Ni le chant des oiseaux matinaux,
ni la nuit et son oiseau solennel...
MILTON, Le paradis perdu.
Sur le parterre vertical des talus fleuris, une foule d'oiseaux, balancés sur des corolles, raillaient la Vie au point, les uns, de se lustrer d'un bec factice et de se duyser la plume; les autres, de remplacer le ramage par des rires humains.
A peine lord Ewald se fut-il avancé de quelques pas, que tous les oiseaux tournèrent la tête vers lui, le regardèrent, d'abord, silencieusement, puis éclatèrent, tous à la fois, d'un rire où se mêlaient des timbres de voix viriles et féminines: si bien qu'un instant il se crut en face d'une assemblée humaine.
A cet accueil inattendu, le jeune homme s'arrêta, considérant ce spectacle.
--Ce doit être, j'imagine, quelque hottée de démons que ce sorcier d'Edison a enfermés dans ces oiseaux-là? pensa-t-il en lorgnant les rieurs.
L'électricien, resté dans l'obscurité du tunnel, achevait sans doute de serrer les freins de son ascenseur fantastique:
--Milord, cria-t-il, j'oubliais!--L'on va vous saluer d'une aubade. Si j'eusse été prévenu à temps de ce qui nous arrive à tous deux ce soir, je vous eusse épargné ce dérisoire concert en interrompant le courant de la pile qui anime ces volatiles. Les oiseaux de Hadaly sont des condensateurs ailés. J'ai cru devoir substituer en eux la parole et le rire humains au chant démodé et sans signification de l'oiseau normal. Ce qui m'a paru plus d'accord avec l'esprit du Progrès. Les oiseaux réels redisent si mal ce qu'on leur apprend! Il m'a semblé plaisant de laisser saisir par le phonographe quelques phrases admiratives ou curieuses de mes visiteurs de hasard, puis de les transporter en ces oiseaux par voie d'électricité, grâce à une de mes découvertes encore inconnue là-haut.--Du reste, Hadaly va les faire cesser. Ne leur accordez qu'une dédaigneuse attention pendant que j'amarre l'ascenseur. Vous comprenez, il ne faudrait pas qu'il nous jouât la mauvaise plaisanterie de remonter sans nous à la surface assez lointaine de la Terre.
Lord Ewald regardait l'Andréide.
La paisible respiration de Hadaly soulevait le pâle argent de son sein. Le piano, tout à coup, préluda seul, en de riches harmonies: les touches s'abaissaient comme sous des doigts invisibles.
Et la voix douce de l'Andréïde, ainsi accompagnée, se mit à chanter, sous le voile, avec des inflexions d'une féminéïté surnaturelle:
Salut, jeune homme insoucieux!
L'Espérance pleure à ma porte:
L'Amour me maudit dans les Cieux:
Fuis-moi! Va-t-en! Ferme les yeux!
Car je vaux moins qu'une fleur morte.
Lord Ewald, à ce chant inattendu, se sentit envahir par une sorte de surprise terrible.
Alors, sur les versants en fleurs, une scène sabbatique, d'une absurdité à donner le vertige et qui présentait une sorte de caractère infernal, commença.
D'affreuses voix de visiteurs quelconques s'échappaient, à la fois, du gosier de ces oiseaux: c'étaient des cris d'admiration, des questions banales ou saugrenues,--un bruit de gros applaudissements, même, d'assourdissants mouchoirs, d'offres d'argent.
Sur un signe de Hadaly, cette reproduction de la Gloire à l'instant même s'arrêta.
Lord Ewald reporta ses yeux sur l'Andréïde, en silence.
Tout à coup, la voix pure d'un rossignol s'éleva dans l'ombre. Tous les oiseaux se turent, comme ceux d'une forêt, aux accents du prince de la nuit. Ceci semblait un enchantement. L'oiseau éperdu chantait donc sous terre? Le grand voile noir de Hadaly lui rappelait sans doute la nuit, et il prenait la lampe pour le clair de lune.
Le ruissellement de la délicieuse mélodie se termina par une pluie de notes mélancoliques. Cette voix, venue de la nature et qui rappelait les bois, le ciel et l'immensité, paraissait étrange en ce lieu.
IV
Dieu
Dieu est le lieu des esprits, comme l'espace
est celui des corps.
MALEBRANCHE.
Lord Ewald écoutait.
--C'est beau, cette voix, n'est-ce pas, milord Celian? dit Hadaly.
--Oui, répondit lord Ewald en regardant fixement la noire figure indiscernable de l'Andréïde; c'est l'oeuvre de Dieu.
--Alors, dit-elle, admirez-la: mais ne cherchez pas à savoir comment elle se produit.
--Quel serait le péril, si j'essayais? demanda en souriant lord Ewald.
--Dieu se retirerait du chant! murmura tranquillement Hadaly.
Edison entrait.
--Otons nos fourrures! dit-il: car la température est, ici, réglée et délicieuse!--C'est ici l'Eden perdu... et retrouvé.
Les deux voyageurs se dégagèrent des lourdes peaux d'ours.
--Mais, continua l'électricien (du ton soupçonneux d'un Bartholo qui voit sa pupille converser avec un Almaviva), vous en étiez déjà, je crois, à d'expansifs entretiens?--Oh! ne faites pas attention à moi! continuez! Continuez!
--La singulière idée que vous avez eue là, mon cher Edison, de donner un rossignol réel à une andréïde?
--Ce rossignol?--dit, en riant, Edison: Ah! ah! c'est que je suis un amant de la Nature, moi.--J'aimais beaucoup le ramage de cet oiseau; et son décès, il y a deux mois, m'a causé, je vous l'affirme, une tristesse...
--Hein? dit lord Ewald: ce rossignol qui chante ici, est mort il y a deux mois?
--Oui, dit Edison: j'ai enregistré son dernier chant. Le phonographe qui le reproduit ici est, en réalité, à vingt-cinq lieues, lui-même. Il est placé dans une chambre de ma maison de New York, dans Broad Way. J'y ai annexé un téléphone dont le fil passe en haut, sur mon laboratoire. Une ramification en vient jusqu'en ces caveaux,--là, jusqu'en ces guirlandes,--et aboutit à cette fleur-ci.
Tenez, c'est elle qui chante: vous pouvez la toucher. Sa tige l'isole; c'est un tube de verre trempé; le calice, où vous voyez trembler cette lueur, forme lui-même condensateur; c'est une orchidée factice, assez bien imitée... plus brillante que toutes celles qui parfument les buées lumineuses de l'aurore sur les plateaux du Brésil et du Haut-Pérou.
Ce disant, Edison rallumait son cigare au coeur de feu d'un camélia rose.
--Quoi! réellement, ce rossignol, dont j'entends l'âme,--est mort? murmurait lord Ewald.
--Mort! dites-vous?--Pas tout à fait... puisque J'ai cliché cette âme, dit Edison. Je l'évoque par l'électricité: c'est du spiritisme sérieux, cela. Hein? --Et l'expression du fluide n'étant plus ici que du calorique, vous pouvez allumer votre cigare à cette étincelle inoffensive, dans cette même fausse-fleur parfumée où chante, lueur mélodieuse, l'âme de cet oiseau. Vous pouvez allumer votre cigare à l'âme de ce rossignol.
Et l'électricien s'éloigna pour impressionner divers boutons de cristal numérotés dans un petit cadre appliqué à la muraille, contre la porte.
Lord Ewald, déconcerté par l'explication, était demeuré attristé, avec un froid serrement de coeur.
Tout à coup, il sentit qu'on lui touchait l'épaule; il se retourna: c'était Hadaly.
--Ah! dit-elle tout bas, d'une voix si triste qu'il en tressaillit,--voilà ce que c'est!... DIEU s'est retiré du chant.
V
Électricité
Hail, holy light! Heaven daughter! first born!
MILTON, le Paradis perdu.
--Miss Hadaly, dit Edison en s'inclinant, nous venons, tout bonnement, de la Terre--et le voyage nous a donné soif!
Hadaly s'approcha de lord Ewald:
--Milord, dit-elle, voulez-vous de l'ale ou du sherry?
Lord Ewald hésita un instant:
--S'il vous plaît, du sherry, dit-il.
L'Andréïde s'éloigna, s'en alla prendre, sur une étagère, un plateau sur lequel brillaient trois verres de Venise peinturlurés d'une fumée d'opale, à côté d'un flacon de vin paillé et d'une odorante boîte de lourds cigares cubains.
Elle posa le plateau sur une crédence, versa de haut le vieux vin espagnol, puis, prenant deux verres entre ses mains étincelantes, vint les offrir à ses visiteurs.
Ensuite, s'en étant allée remplir le dernier verre, elle se détourna, d'un mouvement charmant. S'appuyant à l'une des colonnes du souterrain, elle éleva le bras, tout droit, au-dessus de sa tête voilée, en disant de sa voix de mélancolie:
--Milord, à vos amours!
Il fut impossible à lord Ewald de froncer le sourcil à cette parole, tant l'intonation grave avec laquelle ce toast fut porté, au milieu du silence, fut exquise et mesurée de plus haut que toute convenance: le gentilhomme en resta muet d'admiration.
Hadaly jeta, gracieusement, vers la lampe astrale, le vin de son verre. Le Jerez-des-Chevaliers retomba, en gouttelettes illuminées, comme une rosée d'or liquide, sur les poils fauves des dépouilles léonines qui surchargeaient le sol.
--Ainsi, dit Hadaly d'une voix un peu enjouée, je bois, en esprit, par la Lumière.
--Mais, enfin, mon cher enchanteur, murmura lord Ewald, comment se fait-il que miss Hadaly puisse répondre à ce que je lui dis? Il me semble de toute impossibilité qu'un être quelconque ait prévu mes questions, au point, surtout, d'en avoir gravé d'avance les réponses sur de vibrantes feuilles d'or. Ce phénomène, je trouve, est capable de stupéfier l'homme le plus «positif,» comme dirait une personne dont nous avons parlé ce soir.
Edison regarda le jeune Anglais sans répondre tout d'abord.
--Permettez-moi de sauvegarder le secret de Hadaly, du moins pendant quelque temps,--répondit-il.
Lord Ewald s'inclina légèrement: puis, en homme qui, enveloppé de merveilles, renonce désormais à s'étonner de rien, but le verre de sherry, le reposa vide sur un guéridon, jeta son cigare éteint, en prit un nouveau dans la boîte du plateau de Hadaly, l'alluma paisiblement à une fleur lumineuse, à l'exemple d'Edison,--puis s'assit sur l'un des tabourets d'ivoire, attendant que l'un--ou l'autre--de ses hôtes voulût bien prendre la peine d'entrer dans quelque éclaircissement.
Mais Hadaly s'était accoudée, de nouveau, sur son piano noir.
--Voyez-vous ce cygne? reprit Edison: il a, en lui, la voix de l'Alboni. Dans un concert, en Europe, à l'insu de la cantatrice, j'ai phonographié, sur mes nouveaux instruments, la prière de la Norma, «Casta diva», que chantait cette grande artiste.--Ah! que je regrette de n'avoir pas été de ce monde au temps de la Malibran!
Les timbres-vibrants de tous ces soi-disants volatiles sont montés comme des chronomètres de Genève. Ils sont mis en mouvement par le fluide qui court à travers les rameaux de ces fleurs.
Ils contiennent, dans leurs petits volumes, une énorme sonorité, surtout si nous la multiplions par mon Microphone. Cet oiseau de Paradis pourrait, avec autant d'intelligence que toute celle réunie des chanteurs dont la voix est prisonnière en lui, vous donner, à lui seul, une audition du Faust de Berlioz, (orchestre, choeurs, quatuors, solis, bis, applaudissements, rappels et vagues commentaires indistincts de la foule.) Pour l'intensité du son total, il suffirait, disons-nous, de le multiplier par le Microphone. En sorte que, couché dans un appartement d'hôtel, en voyage, si vous placez l'oiseau sur une table et le conducteur microphonique à l'oreille, vous pourrez, seul, entendre cette audition sans réveiller vos voisins. Un tapage immense, digne d'une salle d'Opéra, s'envolerait pour vous de ce petit bec rose,--tant il est vrai que l'ouïe humaine est une illusion comme tout le reste.
Cet oiseau-mouche pourrait vous réciter également le Hamlet de Shakespeare, d'un bout à l'autre et sans souffleur, avec les intonations des meilleurs tragédiens actuels.
Ces oiseaux, dans le gosier desquels je n'ai respecté que la voix du rossignol (qui, seul, me paraît avoir le droit de chanter dans la nature), ces oiseaux sont les musiciens et comédiens ordinaires de Hadaly.--Vous comprenez, presque toujours seule, à des centaines de pieds sous terre, ne devais-je pas l'entourer de quelques distractions?--Que dites-vous de cette volière?
--Vous avez un genre de positivisme à faire pâlir l'imaginaire des Mille et une nuits! s'écria lord Ewald.
--Mais, aussi, quelle Shéhérazade que l'Electricité! répondit Edison.--L'ÉLECTRICITÉ, milord! On ignore, dans le monde élégant, les pas imperceptibles et tout-puissants qu'elle fait chaque jour. Songez donc! Bientôt, grâce à elle, plus d'autocraties, de canons, de monitors, de dynamites ni d'armées!
--C'est un rêve, cela, je crois, murmura lord Ewald.
--Milord, il n'y a plus de rêves! répondit à voix basse le grand ingénieur.
Il demeura pensif un instant.
--Maintenant, ajouta l'électricien, nous allons, puisque vous le désirez, examiner, d'une façon sérieuse, l'organisme de la créature nouvelle, électro-humaine,--de cette ÈVE FUTURE, enfin, qui, aidée de la GÉNÉRATION ARTIFICIELLE, (déjà tout à fait en vogue depuis ces derniers temps), me paraît devoir combler les voeux secrets de notre espèce, avant un siècle,--au moins chez les peuples initiateurs.--Oublions donc, pour le moment, toutes questions étrangères à celle-ci. Les digressions, ne trouvez-vous pas? doivent être comme ces cerceaux que les enfants ont l'air de jeter à l'abandon, fort loin, mais qui, grâce à un mouvement essentiel de retour, imprimé dans le lancé, reviennent dans la main qui les a projetés.
--Veuillez bien, avant tout, me permettre une dernière demande, Edison! dit lord Ewald: car elle me semble, en cet instant, plus intéressante--même que l'examen dont vous parlez.
--Quoi! Même ici? Même avant l'expérience convenue? dit Edison, surpris.
--Oui.
--Laquelle? l'heure nous presse: hâtons-nous.
Lord Ewald regarda très fixement, tout à coup, l'électricien.
--Ce qui me paraît encore plus énigmatique, dit-il, que cette créature incomparable, c'est le motif qui vous a déterminé à la créer. Je désirerais, avant tout, savoir comment cette conception inouïe vous fut inspirée.
A ces mots si simples, Edison, après un grand silence, répondit lentement:
--Ah! C'est mon secret, milord, que vous me demandez là?
--Je vous ai révélé le mien sur vos seules instances! répondit lord Ewald.
--Eh bien,--soit! s'écria Edison. D'ailleurs, c'est logique.--Hadaly, extérieure, n'est que la conséquence de l'intellectuelle Hadaly dont elle fut précédée en mon esprit. Connaissant l'ensemble de réflexions dont elle émane, vous la comprendrez mieux encore, lorsque, tout à l'heure, elle nous permettra d'étudier ses abîmes.--Chère miss, ajouta-t-il en se tournant brusquement vers l'Andreïde immobile, soyez assez gracieuse pour nous laisser quelque temps seuls, milord Ewald et moi: ce que je vais lui raconter ne devant pas être entendu par une jeune fille.
