Des hommes en bleus de travail se penchaient pardessus les balustrades et regardaient le NR-1 émerger.

Le grincement bruyant des pignons d'un engrenage résonna dans l'immense espace tandis que les portes se refermaient. D'épais câbles de halage terminés par des crochets d'acier descendirent du plafond alors que plusieurs plongeurs en combinaison se jetaient à l'eau.

Ils glissèrent de larges et épaisses élingues sous la proue et la poupe du submersible, et les attachèrent ensuite aux crochets. De puissants treuils soulevèrent ensuite le vaisseau.

Les portes hydrauliques se refermèrent hermétiquement et d'invisibles pompes commencèrent à vider l'eau du bassin. Quelques minutes plus tard, c'était fait, et les treuils abaissaient le NR-1. Des dizaines d'hommes d'équipage envahirent alors le fond du bassin. Pendant que certains balayaient les algues et les 386

poissons frétillants, d'autres immobilisaient le sous-marin à l'aide de cales et de filins d'acier afin d'éviter qu'il ne se renverse en cas de grosse mer. Des bouches d'aération assainirent l'atmosphère en envoyant de l'air frais.

Austin et Trout s'étaient rués sur une échelle pendant le pompage et ils se tenaient à présent suspendus au-dessus du bassin. Ils commençaient à avoir mal aux bras et aux doigts. Au même moment, en bas et dans la lumière, des hommes dressaient une autre échelle contre le sous-marin.

Le sas s'ouvrit dans le kiosque, et un individu à barbe blanche en sortit. Il portait un étui à revolver à la ceinture et correspondait à la description, donnée par l'enseigne Kreisman, de Pulaski, le faux scientifique qui avait détourné le NR-1. Deux autres personnages s'extirpèrent du sous-marin. Austin reconnut le capitaine Logan et son pilote d'après des photos qu'on lui avait montrées. Quatre hommes supplémentaires émergèrent à leur tour. Les visages durs et impassibles, ils portaient des fusils-mitrailleurs. Des gardes, à l'évidence.

Tous quittèrent bientôt la salle. Tirant de gros sacs-poubelles, les derniers membres de l'équipe de nettoyage s'en allèrent-aussi. Les lumières s'éteignirent à l'exception d'une ou deux, chargées de maintenir une pénombre étudiée.

« Et maintenant ? demanda Trout.

— On a le choix. En haut ou en bas. »

Trout regarda en bas puis il agrippa l'échelon au-dessus de sa tête et se mit à grimper. L'équipement de plongée devenait de plus en plus lourd au fil de l'escalade. Heureusement, il ne leur restait plus que cinq mètres à souffrir avant d'atteindre un étroit palier.

Avec un grognement sonore, il se hissa par-dessus la balustrade et se débarrassa de ses bouteilles d'oxygène et de la ceinture de plomb. Il tendit la main à 387

Austin et tous deux purent enfin s'asseoir et reprendre leur souffle.

Chacun vérifia le revolver qu'il transportait dans un sac étanche, le Bowen pour Austin, un SIG-Sauer 9 mm pour Trout. Ils se levèrent et marchèrent jusqu'à une coursive qu'ils empruntèrent. Celle-ci débouchait sur un couloir bien éclairé et désert qui les emmena jusqu'à une grande alcôve abritant une structure en forme de dôme, d'un blanc brillant, et percée de petits hublots. Ils se trouvaient devant une chambre de décompression.

Après s'être assurés que personne ne l'utilisait, ils y cachèrent leur équipement. Ils ôtèrent ensuite leurs combinaisons et les rangèrent avec le reste. À proximité de la chambre de décompression, ils découvrirent un vestiaire avec, entre autres, des bleus de travail propres et bien pliés qui firent leur bonheur.

Enfin, façon de parler, parce que Paul et ses deux mètres six pour cent vingt-deux kilos n'était pas des plus faciles à habiller... Les jambes de son uniforme lui arrivaient en haut des chevilles, et ses bras dépassaient des manches. «À quoi je ressemble? demanda-t-il.

— A un très grand épouvantail. À part ça, tu devrais pouvoir faire illusion pendant au moins dix secondes. »

Paul rentra la tête dans les épaules et plia les genoux.

«Et comme ça?

— Alors là, tu ressembles à Quasimodo.

— Avec tes cheveux, tu ne passes pas inaperçu toi non plus. Bon Dieu, espérons qu'on ne rencontrera que des aveugles... Bien, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »

Austin prit une casquette sur une pile, l'envoya à Trout et se coiffa d'une autre. Il rabattit la visière sur son front et annonça : « On va se balader. »

Chapitre 29

Austin s'arrêta à une intersection et regarda autour de lui, comme un touriste égaré. «Merde, je crois bien qu'on s'est paumés.

— On aurait dû semer des miettes de pain.

— Même si ce vaisseau fait une maison de l'ogre tout à fait honorable, nous ne sommes ni le Petit Poucet ni... oups ! » Austin désigna une porte sur la gauche.

Il avait perçu le bruit d'une poignée qu'on tourne. , Trout recula, mais Austin lui attrapa le bras. «Trop tard, chuchota-t-il. Fais comme si on appartenait à l'équipage.» Il baissa la tête sur le grand bloc-notes récupéré dans le vestiaire, gardant la main droite à proximité du revolver caché à l'intérieur de son uniforme. Trout, un genou à terre, défit son lacet pour mieux le renouer.

La porte s'ouvrit, livrant le passage à deux hommes.

Austin leva les yeux, leur adressa un sourire amical et s'assura qu'ils n'étaient pas armés. Les deux types différaient physiquement l'un de l'autre, mais chacun portait des lunettes et arborait une expression sérieuse. En pleine conversation, ils ne jetèrent un coup d'œil aux deux compères qu'au moment de changer de couloir.

Austin les regarda partir. «Tu peux te relever, Ces deux-là m'avaient l'air d'informaticiens et ne presen-taient pas de danger majeur. On a néanmoins un gros problème... Il nous faudrait des jours pour bien fouiller ce navire, et nos magnifiques déguisements seraient vite démasqués. »

Trout se déplia et massa son genou. « Sans parler de mes pauvres articulations soumises à rude épreuve...

Mais trêve de plaisanterie. Que fait-on à présent ? »

Austin parut voir quelque chose par-dessus la haute épaule de Trout, et un sourire décrispa ses lèvres. «Eh bien, commence par regarder derrière toi. »

Trout sourit à son tour en apercevant sur le mur le plan du vaisseau. «Il semblerait que nous ne soyons pas les seuls à avoir besoin de repères sur cette petite péniche.»

Austin examina le plan de près et tapa du doigt sur une pastille rouge qui indiquait l'intersection où ils se trouvaient. «Nous approchons d'une zone interdite.

Voyons un peu ce qu'ils essaient de cacher. Si c'est interdit, on aura peut-être la chance de ne pas tomber sur les brutes de Razov. »

Austin avait à peine fini de parler qu'ils entendirent des voix rugueuses approcher. Sans l'ombre d'une hésitation, Austin s'avança vers la porte par laquelle les scientifiques étaient sortis et il essaya le loquet. La porte n'était pas verrouillée. Il invita Trout à le suivre.

La pièce obscure sentait les produits chimiques et Austin supposa qu'ils se trouvaient dans un laboratoire. Il referma sans bruit derrière lui, laissant la porte à peine entrebâillée. Quelques secondes plus tard, deux gardes à la carrure impressionnante et munis

. d'armes automatiques passèrent, imperturbables, avant de s'éloigner. Austin alluma la lumière, juste assez longtemps pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé et que la pièce était bel et bien un laboratoire. Il vérifia que la voie était libre et ils se glissèrent prudemment dans le passage.

Silence... Austin désigna le couloir de droite. Tous 390

les sens en éveil, ils enfilèrent le corridor jusqu'à une nouvelle porte, qui leur barrait le chemin. Durant les années passées à la CIA, Austin avait étudié le russe.

Même s'il ne le pratiquait plus, il lui en restait des notions suffisantes pour traduire lés caractères cyrilliques imprimés sur la porte: Réservé au personnel autorisé. Il n'en fallait pas plus pour qu'il essaie de l'ouvrir. Verrouillée. Il plongea la main dans son sac et en retira une trousse de crochets de serrurier semblable à celle de Zavala, autre souvenir de son expérience à l'agence. Pendant que Trout faisait le guet, il s'escrima sur la serrure, et après divers essais infruc-tueux, parvint à ses fins. Austin tourna la poignée et ils franchirent le seuil.

Avec sa console en forme de fer à cheval, la pièce ressemblait à la salle de commandes de Yaeger dans son centre informatique, mais en beaucoup plus petit.

Au lieu de faire face à un hologramme parlant comme Max, l'informaticien du bord n'avait qu'un grand écran commandé par un clavier, relique archaïque que Yaeger aurait dédaignée.

Trout traversa la pièce et examina la configuration.

Pour tout autre qu'Hiram, elle aurait paru relativement sophistiquée. Et c'était le cas pour Trout, considéré comme un informaticien de géni§,dans sa branche, spécialisé dans la modélisation des phénomènes affectant les grands fonds océaniques, mais qui ne jouait pas dans la même catégorie que Yaeger, bien seul sur son nuage, il est vrai.

« Alors ? » demanda Austin.

Trout haussa les épaules. «Je vais essayer. » Il installa sa grande carcasse dans un fauteuil pivotant et, tel un pianiste de concert à la recherche d'un accord perdu, laissa ses doigts j ouer sur le clavier sans appuyer sur les touches. Une fois qu'Austin lui eut traduit le cyrillique, il prit une profonde inspiration et appuya sur la touche Entrée. Le banc de poissons exotiques de l'économi-seur d'écran cessa ses allées et venues sur le moniteur et laissa la place à une icône représentant le soleil.

«Jusque-là, tout va bien, annonça-t-il. Je ne pense pas avoir déclenché d'alarme.»

Austin, penché sur l'épaule de Trout, lui administra une tape amicale dans le dos pour l'encourager.

Trout persévéra. Il cliqua sur l'icône, remplacée alors par différentes options. Pendant plusieurs minutes, il tapota sur les touches, en marmonnant. Puis il recula dans son siège et croisa les bras. «J'ai besoin du mot de passe pour l'ouvrir.

— Ça pourrait être n'importe quoi», râla Austin, frustré.

Trout acquiesça tristement. «Faut penser en russe.

Il n'y a rien qui te vienne à l'esprit ? »

Au hasard, Austin lui conseilla de tenter le mot Gosaque. Comme cela ne marchait pas, il essaya Ataman. Rien. Une erreur supplémentaire et l'ordinateur se bloquerait. Il allait abandonner quand il se souvint de sa première conversation avec Petrov, à Istanbul.

« Essaie Troïka. » Trout lâcha un triomphal « Ouiii ! ! ! »

Sa joie retomba aussitôt qu'il vit l'écran se remplir de mots. «Qu'est-ce que... Pfl C'est l'équivalent russe du charabia... » Il essaya encore et encore. Des perles de sueur coulaient sur son front. Il se jeta en arrière dans le fauteuil et leva les bras au ciel.

« Excuse-moi, Kurt, cela dépasse mes compétences. »

Il secoua la tête. « Il me faudrait un hacker. »

Austin n'eut pas à réfléchir longtemps. «Attends.

J'ai mieux encore. »

Il sortit son portable Globalstar et composa un numéro. Quand il entendit Yaeger, Austin attaqua:

« Salut, Hiram. Ecoute, je ne peux pas entrer dans les détails parce qu'on manque de temps, mais Paul a besoin de toi. »

392

Il tendit le téléphone à Trout. Les deux hommes 80

lancèrent tout de suite dans une grande discussion d'où émergeaient les mots coupe-feu, filtres en paquets, application, cheval de Troie, passerelle de connexion, tunnel et appâts. Trout rendit le portable à Austin.

«Voyons si je peux t'expliquer le problème, dit Yaeger. Imagine que l'ordinateur soit une pièce. Tu vas dans la pièce, mais elle est obscure, et tu ne peux pas lire ce qui est écrit sur le tableau. Alors tu allumes, ce qu'a fait Paul, mais tu ne peux toujours pas lire parce que c'est écrit dans un langage que tu ne comprends pas.

— Oui, d'accord. Mais on en fait quoi de tout ça ?

— Rien, j'en ai peur. Si je pouvais être là-bas avec Max pour résoudre ce puzzle... »

Austin répondit par un grognement, puis il regarda le téléphone. « On a peut-être la solution à portée de main. Tu vas me dire si c'est possible. » '

Il expliqua ce à quoi il pensait et Yaeger affirma que c'était possible, à condition de disposer de l'équipement adéquat. Austin donna à nouveau le téléphone à Trout, qui se leva pour commencer à fouiller dans les tiroirs de la console et dans les placards. Il trouva des câbles qu'il-relia entre eux avant d'en brancher une extrémité sur l'entrée de l'ordinateur. « Ce n'est pas le meilleur modem au monde, mais je vais tenter de le connecter au téléphone maintenant. » Il ôta le boîtier du portable et introduisit l'autre extrémité du câble à l'intérieur de l'appareil... Il composa ensuite un numéro.

L'écran de l'ordinateur devint fou l'espace d'une seconde. Des lettres et des chiffres affluèrent dans la confusion la plus totale. Puis l'écran se vida, et un message apparut. «Nous sommes connectés. On attaque le téléchargement. Hiram et Max. »

Austin regarda sa montre tout en faisant les ce ni pas. Il s'interrogeait sur le temps qu'il faudrait ft Yaeger pour accomplir sa tâche. Les minutes passaient et il redoutait d'avoir à déguerpir avant que le téléchargement fût terminé. Mais après dix minutes, une grosse tête stylisée jaune se mit à sourire sur l'écran. Elle portait des bésicles ressemblant étrangement à celles de Yaeger. « Piratage effectué. Hiram et Max. »

Ils se dépêchèrent de déconnecter le modem de fortune et de tout remettre en ordre. Austin sortit la tête par la porte entrouverte ; le couloir semblait désert. Ils retournèrent au plan du vaisseau. Là, ils choisirent un chemin plus court et plus facile pour aller à la moon pool. Jusqu'ici, ils s'étaient montrés chanceux; cette fois encore ils ne virent personne. Le manque de surveillance étonnait Austin mais il ne s'en plaignait pas, bien au contraire.

Alors qu'ils se hâtaient vers la sortie, ils passèrent devant une porte et entendirent des voix parler en anglais. Des Américains, à en juger par l'accent. Austin essaya d'actionner la poignée, sans succès. À nouveau, il fit appel à la panoplie du petit cambrioleur.

La porte s'ouvrit sur une cabine à deux couchettes, l'une occupée par le capitaine Logan, l'autre par le pilote du NR-1. Ils interrompirent leur conversation au milieu d'une phrase et dévisagèrent les nouveaux arrivants avec une hostilité non dissimulée, imaginant se trouver face à des gardes venus les tourmenter.

Logan se tourna vers le pilote et dit : « Mais où vont-ils chercher des types pareils ?

— Je verrais bien le grand dans un champ, en train d'effrayer les corbeaux», répondit le pilote.

Logan émit un petit rire. « Le costume que porte le plus petit ne vient sûrement pas, lui non plus, de chez Armani.

— Armani était fermé, capitaine Logan. Il nous a.

fallu emprunter la garde-robe de l'équipage du navire. »

394

Logan prit un air soupçonneux. «Qui êtes-vous, bordel?

— L'épouvantail du Magicien d'Oz est mon collègue, Paul Trout. Quant à moi, le petit, je suis Kurt Austin, mais vous pouvez m'appeler Dorothée. »

Le capitaine sauta hors de sa couchette. «Nom de Dieu, vous êtes américains !

— Je t'avais dit que nos déguisements ne tiendraient pas la route », rigola Austin à l'attention de Trout. Puis, à Logan: «Toutes nos excuses, vous ne pouviez pas deviner. Paul et moi faisons partie de l'équipe des Missions spéciales de la NUMA. »

Le capitaine jeta un coup d'œil vers la porte. «Nous n'avons pas entendu de combat. Vous avez pris le contrôle du vaisseau ? »

Austin et Trout échangèrent des regards amusés.

«Désolés de vous décevoir. La Delta Force était occupée, alors on est venus seuls, expliqua Austin, en plai?

santant.

— Je ne comprends pas. Comment ? »

Austin lui coupa la parole. « On vous expliquera une fois qu'on vous aura fait évader. »

Il fit un signe à Trout, qui entrouvrit juste assez la porte pour s'assurer qu'ils pouvaient tenter une sortie.

La chance leur souriait encore. Avec Trout ouvrant la marche et Austin couvrant l'arrière, ils se dirigèrent vers les escaliers comme s'ils escortaient les sous-mariniers. La ruse s'avéra utile... et efficace quand, quelques secondes plus tard, ils rencontrèrent un garde solitaire qui avançait dans leur direction, son arme à l'épaule. Austin supposa, à son attitude décontractée, que l'homme rentrait rejoindre ses quartiers. A la vue de Trout, il sursauta et son front se plissa tandis qu'il essayait de comprendre pourquoi il ne reconnaissait pas un congénère d'une telle stature. Le capitaine s'arrêta quand il vit le garde, ne sachant que faire.

Austin aurait pu suppriîner le garde, mais il préférait que leur visite passe, autant que possible, inaper-

çue. Il crocheta la cheville de Logan avec son pied et la tira en arrière. Le capitaine tomba à quatre pattes.

La perplexité du garde se mua en amusement, il éclata de rire et dit quelque chose en russe. Il rit à nouveau quand Austin botta les fesses du capitaine.

Austin haussa les épaules et répondit au garde par un clin d'œil. Le Russe continua son chemin en riant et disparut au détour d'un couloir. Austin se baissa et aida Logan à se relever.

«Désolé, capitaine, s'excusa-t-il, embarrassé. Il commençait à se focaliser sur Paul et je devais détourner son attention. »

Logan s'essuya les mains sur son pantalon. «Le vaisseau placé sous mon commandement a été détourné, mon équipage kidnappé et ces brutes m'ont forcé à utiliser un sous-marin de l'US Navy pour leur propre usage, répliqua-t-il en souriant. Alors je suis prêt à en supporter beaucoup plus, si c'est le prix à payer pour sortir d'ici. »

Trout s'arrêta et examina une autre carte murale.

« On dirait que la moon pool est divisée en deux sections. Une petite et une grande. Je suggère d'aller à la petite pour éviter les quartiers de l'équipage. »

Austin lui demanda de passer devant. À grandes enjambées, Trout les dirigea à travers les couloirs jusqu'à ce qu'ils arrivent devant une porte non verrouillée. De l'autre côté, une passerelle courait le long des murs d'une salle haute de plafond et trois fois moins grande que la moon pool.

« C'est quoi, ce truc ? » demanda la capitaine.

Il contemplait un engin cylindrique énorme, suspendu au plafond, d'environ un mètre vingt de diamètre et quinze de long. L'extrémité du bas était de forme conique, celle du haut était cerclée d'étranges 396

saillies et laissait échapper un flot de câbles et tuyaux qui serpentaient jusqu'à l'intérieur du plafond.

«On dirait un missile balistique, déclara le pilote, sauf qu'il est pointé dans la mauvaise direction.

— S'il n'y avait que ça de mauvais ! s'exclama Trout.

Les saillies qui l'entourent ne sont pas des ailerons mais des micropropulseurs... »

Austin était aussi fasciné que les autres, mais le temps manquait. « Gravez-le bien dans vos mémoires, messieurs, et on comparera nos impressions plus tard. »

Ils empruntèrent de nouveau le couloir, s'arrêtèrent au vestiaire où ils trouvèrent des combinaisons de plongée et des masques pour les hommes de la marine.

Austin et Trout replièrent soigneusement leurs bleus de travail et les posèrent avec les autres. Ils se rendirent ensuite à la chambre de décompression où ils récupérèrent leur équipement, intact. Ils descendirent un court escalier menant à la salle qui abritait la petite?

moon pool. Trout étudia les commandes murales, enfonça un bouton et le fond du bassin coulissa. L'eau pénétra en giclant et une fraîcheur humide emplit la pièce.

Le pilote se pencha au-dessus du rectangle d'océan ténébreux et avala sa salive. «Vous voulez rire...

— Désolé que ce ne soit pas un jacuzzi, railla Austin. Mais à moins que vous ne connaissiez un moyen sûr de récupérer le NR-1, on n'a pas le choix.

— Merde, ça ne devrait pas être bien différent de l'entraînement à l'évasion du camp de Groton, dit Logan, non sans bravade...

— Nous n'avons pas de réservoir à oxygène supplémentaire, nous nagerons en duos dont les membres respireront ensemble. Ce ne sera pas long, à peine cent mètres. L'ouverture du bassin a probablement dée!en=

ché une alarme dans la timonerie, nous sommes doue pressés.»

Malgré ses fanfaronnades, le capitaine ne semblait pas très enthousiaste, mais il serra les dents, abaissa le capuchon et ajusta son masque. « Allons-y avant que je ne change d'avis », grogna-t-il.

Austin tendit au pilote le tuyau d'oxygène auxi-liaire, appelé la pieuvre, Trout fit de même avec le capitaine. Quand tous furent prêts, Austin attrapa le bras du pilote et sauta.

Une fois éclairci le nuage de bulles qui les entourait, Austin vit Trout agiter sa torche, à quelques mètres de lui et du pilote. Il commença à nager. Les battements de pieds du sous-marinier étaient irréguliers et la situation guère commode, mais ils parvinrent à s'éloigner de la masse imposante du vaisseau.

La mer était agitée et la proximité des tonnes de métal de VAtaman Explorer rendait les compas inutiles. Les quatre hommes durent se fier à l'instinct d'Austin pour atteindre, sans s'égarer, le lieu de rendez-vous.

Quand ce dernier estima qu'ils avaient parcouru une centaine de mètres depuis le navire, il fit signe aux autres d'arrêter. En surplace à quinze mètres de profondeur, Austin ôta de sa ceinture une petite balise autogonfiante munie d'un fil de nylon dont il attacha l'extrémité à son poignet. Il la regarda s'élever jusqu'à la surface où l'émetteur miniature dont elle était équipée allait permettre à Jenkins de les localiser.

Les minutes qui suivirent furent éprouvantes. Malgré les combinaisons, le froid mordait les zones exposées comme les mains et autour du masque. Les hommes du NR-1 avaient beau être courageux, la captivité les avait affaiblis. Austin se demanda ce qu'ils feraient si le Kestrel ne se montrait pas. Son accès de pessimisme fut de courte durée puisque la voix réconfortante de Jenkins retentit dans les écouteurs.

«J'ai mis le cap sur votre balise. Vous allez bien?

398

— Ça va. On a pris un couple d'auto-stoppeurs et ils sont en train de virer au bleu.

— J'arrive.»

Austin fit signe aux autres de se préparer. Les sous-mariniers répondirent par des gestes de la main, dont la lenteur démontrait à quel point ils étaient fatigués.

Ils allaient pourtant avoir besoin de toute leur énergie. Tous les quatre levèrent la tête au moment où le bruit étouffé d'un moteur se fit entendre.

Austin leva son pouce et, avec Trout, ils remontèrent en tirant derrière eux leurs compagnons épuisés. Austin garda son bras libre tendu au-dessus de lui, jusqu'à ce que ses doigts se referment sur le filet halé par un Kestrel voguant au ralenti. Les trois autres parvinrent à se cramponner à la poche du chalut.

Une fois rassuré, Austin cria à l'attention de Jenkins : «Tous à bord ! »

Le bateau prit de la vitesse et ils crurent qu'on lçur arrachait les bras. Mais après le choc initial, l'allure se stabilisa et ils eurent l'impression de voler dans la mer.

La force de l'eau faillit les emporter à plusieurs reprises, mais ils tinrent bon. Quand Y Ataman Explorer ne fut plus qu'un point à l'horizon, Jenkins mit le moteur au point mort.

« On remonte », avertit le professeur-pêcheur.

Austin et Trout agrippèrent jle plus belle leur fardeau humain. La mer agitée les secouait dans tous les sens. Ils arrivèrent tout de même à se débarrasser de leurs réservoirs et des ceintures. Allégés de ce poids mort et encombrant, ils purent s'aider des vagues au lieu de les combattre.

Penché par-dessus la poupe, Jenkins contrôlait le treuil, gros tambour métallique sur lequel s'enroulait le filet quand il n'était pas dans l'eau. C'est ainsi qu'Austin et Trout avaient été halés de quelques mètres, mais le bateau tanguait violemment et la mer jouait d'eux 399

comme d'un yo-yo. Ils ne remontaient que pour mieux descendre. L'échappement leur soufflait son haleine hydrocarburée en pleine figure et, pour couronner le tout, Austin s'était empêtré le bras droit dans les mailles du filet.

Jenkins réalisa leur désarroi, et la lame effilée d'un couteau de pêche miroita près du biceps d'Austin. Jenkins attrapa le poignet ainsi libéré, d'une main de fer.

Manœuvrant le treuil de l'autre main, il tira Austin et rapprocha le pilote.

«Ils ont des drôles de tronches, les poissons qu'on pêche aujourd'hui ! » hurla-t-il pour couvrir le bruit du moteur et de l'océan.

Howes tenait la barre et faisait de son mieux pour maintenir la stabilité du Kestrel. «Ces bêtes-là sont'

trop p'tites, cria-t-il à son tour. On devrait les remettre à l'eau.

— Dans vos rêves...» s'exclama Austin comme il enjambait le barrot, manquant de tomber à l'intérieur du bateau.

Jenkins aida le pilote à grimper à bord. À trois, ils eurent vite fait de récupérer Trout et Logan. Les sous-mariniers traversèrent le pont, en titubant comme des marins saouls, pour aller se réfugier dans la timonerie.

Le filet avait capturé plusieurs centaines de kilos de poissons, et le poids menaçait d'entraîner le bateau.

Jenkins détestait l'idée de perdre le poisson et de laisser le chalut dans l'eau où il risquait de se prendre dans une hélice, mais il n'avait pas le choix. Il coupa les cordages et regarda le filet dériver. Puis il s'installa à la barre et mit les gaz.

Howes aida les autres à enlever leurs combinaisons, puis leur offrit des couvertures et du whiskey.

