— Ils seront ravis. Et toi, si tu me parlais de votre petite excursion ?

— Comme vous deux, nous avons reçu un accueil 258

des plus chaleureux, mais je ne recommanderais pas le site a look Voyage. Je te raconterai quand on se verra.

— J'ai hâte d'en connaître les détails.

— Rassure-toi, je ne te ferai pas patienter longtemps. Je me trouve sur YArgo et je recherche, pour une mission urgente, un géologue des grands fonds et un biologiste marin qui travailleraient pour une bouchée de pain.

— Par manque de chance, je connais un couple de bons à rien qui correspond en tout point à cette description.

— Je savais pouvoir compter sur vous. Je m'occupe de votre transport. Dans combien de temps serez-vous prêts ?

— On vient à peine d'arriver à l'hôtel, on n'aura donc pas à préparer les bagages. » Paul jeta Un regard attendri vers la porte de la salle de bains. Gamay chan-tait, pas très juste d'ailleurs, une version de Gonna wash that man right ofmy hair. «Tu nous laisses finir nos Martinis ?

— Tu plaisantes ? Buvez-en même un autre à ma santé ! Au fait, un VIP américain vous accompagnera.

Il atterrit dans deux heures.

— Merveilleux ! Nous allons voyager avec le sénateur Claghorn, ses six mentons, et sa longue mèche rabattue sur le côté.»

Austin éclata de rire. « Incroyable, Paul. Tu dois être devin. Comment savais-tu qu'il s'agissait de ce bon sénateur ?

— Un ^ coup de bol. Je ferai part de la nouvelle à Gamay. À ce soir. »

Paul nota l'heure et le lieu du départ. Comme il rac-crochait, Gamay sortit de la salle de bains, une serviette enroulée autour de son corps mince, une autre sur la tête, et un verre à moitié vide à la main. La douche et le cocktail avaient adouci son humeur si 259

bien que, quand Paul lui annonça qu'il leur fallait reprendre la route, Gamay accueillit la nouvelle avec un sourire et déclara que Kurt et Joe lui manquaient.

Paul alla se doucher à son tour, et Gamay commanda des chiches-kebabs d'agneau avec du riz pilaf.

On leur apporta le repas alors qu'ils entamaient leur deuxième Martini. Après le dîner, ils s'habillèrent puis, rafraîchis et repus, ils prirent un nouveau taxi pour l'aéroport. Le chauffeur n'avait pas de tendance suici-daire et, excepté l'intense trafic habituel, le trajet s'effectua sans encombre.

Sur les recommandations d'Austin, ils se firent arrêter à l'écart du terminal principal, devant une section réservée aux petites lignes privées. Ils se dirigèrent vers un hangar dont les projecteurs se reflétaient sur la peinture turquoise d'un hélicoptère de taille moyenne.

Les lettres NUMA s'étalaient en noir de chaque côté de l'engin. Les moteurs chauffaient et les rotors tournaient au ralenti tandis que le pilote, debout sur le tarmac, parlait avec un homme. Bien que ce dernier leur tournât le dos, les Trout reconnurent tout de suite les épaules et les hanches étroites ainsi que les cheveux clairsemés de l'adjoint du directeur de la NUMA. Rudi Gunn se retourna, les salua d'un grand sourire et agita son pouce en direction de l'appareil.

« On vous dépose quelque part? »

Gamay regarda Paul. «Alors, c'est ça le sénateur au sextuple menton, qui cache sa calvitie sous une grande mèche ? »

Trout s'en tira par une pirouette. «Bonté divine, Rudi, vous avez un sacré toupet de ne pas nous avoir dit que le gros bonnet, c'était vous !

— Je ne voulais pas gâcher votre plaisir. L'amiral Sandecker a pensé que je pourrais vous être utile si la situation se compliquait. Je me trouvais à Athènes, où je représentais la NUMA lors d'une conférence sur 260

l'archéologie marine. Un saut de puce en jet privé, L'hélicoptère, quant à lui, nous a été affecté après une opération à l'est de la mer Egée. Sandecker a estimé qu'il était temps que je m'implique à fond dans cette mission, surtout après l'appel de Kurt concernant le colis qu'il devait délivrer.