Hadaly, sans répondre, se retira, lente, vers les profondeurs du souterrain en élevant en l'air, sur ses doigts d'argent, son oiseau du Paradis.
--Asseyez-vous sur ce coussin, mon cher lord, reprit l'électricien: l'histoire va durer vingt minutes environ: mais elle est, je crois, intéressante, en effet.
Et, lorsque le jeune homme se fut assis et accoudé à la table de porphyre:
--Voici pourquoi j'ai créé Hadaly! continua Edison.
LIVRE QUATRIÈME
LE SECRET
I
Miss Evelyn Habal
Si le Diable vous tient par un cheveu
priez! ou la tête y passera.
PROVERBES.
Il se recueillit un moment:
--J'avais, autrefois, dans la Louisiane, dit-il, un ami, M. Edward Anderson,--un compagnon d'enfance. Ce jeune homme était doué d'un bon sens estimable, d'une physionomie sympathique et d'un coeur à l'épreuve. Six années lui avaient suffi pour s'affranchir, dignement, de la Pauvreté. Je fus témoin de ses joyeuses noces; il épousait une femme qu'il aimait depuis longtemps.
Deux années se passèrent. Ses affaires s'embellissaient. Dans le monde du négoce on l'estimait comme un cerveau des mieux équilibrés et un homme actif. C'était un inventeur aussi: son industrie étant celle des colons, il avait trouvé le moyen de gommer et de calendrer la toile par un procédé économique de seize et demi pour cent sur les procédés connus. Il fit fortune.
Une situation affermie, deux enfants, une vraie compagne, vaillante et heureuse, c'était, pour ce digne garçon, le bonheur conquis, n'est-ce pas? Un soir, à New York, à la fin d'un meeting où l'on avait clos, dans les hurrahs, l'issue de la fameuse guerre de Sécession, deux de ses voisins de table émirent le projet de terminer leur fête au théâtre.
Anderson, en époux exemplaire et en travailleur matinal, ne s'attardait, d'ordinaire, que bien rarement, et toujours avec ennui, loin de son home. Mais, le matin même, une futile petite nuée de ménage, une discussion des plus inutiles, s'était élevée entre mistress Anderson et lui, mistress Anderson lui ayant manifesté le désir qu'il n'assistât pas à ce meeting,--et cela sans pouvoir motiver ce désir. Donc, par esprit de «caractère» et préoccupé, Anderson accepta d'accompagner ces messieurs.--Lorsqu'une femme aimante nous prie, sans motif précis, de ne point faire une chose, je dis que le propre d'un homme vraiment complet est de prendre cette prière en considération.
L'on donnait le Faust de Charles Gounod.--Au théâtre, un peu ébloui par les lumières, énervé par cette musique, il se laissa gagner par la torpeur de cette sorte de bien-être inconscient que dégage l'ensemble de telles soirées.
Grâce aux propos tenus, dans la loge, auprès de lui, son regard, errant et vague, fut appelé sur une adolescente rousse comme l'or et fort jolie entre les figurantes du ballet. L'ayant lorgnée une seconde, il reporta son attention sur la pièce.
A l'entr'acte, il ne pouvait guère se dispenser de suivre ses deux amis. Les fumées du sherry l'empêchèrent même de se rendre bien compte d'une chose: ils allaient sur la scène.
Il n'avait jamais vu de scène: c'était une curiosité: ce spectacle l'étonna beaucoup.
L'on rencontra miss Evelyn, la jolie rousse. Ces messieurs l'ayant accostée, échangèrent avec l'aimable enfant quelques banalités de circonstance, plus ou moins plaisantes. Anderson, distrait, regardait autour de lui sans consacrer la moindre attention à la danseuse.
L'instant d'après, ses amis, mariés depuis plus longtemps, ayant double ménage comme il est de mode, parlèrent, tout naturellement, d'huîtres et d'une certaine marque de vin de Champagne.
Cette fois, Anderson déclina, comme de raison, et allait prendre congé, malgré les affables insistances de ces messieurs, lorsque l'absurde souvenir de sa petite pique du matin, exagérée par l'excitation ambiante, lui revint en mémoire.
«Mais, au fait, à présent, mistress Anderson devait être endormie, déjà?
«Rentrer un peu plus tard était même préférable? Voyons?--Il s'agissait de tuer une ou deux heures!--Quant à la compagnie galante de miss Evelyn, c'était l'affaire de ses amis, non la sienne. Il ne savait même pourquoi cette fille lui déplaisait assez, physiquement.
«L'imprévu de la fête nationale couvrait, à la rigueur, ce qu'une équipée de cet ordre pouvait présenter d'inconséquent... etc.»
Il hésita néanmoins deux secondes. L'air très réservé de miss Evelyn le décida. L'on alla donc souper, sans autre motif.
Une fois à table, il advint que miss Evelyn, ayant observé attentivement la tenue peu communicative d'Anderson, mit en oeuvre, avec l'habileté la plus voilée, ses plus séductrices prévenances. Son maintien modeste donnait à sa mine un montant si charmeur, qu'au sixième verre de mousse, l'idée --oh! ce ne fut qu'une étincelle!...--mais enfin, la vague possibilité d'un caprice--effleura l'esprit de mon ami Edward.
--«Uniquement (m'a-t-il dit depuis), à cause de l'effort--qu'il essayait, par jeu sensuel,--de trouver --(malgré son initiale aversion pour les lignes, en général, de miss Evelyn)--un plaisir possible à l'idée de la posséder, à cause de cette aversion même.»
Toutefois, c'était un honnête homme: il adorait sa charmante femme: il repoussa cette idée, sans doute émanée des pétillements de l'acide carbonique en sa cervelle.
L'idée revint; la tentation, renforcée du milieu et de l'heure, brillait et le regardait!
Il voulut se retirer; mais déjà son désir s'était avivé en cette lutte futile et lui fit presque l'effet d'une brûlure.--Une simple plaisanterie sur l'austérité de ses moeurs fit qu'il resta.
Peu familier des choses de la nuit, il s'aperçut assez tard, seulement, que, de ses deux amis, l'un avait glissé sous la table (trouvant apparemment le tapis plus avantageux que son lit lointain), et que l'autre, subitement devenu blême (à ce que lui apprit, en riant, miss Evelyn), avait quitté la partie sans explication.
Miss Evelyn, lorsque le nègre vint annoncer le cab d'Anderson, s'invita doucement, demandant, chose assez légitime, qu'on daignât la reconduire jusqu'à sa maison.
Il peut quelquefois sembler dur,--à moins de n'être qu'un malotru fieffé,--d'être brutal avec une jolie fille,--alors surtout que l'on vient de plaisanter deux heures avec elle et qu'elle a proprement joué sa scène de bienséance.
«D'ailleurs cela ne signifiait rien: il la laisserait à ce portail et ce serait fini.»
Tous deux s'en allèrent donc ensemble.
L'air froid, l'ombre, le silence des rues augmentèrent la petite griserie d'Anderson jusqu'au malaise et à la somnolence. En sorte qu'il se retrouva (rêvait-il?) buvant une brûlante tasse de thé, que lui offrait, chez elle, et de ses blanches mains, miss Evelyn Habal,--maintenant en peignoir de satin rose, devant un bon feu, dans une chambre tiède, parfumée et capiteuse.
Comment cela s'était-il produit? Revenu pleinement à lui-même, il se contenta de saisir, à la hâte, son chapeau, sans plus ample informé. Ce que voyant, miss Evelyn lui déclara que, le croyant plus indisposé qu'il n'était, elle avait renvoyé la voiture.
Il répondit qu'il en trouverait une autre.
Miss Evelyn, à cette parole, baissa sa jolie tête pâlissante et deux larmes discrètes luirent entre ses cils. Flatté, quand même, Anderson voulut adoucir la brusquerie de son adieu par «quelques paroles raisonnables».
Cela lui sembla plus «gentleman».
Après tout, miss Evëlyn avait eu soin de lui.
L'heure s'avançait: il prit une banknote et la posa, pour en finir, sur le guéridon du thé. Miss Evelyn prit le papier, sans trop d'ostentation, comme distraitement, puis, avec un mouvement d'épaules et un sourire, le jeta au feu.
Cette façon déconcerta l'excellent manufacturier. Il ne sut plus guère où il était. L'idée de ne pas avoir été «gentleman» le fit rougir. Il se troubla, craignant d'avoir, positivement, blessé sa gracieuse hôtesse. Jugez, par ce trait, de l'état de ses esprits. Il demeura debout, indécis, la tête lourde.
Ce fut alors que miss Evelyn, encore boudeuse, lui fit la folle amabilité de lancer par la fenêtre la clef de la chambre, après avoir donné un tour à la serrure.
Cette fois l'homme sérieux se réveilla tout à fait chez Anderson. Il se fâcha.
Mais un sanglot, qu'on étouffait dans un oreiller à dentelles, amollit sa juste indignation.
--«Que faire? Briser la porte d'un coup de pied?
--Non. C'eût été ridicule. Tout vacarme à cette heure ne pouvait, d'ailleurs, que nuire. Ne valait-il pas mieux, après tout, se décider à faire contre bonne fortune bon coeur?»
Déjà ses pensées avaient pris un tour anormal et tout à fait extraordinaire.
«En y réfléchissant, l'aventure serait d'une infidélité bien vague.
«D'abord, on lui avait coupé la retraite.
«Ensuite, QUI LE SAURAIT? Nulles conséquences n'étaient à craindre.--Et puis, la belle vétille! Un diamant, et il n'y paraîtrait plus.
«La solennité du meeting expliquerait demain bien des choses, à son retour,--en supposant, en admettant même que...--Ah! certes, il faudrait se résoudre à quelque petit mensonge officieux et véniel vis-à-vis de mistress Anderson!--(Ceci, par exemple, l'ennuyait; ceci... Bast! il aviserait demain). D'ailleurs, ce soir, il était trop tard.--Par exemple, il se promettait, sur l'honneur! que nulle autre aurore ne le surprendrait dans cette chambre..., etc., etc...»
Il en était là de sa rêverie lorsque miss Evelyn, revenue vers lui sur la pointe des pieds, lui jeta les bras autour du cou avec un abandon charmeur et demeura ainsi suspendue, les paupières demi-fermées, les lèvres touchant presque les siennes.
--Allons! c'était écrit.
Espérons, n'est-ce pas? qu'Anderson sut profiter, en galant et brûlant chevalier, des heures de délices que le Destin venait de lui offrir avec une si douce violence.
Morale: C'est un triste mari qu'un honnête homme sans sagacité.
Un verre de sherry, miss Hadaly, s'il vous plaît?
II
Côtés sérieux des caprices
Au mot «argent» elle eut un regard qui passa
comme la lueur du canon dans sa fumée.
H. DE BALZAC, La Cousine Bette.
--Continuez, dit lord Ewald, devenu très attentif, et après avoir fait raison à son interlocuteur.
--Voici mon opinion sur ces sortes de caprices ou de faiblesses, répondit Edison,--(pendant que Hadaly, revenue, versait silencieusement du vin d'Espagne à ses deux hôtes, puis s'éloignait.)--J'estime et maintiens qu'il est rare qu'au moins l'une de ces légères aventures (auxquelles on ne croit consacrer qu'un tour de cadran, un remords et une centaine de dollars), n'influe pas d'une façon funeste sur la totalité des jours. Or, Anderson était, du premier coup, tombé sur celle qui est fatale, bien qu'elle dût ne sembler, cependant, que la plus banale et la plus insignifiante de toutes.
Anderson ne savait rien dissimuler. Tout se lisait dans son regard, sur son front, dans son attitude.
Mistress Anderson, une courageuse enfant qui, se conformant aux traditions, avait veillé toute la nuit, le regarda--simplement--lorsqu'il entra, le lendemain, dans la salle à manger. Il arrivait. Ce coup d'oeil suffit à l'instinct de l'épouse. Elle eut un serrement de coeur. Ce fut triste et froid.
Ayant fait signe aux valets de se retirer, elle lui demanda comment il se portait depuis la veille. Anderson lui répondit, avec un sourire peu assuré, que, s'étant trouvé passablement ému vers la fin du banquet, il avait dû passer la nuit chez l'un de ses correspondants, où l'on avait continué la fête. A quoi mistress Anderson répondit, pâle comme un marbre:--«Mon ami, je n'ai pas à donner à ton infidélité plus d'importance que son objet ne le mérite; seulement, que ton premier mensonge soit le dernier. Tu vaux mieux que ton action, je l'espère. Et ton visage, en ce moment, me le prouve. Tes enfants se portent bien. Ils dorment là, dans la chambre. T'écouter aujourd'hui serait te manquer de respect--et l'unique prière que je t'adresse, en échange de mon pardon, est de ne point m'y obliger davantage.»
Cela dit, mistress Anderson rentra dans sa chambre en étouffant, et s'y enferma.
La justesse, la clairvoyance et la dignité de ce reproche eurent pour effet de blesser affreusement l'amour-propre de mon ami Edward,--piqûre d'autant plus dangereuse qu'elle atteignit les sentiments d'amour réel qu'il avait pour sa noble femme.--Dès le lendemain son foyer devint plus froid. Au bout de quelques jours, après une réconciliation guindée et glaciale,--il sentit qu'il ne voyait plus en mistress Anderson que la «mère de ses enfants».--N'ayant pas d'autre dévolu sous la main, il retourna rendre visite à miss Evelyn.--Bientôt le toit conjugal, par cela seul qu'il s'y sentait coupable, lui devint d'abord ennuyeux, --puis insupportable,--puis odieux; c'est Je cours habituel des choses. Donc, en moins de trois années, Anderson, ayant compromis, par une suite d'incuries et de déficits énormes, d'abord sa propre fortune, puis celle des siens, puis celle des indifférents qui lui avaient confié leurs intérêts, se vit tout à coup menacé d'une ruine frauduleuse.
Miss Evelyn Habal, alors, le délaissa. N'est-ce pas inconcevable? Je me demande encore pourquoi, vraiment. Elle lui avait témoigné jusque-là tant de véritable amour!.
Anderson avait changé. Ce n'était plus, au physique ni au moral, l'homme d'autrefois. Sa faiblesse initiale avait fait tache d'huile en lui. Son courage même, paraît-il, ayant, peu à peu suivi son or pendant le cours de cette liaison, il fut atterré d'un abandon que «rien ne lui semblait justifier», surtout, disait-il, «pendant la crise financière qu'il traversait.»--Par une sorte de honte déplacée, il cessa de s'adresser à notre vieille amitié, qui, certes, eut essayé encore de l'arracher de cette fondrière affreuse. Devenu d'une irritabilité nerveuse extrême,--lorsqu'il se vit ainsi vieilli, désorganisé, amoindri, mésestimé et seul, le malheureux parut comme se réveiller, et--le croirez-vous!--dans un accès de frénésie désespérée, mit, purement et simplement, fin à ses jours.