Austin scruta l'horizon à travers l'écume soulevée < par le Kestrel, mais le grand vaisseau noir avait disparu. Il ne vit pas trace, non plus, des bateaux qui les 400

avaient accompagnés à l'aller et demanda où ils se trouvaient.

«Comme ça devenait risqué, je les ai renvoyés chez eux. On devrait être rentrés avant que la tempête se lève. Installez-vous bien et reposêz-vous.

— Je voudrais bien savoir ce que nos hôtes vont dire quand ils découvriront notre évasion. » En prononçant ces paroles, Logan affichait un sourire car-nassier.

«J'espère qu'ils penseront que vous avez tenté de vous échapper et que vous vous êtes noyés.

— En tout cas, merci de nous avoir secourus. Mon seul regret est de ne pas avoir pu repartir comme nous étions arrivés, dans le NR-1.

— Le plus important était de vous récupérer entiers. »

Trout tendit la bouteille de whiskey à Ausjin.

«Buvons à la mission accomplie ! »

Austin porta la bouteille à ses lèvres et but une gorgée. L'alcool lui ôta le goût salé qu'il avait dans la bouche et le réchauffa. Il regarda dehors, au-delà du sillage mousseux, en pensant à l'énorme missile en possession de-Razov.

« Malheureusement, soupira-t-il, le vrai travail vient à peine de commencer. »

Hiram Yaeger était encore au Centre à une heure avancée de la nuit. Il avait quitté sa place habituelle, derrière la console, pour aller s'asseoir dans un coin de l'immense salle d'ordinateurs, son visage éclairé par un simple écran. Il saisissait des commandes sur un clavier. Max n'aimait pas ça.

«Hiram, pourquoi n'utilisons-nous pas l'hologramme ?

— C'est un simple problème d'accès, Max, on n'n pas besoin de fioritures. On va juste à l'essentiel.

— Je me sens presque nue ici, dans mon armoire en plastique.

— Tu restes la plus belle à mes yeux..

— Flatteur ! Tu sais comment t'y prendre avec moi.

Le problème, s'il te plaît.. »

Yaeger avait travaillé des heures sur les données transmises par Austin et Trout. Tout ce qu'il avait tenté s'était soldé par un échec partiel sinon total. Finalement, il avait décidé de condenser tous les petits résultats obtenus jusque-là dans une série de commandes qui devaient le débarrasser des parasites, et du superflu, pour aller droit au but... à l'essentiel.

Il saisit les commandes l'une après l'autre et attendit... Pas longtemps... Très vite, des mots en caractères cyrilliques apparurent. Il entra une commande d'utilisation d'un logiciel de traduction...

Yaeger se gratta la tête, perplexe. Ce qu'il voyait sur l'écran n'était rien d'autre qu'un menu gastrono-mique.

Soudain, le menu disparut pour laisser la place à un message de Max.

« Puis-je prendre votre commande, monsieur ?

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Je pourrais t'en dire plus si nous usions de l'holo-gramme. »

Yaeger cligna les yeux. Max essayait de le soudoyer.

Il effectua quelques exercices d'assouplissement des épaules et de la nuque, endolories par le stress, laissa échapper un long soupir de lassitude et ramena les doigts sur le clavier.

Chapitre 30

Washington DC

Le jet privé de la NUMA atterrit sur l'une des pistes de l'aéroport national de Washington. Au contraire des vols réguliers qui suivent les navettes jusqu'à leurs terminaux respectifs, l'appareil turquoise roula jusqu'à une aire réservée dans la partie sud de'

l'aéroport, non loin d'un vieux hangar à avions au toit arrondi. Les moteurs hurlèrent avant de s'arrêter, et un trio de Suburban sport, bleu foncé, se détacha de l'ombre, tous feux éteints, pour venir s'aligner le long du jet. Deux gardes des Marines et un civil sortirent du premier véhicele. Pendant que les gardes prenaient place au pied de la passerelle, raides comme des piquets, le troisième homme, qui partait une serviette noire, escalada les marches quatre à quatre et frappa à la porte. Elle s'ouvrit dans la seconde et Austin sortit la tête.

«Je suis le capitaine Morris, docteur à l'hôpital militaire de la marine. Je suis venu examiner qui vous savez. » Il regarda à l'intérieur et vit le capitaine et le pilote écroulés sur leurs sièges. «Mon Dieu! Sont-ils morts ?

— Ouais, ils sont morts... ivres morts, répondit Austin. On a célébré leur retour pendant le vol depuis Portland et ils ont un peu abusé. Ces jeunes Marines musclés vont bien monter nous aider à évacuer vos collègues... »

Le capitaine Morris appela les Marines, et ils parvinrent sans trop de mal à faire descendre les hommes du NR-1 jusqu'au tarmac. L'air frais de la nuit les réveilla. Ils remercièrent chaleureusement Austin et Trout, zigzaguèrent jusqu'au véhicule du milieu et se retournèrent pour lancer un dernier «Merc... hic!»

ému avant de s'engouffrer dans la Suburban. Les trois véhicules démarrèrent dans un crissement de pneus et s'enfoncèrent dans la nuit, laissant Austin et Trout dans un nuage de gaz d'échappement.

Leurs feux arrière étaient encore visibles quand une silhouette surgit de l'obscurité. Une voix familière et inimitable retentit alors. «Ça, c'est de la gratitude ! La marine aurait pu au moins appeler un taxi pour vous conduire chez vous... »

Austin j eta un dernier coup d'œil dans la direction qu'avaient prise les Suburban. «La marine n'aime pas les opérations marginales comme la nôtre. Elles mettent en relief l'incompétence de leurs coûteux services de renseignements et porte-avions...

— Ça leur passera, affirma, amusé, l'amiral Sandecker. Je peux vous emmener quelque part?

— C'est la meilleure offre qu'on m'ait faite de toute la soirée. »

Austin et Trout montèrent dans la jeep CheTokee garée non loin. Sandecker méprisait les limousines, ou tout autre signe extérieur de pouvoir, et préférait conduire un 4 x 4 du parc de la NUMA. Le pilote et le copilote du jet finirent de verrouiller l'avion et Sandecker les ramena chez eux.

Austin avait appelé Sandecker depuis le Maine pour lui relater les événements. Tandis qu'il roulait sur le boulevard du George Washington Mémorial, Sandecker les complimenta: «Je me répète, mais vous 404

méritez une médaille pour être montés à bord de ce navire.

— Moi, c'est d'en partir que j'ai le plus apprécié, bien qu'il soit possible que je ne pêche plus jamais de ma vie maintenant que j'ai vu un chalut comme le voit une morue», précisa Trout avec son humour sobre, caractéristique de la Nouvelle-Angleterre.

Sandecker pouffa. «Vous êtes certains que personne sur le vaisseau d'Ataman ne soupçonnera une intervention extérieure dans l'évasion de leurs prisonniers ?

— Quelques hommes d'équipage se souviendront peut-être de nous avoir rencontrés et feront le rapprochement avec les combinaisons manquantes et la moonpool ouverte. Sinon, je doute fort qu'ils s'imagi-nent que quelqu'un soit assez fou pour faire ce qu'on a fait et réussir à s'en sortir.

— C'est aussi mon avis. Ils rapporteront la disparition des soldats de la marine à Razov mais ils envi-sageront la noyade ou l'hypothermie comme seules issues possibles. Et même s'ils suspectent une intrusion, ça m'étonnerait qu'ils en parlent à Razov, de peur d'y laisser la vie.

— Il pourrait apprendre la vérité quand la marine annoncera que tous les membres de l'équipage du NR-1 ont été délivrés.

— J'ai demandé au ministère de la Marine de ne rien dévoiler, et ça lui convient tout à fait. Les membres de l'équipage seront réunis avec leurs familles et immédiatement envoyés dans quelque retraite discrète en bord de mer... pour se reposer et se détendre.

— Cela nous fait gagner un peu de temps.

— Chaque minute nous sera utile. Passez une bonne nuit de sommeil, tous les deux. On se retrouve de ma in matin pour une réunion à la première heure. »

Sandecker conduisit Trout à sa maison de Geoi'gO

Ilil'i

town, puis il emmena Austin à Fairfax. Celui-ci laissa tomber le sac de voyage dans l'entrée et fila dans son bureau-séjour, une pièce spacieuse aux meubles en bois d'ébène, et aux murs couverts d'étagères pour ses livres et sa collection d'albums de jazz progressif.

Il écouta ses messages et fut heureux de savoir que Zavala était rentré de Grande-Bretagne. Austin attrapa une grande boîte de bière dans le réfrigérateur et s'installa dans un fauteuil en cuir noir avec son téléphone. Joe répondit dès la première sonnerie. Zavala lui raconta en détail son entretien avec lord Dodson ; Austin lui résuma la visite de Jenkins à la NUMA, et la mission à bord de Y Ataman Explorer. Ils parlèrent longtemps.

Après avoir raccroché, Austin sortit sur le pont et remplit ses poumons de l'air du Potomac. Ce petit exercice lui éclaircit aussitôt les idées et il se mit à réfléchir au drame qui s'était déroulé en mer Noire, des décennies auparavant. La découverte de L'Etoile d'Odessa avait réveillé des voix endormies depuis plus de quatre-vingts ans.

D'après le rapport de Zavala, l'impératrice et ses filles fuyaient la Russie à bord de L'Etoile avec une partie du trésor des Romanov quand le navire avait été coulé. Et le trésor, si trésor il y avait, était sans doute à présent entre les mains de Razov. Austin n'était pas certain de comprendre pourquoi un homme plus riche que Crésus se donnait autant de peine pour s'appro-prier un hypothétique trésor.

La cupidité ne connaît pas de limites, conclut-il.

Mais le plus important était que la grande-duchesse Maria avait échappé à la fois au massacre et au naufrage. Lord Dodson se montrait préoccupé par le chaos politique que l'annonce d'une telle nouvelle pourrait engendrer. Austin se renfrogna à la pensée de la complicité de la Couronne britannique dans ce drame 406

sordide. Si une telle duplicité pouvait encore erobiir»

rasser quelques familles, les acteurs de cet événement étaiént tous morts depuis longtemps. La propension au mensonge des grands n'était plus, aujourd'hui, l'objet du même scandale qu'autrefois. Ce qui préoccupait le plus Austin était le mystérieux lien qui reliait cette histoire à Ataman, et l'éventuel complot contre les Etats-Unis.

Austin regarda sa montre. Il ne s'était pas rendu compte de l'heure et la fatigue se faisait sentir. Il se traîna jusqu'à sa chambre, dans la tourelle du vieil hangar à bateaux victorien, et s'effondra sur son lit. Sa tête n'avait pas encore touché l'oreiller qu'il dormait déjà.

Debout aux aurores, vêtu d'un T-shirt, d'un short et d'une casquette de base-bail, il se prépara un pot de café jamaïcain et descendit chercher sa yole de compétition Mass Aéro, rangée sous la maison. Il soulevait les vingt kilos de l'embarcation en prévision de sa séance matinale d'aviron sur les eaux du Potomac, quand il entendit le téléphone sonner. Irrité qu'on puisse contrarier sa routine, il se précipita néanmoins au premier étage et arracha le combiné de son support.

«Nous y sommes arrivés.» La voix éraillée de Yaeger trahissait son épuisement, t Enfin... Max et moi on y est presque arrivés.

— Je devrais être heureux ou triste ?

— Peut-être bien les deux... J'ai fait bosser Max toute la nuit sur les données piratées. Elle a abattu un sacré boulot. Clique sur ton ordinateur, et tu verras ce que j'ai obtenu. »

Austin obtempéra. L'image qui s'afficha à l'écran montrait les différentes lignes, en russe, d'un document à la présentation soignée et stylisée.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Un menu... La première ligne correspond au hors-d'œuvre, du caviar Béluga. Le reste consiste en une liste de plats pour une sorte de banquet russe.

Perlmutter adorerait. Ça m'a l'air très appétissant, comparé à mes beignets et à mon jus de chaussettes.

— Je te paierai un petit déjeuner complet plus tard.

Bon, si j'ai bien compris, tu me dis que Paul et moi, on a risqué nos vies et on s'est fait chier pour récupérer un menu russe qui commence par du caviar?

— Oui et non. Le menu est en fait un ensemble de données cryptées en stéganographie, ce qui signifie:

"écriture couverte". Il s'agit d'une méthode pour cacher des messages dans des images. Il faut un logiciel spécial. Et celui qui a sécurisé ce document est une pointure. Même Max s'y est cassé les dents. J'ai composé un nouveau programme qui ordonne les éléments du puzzle. Regarde. »

Une boîte de dialogue grise apparut.

« C'est quoi, ça ?

— Ça me demande le mot de passe.

— Et celui qu'on a utilisé pour entrer dans l'ordinateur du vaisseau ?

— Troïka a fait son temps. Cela m'a amené à ce que nous avons sous les yeux. Maintenant, j'ai besoin d'une nouvelle clé.»

Austin grogna. «Alors on est de retour à la case départ.

— Oui et non. J'ai programmé Max pour qu'elle parcoure tout l'inventaire des mots ou combinaisons de mots possibles. Elle trouvera la réponse... mais ça peut prendre des jours.

— J'ai peur que le temps nous soit compté.

— Alors j'ai une autre idée qui pourrait t'aider. Les données indiquent qu'il existe un centre de commande principal hors du navire. Trouve-le et nous aurons notre mot de passe. »

408

La tête d'Austin flottait, comme chaque fois qu'il finissait une conversation avec Yaeger. « Laisse-moi y réfléchir. Je te contacterai. »

Austin descendit terminer ce qu'il avait commencé.

Il sortit la yole et la jeta à l'eau.

Après dix minutes d'échauffement, il atteignit une cadence régulière de vingt-quatre coups de rame par minute, une réelle performance.

Austin ramait sans gants, pour sentir la rivière chaque fois que les pelles plongeaient dans l'eau. Il voulait évacuer la colère qu'il éprouvait au souvenir du Sea Hunter, afin qu'elle ne le consume pas. Il glissa dans un état méditatif où sa rage sembla s'estomper sans disparaître pour autant. Après un moment, il fit demi-tour et rentra chez lui où il prit une longue douche, se rasa et opta pour une tenue sportive légère.

Une nuit de sommeil réparateur et une bonne suée sur le fleuve lui avaient restitué son énergie et sa luci-dité. Il chassa toute pensée parasite pour se concentrer sur cette force de l'ombre, ce personnage occulte si puissant, à l'origine de toutes ses épreuves au cours des dernières semaines : Razov. Il devait trouver Razov.

Le reste n'avait plus d'importance. Il s'empara du téléphone et appela Rudi Gunn, qu'il savait dans son bureau malgré l'heure matinale. f

«Kurt, je pensais justement à vous. L'amiral Sandecker m'a rapporté le succès de votre mission. Félicitations, à vous et à Paul.

— Merci, Rudi, mais la mission est loin d'être terminée. Razov est la clé de tout. Je me demandais si vous n'auriez pas une idée sur l'endroit où il se cache.

— Si vous ne m'aviez pas contacté, c'est moi qui l'aurais fait. Eh bien, il ne se cache plus. Ce malade sort au grand jour... Lui et son yacht sont attendus è Boston d'un moment à l'autre.

409

— Comment avez-vous appris la nouvelle ? Espionnage ou satellite ?

— Ni l'un ni l'autre. Je l'ai lu dans la rubrique économie du Washington Post. Ecoutez plutôt: "Le magnat russe de l'industrie minière Mikhaïl Razov arrivera aujourd'hui à Boston pour annoncer l'ouverture d'un centre du commerce international. Razov, qui est aussi une éminente personnalité politique dans son pays, sera l'hôte d'une réception à l'intention des hauts fonctionnaires de notre gouvernement et d'autres invités, ce soir, à bord de son yacht connu comme l'un des plus grands navires privés au monde. Cette étape fait partie d'une visite officielle des principaux ports de la côte Est. "

— C'est très prévenant de sa part de nous épargner du temps et de l'énergie.

— Cela ne correspond pas aux rumeurs que j'ai entendues à son propos. Vous avez une opinion sur ses véritables motivations ?

— Et si j'allais sur son bateau pour lui demander?

— Vous êtes sérieux ?

— Bien sûr. Cela lui ferait peut-être du bien de savoir qu'on l'a à l'œil. Nous pouvons peut-être aller secouer l'arbre pour voir ce qu'il en tombe.

— Dès l'instant où vous ne restez pas dessous... »

Austin repensa à la suggestion de Yaeger et la nécessité de trouver le centre de commandes principal. Un homme comme Razov ne laisserait j amais rien d'important s'éloigner de son contrôle. Son yacht était à la fois sa maison et le siège de sa compagnie internationale.

«Nous ne devons pas laisser passer une telle opportunité. Je veux monter à bord de ce yacht.

— Nous pourrions vous arranger ça avec une accréditation de la NUMA.

— Ce serait comme agiter un chiffon rouge devant un taureau. J'ai une autre idée. Je vous rappelle. »

410

Austin raccrocha et chercha dans son portefeuille une carte de visite professionnelle dont il composa le numéro à New York.

«Mystères insondables », annonça la réceptionniste.

Il demanda si Kaela Dorn était rentrée.

«Je crois que oui. Qui dois-je annoncer?»

Austin déclina son identité et se prépara à encaisser les coups. Il fut surpris par la chaleur du ton de Kaela. « Bonjour, monsieur Austin, debout de bonne heure !

— L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, m'a-t-on dit.

— Et moi qui adore faire la grasse matinée... soupira Kaela. Que puis-je pour vous ?

— D'abord, expliquez-moi pourquoi vous êtes aussi amicale ?

•— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous m'avez sauvé la vie. Mieux encore, vous avez arrangé mon retour à Istanbul sur le bateau du capitaine Kemal.

— Qui n'est pas le Queen Elisabeth II, si je me souviens bien.

— Oui, et après... En chemin, le capitaine m'a parlé d'une épave qu'il connaissait et m'y a emmenée. Elle était grosse, et très vieille, etje pense qu'à l'origine elle se mesurait en coud.ées.

— L'arche de Noé ?

— Qui sait? Peu importe ! On a notre histoire, plus quelques bonus. Alors, merci encore,"et je suis sincère quand je vous demande ce que je peux faire pour vous... même si vous me devez toujours un dîner.

— Que diriez-vous d'un cassoulet bostonien ?

— J'imaginais plutôt un carré d'agneau au Four Seasons.

— Tout ce que vous voulez. Mais j'ai besoin de vous avant. Il y a ce soir dans le port de Boston une réception avec de gros bonnets du commerce international 411

à bord d'un yacht. Et il me faut une accréditation de journaliste.

— Il y a matière à une histoire ?

— Possible. Mais pas tout de suite.

— D'accord, mais à une condition. J'y vais avec vous.

Avant de dire non, réfléchissez-y bien. »

Austin se remémora Kaela et sa beauté sensuelle.

Pas longtemps, une fraction de seconde... Mais cela suffit à le convaincre. «Marché conclu. Je vais attraper un avion pour Logan Airport. » Il suggéra une heure et un lieu de rencontre.

Après avoir raccroché, Austin se cala dans son fauteuil et regarda dans le vide. Trouver le système de commande central serait peut-être la découverte capitale après laquelle ils couraient, lui et la NUMA. Mais une autre raison le poussait à monter à bord : Boris.

Chapitre 31

Boston, Massachusetts

Kaela Dorn attendait sur le Commonwealth Pier, d'où elle pouvait contempler le port de Boston sans rien manquer du défilé des limousines qui déversaient un flot régulier de VIP. Toutes ces «très importantes personnes » se précipitaient alors pour faire la queue en compagnie d'autres privilégiés, dans l'attente d'être transportées au yacht de Razov. La journaliste se tenait près de la file des camions de télévision dont les paraboles et autres antennes poussaient sur les toits comme une végétation venue d'ailleurs. Elle observait la foule quand l'inconnu s'approcha d'elle et la salua.

Jetant un bref coup d'œil dans sa direction, Kaela répondit par un bonjour poli. Elle le regretta dans la seconde qui suivit, quand l'homme lui demanda d'une voix nasillarde et pateline: «Excusez-moi, mais ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés?»

Elle se tourna alors vers lui, et le regarda attentivement en pensant qu'il ressemblait à une version musclée de... - quel était donc le nom de ce chanteur?

« Non, répliqua-t-elle, à la fois amusée et dédaigneuse.

Jamais.

— Et moi qui croyais que vous m'aviez pardonné d'avoir manqué notre rendez-vous à Istanbul. » Lu voix avait changé: elle était plus grave, plus mélodieuse.

Kaela recula pour mieux l'examiner, s'arrêtant sur les larges épaules. « Mon Dieu ! Je ne vous avais pas reconnu.

— On ne m'appelle pas l'homme aux cent visages pour rien », plaisanta Austin, l'air espiègle. Il écarta les bras. « Suis-je représentatif des journalistes des émissions à sensation ? »

Austin était tout de noir vêtu : pantalon, T-shirt et veste légère. Il arborait, bien qu'il fasse nuit, des lunettes Ray Ban à la Ray... Charles, et avait chaussé de vieilles baskets. Sa poitrine s'ornait d'une peu discrète chaîne en or, et il cachait sa chevelure argentée sous une perruque brune.

«Vous ressemblez à un entrepreneur de pompes funèbres hollywoodien, se moqua la jeune femme.

J'adore la moumoute. » Elle plissa les yeux. « Qu'avez-vous fait à votre visage ?

— Latex. Un mal nécessaire avec les nouvelles techniques d'identification. »

Kaela ouvrit grande la bouche, se rappelant soudain le nom qu'elle cherchait. «Le seul à qui un ordinateur pourrait vous comparer est Roy Orbinson.

— Je m'en souviendrai, si on me demande un auto-graphe. Bon, maintenant que j'ai passé l'inspection, comment allez-vous ?

— Très bien, Kurt. Ça me fait plaisir de vous revoir.

— J'espère qu'on pourra, une fois fini le travail, reprendre les choses où on les avait laissées.

— Avec joie.» Elle lui décocha un sourire enga-'

géant. « J'en serais très heureuse. »

Kaela portait un tailleur-pantalon gris dont les plis soyeux mettaient en valeur ses délicieuses courbes.

Austin se sentait attiré par son charme exotique. Au prix d'un grand effort, il chassa ses pensées... La mission avant tout.

«Alors, c'est entendu. Cocktails au Ritz Bar.» Il 414

balaya du regard la foule grouillante d'hommes et femmes en tenues de soirée. «Allez, on s'invite à la fête?»

Une carte d'accréditation plastifiée pendait au cou de Kaela. «À partir de maintenant, vous êtes Hank Simpson, notre preneur de son. Il vous sera facile de faire semblant. Le boulot de Dundee consiste surtout à traîner l'équipement derrière nous et à tenir un micro. Je vous aiderai à tout préparer. Attrapez juste ces malles et ayez l'air idiot.

— Ça, je peux le faire», répondit Austin. Se saisissant des lourdes et volumineuses valises métalliques comme s'il s'agissait de plumes, il suivit Kaela jusqu'à une section de l'embarcadère réservée à la presse. Une vedette arrivait pour récupérer un groupe de journalistes.

Une silhouette trapue se détacha de la troupe, et Mickey Lombardo vint à leur rencontre, une Steadi-cam sur l'épaule. «J'ai plusieurs plans du tonnerre des Kennedy. » Il reconnut Austin, malgré le déguisement.

«Hé! Mais c'est notre ange gardien! s'exclama-t-il, jovial. Content de vous revoir, vieux. »

Austin lui fit signe de se taire, et promena un regard alentour.

«Ah oui, j'oubliais, chuchota Lombardo. Au fait, j'apprécie vos goûts vestimentaires.» Comme Austin, Mickey était habillé tout en noir.

« Si on vous le demande, dites qu'on est les Blues Brothers, suggéra Austin.

— Désolée de vous interrompre, les garçons, mais on vient nous chercher », les informa Kaela.

Austin s'empara du matériel et le chargea dans la vedette. Des sièges étaient disposés en rangs, comme dans les avions, et Kaela s'assit entre ses deux <2cp=

piers. En l'espace de quelques minutes, le bateau 80

remplit d'une foule allant des représentants de la pïefiHU

écrite, mal à l'aise dans leurs smokings de location, aux divers techniciens, en passant par les stars de la télévision populaire reconnaissables à leur brushing impeccable, et aux cohortes d'assistants serviles qui se pressaient dans leur entourage. La vedette s'écarta de la jetée pour laisser place à la navette suivante, et traversa le port à grande vitesse.

L'arrivée du yacht de Razov avait attiré les divers médias de toute la côte Est. La plupart des gens entendaient parler de Razov pour la première fois et décou-vraient sa fortune, ses ambitions politiques et son intention d'ouvrir un centre du commerce international estimé à un milliard de dollars. Emblème de cette incroyable richesse, son immense et luxueux yacht sus-citait le maximum d'intérêt.

Le Kazachestvo était le plus important navire à faire escale à Boston, depuis les grands voiliers. Des hélicoptères de la télévision tournoyaient au-dessus du vaisseau, pour transmettre au monde entier des images aériennes de son entrée dans le port. Une escorte de bateaux pompiers envoya des fontaines d'eau décrire des courbes dans le ciel. Des centaines d'embarcations de plaisance, qui essayaient de s'approcher, furent repoussées par les garde-côtes. Quand le yacht jeta enfin l'ancre, il fut accueilli par des pleins bateaux de politiciens, bureaucrates et hommes d'affaires... Mais seuls les plus importants et influents d'entre eux étaient invités à la grande réception.

Le yacht brillait d'un bout à l'autre de mille lumières colorées qui illuminaient tout le bassin. Pour célébrer l'événement, une délégation locale du Congrès avait persuadé le ministère de la Marine de faire sortir la frégate Constitution, Old Ironsides de l'arsenal maritime de Charlestown, pour une excursion nocturne dans le port.

Le vieux navire de combat ne quittait son emplace-

416

ment qu'une fois par an, quand on lui faisait faire un demi-tour, afin que ses deux côtés se patinent de la même .façon. Mais ces dernières années, après de sérieux travaux de restauration, il avait retrouvé en grande partie son aspect original de 1794 et organisé des petites croisières occasionnelles, toutes voiles dehors. Austin avait entendu un présentateur de la télé dire que la frégate était programmée pour une exhibition, avec à son bord un détachement de Marines et des servants pour tirer une salve de canon.