— Le colis ?

— Je vous dirai tout ce que je sais en chemin. On y va?»

Ils grimpèrent dans l'appareil et s'installèrent sur leurs sièges dans une cabine spacieuse. Les moteurs montèrent en régime et trois minutes plus tard le Sikorsky S-76C s'élevait rapidement dans les airs. En peu de temps, les lumières de l'immense cité à cheval sur deux continents scintillaient sous eux comme les millions d'étoiles d'une étrange constellation. Propulsé par ses moteurs jumeaux Arriel, l'hélicoptère prit la direction du nord à une vitesse de croisière de deux cent quatre-vingts kilomètres heure.

La voix du pilote leur parvint dans les écouteurs, avec ces intonations traînantes et chaleureuses, typiques du sud dès Etats-Unis.

«Bonjour tout le monde! Je m'appelle Mike et je vous invite à profiter du confort. Il devrait y avoir assez de place pour allonger les jambes. Cet hélicoptère a été conçu pour assister les plates-formes pétrolières, on peut donc le comparer à un bus volant. Il contient jusqu'à douze passagers et vous avez de la chance de faire partie du vol aller car on risque d'afficher complet au retour. Vous trouverez une Thermos de café brûlant près de la cloison. Servez-vous et, surtout, n'hésitez pas à m'indiquer si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Maintenant, installez-vous et bon voyage. »

Gunn servit et fit passer les cafés. «C'est bon de vous voir tous les deux. Désolé pour l'interruption de vos vacances. Officiellement vous êtes toujours en 261

congé, moi, je suis assis dans un auditorium du musée national grec d'Archéologie et cette réunion n'a, bien sûr, pas lieu.

— Que s'est-il passé, Rudi ? demanda Paul. On a eu très peu d'informations.

— Je ne connais pas tous les détails, mais voilà ce que nous savons. Il y a de cela plusieurs jours, l'amiral Sandecker a été invité à la Maison-Blanche pour une réunion avec le Président et ses conseillers. La Maison-Blanche s'inquiétait de la détérioration de la situation en Russie.

« Certains proches du Président ont réprimandé Sandecker pour avoir laissé Kurt violer la souveraineté territoriale russe lors de son intervention près de la base de sous-marins soviétique abandonnée. Ils redoutaient que cela procure des arguments aux forces de l'opposition russe contre leur gouvernement, en train de lutter pour sa propre survie. L'amiral s'est excusé, signalant qu'il s'agissait d'un simple accident et a offert de parler directement aux autorités russes. Son offre a été rejetée. Il s'est renseigné alors sur l'attitude de la Maison-Blanche à propos du NR-1. Fait étrange, on avait omis d'avertir Sandecker de la disparition du sous-marin. »

Paul s'esclaffa: «S'imaginer que l'amiral n'ap-prenne rien était parfaitement idiot de leur part. »

Gamay secoua la tête. « C'est tout de même incroyable que le NR-1 ait pu s'évanouir dans la nature sans laisser de trace! A croire qu'il a été avalé par un monstre marin.

— Vous n'êtes pas loin de la vérité. Le NR-1 a été dérobé et transporté sur le pont d'un sous-marin plus gros.

— C'est encore plus farfelu que la théorie du monstre marin, répliqua Gamay.

— Nous essayions de comprendre ce qui s'était passé quand Kurt a appelé pour nous apprendre qu'un 262

Informateur lui avait affirmé que le magnat de l'industrie minière Mikhaïl Razov se trouvait à l'origine tic l'agitation politique en Russie. D'après la Maison-illanche, il existe un lien entre la disparition du NR-1

ol le chaos à Moscou. De surcroît, la compagnie de Razov, les Industries Ataman, a loué la base au gouvernement russe. »

Gamay interrompit Gunn. «Voilà pourquoi Kurt nous a envoyés à Novorossisk pour inspecter les usines de Razov.