Ici, laissez-moi vous rappeler à nouveau, mon cher lord, qu'avant de rencontrer son dissolvant, Anderson était une nature aussi droite et bien trempée que les meilleures. Je constate des faits. Je ne juge pas. Je me souviens que, de son vivant, un négociant de ses amis le blâmait avec beaucoup d'ironie de sa conduite, la trouvait incompréhensible, se frappait le front en le montrant, et, secrètement, l'imitait. Donc, passons. Ce qui nous arrive, nous l'attirons un peu, voilà tout.
Les statistiques nous fournissent, en Amérique et en Europe, une moyenne ascendante se chiffrant par dizaines de milliers, de cas identiques ou à peu près, par année: c'est-à-dire--d'exemples, répandus en toutes les villes, soit de jeunes gens intelligents et travailleurs, soit de désoeuvrés dans l'aisance, soit d'excellents pères de famille, comme on dit, qui, sous le pli contracté en une faiblesse de cet ordre, finissent de la même manière au mépris de toute considération,--car ce «pli» produit les effets d'asservissement de l'opium.
Adieu famille, enfants et femme, dignité, devoir, fortune, honneur, pays et Dieu!--Cette contagion passionnelle ayant pour effet d'attaquer lentement le sens quelconque de ces vocables dans les cerveaux inoculés, la vie se restreint, en peu de temps, à un spasme pour nos galants déserteurs. Vous remarquerez, n'est-il pas vrai? que cette moyenne ne porte que sur ceux qui en meurent; qu'il ne s'agit, enfin, dans ces chiffres, que des suicidés, assassinés ou exécutés.
Le reste grouille dans les bagnes ou gorge les prisons: c'est le fretin. La moyenne dont nous parlons (et qui fut, approximativement, d'environ cinquante-deux ou trois mille, seulement, pour ces dernières années) est en progrès au point de donner à espérer des totaux doubles pour les années qui viennent,--au fur et à mesure que les petits théâtres s'élèvent dans les petites villes... pour éclairer les niveaux artistiques des majorités. Le dénouement de l'inclination chorégraphique de mon ami Anderson m'affecta, toutefois, si profondément, --me frappa d'une manière si vive, --que je me sentis obsédé par l'idée d'analyser, d'une façon exacte, la nature des séductions qui avaient su troubler ce coeur, ces sens et cette conscience--jusqu'à les conduire à cette fin.
N'ayant jamais eu l'heur de voir de mes deux yeux la danseuse de mon ami Edward, je prétendis deviner d'avance et, simplement, d'après son oeuvre, par un calcul de probabilités,--de pressentiments, si vous préférez,--CE QU'ELLE ÉTAIT AU PHYSIQUE. Certes, je pouvais aberrer, comme on dit, je crois, en astronomie. Mais j'étais curieux de savoir si je tomberais juste, en partant d'une demi-certitude. Bref, je prétendis deviner cela,--tenez par un motif analogue, si vous voulez, à celui qui détermina Leverrier à dédaigner toujours d'appuyer son oeil à la lentille d'un télescope, le calcul qui prédit, à une minute près, l'apparition de Neptune, ainsi que le point précis de l'éther où l'astre est nécessité, donnant une clairvoyance beaucoup plus sûre que celle de tous les télescopes du monde.
Miss Evelyn me représentait l'x d'une équation des plus élémentaires, après tout, puisque j'en connaissais deux termes: Anderson et sa mort.
Plusieurs élégants de ses amis m'avaient affirmé, (sur l'honneur!) que cette créature était bien la plus jolie et la plus amoureuse enfant qu'ils eussent jamais convoitée en secret sous le ciel. Par malheur, (voyez comme je suis!), je ne leur reconnaissais aucune qualité pour avancer, même sous la forme la plus dubitative, ce qu'ils s'empressaient de me jurer là si positivement. Ayant remarqué, moi, le caractère des ravages que, chez Anderson, avait causé l'usage de cette fille, je me défiais des prunelles trop rondes de ces enthousiastes. Et j'en vins, à l'aide d'un grain d'analyse dialectique, --(c'est-à-dire en ne perdant pas de vue le genre d'homme que j'avais connu avant son désastre, dans Anderson, et en me remémorant l'étrangeté d'impressions que m'avait laissée la confidence de son amour),--j'en vins, disons-nous, à pressentir une si singulière différence entre ce que tous m'affirmaient de miss Evelyn Habal ET CE QU'ELLE DEVAIT ÊTRE EN RÉALITÉ, que la foule de ces appréciateurs ou connaisseurs me faisaient l'effet d'une triste collection de niais hystériques. Et voici pourquoi.
Ne pouvant oublier qu'Anderson avait commencé, lui, par trouver cette femme «insignifiante» et que les seules fumées d'une fête l'avaient rendu coupable de jouer, quelques instants, à surmonter une initiale et instinctive aversion pour elle,--les prétendus charmes personnels, qu'attribuaient d'emblée, à la coryphée, ces messieurs (savoir la grâce, le piquant, l'irrésistible et indiscutable don de plaire, etc.),--ne pouvant être que relatifs à la qualité tout individuelle des sens de ces messieurs,--devaient, dis-je, par ce fait seul, me paraître déjà d'une réalité suspecte. Car si nul absolu critérium des goûts, non plus que des nuances, n'est imaginable dans le domaine de la sensualité, je n'en devais pas moins augurer tristement, en bonne logique, d'une réalité de charmes capable de correspondre IMMÉDIATEMENT aux sens léprosés et plus qu'avilis de ces gais et froids viveurs; de telle sorte que le brevet de séductions qu'ils lui délivraient, ainsi, de confiance ET A PREMIÈRE VUE, ne m'attestait que leur sordide parenté de nature avec la sienne,--c'est-à-dire, chez miss Evelyn Habal, une très perverse banalité d'ensemble mental et physique. De plus, la petite question de son âge, (à laquelle s'était toujours dérobé Anderson) me paraissant d'une certaine utilité, je dus m'en enquérir. L'amoureuse enfant ne touchait qu'à ses trente-quatre printemps.
Quant à la «beauté» dont elle pouvait se prévaloir, --en supposant que l'Esthétique ait quelque chose à voir en des amours de cet ordre,--je vous le redis encore, quel genre de beauté devais-je m'attendre à relever en cette femme, étant donné les effroyables abaissements que sa possession prolongée avait produite en une nature comme celle d'Anderson?
III
L'ombre de l'upa.
«Vous les connaîtrez par leurs fruits.»
L'ÉVANGILE.
Éclairons, tout d'abord, me dis-je, l'intérieur de cette passion en secouant simplement sur elle le principe lumineux de l'attraction des contraires et parions, au besoin, la conscience d'un moraliste officiel contre un penny, que nous devinerons juste.
Les goûts et les sens de mon ami, rien qu'à l'analyse de sa physionomie et d'après mille indices bien médités, ne pouvant être que des plus simples, des plus primitifs, des plus naturels, ne devaient, présumai-je, avoir été stérilisés et corrodés a ce point que par l'envoûtement de leurs inverses. Une telle entité ne pouvait avoir été abolie à ce point que par le néant. Le vide seul devait lui avoir donné ce genre de vertige.
Donc, si peu rigoureuse que pouvait sembler ma conclusion, il fallait qu'au mépris de tout l'encens consumé sur ses autels, cette miss Evelyn Habal fût, simplement, une personne dont l'aspect eût été capable de faire fuir en éclatant de rire ou dans l'épouvante ceux-là mêmes (s'ils eussent eu sous leurs paupières de quoi la regarder fixement une seule fois), qui me brûlaient ainsi, en sa faveur et sous le nez, ce fade encens.
Il fallait que tous fussent dupes d'une illusion--poussée sans doute à quelque degré d'apparence insolite!--mais d'une simple illusion; qu'en un mot l'ensemble des attraits de cette curieuse enfant fût, de beaucoup, surajouté à la pénurie intrinsèque de son individu. C'était donc, simplement, la fraude ravissante, sous laquelle cette nullité d'attraits était dissimulée, qui devait pervertir ainsi le premier et superficiel coup d'oeil des passants. Quant à l'illusion plus durable d'Anderson, non seulement elle n'était pas extraordinaire, mais elle était inévitable.
Ces sortes d'êtres féminins en effet,--c'est-à-dire celles qui ne sont abaissantes et fatales que pour des hommes d'une rare et droite nature,--savent, d'instinct, graduer à cet amant les découvertes de toutes leurs vacuités de la manière la plus ingénieuse: les simples passants n'ayant pas même le temps d'en apercevoir le nombre et la gravité, --Elles accoutument sa vue, par d'insensibles dégradations de teintes, à une lumière douceâtre qui en déprave la rétine morale et physique. Elles ont cette secrète propriété de pouvoir affirmer chacune de leurs laideurs avec tant de tact que celles-ci en deviennent des avantages. Et elles finissent par faire ainsi passer, insensiblement, leur réalité (souvent affreuse) dans la vision initiale (souvent charmante) qu'elles en ont donnée. L'habitude vient, avec tous ses voiles; elle jette sa brume; l'illusion s'empire:--et l'envoûtement devient irrémédiable.
Cette oeuvre semble dénoncer une grande finesse d'esprit, une intelligence des plus habiles?--mais c'est là une illusion aussi grande que l'autre.
Ces sortes d'êtres ne savent que cela, ne peuvent que cela, ne comprennent que cela. Ils sont étrangers à tout le reste,--qui ne les intéresse pas. C'est de la pure animalité.
Tenez: l'abeille, le castor, la fourmi, font des choses merveilleuses, mais ils ne font que cela et n'ont jamais fait autre chose. L'animal est exact, la naissance lui confère avec la vie cette fatalité. Le géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche, et la forme de cette ruche est, précisément, celle qui, dans le moindre espace, peut contenir le plus de cases. Etc. L'Animal ne se trompe pas, ne tâtonne pas! L'Homme, au contraire (et c'est là ce qui constitue sa mystérieuse noblesse, sa sélection divine), est sujet à développement et à erreur. Il s'intéresse à toutes choses et s'oublie en elles. Il regarde plus haut. Il sent que lui seul, dans l'univers, n'est pas fini. Il a l'air d'un dieu qui a oublié. Par un mouvement naturel--et sublime!--il se demande où il est; il s'efforce de se rappeler où il commence. Il se tâte l'intelligence, avec ses doutes, comme après ON ne sait quelle chute immémoriale. Tel est l'Homme réel. Or, le propre des êtres qui tiennent encore du monde instinctif, dans l'Humanité, c'est d'être parfaits sur un seul point, mais totalement bornés à celui-là.
Telles ces «femmes», sortes de Stymphalides modernes pour qui celui qu'elles passionnent est simplement une proie vouée à tous les asservissements. Elles obéissent, fatalement, à l'aveugle, à l'obscur assouvissement de leur essence maligne.
Ces êtres de rechute, pour l'Homme,--ces éveilleuses de mauvais désirs, ces initiatrices de joies réprouvées, peuvent glisser, inaperçues, et, même, en laissant un souvenir agréable, entre les bras de mille passagers insoucieux dont le caprice les effleure: elles ne sont effroyables que pour qui s'y attarde, exclusivement, jusqu'à contracter en son coeur le vil besoin de leur étreinte.
Malheur à qui s'habitue au bercement de ces endormeuses de remords! Leur nocuité s'autorise des plus captieux, des plus paradoxaux, des plus anti-intellectuels moyens séductifs pour intoxiquer, peu à peu, de leur charme mensonger, le point faible d'un coeur intègre et pur jusqu'à leur survenance maudite.
Certes, en tout homme, dorment, virtuels, tous les salissants désirs que couvent les fumées du sang et de la chair! Certes, puisque mon ami Edward Anderson succomba, c'est que le germe en était dans son coeur, comme en des limbes--et je ne l'excuse ni ne le juge! Mais je déclare, avant tout, passible d'une capitale pénalité, l'être pestilent dont la fonction fut d'en faire éclore, savamment, l'hydre aux mille têtes. Non, cet être ne fut point, pour lui, cette Ève ingénue que l'amour,--fatal, sans doute!--mais, enfin, que l'amour égara vers cette Tentation qui, pensait-elle, devait grandir, jusqu'à l'état divin, son compagnon de paradis!.. Ce fut l'intruse consciente, désirant d'une façon secrète et natale,--pour ainsi dire malgré elle, enfin,--la simple régression vers les plus sordides sphères de l'Instinct et l'obscurcissement d'âme définitif de celui... qu'elle ne tentait qu'afin de pouvoir en contempler, un jour, d'un air d'infatuée satisfaction, la déchéance, les tristesses et la mort.
Oui: telles sont ces femmes! jouets sans conséquences pour le passant, mais redoutables pour ces seuls hommes, parce qu'une fois aveuglés, souillés, ensorcelés par la lente hystérie qui se dégage d'elles, ces «évaporées»--accomplissant leur fonction ténébreuse, en laquelle elles ne sauraient éviter elles-mêmes de se réaliser,--les conduisent, forcément, en épaississant, d'heure en heure, la folie de ces amants, soit jusqu'à l'anémie cérébrale et le honteux affaissement dans la ruine, soit jusqu'au suicide hébété d'Anderson.
Seules, elles conçoivent l'ensemble de leur projet. Elles offrent, d'abord, comme une pomme insignifiante, un semblant de plaisir inconnu,--ignominieux déjà, cependant!--et que l'Homme, au fond, n'accepte de commettre qu'avec un sourire faible et trouble et, d'avance, un remords. Comment se défier absolument,--pour si peu!--de ces illicébrantes mais détestables amies, qui sont, chacune pour chacun, celle, entre toutes, qu'il ne faut pas rencontrer! Leurs protestations et leurs instances,--si subtiles, si artificieuses qu'on n'en distingue plus le métier--l'obligent, presque... (ah! je dis presque!--tout est dans ce mot, pour moi!)--de s'asseoir avec elles à cette table où, bientôt, le démon de leur mauvaise essence les CONTRAINT, s'il faut tout dire, elles aussi, de ne verser à cet homme que du poison. Dès lors, c'en est fait: l'oeuvre est commencée: la maladie suivra son cours. Un Dieu seul peut le sauver. Par un miracle.
En conclusion de tels faits, dûment analysés, édictons le draconien décret suivant:
Ces femmes neutres dont toute la «pensée» commence et finit à la ceinture,--et dont le propre est, par conséquent, de ramener au point précis où cette ceinture se boucle, TOUTES les pensées de l'Homme, alors que cette même ceinture n'enserre, luxurieusement (et toujours!) qu'un méchant ou intéressé calcul,--ces femmes, dis-je, sont moins distantes, en RÉALITÉ, de l'espèce animale que de la nôtre. Par ainsi, étant tenu compte d'un scrupule, l'homme digne du nom d'homme a droit de haute et basse justice sur ce genre d'êtres féminins, au même titre qu'il se l'arroge sur les autres individus du règne animal.
Donc, étant donné que--grâce à la mise en oeuvre de certains frauduleux moyens,--si l'une de ces femmes, profitant de l'un de ces hasardeux moments de faiblesse maladive où tout vivant, même viril, peut se trouver sans défense, a su faire tomber, à la longue, ensuite, jusqu'à l'aveuglement passionnel, un homme beau, jeune, courageux, consciencieux de ses devoirs, ayant gagné sa fortune, doué d'une intelligence élevée et d'une initiale dignité de sens jusqu'alors irréprochable,--oui, je déclare qu'il me semble équitable de dénier à cette femme le libre DROIT d'abuser de la misère humaine jusqu'à conduire, cet homme, consciemment ou non, où la sauteuse d'enfer dont je parle a conduit mon ami.