Comme la vedette arrivait à destination, Austin reporta son attention sur le yacht. Il était exactement comme sur les photos de Gamay. Il reconnut l'allure caractéristique des bateaux de charge rapide, qui permettait à Razov de déménager à volonté en quelques jours et dans la mer de son choix. La navette se rangea derrière une file de ses semblables.

L'entrée s'effectuait par une porte et des hommes d'équipage se penchaient par l'ouverture pratiquée dans la coque pour aider les passagers à monter à bord. Les visiteurs furent accueillis par des hôtesses qui jetèrent à peine un coup d'œil sur les accréditations de presse et les accompagnèrent jusqu'au bas d'une grande montée d'escalier. Austin nota, avec délices, que le trajet en bateau ouvert avait mis à mal les belles coiffures de ces messieufs-dames de la télévision, qui semblaient tous victimes d'un ventilateur géant.

Kaela en tête, Austin et Lombardo trimbalèrent leur équipement jusqu'au pont principal, qui rappelait une fête de rue dans le grand monde. Les représentants des médias passèrent à travers une haie de jeunes gens, tous et toutes vêtus de blazers bordeaux, et sans doute choisis pour leur physique avenant. On leur distribua des dossiers de presse, des porte-elés 00

forme de chiens-loups russes et des aimants décoratifs ornés du logo d'Ataman. Ainsi chargés, on les guida jusqu'à un secteur délimité par une corde.

Un beau jeune homme, apparemment investi de responsabilités, à en juger par l'écusson sur son blazer, prit la parole pour leur souhaiter la bienvenue. Il leur expliqua que les interviews se dérouleraient dans la salle de presse, avec le gouverneur et le maire. M. Razov n'accorderait pas d'interview, mais ferait plus tard un discours. Sachant que les boissons et la nourriture gra-tuites vous attirent la sympathie, il les emmena au salon.

Pendant que les autres se ruaient sur l'open bar, Austin et son équipé installèrent leur matériel près d'une rangée de micros et de projecteurs. Quand leur travail fut fini, Austin prit Kaela par le bras. «On va rejoindre les huiles?

— Dans une minute.» Elle l'entraîna jusqu'au bastingage, d'où ils pouvaient admirer une vue spectaculaire de Boston la nuit. Une expression grave durcissait quelque peu la douceur de ses traits. «Avant d'aller retrouver la foule, je veux vous poser une question.

Vous étiez déterminé à monter à bord de ce bateau.

Razov est-il impliqué d'une façon"ou d'une autre dans les événements qui se sont déroulés à la base de sous-marins ?

— Pourquoi le serait-il ?

— S'il vous plaît, ne jouez pas les mystérieux avec moi. Il est russe. Les tueurs étaient russes. Le centre de ses activités se situe en mer Noire... Dois-je continuer la liste des coïncidences ?

— Désolé, je ne peux pas tout vous raconter. L'ignorance est votre meilleure protection. Mais oui, il y a un lien.

— Razov est-il responsable de la mort de Mehmet ? »

Austin resta silencieux un moment. Difficile de refuser quoi que ce soit à un regard aussi magni-

418

fîque... et une telle détermination. «Indirectement, oui.

— Je le savais. Il est temps que ce fumier rende des comptes.

— J'ai la ferme intention de le faire payer pour ses actes.

— Alors je veux y participer.

— Vous aurez votre histoire. Je vous le promets.

— Je ne parle pas de mon travail. Ecoutez, Kurt, je ne suis pas une Californienne écervelée pour qui le grand frisson consiste à passer l'après-midi au centre commercial avec les copines, et à s'en faire virer parce qu'on a allumé une clope. J'ai grandi dans un quartier dur, et si je n'avais pas eu une mère encore plus dure, je serais peut-être aujourd'hui en train de tirer dix à vingt ans à Soledad. Je veux faire quelque chose pour vous aider. ,

— Vous m'avez déjà aidé en me faisant monter à bord.

— Ce n'est pas assez. Je sais que vous voulez empêcher ce monstre de nuire. Et moi aussi. »

Austin se promit de ne jamais avoir à se trouver dans la ligne de mire de Kaela.

« Marché conclu. Mais ce soir, on est sur le territoire de Razov. Alors adoptez un profil bas, je n'ai pas envie de vous exposer au moindre danger, vous et Mickey.

Tant qu'on est sur le bateau, je travaille en solo, d'accord ? »

Kaela acquiesça de la tête. «Vous pourrez agir pendant les interviews.» Elle lui saisit le poignet et le guida vers l'entrée du salon. «Mais d'abord, j'aimerais que nous buvions ensemble ce verre que vous m'avez promis le jour de notre rencontre.»

Ils se joignirent à la foule qui envahissait l'immense salon. Pendant un instant, Austin oublia qu'ils se trouvaient sur un bateau. Il eut l'impression de se retrou-

ver cent ans en arrière. Le salon ressemblait à une salle du trône imaginée par un architecte de Las Vegas. Il en résultait une curieuse fusion entre les civilisations occidentale et orientale. Leurs pieds s'enfonçaient dans un luxueux tapis pourpre, assez grand pour couvrir les sols de plusieurs maisons. Des lustres de cristal pendaient des plafonds voûtés et couverts de peintures figurant des nymphes ou des chérubins.

De chaque côté de la pièce se dressait une rangée de colonnes sculptées et dorées à la feuille.

La foule qui évoluait dans ce luxe suranné était un parfait échantillonnage de la bonne société bosto-nienne, et de ses membres les plus influents... Des politiciens adipeux et à la couperose dévorante, dont la terrifiante bedaine forçait dangereusement sur les boutons du smoking, jouaient des coudes pour se faire une place au soleil de l'énorme buffet central. Celui-ci, gémissant sous le poids d'un invraisemblable assortiment de mets russes parmi les plus délicats, n'exerçait cependant pas le même pouvoir d'attraction sur tout le monde. En effet, à l'autre extrémité, des femmes, d'une minceur qui devait demander beaucoup d'efforts, s'étaient regroupées autour de tables rococo et regardaient leurs assiettes d'un air soupçonneux. Des hommes d'affaires avides se rassemblaient en petits comités pour discuter de la meilleure façon de faire dépenser son argent au fortuné Razov. Des légions d'avocats, financiers, lobbyistes de Beacon Hill et... membres du personnel, voletaient de table en table, comme des abeilles à la recherche de nectar.

Tout au bout du salon, se dressait une estrade qui, à défaut de soutenir un trône en or, accueillait un groupe de musiciens russes, qui jouaient des airs folk-loriques. Ils étaient habillés en Cosaques, ce que ne manqua pas de remarquer Austin avec une certaine gêne.

420

Pendant que Kaela leur cherchait une place pour se poser, le batteur se lança dans un long roulement de tambour. Chargé des relations publiques, le jeune homme à-l'écusson monta sur l'estrade, remercia les invités et la presse de leur présence et annonça que leur hôte aimerait dire quelques mots. Peu après, un homme d'âge moyen, vêtu d'un simple costume bleu, grimpa sur le podium et prit le micro. Deux chiens-loups, maigres et malgré tout majestueux avec leur fourrure blanche, le suivaient pas à pas.

Austin s'approcha pour bien voir Razov. Le Russe n'avait pas l'air méchant. Excepté son profil taillé à coups de serpe et sa pâleur mortelle, il était assez ordinaire. Austin se souvint que l'histoire regorgeait de gens à l'apparence normale qui avaient pourtant dispensé la misère et la mort autour d'eux. Hitler aurait pu passer pour l'artiste affamé qu'il avait été, plus jeune. Roosevelt avait surnommé Staline « Oncle , Joe», comme s'il s'était agi d'un brave vieux tonton, au lieu d'un tueur psychopathe... Razov commença à parler.

Dans un anglais à peine rehaussé d'une pointe d'ac-cent, il commença par les politesses d'usage : «Je souhaite tous vous remercier d'être venus si nombreux à cette réception en l'honneur de votre merveilleuse ville.» Puis, désignant les chiens: «Sacha et Gorky sont très contents de vous recevoir, eux aussi. » Il avait compté sur les bêtes pour briser la glace et il avait eu raison. Après que tout le monde eut bien ri, les chiens disparurent en coulisses. Razov leur fit au revoir de la main et sourit à l'audience. Il parla, d'une voix grave et autoritaire. Il avait le don de regarder les gens droit dans les yeux. En l'espace de quelques minutes, l'au°

ditoire était suspendu à ses lèvres. Même les gros pol!°

ticiens gloutons avaient cessé de s'empiffrer pour l'écouter.

«J'éprouve un immense plaisir à me trouver à cet endroit, dans le berceau de l'indépendance américaine. À quelques kilomètres d'ici, se trouve Bunker Hill, et un peu plus loin, Lexington, si importante pour Washington et ses rebelles sur la route de l'indépendance. Vos formidables universités et centres médicaux sont connus du monde entier. Votre exemple a valeur de modèle pour mon pays. Aussi, en retour, je suis heureux d'annoncer l'ouverture d'un centre du commerce russe qui favorisera la fluidité des échanges commerciaux entre nos deux grandes nations. »

Pendant que Razov s'apprêtait à détailler son investissement, Austin murmura à l'oreille de Kaela : « C'est le moment d'aller fouiner. Je vous retrouve à la navette. »

Kaela lui pressa la main. «Je vous attendrai.»

Austin se dirigea discrètement vers-la .sortie et se retrouva dans la fraîcheur nocturne. La plupart des gens assistant au discours de Razov, les ponts étaient presque déserts. Il ne rencontra qu'une seule personne, un serveur, qui lui mit d'office une assiette de saucisses entre les mains. Austin allait la jeter pardessus bord dès que le garçon ne serait plus en vue, mais il se ravisa. Il aurait l'air moins louche s'il déambulait ainsi équipé sur le bateau.

Il se promenait d'un pas nonchalant, en direction de la proue, quand il se retrouva devant une zone interdite au public. Accroché à une corde, un écriteau indiquait en toutes lettres le mot préféré d'Austin:

«Privé». Le pont était plongé dans la pénombre et Razov avait dû mettre ses gorilles en cage le temps de la réception, pour ne pas effrayer les invités. L'occasion était trop belle... Trop belle en effet, puisqu'Aus-tin en était encore à échafauder un plan de «visite», quand un garde imposant et revêche, au costume déformé par la bosse caractéristique d'une arme, se 422

dirigea vers lui. «C'est prrivé», rappela-t-il à Austin, avec un fort accent russe.

Austin adopta l'attitude d'un homme ivre et offrit au garde un sourire idiot... ainsi que son assiette. « Héhé...

Sauciche?»

Le Russe répondit par un regard hargneux et continua sa ronde. Austin attendit qu'il ait disparu, et il se préparait à passer sous la corde quand un léger piétinement le fit se retourner. Deux silhouettes sprin-taient dans sa direction. Les chiens de Razov. Traînant leurs laisses derrière eux, ils lui sautèrent sur la poitrine et faillirent le renverser. Puis ils collèrent leurs longs museaux dans l'assiette qu'il tenait toujours et qu'il s'empressa de poser au sol. Les chiens dévorè-rent la nourriture en un rien de temps. Une fois qu'ils eurent fini, ils se mirent à regarder Austin comme s'il en avait encore et la leur cachait.

Soudain, un pas de course retentit. C'était le maître-chien. Il prononça quelques mots qui pouvaient passer pour des excuses, attrapa les laisses et emmena les chiens. Austin attendit d'être à nouveau seul, puis réussit enfin à passer sous la corde pour pénétrer dans la zone interdite. Il avançait dans la semi-obscurité sans faire de bruit. Grâce à ses habits noirs, il se noyait dans l'ombre.

Au bout de trois minutes, il 'l'arrêta devant une bouche d'aération, plus grande que lui de trente centimètres. Il mit la main dans sa poche, en sortit un objet de la taille et la forme d'un jeu de cartes, et appuya sur le bouton de marche. Le petit écran s'alluma et une série de chiffres apparut. Le renifleur de Yaeger était prêt à remplir son-office.

Surexcité, ce dernier avait appelé pendant qu'Ans-tin se préparait à partir pour Boston. «Je pense que jo sais comment rentrer dans le système du yacht.» I ',|

Yaeger ajouta: «Wi-Fi.»

Austin avait renoncé à comprendre l'étrange langage de Yaeger. Il s'était fait à l'idée que les génies de l'informatique comme Hiram venaient d'une autre planète, et que parfois leur langue natale reprenait le dessus. Il avait quand même demandé une explication.

Yaeger lui avait répondu que le Wi-Fi était l'abréviation anglaise pour les réseaux informatiques sans fil que l'on commençait à utiliser dans les grands complexes.

«Imagine que tu diriges un gros hôpital, avait-il expliqué. Tu veux que les membres de ton personnel aient accès aux informations vitales. Alors s'ils sont de l'autre côté de l'hôpital, et donc loin de leurs ordinateurs, ils n'ont pas besoin de revenir en courant. Tu installes un Wi-Fi qui couvre juste le bâtiment ou le complexe. Les responsables emmènent des ordinateurs portables avec eux. Il leur suffit de le brancher, de trouver la bonne fréquence, et ils ont tout de suite accès au système central.

— Très intéressant, mais quel est le rapport avec notre problème ?

— Le yacht d'Ataman a le Wi-Fi. »

Austin ne voyait toujours pas où Yaeger voulait en venir, mais l'enthousiasme d'Hiram était contagieux.

«Comment tu sais ça, d'abord?

— C'est l'idée de Max, en fait. Après s'être plantée en essayant de déchiffrer le code d'Ataman, elle a commencé à sortir tout ce qu'elle pouvait trouver sur le yacht. Il n'y avait pas grand-chose, dans la mesure où Ataman a construit le navire dans son propre chantier naval, en mer Noire. Mais on ne pouvait pas trouver en Russie le matériel électronique que désirait Razov, alors il l'a acheté aux Etats-Unis et l'a fait monter par des Français. Max est entrée dans les fichiers de la compagnie française. Ils ont installé le Wi-Fi sur le yacht.

424

— Je comprends pourquoi un hôpital utilise ce système, mais un yacht ?

— Penses-y bien, Kurt. Un bateau de cette taille est une petite communauté. Admettons que tu sois le commissaire de bord. Tu rencontres un problème de feuilles de paie alors que tu es à l'autre bout du navire.

Tu allumes ton ordinateur portable, et tu as aussitôt la solution. Et je peux te citer des tas d'autres situations comme celle-ci.

— Et comment ça peut nous aider pour notre pro- "

blèjne, le mot de passe manquant ?

— Il doit être sur ce vaisseau. Si Max et moi on pouvait se connecter directement sur leur réseau, on pourrait récupérer toutes les données qu'on veut, quand on le veut, et les examiner de plus près.

— Qu'est-ce qui t'en empêche ?

— Deux choses. La première, c'est que l'information est certainement cryptée. La deuxième, c'est que le signal du Wi-Fi est faible, car il ne couvre que le yacht. J'ai besoin de quelqu'un pour placer à bord un renifleur.

— Tu recommences à parler bizarre.

— Désolé. Un renifleur est un gadget qui peut se connecter au réseau, pomper le signal et l'envoyer dans les bras accueillants de Max.

— Impressionnant. Tu disais que les dossiers seraient cryptés? Qu'est-ce qui te permet de penser que le code ne va pas encore t'arrêter?

— Rien. Mais ce n'est pas un cryptage comme sur l'Explorer. On peut l'attaquer par différents angles.

En plus, Max est déterminée.

— Rien de tel qu'une femme déterminée, même cybernétique. Où puis-je me procurer ces tarins électroniques ?

— Je t'ai envoyé un coursier de la NUMA avec un paquet. Mode d'emploi inclus. »

Le mode d'emploi était 'simple. Mettre le renifleur en marche. Vérifier qu'il capte bien le signal, puis utiliser l'aimant au dos pour le fixer. Yaeger lui avait donné un second renifleur pour pallier une éventuelle panne du premier.

Pour l'heure, Austin passa la main dans la bouche d'aération pour y placer le renifleur. Puis il s'approcha avec précaution d'un canot de sauvetage. Il s'accroupit et trouva une cache dans un support en acier. Il y glissa le second renifleur. Il commençait à peine à se relever quand il perçut un léger clic derrière lui. Il sentit quelque chose de dur pressé sur le bas de son dos.

Chapitre 32

«Avec l'âge, vous devenez négligent, Kurt Austin.

La prochaine fois pourrait vous être fatale. »

Le canon du revolver se leva. Soulagé, Austin se retourna pour apercevoir la cicatrice livide sur le visage de Petrov, baigné par les reflets argentés du clair de lune.

«J'ai pris au moins dix ans quand vous m'avez collé cet engin dans le dos, Ivan. Un simple bonjour aurait sufi pour que je vous accorde mon attention.

— Ça me fait la main, je ne veux pas perdre ma vivacité.

— Croyez-moi, vous êtes plus vif que jamais. Comment avez-vous fait pour entrer dans ce pays ?

— J'ai pris l'avion et j'ai omis de préciser que j'allais peut-être tuer une ou deux personnes... Non.

C'est vrai que j'aurais pu, mais je suis ici, contrairement à vous en Russie, avec la bénédiction de votre secrétariat d'Etat aux Affaires étrangères, en mission d'affaires pour le Service de dératisation sibérien.

J'ai ensuite demandé au consulat local de Russie de m'inclure dans la liste des invités à cette réception.

— Et comment m'avez-vous trouvé ?

— Je vous ai vu quitter le grand salon et je n'ai plus eu qu'à vous suivre. J'ai failli être confondu par votre visage, mais il vous est difficile de cacher vos larges épaules et votre démarche assurée. Dites-moi, où avez-vous dégoté cette perruque incroyable ?

— Je l'ai achetée à un vide-grenier du KGB.

— Au train où vont les choses, je n'en serais pas surpris. Puis-je vous demander ce que vous faisiez à quatre pattes, dans le noir?

— J'avais perdu une lentille de contact?...

— Vraiment ? Je n'ai rien lu dans votre dossier concernant le port de lentilles de contact. »

Austin étouffa un rire et mit le Russe au courant des renifleurs. Ivan fut impressionné et demanda juste qu'on le tienne informé des résultats. «Je suggère que l'on rejoigne les festivités. La plupart des gardes sur-veillent les invités ou se cachent, mais deux ou trois font des rondes. »

Austin savait qu'ils jouaient déjà avec le feu. Ils se dirigèrent vers les lumières et la musique, profitant de chaque ombre ou recoin. Ils ne virent qu'un seul garde et s'accroupirent derrière un bollard jusqu'à ce qu'il fût passé. Peu après, ils marchaient sans se presser en direction du salon. Petrov, d'une élégance non-chalante dans son smoking, alluma une cigarette américaine. « Quels sont vos plans, à présent ?

— Vous n'auriez pas vu, par hasard, le petit ami de Razov, le moine ?

— Je suspecte Razov de préférer ne pas laisser Boris se produire en public. Qui sait ? Il n'est peut-être même pas sur le yacht... De toute façon, on ne le verra pas ce soir.

— Dans ce cas, il se pourrait que j'aille dire deux mots à notre hôte.

— Razov ? Croyez-vous qu'il soit judicieux de dévoiler votre jeu ici, sur son territoire?

— Si je pouvais l'ébranler assez pour qu'il commette une erreur...

— Attention, il n'est pas réputé pour ça... Mais vous faites comme vous voulez. Je pense que je vais flâner-dans les environs et me servir à boire et à manger, tant que j'y suis.

— Vous êtes venu seul ?»

Petrov subtilisa un verre de vodka sur le plateau d'un serveur qui passait. Il le but d'un trait et sourit.

«Je ne serai pas loin, en cas de besoin. »

La fête battait son plein. Les invités se promenaient sur le pont, une assiette et un verre dans les mains. Les musiciens cosaques avaient changé de registre et atta-quaient un morceau de rock. Petrov se mêla à la foule et disparut, comme par magie. Austin remarqua un petit attroupement avec Razov pour centre d'attraction. Il s'en approcha, tout en se demandant comment il allait passer la barrière des gardes de Razov. Les deux chiens s'en chargèrent. Quand ils l'aperçurent, ils échappèrent à Razov et se précipitèrent vers Austin.

Comme auparavant, ils lui sautèrent dessus, posèrent leurs pattes sur sa poitrine et lui léchèrent la figure. Il parvint néanmoins à s'en débarrasser en douceur.

Austin empoigna les laisses et les raccourcit, pour garder les turbulents animaux sous contrôle. L'instant d'après, le maître-chien accourait, le regard paniqué.

Austin s'apprêtait à lui tendre les laisses quand il vit Razov et ses deux gardes du cotps venir à lui.

«Je vois que vous connaissez Sacha et Gorky», déclara Razov, un sourire cordial aux lèvres. Il reprit les laisses à Austin et dit quelque chose en russe. Les chiens obéirent instantanément et s'assirent à ses côtés, luttant contre leur instinct.

«J'ai partagé quelques saucisses avec eux, il y a un moment, répliqua Austin. J'espère que vous ne m'en voulez pas.

— Je suis surpris qu'ils les aient mangées. Ils sont bien mieux nourris que beaucoup de gens. Mon nom est Razov.» Il tendit sa main et jeta un coup d'oeil au nom sur l'accréditation qui pendait au cou d'Austin.

«Je suis l'hôte de cette petite célébration.

— Je sais. Je vous ai écouté parler, tout à l'heure.

Très impressionnant.» Il serra la main si fort que les os craquèrent, et il vit Razov grimacer de douleur.

«Mon nom, à moi, est Kurt Austin. »

Le visage de Razov ne trahit aucune émotion. «Le fameux M. Austin... Vous ne ressemblez pas à ce que j'imaginais.

— Vous non plus. Vous êtes beaucoup plus petit que je ne le pensais. »

Razov ne mordit pas à l'hameçon. «J'ignorais que vous travailliez pour la télévision, maintenant.

Aux dernières nouvelles, vous étiez employé par la NUMA.

— C'est juste une distraction passagère. Je suis toujours à la NUMA. Nous avons fait un peu de chasse au trésor en mer Noire.

— J'espère que cela en valait la peine.

— Je me suis fait souffler sous le nez un trésor, qui se trouvait à bord de l'épave d'un bateau appelé L'Etoile d'Odessa.

— Pas de chance... Mais la chasse au trésor est une véritable compétition.

— Ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est ce qui peut pousser quelqu'un possédant déjà une immense fortune à se donner autant de peine pour récupérer une poignée de babioles brillantes.

— Nous autres, Russes, avons toujours été fascinés par les babioles, comme vous dites. Nous croyons qu'au-delà de leur valeur intrinsèque, elles transmet-tent un pouvoir à leur propriétaire.

— Je ne sais pas ce que le trésor a apporté de bon au tsar et à sa famille.

— La famille impériale a été trahie par des félons au sein même de son entourage.

430

— Je suppose que vous allez rendre le trésor au peuple russe.

— Vous ignorez tout de mon peuple, rétorqua Razov.

Il n'a cure des joyaux. Ce dont il a besoin, c'est d'un leader à poigne, qui peut restaurer l'orgueil national et pourfendre ces nations qui lui tournent autour, comme des charognards.

— Vous anticipez le succès de votre opération secrète Troïka.

— Il n'y a rien de secret à propos de Troïka, affirma-t-il avec dédain. C'est le nom donné à mon projet d'ouvrir des centres du commerce à Boston, Charleston et Miami. Regardez autour de vous, monsieur Austin. Il n'y a rien de répréhensible dans mes affaires.

— Et le massacre à bord du navire de la NUMA ?

Vous ne trouvez pas cela répréhensible ?

— Je n'en sais que ce que j'ai lu dans la presse. Une tragédie, c'est certain, mais je n'ai rien à voir avec c,e malheureux incident.

— Je comprends que vous ne vouliez pas en assumer la responsabilité. Cette attaque a été un véritable fiasco. Vous avez merdé, Razov. Votre psychopathe s'est trompé de navire. Je n'étais pas sur le Sea Hunter, et vos hommes ont assassiné tout l'équipage pour rien. Mais vous savez déjà tout ça. »

Austin remarqua une lueur de colère dans les yeux de Razov. «Sincèrement, monsieur Austin, vous me décevez. Vous vous introduisez sur mon navire dans ce déguisement ridicule, vous buvez ma vodka, vous mangez ma nourriture, et pour me remercier, vous me traitez de tueur.

— J'avais une autre raison de monter à bord. Je voulais regarder en face l'enfoiré de meurtrier que j'ai prévu de détruire. »

L'affable politicien s'effaça pour laisser la plaça ni!

voyou des rues de Moscou. «Vous, me détruire ? Voti'i n'êtes qu'une misérable punâise. Il en faut plus que la NUMA et votre gouvernement pour m'arrêter. Quand j'aurai restauré la gloire et la fierté passées de la Russie, les Etats-Unis seront comme un enfant qui vagit dans son vomi, à mendier l'aide de tout le monde, ses ressources épuisées, sa direction affaiblie... » Razov se rendit compte qu'il était allé trop loin et stoppa net.

« Vous êtes désormais indésirable à bord de mon yacht, monsieur Austin. La sécurité va vous escorter jusqu'à la navette.

— Je peux retrouver tout seul le chemin. À la prochaine, monsieur Razov. » Austin tourna les talons.

Les lèvres de Razov s'entrouvrirent sur un sourire féroce. «Il n'y aura pas de prochaine fois... »

Razov fit un subtil signe de la tête et ses gardes s'at-tachèrent aux pas d'Austin, lequel émit un léger sifflement. Les chiens-loups dressèrent les oreilles et, remuant la queue, échappèrent à Razov, traînant derrière eux leurs laisses inutiles. Austin sourit à son tour et pivota pour regarder Razov bien en face. Razov fixa sur lui des yeux noirs de haine. Austin se retourna et s'en fut rapidement vers la proue du navire, en se mêlant à la foule, les chiens sur ses talons. Il comprit qu'il devait les semer. Ils étaient trop voyants et atti-raient l'attention sur lui.

Austin s'arrêta et leur caressa la tête, puis il tendit leurs laisses à une jeune femme portant un blazer bordeaux. Il arracha sa perruque, ses lunettes de soleil et les enfonça dans la poche de l'hôtesse sidérée.