— Vous pensez que le NR-1 a été transporté dans la vieille base ? intervint Paul.

— Nous y avons songé. Mais nous avions un autre sujet d'inquiétude. La source de Kurt a également prétendu que Razov était compromis dans un complot contre les Etats-Unis.

— Quelle sorte de complot ? demanda Paul, e

— Nous l'ignorons. Sandecker considère l'information comme très sérieuse. Quand Kurt a proposé de réunir l'équipe des Missions spéciales et projeté de retourner à la base, l'amiral a donné son accord ofi-cieux. Kurt a dû vous préciser que la mission était, euh, officieuse

— Il nous l'a fait comprendre de façon un peu plus colorée, s'esclaffa Gamay. s

— Je vous crois sur parole, rétorqua Rudi, amusé.

La Maison-Blanche a spécifié à l'amiral Sandecker de rester en dehors de l'enquête sur le NR-1. Inutile de préciser que l'amiral a réussi à contourner le problème par une subtilité technique. Il a accepté de ne pas rechercher le submersible, mais il n'a pas parlé du parc à sous-marins.

— Je suis choquée, choquée.» Gamay feignit l'indi-gnation en parodiant Ingrid Bergman dans Casablanca.

«Moi aussi, insista Paul. Qui aurait cru une chose pareille ?

263

— Je prends bonne note de vos sarcasmes. Mais vous comprenez la situation... Nous avons dû protéger l'intégrité de l'amiral, afin de lui laisser une marge de manœuvre.

— C'est risqué, avança Paul. Si je peux me permettre, voilà la NUMA assise sur un baril de poudre.

— Sandecker s'en rend bien compte, mais pour l'instant, les dieux qui veillent sur la mer Noire se montrent bienveillants. » Le visage de Gunn s'éclaira d'un petit sourire énigmatique que Gamay ne manqua pas de remarquer :

«Vous me faites penser au chat qui a avalé le canari... Visiblement, Kurt a de bonnes nouvelles.

— Très bonnes. Lui et Joe ont retrouvé l'équipage du NR-1, le fameux colis dont je vous parlais. Ils étaient gardés en captivité dans la base. Ils sont sur YArgo, à présent.

— Excellent, mais je ne comprends pas...» Paul fronçait les sourcils. «Les Russes les retenaient prisonniers ?

— C'est plus compliqué que ça, en fait. Le capitaine et le pilote demeurent introuvables, tout comme le NR-1 d'ailleurs. On va questionner l'équipage et Kurt veut que nous l'assistions tous.

— Retrouver ces soldats représente une sacrée victoire pour la NUMA et l'amiral, observa Paul.

— Malheureusement, on ne peut en tirer aucune gloire, et je ne sais pas comment on va l'annoncer dans la mesure où tout s'est fait officieusement. Les huiles ont d'ailleurs passé sous silence le détournement du sous-marin.

— Difficile de garder un secret à Washington, remarqua Paul. Je crains que cette affaire n'apparaisse s au grand jour tôt ou tard.

— Tout à fait d'accord. D'ailleurs, si nous avons prévenu la marine que nous avions découvert les hommes 264

du NR-1 sains et saufs, nous nous sommes montrés avares de détails. De plus, on ne va pas pouvoir s'en tirer avec cette stratégie très longtemps. C'est pourquoi le brainstorming avec l'équipage revêt une importance considérable. Nous devons résoudre cette affaire au plus vite. Bon, maintenant, si on reprenait un peu de café pendant que vous me racontez votre expérience avec Ataman. »

Gamay se porta volontaire pour remplir les tasses.

«Je laisse Paul dessiner les grandes lignes, je me réserve les commentaires pittoresques. »

Gunn écouta leur histoire sans les interrompre. Les Trout savaient d'expérience que celui-ci absorberait chaque mot, son don d'analyse étant légendaire. Premier de sa classe à l'Ecole navale américaine, il avait jadis occupé le grade de capitaine de frégate et, avant de devenir l'adjoint de Sandecker, supervisait les départements de logistique et de recherche océanographique de la NUMA.

