L’accessibilité de la nourriture, plus grande. L’oxygène, pourtant, est un poison pour la vie : il contribue à faire naître des radicaux libres, des molécules déséquilibrées, qui induisent la destruction cellulaire et donc le vieillissement précoce ; mais il est essentiel pour donner de l’énergie aux organismes et faire avancer l’évolution.

— Comment ces nouvelles contraintes du milieu terrestre vont-elles accélérer le perfectionnement des organismes ?

— Avec l’apparition du squelette, les animaux deviennent assez solides pour s’affranchir de la pesanteur. L’invention des muscles leur permet de ne plus être des bouillies de gelées molles comme les vers de terre ou les méduses, mais d’exercer une pression mécanique sur leur environnement, de supporter le poids de la graisse protectrice et du cerveau. Tout se diversifie : le métabolisme, les systèmes de locomotion… Pendant ce temps, sont sélectionnés chez les plantes des systèmes pour capter l’énergie solaire avec les feuilles et pour transporter l’énergie avec la sève.

 

Le flair des végétaux

— Pourquoi les végétaux ne développent-ils pas toutes ces merveilles inventées par les animaux ?

— À l’exception des algues qui évoluent à la surface des océans, les végétaux empruntent, eux, une voie plus économique grâce à leur immobilité, ce qui leur permet de ne pas dépenser trop d’énergie. Leur mode de vie est simple : des photopiles pour transformer directement l’énergie solaire en énergie chimique, des racines pour puiser les sels minéraux et l’eau… L’astuce, c’est leur système reproducteur qui, lui, est mobile, et utilise des moyens variés. Les végétaux ont donc hérité d’une sexualité très riche eux aussi, et ils se sont merveilleusement bien adaptés. Il suffit de regarder un champignon au pied d’un séquoia géant âgé de plusieurs milliers d’années pour le réaliser. Ou tout simplement de banals sapins de montagne.

— En quoi sont-ils les résultats d’une bonne adaptation ?

— Dans la forêt, ils ont besoin d’une certaine température pour se développer. Comme les pâquerettes de notre planète imaginaire, les arbres sombres et noirs capturent davantage le faible rayonnement solaire, réchauffent leur environnement immédiat et créent un microclimat favorable à leur croissance. Mais en hiver, ils se couvrent de neige et deviennent blancs. S’ils le restaient trop longtemps, ils ne pourraient plus assurer ces conditions propices. Or, comme leurs branches sont dirigées vers le bas et sont pointues, la neige tient moins longtemps ; ils retrouvent leur couleur et se réchauffent plus rapidement. L’évolution a retenu ces types d’arbres qui ont mieux résisté aux intempéries. Voilà pourquoi on trouve des sapins dans les montagnes…

— …et que l’on s’extasie sur leur merveilleuse adaptation. Une question naïve : pourquoi les végétaux n’ont-ils pas développé de cerveaux, eux aussi ?

— Des êtres immobiles n’ont pas besoin de fonctions de coordination complexes. Ils ne sont pas poussés par la nécessité de fuir, de se défendre, de lutter comme les animaux. On commence cependant à découvrir, chez les plantes, une forme de système immunitaire, un système de communication et même un homologue de système nerveux. Les végétaux possèdent des mécanismes sophistiqués qui les protègent contre les envahisseurs : une sorte d’« hormone » végétale leur permet par exemple de mobiliser leurs défenses. On sait aussi que les arbres se « préviennent » à distance de la présence d’un agresseur.

— Se « préviennent » ?

— Oui. Quand ils sont en présence d’animaux prédateurs qui veulent manger leurs branches basses, certains arbres émettent des produits volatiles qui, transportés d’arbre en arbre, modifient la production de protéines et donnent aux feuilles un goût désagréable. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il faut pour autant parler à ses plantes d’appartement.

— On peut quand même affirmer que les animaux sont allés le plus loin dans la complexité, non ?