« Pourriez-vous ramener ces deux lascars à M. Razov, s'il vous plaît. Avec mes compliments. »

D'un pas vif, il entra dans le salon et se fraya un chemin au milieu de l'assemblée, manquant presque de renverser Kaela.

«Vous êtes bien pressé ! s'étonna-t-elle.

— Quittez le yacht dès que possible.

432

— Où allez-vous ?

— Je ne sais pas. Je vous retrouve au Ritz Bar dans une heure environ. »-Austin déposa un baiser sur la joue de Kaela et se dirigea vers les escaliers qui menaient à la plate-forme d'embarquement. Il espérait rentrer en vedette, mais se ravisa. Deux gardes veillaient en haut des escaliers, attentifs. Austin s'était imaginé, à tort, que Razov ne courrait pas le risque de provoquer un incident devant tout le monde. Mais Razov en avait dit beaucoup plus qu'il ne le souhaitait et il se fichait pas mal du reste, désormais. En retournant sur ses pas, Austin espérait gagner un peu de temps pendant qu'il réfléchissait à une solution pour s'échapper, quand on lui agrippa le bras.

Austin se dégagea brusquement et se mit en position de combat. Petrov lui souriait mais son regard démentait cette bonne humeur apparente.

«Je pense que n'O'us devrions éviter de passer par là», lui conseilla-t-il en désignant un garde qui avan-

çait en écartant les invités. Il vit Austin et parla dans un micro, attaché au revers de son costume. Austin se laissa guider par Petrov à l'intérieur du salon, autour de la piste de danse, puis ils sortirent de l'autre côté, sur le pont. Ils se dirigèrent vers des escaliers... gardés eux aussi par un grand gorille. Une main en conque sur l'oreille, il écoutait sa radio. ®

Le visage avenant, Petrov s'approcha de lui et lui parla en russe. Le garde répondit par un regard soup-

çonneux et voulut se saisir de son revolver, mais le coup au foie porté par Petrov le plia en deux, celui d'Austin l'étala pour le compte.

Ils enjambèrent le corps et descendirent les escaliers en courant jusqu'au pont inférieur. Austin vit une porte, identique à celle utilisée de l'autre côté pour accueillir les invités au sortir de leur navette. Petrov II!

déverrouilla et l'ouvrit. Austin se demandait s'il leur faudrait nager longtemps pour s'échapper quand un rayon de lumière éclaira un hors-bord. Le moteur tournait, et l'homme au volant adressa un geste amical à Petrov.

« J'ai pris la liberté de prévoir un moyen de transport d'urgence.

— Je croyais que vous étiez venu seul.

— Ne faites jamais confiance à un ancien du KGB. »

Austin s'en voulait. Au contraire de Petrov, il avait sous-estimé la détermination de son ennemi. Il était tellement impatient d'affronter Razov qu'il en avait négligé sa propre sécurité. Il se promit de louer Ivan, plus tard, pour sa méticuleuse prévoyance. Il mit pied dans le hors-bord, suivi de Petrov. Le complice du Russe accéléra d'un coup, et le bateau bondit en avant, manquant d'éjecter ses deux passagers. Il s'éloigna du yacht.

Austin regarda en arrière ie navire illuminé et pouffa de rire en imaginant la réaction de Razov quand il apprendrait leur fuite. Elle ne se fit pas attendre... Le feu d'une rafale silencieuse balaya l'embarcation en provenance, non du yacht, mais du port même. Bien qu'on n'entendît pas un bruit, l'éclair des canons était bien visible dans la nuit et la pluie de balles fouetta le barreur en pleine poitrine. Il poussa un cri bref avant de s'écrouler sur la roue, et le bateau décrivit une curieuse embardée. Petrov réussit à pousser l'homme sur le côté et Austin s'empara de la barre. Des faisceaux de projecteurs convergeaient sur le hors-bord.

Razov n'était pas idiot, il avait fait encercler le yacht par des canots chargés d'hommes armés.

Une nouvelle volée de balles s'abattit sur le hors-bord. Il n'y avait qu'un moyen de passer les bateaux des gardes. Foncer à travers. Austin manœuvra de manière à se trouver face à un trou noir entre deux projecteurs, et il fonça. Les gardes de Razov cessèrent le feu, de peur de se tirer dessus, mais une fois qu'Austin fut dans la baie ils n'économisèrent pas leurs munitions.

Tout autour des fuyards, l'eau giclait en minuscules geysers. Puis le pare-brise vola en éclats. Petrov se prit alors la tête à deux mains et s'écroula sur le pont. Austin se baissa et coinça l'accélérateur au maximum. Le hors-bord était rapide, mais pas autant que ceux des poursuivants. Le faisceau des projecteurs éclairait chaque côté du bateau d'Austin. Celui-ci jeta un coup d'œil au rivage. Ils n'y arriveraient jamais... C'est alors qu'un possible refuge s'offrit aux fugitifs. Droit devant, ses trois mâts et ses voiles illuminés par les lumières du pont, se dressait, majestueux, VOld Ironsides.

Une rafale heurta un des flancs du hors-bord juste au niveau de la ligne de flottaison, criblant la fibre de verre de trous dans lesquels l'eau s'engouffra. Austin tenta bien de maintenir l'allure mais le bateau se rem-plissait trop vite. Le moteur poussa, poussa... jusqu'à un dernier soupir qu'il rendit dans un nuage de fumée, et le hors-bord s'enfonça comme un sous-marin en plongée. Austin se retrouva en train de flotter dans le port de Boston. Petrov, quant à lui, aurait nourri les poissons du Massachusetts sfeAustin ne l'avait pas rattrapé par le col et ramené à la surface, où ils furent accueillis par une lumière aveuglante et des cris.

Des mains fermes cramponnèrent Austin par le bras et le revers de sa veste et le remontèrent, dégoulinant d'eau glacée. Il s'essuya les yeux et vit qu'il se trouvait dans une grande barque. Une douzaine d'hommes en uniformes blancs de marins, avec des foulards noirs, tiraient sur de longues rames à un rythme caclûilgôi Petrov était étendu à côté d'Austin, un filet de Sfltlg s'écoulait d'une blessure à la tête. Il agita faiblement; la main à l'attention d'Austin.

« Ça va, monsieur ? » demanda le jeune homme assis à côté d'Austin en poupe, une main sur le gouvernail.

Par-dessus son uniforme il portait un long manteau noir avec des boutons en laiton sur le devant, et un chapeau à larges bords d'un noir lustré.

«Un peu détrempé. Merci de nous avoir secourus.»

Le timonier proposa sa main libre. « Josh Slade. Je suis officier de pont sur le Constitution. Nous vous avons aperçus de là-haut. » Il pointa du doigt VOld Ironsides, qui mouillait à moins de cent mètres, joyau des mers brillant de mille feux.

« Je m'appelle Kurt Austin. Je travaille pour l'Agence nationale maritime et sous-marine.

— Que fait la NUMA dans les parages? »

Slade avait pris un air bizarre en posant la question.

Austin se toucha la figure et sentit son faux nez qui pendait à moitié, décollé par le plongeon forcé. Austin l'arracha et le jeta à l'eau.

« C'est une longue histoire, soupira-t-il en secouant la tête. Comment va mon ami ?

— On dirait qu'il ne saigne plus. Nous le soignerons une fois à bord. »

Des échos de musique s'échappaient du yacht de Razov. Austin espérait que tout allait bien pour Kaela et Lombardo. Il ne voyait plus aucun signe des bateaux qui les avaient pris en chasse, mais son instinct et son expérience lui disaient qu'ils n'étaient pas loin.

«Quelqu'un a-t-il vu les hors-bord qui nous suivaient ?

— A peine. Ils étaient juste derrière vous, mais ils ont disparu au moment où le vôtre a coulé. On n'a pas compris pourquoi ils ne s'arrêtaient pas pour vous aider. J'ignore où ils sont passés. On était occupés à mettre la chaloupe à l'eau et on n'a pas fait attention.

— Une chance. Le trajet m'aurait paru long à la nage.

436

— Pour sûr. En temps normal, on n'aurait pas dû être là. Le Constitution sort une fois par an, pour la

"croisière du demi-tour", le 4 Juillet. Aujourd'hui c'est exceptionnel. On a l'autorisation de la mairie et du ministère pour faire une sortie de minuit. Avec l'équipe d'artilleurs à bord, on doit tirer une salve de vingt et un coups de canon... Alors, que s'est-il passé ? On vous a vus foncer comme un bolide, puis le bateau s'est enfoncé avec vous à l'intérieur. »

Il n'y avait aucun intérêt à tourner autour du pot.

«Nous quittions la réception sur le yacht. Ces hors-bord que vous avez aperçus nous ont tiré dessus et tué notre homme de barre», expliqua Austin.

Slade regarda Austin comme s'il était devenu fou.

« Nous n'avons pas entendu un seul coup de feu.

— Leurs fusils étaient équipés de silencieux.

— Ah... Maintenant que j'y pense, on a vu des éclairs de lumière qui pouvaient venir d'armes, en effet. Sur le coup, on a cru qu'il s'agissait de caméras.

Mais qui étaient ces types? Oups... Vous allez devoir m'excuser pour une minute. »

Le jeune officier gouverna la barque autour du Constitution pour se placer de l'autre côté de la poupe, ornée de l'aigle blanc et d'un blason au nom du navire.

Il manœuvra la chaloupe sous les bossoirs. Les rameurs déverrouillèrent les rames et les alignèrent en position verticale ; puis ils attachèrent les cordages qui pendaient des arcs-boutants et hissèrent la chaloupe jusqu'au pont.

L'équipage aida à transférer Petrov. Le Russe avait repris des forces et fut capable de marcher, soutenu par deux marins. Quelqu'un confectionna un matelas de fortune avec des gilets de sauvetage, afin qu'lvun n'ait pas à s'allonger à même le pont en bois, al 011

donna un manteau à Austin pour remplacer NU VCNO

trempée.

Slade ôta son chapeau et le plia sous le bras. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, à la chevelure brune, de quelques centimètres plus grand qu'Austin et son mètre quatre-vingt-cinq. Beau gosse...

«Bienvenus à bord du Constitution, Old Ironsides, le plus vieux navire de guerre armé au monde, toujours habité par un équipage de l'US Navy en service actif. » Le ton de sa voix trahissait son évidente fierté d'en faire partie. Il se lança d'ailleurs dans l'historique du vaisseau et fut vite impressionné par les connaissances d'Austin sur le sujet.

«Bon, tout cela est fort bien, mais je ferais mieux de prévenir les garde-côtes que nous avons un blessé à bord. » Slade vérifia les poches de son manteau et se renfrogna. « Mince. Mon portable a dû tomber quand je suis monté dans la chaloupe. J'ai un talkie-walkie que nous utilisons pour contacter le remorqueur quand nous nous faisons pousser ou tirer. Je vais demander à l'équipage de relayer le message aux garde-côtes. »

Pendant que Slade récupérait sa radio portative, Austin s'en alla voir Petrov, toujours allongé sur le pont. On l'avait recouvert d'un pan de voile, et un marin s'occupait de lui.

Austin s'agenouilla près d'Ivan. «Comment ça va, tovaritch ? »

Petrov grogna. «J'ai un mal de tête effroyable, comme si une balle m'avait rebondi sur le crâne... Ah mais oui ! C'est ce qui s'est produit... Pourquoi, chaque fois que je m'approche de vous faut-il que je me fasse sauter en l'air ou tirer dessus ?

— La chance, je suppose... J'ai dû dire quelque chose à Razov qu'il a mal pris... Je suis désolé pour votre homme.

— Moi aussi. Il n'était pas mal pour un Ukrainien.

Mais il connaissait les dangers de notre mission. Sa famille recevra une grosse somme d'argent. »

438

Austin conseilla à Petrov de ne pas se fatiguer, puis il se leva et marcha jusqu'au bastingage. Pendant qu'il examinait le port, Slade s'accouda à son côté.

« Mission accomplie. Les garde-côtes et la patrouille de police portuaire seront avertis. Comment va votre ami?

— Il vivra. Un centimètre plus bas, en revanche, et il serait devenu un légume.

— Il est de la NUMA, lui aussi ?

— C'est un agent commercial russe, représentanl le service de dératisation sibérien. »

Slade prit à nouveau son air bizarre. «Et que fait-il dans le port de Boston ?

— À part de la brasse coulée ? Il cherche des rats sibériens. »

Slade remarqua qu'Austin scrutait l'arrière du vaisseau, où le remorqueur se collait contre la poupe. <*

«Le remorqueur nous a poussés depuis le quai, expliqua Slade. Nous nous préparions à hisser les voiles une fois dans la baie. Nous sommes censés faire un tour pour les caméras de télévision, avant de retrouver le remorqueur qui nous ramènera à l'arsenal maritime. »

Austin n'écoutait qu'à moitié. Il tentait de percer la nuit, attentif au bruit des moteurs de hors-bord qui se rapprochait. Le bruit enfla soudain, puis il vit les petites lucioles produites par l'éclair des canons d'armes à feu.

Avançant de front, trois rapides embarcations se matérialisèrent et foncèrent en direction de la poupe du voilier. Une première rafale ricocha, dans une gerbe d'étincelles, sur les parois en acier du remorqueur, don !

l'équipage, une fois revenu de sa surprise, fit marche arrière pour mieux repartir de l'avant, l'accélérateur à fond. Bien plus rapides, les hors-bord se mirent h tourner autour, criblant de balles le poste de pilolugo en bois. Le remorqueur ralentit, avança eneoro §U!]

quelques dizaines de mètres et s'arrêta complùUiilUMii, I M!

Austin serra le poing, de rage impuissante, face à l'offensive sur l'innocent remorqueur. Il demanda à Slade d'appeler le bateau sur son talkie-walkie. Après plusieurs tentatives infructueuses, le marin abandonna.

«Pas la peine, dit-il. Bon Dieu, pourquoi l'ont-ils attaqué ?

— Ils savaient que le remorqueur était notre seul moyen de propulsion. »

Bien que les hors-bord fussent cachés dans la pénombre, Austin pouvait entendre leurs moteurs.

Puis il vit à nouveau les éclairs, suivis de ce qui ressemblait au crépitement d'une averse de grêle. Slade se penchait par-dessus le bastingage pour vérifier l'origine du bruit quand Austin le ramena en arrière par les épaules.

«Bon sang! Ces idiots nous tirent dessus! hurla Slade. Ignorent-ils que ce vaisseau est un trésor national ?

— Ça va aller, le calma Austin. D'après les livres d'histoire, Old Ironsides arrêtait les boulets de canons.

Une petite rafale de mitraillette ne va pas le couler.

— C'est pas ça qui m'inquiète, mais je ne veux pas qu'on fasse de mal à mon équipage. »

Austin tendit l'oreille. «Ils se sont arrêtés. Dites à vos hommes de garder la tête baissée et d'attendre les ordres. » Austin prit conscience qu'il s'adressait à l'officier supérieur de l'équipage. «Excusez-moi. Il ne s'agissait que de suggestions. C'est vous qui comman-dez.

— Merci, répondit Slade. Vos suggestions sont les bienvenues. Ne vous en faites pas, je ne vais pas craquer. J'ai fait partie des Marines avant d'être affecté à ce poste. La faute à mon genou que j'ai abîmé dans un accident. »

Austin étudia le visage du jeune homme et n'y lut rien d'autre que de la détermination.

«Bon, voilà ce que je pense de tout ça. Ils ont mis le remorqueur hors course pour nous immobiliser. Ils savent qu'ils ne peuvent pas nous couler. J'en déduis qu'ils veulent nous aborder. »

Slade rentra son menton. «C'est inacceptable.

Aucun ennemi, excepté les prisonniers de guerre, n'est monté à bord du Constitution. Vous pouvez être certain que cela n'arrivera pas sous ma responsabilité.» Il jeta un coup d'œil sur le pont. «Il y a pourtant un problème. À l'origine, le vaisseau transportait plus de quatre cents hommes. Nous sommes un peu court.

— On fera avec. Peut-on quand même faire bouger ce vieux papy tout seul ?

— On s'apprêtait à hisser les voiles quand nous nous sommes arrêtés pour vous récupérer, vous et votre ami.

Le mieux que nous puissions en tirer est deux nœuds.

h'Ironsides n'est pas unë formule 1.

— Le plus important est de contrôler la situation.

Cela les fera réfléchir. La vitesse n'est pas un problème. Qu'en est-il des armes? Vous en avez à bord?»

Slade éclata de rire, en pointant du doigt les canons alignés de chaque côté du pont. «Il s'agit d'un navire de guerre. Faites votre choix. Des Carronades de trente-deux livres sur ce pont et des longs fûts'cle vingt-quatre livres en dessous. Plus deux Bow Chasers. Plus de cinquante canons en tout. Malheureusement, nous n'avons pas le droit de transporter de la poudre.

— Je pensais à quelque chose de plus pratique.

— Nous avons des lances d'abordage, qui ressenv blent à de grands harpons, des haches et des coutelas. Il y a des taquets partout, qui font de bonnes matraques. »

Austin dit au jeune officier de faire ce qu'il pouvait:, Slade réunit ses hommes, présenta Austin et les pré-

vint que les assaillants pourraient tenter l'abordage. Il ordonna d'éteindre toutes les lumières et à quelques hommes de grimper aux mâts.

Ainsi commença la lente mise en mouvement du grand voilier qui, une fois toutes ses voiles dehors, avait fière allure et filait trois nœuds. La vitesse ne poserait bien sûr aucun problème à quiconque tente-rait un abordage, mais cela donnait à l'équipage un minimum de contrôle. Dans le même temps, tout ce qui pouvait constituer une arme fut rassemblé sur le pont.

Slade s'empara d'un coutelas et en éprouva le tranchant. «À l'époque, la guerre était souvent la réponse à une question ou un problème d'ordre personnel, non ?

— A moins que vous ne sachiez utiliser ce que vous avez dans les mains, voilà qui devrait se révéler plus pratique », proposa Austin, sans répondre à la question mais en brandissant une lance d'abordage.

L'équipe se divisa en deux groupes, un pour chaque bord, et commença à monter la garde, les nerfs à fleur de peau. Une petite équipe fut envoyée sur la plate-forme de combat, à mi-hauteur du grand mât, d'où les Marines et les tireurs d'élite faisaient pleuvoir la mort sur leurs assaillants. Austin arpentait le navire, un taquet à la main.

Les hommes de Razov ne se firent pas attendre longtemps.

Le premier signe de la nouvelle attaque fut le soudain martèlement d'un des flancs du navire. Les agresseurs essayaient de les intimider par des rafales d'armes automatiques. Les balles éraflèrent la peinture blanche et noire, mais ricochèrent, sans l'entamer, sur la coque en bois de chêne, épaisse de soixante centimètres. Le vieux vaisseau, vaillant comme aux plus beauxjours, continuait son bonhomme de chemin, sans se soucier des projectiles qui avaient autant d'effet sur lui que des piqûres de moustiques sur une carapace de tortue. Comme les pirates et la marine anglaise avant eux, les tueurs de Razov apprirent que VOld Ironsides ne se laissait pas malmener facilement.

Du coup, les assaillants cessèrent le feu, allumèrent tous leurs projecteurs, firent ronfler les moteurs et s'approchèrent de leur cible. Austin entendit les bateaux cogner contre la coque. Il s'était figuré que les attaquants essaieraient de grimper le long des gréements de pied, qui s'étirent depuis les mâts jusqu'aux flancs comme des échelles de corde. Quand il vit une main agripper le rebord d'un sabord de batterie, Austin assena sur les doigts un grand coup de taquet.

L'agresseur poussa un hurlement de douleur et tomba à l'eau. Un visage apparut alors, de l'autre côté du sabord. Austin posa.le taquet et s'empara d'une lance. Il en glissa la pointe sous le menton de l'individu. Austin était presque invisible sur le pont sans lumière. Le tueur sentit la pointe aiguisée titiller sa pomme d'Adam et se figea, tétanisé par la peur.

Austin pressa la lance, sans trop appuyer, sur le cou de son adversaire qui lâcha prise. Cette fois-ci, l'ennemi s'écrasa avec fracas sur un bateau. Le sabord une fois libre, Austin se hâta d'aller aidersles autres. Les hommes d'équipage usaient de leurs taquets avec le même succès. Travaillant par paires, certains d'entre eux jetaient des boulets de canon par-dessus bord.

À en juger par les cris et les craquements, ils avaient trouvé leurs marques.

Slade arriva en courant. «Aucune de ces enflures n'a posé le pied sur le pont.» La fierté illuminait son visage couvert de sueur.

«On dirait qu'ils comprennent», dit Austin... trop vite. En effet, une tête surgit au-dessus dti bastingage derrière Slade. Avant qu'Austin ait pu prévenir l'offi-

cier, l'assaillant avait enjambé la rampe et levait son revolver.

Austin projeta sa lance comme un guerrier masai chassant le lion. Le long pieu frappa l'agresseur en pleine poitrine. Celui-ci lâcha un cri de surprise avant de se renverser en arrière, le doigt crispé sur la détente de son arme pour une dernière salve qui se perdit dans les airs.

Il était à peine tombé que quelqu'un hurla :

«À tribord ! »

L'alerte venait de la plate-forme de combat. L'assaut avait changé de côté.

Deux des hommes de Razov avaient escaladé le flanc droit et se tenaient à cheval sur le bastingage.

Détachant la bride qui retenait les fusils sur l'épaule, ils se préparaient à tirer dans le tas.

Agissant par pur instinct, Austin empoigna le cordage le plus proche, et se balança, tel Tarzan dans les arbres. Il traversa tout le pont, suspendu à sa liane improvisée, les deux pieds en avant. Les deux Russes levèrent les yeux pour voir une espèce de Batman, tout en noir, leur fondre dessus. Ils n'eurent pas le temps d'épauler leurs fusils. Heurtés de plein fouet par les pieds d'Austin, ils furent littéralement éjectés du navire alors que ce dernier, déjà reparti dans l'autre sens, se laissait glisser au sol sous les vivats de l'équipage.

«Ouah! s'exclama Slade. Où avez-vous appris à faire ça ?

— En regardant les vieux films d'Errol Flynn dans ma jeunesse. Pas de blessés ?

— Quelques coupures et égratignures, mais le pont d'Old Ironsides n'a toujours pas été violé. »

Austin sourit, donna une bourrade, amicale au marin puis regarda autour de lui.

« Qu'est-ce que c'est que ça ?

— Des moteurs », répondit Slade.

Ils coururent regarder par-dessus bord les trois sillages s'éloigner. Des hourras fusèrent... Pas longtemps, puisque les hors-bord mirent les moteurs en panne à une centaine de mètres tandis que les petits éclairs déchiraient à nouveau la nuit. Les tirs étaient cette fois concentrés sur le gréement. Les voiles se déchirèrent et des éclats de bois commencèrent à pleuvoir sur le pont. Les observateurs de la plate-forme en descendirent vite.

« Les lâches ! hurla Slade. Ces salopards ne peuvent pas nous aborder, alors ils veulent nous défigurer.»

Des morceaux d'étoffe lui tombèrent sur la tête.

« Nous devons faire quelque chose ! »

Austin attrapa le bras du marin. «Vous avez bien parlé d'une salve de vingt et un coups de canon ?

— Quoi? Oh, ouais, les deux canons sur le pont avant. Nous tirons avec tous les matins et au coucher du soleil. Ce sont de vieux engins qu'on charge par la culasse. Nous les avons trafiqués pour qu'ils tirent des obus de trois cent quatre-vingts millimètres. Mais à blanc... Excepté la fois où quelqu'un a oublié d'enlever un bouchon et où nous avons touché une vedette de la police.

— Nos amis ignorent que vous tirez à blanc.

— C'est vrai. »

Austin dressa les grandes lignes de son5plan. Slade partit en courant dire au timonier de changer de cap.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le Constitution se retrouva bientôt la proue pointée vers les hors-bord russes.

Slade réunit les artilleurs et les canons furent chargés. Les bateaux ennemis faisaient front, bien alignés, mais désorientés par la manœuvre du trois-mâts alors qu'ils s'apprêtaient à attaquer de nouveau. Austin les voulait le plus près possible les uns des autre; La distance diminuait et les bateaux commencèrent à se séparer.

«Maintenant!» ordonna Austin. Il se couvrit les oreilles.

Slade tira les cordons. Un double rugissement emplit la baie, les canons firent un bond en arrière et le pont avant se retrouva enveloppé par un épais nuage de fumée. Les artilleurs avaient délibérément laissé les bouchons à l'intérieur.

Le coup de bluff fonctionna. Les attaquants virent le grand vaisseau noir avancer sur eux, derrière un écran de fumée pourpre. Ils entendirent la paire de projectiles siffler dans les airs et aperçurent les deux geysers. Les bateaux s'empressèrent de décamper et mirent les gaz à fond en direction de l'entrée du port où ils s'évaporèrent.

Les canons rugirent à nouveau, à blanc cette fois, dans l'allégresse générale.

« La fête est terminée », conclut Austin.

Slade affichait un sourire béat.

Le commentaire qui suivit n'avait sans doute pas la classe des immortels «Ne leur abandonnez pas le navire» ou «Au diable les torpilles!» mais en regardant le sillage des hors-bord en fuite, Austin ne pouvait qu'abonder dans le sens du jeune officier, lorsqu'il s'exclama, gonflé d'orgueil : « Le père Old Ironsides a montré qu'il avait encore des couilles ! »

Chapitre 33

Washington DC

Sandecker balaya du regard le Bureau ovale et réfléchit aux nombreux, et parfois tragiques destins scellés dans cette pièce dont les occupants avaient pouvoir de vie et de mort sur leurs semblables. S'il était vrai que les murs avaient des.,oreilles, il était sans doute préfé- '

rable qu'ils fussent muets. Ceux-ci, d'apparence bien tranquille, détenaient des secrets si lourds, accumulés au fil des ans et au gré des diverses personnalités qu'ils avaient abritées... Lors de sa dernière visite à la Maison-Blanche, l'amiral avait été traité en paria et mis en demeure dfe se tenir à l'écart des affaires relevant de la sécurité nationale. Depuis, la NUMA avait retrouvé et secouru le capitaine duîNR-1 et son équipage, et sauvé la face de la Maison-Blanche. Son retour en grâce était on ne peut plus mérité, et Sandecker entendait bien en profiter.