Or, comme il est dans la nature de ces sortes de personnes aussi nulles que mortelles d'en abuser quand même! nécessairement! (puisqu'en principe elles ne peuvent être, avons nous dit, qu'abaissantes, et qui pis est, contagieuses,) je conclus que le droit, libre et naturel aussi, de cet homme sur elles--si, par miracle, il lui est donné de s'apercevoir à temps de ce dont il est victime--est la mort sommaire, adressée de la manière la plus occulte et la plus sûre, et cela sans scrupule ni autre forme de procès, par la raison qu'on ne discute pas plus avec le vampire qu'avec la vipère.
Approfondissons encore l'examen de ces faits: c'est important. Par l'accidentelle incidence, disons-nous, d'un trouble mental dû aux fumées de tel «souper» (unique, peut-être, dans la vie de cet homme), voici que cette guetteuse innée reconnaît sa proie possible, en devine la sensualité virtuelle, inéveillée encore, trame sa toile de hasards prévus, bondit sur elle, l'enlace, lui ment et l'enivre selon son métier,--et, se vengeant, en elle-même, aussi, de celle qui, là-bas, irréprochable, laborieuse et chaste, avec de beaux enfants, attend, dans l'anxiété, ce mari follement attardé pour la première fois,--voici, dis-je, qu'elle corrode, en une nuit, d'une goutte de son ardent venin, la santé physique et morale de cet homme.
Le lendemain, si quelque juge pouvait l'interroger, elle répondrait, impunément, «qu'au moins, une fois réveillé, cet homme est bien libre de se défendre en ne revenant plus chez elle...» (alors qu'elle sait bien,--puisqu'au fond de son redoutable instinct elle ne sait même que cela,--que cet homme, entre tous les autres, ne peut déjà plus se réveiller tout à fait d'elle sans un effort d'une énergie dont il ne se doute pas et que chaque rechute,--provoquée, sans cesse, par elle, obscurément,--rendra de plus en plus difficile)!...--Et le juge, en effet, ne saurait que répondre ni statuer. Et cette femme, poursuivant son oeuvre odieuse, aura le DROIT de pousser, nécessairement de jour en jour, son aveugle vers ce précipice?
Soit. Seulement, que de milliers de femmes n'a-t-on pas exécutées pour de moins tortueux attentats?--C'est pourquoi, l'homme étant solidaire de l'homme, si mon ami ne fut pas le justicier de cette «irrésistible» empoisonneuse, j'ai dû savoir ce que j'avais à faire.
Des esprits soi-disant modernes, c'est-à-dire tarés par le plus sceptique des égoïsmes, s'écriraient, en m'écoutant:
«--Ah çà! que vous prend-il? De tels accès de morale ne sont-ils pas, pour le moins, surannés? Après tout, ces femmes sont belles, sont jolies; elles usent, au su de tous, de ces moyens de faire fortune, ce qui est, de nos jours, le positif de la vie, alors, surtout, que nos «organisations sociales» ne leur en laissent guère beaucoup d'autres.--Et après? Pourquoi pas? C'est la grande lutte pour l'existence, le Tue-moi ou je te tue des temps actuels. A chacun de se garer! Votre ami ne fut, au bout du compte, qu'un naïf, et, de plus, qu'un homme indiscutablement coupable, à tous égards, d'une faiblesse, d'une démence et d'une sensualité honteuses: et, sans doute, un «protecteur» ennuyeux, pour le surplus. Ma foi, requiescat!»
Bien. Il va sans dire que ces affirmations qui, toujours, ne semblent rationnelles que pour cause d'expressions inexactes, non seulement ne diffèrent pas beaucoup, à mon sens, comme valeur et poids, dans la question qui nous préoccupe, de, par exemple, celles-ci: «Ne pleut-il pas?...» ou: «Quelle heure est-il?» mais révèlent, chez ces beaux diseurs, et à leur insu, tels cas d'envoûtement de même nature que celui d'Anderson.
--Ces femmes sont belles?... ricanent ces passants.
Allons donc! La BEAUTÉ, cela regarde l'Art et l'âme humaine! Celles, d'entre les femmes galantes de ce siècle, qui sont revêtues, en effet, d'un certain voile de beauté réelle, ne produisent point, n'ont jamais produit de ces résultats sur des hommes tels que celui dont je parle--et n'ont que faire de se prêter à des façons de le tenter qui, tout d'abord, leur seraient d'une parure malséante. Elles ne se donnent pas tant de peine--et sont infiniment moins dangereuses; leur mensonge n'étant jamais total! La plupart, même, sont douées d'une simplicité qui les rend accessibles à quelques sensations élevées,--à des dévoûments, même!--Mais celles-là seules qui peuvent avilir à ce point et jusqu'à ce dénouement un homme tel qu'Anderson, ne peuvent pas être belles, dans un sens acceptable du mot.
S'il s'en trouve qui semblent belles, au premier regard, j'affirme que leurs visages ou leurs corps doit, immanquablement, offrir quelques traits infâmes, abjects, qui démentent le reste et où se traduit leur être: la vie et les excès renforcent, bientôt, ces difformités--et ce qu'il faut dire, maintenant, c'est qu'étant donné le genre de passion qu'elles allument, lorsque ce genre de passion doit amener ces moroses conséquences, ce n'est nullement de leur illusoire beauté que provient, sur leur amant, leur pernicieux pouvoir! mais bien de ces seuls traits odieux qui font, seulement, tolérer, à cet amant, le peu de beauté convenue qu'ils déshonorent. Le passant peut désirer ces femmes pour ce peu de beauté: leur amant? jamais.
«--Ces femmes sont jolies!» promulguent encore nos penseurs.
Même en accordant le sens tout relatif de ce mot, ce que l'on n'ajoute pas, c'est qu'on ignore à quel prix elles le sont dès qu'elles ont fait trois pas dans la vie, hors de la prime jeunesse. Et je prétends que le prix fait quelque chose à l'affaire, cette fois.
Car le joli de leurs personnes ne tarde pas à devenir d'une qualité le plus souvent artificielle, et TRÈS-ARTIFICIELLE entre temps. Certes, il est difficile de le reconnaître d'un coup d'oeil: mais cela est. --«Qu'importe (s'écrient nos philosophes) si l'ensemble est d'une agréable impression? Sont-elles autre chose, pour nous, que de jolis moments qui passent? Si la saveur de leur personne, pimentée de ces ingrédients et ajoutis nouveaux, ne nous déplaît pas, qu'importe comment elles préparent le mets de haut goût qu'elles débitent!»
Je pense vous prouver tout à l'heure que cela importe un peu plus que ces insoucieux amateurs ne le supposent.--Puis, si nous regardons à la prunelle ces douteuses adolescentes (si jolies!) nous distinguerons, en ces prunelles, l'éclair du chat obscène qui veille en elles et cette aperception démentira, sur-le-champ, ce que la crudité d'une jeunesse factice peut leur prêter de charme.
Si, nous excusant du sacrilège, nous plaçons, à côté d'elles, par exemple, une de ces toutes simples jeunes filles dont les joues deviennent couleur des matinales roses aux premiers mots sacrés du jeune amour, nous trouverons, sans effort, que le mot «joli», vraiment, est quelque peu flatteur s'il s'agit de qualifier l'ensemble banal de cette poudre, de ce fard, de telle ou de telle fausse dent, de telle ou de telle teinture, de telle ou de telle fausse natte, rousse, blonde ou brune,--et de ce faux sourire, et de ce faux regard, et de ce faux amour.
Donc, il est inexact d'avancer de ces femmes qu'elles sont belles, ou laides, ou jolies, ou jeunes, ou blondes, ou vieilles, ou brunes, ou grasses, ou maigres, attendu qu'en supposant, même, qu'il soit possible de le savoir, et de l'affirmer avant que telle rapide modification nouvelle ne s'accuse en leurs corporéités,--le secret de leur malfaisant charme n'est pas là:--bien au contraire!
Chose à déconcerter la raison, l'axiome qui ressort de ces féminines stryges, qui marchent de pair avec l'homme, c'est que leur action fatale et morbide sur LEUR victime est en raison directe de la quantité d'artificiel, au moral et au physique, dont elles font valoir,--dont elles repoussent, plutôt,--le peu de séductions naturelles qu'elles paraissent posséder.
C'est, en un mot, QUOIQUE jolies, ou belles, ou laides, etc., que leur amant (celui qui doit en succomber) s'en appassionne et s'en aveugle! Et nullement à cause de ces possibilités personnelles.--C'est là l'unique point que je tenais à bien établir, attendu que c'est le seul qui soit important.
Je passe, ici-bas, pour assez inventif: mais, en vérité (je puis, dès à présent, vous l'avouer), mon imagination, même surmenée par l'animadversion que je nourrissais, je le confesse, contre miss Evelyn Habal, ne pouvait pas,--non! non!--ne pouvait pas me suggérer jusqu'à quel degré fantasmatique et presque inconcevable, cet axiome devait être confirmé par... ce que nous allons voir, entendre et toucher tout à l'heure.
Maintenant, une comparaison, pour conclure, avant de passer à la démonstration.
Tous les êtres ont leurs correspondances dans un règne inférieur de la nature. Cette correspondance, qui est, en quelque sorte, la figure de leur réalité, les éclaire aux yeux du métaphysicien. Pour la reconnaître, il suffit de considérer les résultats produits autour de ces êtres par leur présence. Eh bien! la correspondance de ces mornes Circés dans le monde végétal (puisque n'étant elles-mêmes, malgré leurs formes humaines, que du monde animal, il faut regarder au-dessous pour préciser leur correspondance), celle-ci n'est autre que l'arbre Upa, dont elles sont, en analogie, comme les myriades de feuilles vénéneuses.
Il apparaît, très doré par le soleil. Son ombre, vous le savez, engourdit, enivre d'hallucinations fiévreuses et, si l'on s'attarde sous son influence, elle devient mortelle.
Donc, la beauté de l'arbre doit être empruntée et surajoutée à lui-même.
En effet, sarclez l'upa de ses millions de chenilles pestifères et brillantes: et ce n'est plus qu'un arbre mort, aux fleurs d'un rose sale et dont le soleil n'arrache plus un reflet. Sa vertu meurtrière, même, disparaît si on le transplante hors du terrain propice à son action, et il ne tarde pas à dépérir, dédaigné de toute attention humaine.
Les chenilles lui sont nécessaires. Il se les approprie. Et tous deux s'attirent, lui et l'innombrable chenille, à cause de l'action funeste où doit se réaliser leur ensemble, qui les appelle en sa synthétique unité. Tel est l'upa,--le manchenillier, si vous le voulez. Certains amours tiennent de son ombre.
Eh bien! en échenillant de leurs attraits, aussi délétères qu'artificiels, la plupart de ces femmes dont l'ombre est mortelle,--il en reste... ce qui reste de l'upa dans cette même conjoncture.
Remplacez le soleil par l'imagination de qui les regarde, l'illusion, précisément à cause de l'effort secret qu'elle nécessite, apparaît d'autant plus chatoyante et attirante!--Regardez-les, en examinant, à froid, ce qui produit cette illusion, elle se dissipera pour faire place à cet invincible dégoût dont aucune excitation ne tirerait un désir.
Miss Evelyn Habal était donc devenue pour moi le sujet d'une expérience... curieuse. Je me résolus à la retrouver, non pour faire la preuve de ma théorie (elle est faite de toute éternité), mais parce qu'il me paraissait intéressant de la constater dans des conditions aussi belles, aussi complètes qu'elles devaient être.
--Miss Evelyn Habal!--me disais-je: qu'est-ce que CELA pouvait bien être?
Je m'enquis de ses traces.
La délicieuse enfant était à Philadelphie, où la ruine et la mort d'Anderson lui avaient fait une réclame des plus resplendissantes. Elle était fort courue. Je partis et fis sa connaissance en peu d'heures. Elle était bien souffrante... Une affection la minait;--au physique bien entendu. De sorte qu'elle ne survécut, même, que peu de temps à son cher Edward.
Oui, la Mort nous la déroba, voici déjà plusieurs années.
Toutefois, j'eus le loisir, avant son décès, de vérifier en elle mes pressentiments et théories. Au surplus, tenez, sa mort importe peu: je vais la faire venir, comme si de rien n'était.
L'affriolante ballerine va vous danser un pas en s'accompagnant de son chant, de son tambour de basque et de ses castagnettes.
En prononçant ces derniers mots, Edison s'était levé et avait tiré une cordelette qui tombait du plafond le long d'une tenture.
IV
Danse macabre
«Et c'est un dur métier que d'être une belle femme!»
CHARLES BAUDELAIRE.
Une longue lame d'étoffe gommée, incrustée d'une multitude de verres exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre deux tiges d'acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette lame d'étoffe, tirée à l'un des bouts par un mouvement d'horloge, commença de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d'un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup,--sur la grande toile blanche, tendue en face de lui, dans le cadre d'ébène surmonté de la rose d'or,--réfracta l'apparition en sa taille humaine d'une très jolie et assez jeune femme rousse.
La vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire. Les mouvements s'accusaient avec le fondu de la Vie elle-même, grâce aux procédés de la photographie successive, qui, le long d'un ruban de six coudées, peut saisir dix minutes des mouvements d'un être sur des verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant lampascope.
Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre, frappa d'une étincelle le centre de la rose d'or.
Soudain une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure se fit entendre; la danseuse chantait l'alza et le holè de son fandango. Le tambour de basque se mit à ronfler sous son coude et les castagnettes à cliqueter.
Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le clin des paupières, l'intention du sourire se reproduisaient.
Lord Ewald lorgnait cette vision avec une muette surprise.
--N'est-ce pas, mon cher lord, que c'était une ravissante enfant? disait Edison. Eh! eh! A tout prendre la passion de mon ami Edward Anderson ne fut pas inconcevable.--Quelles hanches! quels beaux cheveux roux! de l'or brûlé, vraiment! Et ce teint si chaudement pâle? Et ces longs yeux si singuliers? Ces petites griffes en pétales de roses où l'aurore semble avoir pleuré, tant elles brillent? Et ces jolies veines, qui s'accusent sous l'excitation de la danse? Cet éclat juvénile des bras et du col? Ce sourire emperlé où se jouent des lueurs mouillées sur ces jolies dents! Et cette bouche rouge? Et ces fins sourcils d'or fauve, si bien arqués? Ces narines si vives, palpitantes comme les ailes d'un papillon? Ce corsage, d'une si ferme plénitude, que laisse deviner le satin qui craque! Ces jambes si légères, d'un modelé si sculptural? Ces petits pieds si spirituellement cambrés?--Ah!... conclut Edison avec un profond soupir, c'est beau la nature, malgré tout! Et voici bien un morceau de roi, comme disent les poètes!
L'électricien semblait plongé dans une extase d'amoureux: l'on eût dit qu'il s'attendrissait lui-même.
--Oui, certes! dit lord Ewald: plaisantez la Nature si bon vous semble: cette jolie personne danse mieux, il est vrai, qu'elle ne chante; cependant je conçois, devant tant de charmes, que, si le plaisir sensuel suffisait au coeur de votre ami, cette jeune femme lui ait paru des plus aimables.
--Ah? dit Edison rêveur, avec une intonation étrange et en regardant lord Ewald.