— Il est vrai que, dans son adaptation au milieu, le monde animal fait preuve d’une plus grande exubérance que le monde végétal : il y a des espèces qui courent, qui fouissent, qui creusent, qui nagent, qui volent, qui rampent… Les animaux développent d’innombrables ruses, depuis les boutons-pression du hanneton jusqu’aux tentacules du poulpe, ils inventent des leurres, des ruses, des armes : griffes, ailes, bec, nageoires, carapaces, tentacules, poison…

 

L’exclusion naturelle

— Quand on dit « ils » inventent…

— Ils n’inventent pas. C’est le phénomène de la « sélection » qui élimine les moins aptes. Prenons par exemple des moineaux à gros bec qui se nourrissent exclusivement de petits vers nichés dans les trous des arbres. Ils sont tellement nombreux et actifs qu’ils finissent par éliminer tous les vers qui se trouvent à la surface des écorces. Sans nourriture, la majorité de l’espèce meurt. Mais une petite partie d’entre eux possède, à cause d’une mutation survenue par hasard, un bec pointu et plus long que les autres. Ses descendants peuvent, eux, aller chercher des vers dans des trous plus profonds, ils résistent mieux à la pénurie. Résultat : cette lignée s’impose. Au fil des générations, la majorité de l’espèce possédera un bec plus long. On ne peut pas dire pour autant que les moineaux ont « inventé » cette astuce. En réalité, c’est l’inverse : ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir la mutation qui a donné un bec plus fin sont morts.

— Il n’y a donc pas d’intention dans le processus de l’évolution.

— Non. L’évolution tente des milliers de solutions en même temps, certaines réussissent, d’autres pas. Celles qui permettent de survivre sont par définition conservées.

— L’environnement n’agit pas directement sur l’évolution ?

— On pense aujourd’hui qu’il a peut-être une influence sur le comportement des cellules, par l’intermédiaire des mitochondries, ces sous-usines qui, à l’intérieur des cellules, possèdent des plans génétiques indépendants et sont très sensibles aux changements. Mais cela ne se traduit pas à la descendance.

— Le principe de la sélection naturelle reste donc tout à fait pertinent aujourd’hui ?

— Oui, à condition de ne pas y voir l’idée d’un environnement démiurge qui déciderait de ce qui est bien et de ce qui n’est pas bien. Ça, on garde ; ça, on jette. Non. Parlons plutôt d’exclusion compétitive : au fil des générations, les espèces les moins adaptées sont exclues. Pour bien comprendre ce phénomène, il faut compter avec la durée et penser a la longue chaîne des générations successives qui vont se modifier très lentement.

— L’écrasante majorité des solutions, des espèces inventées par la nature disparaissent. N’y a-t-il pas des moments où l’évolution est tentée de s’arrêter, où le monde vivant peut trouver sa stabilité, comme les pâquerettes de notre planète ?

— Non, car la diversité est énorme dès le commencement de la vie. Pour reprendre la métaphore d’Hubert Reeves, il y a trop de lettres pour qu’elles ne puissent former qu’un seul mot. Peut-être la stabilité de quelques espèces frustes a-t-elle pu s’établir sur un petit astéride, dans une sorte de compromis ou d’armistice de l’évolution ? Mais pas sur la Terre, avec sa taille, sa géologie, sa biosphère, sa relation entre le minéral et l’organique, et son environnement en constant changement qui contraint les espèces a modifier leur adaptation et à évoluer.

— Et cela prend quelques bonnes centaines de millions d’années.

— Oui. Cette sélection agit sur des millions de générations successives. Les mécanismes sensoriels s’affinent, les comportements se diversifient. Certaines espèces s’associent et forment un véritable organisme collectif. Une ruche d’abeilles, par exemple, maintient sa température par le mouvement des ailes des insectes ; elle est irriguée par des hormones résultant du frottement des insectes. Lorsque les abeilles quittent la ruche pour chercher de la nourriture, elles indiquent les sources les plus proches en dansant. La ruche économise ainsi l’énergie ; elle optimise sa chance de survie. Même chose pour les fourmis : elles entretiennent les larves, viennent aider la reine, se répartissent les tâches, un peu comme les cellules du volvox, et assurent l’équilibre de l’organisme fourmilière. Si l’on enlève trente pour cent des ouvrières, l’ensemble va se réadapter et rétablir la proportion.

— Mais les fourmis sont incapables d’avoir des comportements autonomes.