A la fin de leur récit, Gunn les mitrailla de questions. Il montra un intérêt particulier pour Boris, le moine fou, et la réflexion de Youri sur l'absence des plates-formes de forage mobiles. Pour lui, la réaction violente de Razov- était facile à expliquer. Razov cachait des choses et ne voulait voir personne fouiner dans ses affaires. Quant à Boris et Jgs plates-formes manquantes, ils demeuraient un mystère. Il recula dans son siège, ajusta ses lunettes à monture d'écaillé sur son nez crochu, décontracta ses doigts et s'absorba dans ses pensées.

La voix du pilote rompit sa concentration. «Nous nous apprêtons à survoler YArgo. Si vous regardez sur votre droite, vous verrez le navire. »

L'Argo avait allumé toutes ses lumières pour les accueillir. Il ressemblait à un arbre de Noël géant flottant sur la mer d'un noir d'encre. L'hélicoptère se 265

stabilisa au-dessus du vaisseau avant d'amorcer sa lente descente vers le grand X clignotant qui marquait la zone d'atterrissage. Il se posa à la perfection!

tout en douceur. Les rotors ralentirent, et le copilote vint ouvrir la porte. Les passagers remercièrent l'équipage et descendirent le marche-pied en clignant les yeux, aveuglés par les puissants projecteurs qui illuminaient la nuit comme autant de soleils; le jour semblait s'être levé sur l'Argo.

Avec ses larges épaules et sa chevelure argentée, Austin se distinguait sans peine au milieu de la foule réunie pour souhaiter la bienvenue aux arrivants. Il s'avança à leur rencontre, serra la main de Gunn et enlaça les Trout.

«J'espère que vous avez pu finir vos Martinis», dit-il.

Gamay sourit et lui donna un baiser sonore sur la joue. «Nous avons eu le temps d'en boire deux chacun, merci.

— Désolé de vous avoir arrachés à votre hôtel à peine débarqués d'avion.» Il les guida jusqu'à la cafétéria, et leur apporta trois grands verres remplis de glaçons et de jus de citrons fraîchement pressés.

«Joe joue les nounous auprès des membres de l'équipage du NR-1 dans la salle de conférences. Nous irons écouter leur histoire dans quinze minutes. Les '

garçons sont impatients de rentrer chez eux, et je les ai priés de nous consacrer une heure, pendant qu'on préparait l'hélicoptère. »

Tandis qu'Austin leur contait par le menu le sauvetage des hommes du NR-1, Gunn, amusé, arrondit sa bouche en cul de poule.

«Loin de moi l'idée de diminuer vos mérites et les dangers que vous décrivez, Kurt, mais on se croirait dans un film de La Panthère rose, avec tous ces gens qui courent partout.

266

— Ah ! Je m'imaginais plus en inspecteur Harry qu'en inspecteur Clouzot... répondit Austin songeur.

pf'f... Un jour, je repenserai à cette aventure de fous et je rigolerai bien.» Il passa les doigts dans sa chevelure. «En attendant, si mes cheveux avaient pu blan-chir encore, ils l'auraient fait.

— Je suis intrigué par ce Russe que vous appelez Ivan. » Gunn avait retrouvé son sérieux. « Comment le connaissez-vous ?

— Nos routes se sont croisées quand je travaillais pour la CIA.

— Ami ou ennemi ?

— Je dirais ami, pour le moment. À mon avis, il n'agira qu'en fonction des intérêts de la Russie. Nous avons affaire à un personnage retors et rusé... et s'il a survécu à toutes les purges pratiquées dans les services secrets soviétiques et russes, ce n'est pas un enfant de chœur. ->' '

— Voilà un bon résumé. Mais malgré son passé douteux, vous croyez qu'on peut lui faire confiance?

— Pour l'instant... et pour une excellente raison.

— Laquelle ?