La secrétaire en charge des rendez-vous présidentiels n'avait pas hésité une seconde quand il avait demandé, au téléphone, à rencontrer le Président de toute urgence. Elle avait proprement effacé un ambassadeur et une délégation du Congrès de l'agenda bien rempli du Président, et n'avait pas sourcillé quand 11

avait précisé que seuls ce dernier et le vicoPrésident devaient participer à cet entretien.

Sandecker, fidèle à ses convictions, avait refusé l'offre d'une limousine officielle et fait le voyage dans une de ces jeeps Cherokee de la NUMA qu'il affectionnait tant. La réceptionniste avait accompagné l'amiral, Rudi Gunn et Austin jusqu'au Bureau ovale et s'était assurée qu'un steward leur serve le café et des rafraîchissements.

Pendant qu'ils attendaient, Sandecker se tourna vers Austin. « Je voulais vous demander, Kurt. Que ressent-on à mobiliser un monument national ?

— Une sacrée montée d'adrénaline, amiral. Dommage qu'il n'y ait eu que deux canons en proue...

J'aurais bien aimé pouvoir crier : "Envoyez-leur une bordée, palsambleu ! "

— D'après ce que j'ai entendu dire, l'équipage du Constitution et vous-même avez fait preuve d'un remarquable esprit d'initiative. Le fameux Old Ironsides s'est montré à la hauteur de sa renommée. »

Les yeux pétillant de malice, Gunn ajouta: «La rumeur qui circule chez les gros bonnets de la marine prétend que Y Old Ironsides va reprendre du service dans la septième flotte. Une fois sa voilure rapiécée, bien entendu.

— J'ai cru comprendre que la marine envisage de remplacer un croiseur par le vieux trois-mâts, surenchérit Austin, impassible. Le Pentagone verrait dans l'usage de la voile et des lances d'abordage une réelle opportunité de rogner sur les dépenses.

— Le Pentagone économe ! En voilà une bien bonne...» songea Sandecker, à haute voix. Puis, plus sérieux : « Qu'est-il advenu des hommes qui vous ont attaqués ?

— Les garde-côtes et la police ont fouillé le port. Ils ont trouvé trois bateaux coulés dans les marais d'une île, au large de la rade, les coques transformées en passoires.

— Il y a eu des blessés, non ?

— Les hommes du remorqueur, en effet. Mais ils ont eu la présence d'esprit de jouer les morts, ce qui les a sauvés.

— Et le Russe que vous appelez Ivan ?

— Juste une éraflure à la tête. Il va bien.

— Razov avait-il quelque chose à dire au sujet des pirates ?

— Rien. Il a interrompu la réception, viré tout le monde et pris la mer avant que quiconque ait pu l'interroger.

— Ce Razov est une véritable anguille. » Sandecker parut contrarié. «Ça nous coupe dans notre élan...

Sait-on où il se trouve à présent ? »

Gunn acquiesça. « La surveillance satellite l'a repéré voguant à vitesse moyenne, le long de la côte du Maine.

— Un simple yachtsman en croisière, grinça Sandecker.

— J'ai demandé au département satellite de nous envoyer les derniers résultats ici, pour la réunion »f les informa Gunn.

La porte s'ouvrit et un agent des services secrets entra. « Le chef arrive », annonça-t-il. , Une certaine animation se fit dans le hall et le Président Wallace pénétra dans la pièce, exhibant son sourire caractéristique et sa main, cette fameuse main tendue, toujours prête à étreindre quelques phalanges.

La haute silhouette du vice-Président Sid Sparkman suivaitjuste derrière. Après les civilités d'usage, le Président s'installa à son bureau et, comme d'habitude, le vice-Président s'assit à sa droite, marquant ainsi l'importance qu'il occupait dans la hiérarchie.

«Je suis content que vous ayez provoqué cette réunion, affirma le Président. Cela me permet de \cw8

remercier, en personne, pour avoir sauvé les hommes du NR-1.»

Sandecker reçut les remerciements et ajouta: «Kurt et les autres membres de l'équipe des Missions spéciales sont les véritables acteurs du succès de cette opération. »

Le Président fronça les sourcils. «On m'a rapporté les événements de Boston, Kurt. Quelle sorte de cinglé pourrait s'en prendre à Y Old Ironsides ?

— Le même type de fou qui ordonnerait le massacre de tout un équipage de la NUMA, monsieur le Président: Mikhaïl Razov.»

Le vice-Président se pencha en avant dans son fauteuil comme s'il voulait user de sa stature pour intimider l'auditoire. «Mikhaïl Razov est un personnage éminent dans son pays, affirma-t-il, avec un sourire que démentait la férocité de ses yeux. Vous parlez du prochain leader en puissance, de la Russie. Quelles preuves avez-vous de son implication dans toute cette affaire ? »

Austin aussi se pencha en avant, mettant en valeur sa forte carrure. «La meilleure de toutes. Un témoin oculaire.

— J'ai lu le rapport sur l'attaque du Sea Hunter. Les délires d'une femme hystérique», lâcha Sparkman, dédaigneux.

Austin sentit la colère monter en lui. «Hystérique, oui; délires, non. Le bras droit de Razov, Boris, s'est arrangé pour que nous sachions que l'attaque était le lourd tribut à payer pour notre effraction de l'ancienne base soviétique de sous-marins.

— Je suis content que vous utilisiez le terme "effraction", parce que de quoi s'agit-il, sinon de la violation de la souveraineté territoriale d'un pays ? »

Le sourire qu'arbora alors Kurt n'avait rien de jovial. Son regard avait l'expression du prédateur au moment de bondir sur sa proie résignée. Sandecker vit qu'Austin s'apprêtait à sortir ses griffes et il prit les devants. «Ce qui est fait est fait, je le crains. Nous avons aujourd'hui bien d'autres motifs de préoccupation, messieurs. La perspective d'un complot contre les Etats-Unis. Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le vice-Président, nous croyons que le personnage à l'origine de cette menace, celui qui tire les ficelles, est Mikhaïl Razov.

— Ridicule », répliqua le vice-Président. Le Président lui imposa le silence.

«Razov espère s'emparer du pouvoir en fomentant une révolution néo-cosaque, expliqua Austin. En se réclamant de la descendance des Romanov, il a légitimé ses prétentions auprès de ses supporters fanatiques, qui le suivront jusque dans la mort.

— Qu'en est-il, au juste, de cette descendance ?

— Nous l'ignorons, monsieur le Président. Mais nous avons la preuve que la grande-duchesse Maria, une des filles du tsar Nicolas II, a survécu à la Révolution russe, s'est mariée et a eu des enfants.

— Maria? La seule dont j'avais entendu parler était Anastasia, intervint le Président. J'ai vu le dessin animé de Walt Disney.» Il jouait avec un stylo. «Fascinant. .. Razov a-t-il des documents attestant la véra-cité de cette filiation ?

— Je ne serais pas surprisA,qu'il ait un certificat de naissance. Grâce au régime communiste, les Russes possèdent des décennies d'expérience en matière de falsification de toutes sortes. Nous pensons qu'il va revendiquer le droit à la couronne d'Ivan le Terrible.

La couronne a la réputation de conférer un pouvoir mystique à celui qui la porte. Razov affirmera que seul le souverain légitime de la Russie pourrait être en possession de la couronne. Une fois au pouvoir, je doute que quiconque vienne l'embêter pour un échantillon d'ADN.

— Et il l'a, cette couronne ?

— Peut-être. Nous avons trouvé une boîte à bijoux contenant une liste des trésors tsaristes transportés sur L'Etoile d'Odessa. La couronne n'y figurait pas.

— Pour en revenir à l'ADN...

— Razov au pouvoir, il aura toute liberté de fabriquer les preuves nécessaires. Ce sera un jeu d'enfant.

— Malgré tous ses problèmes, le peuple russe est un peuple intelligent, dit le Président. Pensez-vous vraiment qu'il puisse avaler une telle histoire ? »

Sandecker sourit. «En tant qu'élu du peuple, vous êtes mieux placé que moi pour connaître l'habileté des politiciens à embobiner le public. »

Le Président s'éclaircit la gorge. «Oui, je vois où vous voulez en venir. Il ne serait pas le premier petit dictateur à rouler son peuple dans la farine. Nous savons que Razov est furieux contre les Etats-Unis et leur tentative de l'effacer du paysage politique. Il donne l'impression de vouloir utiliser cette prétendue menace pour nous faire chanter, et nous faire revenir sur notre décision. Eh bien, j'ai un scoop pour M. Razov. Les Etats-Unis ne se soumettront à aucun chantage. Si nous laissons Razov s'en tirer en toute impunité, nous offrons à d'autres la possibilité de l'imiter.

— C'est peut-être beaucoup plus compliqué qu'un simple chantage, suggéra Austin, se rappelant l'histoire de Petrov à propos de la fiancée du terroriste.

Razov avait un grand amour, une jeune femme censée devenir sa tsarine. Elle visitait la Yougoslavie pendant les raids de l'OTAN sur Belgrade, quand elle fut tuée par une bombe américaine. Même s'il s'agissait d'un accident, il voue depuis une haine profonde aux Etats-Unis. »

Sandecker se joignit, à nouveau, à la discussion. « Ce que Kurt essaie de vous faire comprendre, c'est que l'animosité de Razov à notre encontre va au-delà de nos efforts pour le priver d'une carrière politique. Je suis convaincu que la neutralisation des Etats-Unis entre dans le cadre de ses ambitions nationalistes, en plus de satisfaire sa soif de vengeance. »

Le Président se cala dans son fauteuil et se croisa les doigts sur la poitrine. «La dernière partie de votre intervention m'intéresse, amiral. Comment a-t-il prévu de nous mettre hors jeu ?

— Nous pensons que Razov a trouvé un moyen pour libérer l'énergie stockée dans les poches d'hydrates de méthane sous le plateau continental, au large de la côte Est. En déstabilisant le plateau, il peut provoquer d'énormes glissements de terrain subaquatiques, créant ainsi des tsunamis dirigés sur des cibles précises. »

Une expression d'immense stupéfaction se lut alors sur le visage du Président. Il se redressa soudain.

«Attendez. Vous me dites que Razov a prévu de déelen-cher des vagues géantes contre les Etats-Unis?

— Il l'a déjà fait. C'est lui qui a envoyé cette vague sur Rocky Point. »

Se tournant vers Sparkman, le Président demanda:

«Sid, j'ai signé un déblocage de fonds d'aide publique aux zones sinistrées pour la ville de Rocky Point.

Quelqu'un a-t-il mentionné un lien éventuel avec un acte terroriste ?

— Non, monsieur le Président. Tous ceux à qui j'ai parlé là-bas pensent que la vague a pour origine un séisme sous-marin.

— Bien. Amiral ?

— Peut-être que l'audition d'une autorité en la matière serait judicieuse pour apaiser ou chasser les doutes éventuels.

— Cela me semble une excellente idée, approuva le Président. Quand pourrons-nous entendre votre expert?

— Tout de suite. Il attend à la réception. En fait, je devrais dire ils attendent puisque j'ai fait venir deux experts, le docteur Leroy Jenkins, un ancien océanographe de l'université du Maine, et le docteur Hank Reed, un géochimiste de la NUMA.

— Vous n'allez nulle part sans assurer vos arrières, James, n'est-ce pas ? »

Le Président Wallace affichait un large sourire.

«Je traîne encore quelques vieilles habitudes, issues des enseignements de l'Académie... J'ai aussi pris la liberté d'inviter notre chef informaticien, Hiram Yaeger. »

Le Président murmura un ordre à l'interphone.

Quelques minutes plus tard, l'agent des services secrets introduisait l'équipe de choc dans le bureau.

Yaeger n'était pas étranger aux coulisses du pouvoir et n'était jamais impressionné par quelqu'un ne s'ex-primant pas en termes de mégaoctets.

Par respect pour le Président, il avait consenti à enfiler une veste de coton écossais usée par-dessus son T-shirt et son jean, et portait des chaussures à lacets en daim, neuves. Jenkins était vêtu de son vieux costume de prof en popeline marron et d'une chemise bleu oxford achetée pour l'occasion. Hank Reed avait fait des efforts pour soumettre sa chevelure rebelle, mais malgré le port d'un costume et d'une cravate, il ne pouvait échapper à la comparaison avec une poupée troll.

À la vue de ces Pieds-Nickelés, le Président se demanda si ce trio infernal n'était pas l'échantillon d'humanité le plus étrange à avoir jamais franchi la porte du Bureau ovale. Il eut le tact de ne pas le montrer. Après une tournée de poignées de main, il déclara :

«L'amiral, ici présent, me parlait du tsunami du Maine. Il a l'air de penser que la vague a été provoquée par l'intervention humaine. »

454

Jenkins, qui torturait le nœud de sa cravate depuis leur entrée dans le bureau, se calma devant l'expression encourageante du Président, détailla l'histoire du tsunami de Rocky Point et le résultat de ses investigations quant à son origine.

Le Président se tourna vers Reed. «Etes-vous d'accord avec le docteur Jenkins ?

— Entièrement. Je ne vois aucune raison de douter de ses conclusions. Ma recherche montre qu'une force exercée en des endroits spécifiques du plateau continental pourrait produire les résultats, qu'il a prédits. »

Austin s'en mêla. «J'ai décrit à des experts l'engin mystérieux que j'ai vu sur le vaisseau d'Ataman. Ils pensent qu'il s'agit d'une bombe très puissante, à la charge profilée et capable d'une grande pénétration.

Les micropropulseurs lui permettent de s'enfoncer très profondément dans le sol marin. Elle pourrait être équipée d'ogives multiples comme un missife balistique.

— Etes-vous en train de me parler d'ogives nucléaires ? demanda le Président, l'air inquiet.

— D'après ce que j'ai compris, la bombe pourrait être fabriquée avec des explosifs conventionnels. Certains des plus récents sont presque aussi puissants qu'une arme nucléaire. Il y a autre chose dont je dois vous parler. Le capitaine et le pilote du NR-1 m'ont affirmé qu'Ataman avait utilisé le sous-marin pour repérer les points faibles, les failles et le manque d'épaisseur dans la croûte, le long des pentes et des canyons du plateau continental.

— Où se trouve ce navire à présent ?

— Au large de la côte de la Nouvelle-Angleterre, J'ai demandé à notre service de surveillance satellite de se montrer vigilant. Un coursier devrait nous apporter les résultats d'ici peu.

455

— Je vais, prévenir ma réceptionniste de l'envoyer directement ici », proposa le Président. Puis il s'adressa à Sparkman. «Vous êtes le spécialiste de l'extraction minière, Sid. Vous avez des précisions sur cet hydrate de méthane ? »

Sparkman, qui était resté silencieux depuis un moment, parut gêné. «Oui, monsieur le Président. Il s'agit en quelque sorte d'un gaz naturel en cristaux de gel. Certains l'appellent "glace de feu" et sa manipulation est dangereuse.

— Revenons aux détails de notre affaire, docteur Jenkins. Que doit redouter la côte des Etats-Unis ? »

Jenkins avait l'air préoccupé, comme s'il pensait à autre chose.

«Les dommages dépendent de plusieurs facteurs comme la profondeur de l'eau près du littoral, la forme de la baie, l'existence d'une rivière où la vague concentre son énergie...» Il prit une profonde inspiration. « Il est possible qu'une vague atteigne la hauteur de trente mètres une fois qu'elle bute sur les terres. »

Le Président encaissa le choc. «Cela provoquerait des dégâts inimaginables !

— Oui, bien sûr. Mais il y a pire que les tsunamis, déclara calmement Jenkins.

— Que pourrait-il y avoir de pire qu'une vague géante qui s'écrase sur une métropole ? » s'étonna le Président.

Jenkins prit une nouvelle longue inspiration. «Mon-sieur le Président... Une libération massive de méthane pourrait provoquer un réchauffement de l'atmosphère terrestre d'une grande ampleur.

— Quoi ? Comment est-ce possible ?

— Laissez-moi vous donner un exemple. Au xie siècle dè l'ère chrétienne, un énorme... "renvoi" de méthane émit une immense quantité de gaz dans l'atmosphère et initia une vague de chaleur à l'échelle planétaire. Le climat tropical remonta au nord, jusqu'à l'Angleterre, et les océans inondèrent de nombreuses régions côtières de par le monde. »

Un silence de mort s'installa dans la pièce.

« Razov doit être au courant de cette possibilité, dit Sparkman. Pourquoi ferait-il une chose pareille ? »

Reed proposa une explication. « Les Russes ont toujours voulu le réchauffement des terres désolées au nord du pays. Elles sont d'une richesse incroyable, mais le climat y est trop rigoureux. Il y eut de sérieux débats, à une certaine époque, sur la question de savoir si on pouvait réchauffer les eaux de l'Arctique par l'énergie atomique. Un climat tempéré y aurait autorisé l'élaboration de vastes projets de développement.

Durant la même période, d'autres études permirent de réaliser que l'intérieur des Etats-Unis serait alots transformé en un désert de poussière. L'idée fut donc abandonnée.

— Mes conseillers m'ont expliqué les dangers d'un réchauffement de la planète, dit le Président.

C'est un processus très complexe. Il n'y a aucune garantie que tes choses tournent comme le souhaite Razov.

— Apparemment, il est prêt à tenter le coup, rappela Reed.

— Mon Dieu ! s'écria le Président, ce serait un désastre aux proportions incommensurables.

— Sans vouloir faire de la surenchère dans l'horreur, il y a encore pire, observa Sandecker. Avec ses gigantesques plates-formes de forages mobiles, construites pour l'extraction de l'hydrate de méthane, et des Etats-Unis affaiblis, Razov serait en mesure de contrôler les réserves d'énergie futures dans le monde entier, 1l deviendrait ainsi le premier dictateur planétaire, un tour mondial...

— Cet homme doit être mis hors d'état de nuire... »

Ordre ou simple constat, le Président venait de s'exprimer avec une rare autorité.

«Une escadrille de chasseurs aurait vite raison des ambitions de M. Razov, proposa le vice-Président.

— Compte tenu de la situation actuelle en Russie, avons-nous suffisamment de preuves pour détruire ce vaisseau ? » demanda le Président.

Sandecker répondit. « Vous faites bien d'en parler, monsieur le Président. Comme nous le savons tous, la Russie se trouve au bord du chaos avec les forces d'extrême droite de Razov affrontant les modérés. Razov utiliserait le moindre geste de notre part, comme la destruction de vaisseaux russes par exemple, pour montrer que les Etats-Unis sont l'ennemi. C'en serait fait des modérés et l'arsenal nucléaire russe passerait aux mains des Cosaques fanatiques.

— Mais nous ne pouvons tout de même pas laisser ce vaisseau accomplir sa mission», objecta le Président.

La réceptionniste frappa doucement à la porte, et l'ouvrit. Une jeune femme rentra en coup de vent, un classeur à la main. «Désolée pour le retard, dit-elle à bout de souffle. Nous avons rencontré quelques complications.

— Cela ira, la réconforta Sandecker. Mais qu'y at-il de si compliqué dans la localisation d'un bateau ?

— Ça, c'était facile.» Elle tendit le dossier à l'amiral. « Nous avons repéré la cible si vite que nous avons décidé de balayer le reste de la côte Est jusqu'en Floride.

— Vous avez trouvé un autre navire ?

— En fait, monsieur, nous en avons localisé trois, positionnés le long de la côte Est. Trois autres sont en route, et il semblerait que l'activité au large de la côte Pacifique soit également intense.

— Merci. » Sandecker renvoya la jeune femme.

Quand elle fut partie, le Président explosa. «Trois navires ? Et d'autres qui arrivent ? Nom de Dieu ! Comment allons-nous découvrir quelle ville est la cible ? »

L'ombre d'un nuage passa sur le visage du Président.

«Et s'il y a plus d'une cible? »

Sandecker fit signe à Yaeger. «Hiram?

— Kurt et Paul ont fait le sale boulot, attaqua Yaeger. Ils m'ont donné accès aux données codées du vaisseau d'Ataman, mais Razov avait utilisé un système stéganographique. Les informations étaient cachées dans des photographies numériques - c'est devenu l'outil de prédilection des terroristes, parce que les images sont dures à déchiffrer. Dans notre cas, il s'agissait de la photo d'un menu de restaurant russe.

Cela faisait partie de ce que Razov appelait ^Opération Troïka". ,

— Razov nfa dit que Troïka n'était rien d'autre que le surnom de son projet d'ouvrir des centres de commerce dans trois villes américaines, précisa Austin. Il n'y a rien de secret à ce sujet.

— Le menu contenait ses plans pour la véritable opération, continua Yaeger. Le mot de passe pour déchiffrer le code se trouvait sur le yacht. Grâce, une fois de plus, à Kurt, Max et moi avons été capables de rentrer dans le système central. Nous avons traqué le code binaire et... l'opération actuelle ne s'appelle pas Troïka, mais Chien-Loup. »

Austin haussa un sourcil. « Gorky et Sacha» soupira»

t-il. Devant l'expression abasourdie de l'assemblée, Austin expliqua: «Ce sont les noms des chiens-loupH

de Razov. Il en est dingue. »

Le Président lui coupa poliment la parole

«Moi aussi, j'aime les chiens, mais je suis plus intéressé par les tenants et aboutissants; de cette operation. »

Yaeger reprit. « Le dossier Chien-Loup indique que les trois vaisseaux se positionneraient au large de Boston, Charleston et Miami.

— Mais... ce sont les villes où Ataman a prévu d'ouvrir ses centres, intervint Sparkman, l'air étonné.

— Quelle meilleure couverture pour une opération ? » s'exclama Sandecker.

Yaeger poursuivit. «L'amiral a tout à fait raison. Je suis tombé sur des consignes pour évacuer le personnel et clore les comptes dans ces trois villes. Malheureusement, aucune information dans le système informatique ne stipulait si une seule ou les trois villes sont des cibles.

— Je penche pour Boston, dit Austin. Il y a un important congrès international de la haute finance en ce moment au Boston Harbor Hôtel. Y participent les représentants de toutes les nations qui ont essayé de fragiliser l'empire de Razov.

— Alors, les deux autres bateaux seraient des appâts?

— Je n'écarte pas la possibilité que Razov veuille détruire les trois villes, mais Boston devrait être la cible principale. » Austin ouvrit un dossier qu'il avait gardé sur les genoux. Il en sortit deux feuilles trans-parentes et les posa sur le bureau présidentiel. «Voici une carte de Rocky Point. L'autre feuille est une carte du port de Boston et ses environs. »

Le Président mit les deux feuilles l'une sur l'autre et jura dans sa barbe. «Elles sont presque identiques. »

Austin acquiesça. «Je pense que Razov a choisi Rocky Point pour tester sa machine à vagues à cause de sa ressemblance avec la vraie cible. »

Le Président assena une grande claque sur son bureau et tendit la main vers le téléphone. « Cette fois, c'en est trop, dit-il. Je convoque un cabinet de crise et l'état-major des armées pour discuter d'attaques aériennes et maritimes, quels qu'en soient les risques.

Nous allons sans doute devoir évacuer ces villes. De combien de temps disposons-nous ? »

Hiram répondit : « L'opération doit être lancée dans moins de vingt-quatre heures. »

Sandecker avertit : « La panique, lors d'une évacuation massive, peut provoquer autant de dommages qu'une attaque. Puis-je suggérer une solution intermédiaire, monsieur le Président ?

— Je vous écoute, mais je ne peux pas oublier mes devoirs en tant que chef suprême des armées.

— Nous ne vous en demandons pas tant. Mais d'après ce que nous avons entendu ici, la menace immédiate concerne Boston, et peut-être les deux autres villes. Si l'on se réfère aux informations d'Hiram, le système informatique central se trouve sur le yacht. Je propose que nous le mettions hors service. Pour plus de sécurité, nous arraisonnons les trois vaisseaux et désacti-vons les explosifs. Pendant ce temps, nous retardons l'arrivée des autres navires, sous un prétexte quelconque. »

Le Président se gratta le menton. «J'aime ça. Bien entendu, je ne peux pas donner officiellement mon accord pour une intervention dans les eaux internationales. Je rejetterai toute responsabilité si les choses se gâtent.

— Ce ne serait pas la première fois que la NUMA agirait en dehors des voies officielles.

— Non, pas la première fois, répliqua sèchement le Président. Qu'en pensez-vous, Sid ?

— La félonie de Razov ne peut être tolérée. Mon premier instinct est de l'éliminer. Je vais m'assurev que l'on tienne les sous-marins d'attaque et les chasseurs prêts à le détruire, lui et sa flotte, si le plan ne fonctionne pas.

— Ça me paraît correct, déclara le Président. Bien, amiral, vous avez ma bénédiction. Mais, ce qui s'est dit ici aujourd'hui n'en sortira jamais. Sid, je veux que vous vous occupiez de mettre en branle les services armés et ceux des opérations spéciales.» Il regarda sa montre et se leva. «Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je reçois une troupe de boy-scouts de l'Etat dans lequel j'ai grandi pour visiter la roseraie. »

Tandis que le Bureau ovale se vidait, Sandecker approcha Sparkman. Pourriez-vous m'accorder un moment en privé ? »

Sparkman semblait mal à l'aise. «Bien sûr, pourquoi n'irions-nous pas dehors prendre l'air? Nous pourrons voir comment arranger une liaison discrète entre la Maison-Blanche et la NUMA. »

Ils sortirent de la grande demeure et se rendirent au portique sud. Sandecker admirait le parc, si bien entretenu. «Quel cadre enchanteur, n'est-ce pas?

— Le plus beau de tout Washington.

— Quel dommage, vous n'aurez jamais la chance de vivre ici. »

Sparkman eut un rire teinté d'une pointe d'agacement. «Je n'ai pas l'intention de déménager. De toute façon, les notes de chauffage sont trop élevées ici.

— Ne soyez pas modeste, Sid. Tout le monde à Washington voit en vous le successeur de Wallace une fois son mandat terminé.

— Il n'y a aucune garantie que je sois élu, ni même proposé à la candidature.

— Vous manquez de sincérité. Ce n'est pas un péché d'avoir des ambitions politiques.

— Tout le monde en a dans cette ville, même vous.