— Et incapables de planification. Elles communiquent individuellement par les phéromones, mais aussi collectivement par l’environnement : une jeune fourrni qui naît va apprendre les réseaux, les chemins, tracés par ses congénères. Le comportement simultané de milliers d’individus conduit à une forme d’intelligence collective. La fourmilière sait choisir le chemin le plus court par exemple pour rapporter de la nourriture. Ce mode d’association a plutôt bien réussi, puisque les fourmis existent depuis des nùllions d’années. Si la planète connaissait une guerre nucléaire, il est probable qu’elles survivraient grâce à leur carapace qui leur permet de résister aux radiations et grâce à leur mode d’organisation.

 

L’infortune des dinosaures

— Un monde de fourmis et de bactéries… jolie perspective. Au fil de ce récit, on voit que, comme l’évolution de l’univers, celle de la vie a été pour le moins chaotique.

— Oui. Elle a connu une accélération constante, mais aussi des crises, des culs-de-sac et des périodes de grande extinction. Il y a deux cents millions d’années, les dinosaures règnent sur la planète. Jamais des espèces n’avaient réussi à conquérir tous les milieux comme ils le font : il y en a des petits, des énormes, des végétariens, des carnivores, des coureurs, des volants, des amphibiens… Une formidable diversité qui les rend adaptés à leur environnement.

— Et pourtant, ils vont disparaître… L’hypothèse que cela est dû à leur mauvaise adaptation est donc stupide ?

— Totalement. À la fin du jurassique, il y a soixante-cinq millions d’années, une énorme météorite de 5 kilomètres de diamètre tombe dans le golfe du Mexique, près du Yucatàn. Le choc est tel qu’il est répercuté de l’autre côté de la planète et provoque une résurgence du magma. Ce double bang crée un incendie mondial, les forêts s’embrasent, libèrent du gaz carbonique et des poussières qui recouvrent la Terre d’un immense voile. La planète s’obscurcit, un froid terrible en résulte, avec probablement par la suite, un effet de serre qui conduit à un réchauffement.

— Seules quelques espèces survivent ?

— Oui. C’est le cas des lémuriens, qui sont mobiles, adaptables, munis de mains préhensiles. Ils se réfugient dans les anfractuosités des rochers et donnent naissance aux lignées qui conduiront aux mammifères. Ces derniers acquièrent un nouvel avantage pour assurer la survie de leur descendance : le fait de porter l’oeuf à l’intérieur de soi le protège bien davantage que s’il est à l’extérieur. Songez aux batraciens qui font des milliers d’oeufs qui sont dispersés, mangés, gaspillés…

 

La sélection dans la tête

— À quel moment le vrai cerveau apparaît-il vraiment ?

— Depuis les poissons, puis avec les vertébrés, les oiseaux, les reptiles, les amphibiens et l’homme, le cerveau n’a cessé de se perfectionner par couches successives. D’abord, le plus primitif : celui des reptiles qui coordonne les instincts primitifs de survie, la faim, la soif, l’instinct sexuel, la peur, puis le plaisir qui incite à l’union, et la douleur qui lui est indissociable. En présence d’un intrus, le cerveau primitif réagit en conduisant l’organisme à produire un poison, un venin, ou à sauter sur l’agresseur… Deuxième couche, chez les oiseaux : le mésencéphale, qui conduit à des mécanismes collectifs tels le soin des petits, la construction du nid, la recherche de nourriture, le partage, le chant, les parades amoureuses… Ensuite, la troisième couche apparaît chez les primates et surtout chez l’homme : le cortex cérébral qui introduit des données abstraites, la conscience, l’intelligence.

— Le plus étonnant, c’est ce principe de sélection que l’on retrouve partout, dans l’univers, dans la première chimie des molécules, parmi les êtres vivants, et, si l’en en croit le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, à l’intérieur même du cerveau au moment où il se développe chez un nouveau-né.

— Le développement du système nerveux obéirait en effet lui aussi au principe de la sélection darwinienne. Quand un petit animal grandit, ses neurones se câblent en obéissant à un plan donné par les gènes. Mais la soudure entre deux neurones ne subsiste que si ceux-ci fonctionnent dans un circuit, s’ils sont sollicités par l’environnement. Les neurones visuels d’un nouveau-né ne se connecteront pas si celui-ci est plongé en permanence dans l’obscurité. Il y a donc d’une certaine manière une sélection qui ne retient que les circuits pertinents pour l’individu. Apprendre, c’est éliminer.