Il se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la lampe; le ruban d'étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur. L'image vivante disparut. Une seconde bande héliochromique se tendit, au-dessous de la première, d'une façon instantanée, commença de glisser devant la lampe avec la rapidité de l'éclair, et le réflecteur envoya dans le cadre l'apparition d'un petit être exsangue, vaguement féminin, aux membres rabougris, aux joues creuses, à la bouche édentée et presque sans lèvres, au crâne à peu près chauve, aux yeux ternes et en vrille, aux paupières flasques, à la personne ridée, toute maigre et sombre.
Et la voix avinée chantait un couplet obscène, et tout cela dansait, comme l'image précédente, avec le même tambour de basque et les mêmes castagnettes.
--Et... maintenant? dit Edison en souriant.
--Qu'est-ce que cette sorcière? demanda lord Ewald.
--Mais, dit tranquillement Edison, c'est la même: seulement c'est la vraie. C'est celle qu'il y avait sous la semblance de l'autre. Je vois que vous ne vous êtes jamais bien sérieusement rendu compte des progrès de l'Art de la toilette dans les temps modernes, mon cher lord!
Puis reprenant sa voix enthousiaste:
--Ecce puella! s'écria-t-il. Voici la radieuse Evelyn Habal délivrée, échenillée de ses autres attraits. N'est-ce pas que c'est pour en mourir de désirs! Ah! povera innamorata!--Comme elle est sémillante ainsi! Le délicieux rêve! Quelles passions, quel noble amour on sent qu'elle peut allumer ou inspirer! N'est-ce pas que c'est beau la simple Nature? Pourrons-nous jamais rivaliser avec ceci? J'en dois désespérer. J'en baisse la tête.--Hein? qu'en pensez-vous?...--Ce n'est qu'aux seules persistances de la Suggestion-fixe que je dois d'avoir obtenu cette pose.--Dérision! Croyez-vous que, si Anderson l'eût vue de la sorte pour la première fois, il ne serait pas encore assis à son foyer, entre sa femme et ses enfants, ce qui valait bien le reste, après tout?--Ce que c'est que la «toilette», pourtant? Les femmes ont des doigts de fées! Et, une fois la première impression produite, je vous dis que l'Illusion est tenace et se repaît des plus odieux défauts:--jusqu'à se cramponner, avec ses ongles de chimère en démence, à la laideur, fût-elle répulsive entre toutes.
Il suffit à une «fine mouche», encore un coup, de savoir affirmer ses tares, pour s'en faire une parure mordante et en inspirer la convoitise aux inexperts insensiblement aveuglés. Ce n'est plus qu'une question de vocabulaire; la maigreur devient de la gracilité, la laideur du piquant, la malpropreté de la négligence, la duplicité de la finesse, et coetera, et coetera. Et, de nuances en nuances, l'on arrive souventes fois... où l'amant de cette enfant en arriva. A une mort maudite. Lisez les milliers de journaux qui, partout, et quotidiennement, le constatent, et vous reconnaîtrez que, loin d'exagérer mes chiffres, je les sous évalue.
--Vous me certifiez, mon cher Edison, que ces deux visions ne reproduisent qu'une seule et même femme? murmura lord Ewald.
Edison, à cette question, regarda, de nouveau, son jeune interlocuteur, mais, cette fois, avec une expression de mélancolie grave.
--Ah! vous avez l'idéal vraiment enfoncé dans le coeur! s'écria-t-il enfin. Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je vais vous convaincre, cette fois! Car, en vérité, je me vois contraint de le faire. Regardez, milord: voici, en réalité, pourquoi ce pauvre Edward Anderson s'est détruit la dignité, le corps, l'honneur, la fortune et la vie.
Et, faisant sortir de la muraille un grand tiroir sous l'image lumineuse qui continuait la sinistre danse:
--Voici, continua-t-il, la dépouille de cette charmeuse, l'arsenal de cette Armide!--Voulez-vous avoir la complaisance de nous éclairer, miss Hadaly?
L'Andréide se leva, saisit une torche fortement parfumée, l'alluma dans le calice de quelque fleur; puis, prenant par la main lord Ewald, l'attira doucement vers Edison.
--Oui, continuait l'ingénieur, si vous avez trouvé naturels les charmes du premier aspect de miss Evelyn Habal, j'imagine que vous allez revenir sur cette impression; car, en fait de personne défectueuse jusqu'au paradoxe, c'était, au contraire, l'effigie, la pièce d'or, l'étalon-type suprême, dont les autres femmes de son genre ne peuvent être, Dieu merci, que la pâle monnaie! Voyez, plutôt.
Hadaly, à cette parole, élevant sa torche au-dessus de sa tête voilée, se tint debout, à côté du sombre tiroir, comme une statue auprès d'un sépulcre.
V
Exhumation
Lugete, O Veneres, Cupidinesque!
CATULLE.
--Voici, nasillait Edison avec la voix d'un commissaire-priseur: voyez: Ici reposent la ceinture de Vénus, l'écharpe des Grâces, les flèches de Cupidon.
Voici, d'abord, la chevelure ardente de l'Hérodiade, le fluide métal stellaire, les lueurs de soleil dans le feuillage d'automne, le prestige de l'ombre vermeille sur la mousse,--le souvenir d'Ève la blonde, l'aïeule jeune, l'éternellement radieuse! Ah! secouer ces rayons! quelle ivresse? Hein!
Et il secouait, en effet, dans l'air, une horrible queue de nattes postiches et déteintes, où l'on voyait des fils d'argent réapparaître, des crêpés violacés, un sordide arc-en-ciel de poils que travaillait et jaunissait l'action des acides.
--Voici le teint de lis, les roses de la pudeur virginale, la séduction des lèvres mouvantes, humides, pimentées de désirs, tout enflammées d'amour!
Et il alignait, sur un bord circulaire de la muraille, de vieux étuis débouchés remplis d'un cosmétique rouge, des pots de gros fard de théâtre de toutes nuances, à moitié usés, des boîtes à mouches, etc.
--Voici la grandeur calme et magnifique des yeux, l'arc pur des sourcils, l'ombre et le bistre de la passion et des insomnies d'amour! et puis les jolies veines des tempes!... le rose des narines émues qui respirent vite, toutes haletantes de joie en écoutant le pas du jeune amant!
Et il montrait des épingles à cheveux noircies à la fumée, des crayons bleus, des pinceaux à carmin, des bâtons de chine, des estompes, des boîtes de k'hol de Smyrne, etc.
--Voici les belles petites dents lumineuses, si enfantines et si fraîches! Ah! le premier baiser sur la provocante magie du sourire ensorcelant qui les découvrait!
Et il faisait jouer, avec bruit, les ressorts d'un ravissant dentier pareil à ceux que l'on voit dans les montres des dentistes.
--Voici l'éclat, le satiné, la nacre du col, la juvénilité de la chair des épaules et des bras frémissants: les lueurs d'albâtre de la belle gorge ondulante!
Et il élevait, l'un après l'autre, chaque instrument du lugubre appareil de l'émaillage.
--Voici les beaux seins bondissants de la Néreïde ensalée des vagues aurorales! Salut, dans l'écume et les rayons, à ces divins contours entrevus dans le cortège de l'Anadyomène!
Et il agitait des morceaux de ouate grise, bombés, fuligineux et de très rance odeur.
--Voici les hanches de la faunesse, de la bacchante enivrée, de la belle fille moderne, plus parfaite que les statues d'Athènes--et qui danse avec sa folie!
Et il brandissait des «formes», des «tournures» en treillis d'acier, des baleines tordues, des buses aux inclinaisons orthopédiques, les restes de deux ou trois vieux corsets compliqués, et qui, avec leurs lacets et leurs boutons, ressemblaient à de vieilles mandolines détraquées, dont les cordes flottent et bruissent avec un son ridicule.
--Voici les jambes, au modelé si pur, si délicieusement éperdues, de la ballerine!
Et il faisait se trémousser, en les agitant à bras tendu le plus loin possible,--deux lourds et fétides maillots, sans doute jadis roses, aux tricots rembourrés d'une étoupe savamment répartie.
--Voici les clartés adamantines des ongles des pieds et des mains, le brillant des petites griffes mignonnes. Ah! l'Orient! C'est de lui que nous vient encore cette lumière!
Et il montrait le dedans d'une forte boîte dite de roséine ou de nakarat, avec ses brosses usées, souillées encore de différents détritus.
--Voici l'élancé de la démarche, la cambrure, la sveltesse d'un pied féminin, où rien ne décèle l'intrusion d'une race servile, lâche et intéressée.
Et il choquait, l'un contre l'autre, des talons hauts comme des bouchons de Médoc,--des semelles finissant sous le coude-pied et trompant l'oeil, par ainsi, quant aux dimensions réelles des extrémités infâmes,--des morceaux de liège simulant une cambrure, etc.
--Voici l'APPRÊT du sourire ingénu, malin, câlin céleste ou mélancolique, l'inspirateur des enchantements et des expressions «irrésistibles» du visage!
Et il montrait un grossissant miroir de poche, où la danseuse étudiait, à une ride près, les «valeurs» de sa physionomie.
--Voici la senteur saine de la Jeunesse et de la Vie, l'arôme personnel de cette fleur animée!
Et il plaçait, délicatement, comme des spécimens, auprès des fards et des crayons, des fioles de ces huiles puissantes, élaborées par la pharmaceutique pour combattre les regrettables émanations de la nature.
Voici, maintenant, de plus sérieux flacons provenus de la même officine: leur odeur, leur teinte iodurée, leurs étiquettes grattées nous font pressentir quels bouquets de Ne m'oubliez pas la pauvre enfant pouvait offrir à ses préférés.
Voici quelques ingrédients et quelques objets, de formes au moins bizarres, dont, par déférence pour notre chère Hadaly, nous tairons l'usage probable, n'est-ce pas?--Ils révèlent que cette naïve créature était quelque peu versée dans l'art de réveiller d'innocents transports.
Et, pour clore, ajouta Édison, voici quelques échantillons d'herboristerie dont les vertus spéciales sont très connues; elles nous attestent que miss Evelyn Habal, en sa modestie, ne se sentait pas faite pour les joies de la famille.
Ayant ainsi terminé sa nomenclature, le sinistre ingénieur renferma de nouveau, et pêle-mêle, dans le tiroir, tout ce qu'il en avait exhumé; puis, en ayant laissé retomber le couvercle comme une pierre tombale, il le repoussa dans la muraille.
--Je pense, mon cher lord, que vous êtes édifié maintenant, conclut-il. Je ne crois pas, je ne veux pas croire qu'il exista jamais, parmi les plus plâtrées et les plus blafardes de nos belles galantes, une femme plus... recommandée... que miss Evelyn; mais ce que je jure, ce que j'atteste--c'est que toutes sont, ou seront demain,--(quelques excès aidant),--plus on moins de sa famille.
Et il courut à une aiguière s'ondoyer, puis s'essuyer les doigts.
Lord Ewald se taisait, profondément surpris, écoeuré jusqu'à la mort, et pensif.
Il regardait Hadaly, qui éteignait silencieusement sa torche dans la terre d'une caisse d'oranger artificiel.
Edison revint à lui.
--Je comprends, à la rigueur, qu'on puisse encore s'agenouiller devant une sépulture ou un tombeau, dit-il; mais devant ce tiroir, et devant ces mânes!... C'est difficile,--n'est-ce pas?-- Pourtant ne sont-ce pas là ses vrais ossements?
Et, tirant une dernière fois la cordelette des cercles photochromiques, la vision disparut, le chant cessa: l'oraison funèbre était achevée.
--Nous sommes loin de Daphnis et de Chloë, dit-il.
Puis, en manière de conclusion tranquille:
--Allons, ajouta-t-il, était-ce vraiment la peine de devenir déshonnête, de dénuer les siens, d'oublier toute vieille espérance infinie, et de sauter, la tête basse, dans on ne sait quel vil suicide... pourquoi?
Pour le contenu de ce tiroir.
Ah! les gens trop positifs! Quels poètes, lorsqu'ils se mettent à vouloir, aussi, chevaucher des nuages!--Et penser que la moyenne annuelle de cinquante-deux à trois mille cas (certes beaucoup moins monstrueux, mais, sous un peu d'analyse, à peu près identiques dans leur genre, à celui-ci), est ascendante en Amérique et en Europe, et que la plupart des victimes--au moins de la laideur morale de nos «irrésistibles» exécutrices,--sont, pour la plupart, des gens doués du sens commun le plus terre à terre, le plus pratique, et fort dédaigneux de tous ces songe creux qui, du fond de leur solitude préférée, les regardent fixement.
VI
Honni soit qui mal y pense!
Et, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.
ALFRED DE VIGNY, Les Destinées.
Alors, continua Edison, ayant ainsi rassemblé ces preuves que mon malheureux ami n'avait jamais serré dans ses bras qu'une morne chimère et que, sous cet attirail non pareil, l'être hybride de sa passion se trouvait être aussi faux lui-même que son amour,--au point de ne plus sembler que de l'Artificiel illusoirement vivant,--je me suis dit une chose:
Puisqu'en Europe et en Amérique, il est, chaque année, tant de milliers et tant de milliers d'hommes raisonnables qui,--abandonnant de véritables, d'admirables femmes, le plus souvent,--se laissent ainsi assassiner par l'Absurde en des milliers de cas à peu près identiques à celui-ci...
--Oh! interrompit lord Ewald, dites que votre ami est tombé sur la plus incroyable exception du monde, et que son triste amour ne peut être excusable ou concevable que comme issu d'une démence évidente et digne d'être médicalement traitée. Tant d'autres meurtrières sont d'un charme si réel que vouloir tirer de toute cette aventure une loi générale ne serait qu'un projet paradoxal.
--J'ai commencé par le bien établir, répondit Edison. Toutefois, vous oubliez que vous-même avez trouvé naturel le premier aspect d'Evelyn Habal; et, sans insister plus longtemps sur le laboratoire de toilette de toutes nos élégantes (en lequel sanctuaire un proverbe nous apprend que le mari ni l'amant ne doivent jamais pénétrer), je vous dirai que la hideur morale de celles qui produisent de tels désastres compense amplement le peu qu'elles semblent avoir de moins répulsif au physique. Car, étant dénuées même de la faculté d'attachement dont sont doués de simples animaux et n'étant courageuses que pour détruire ou ravaler, je préfère ne pas déclarer toute mon opinion sur le genre de maladie qu'elles donnent et que plusieurs appellent de l'amour. Et une partie du mal provient de ce que l'on emploie ce mot, par une sorte de bienséance inconvenante, à la place du réel.--Donc, ai-je pensé,--si l'Artificiel assimilé, amalgamé plutôt, à l'être humain, peut produire de telles catastrophes, et puisque, par suite, à tel ou tel degré, physique ou moral, toute femme qui les cause tient plus ou moins d'une andréïde, --eh bien! chimère pour chimère, pourquoi pas l'Andréïde elle-même? Puisqu'il est impossible, en ces sortes de passions, de sortir de l'illusion strictement personnelle, et qu'elles tiennent, toutes, de l'Artificiel, puisqu'en un mot la Femme elle-même nous donne l'exemple de se remplacer par de l'artificiel, épargnons-lui, s'il se peut, cette besogne. Telles femmes désirent que nos lèvres se rougissent au contact des leurs,--et que, de nos yeux, bondissent des larmes amères si leur caprice ou leur trépas nous sèvrent de tel ou tel pot de céruse? Essayons de changer de mensonge! Ce sera plus commode pour elles et pour nous. Bref, si la création d'un être électro-humain, capable de donner un change salubre à l'âme d'un mortel, peut être réduite en formule, essayons d'obtenir de la Science une équation de l'Amour qui, tout d'abord, ne causera pas les maléfices démontrés inévitables sans cette addition ajoutée, tout à coup, à l'espèce humaine: et qui circonscrira le feu.