— Il est tout ce qu'on a. »

Chapitre 19

Du groupe de pauvres hères hagards et trempés qué-le capitaine Kemal avait récupéré dans l'eau et qu'on i avait ensuite transféré sur VArgo, il ne restait rien. Il avait cédé la place à une bande de joyeux sous-mariniers, prêts à rire de leurs propres épreuves, ce dont ils ne se privaient pas quand Austin et les autres débari quèrent dans la salle de conférences.

Une fois à bord de YArgo, les hommes d'équipage du NR-1 avaient été examinés par l'équipe médicale du navire, nourris de mets riches et succulents, et vêtus de bleus de travail de la NUMA. Excepté quelques égratignures, il ne subsistait guère de traces visibles de leur calvaire. Le capitaine Atwood, l'enseigne Kreisman et Joe Zavala attendaient, assis sur une table en métal, au centre de la pièce. Joe se fendit d'un large sourire en voyant ses collègues de la NUMA franchir le seuil. Il se leva, s'empressa d'aller échanger des poignées de main avec Gunn et Trout, et embrassa Gamay sur la joue. Après les brèves présentations d'usage, Austin prit la parole dans un vacarme d'applaudis-sements et de sifflets enthousiastes. «Dans quelques heures, vous serez à Istanbul où un jet vous ramènera à la maison. Vos parents ont été prévenus. » De nouveau, les bravos fusèrent. «Vous devez avoir hâte de prendre le chemin du retour mais, auparavant, j'ai un service à vous demander. Nous ne connaissons que de 268

vagues épisodes de votre remarquable aventure. Pendant que l'hélicoptère fait le plein, nous aimerions entendre votre histoire du début à la fin.»

L'enseigne Kreisman se leva et déclara: «C'est la moindre des choses. Je parle au nom de l'équipage qui vous remercie, vous et Joe, de nous avoir sortis sains cl saufs du pétrin.

— Rappelez-moi d'emmener un char de combat Bradley, la prochaine fois», plaisanta Austin. Il laissa s'apaiser les rires. « Si vous n'y voyez aucun inconvénient, Kreisman, je jouerai les Perry Mason, cela nous fera gagner du temps.

— Pas de problème, monsieur.

— Bién, commençons par le début, s'il vous plaît. »

Kreisman s'installa devant une carte marine représentant l'est de la mer Egée. «Notre mission consistait à visiter des sites archéologiques marins au large de la côte turque. Ici. » Il posa un doigt sur la carte. « En plus de l'équipage habituel sous les ordres du capitaine Logan, nous transportions un scientifique invité se faisant appeler docteur Josef Pulaski, et qui travaillait, selon ses dires, au MIT. »

Gunn leva la main. «Une précision. Après avoir appris que le NR-1 avait été détourné, nous avons parcouru la liste des gens devant se trouver à bord, et trouvé le nom de Pulaski. Nous avons vérifié auprès du MIT; ils n'ont jamais entendiA parler de lui.

— Dommage que nous ne l'ayons pas vérifié nous-mêmes avant qu'il monte à bord. » L'enseigne secoua la tête. «Quoi qu'il en soit, la mission était un grand succès, nous avions récupéré plusieurs amphores grâce au bras manipulateur. Ensuite, alors que nous nous apprêtions à remonter à la surface, Pulaski a sorti un revolver. La plupart des membres de l'équipage se trouvaient à l'extérieur de la salle des commandes et n'ont rien vu. Le capitaine nous a avertis par le sys-

%W

tème de communication interne de nous tenir éloignés sous peine d'être exécutés par Pulaski. Le sous-marin a alors entamé sa remontée, pour se stabiliser à environ cent cinquante mètres de la surface.

— Pendant combien de temps ? demanda Austin.