— Je ne dirai pas le contraire. » Sandecker pivota sur lui-même pour faire face à Sparkman. «Mais mes ambitions ne sont pas cautionnées par un Russe fanatique, Sid. Alors, que vous a promis Razov ? Et ne me dites pas que vous ignorez de quoi je parie. Vous nvw été pris la main dans le sac. »

Le- coup de bluff de Sandecker fut convaincant.

Sparkman parut au bord de l'apoplexie dans un premier temps, puis il flancha complètement, l'air misérable.

« Une bonne part de la production américaine d'hydrates de méthane devait me revenir. Cela m'aurait rapporté des milliards de dollars, avoua-t-il, d'une voix tremblante.

— Maintenant que vous connaissez les véritables motivations de cette exploitation des réserves de méthane, vous avez changé d'avis ?

— Bien sûr, cela va de soi ! Vous m'avez entendu dans le Bureau ovale. J'étais le plus radical. Je voulais le faire sauter, lui et ses vaisseaux.

— Je suis persuadé que cela n'a rien à voir avec le fait qu'une fois .Razov transformé en bouillie, voire secret serait bien gardé. »

Un sourire pâle et fugace apparut sur le visage de Sparkman. « Vous n'avez pas la réputation de tourner autour du pot, amiral. Que voulez-vous ?

— D'abord, je veux que vous sachiez que si un mot de ce qui s'est'dit ce matin dans le Bureau ovale arrive aux oreilles de Razov, je m'arrangerai pour faire du reste de vos jours un véritable-ênfer.

— Je suis peut-être cupide, amiral, mais je ne suis pas un traître. Jamais je n'aiderai ou encouragerai Razov après ce que je viens d'apprendre.

— Bon. Ensuite, dès que nous en avons fini avec cette histoire, je veux que vous donniez votre démission.

— Je ne peux pas...

— Vous pouvez et vous le ferez. Sinon votre rôle dans cette affaire sera diffusé en boucle sur CNN

vingt-quatre heures sur vingt-quatre. D'accord ? »

16')

Sparkman n'était plus que l'ombre de lui-même.

«D'accord, murmura-t-il.

— Une dernière chose. Dites à Razov que les Etats-Unis essaient toujours de comprendre pourquoi le NR-1 a été volé. Un peu de désinformation ne saurait faire de mal. »

Sparkman acquiesça d'un signe de tête.

«Merci, monsieur le vice-Président. Je ne vous ferai pas perdre plus de temps. Je sais que vous avez du pain sur la planche pour exécuter les ordres du Président. »

Sparkman redressa les épaules. « Quelqu'un de mon bureau restera en contact constant avec vous, de manière à coordonner nos mouvements. »

Les deux hommes se séparèrent sans se serrer la main. Sparkman retourna à la Maison-Blanche. Sandecker se dépêcha de rejoindre les autres qui l'attendaient dans le parking. Il était furieux d'avoir à détruire la carrière d'un homme, et furieux après Sparkman pour s'être montré aussi stupide.

Ses yeux bleus brûlaient d'un feu glacé pendant qu'il se glissait derrière le volant de la jeep et annon-

çait à la cantonade: «Messieurs, je pense qu'il est temps d'envoyer les chiens-loups de Razov à la four-rière. »

Chapitre 34

Au large de Boston

«Si jamais un jour j'écris mes Mémoires... commença Zavala. Je peux savoir ce qui se passe ?

— Rien qu'une mission scientifique menée par le service de dératisation sibérien dans un sous-marin de l'US Navy, et supervisée par la NUMA, répondit Austin. Officiellement, cette mission n'existe pas...

nous n'existons pas.

— Dans ce cas, je ne risque pas d'écrire mes Mémoires... » Zavala secoua la tête.

« Allez, ne fais pas cette tête, dit Austin, regardant autour de lui le spacieux quartier des officiers. De toute façon, personne ne te croirait. »

Austin dut élever la voix pour couvrir les exclamations et les rires d'une douzaine dë rudes gaillards, en tenue noire de commando. Ils se trouvaient de l'autre côté de la pièce, en train de se badigeonner la figure de peintures de camouflage, une verte et une noire.

Cet exercice les amusait beaucoup. Ça et la bouteille de vodka qui circulait et dont ils se servaient de généreuses rasades. Petrov, vêtu pour le combat comme les autres, se passait à son tour de la peinture sur les joues, masquant sa cicatrice, et balançait de temps en temps une ou deux phrases en russe qui provoquaient l'hilarité générale. Un des hommes se mit à hurler comme un loup et donna une grande claque dans le dos de Petrov, assez forte pour décoller les poumons d'une personne ordinaire. Petrov attrapa la bouteille et s'approcha des deux Américains.

Austin plaisanta. « On dirait une soirée de comiques amateurs au Comédie Club du Kremlin. On peut participer ? »

Petrov rit à son tour et proposa la vodka. Austin déclina l'offre et Zavala assura: «C'est gentil à vous, mais non merci. Je n'aime que la tequila. »

Petrov semblait plus à l'aise qu'Austin ne l'avait jamais vu. «Je rappelais à mes hommes un vieux proverbe russe : "Si tu vis avec les loups, hurle comme un loup."» Remarquant l'expression atone d'Austin, il ajouta : « C'est l'équivalent de votre : "Qui se ressemble s'assemble".» Voyant que sa tentative de traduction tombait à plat, elle aussi, il abandonna la partie. «Je vous expliquerai plus tard.» Il passa une couche de peinture sur le front et les joues d'Austin, à l'indienne.

«Maintenant, vous voilà prêt pour l'action.

— Merci, Ivan, répondit Austin complétant le travail. Vous pensez être d'attaque pour une opération de terrain?

— Pourquoi, vous me trouvez trop vieux ? Si je me souviens bien, je suis plus jeune d'un mois que...

— Je sais, le coupa Austin. Mon dossier. Ne soyez pas si susceptible. Je pensais juste aux blessures récoltées pendant la fête l'autre soir.

— Une merveilleuse bataille. Je n'oublierai jamais comment vous vous êtes balancé de l'autre côté du pont, à la manière de Tarzan ou de Robin des bois. J'ai quelques égratignures, rien qui puisse me ralentir. »

Austin jeta un coup d'œil aux hommes de Petrov.

«J'espère qu'il en va de même pour vos commandos.

Peut-être qu'on devrait les soumettre à un alcootest. »

Petrov rejeta la remarque d'un signe de la main. «Je confierais ma vie à ces hommes, sobres ou ivres. Vous vous faites trop de souci. Quelques gorgées de vodka avant le combat, c'est une tradition chez les militaires russes. Notre arme secrète lors des victoires sur Napoléon et Hitler. Quand l'heure viendra, mes gars exécuteront leur mission avec précision et courage. »

Austin lança un regard en direction du jeune marin qui venait d'entrer dans la salle. « On dirait que l'heure est venue, Ivan. »

Le ciment de cette union avait été posé au retour d'Austin à son bureau après la réunion de la Maison-Blanche. Petrov l'attendait. Quand Austin lui avait détaillé le plan, Petrov s'était immédiatement porté volontaire, avec ses hommes, pour aborder le yacht.

Austin avait prévenu Sandecker, emballé par cette idée, et qui avait obtenu le feu vert du vice-Président.

Des Russes montant à l'abordage d'un yacht russe, voilà qui offrait une couverture idéale et assurait la neutralité du Président.'

Le marin examina les visages peints, à la recherche de quelqu'un ayant autorité sur le groupe. Austin leva le bras. «Le capitaine vous fait savoir que nous sommes prêts. »

Petrov aboya un ordre à ses hommes. La transformation fut étonnante. Les grosses plaisanteries cessèrent et la bouteille de vodka disparut. Les sourires furent remplacés par une expressiori commune de détermination et d'implacabilité. Les mains se tendirent vers les armes automatiques et les chargeurs furent vérifiés dans un chœur de claquements métalliques qui résonna dans la pièce. En quelques secondes, le gang d'ivrognes débraillés s'était transformé en une équipe de combattants aux yeux féroces.

Ivan arbora un air entendu à l'attention d'Austin, avant de lui laisser le passage. «Après vous», dit-il.

Austin attrapa le sac qui contenait son Bowen et, Zavala et les autres à sa suite, suivit le marin jusqu'à la salle de commandes. Le capitaine Madison leva ses yeux du périscope et dit: «Nous ferons surface dans exactement trois minutes. La cible est à moins de cent mètres. La mer paraît plutôt calme et vous avez de la chance : les nuages cachent la lune.

— Merci d'autoriser mes hommes à profiter de votre vaisseau, capitaine », déclara Petrov.

Madison se gratta la tête. « C'est une première pour moi, mais si nos pays peuvent collaborer dans l'espace, pourquoi pas sous la mer ? » Puis, s'adressant à Austin :

« Quelqu'un à la NUMA doit avoir le bras long. N'importe qui ne pourrait pas arracher un sous-marin lance-missiles de l'US Navy à sa patrouille habituelle pour ce qui semble être, pardonnez-moi l'expression, une mission d'opérations spéciales renégate. »

Le Benjamin Franklin, long de cent trente mètres, avait été choisi parmi les quatre sous-marins de sa classe parce qu'il était équipé pour les opérations spéciales. Sandecker, malgré son influence considérable, n'aurait pu, à lui seul, obtenir une telle faveur. Mais quelqu'un de très haut placé, si...

Austin expliqua : « Cette mission n'aurait jamais été mise sur pied si elle n'était pas cruciale.

— Bonne chance, alors, leur souhaita le capitaine.

Nous vous attendrons aussi longtemps qu'il le faudra. Appelez-nous quand vous voudrez rentrer à la maison.

— Vous serez le premier au courant.» Austin s'approcha d'une rangée d'écrans d'ordinateurs.

«Nous sortons, Hiram», annonça-t-il.

Yaeger était assis face à un clavier pendant qu'un ingénieur du submersible lui montrait certaines par-ticularités de l'installation électronique. Sandecker s'était montré réticent à l'idée d'envoyer Yaeger en mission, mais Austin lui avait fait comprendre à quel point ses compétences informatiques pouvaient être vitales. Damiral avait toutefois accepté après qu'Austin lui eut promis de ne faire monter Yaeger à bord du yacht que si le système central de celui-ci était verrouillé.

Yaeger serra la main d'Austin et lui souhaita bonne chance, lui aussi. «Je travaille toujours sur le déchif-frage de la dernière partie du code. Je te le ferai savoir si je réussis. »

Au signal d'Austin, Petrov donna à ses hommes une série d'ordres. Le groupe d'abordage traversa le sous-marin et remplit la zone située sous le sas. Un sous-marinier escalada l'échelle et ouvrit le couvercle, laissant un air vif pénétrer à l'intérieur. Austin et Zavala montèrent les premiers et sortirent derrière le kiosque. Petrov et ses hommes les rejoignirent avec deux valises en plastique. Ils les ouvrirent sur lé pont, et l'air comprimé gonfla en sifflant les deux canots pneumatiques qu'elles contenaient. Le sous-marinier leur murmura un «Bonne chance, les gars» de bon aloi, avant de disparaître dans le sas qu'il referma derrière lui.

Filtrée par les nuages, la lumière de la lune donnait à la mer des reflets d'étain et l'imposant kiosque, avec ses hydroglisseurs horizontaux, paraissait, dans la pénombre, sortir d'un film de science-fiction. Austin observa un court instant la silhouette du yacht. À la différence de Boston, où il était illuminé comme un paquebot fluvial du Mississippi, le vaisseau était dans l'obscurité, à l'exception de quelques lumières sur les mâts d'antennes et la lueur jaune des fenêtres de cabines.

Les satellites avaient repéré le yacht en train de changer de cap, le long de la côte du Maine, pour filer au sud. Il s'était finalement arrêté au large du Massachusetts à environ quatre-vingts kilomètres de l'Ataman Explorer I, qui se trouvent plein est, dans les eaux de Boston. Les deux autres navires d'Ataman avaient fait halte à l'est de Charleston et Miami.

Les hommes s'emparèrent des rames, poussèrent les bateaux à l'eau et s'y installèrent/Après avoir mis leurs lunettes de vision nocturne, ils ramèrent en silence, avec ardeur et précision.

Malgré ses vêtements épais, Austin était frigorifié et il regretta d'avoir refusé la vodka. Il regarda en arrière, dans la direction du sous-marin qui s'était glissé sous l'eau, presque sans remous. Seul dépassait le haut de la tour. Il les attendrait là, sans bouger.

En quelques minutes, les canots avaient comblé la distance qui les séparait du yacht et ils se trouvaient au pied des immenses murs d'acier qui constituaient les flancs du navire. Austin se sentait aussi petit qu'une sardine à côté d'une baleine. D'ordinaire, il aurait estimé les difficultés de cette mission trop grandes pour avoir une chance de réussir, mais Max leur s vait bien dégagé le terrain. Alors qu'il furetait dans le système nerveux électronique du yacht, Yaeger avait localisé la pièce où était gardé l'ordinateur central.

Tous les participants du raid transportaient un plan étanche du navire, établi par Max.

Une autre découverte de Max était moins excitante, mais tout aussi importante : les registres des feuilles de paie des employés du yacht.

Ils répertoriaient les noms et les postes de presque tout le monde à bord. Comme le yacht lui servait à la fois de maison et de base administrative pour ses sociétés, Razov y logeait tout un ensemble de gouvernantes, cuisiniers, secrétaires et autres comptables...

L'équipage était étonnamment restreint, ce qui prouvait une grande automatisation du vaisseau. Austin avait centré son intérêt sur une catégorie que Petrov avait traduite par: «équipage non régulier». En d'autres termes, l'armée privée du yacht, des tueurs du type de ceux qui avaient tenté d'éliminer Austin et Petrov dans le port. Au nombre de cinquante, leur cruauté et leur loyauté en faisaient une bande redoutable. Petrov, de son côté, avait insisté sur le fait qu'aucun obstacle ne saurait arrêter son équipe.

La ruse serait leur arme principale. Ils se glisse-raient discrètement à bord du yacht et se hâteraient d'aller au centre de commandes, qu'ils détruiraient à l'aide d'explosifs bien placés. L'opposition- serait neutralisée en douceur. S'ils devaient livrer bataille, ils avaient assez de munitions, et la surprise jouerait en leur faveur en nivelant les forces. Dans le même temps, Austin et Petrov étaient réalistes. Ils n'étaient pas à l'abri d'un coup du sort, ils le savaient, et ils n'écartaient pas la possibilité de rentrer moins nombreux qu'ils n'étaient partis. Mais l'enjeu était t£l que le sacrifice dé quelques-uns en valait la peine...

Les lunettes de vision nocturne donnaient au navire et à la mer une teinte verdâtre. Austin avait repéré l'entrée, à hauteur d'eau, que Kaela et lui avaient utilisée le soir de la réception. Mais mieux valait l'oublier, car la forcer risquait de déclencher une alarme et elle devait apparaître sur les écrans de surveillance du yacht. À la place, ils avaient choisi la bonne vieille méthode employée aussi bien par les pirates et les assaillants d'un château que les commandos : des grappins.

Repliés, les crochets étaient enfermés dans des tubes en métal. Quand le grappin était lancé, comme un tir au mortier, les crochets s'ouvraient. Les pointes étaient couvertes de mousse de caoutchouc, si bien que quelqu'un à proximité ne les entendrait pas cramponner le bastingage. Deux grappins furent tirés, sans plus de bruit que des bouteilles qu'on débouche. Les câbles bien tendus prouvaient que les crochets avaient m

agrippé la rambarde. Les hommes de Petrov pointè-rent leurs revolvers munis de silencieux vers le bastingage. Si quelqu'un avait la mauvaise idée de se pencher par-dessus, une drôle de surprise l'attendait.

Pas un bruit, le yacht était tranquille, ils passèrent donc à la deuxième phase de l'opération.

Austin et Petrov grimpèrent les premiers. Leurs sacs ne leur facilitaient pas la tâche. Ils se reçurent de manière maladroite de l'autre côté de la rampe et inspectèrent le pont désert. Ils firent alors signe aux autres de monter. Après quelques minutes, ils étaient tous accroupis sur le pont, comme un troupeau de gros canards noirs et lourdement armés. Deux hommes restèrent dans les bateaux.

Le commando se sépara en deux. Le groupe d'Austin à tribord, et celui de Petrov à bâbord. Les deux unités devaient avancer en parallèle et se rejoindre à une échelle, au pied de la passerelle. A partir de là, selon le plan, il fallait monter trois étages pour aller au centre de commandes situé dans une petite pièce, derrière la timonerie. À une heure aussi avancée de la nuit, une équipe réduite devait surveiller la passerelle.

Austin leva le pouce à l'attention de Petrov. S'accrou-pissant très bas, leurs revolvers prêts à tirer, chaque groupe commença à progresser vers l'avant.

Austin était content que tout se déroule aussi bien quand, alors qu'ils venaient de dépasser le grand salon de réception, une porte s'ouvrit à la volée. La lumière inonda le pont, brouillant leur vision. Austin releva ses lunettes sur le front, et vit un des gardes de Razov, figé comme un daim dans le faisceau des phares d'une voiture. L'homme tenait une bouteille de vodka, et entourait d'un bras les épaules d'une jeune femme de ménage, sa main glissée dans l'échancrure du corsage de l'uniforme, déboutonné. La chevelure teinte en roux de celle-ci lui pendait devant les yeux, et son rouge à lèvres, étalé, lui barbouillait tout le bas de In figure. Austin réalisa qu'il avait paré à toutes les éventualités... sauf une, la libido du personnel.

Le sourire alcoolisé de l'individu s'effaça à la vue des intrus, maquillés et armés de revolvers automatiques. En tant que tueur professionnel, il savait exactement ce qu'on attendait de lui : le silence. La femme ne montra pas une telle retenue. Elle ouvrit grand la bouche et laissa échapper un cri strident. Comme pour prouver qu'elle était capable de faire mieux, elle en poussa un deuxième, plus fort encore, qui couvrit sans peine les jurons d'Austin. Quand elle fut à bout de souffle, elle roula les yeux et perdit connaissance.

Tandis que l'écho de ses hurlements se perdait dans la nuit, le navire s'illumina comme un flipper. Des portes claquèrent à chaque étage, et des exclamations fusèrent dans tous les sens. Des bruits de course et des voix rugueuses aboyant des ordres retentirent lin peu partout, auxquels se mêlèrent çà et là de nouveaux cris aigus, apportant un surcroît de décibels au chaos ambiant. Mais ce n'étaient que les préliminaires. Une seconde plus tard, la pagaille était épouvantable.

Chapitre 35

Au large de Boston

Les hélicoptères Seahawk fonçaient côte à côte au-dessus de l'océan et volaient si bas qu'ils effleuraient la crête des vagues. Les appareils étaient recouverts d'une peinture grise dite de faible visibilité, et toutes leurs marques et signes distinctifs étaient, eux aussi, à peine visibles.

Comme il regardait par un hublot de l'hélicoptère, le chef de section, le lieutenant de la marine Zack Mason, réfléchissait à l'appel urgent de Washington et aux ordres reçus : faire décoller sur-le-champ une unité de corps expéditionnaire, pour une mission secrète de la plus haute importance.

Sous son allure classique de fonctionnaire et sa voix douce, se cachait un véritable guerrier, dur et compétent, qui non seulement avait survécu au terrible entraînement du SEAL mais l'avait aimé au point d'y faire carrière. La trentaine, Mason avait déjà participé à des missions diverses et variées, allant du projet avorté d'éliminer Saddam Hussein à la sécurité des jeux Olympiques d'Atlanta.

Officiellement, il commandait une unité SEAL sur la côte Est. Officieusement, il coordonnait les opérations conjointes de différentes forces armées, dont le SEAL, Delta Force et autre SOAR, dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Les ordres de sa mission émanaient directement du secrétaire d'Etat à la Marine lui-même, sans passer par les intermédiaires et la paperasserie habituels.

Après la mise en demeure de Sandecker, Sid Sparkman s'était rendu auprès du Président pour lui avouer les accords passés avec Ataman. Il avait admis avoir été séduit par la perspective de gagner des milliards de dollars, mais ne pas être au courant du complot de Razov contre les Etats-Unis. Puis il avait tendu sa lettre de démission, que le Président annoncerait plus tard. Il s'était aussi proposé comme bouc émissaire. Si l'opération se soldait par un échec, Sparkman en endosserait la totale responsabilité. Le pragmatique Président Wallace avait empoché la lettre, accepté l'offre de Sparkman?et demandé à celui-èi d'appeler les autorités de la marine.

Basée à Little Creek, en Virginie, la section SEAL

de Mason avait été choisie parce qu'elle était entraînée à l'abordage des navires en mer. Le but de la mission était simple: investir le vaisseau par surprise et désactiver la bombe. Mason savait que la première partie de la mission serait la plus délicate.

«Nous approchons de la cible», lança le pilote d'une voix traînante. Il interrompit la méditation de Mason.

«H moins dix minutes.»

Malgré son air calme, Mason ne pouvait contrôler la montée d'adrénaline et l'excitation que provoquait une mission de ce type. Il était ce qu'on appelle un

« opérateur », quelqu'un s'étant engagé dans la marine pour l'action. Il jeta un coup d'œil à sa montre suisse, se retourna et fit le signe dix avec les doigts des deux mains à l'attention de ses hommes.

Vêtus en noir, les visages couverts dé peinture de guerre, on avait du mal à les distinguer dans la lumière tamisée de la cabine.

m

Tous étaient des soldats émérites, experts dans le maniement des armes, des plus simples aux plus sophistiquées. Chacun avait choisi celle qu'il préférait.

En plus de son fusil, l'expert en explosifs portait un sac à dos bourré de charges de C4 et de détonateurs.

Mason commandait la section de seize hommes qui monterait à l'abordage à tribord. Son second, ou 2IC, pour Second in command, dirigeait le groupe qui assurerait l'abordage à bâbord. Malgré leur lourd et impressionnant armement, ces trente-deux hommes ne constituaient qu'une petite force d'attaque pour une cible aussi énorme que Y Ataman Explorer. La dernière chose que souhaitaient les SEAL était de livrer une bataille armée à une force bien supérieure à la leur. Leur principale arme serait la surprise ; leurs alliés seraient le choc et la confusion.

« Contrôle communications », annonça-t-il. Comme les hommes de sa section, il portait une radio Moto-rola MX300 avec laryngophone et écouteurs. Les hommes répondirent dans l'ordre de leurs sièges.

Mason compta les réponses. Seize. Tout le monde était connecté. Son 2IC appela depuis l'autre hélicoptère.

Ses hommes et lui étaient prêts.

Mason sortit un portable de sa veste d'assaut et composa un numéro. Le téléphone utilisait un algorithme à numération spéciale, qui mettait Mason en relation directe avec les autres équipes d'assaut en route pour arraisonner les vaisseaux de Charleston et Miami.

« Oméga One, dit-il. A vous, Oméga Two.

— Oméga Two, comment allez-vous ? »

Mason sourit à la mauvaise rime. Au cours d'exercices communs, il avait appris à connaître et apprécier le lieutenant de la Delta Force, un Afro-Américain blagueur nommé Joe Louis, comme le grand champion de boxe.

« On est dans les temps, Joe. H moins dix.

— Compris. Hé, Zack, les grosses têtes de la marine n'ont pas pu imaginer un nom de code plus original qu'Oméga,par exemple Silhouettes... ou les Garçons Volants ?

— C'était au tour de l'armée de l'air de trouver un nom à la mission.

— Pf enfin... H moins huit.

— Appelle-moi quand tu rentres en contact visuel.

— Ça roule, ma poule. Terminé. »

Mason appuya sur un autre bouton et eut Will Carmichael, responsable d'Oméga Three. Au contraire de Louis, Carmichael faisait tout dans les règles. Même ses commentaires les plus spontanés semblaient programmés. Il confirma que son équipe était à l'heure, puis ajouta : Cédugato. »

L'expérience avait pointant appris à Mason que fondre du ciel sur un énorme vaisseau en mouvement, avec probablement un véritable arsenal à bord, et désarmer un explosif inconnti, était loin, justement, d'être du gâteau. Ils avaient répété l'abordage de navires en mer des dizaines de fois, mais aujourd'hui, ça n'était plus de l'entraînement. Le succès de la mission reposait en partie sur l'effet de surprise, il était important de se faire remarquer le plus tard possible. Et l'hélicoptère Seahawk était parfait pour ce genre de travail. Peu bruyant, c'était un petit chef-d'œuvre d'élec-tronique et il avait du mordant: deux mitrailleuses M-60 et un système lance-missile Hellfire.

«H moins quatre», précisa le pilote sur un ton monocorde.

Mason se retourna et leva quatre doigts. Quelques secondes plus tard, le pilote annonçait: «Contact visuel. »

Mason enfila ses lunettes de vision nocturne et ordonna à la section d'en faire de même. Il distingua la silhouette d'un énorme vaisseau fendant les flots.Il appela les autres équipes pour leur signaler le contact 477

visuel. Toutes deux avaient leur cible en vue. Il expliqua qu'il reprendrait contact avec eux une fois à bord de la LZ*et il remit vite le téléphone dans son étui.

Ils n'étaient plus qu'à quelques secondes de la cible.

Au dernier moment, alors qu'ils paraissaient devoir s'écraser sur les flancs du navire, les Seahawk ralentirent net, remontèrent d'un coup pour survoler le vaisseau et s'immobiliser en surplace de chaque côté du large pont arrière. Des caméras thermiques balayèrent le pont à la recherche de sources de chaleur qui indiqueraient une présence humaine. Satisfaits de n'avoir rien trouvé sur le pont, les pilotes manœuvrè-rent les appareils au-delà des mâts et antennes et se stabilisèrent à quinze mètres au-dessus du navire.

Chaque homme savait que ce moment était celui où les deux équipes étaient les plus vulnérables. Comme ils s'y étaient exercés des dizaines de fois, les SEAL déroulèrent jusqu'au pont une corde de cinq centimètres d'épaisseur, solidement attachée au support du palan, puis ils enfilèrent de gros gants de soudeur. Mason, qui se tenait debout à la porte de l'hélicoptère, empoigna le câble d'une main ferme et sauta. Sa forte musculature, acquise à l'entraînement du SEAL, lui permit de contrôler sa descente. Dès que ses pieds touchèrent le sol, il fit un bond de côté pour dégager la corde aux suivants.