Une fois cette formule trouvée et jetée à travers le monde, je sauverai peut-être, d'ici à peu d'années, des milliers et des milliers d'existences.
Et nul ne pourra m'objecter d'impudentes insinuations, puisque le propre de l'Andréide est d'annuler, en quelques heures, dans le plus passionné des coeurs, ce qu'il peut contenir, pour le modèle, de désirs bas et dégradants, ceci par le seul fait de les saturer d'une solennité inconnue et dont nul, je crois, ne peut imaginer l'irrésistible effet avant de l'avoir éprouvé.
Je me suis donc mis au travail; j'ai lutté avec le problème, pensée à pensée! A la fin,--aidé d'une sorte de voyante du nom de Sowana, dont je vous parlerai plus tard,--j'ai découvert la formule rêvée, et, tout à coup, j'ai suscité, de l'ombre, Hadaly.
VII
Eblouissement
La philosophie rationnelle pèse les
possibilités et s'écrie:
--On ne peut décomposer la lumière.
La philosophie expérimentale l'écoute
et se tait devant elle pendant
des siècles: puis, tout à coup, elle
montre le prisme et dit:
--La lumière se décompose.
DIDEROT.
Depuis qu'elle est debout, en ces caveaux inconnus, j'attendais de trouver un homme assez sûr de son intelligence et assez désespéré pour affronter la première expérience; et c'est vous, à qui je dois cette oeuvre réalisée, c'est vous-même qui êtes venu,--vous qui, possédant, peut-être, la plus belle d'entre les femmes, en êtes écoeuré jusqu'à vouloir mourir.
Ayant ainsi terminé son fantastique récit, l'électricien se tourna vers lord Ewald, en indiquant l'Andréïde silencieuse, dont les deux mains appuyées contre son voile semblaient vouloir cacher encore plus l'invisible visage.
--Maintenant, ajouta-t-il, voulez-vous toujours savoir comment le phénomène de celle vision future peut s'accomplir? Êtes-vous certain que votre illusion volontaire sera d'une foi suffisante pour résister à cette explication?
--Oui, dit lord Ewald, après un silence.
Puis, regardant Hadaly:
--On dirait qu'elle souffre!--ajouta-t-il, comme se prêtant, par une curiosité grave, à la fantasmagorie métaphysique et cependant vêtue de réalité, qu'il contemplait.
--Non, dit Edison: elle a pris l'attitude de l'enfant qui va naître; elle se cache le front devant la vie.
Un silence passa.
--Venez, Hadaly? cria-t-il soudain.
L'Andréïde, à cette parole, marcha, voilée et ténébreuse, vers la table de porphyre.
Le jeune homme regarda l'électricien: celui-ci, déjà penché sur la trousse étincelante, choisissait parmi les grands scalpels de cristal.
Arrivée devant le bord de la table, Hadaly se retourna et, toute gracieuse, se croisant les mains derrière la tête:
--Milord dit-elle, soyez indulgent pour mon humble irréalité et, avant d'en dédaigner le rêve, rappelez-vous la compagne humaine qui vous oblige à recourir, fût-ce à un fantôme, pour vous racheter l'Amour.
A ces paroles, une sorte d'éclair sillonna l'armure animée de Hadaly; Edison, le saisissant à l'aide d'un fil pris entre deux longues tenailles de verre, le fit disparaître.
Ce fut comme si l'âme de cette forme humaine était emportée.
La table fit bascule: l'Andréïde s'y trouvait maintenant adossée, sa tête appuyée au coussin.
L'électricien se baissa, détendit deux attaches d'acier rivées à cette dalle, les glissa sous les pieds de Hadaly, puis repoussa la table qui reprit sa position horizontale avec l'Andréïde à présent couchée sur elle comme une trépassée sur une dalle d'amphithéâtre.
--Rappelez-vous le tableau d'André Vesale! dit en souriant Edison; bien que nous soyons seuls, nous en exécutons un peu l'idée en ce moment.
Il toucha l'une des bagues de Hadaly. L'armure féminine s'entr'ouvrit lentement.
Lord Ewald tressaillit et devint fort pâle.
Jusque-là le doute l'avait, malgré lui, hanté.
Malgré les paroles formelles de son interlocuteur, il lui avait été impossible d'admettre que l'Être qui lui avait donné, à ce point, l'illusion d'une vivante incluse dans une armure, fût un être tout à fait fictif, né de la Science, de la patience et du génie.
Et il se trouvait en face d'une merveille dont les évidentes possibilités, dépassant presque l'imaginaire, lui attestaient, en lui éblouissant l'intelligence, jusqu'où celui qui veut peut oser vouloir.
LIVRE CINQUIÈME
HADALY
I
Première apparition de la Machine dans
l'Humanité.
Solus cum solo, in loco romoto,
non cogitabuntur orare PATER
NOSTER.
TERTULLIEN.
Edison dénoua le voile noir de la ceinture.
--L'Andréïde, dit-il impassiblement, se subdivise en quatre parties:
1° Le Système-vivant, intérieur, qui comprend l'Equilibre, la Démarche, la Voix, le Geste, les Sens, les Expressions-futures du visage, le Mouvement-régulateur intime, ou, pour mieux dire, «l'Ame.»
2° Le Médiateur-plastique, c'est-à-dire l'enveloppe métallique, isolée de l'Epiderme et de la Carnation, sorte d'armure aux articulations flexibles en laquelle le système intérieur est solidement fixé.
3° La Carnation (ou chair factice proprement dite) superposée au Médiateur et adhérente à lui, qui,--pénétrante et pénétrée par le fluide animant,--comprend les Traits et les Lignes du corps-imité, avec l'émanation particulière et personnelle du corps reproduit, les repoussés de l'Ossature, les reliefs-Veineux, la Musculature, la Sexualité du modèle, toutes les proportions du corps, etc.
4° L'Epiderme ou peau-humaine, qui comprend et comporte le Teint, la Porosité, les Linéaments, l'éclat du Sourire, les Plissements-insensibles de l'Expression, le précis mouvement labial des paroles, la Chevelure et tout le Système-pileux, l'Ensemble-oculaire, avec l'individualité du Regard, les Systèmes dentaires et ungulaires.
Edison avait débité cela du ton monotone avec lequel on expose un théorème de géométrie dont le quod erat demonstrandum est virtuellement contenu dans l'exposé même. Lord Ewald sentait, dans cette voix, que non seulement l'ingénieur allait résoudre, au moins théoriquement, les postulata que cette série d'affirmations monstrueuses suscitait dans l'esprit, mais qu'il les avait déjà résolus et allait en fournir la preuve.
C'est pourquoi le noble Anglais, remué outre mesure par l'aplomb terrible de l'électricien, sentit le froid de la Science lui glacer le coeur à cet extraordinaire énoncé. Néanmoins, en homme calme, il ne prononça pas une parole d'interruption.
La voix d'Edison était devenue singulièrement grave et mélancolique.
--Milord, dit-il, ici, du moins, je n'ai pas de surprises à vous faire. A quoi bon! La réalité, comme vous allez le voir, est suffisamment surprenante pour qu'il soit fort inutile de l'entourer d'un autre mystère que le sien.--Vous allez être le témoin de l'enfance d'un être idéal, puisque vous allez assister à l'explication de l'intime organisme de Hadaly. Quelle Juliette supporterait un tel examen sans que Roméo s'évanouît?
En vérité, si l'on pouvait voir, d'une façon rétrospective, les commencements positifs de celle que l'on aime et quelle était sa forme lorsqu'elle a remué pour la première fois, je pense que la plupart des amants sentiraient leur passion s'effondrer dans une sensation où le Lugubre le disputerait à l'Absurde et à l'Inimaginable.
Mais l'Andreïde, même en ses commencements, n'offre jamais rien de l'affreuse impression que donne le spectacle du processus vital de notre organisme. En elle, tout est riche, ingénieux et sombre. Regardez:
Et il appuya le scalpel sur l'appareil central rivé à la hauteur des vertèbres cervicales de l'Andréïde.
--C'est la place du centre de la vie chez l'Homme, continua-t-il. C'est la place de la vertèbre où s'élabore la moelle allongée.--Une piqûre d'aiguille, ici, vous le savez, suffit pour nous éteindre à l'instant même. En effet, les tiges nerveuses dont dépend notre respiration prennent racines en ce point: de sorte que, si la piqûre les touche, nous mourons étouffés. Vous voyez que j'ai respecté l'exemple de la Nature, ici: ces deux inducteurs, isolés en ce point, correspondent au jeu des poumons d'or de l'Andréïde.
Examinons d'abord, à vol d'oiseau, pour ainsi dire, l'ensemble de cet organisme: je vous en expliquerai le détail ultérieurement.
C'est grâce au mystère qui s'élabore aussi dans ces disques de métaux, et qui s'en dégage, que la chaleur, le mouvement et la force sont distribués dans le corps de Hadaly par l'enchevêtrement de ces fils brillants, décalques exacts de nos nerfs, de nos artères et de nos veines. C'est grâce à ces petits disques de verre trempé, qui s'interposent,--par un jeu très simple, et dont je vous nettifierai tout à l'heure le système,--entre le courant et les divers réseaux de ces fils, que le mouvement commence ou s'arrête dans l'un des membres ou dans la totalité de sa personne. Ici, est le moteur électro-magnétique des plus puissants, que j'ai réduit à ces proportions et à cette légèreté, et auquel viennent s'ajuster tous les inducteurs.
Cette étincelle, léguée par Prométhée, qui court, domptée autour de cette baguette vraiment magique, produit la respiration en impressionnant cet aimant situé verticalement entre les deux seins et qui attire à lui cette lame de nickel, annexée à cette éponge d'aciers,--laquelle, à chaque instant, revient à sa place, à cause de l'interposition régulière de cet isolateur. J'ai même songé à ces soupirs profonds que la tristesse arrache du coeur: Hadaly, étant d'un caractère doux et taciturne, ne les ignore pas et leur charme ne lui est pas étranger. Toutes les femmes vous attesteront que l'imitation de ces mélancoliques soupirs est facile. Toutes les comédiennes en vendent à la douzaine, et des mieux conditionnés, pour notre illusion.
Voici les deux phonographes d'or, inclinés en angle vers le centre de la poitrine, et qui sont les deux poumons de Hadaly. Ils se passent l'un à l'autre les feuilles métalliques de ses causeries harmonieuses--et je devrais dire célestes,--un peu comme les presses d'imprimerie se passent les feuilles à tirer. Un seul ruban d'étain peut contenir sept heures de ses paroles. Celles-ci sont imaginées par les plus grands poètes, les plus subtils métaphysiciens et les romanciers les plus profonds de ce siècle, génies auxquels je me suis adressé, --et qui m'ont livré, au poids du diamant, ces merveilles à jamais inédites.
C'est pourquoi je dis que Hadaly remplace une intelligence par l'Intelligence.
Voyez, voici les deux imperceptibles styles de pur acier, tremblant sur les cannelures, lesquelles tournent sur elles-mêmes, grâce à ce fin mouvement incessant de la mystérieuse étincelle: ils n'attendent que la voix de miss Alicia Clary, je vous assure. Ils la saisiront de loin, sans qu'elle le sache, pendant qu'elle récitera, en comédienne insigne, les scènes, incompréhensibles pour elle, des rôles merveilleux et inconnus où doit s'incarner à jamais Hadaly.
Au-dessous des poumons, voici le Cylindre où seront inscrits, en relief, les gestes, la démarche, les expressions du visage et les altitudes de l'être adoré. C'est l'analogie exacte des cylindres de ces orgues perfectionnés, dits de Barbarie, et sur lesquels sont incrustées, comme sur celui-ci, mille petites aspérités de métal. Or, de même que chacune d'entre elles, piquées d'après un calcul musical, joue exactement (soit en rondes, soit en quadruples croches et en tenant compte des silences), toutes les notes d'une douzaine d'airs de danses ou d'opéras,--selon que chacune vient se placer, à son rang et plus ou moins rapprochée d'une autre, sous les dents vibrantes du peigne d'harmonie,--de même ici, le Cylindre, sous ce même peigne qui étreint les extrémités de tous les nerfs inducteurs de l'Andréïde, joue (et je vais vous dire comment), les gestes, la démarche, les expressions du visage et les attitudes de celle que l'on incarne dans l'Andréïde. L'inducteur de ce Cylindre est, pour ainsi dire, le grand sympathique de notre merveilleux fantôme.
En effet, ce Cylindre contient l'émission d'environ soixante-dix mouvements généraux. C'est, à peu près, le fonds de ceux dont une femme bien élevée peut et doit disposer. Nos mouvements, à part ceux de quelques gens convulsifs ou trop nerveux, sont presque toujours les mêmes: les diverses situations de la vie les nuancent et les font paraître différents. Mais j'ai calculé, en décomposant leurs dérivés, que vingt-sept ou vingt-huit mouvements, au plus, constituent déjà une rare personnalité. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une femme qui gesticule beaucoup?--Un être insupportable. On ne doit surprendre, ici, que les seuls mouvements harmonieux, les autres étant choquants ou inutiles.
Or, les deux poumons et le grand sympathique de Hadaly sont reliés par ce même et unique mouvement dont le fluide est l'impulseur. Une vingtaine d'heures parlées, suggestives, captivantes sont inscrites sur cet album de feuilles, ineffaçables grâce à la galvanoplastie,--et leurs Correspondances-expressives sont, également, inscrites sur les aspérités de ce Cylindre, lesquelles sont incrustées au micromètre. Ne faut-il pas, en effet, que le mouvement des deux phonographes, uni à celui du cylindre, produise l'homogénéité du geste et de la parole ainsi que du mouvement labial? et du regard, et des fondus d'expressions si subtils?
Vous comprenez que leur ensemble, en chaque scène, est réglé, ainsi, avec une précision parfaite. Certes, c'est chose plus malaisée, mécaniquement, que d'inscrire une mélodie et son accompagnement, avec ses accords les plus compliqués, sur tel ou tel cylindre d'orgue: mais nos instruments, vous dis-je, sont devenus, croyez-le bien, si ténus et si sûrs (surtout aidés de nos inflexibles lentilles), qu'avec un peu de patience et de calcul différentiel, on y arrive sans trop de peine.
Maintenant, je lis les gestes sur ce Cylindre aussi couramment qu'un prote lit à rebours une page de fonte (question d'habitude): je corrigerai, disons-nous, cette épreuve selon les mobilités de miss Alicia Clary: cette opération n'est pas très difficile, grâce à la Photographie-successive dont vous venez de voir une application toute l'heure.
--Mais, interrompit lord Ewald,--une scène, comme vous dites, suppose un interlocuteur?
--Eh bien? dit Edison, ne serez-vous pas, vous-même, cet interlocuteur?
--Comment se peut-il qu'il vous soit possible de prévoir ce que je demanderai ou répondrai à l'Andréïde? continua le jeune lord.
--Oh! dit Edison, un seul raisonnement va vous convaincre de la simplicité du problème,--que vous ne posez pas tout à fait exactement, je crois.