— À peu près vingt-cinq minutes. Puis, une ombre gigantesque est apparue sur les moniteurs, semblable à une baleine ou un grand requin venus des profondeurs, et elle s'est glissée sous le NR-1. Un fracas métallique terrible a retenti tandis que le submersible subissait une violente secousse. Tous ceux qui ne se tenaient pas agrippés à un support quelconque ont été projetés au sol. Tout de suite après, nous avons entendu des frottements et des grattements sur la coque. Il s'agissait de plongeurs, nous pouvions les voir sur les écrans. Une espèce de clown a même fait coucou à la caméra ! Un instant plus tard, les plongeurs avaient disparu et nous foncions à travers l'océan.

— Où se trouvaient le capitaine, le pilote et Pulaski pendant ce temps ? questionna Austin.

— Dans la salle des commandes.

— Le capitaine a-t-il dit autre chose ?

— Oui. Il a réclamé du café et des sandwiches.

— Que faisait le vaisseau d'assistance à ce moment-là? — Nous l'avons entendu appeler sur la radio jusqu'à ce que Pulaski ordonne de couper toute commu-'

nication. Je suppose qu'il nous a suivis tant que nous nous trouvions à portée de radar.

— Avez-vous une idée de la durée de votre trajet sous l'eau ?

— Plusieurs heures. Quand nous avons émergé, il faisait aussi noir que dans un tunnel... Pas une lumière... Des hommes armés ont alors déboulé à l'intérieur du NR-1.

— Des Russes ?

270

— On n'en sait rien, mais je crois bien qu'ils étaient équipés de kalachnikov AK-47. Ils portaient des tenues de camouflage et se comportaient en soldats professionnels. Pas comme ces enfoirés à cheval que vous avez affrontés pour nous sauver... Ceux-là se tai-saient. Seul Pulaski parlait. Il nous a enjoints de sortir du NR-1, et nous a fait grimper sur le pont d'un gros sous-marin.

— Une estimation de sa longueur?» intervint Gunn.

Kreisman regarda ses camarades. «A votre avis, les gars ?»

Un autre marin prit la parole: «J'ai servi sur un sous-marin nucléaire quand j'ai rejoint la marine. À en juger par sa largeur, environ dix mètres, je com1pare-rais la longueur de ce bébé à celle d'un SNLE Los Angeles, c'est-à-dire aux alentours de 110 mètres.

— Le NR-1 est long de quarante-cinq mètres seulement. Ils pouvaient sans problème vous transporte?

sur leur pont tout en gardant une soixantaine de mètres d'espace libre », précisa Austin.

Le marin acquiesça d'un signe de tête. «Ce sous-marin-là était plus long que notre vaisseau d'assis-lance. »

Austin balaya"la pièce du regard. «Quelqu'un a-t-il aperçu des marques ? »

Personne ne répondit. «Trop sombre et pas de lune, expliqua Kreisman.

— Donc, ils vous ont transférés dans le grand sous-marin ?

— Correct, ils nous ont enfermés dans une cabine.

Même superposés, il n'y avait pas assez de lits pour nous tous, du coup nous avons dormi à tour de rôle.

De temps en temps, ils nous apportaient à manger. On I Sous-marin nucléaire Lanceur d'Engins. (N. d. T.)

271

est restés sous l'eau pendant vingt-quatre heures.

Quand on a émergé, il faisait nuit. Mais l'air semblait différent de celui de la mer Egée. Il ne possédait pas cette salinité à laquelle nous étions habitués. Un peu comme celui des Grands Lacs.

— Parle-leur des bruits de bateaux qu'on a entendus avant ça, dit l'un des sous-mariniers.

— Ah oui! J'avais oublié. Autant pour moi... Ça s'est produit avant qu'on ne remonte. La cabine était silencieuse quand certains des gars ont cru entendre à travers la coque le son de plusieurs moteurs de navires. Nous avons tous collé une oreille sur la cloison. Pas de doute, ils avaient raison.

— Vous vous trouviez dans une zone de trafic maritime intense ?

— C'est ce que nous avons pensé. Peu à peu, le bruit s'est éteint. Plusieurs heures après, on a émergé à côté d'un vaisseau de surface. Il devait nous attendre. On nous a poussés sur le bateau puis dans une autre cabine, qui fut notre petit nid douillet pendant trois jours.