— Pour l’anthropologue Stephen J. Gould, chaque événement, même insignifiant, influence le cours de l’histoire. Comme dans le film de Frank Capra, La vie est belle, il suffit de modifier un petit rien pour que tout change, par une cascade de conséquences. Si le pikaïa, un ver qui est à l’origine de notre lignée, n’était pas apparu, ou si les dinosaures avaient survécu, nous ne serions pas là. Il n’y aurait donc pas, selon lui, de sens dans l’évolution. Celle-ci retiendrait, non pas les plus adaptés, mais les plus chanceux. La vie était peut-être un événement probable, mais l’homme, lui, est un sacré veinard.

— Si les lémuriens n’avaient pas survécu, s’ils n’avaient pas été capables de se nourrir de baies dans leurs trous au moment où les dinosaures ont disparu, nous ne serions pas là. Il n’y a pas d’intention cachée dans cette histoire. Mais le résultat est que la complexité s’accroît. S’il existe des planètes qui se sont développées dans les mêmes conditions que la Terre, il n’est pas improbable que ces êtres vivants existent et qu’ils ne diffèrent pas plus de nous qu’une autruche d’un crocodile : quatre membres, deux yeux, un cerveau, des systèmes locomoteurs. Et il y a de fortes chances qu’ils en soient à peu près au même point de l’évolution que nous… On ne peut pas dire qu’il existe une loi qui pousse à la complexité. Mais on constate que quelque chose s’organise qui conduit à une intelligence de plus en plus grande et de plus en plus dématérialisée. Mais l’histoire de l’évolution est peut-être l’artefact d’une conscience qui prend conscience d’elle-même.

 

La mémoire des origines

— Seul le cerveau humain s’interroge sur lui-même… C’est ce qui le distingue des autres ?

— Pas seulement. Il est capable d’extérioriser des fonctions dans l’environnement. L’outil prolonge la main. L’homme peut maintenant faire tout ce que font les autres animaux : courir comme une gazelle avec une automobile, voler comme un aigle avec un Deltaplane, évoluer sous l’eau comme un dauphin, avancer sous terre comme une taupe… Un masque, des lunettes, un parachute, des ailes, des roues… Il a aussi étendu ses fonctions sensorielles par l’écriture qui permet de conserver la parole et de transmettre la pensée dans l’espace et dans le temps. C’est ce qui caractérise le cerveau humain : il n’est pas seulement une masse molle de neurones, ni un standard téléphonique qui rassemble tous les circuits du corps, ni même un ordinateur. Il s’étend aussi à l’extérieur, branché sur d’autres cerveaux humains à l’ensemble de la planète. C’est un réseau fluide, constamment en réorganisation, qui reconfigure ses neurones dans l’action et la réflexion.

— Dans toute cette histoire, on constate que la complexité se développe par agencements de choses simples : deux quarks au commencement de l’univers, quatre atomes symétriques pour le carbone, quatre bases seulement pour les gènes, deux molécules semblables pour fonder les mondes animal et végétal, deux individus pour le sexe… Comme si, à chaque étape, la nature trouvait le chemin le plus simple pour progresser.

— D’une certaine manière… La complexité, ce n’est pas la complication. C’est une répétition d’éléments simples qui se reproduisent et prolifèrent. Sur un écran d’ordinateur, on sait aujourd’hui simuler ce phénomène : en partant d’une forme élémentaire, on voit se constituer des dessins élaborés que l’on appelle du joli nom de « formes fractales » ; ils ressemblent à des ailes de papillons, à des queues d’hippocampes, à des montagnes, à des nuages. La vie est ainsi, répétitive. L’atome est dans la molécule qui est dans la cellule qui est dans l’organisme qui est dans la société…

— Nous portons donc en nous les traces de ces emboîtements.

— Exactement. Notre cerveau, avec ses trois couches, conserve la mémoire de l’évolution. Nos gènes également. Et la composition chimique de nos cellules est un petit morceau de l’océan primitif. Nous avons gardé en nous-mêmes le milieu dont nous sommes issus. Notre corps raconte l’histoire de nos origines.