--Un instant: quel qu'il puisse être, c'est la liberté, en ma pensée et dans mon amour mêmes, qu'il m'enlèvera, si je soumets mon esprit à le reconnaître! s'écria lord Ewald.
--Qu'importe, s'il assure la RÉALITÉ de votre rêve? dit Edison. Et qui donc est libre?--Les Anges de la vieille légende, peut-être! Et, seuls, ils peuvent avoir conquis le titre de libres, en effet! car ils sont délivrés, enfin, de la Tentation... ayant vu l'abîme où sont tombés ceux-là qui ont voulu penser.
Les deux interlocuteurs se regardèrent en silence à cette parole.
--Si je comprends bien, reprit lord Ewald avec stupeur, il faudrait que, moi-même, j'apprisse la partie de mes questions et de mes réponses?
--Ne pourrez-vous donc les modifier, comme dans la vie, aussi ingénieusement que vous le voudrez,--de manière, toutefois, à ce que la réponse attendue s'y adapte?... En vérité, tout, je vous assure, peut, absolument, répondre à tout: c'est le grand kaléïdoscope des mots humains. Étant donnés la couleur et le ton d'un sujet dans l'esprit, n'importe quel vocable peut toujours s'y adapter en un sens quelconque, dans l'éternel à peu près de l'existence et des conversations humaines.--Il est tant de mots vagues, suggestifs, d'une élasticité intellectuelle si étrange! et dont le charme et la profondeur dépendent, simplement, de ce à quoi ils répondent!
Un exemple: je suppose qu'une parole solitaire... le mot «déjà!» soit le mot que devra prononcer,--en tel instant,--l'Andréïde. Je prends ce seul mot, au lieu de n'importe quelle phrase. Vous attendez cette parole, qui sera dite avec la voix douce et grave de Miss Alicia Clary et accompagnée de son plus beau regard perdu en vos yeux.
Ah! songez à combien de questions ou de pensées ce seul mot peut répondre magnifiquement! Ce sera donc à vous d'en créer la profondeur et la beauté dans votre question même.
C'est ce que vous essayez de faire, dans la vie, avec la vivante: seulement, lorsque c'est ce même mot que vous en attendez, en telle circonstance où il serait d'une si noble harmonie avec votre pensée que vous voudriez pouvoir le souffler, pour ainsi dire, à cette femme, JAMAIS celle-ci ne le prononce. Ce sera TOUJOURS une dissonance amère, une autre parole, enfin, que son naturel judicieux lui dictera, pour vous serrer le coeur.
Eh bien, avec l'Alicia-future, l'Alicia réelle, l'Alicia de votre âme, vous ne subirez plus ces stériles ennuis... Ce sera bien la parole attendue--et dont la beauté dépendra de votre suggestion même,--qu'elle répondra! Sa «conscience» ne sera plus la négation de la vôtre, mais deviendra la semblance d'âme que préférera votre mélancolie. Vous pourrez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter, cette fois, qu'elle démente votre songe! Ses paroles ne décevront jamais votre espérance! Elles seront toujours aussi sublimes... que votre inspiration saura les susciter. Ici, vous n'aurez du moins pas à craindre d'être incompris, comme avec la vivante: vous aurez seulement à prendre attention au temps gravé entre les paroles. Il vous sera même inutile d'articuler, vous-même, des paroles! Les siennes répondront à vos pensées, à vos silences.
--Ah! si c'est, à ce point, une comédie que vous me proposez de jouer perpétuellement, répondit lord Ewald, c'est une offre à laquelle je ne puis que me refuser,--je dois vous le déclarer.
II
Rien de nouveau sous le soleil
Et j'ai reconnu que cela même était une vanité.
L'ECCLÉSIASTE.
Edison, à ce mot, posa sur la table, auprès de l'Andréïde, l'instrument lumineux qui suffisait à l'autopsie de sa créature, et relevant le front:
--Une comédie, mon cher lord? dit-il: mais, est-ce que vous ne consentez pas à la jouer toujours avec l'original, puisque, d'après vos confidences mêmes, vous ne pouvez que lui cacher ou lui taire à jamais votre arrière-pensée, par politesse?
Oh! qui donc serait assez étrange, sous le soleil, pour essayer de s'imaginer qu'il ne joue pas la comédie jusqu'à la mort? Ceux-là seuls qui ne savent pas leurs rôles prétendent le contraire. Tout le monde la joue! forcément! Et chacun avec soi-même. Être sincère? Voilà le seul rêve tout à fait irréalisable. Sincère! Comment serait-ce possible, puisqu'on ne sait rien? puisque personne n'est, vraiment, persuadé de rien! puisque l'on ne se connaît pas soi-même?--L'on voudrait convaincre son prochain que l'on est, soi-même, convaincu d'une chose--(alors que, dans la conscience mal étouffée, l'on entend, l'on voit, l'on sent le douteux de cette même chose)!--Et pourquoi? Pour se magnifier d'une foi d'ailleurs toute fictive, dont personne n'est dupe une seconde et que l'interlocuteur ne feint d'admettre... qu'afin qu'il lui soit rendu la pareille tout à l'heure. Comédie, vous dis-je. Mais si l'on pouvait être sincère, aucune société ne durerait une heure,--chacun passant l'existence à se donner de perpétuels démentis, vous le savez! Je défie l'homme le plus franc d'être sincère une minute sans se faire casser la figure ou se trouver dans la nécessité de la briser à ses semblables. Encore une fois, que savons-nous, pour oser émettre une opinion sur quoi que ce soit qui ne soit pas relative à mille influences de siècle, de milieux, de dispositions d'esprit, etc.--En amour? Ah! si deux amants pouvaient jamais se voir réellement, tels qu'ils sont, et savoir, réellement, ce qu'ils pensent ainsi que la façon dont ils sont conçus l'un par l'autre, leur passion s'envolerait à la minute! Heureusement pour eux ils oublient toujours cette loi physique inéluctable: «deux atomes ne peuvent se toucher.» Et ils ne se pénètrent que dans cette infinie illusion de leur rêve, incarnée dans l'enfant, et dont se perpétue la race humaine.
Sans l'illusion, tout périt. On ne l'évite pas. L'illusion, c'est la lumière! Regardez le ciel au-dessus des couches atmosphériques de la terre, à quatre ou cinq lieues, seulement, d'élévation: vous voyez un abîme couleur d'encre, parsemé de tisons rouges de nul éclat. Ce sont donc les nuages, symboles de l'Illusion, qui nous font la Lumière! Sans eux, les Ténèbres. Notre ciel joue donc lui-même la comédie de la Lumière--et nous devons nous régler sur son exemple sacré.
Quant aux amants, dès qu'ils croient seulement se connaître, ils ne demeurent plus attachés l'un à l'autre que par l'habitude. Ils tiennent à la somme de leurs êtres et de leurs imaginations dont ils se sont réciproquement imbus; ils tiennent au fantôme qu'ils ont conçu, l'un d'après l'autre, en eux-mêmes, ces étrangers éternels! mais ils ne tiennent plus l'un à l'autre tels qu'ils se sont reconnus être,--Comédie inévitable! vous dis-je. Et quant à celle que vous aimez, puisque ce n'est qu'une comédienne, puisqu'elle n'est digne d'admiration pour vous que lorsqu'elle «joue la comédie» et qu'elle ne vous charme, absolument, que dans ces instants-là,--que pouvez-vous demander de mieux que son andréïde, laquelle ne sera que ces instants figés par un grand sortilège?
--C'est fort spécieux, dit tristement le jeune homme. Mais... entendre toujours les mêmes paroles! les voir toujours accompagnées de la même expression, fût-elle admirable!--Je crois que cette comédie me semblera bien vite... monotone.
--J'affirme, répondit Edison, qu'entre deux êtres qui s'aiment toute nouveauté d'aspect ne peut qu'entraîner la diminution du prestige, altérer la passion, faire envoler le rêve. De là ces rapides satiétés des amants, lorsqu'ils s'aperçoivent, ou croient s'apercevoir, à la longue, de leur vraie nature réciproque, dégagée des voiles artificiels dont chacun d'eux se parait pour plaire à l'autre. Ce n'est même qu'une différence d'avec leur rêve qu'ils constatent encore, ici! Et elle suffit pour qu'ils en arrivent souvent au dégoût et à la haine.
Pourquoi?
Parce que si l'on a trouvé sa joie dans une seule manière de se concevoir, ce que l'on veut, au fond de son âme, c'est la conserver sans ombre, telle qu'elle est, sans l'augmenter ni la diminuer; car le mieux est l'ennemi du bien--et ce n'est que la nouveauté qui nous désenchante.
--Oui, c'est vrai! murmura lord Ewald, avec un pensif sourire.
--Eh bien! l'Andréïde, avons-nous dit, n'est que les premières heures de l'Amour immobilisées,--l'heure de l'Idéal à jamais faite prisonnière: et vous vous plaignez déjà de ce qu'elle ne pourra plus rouvrir ses inconstantes ailes pour vous quitter encore! O nature humaine!
--Songez, aussi, répondit lord Ewald en souriant, que cet agrégat de merveilles, étendu sur ce marbre, n'est qu'un assemblage vain et mort de substances sans conscience de leur cohésion ni du prodige futur qui doit s'en dégager.
Vous pourrez troubler mes yeux, mes sens et mon esprit par cette magique vision: mais pourrai-je oublier, moi, qu'elle n'est qu'impersonnelle? Comment aimer zéro? me crie, froidement, ma conscience.
Edison regarda l'Anglais.
--Je vous ai démontré, répondit-il, que dans l'Amour-passion, tout n'était que vanité sur mensonge, illusion sur inconscience, maladie sur mirage,--Aimer zéro, dites-vous? Encore une fois, qu'importe, si vous êtes l'unité placée devant ce zéro, comme vous l'êtes, d'ores et déjà, devant tous les zéros de la vie--et si c'est, enfin, le seul qui ne vous désenchante ni ne vous trahisse?
Toute idée de possession n'est-elle donc pas éteinte et morte en votre coeur?--Je ne vous offre, et je l'ai bien spécifié, qu'une transfiguration de votre belle vivante,--c'est-à-dire ce que vous avez demandé en vous écriant: «Qui m'ôtera cette âme de ce corps!» Et voici que, déjà, vous redoutez, à l'avance, la monotonie de votre propre voeu réalisé. Vous voulez, maintenant, que l'Ombre soit aussi changeante que la Réalité!--Eh bien! je vais vous prouver, à l'instant, jusqu'à l'évidence la plus incontestable, que c'est vous-même, ici, qui essuyez, cette fois, de vous faire illusion, car vous ne pouvez pas ignorer, mon cher lord, que la Réalité, elle-même, n'est pas aussi riche en mobilités, en nouveautés, ni en diversités que vous vous efforcez de le croire! Je vais vous rappeler que le langage du bonheur dans l'Amour, ainsi que ses expressions sur les traits mortels, ne sont pas aussi variés qu'un secret désir de garder, quand même, votre déjà pensif désespoir, vous inspire de le supposer encore!
L'électricien se recueillit un instant,--puis:
--Éterniser une seule heure de l'amour,--la plus belle,--celle, par exemple, où le mutuel aveu se perdit sous l'éclair du premier baiser, oh! l'arrêter au passage, la fixer et s'y définir! y incarner son esprit et son dernier voeu! ne serait-ce donc point le rêve de tous les êtres humains? Ce n'est que pour essayer de ressaisir cette heure idéale que l'on continue d'aimer encore, malgré les différences et les amoindrissements apportés par les heures suivantes.--Oh! ravoir celle-là, toute seule!--Mais les autres ne sont douces qu'autant qu'elles l'augmentent et la rappellent! Comment se lasser jamais de rééprouver cette unique joie: la grande heure monotone! L'être aimé ne représente plus que cette heure perpétuellement à reconquérir et que l'on s'acharne en vain à vouloir ressusciter. Les autres heures ne font que monnayer cette heure d'or! Si l'on pouvait la renforcer des meilleurs instants, parmi ceux des nuits ultérieures, elle apparaîtrait comme l'idéal de toute félicité réalisé.
Ceci posé en principe, dites-moi:--si votre bien-aimée vous offrait de s'incarner à tout jamais dans l'heure qui vous a semblé la plus belle,--celle où quelque dieu lui inspira des paroles qu'elle ne comprenait pas,--à la condition de lui redire, vous aussi, celles des vôtres qui, uniquement, ont fait partie constitutive de cette heure, croiriez-vous «jouer la comédie» en acceptant ce pacte divin? Ne dédaigneriez-vous pas le reste des paroles humaines? Et cette femme vous semblerait-elle monotone? Regretteriez-vous, enfin, ces heures suivantes, où elle vous sembla si différente que vous alliez en mourir?
Ses paroles, son regard, son beau sourire, sa voix, sa personne même, telle qu'elle fut en cette heure, ne vous suffiraient-ils pas? L'idée, même, vous viendrait-elle de réclamer du Destin la restitution de ces autres paroles de hasard, fatales ou insignifiantes presque toujours, des traîtres instants qui suivirent l'illusion envolée?--Non.--Celui qui aime ne redit-il pas, à chaque instant, à celle qu'il aime, les deux mots si délicieusement sacrés qu'il lui a déjà dits mille fois? Et que lui demande-t-il, sinon l'écho de ces deux paroles, ou quelque grave silence de joie?
Et, en effet, on sent que le mieux est de réentendre les seules paroles qui puissent nous ravir, précisément parce qu'elles nous ont ravi une fois déjà. Il en est de cela, tenez, tout simplement, comme d'un beau tableau, d'une belle statue où l'on découvre tous les jours des beautés, des profondeurs nouvelles; d'une belle musique que l'on veut réentendre de préférence à de nouvelle; d'un beau livre que l'on relit sans se lasser, de préférence à mille autres, qu'on ne veut même pas entr'ouvrir. Car une seule chose belle contient l'âme simple de toutes les autres. Une seule femme contient toutes les femmes, pour qui aime celle-là. Et lorsqu'il nous incombe une de ces heures absolues, nous sommes ainsi faits que nous n'en voulons plus d'autres, et que nous passons notre vie à essayer, inutilement, de l'évoquer encore,--comme si l'on pouvait arracher sa proie au Passé.
--Oui, soit! dit amèrement lord Ewald. Cependant, monsieur l'enchanteur, ne pouvoir jamais improviser une parole naturelle, toute simple!.. Cela doit glacer bien vite la bonne volonté la plus résolue.
--Improviser!... s'écria Edison: vous croyez donc que l'on improvise quoi que ce soit? qu'on ne récite pas toujours?--Mais, enfin, lorsque vous priez Dieu, est-ce que tout cela n'est pas réglé, jour par jour, dans ces livres d'oraisons qu'enfant vous avez appris par coeur? En un mot ne lisez-vous pas, ou ne récitez-vous pas, toujours, les mêmes prières du matin et du soir, lesquelles ont été composées, une fois pour toutes et pour le mieux, par ceux qui ont eu qualité pour cela? et qui s'y entendaient?--Est-ce que notre Dieu, lui-même, enfin, ne vous en a pas donné la formule en vous disant: «Quand vous prierez, vous prierez, COMME CECI! etc?»--Est-ce que, depuis bientôt deux mille années, toutes les autres prières sont autres choses que de pâles dilutions de celle qu'il nous a léguée?