Quatre-vingt-dix secondes plus tard, les hélicoptères étaient vidés de leurs occupants. Dès qu'ils atteignirent le pont, les hommes jetèrent leurs gants. Les quatre premiers adoptèrent une formation en cercle, renforcée par chaque nouvel arrivant. Les Seahawk partirent comme des flèches, avec la même grâce et la même sou-daineté que des libellules effarouchées, pour s'arrêter et se stabiliser à une centaine de mètres de chacun des

*. Landing Zone : zone d'atterrissage. (N.d. T)

478

côtés du navire. Ils devaient attendre de savoir si tout danger était écarté sur le bâtiment, ou si la mission avait échoué. Leurs ordres étaient d'évacuer les sections d'assaut et couler le vaisseau par missiles.

Mason promena son regard autour de lui. Il se réjouit de voir que l'artificier, Joé Baron, s'en était tiré sans dommage. Mason pouvait, à la rigueur, manipuler quelques explosifs, mais Baron était un pro. Le lieutenant sortit un bâton fluorescent de sa veste, le secoua pour mélanger les produits chimiques, et quand la lueur bleue apparut, il l'agita à l'attention de l'autre équipe afin qu'elle sût que tout allait bien. Le signal lui fut renvoyé dans les secondes qui suivirent. Les communications radio seraient réduites au minimum pendant qu'ils inspectaient le bâtiment d'un bout à l'autre.

Mason s'empara de son portable.

« Oméga Three, LZ poupe, sûre, aucune activité rencontrée. Omega Two, au rapport. t

— Oméga Two, poupe sûre, personne à la maison, alors sans but nous errons.

— Ici Oméga One, procéder selon plan... et arrêter la poésie à deux balles.

— Compris », répondit Louis, qui mourait d'envie d'ajouter «espèce de malappris».

« Oméga Three. Tout est OK. »

Mason ordonna aux sections d'avancer. De chaque côté, ils se partagèrent en deux groupes. Un groupe restait derrière, en position de tir, afin de couvrir l'autre groupe qui se ruait en avant. Puis on inversait les rôles... et ainsi de suite, jusqu'à destination.

En quelques minutes, les deux sections se rejoignirent en proue du vaisseau. Mason donna l'ordre au 2IC d'aller inspecter la passerelle et la superstructure, pendant que son équipe et lui s'occupaient des étages inférieurs. En utilisant la même technique qu'aupara»

vant, Mason et ses hommes mirent peu de temps pour

'm

visiter les réserves et les cales. Ils arrivèrent devant une porte scellée par soudure. Comme personne ne pouvait y entrer ni en sortir, ils passèrent à autre chose, et firent irruption dans la salle des machines, arme au poing. Les moteurs tournaient, mais il n'y avait aucune trace des chauffeurs ou des mécaniciens.

Une voix grésilla dans l'écouteur de Mason. «Section du haut. On a visité les quartiers des officiers et de l'équipage. Les lits sont faits. Y a personne ici. Putain, ça fout les jetons.

— Nous sommes dans la salle des machines. Les moteurs ronronnent. Mais personne ici non plus. »

Les équipes continuèrent à fouiller le bâtiment et ne trouvèrent pas âme qui vive. Après une inspection minutieuse, ils remontèrent au pont principal.

La voix du 2IC retentit à nouveau sur la radio de Mason. «Lieutenant, vous devriez monter à la passerelle le plus vite possible. »

Mason et son équipe grimpèrent à la timonerie. En chemin, ils croisèrent des hommes en faction à divers endroits, dont une aile de la passerelle.

« Quelque chose ? demanda Mason à la sentinelle.

— Non, monsieur. »

Mason se hâta jusqu'à la timonerie. Le 2IC et plusieurs gars de sa section l'attendaient. Rien ne semblait anormal. « Que vouliez-vous me montrer ?

— Rien, monsieur. Justement. Il n'y a personne ici. »

Alors qu'il regardait autour de lui les écrans d'ordinateurs brillants d'une lumière bleue, et les façades scintillantes des unités d'affichage digital, la vérité se fit jour. Ses hommes et lui étaient les seuls êtres humains sur le grand navire...

Vinrent ensuite les appels des autres sections Oméga.

Louis et Carmichael rapportèrent qu'ils avaient trouvé les Ataman II et III déserts. Tandis qu'il écoutait les différents (mais si semblables) comptes rendus, Mason détecta un changement dans l'allure du bateau. Le vaisseau n'avançait plus. Il alla au grand hublot qui surplombait le pont et plongea son regard dans la nuit.

Quelque chose se produisait, il en avait la certitude.

Mais cette impression physique qu'il éprouvait était si étrange, si insolite, qu'il ne pouvait se résoudre à l'en-visager un seul instant. Il dut pourtant se rendre à l'évidence : le vaisseau se mouvait latéralement.

« Lieutenant, regardez ça. »

Le soldat se tenait devant un large moniteur. Ce qui s'affichait sur l'écran ressemblait à une cible de tir à l'arc. On y reconnaissait l'image d'un bateau, pas très loin du centre. Le navire tournait sur son axe .tout en se rapprochant du rond central. Des lumières rouges clignotaient sur chacun de ses côtés. Soudain la situation devint claire pour Mason. Le vaisseau était télécommandé. Les trois navires étaient manœuvrés à distance.

Mason-ordonna à son 2IC de protéger la passerelle, appela les Seahawk et leur demanda de venir. Puis il donna des instructions à Joe Baron pour qu'il rassemblât tous ceux qui avaient reçu une formation en maniement d'explosifs sur le pont avant. Il appela les autres unités Oméga et leur donna l'ordre de procéder à l'exécution de la mission, désamorcer les bombes.

Ensuite, Mason descendit en vitesse au premier niveau et conduisit Baron et ses gars jusqu'à la porte soudée.

Le lieutenant vérifia leur position sur le diagramme du bâtiment. Comme il le supposait, la bombe se trouvait derrière la porte. Baron se mit au travail en y col-lant des bandes de C4. Il introduisit l'amorce dans la pâte de plastique, et en fit courir le fil le long du mur 481

Mason et les autres s'éloignèrent et s'accroupirent à une distance raisonnable, les mains sur les oreilles.

Baron pressa le détonateur M-57 relié à l'autre extrémité du fil.

Une espèce de gros souffle, à la fois fort et caver-neux, fit trembler les parois du passage.

Ils se ruèrent vers l'ouverture enfumée, réduite à une excavation aux bords irréguliers et de forme plutôt carrée. Baron, qui était maigre comme un clou, fut le premier à se glisser à l'intérieur. Il réceptionna les sacs que lui tendirent ses collègues, et tous le rejoignirent. Des faisceaux de torches électriques transpercè-rent l'obscurité, à la recherche d'un interrupteur.

Celui-ci trouvé, la pièce qui abritait la bombe fut inondée de lumière.

L'équipe SEAL se tenait sur une plate-forme entou-rant une sorte de puits, large et rectangulaire. Maintenu en place par des portiques et suspendu au plafond, le missile, pointé vers le bas, semblait plonger dans les entrailles du navire. Les hommes, médusés, regardaient en silence l'énorme cylindre, sur lequel le reflet des néons brillait d'un éclat funeste.

« Ré veillez-vous, les gars. On n'a pas le temps d'admirer le spectacle ! » aboya Mason.

Baron examina le missile sous toutes les... soudures et exhala un long soupir. « Bon Dieu, mec, jamais vu un engin pareil.

— Pouvez-vous le désactiver ? »

Baron sourit et se frotta les mains. «Est-ce que le pape vit à Rome ?

— Non, justement. Il vit au Vatican.

— Pff ! Même chose. » Baron sortit un stéthoscope de son sac et l'appliqua sur différentes parties du missile.

«Il est prêt pour le grand départ. Je l'entends vrombir.

— C'est quoi, toutes ces connexions ? l'interrogea Mason.

— Carburant et câbles électriques. Vaut mieux pas les couper.

— Sinon il se lancerait tout seul?

— Ouais... Non, ce que je dois faire, c'est lui arracher le cœur. »

D'une main experte, il caressa un panneau en relief sur le flanc du missile, puis il sortit une trousse à outils de son sac. A l'aide d'une visseuse-dévisseuse sans fil, il entreprit d'enlever le couvercle du-pan-neau mais se heurta à des difficultés, certaines pièces étant rouillées. Soudain, il s'arrêta de travailler et écouta.

«Merde! s'écria-t-il.

— Qu'est-ce qui ne va pas?» demanda Mason, incliné au-dessus de son épaule. Baron s'apprêtait à lui répondre, mais Mason lui fit signe de se taire. Le 2IC

appelait depuis la timonerie.

«Je ne sais pas ce que ça signifie, lieutenant, mais tous les appareils et les écrans s'affolent, ici.

— Bougez pas. » Mason se tourna vers Baron.

«C'était la_salle des commandes. Les instruments montrent une activité anormale. » Il tendit l'oreille. Un vrombissement sonore, qui s'intensifiait, emplit la pièce.

Baron regarda autour de:lui, comme s'il cherchait à voir le bruit. « Cette saloperie se met en route.

— Vous pouvez faire quelque chose?

— Il y a encore une chance, si je peux ouvrir ce panneau. .. et saboter le circuit d'activation. Restez là avec ce coupe-fil. »

Baron réussit à dévisser un boulon et s'escrimait sur un autre quand ils entendirent tous un nouveau son, comme le grincement d'un mécanisme, venant d'en dessous. Ils se penchèrent, ce qui les protégea de l'éclat aveuglant des étincelles qui jaillirent des câbles électriques, quand ceux-ci et tous les autres conduits se détachèrent des flancs du missile, juste au-dessus de leurs têtes. Ils se jetèrent au sol. Sous eux, les portes de la moon pool s'écartaient.

Alors, les rotors des micropropulseurs se mirent en marche.

Tandis que la moon pool s'ouvrait en entier, il y eut une explosion, et les portiques qui maintenaient le missile s'effondrèrent. Les câbles qui les retenaient claquèrent comme des fouets. Leurs extrémités, ainsi libérées, balayèrent l'espace en fendant l'air, et elles auraient décapité quiconque se trouvait sur leur chemin.

Le temps parut alors se figer. Tous les regards se portèrent sur le missile. Ils ne rencontrèrent que le vide, une ouverture béante. Leurs efforts n'avaient servi à rien...

Des voix hurlaient dans les oreilles de Mason. Les autres unités ne s'en étaient pas mieux sorties. Joe Louis cria : « Oméga Two. La bombe est lâchée ! »

Puis, ce fut au tour de Carmichael d'intervenir:

« Oméga Three. La nôtre aussi ! »

Màson et ses hommes rampèrent jusqu'à l'ouverture et ouvrirent grands les yeux. Des remous agitaient encore l'eau, à l'endroit où le missile s'était enfoncé. Tandis que leurs regards tentaient de percer les ténèbres, au-delà de la surface trouble des flots, les membres de l'unité Oméga One perçurent la même sensation de malaise et d'effroi. Ils étaient en train de contempler la bouche de l'enfer...

Chapitre 36

Le bras droit de Petrov, un géant qu'Austin avait surnommé Poucet, fit un pas en avant et porta un coup sur la tempe de l'homme, avec la crosse en bois de son AKM. Les jambes du garde se dérobèrent sous lui et il s'effondra sur le pont. Des silhouettes accouraient.

Quelqu'un alluma une torche électrique dont iç faisceau captura Austin. L'AKM éructa une fois. À la moyenne de six cents balles par minute, la plus courte des rafales était mortelle, surtout à bout portant.

La torche ricocha sur le pont, mais les quelques rais de lumière qu'elle dispensa avant de s'éteindre suffirent aux hommes de Razov pour évaluer la force et la position de l'adversaire. Les éclairs blancs de multiples coups de feu illuminèrent la nuit et les gardiens du yacht plongèrent pour se mettre à couvert. Dans la lueur stroboscopique produite par la fusillade, les hommes de Petrov semblaient se mouvoir au ralenti.

Austin et Zavala se jetèrent au sol et roulèrent jusqu'à se trouver à l'abri, derrière un bollard. Les balles volaient au-dessus de leurs têtes ou ricochaient sur le gros champignon d'acier. Austin leva son Bowen et tira sur une ombre mouvante, sans savoir s'il l'avait touchée ou pas. Zavala lâcha quelques rafales, au jugé lui aussi. Les coups de feu devinrent alors plus épars; les hommes de Razov se dispersaient.

« Ils essaient de nous déborder ! » cria Zavala.

Poucet, à plat ventre un peu plus loin, leur fit signe.

«Allez-y! beugla-t-il. Nous contrôlons la situation.»

Austin en doutait. Poucet et ses hommes pouvaient tenir le pont étroit pendant un temps mais, comme les Spartiates défendant le défilé des Thermopyles, ils ris-quaient eux aussi d'être pris à revers. Poucet secoua le pouce par-dessus son épaule. Le geste se passait de traduction. Bougez-vous. Ils tirèrent encore quelques balles, pour faire diversion, puis reculèrent en rampant jusque sous le bossoir d'un canot de sauvetage.

Tandis que les hommes de Razov continuaient d'ar-roser leur ancienne position, ils se relevèrent et coururent, têtes baissées, en direction d'une des portes du salon. Elle n'était pas verrouillée. Ils entrèrent, revolver au poing. Les lustres de cristal éteints, la seule clarté provenait d'une série d'appliques murales. Ils traversèrent la piste de danse. Austin s'arrêta. Des hommes de Petrov pouvaient se trouver dans les parages, et les surprendre serait la dernière erreur à commettre. Il appela Petrov sur la radio et lui donna leur position.

«Vous êtes en retard pour le bal, plaisanta Petrov.

— Je ne suis pas venu pour danser... J'ignore combien de temps Poucet va pouvoir tenir.

— Vous allez être surpris, affirma Petrov. Sortez par la porte qui donne directement sur le pont. On vous attend. »

Austin éteignit la radio, ouvrit la porte et sortit.

Personne... Des formes sombres émergèrent alors de l'ombre, où les commandos se cachaient. Petrov vint à eux. «Vous vous êtes montrés avisés en ne pointant pas votre nez dehors sans prévenir. Mes hommes sont un peu nerveux. J'en ai envoyé quelques-uns de l'autre côté. On devrait avoir de leurs nouvelles dans un... »

Il fut interrompu par le bruit caractéristique de grenades qui explosaient. Les coups de feu devinrent plus..sporadiques. «À l'évidence, mes hommes ont réduit les effectifs ennemis, annonça Ivan, satisfait.

Bien. Je pense qu'il est temps d'accomplir votre mission. Beaucoup d'espoirs reposent sur vous. Avez-vous besoin d'aide ?

— Je vous appellerai si c'est le cas. » Austin se dirigea vers une échelle qui menait à la passerelle.

« Bonne chance ! » cria Petrov.

Austin et Zavala se trouvaient à mi-parcours quand tombèrent les terribles rapports des unités Oméga.

Austin s'arrêta pour avertir Zavala des mauvaises nouvelles que lui transmettait la radio.

«Us ont lâché les bombes... Les trois.»

Devant lui, Zavala se retint aux barreaux de l'échelle.

Il se retourna et égrena un chapelet de jurons espagnols. « Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? ». <•

Pour toute réponse Austin leva son revolver d'un geste vif et visa Zavala qui se figea. Le Bowen gronda, une fois. La balle frôla la tête de Zavala, accompagnée d'un souffle ébouriffant. Un objet volumineux chuta de la passerelle et s'écrasa au sol dans un bruit sourd.

Zavala attendit que les petites étoiles qui dansaient devant ses yeux s'éteignissent et il découvrit, stupéfait, un Cosaque, les bras en croixf sur le pont. Un sabre gisait à un mètre de sa main ouverte.

«Excuse-moi, Joe, dit Austin. Mais ce gars s'apprêtait à te décapiter. »

Zavala grimaça un sourire et se passa les doigts dans les cheveux, là où le projectile l'avait effleuré.

«Ne t'en fais pas. D'abord, j'ai horreur des prises de tête. Ensuite, j'ai toujours voulu avoir la raie de ce côté.

— On ne peut plus rien faire pour les bombes, déclara Austin l'air sombre. Mais on peut régler son compte à l'ordure qui en est responsable. »

Ils reprirent l'escalade, Austin en tête, cette fois. Ils arrivèrent sous la timonerie, au croisement des deux ailes qui permettaient d'y accéder par bâbord ou par tribord. Ils se séparèrent afin de couvrir chaque côté.

Austin sprinta jusqu'en haut des escaliers. Il s'avança lentement vers la porte et coula un regard à l'intérieur.

La vaste salle des commandes était à peine éclairée et paraissait déserte, à l'exception d'une silhouette solitaire, dressée devant un écran d'ordinateur. Le dos tourné à Austin, elle semblait absorbée dans la contemplation du moniteur. Austin chuchota dans sa radio, pour demander à Zavala de veiller au grain. Puis il pénétra dans la pièce.

Les chiens-loups de Razov avaient dû le sentir. Ils jaillirent de nulle part, toutes griffes dehors et la queue fouettant l'air, pour manifester leur joie de revoir Austin. Il les repoussa de sa main libre, mais les braves toutous avaient gâché tous ses efforts de discrétion.

Razov fit volte-face et se renfrogna devant l'attention que ses chiens chéris portaient à Austin. Il jappa un ordre bref et les bêtes, aussitôt calmées, rampèrent jusqu'à lui en gémissant. Ses lèvres fines s'étirèrent en un rictus moqueur.

«Je vous attendais, monsieur Austin. Mes hommes m'ont prévenu de votre intrusion. Cela devient une fâcheuse manie. Je suis content de vous voir, malgré tout. Vous êtes parti si vite, l'autre soir...

— Vous changerez d'avis quand nous aurons réduit vos projets à néant.

— C'est un petit peu tard pour cela», ricana Razov en désignant le moniteur. L'écran était divisé en trois segments verticaux. Sur chacun, un point lumineux descendait rapidement vers une ligne ondoyante, au bas de l'image.

« Je sais que vous avez largué les bombes.

— Alors vous savez qu'il n'y a maintenant plus rien que vous puissiez faire. Quand les missiles toucheront le fond, les micropropulseurs leur permettront de pénétrer dans le sol où ils exploseront, libérant ainsi l'hydrate de méthane et provoquant l'affaissement du plateau. Ce qui, bien sûr, va générer des tsunamis qui détruiront trois villes côtières majeures...

— Sans parler de votre projet fou de déclencher un réchauffement de la planète. »

Razov parut étonné, puis il sourit et secoua la tête.

«J'aurais dû me douter que vous découvririez le but ultime de la manœuvre. Aucune importance. Oui, la Sibérie va devenir le grenier à blé du monde, et votre pays, tout occupé qu'il sera à panser ses plaies et essayer de se nourrir, n'aura ni le temps ni les moyens de s'intéresser aux affaires de la Russie. On vous ven-dra peut-être du blé sibérien, si vous êtes sages.

— Croyez-vous qu'Irma aurait apprécié cette fohe meurtrière ? »

Le sourire s'estompa. «Vous n'êtes pas digne de prononcer son nom.

— Peut-être pas. » Austin pointa le Bowen sur le cœur de Razov. «Mais je peux vous envoyer la rejoindre.»

Razov proféra un ordre. Les rideaux qui séparaient la pièce principale de la salle des cartes s'ouvrirent, et deux hommes firent irruption, un Cosaque barbu et Pulaski. Mitraillette au poing, ils contournèrent Austin. Puis les rideaux s'écartèrent à nouveau. Un homme grand, dans une longue robe noire, apparut alors. Il fixa Austin de ses gros yeux enfoncés, et se lécha les lèvres, comme s'il se préparait pour un festin.

Il s'exprimait en russe, d'une voix sépulcrale.

Un frisson parcourut Austin, mais il garda son revolver pointé sur Razov.

Ce dernier semblait s'amuser de la réaction d'Austin. «J'aimerais vous présenter Boris, mon associé et plus proche conseiller. »

Le moine sourit à l'évocatiqn de son nom et prononça quelques mots, toujours en russe. Razov traduisit. «Boris dit qu'il est désolé de ne pas avoir eu la chance de vous rencontrer sur le bateau de la NUMA.

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point je m'en veux de l'avoir manqué, répliqua Austin. Il ne serait pas ici aujourd'hui.

— Bravo ! J'aime votre aplomb. Mais baissez ce revolver, maintenant, monsieur Austin. Pendant que nous discutons, mes hommes éliminent vos compagnons les uns après les autres. »

Austin n'avait aucune intention de lâcher son arme.

S'il le fallait, il tomberait sous les rafales de mitraillettes mais en entraînant Razov et Boris avec lui. Il se demanda ce que faisait Zavala. Pendant qu'il réfléchissait à son prochain mouvement, il entendit la voix de Yaeger dans les écouteurs.

«Kurt, tu m'entends ? Il y a encore une chance. J'ai travaillé sur ce fameux code que je n'arrivais pas à trouver. Cela concerne les bombes. Elles n'explose-ront pas tant qu'elles ne seront pas activées. Tu m'entends ? »

Le revolver toujours pointé sur Razov, Austin jeta un regard vers le moniteur. Les bombes reposaient sur le fond de l'océan. Razov vit ce qui intéressait Austin.

« Les carottes sont cuites, monsieur Austin.

— Pas tout à fait... Les bombes sont inoffensives si on ne les active pas. »

Le visage de Razov trahit sa surprise, mais il se reprit aussitôt. La rage déformait ses traits. «En effet, et vous allez avoir le privilège d'assister à leur activation. Quel dommage que vous mourriez en vous disant que votre misérable tentative pour empêcher l'exécution de mon grand projet a lamentablement échoué... »

Razov hocha la tête de façon presque impercep-

tible. En réponse, Boris s'approcha du clavier qui jouxtait le moniteur, et ses longs doigts se tendirent vers les touches... qu'ils n'atteignirent jamais.

Ne s'intéressant plus à Razov, Austin balaya l'air de son revolver, visa la main du moine et appuya sur la détente. La main explosa au sens propre du terme.

Boris regarda, incrédule, son moignon sanglant. Un mortel ordinaire se serait effondré sur le sol. Boris, lui, poussa un hurlement sauvage et fixa Austin de ses yeux flamboyant de haine. Il plongea la main gauche sous sa tunique et en ressortit un poignard. Sans faire cas du sang qui giclait de son poignet amputé, il avança sur Austin.

Les autres hommes brandirent leurs mitraillettes.

Boris cria. Il voulait Austin pour lui seul.

Ce dernier ne parvenait pas à comprendre comment cet individu tenait encore debout. Il leva le Bowen dans l'intention d'achever le moine d'une balle entre ses yeux déments, mais il en fut empêché par Pulaski qui l'avait attrapé par-derrière.

Boris était si près qu'Austin pouvait sentir son odeur de fauve et de crasse, ainsi que son haleine faisandée. Il sourit, exhibant une dentition pourrie, et il leva sa dague, prêt à l'abattre.

En se démenant comme un forcené, Austin réussit à frapper du talon l'entrejambe de Pulaski. Celui-ci gronda sous l'effet de la douleur et relâcha son emprise, ce dont profita Austin pour lui envoyer son coude dans les côtes. Pulaski s'écarta, et Austin, qui tenait toujours son arme, leva le Bowen, amena le long canon du revolver à hauteur de la poitrine de Boris, et tira à bout portant. L'impact fut si violent que le moine fut projeté contre la cloison et glissa jusqu'au sol.

Dans l'urgence, Pulaski assena la crosse de sa mitraillette sur la tempe d'Austin. Kurt passa en revue toutes les constellations de la galaxie en s'écrasant sur le plancher, avant de plonger dans un trou noir pendant une seconde, la douleur l'empêchant de perdre connaissance pour de bon. À travers un épais brouillard, il vit Razov taper un ordre sur l'ordinateur.

Il sentit le recul du revolver dans sa main et sombra dans l'inconscience.

Pulaski abaissa alors sa mitraillette au-dessus de la tête d'Austin pour lui administrer le coup de grâce, mais le Heckler & Koch de Zavala fit feu. Pulaski tomba, suivi du Cosaque.

Quand Austin revint à lui, Zavala se tenait à ses côtés. Les chiens-loups s'étaient réfugiés dans un coin au moment où la fusillade avait commencé. Le calme revenu, ils s'approchèrent d'Austin pour lui lécher la main.

«Désolé de n'avoir pu intervenir plus tôt, mais j'échangeais quelques balles avec une paire de gorilles... »

Austin sourit et caressa les chiens. « Où est Razov ?

demanda-t-il, en regardant autour de lui.

— Il s'est enfui par l'autre porte pendant que je m'occupais du Cosaque. »

Austin se releva avec l'aide de Zavala. Il jeta un coup d'œil aux cadavres, puis il se dirigea vers l'ordinateur. L'écran n'était plus qu'une pile de verre brisé.

«Les bombes devaient être activées d'ici. Razov s'apprêtait à déclencher les explosions. J'ai eu l'ordinateur central par un coup chanceux. »

Zavala rit. « J'espère qu'il a gardé la garantie. »

Austin vérifia le bon fonctionnement de sa radio, un peu chahutée, et comme elle marchait, il appela Petrov. «Ivan, vous êtes là?

— Oui, nous sommes ici. Des problèmes ?

— Quelques-uns, mais nous les avons réglés. Comment allez-vous ?

— Ils ont commis l'erreur de vouloir nous prendre à revers. Nous les attendions. Ce fut presque une partie de rigolade, une vraie chasse au dindon comme vous dites en Amérique. J'ai perdu quelques hommes, mais ce n'est plus, maintenant, qu'une question de nettoyage...

— Bon travail. Boris est mort. Nous avons empêché l'activation des bombes. Razov s'est échappé. Ouvrez l'œil.

— D'accord. Attendez. Un hélicoptère décolle. »

Austin pouvait entendre le vacarme des rotors. Il sortit sur l'aile de la passerelle juste à temps pour voir un hélicoptère noir monter en flèche au-dessus du navire. Il leva son revolver, mais le mât le gêna pour viser. Quelques secondes plus tard, l'appareil s'était fondu dans la nuit.

Quelque chose frottait les mollets d'Austin. Les chiens-loups réclamaient un peu d'attention et de nourriture, pas forcément dans cet ordre. Kurt rengaina son revolver et leur gratta la tête. Les deux chiens blancs sur les talons, il descendit, avec Zavala, retrouver Petrov et ses hommes sur le pont principal.

Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une assiette de saucisses pour ses nouveaux copains.

Chapitre 37

Royaume-Uni, 36 heures plus tard

Lord Dodson se redressa soudain dans son fauteuil en cuir. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui, l'air un peu hébété, les boiseries familières de son bureau. Il s'était assoupi en lisant une nouvelle biographie de lord Nelson. Il marmonna, maudissant les symptômes du grand âge. La vie de Nelson n'avait pourtant rien d'ennuyeux, bien au contraire.

Un bruit l'avait arraché à sa torpeur, il en était certain. À présent, pourtant, tout semblait tranquille.

Jenna, sa gouvernante, était partie un peu plus tôt. La maison n'abritait, a priori, aucun fantôme, bien que parfois il entendît des grincements et des murmures. Il tendit la main et attrapa sa pipe qui reposait, froide, sur le rebord du cendrier. Il envisagea de l'allumer mais la curiosité l'emporta. Il reposa la pipe et mit son livre de côté. Puis il s'extirpa de son confortable siège, déverrouilla la porte d'entrée et s'avança dans la nuit claire.

De magnifiques nuages lumineux passaient leur chemin en saluant la lune, et les étoiles s'épanouissaient, çà et là, au gré du firmament. Le vent ne soufflait pas, ou si peu. Il agita le carillon éolien, au-dessus du seuil.

Non, pensa-t-il, son tintement n'était pas le bruit qui l'avait réveillé. Il retourna à l'intérieur. Alors qu'il refermait la porte, il se figea en entendant un craquement en provenance de la cuisine. Jenna était-elle revenue sans qu'il le sache ? Impossible. Elle devait s'occuper d'une sœur malade, et elle donnait à sa famille la priorité sur le travail.

Dodson s'en fut en silence dans son bureau et il décrocha le fusil de chasse qui ornait le dessus de la cheminée. En tremblant, il ouvrit un tiroir, à la recherche de cartouches. Il chargea le fusil et s'approcha de la cuisine.

La lumière brillait. Il s'avança. Il vit tout de suite le panneau vitré cassé, sur la porte de derrière. Le sol était jonché de débris de verre. Le bruit était peut-être dû à quelqu'un marchant sur les morceaux de vitre.

Des voleurs. Maudits effrontés qui n'hésitaient pas à s'introduire chez quelqu'un en sa présence. Dodson marcha jusqu'à la porte pour voir les dégâts de plus près. Comme il se penchait, il surprit un reflet mouvant dans un panneau intact.

Il se retourna brusquement. Un homme était sorti de l'office, un pistolet à la main.

«Bonsoir, lord Dodson. Donnez-moi votre fusil, je vous prie. » -

Dodson s'en voulait de ne pas avoir pensé à vérifier l'office en premier. Il baissa son ar-pe et la tendit à l'in-trus. « Mais qui êtes-vous donc, et que faites-vous ici ?

— Mon nom est Razov. Je suis le propriétaire légitime d'un objet de très grande valeur, que vous gardez en votre possession.

— Alors vous faites une belle erreur, parce que tout ce qui se trouve dans cette maison m'appartient. »

Les lèvres minces s'étirèrent en un sourire moqueur.

«Tout?»

Dodson hésita. « Oui. »

L'individu fit un pas en avant. «Venez, lord Dodson. Il est indigne, de la part d'un parfait gentleman britannique comme vous, de se faire prendre en fla-grant délit de mensonge.

—r Vous feriez mieux de partir,j'ai appelé la police.

— Tut tut. Encore un mensonge. J'ai coupé la ligne de votre téléphone après une petite conversation avec votre gouvernante.

— Jenna? Où est-elle?

— Dans un endroit sûr. Pour le moment. Mais si vous ne me dites pas la vérité, je me verrai dans l'obligation de la tuer. »

Dodson ne douta pas un seul instant que l'homme mettrait sa menace à exécution. «Bon, d'accord. Quel est cet objet que vous voulez tant ?

— Je pense que vous le savez. La couronne d'Ivan le Terrible.

— Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai cette...

quoi donc ? Une sorte de couronne russe, vous dites ?

— Cessez de jouer au plus malin avec moi, je ne suis pas réputé pour ma patience. Quand je n'ai pas trouvé la couronne avec le reste du trésor tsariste à bord de L'Etoile d'Odessa, j'ai fait ce que tout chasseur d'expérience fait. J'ai effectué des recherches. La couronne voyageait avec la famille du tsar jusqu'à son arrivée à Odessa. Mais la tsarine eut la prémonition qu'elle et ses filles n'arriveraient jamais au bout de leur voyage. Elle voulut s'assurer que, même si la famille disparaissait, la couronne se trouverait à l'abri, jusqu'à ce qu'un héritier de la dynastie des Romanov s'en serve pour réclamer le trône. Elle confia donc la couronne à un agent anglais.

— Cela doit remonter à longtemps avant ma naissance.

— Bien sûr, mais nous savons tous les deux que cet agent était l'employé de votre grand-père. »

Dodson commença à protester, mais il réalisa vite qu'il serait idiot de persister dans cette voie. L'homme savait tout. «La couronne ne représente rien pour moi. Si je vous la donne, je dois avoir votre parole que vous libérerez ma gouvernante. La pauvre n'est au courant de rien.

— Je me fiche de cette vieille femme. Menez-moi à la couronne.

— Très bien. Venez avec moi. »

Lord Dodson le mena à un vestibule et ouvrit les portes d'un placard de plain-pied. Il écarta les man-teaux d'hiver et autres vestes pendues là, puis il poussa de côté les chaussures et pénétra à l'intérieur.

Il souleva une latte de plancher et pressa un bouton, caché dans la niche ainsi dégagée. Le fond du placard glissa silencieusement sur le côté. Dodson éclaira et, Razov sur les talons, descendit un escalier de pierre en colimaçon débouchant dans une salle d'environ vingt mètres carrés. Des sortes d'équerres en fer rouillé dépassaient des murs. ,

«Nous nous trouvons dans un cellier antique de l'époque romaine. On y entreposait le vin et les légumes.

— Epargnez-moi vos leçons d'histoire, lord Dodson. La couronne ! »

Dodson hocha la tête et s'approcha d'une paire d'équerres. Il les tourna, dans le sens des aiguilles d'une montre. «Le mécanisme de déverrouillage.»

Ses mains coururent sur la surface des pierres jusqu'au moment où ses doigts trouvèrent un creux. Il tira sur quelque chose et un pan du mur, en fait une porte en fer recouverte de pierres plates, s'entrouvrit.

Dodson recula. «Votre couronne est là. À l'endroit exact où mon grand-père l'a déposée voilà près de cent ans. »

La couronne reposait sur un piédestal recouvert de velours pourpre.

«Tournez-vous et mettez les mains dans le dos », ordonna Razov.

Il lia les poignets et les chevilles de Dodson avec un ruban adhésif et fit s'asseoir le vieil Anglais contre un mur. Razov enfila alors le pistolet dans sa ceinture et s'empara de la couronne. Elle était plus lourde qu'il ne se l'était imaginé et il grogna sous l'effort en la prenant dans ses bras, pour la serrer sur son cœur.

L'éclat des diamants, rubis et émeraudes n'avait d'égal que celui qui brillait dans les yeux avides de Razov.

«Tu es belle, murmura-t-il.

— Personnellement, je l'ai toujours trouvée un peu clinquante, objecta Dodson.

— Les Anglais... cracha Razov avec mépris. Vous êtes comme votre grand-père, un imbécile. Aucun d'entre vous n'a su apprécier le pouvoir qu'il tenait entre les mains.

— Au contraire. Mon grand-père savait qu'une fois la famille du tsar morte, l'apparition de la couronne déchaînerait les passions et provoquerait les aspirations au trône d'une foule de prétendants... légitimes ou non. » Il fixa Razov du regard. «Les autres nations seraient entraînées dans ce tourbillon de folie. Il y aurait une nouvelle guerre mondiale.

— A la place, on a eu droit à presque un siècle de communisme.

— Cela serait arrivé un jour, de toute façon. Le régime tsariste se serait autodétruit, miné par la corruption. »

Razov éclata de rire et posa la couronne sur sa tête.

«Comme Napoléon, je me sacre moi-même. Voyez le prochain souverain de la Russie.

— Je ne vois qu'un petit homme faisant l'étalage vulgaire de la richesse. »

Les yeux de serpent de Razov se vidèrent de toute expression. Il coupa une nouvelle bande d'adhésif et la colla sur la bouche de Dodson, puis il se saisit de la couronne et grimpa les escaliers. Arrivé en haut, il s'arrêta. «Vous devez avoir lu La Barrique d'Amon-tillado de Poe, où la victime est emmurée à jamais ?

Peut-être qu'un jour on trouvera vos ossements.

Je vous laisse ici, à la place de la couronne. Ah ! J'ai bien peur d'avoir à me débarrasser de votre gouvernante. »

Il sortit du placard dans le vestibule. Ses mains toutes deux occupées par la couronne, il ne put refer-, mer le panneau secret. Il envisagea d'aller poser la couronne dans sa voiture, et de revenir pour sceller le destin de Dodson. Il tuerait ensuite la gouvernante et jetterait son corps dans la rivière.

Alors qu'il se dirigeait vers l'arrière de la demeure, son précieux fardeau sur les bras, il entendit qu'on frappait à la porte d'entrée. Il stoppa net.

La voix de Zavalâ'retentit. «Lord Dodson !' Oh oh/

êtes-vous là ? » Puis on frappa une nouvelle fois, plus fort cette fois. Razov pivota sur ses talons et prit la direction de la cuisine.

Lorsqu'il était sorti vérifier quelques minutes auparavant, Dodson n'avait pas verrouillé la porte derrière lui. Zavala et Austin purent donc entrer dans la maison, revolver en main. Zavala appela de nouveau. Ils avancèrent jusqu'au vestibule, et's'arrêtèrent devant le plâcard ouvert, faiblement éclairé par un filet de lumière en provenance de la chambre secrète. Us échangèrent un coup d'œil, puis Austin pénétra à l'intérieur, Bowen au poing, et descendit les escaliers, pendant que Zavala couvrait ses arrières.

Austin trouva Lord Dodson assis par terre et il lui ôta le ruban adhésif de la bouche. « Ça va ?

— Oui, je vais bien. Poursuivez Razov, il a la couronne.»

Austin utilisa son couteau de poche pour libérer Dodson, et ils remontèrent tous les deux. L'Anglais sourit en voyant Joe. « Quelle joie de vous revoir, monsieur Zavala.

— Cela me fait plaisir aussi, lord Dodson. Voici mon partenaire, Kurt Austin.

— Enchanté, monsieur Austin.

— La porte de derrière est ouverte ! s'exclama Zavala. Il a dû se tailler par là. »

Dodson avait l'air contrarié. «Ma gouvernante.

L'auriez-vous vue, par chance ?

— Si vous parlez de la grosse dame très en colère que nous avons trouvée ligotée à l'arrière d'une voiture de location, elle va bien, le rassura Austin. Nous l'avons envoyée chercher la police.

— Merci, me voilà soulagé. Razov va essayer de passer par la rivière quand il ne verra pas sa voiture.

Il y a une barque là-bas ; il va la prendre pour s'échapper. »

Zavala fonça vers la cuisine.

«Attendez! lui cria Dodson. Je connais un raccourci. Venez avec moi. »

Au grand étonnement des agents de la NUMA, Dodson les ramena au sous-sol. Il tourna deux nouvelles équerres et ouvrit une autre section dans le mur.

« Ce tunnel secret débouche au fond d'un puits assé-ché, près de la rivière. Utilisez les prises prévues à cet effet pour grimper. Vous devriez atteindre le bateau avant ce sinistre personnage. D'autant que la couronne va le ralentir.

— Merci, lord Dodson. » Austin baissa la tête et s'engouffra dans se passage.

«Ne le poursuivez pas dans la rivière! leur cria Dodson. Les gués sont dangereux. On s'y enfonce comme dans des sables mouvants. Cela peut engloutir un cheval. »

Austin et Zavala entendirent à peine le conseil, ils étaient déjà loin. Sans lampe électrique, ils se repérè-

rent à tâtons, dans le conduit étroit et glissant. Une puissante odeur d'eau stagnante et de végétation en décomposition leur indiqua qu'ils approchaient du but. Le tunnel se terminait de façon abrupte, et sans le pâle clair de lune qui baignait le fond du puits, ils se seraient cognés contre la paroi incurvée.

Austin trouva les prises, et ils furent vite à l'air libre.

Us enj ambèrent la margelle et aperçurent la silhouette du petit abri à bateaux se détachant sur la rivière. Ils descendirent vers le cours d'eau et se postèrent de chaque côté de l'embarcadère.

Ils n'attendirent pas longtemps avant de voir un Razov en nage se presser dans leur direction. La capture semblait facile. Razov, qui ne se doutait de rien, fonçait droit dans leur piège, quand un rayon de lune accrocha la chevelure argentée d'Austin, l'espace d'une seconde. Cela suffit à Razov pour éviter l'embus-cade, et il se mit à courir le long de la berge.

«Stop, Razov ! hurla Austin. Cela ne sert à rien. »

Ils entendirent un craquement de branches, suivi d'un plouf, et ils foncèrent dans la direction du bruit.

Ils se retrouvèrent debout, au milieu des hautes herbes qui poussaient le long de la rive. À cet endroit, la berge formait un promontoire d'où ils purent voir Razov en train d'essayer de traverser la rivière à gué. Il n'alla pas loin. Après quelques mètres, ses pieds refusèrent de se soulever, prisonniers de la boue qui tapissait le fond de l'eau. Il tenta en vain de faire demi-tour. Plus il se débattait, plus il s'enfonçait. Il avait maintenant de la boue jusqu'à la taille et leur faisait face, la couronne serrée dans les bras.

«Je ne peux pas bouger», déclara-t-il d'une voix calme.

Austin se souvint de la mise en garde de Dodson. Il dégota une branche cassée et la tendit à Razov.

« Agrippez ça. » '

La boue atteignait la poitrine de Razov ; pourtant, il ne fit aucun efort pour attraper la branche.

« Lâchez cette putain de couronne ! vociféra Austin.

— Non, j'ai attendu trop longtemps. Je la garde.

— Elle ne vaut pas la peine qu'on se sacrifie pour elle », rétorqua Austin, sans insister outre mesure.

Seule la tête de Razov dépassait de l'eau, et sa réponse se perdit dans la nature. Il parvint, tout de même, à hisser la couronne et la posa sur son crâne.

Le poids monumental du joyau impérial précipita un peu plus sa perte. Son visage disparut, et la couronne parut flotter un moment sur l'eau. Elle renvoya à la lune un ultime et flamboyant reflet. L'aigle à deux têtes déployait ses ailes pour la dernière fois, avant de sombrer à tout jamais.

«Dios mio.» L'émotion, chez Zavala, se traduisait parfois par un retour à la langue maternelle. «Tu parles d'une façon de s'en aller. »

Ils entendirent un pas de course, accompagné d'une respiration haletante. Dodson avait récupéré son fusil et accourait, une torche électrique à la main.

« Où est ce bandit ? demanda-t-il.

— Là. » Austin lança la branche inutile à l'endroit où Razov avait disparu. « La couronne aussi.

— Mon Dieu ! » s'écria Dodson. Il pointa le faisceau lumineux sur l'eau boueuse. Seules quelques bulles survivaient à Razov, qu'un faible courant emporta.

«Longue vie au tsar», dit Austin.

Puis il tourna le dos à la rivière et s'en alla vers la maison.

Chapitre 38

Washington DC

Austin ramait dans la lumière dorée du petit matin.

Concentré sur sa cadence, il ne remarqua le hors-bord traversant le fleuve que lorsque celui-ci vint se positionner derrière sa yole, face à lui. Austin s'arrêta, le bateau aussi. Il essuya la sueur de son front, but une gorgée d'eau et se reposa sur les poignées des rames, plissant les yeux pour se protéger de la forte luminosité et voir à qui il avait affaire. Austin commençait à se demander s'il ne subsistait pas un souffle de vie dans quelque branche isolée de la vaste organisation de Razov.

Pour tester l'inconnu, il se mit à ramer. Il avait donné trois ou quatre coups d'aviron quand le bateau démarra et le suivit à nouveau. Il laissa la yole glisser à son tour jusqu'à ce qu'elle s'arrête d'elle-même. Le hors-bord stoppa à son tour.

Un bref coup d'œil alentour et Austin comprit qu'il était seul. Pas d'autre embarcation en vue, ce qu'il appréciait d'ailleurs en d'autres circonstances.

Ils jouèrent ainsi au chat et à la souris pendant un moment. Austin imagina plusieurs manœuvres pour tromper la vigilance de son poursuivant. L'une d'elles le rapprocha d'un endroit où les terres avançaient dans le Potomac et où les courants tourbillonnants se montraient particulièrement dangereux. Sans son expérience et sa force, il aurait été emporté. Il lui fallait à tout prix rejoindre le rivage, tant il était vulnérable sur l'eau.

Décidant de tenter le tout pour le tout, et alors que le bateau était à l'arrêt, il fonça dans sa direction, afin de désorienter le pilote. Pour Austin, foncer signifiait ramer à un rythme précis et régulier, sa puissance physique faisant le reste. Le plus délicat était de se retourner sans cesse pour surveiller le hors-bord et ses occupants. Le bateau laissa Austin arriver à sa hauteur sans bouger.

Austin se tenait prêt à bondir sur l'adversaire, ou à l'eau, quand il entendit un rire familier... et rassurant.

Il freina la yole pour s'arrêter juste sous Petrov, debout dans le bateau, qui le regardait, hilare. Le Russe portait une casquette de base-bail et une chemise hawaïenne dont les motifs représentaient des femmes en bikini dansant sous des palmiers... La grande classe !

Austin plaça les avirons à l'intérieur de la yole. Son cœur battait encore à tout rompre. « Salut, Ivan. Je me demandais quand vous vous montreriez. Gomment saviez-vous où me trouver ? »

Petrov haussa les épaules.

Austin sourit. «Vous serez sans doute intéressé d'apprendre que j'ai parcouru votre dossier. Il semblerait que vous soyez devenu Ivan Petrov il y a deux ans, tout au plus.

— Comme disait le poète, qu'est-ce qu'un nom?

— Rares sont ceux, pourtant, qui usaient d'un pseu-donyme... Enfin! Quand rentrez-vous en Russie?

— Demain. Votre Président a remis le trésor du tsar à mon pays. Je vais retourner chez moi en héros ; on parle même de hautes fonctions. Avec la disparition de Razov, ses forces cosaques sont en plein désar-

roi, et les modérés ont de grandes chances de rester au pouvoir.

— Félicitations. Vous le méritez.

— Merci, mais pour être honnête, vous arrivez à m'imaginer assis au Parlement?

— Je suppose que non, Ivan. Vous avez toujours été un homme de l'ombre.

— Peut-on m'en blâmer? J'appartiens effectivement à l'ombre et c'est là que je me sens le plus à l'aise.

— Peut-être pourriez-vous répondre à quelques questions, avant de prendre une nouvelle identité.

Razov était-il un réel descendant du tsar ?

— C'est ce que lui avait raconté son père sur son lit de mort. Quand Razov rencontra Boris, le moine fou y vit une alliance bénie des dieux. On a des preuves que Boris, lui, était l'arrière-petit-fils de Raspoutine.

— Le moine fou ? »,„

Petrov acquiesça.

Austin secoua la tête, abasourdi. « Bon sang ne saurait mentir... Et Razov ?

— Son père avait été trompé. Le prêtre du village qui gardait les registres de la famille était un parfait ivrogne. Il avait entendu parler de la fille du tsar, toujours en vie, et il a utilisé ce secret auprès du père de Razov pour lui soutirer l'argent de sa vodka.

— Alors, Maria n'a pas eu de descendants.

— Je n'ai pas dit ça. » Un sourire énigmatique éclairait le visage de Petrov.

Austin leva un sourcil.

«La grande-duchesse a eu deux descendants qui vivent encore. Un homme et une femme. Je leur ai parlé, à tous les deux. Ils sont heureux comme ça, et au courant des répercussions que pourrait avoir la révélation de leur existence. Je respecterai leur vœu d'anony-mat. Maintenant, j'ai une question moi aussi. Comment saviez-vous que Razov était parti voir lord Dodson ?

— On a fouillé son yacht et trouvé des documents indiquant que la couronne avait été envoyée au grand-père de Dodson. Nous avons sauté dans un avion privé de la NUMA et filé en Grande-Bretagne. Razov voyageait seul, par chance. Je crois qu'il ne souhaitait pas que l'on sût qu'il avait dû voler la couronne.

Désolé de n'avoir pas pu la sauver.

— Ne le soyez pas. Elle est sans doute mieux là où elle se trouve. Jamais objet n'a été chargé d'autant de malignité que cette couronne. Chacun de ses joyaux a été payé avec le sang et la sueur des serfs.» Petrov regarda un faucon tournoyer au-dessus de la rivière.

« Bien, monsieur Austin...

— Kurt. Nous avons dépassé le stade des forma-lités. »

Petrov le salua. « Alors, à la prochaine, Kurt. » Il mit les gaz et fila. Austin le regarda foncer sur la rivière, jusqu'à ce qu'il le perde de vue. Il reprit les avirons et rentra chez lui en quelques minutes. Il rangea la yole et grimpa les escaliers menant à l'étage principal. Il se débarrassa de ses vêtements, ne gardant que son short.

Il prépara un pot de café jamaïcain frais et réunit les ingrédients pour un petit déjeuner de gourmet.

« Tu es vraiment un lève-tôt. »

Austin se retourna pour voir Kaela Dorn descendre l'escalier qui menait à la chambre, dans la tourelle.

Elle arborait, pour toute tenue, une veste de pyjama en soie et... son sourire.

«J'espère que je ne t'ai pas réveillée», lui dit Austin avec douceur.

Elle s'approcha et respira la bonne odeur de la cafe-tière. «Je ne peux imaginer une meilleure façon de se réveiller. » Elle fronça les sourcils en laissant courir ses doigts le long des cicatrices qui marquaient le dos bronzé d'Austin. «Je ne les avais pas vues dans la pénombre, la nuit dernière.

— Tu avais les yeux fermés.

— Toi aussi. » Elle soupira. «Je crois que l'on a bien rattrapé le temps perdu.

— J'espère quë ça valait la peine d'attendre.»

Elle lui donna un léger baiser. «Et comment... »

Le café était prêt. Il en servit deux tasses brûlantes, et ils sortirent sur le pont pour profiter de la vue sur le fleuve. L'air était frais et clair. Austin leva sa tasse pour un toast. «À ta nouvelle carrière à CNN!

— Grâce à toi. Cela ne serait jamais arrivé sans mon exclusivité sur le complot d'Ataman. Mickey et Dundee vont me manquer, en revanche... Je ne sais pas comment te remercier. »

Il la dévisagea avec un air lubrique à la Groucho Marx. «Tu l'as déjà fait.

— Tu veux dire que tu m'as accordé l'exclusivité dans le seul but de coucher avec moi ?

— Tu vois une meilleure raison ? »

Elle posa un doigt sur sa joue et pencha la tête de côté. «Non. Pas vraiment.»

Austin avait appelé Kaela avant de quitter Londres pour lui annoncer son retour. Ils avaient décidé de se retrouver à Washington, une fois qu'il aurait rendu compte de sa mission à la NUMA. Comme promis, il lui avait donné l'exclusivité sur le complot de Razov.

Il avait omis quelques détails, mais elle en savait assez pour les découvrir elle-même. L'histoire avait fait la une de toutes les chaînes pendant trois soirées consé-cutives. Kaela était soudain devenue la journaliste la plus courtisée de toute la ville, à tel point qu'Austin avait été surpris lorsqu'elle s'était manifestée pour suggérer un dîner à deux, dans une petite auberge tranquille de la campagne virginienne. La soirée s'était terminée dans la maison d'Austin, et la nature avait fait le reste.

Austin s'excusa et marcha jusqu'à la porte d'entrée qui s'ouvrait sur une jolie pelouse d'un vert soyeux. Il siffla, et deux grosses boules de poil blanc jaillirent d'un bosquet et traversèrent la pelouse à toute allure.

Les chiens-loups, tout excités, le suivirent sur le pont.

«Que vas-tu faire de ces deux-là? demanda Kaela, en grattant le crâne osseux de Sacha.

— Pour l'instant, ils sont mes invités. Je leur cher-cherai une nouvelle maison avant mon prochain départ en mission. En attendant, j'aimerais t'emmener faire un tour en bateau. »

Kaela émit un léger rire. « Quel genre de bateau as-tu à me proposer?

— La NUMA et moi-même sommes récemment

entrés en possession d'un très beau yacht. »

Elle l'enlaça pour lui donner un long, très long baiser. Et d'une voix rauque, dont le ton ne laissait planer aucun doute sur ses intentions, elle lui murmura dans le creux de l'oreille: «Assure-toi simplement qu'ils ont un service en chambre. »

Du même auteur

RENFLOUEZ LE TITANIC, J'ai lu, 1979.

VIXEN 03, Laffont, 1980.

L'INCROYABLE SECRET, Grasset, 1983.

PANIQUE À LA MAISON-BLANCHE, Grasset, 1985.

CYCLOPE, Grasset, 1987.

TRÉSOR, Grasset, 1989.

DRAGON, Grasset, 1991.

SAHARA, Grasset, 1992.

L'OR DES INCAS, coll. «Grand Format», Grasset, 1995.

CHASSEURS DÉPAVES, Grasset, 1996.

ONDE DE CHOC, coll. «Grand Format», Grasset, 1997., RAZ DE MARÉE, coll. « Grand Format », Grasset, 1999.

SERPENT (en collaboration avec Paul Kemprecos), coll.

« Grand Format », Grasset, 2000.

ATLANTIDE, coll. «Grand Format»,Grasset,2001.

L'OR BLEU, coll. «Grand Format», Grasset,2002.

WALHALLA, coll. «Grand Format», Grasset,2003.

ODYSSÉE, coll. «Grand FormatGrasset, 2004.

BOUDDHA, coll. «Grand Format», Grasset,2005.

MORT BLANCHE, coll. «Grand Format», Grasset, 2006.