Même dans la vie, est-ce que toutes les conversations mondaines n'ont pas l'air de fins de lettres?
En vérité, toute parole n'est et ne peut être qu'une redite:--et il n'est pas besoin de Hadaly pour se trouver, toujours, en tête-à-tête avec un fantôme.
Chaque métier humain a son ensemble de phrases,--où chaque homme tourne et se vire jusqu'à la mort: et son vocabulaire, qui lui semble si étendu, se réduit à une centaine, au plus, de phrases types, constamment récitées.
Certes, vous n'avez jamais eu le souci ni pris le plaisir de calculer, par exemple, la somme d'heures qu'un perruquier de soixante ans, ayant commencé son métier à dix-huit ans, a dépensée à dire à chaque menton qu'il rase: «Il fait beau ou vilain temps!» pour engager la conversation, laquelle (s'il lui est répondu) roule cinq minutes sur ce sujet, pour être automatiquement reprise par le menton suivant, et ainsi de suite, et recommencer le lendemain? Cela donne un peu plus de quatorze années compactes de sa vie, c'est-à-dire la quatrième partie, environ, de la totalité de ses jours; le reste est employé à naître, geindre, grandir, boire, manger, dormir et voter d'une manière éclairée.
Que voulez-vous qu'on improvise, hélas! qui n'ait été débité, déjà, par des milliards de bouches? On tronque, on ajuste, on banalise, on balbutie, voilà tout. Cela vaut-il la peine d'être regretté, d'être dit, d'être écouté? Est-ce que la Mort, avec sa poignée de terre, ne clora pas, demain, tout ce parlage insignifiant, tout ce rebattu où nous nous répandons en croyant «improviser»?
Et comment hésiteriez-vous à préférer, comme économie de temps, les admirables condensations verbales, composées par ceux-là qui ont le métier de la parole, l'habitude de la pensée, et qui peuvent exprimer, à eux seuls, les sensations de toute l'Humanité! Ces hommes-mondes ont analysé les plus subtiles nuances des passions. C'est l'essence, que, seule, ils ont gardée, qu'ils expriment en condensant des milliers de volumes au profond d'une seule page. C'est nous-mêmes qu'ils sont, quels que nous soyons. Ils sont les incarnations du dieu Protée qui veille en nos coeurs. Toutes nos idées, nos paroles, nos sentiments, pesés au carat, sont étiquetés, en leurs esprits, avec leurs plus lointaines ramifications, celles où nous n'osons descendre, nous aventurer! Ils savent, d'avance et pour le mieux, tout ce que nos passions peuvent nous suggérer d'intense, de magique et d'idéal. Nous ne ferons pas mieux, je vous assure:--et je ne vois pas pourquoi nous nous donnerions la peine de parler plus mal, en voulant nous en rapporter à notre inhabileté, sous prétexte qu'elle est, du moins, personnelle,--alors que ceci, vous le voyez, n'est encore qu'une illusion.
--Continuons donc l'anatomie de votre belle morte! répondit lord Ewald après un pensif silence: je me rends à votre discours.
III
La Démarche.
Incessu patuit dea.
VIRGILE.
A l'injonction de son ami, l'ingénieur ressaisissant la grande pince de verre:
--L'heure presse, en effet, dit-il, et à peine aurai-je le temps de vous donner une idée générale de la possibilité de Hadaly; mais cette idée suffira, le reste n'étant qu'une question de main-d'oeuvre. Ce qu'il est bon de constater, c'est la simplicité, véritablement fabuleuse, des moyens dont je me suis servi dans ma tentative.
En un mot, j'ai mis mon orgueil à prouver, ici, mon ignorance, aux admirables savants qui honorent notre espèce.
Voyez: l'Idole a des pieds d'argent, comme une belle nuit. Leur maniérisme n'attend que le derme neigeux, le repoussé des malléoles, les ongles rosés et les veines de ceux, n'est-ce pas? de votre belle chanteuse. Seulement, s'ils semblent légers en leur démarche, ils le sont moins en réalité. Leur plénitude intérieure est réalisée par la lourde fluidité du vif-argent. Cet hermétique maillot d'argent, qui les continue, est rempli du liquide métal et monte, en s'étrécissant, jusqu'à la naissance du mollet, de sorte que toute la pesanteur porte sur le pied même. Bref, ce sont deux petits brodequins de cinquante livres et d'une mutinerie, cependant, presque enfantine. Ils paraissent d'une légèreté d'oiseau, tant le puissant électro-aimant qui les inspire et qui anime le mouvement crural se joue de ces deux perfections futures.
L'armure est séparée à la taille, que ce voile noir enveloppait tout à l'heure, par cette ligne ployante, composée d'une quantité de très courts et très fins liserons d'acier, qui relient, sous les flancs, le système crural à la taille même et à l'extrémité de l'abdomen. Cette ceinture, comme vous le voyez, n'est pas, circulaire: elle est d'un ovale incliné en avant, comme la ligne inférieure d'un corset prolongée jusqu'à la pointe.
Ceci donne à la taille de l'Andréïde (recouverte de sa chair à la fois résistante et flexible) ce plié gracieux, cette ondulation ferme, ce vague dans la démarche, qui sont si séduisants chez une simple femme. Remarquez bien qu'ils sont convexes à la taille et concaves en avant du corps, ce qui, grâce à la tension de ces archals, autour des reins, non seulement ne l'empêche en rien de se tenir droite comme un svelte peuplier, mais permet tous les mouvements latéraux qui sont familiers à son modèle. Toutes les inégalités de ces liserons précieux sont calculées; chacun d'eux subit l'impression du courant central, selon les ondulations du torse vivant qui leur dictera ses inflexions personnelles d'après leurs incrustations sur le Cylindre-moteur.
Vous serez surpris de l'identité du charme qu'elles dispersent dans les attitudes! Si vous doutez que la «grâce» féminine tienne à si peu de chose, examinez le corset de miss Alicia Clary et faites la différence de la démarche, de la ligne du corps, enfin, sans ce guide artificiel!--Vous voyez, il y a quelques-unes de ces inégales flexibilités à toutes les articulations, surtout à celles des bras, dont les abandons infinis m'ont coûté de longues veilles.
Celles du cou, remarquez-les: unies aux mouvements transmis par les fils impressionnés, elles sont, je crois, d'une délicatesse de ployé irréprochable. C'est le cygne féminin: le degré d'afféterie se mesure exactement.
Toute cette ossature d'ivoire n'est-elle pas d'un fini délicieux? Ce charmant squelette est retenu à l'armure par ces anneaux de cristal, dans lesquels joue chaque os jusqu'au degré de la valeur du mouvement désiré.
Avant de vous dire comment l'Andréïde se lève, supposons-la debout et immobilisée. Vous formez le voeu qu'elle marche jusqu'à une distance prévue, inscrite en elle selon la longueur de ses pas. J'ai dit qu'il vous suffira de commander à une bague, l'améthyste, pour que l'étincelle-occulte s'utilise en démarche.
Voici, d'abord, l'exposé brut, sans commentaire, du théorème physique présenté par les figures suivantes de l'Andréïde: ce sont les moyens de sa démarche,--dont l'évidente possibilité devra ressortir ensuite dans la démonstration,--que j'ajouterai.
A l'extrémité du col de chaque fémur, voici une rondelle d'or, légèrement concave, assez semblable à la cuvette d'une montre et de la dimension d'un fort dollar.
Toutes deux sont imperceptiblement inclinées l'une vers l'autre et montées sur une longue tige mobile, laquelle est incluse dans l'os fémoral.
Au repos, le haut de ces deux tiges dépasse les cols des fémurs d'environ deux millimètres, ce qui produit la non-adhérence des deux petits disques d'or avec les cols.
Les B de leurs diamètres--qui viennent en A de la hanche interne de l'Andréïde--sont reliés par cette coulisse très concave, en lamelles d'acier, qui se prête à la démarche par ses rentrés perpétuels et au milieu de laquelle se trouve, en ce moment, à l'état libre, ce sphéroïde de cristal. Ce globe est du poids d'environ huit livres à cause de son centre hermétiquement empli de vif-argent. A la moindre mobilité de l'Andréïde, il glisse, incessamment, en cette coulisse, de l'un à l'autre des deux disques d'or.
Considérez, maintenant, au sommet de chaque jambe, cette petite bielle d'acier, brisée en deux et dont les deux parties, s'ouvrant en dessous, jouent à l'aise en un centre ou moyeu d'acier. Une extrémité en est solidement rivée à la scission dorsale interne de l'armure,--c'est-à-dire, au-dessus de la ceinture de flexibilité;--l'autre, au bord antérieur interne de chaque jambe.
L'Andréïde étant étendue, les deux bielles se trouvent, en ce moment, pliées, sur leurs centres, en angle aigu,--et cela dans la partie de son corps qui est divinisée en la Vénus Callipyge. Notez que le moyeu d'acier, qui forme la pointe de l'angle, est plus bas que les deux extrémités des bielles.
Vous remarquez ces deux solides entrecroisements d'archals, qui tirent le dos intérieur de l'armure, depuis la hauteur des poumons,--et qui aboutissent, chacun, au point où la partie antérieure des bielles se soude à chaque jambe.
Là, ces archals forment torsade et celle-ci glisse, en noeud coulant, sur l'avant de la bielle.
Lorsque l'armure est close, ces barres pectorales en acier, convexes, adaptées en manière de système costal au devant interne de l'armure, surtendent et retiennent ces deux entrecroisements, en les isolant de tous les autres appareils à travers lesquels ils passent sous les phonographes.
Au fond, c'est, à peu près, le processus physiologique de la démarche humaine, et, pour être plus occultes en nous, ces moyens de locomotion ne diffèrent des nôtres que dans leur seule APPARENCE à nos yeux. Qu'importe, d'ailleurs! pourvu que l'Andréïde marche?
Les entrecroisements de ces fils d'acier suffisent pour attirer le poids, du torse tout d'abord un peu en avant lorsque la démarche est sollicitée.
Au-dessus de l'angle des bielles, voici les aimants en communication chacun avec ce fil, et voici, maintenant, le Fil générateur de la Démarche; il est directement en relation avec l'appareil dynamo-électrique dont il n'est séparé que de trois centimètres, juste l'épaisseur de l'isolateur, lorsque celui-ci s'interpose entre le courant et le fil.
Cet inducteur se prolonge jusqu'à la hauteur thoracique. Là, les deux fils qui correspondent aux aimants de chaque jambe viennent attendre de lui l'impulsion du courant dynamique: chacun la reçoit, à son tour seulement, car l'un ne s'électrise qu'en amenant l'interposition de l'isolateur de l'autre.
Excepté lorsque l'Andréïde est étendue ou lorsque l'isolateur est interposé entre le Fil générateur et les aimants, le sphéroïde de cristal est toujours en voyage, d'un disque d'or à l'autre, emprisonné dans la concavité de la coulisse qui se tend et se replie selon les mouvements des jambes. La jambe qui reçoit le cristal sur sa rondelle se tend, par conséquent, la première.
Ceci posé, voici la démonstration nécessaire à l'intelligence de cet exposé.
Nous supposerons que, grâce au léger mouvement drastique interne, imprimé par l'électrique invitation de l'améthyste, le sphéroïde aille se placer sur le disque de la jambe droite,--selon le hasard impondérable qui l'y sollicite.
Le disque, en sa non-adhérence, fléchit sous le poids du globe; sa longue tige rentre dans l'os fémoral, amenant ainsi l'adhérence du disque et du col du fémur. L'extrémité basse de cette tige désisole, en fléchissant, le fil inducteur de cette jambe. Celui-ci reçoit donc l'action du générateur.
Le fluide arrive à l'aimant de l'articulation-crurale supérieure et en multiplie instantanément la puissance. Cet aimant attire donc avec violence la brisure centrale interne de la bielle, le moyeu de fer-acier: la bielle se tend, par suite,--en ligne droite et à l'instant même,--avec une force calculée; amenant, ainsi, la tension de la jambe à laquelle elle est soudée. Celle-ci se tend sur son articulation, mais elle demeurerait suspendue en l'air--si le poids du corps, attiré par le noeud coulant de la torsade des archals (qui se tend sur la partie antérieure de la bielle), ne se portait en l'avant vers la jambe mue:--celle-ci, sollicitée par le poids de son brodequin et de son pied et sous la pesée du torse, pose, nécessairement, ce pied sur la terre, en un pas d'environ quarante centimètres. Je vous dirai tout à l'heure pourquoi l'Andréïde; ne tombe pas de côté ou d'autre.
Au moment précis où le pied touche terre, une émission dynamique arrive aux aimants de l'articulation d'acier-fer du genou: le genou se tend donc, à son tour, en sa rotule.
Aucune brusquerie dans l'ensemble de cette double tension, parce qu'elle se succède! Une fois la jambe recouverte de sa carnation, qui a toute l'élasticité de la chair, c'est le mouvement humain lui-même. Il y a brusquerie dans la détente de notre fémur, mais elle est atténuée par le relâché du genou qui ne se tend qu'ultérieurement, comme chez l'Andréïde.--Faites jouer les articulations d'un squelette, elles vous sembleront brusques et automatiques. C'est la chair, encore une fais, et, aussi les vêtements, qui adoucissent tout cela.
L'Andréïde, une fois le pied posé à terre, resterait donc immobile en cette situation, si le fait même de la tension du genou ne repoussait en dehors, d'environ trois centimètres au-dessus de l'os fémoral, la tige de la rondelle d'or sur laquelle est demeuré le globe de cristal. La rondelle, exhaussée de la sorte, et n'étant plus maintenue d'aplomb sur son centre par les bords du col du fémur, fait légèrement bascule,--en s'élevant, et à cause de sa forme inclinée--vers la rondelle gauche. Le globe tombe donc sur la coulisse d'acier, y glisse vers cette rondelle, et son poids, multiplié par la chute imperceptible, l'inclinaison et la vitesse, va frapper la rondelle d'or du fémur gauche et s'y installer.
A peine celle-ci a-t-elle fléchi à son tour, sous le poids du sphéroïde, que l'isolateur de droite s'interpose et que, ses aimants cessant d'être impressionnés par le courant, le moyeu de la bielle de droite, plus pesant que les deux brisures, cède et retombe, de lui-même, en angle aigu, dans son cachot d'argent, pendant que la bielle de gauche, se tendant à son tour et amenant, avec une insensible douceur, sur sa jambe, le poids du torse, reproduit le phénomène du pas de l'Andréïde--et ainsi de suite, à l'indéfini, jusqu'au nombre de pas inscrit sur le Cylindre, ou jusqu'à la sollicitation d'une bague.
Il faut remarquer que l'isolation de l'un des genoux n'a lieu qu'après la tension du genou opposé, sans quoi la jambe isolée fléchirait trop vite. Ce qui ne se passe pas lorsque, par exemple, l'Andréïde se met à genoux, comme perdue en une extase mystique pareille à celle de ces somnambules que leurs magnétiseurs font poser, cataleptiquement, ou à celles que l'on obtient des hystériques en approchant, à dix centimètres de leurs vertèbres cervicales, un flacon d'eau de cerises hermétiquement bouché.
C'est la succession de ces flexions et de ces tensions qui donne à la démarche de l'Andréïde cette simplicité humaine.
Quant au léger bruit incessant du cristal sur la coulisse et les rondelles, il est absolument étouffé par le charme de la Carnation. Même sous l'armure, on ne l'entendrait qu'au microphone.