— Ils vous ont maintenus à l'intérieur durant les trois jours? s'indigna Austin.

— Certes non ! Au petit matin, on nous a rassem-, blés sur le pont. Des types armés de fusils nous sur-veillaient et le gros sous-marin avait disparu. Pulaski, .

lui, était bien là, avec son sourire à vous glacer le sang.

— "Bondjourre, messieurs."» Kriesman imitait l'ac- , cent de Pulaski. « "En rremerrciement de la délicieuse crroisièrre que nous venons de vous offrrirr, nous allons vous demander d'effectuer un petit trravailpourr nous." Nous devions descendre récupérer du matériel dans une épave. Pulaski et un autre truand du même acabit nous accompagnaient. Alors on s'est entassés dans le NR-1 qui se trouvait juste à côté du vaisseau, lequel servait de ravitailleur, et on a plongé.

272

— À quelle profondeur ?

— Cent vingt mètres et plus. Un jeu d'enfant pour le NR-1'.-Nous avons noté que la densité de l'eau était différente, du coup il nous a fallu moins de lest pour l'immersion. Le fond de l'eau, en grande partie vaseux, descendait en pente douce avant de s'enfoncer brutalement dans une vallée ou un canyon sous-marin au versant abrupt. L'épave reposait là, toute proche de la fosse.

— Y avait-il un nom sur la coque du bateau ?

— On ne voyait rien au milieu des algues et des bernacles qui recouvraient le bâtiment. La proue regardait vers le haut, un peu comme sur les photos du Titanic.

— Décrivez-moi la position du bateau.

— Il gisait au bas de la pente, penché de façon inquiétante au bord du gouffre. Il ne semblait plus attendre qu'une bonne poussée pour se renverser. On pouvait observer un grand trou à tribord.

— Pouviez-vous voir à l'intérieur du trou ?

— Non, un amas de débris l'encombrait et nous ne sommes pas restés devant plus d'une minute. Ils étaient bien plus_intéressés par l'autre côté et avaient équipé le bras mécanique d'un chalumeau. Nous nous sommes posés sur le pont incliné. Nous avons eu du mal à stabiliser le sous-marin. Notfs redoutions qu'à la moindre fausse manœuvre le bateau roule sur le flanc et bascule dans l'abysse. Ensuite, ils ont ordonné de couper un carré dans la superstructure.

— Pas dans la cale? s'étonna Austin. C'est pourtant là que la cargaison aurait dû se trouver.

— Nous nous sommes fait la même réflexion, mais nous ne pouvions qu'obéir. On a donc pratiqué une ouverture de trois mètres sur trois, la rouille qui rongeait le métal nous facilitant la tâche. Il fallait se montrer précautionneux et précis, comme pour une 273

opération chirurgicale. Une secousse un peu trop forte, et nous perdions le "patient"; nous en étions tous conscients. On pouvait voir les vieilles couchettes et les matelas... Pulaski et son comparse ont commencé à s'agiter. Ils jacassaient et gesticulaient au-dessus d'un plan de l'épave en leur possession.

— En russe...

— Ça y ressemblait. Apparemment, on avait

découpé au mauvais endroit. La deuxième tentative fut la bonne. Nous avions dévoilé une cabine assez spacieuse et remplie de grandes boîtes métalliques, de la taille de ces anciennes cantines que l'on trouve chez les antiquaires.

— Combien de boîtes ?

— À peu près une douzaine, éparpillées aux quatre coins de la pièce. Pulaski nous a alors enjoint de les dégager avec le manipulateur du NR-1. On en a bavé.

Elles étaient lourdes et exerçaient une forte tension sur le bras mécanique. Enfin, nous avons réussi à les extraire et on a appelé le navire de surface pour qu'il nous envoie des filins munis de crochets. Une fois les cantines bien attachées, nous avons laissé le bateau les hisser à l'aide d'un treuil puissant pendant qu'on surveillait le déroulement des opérations, en léger retrait. »

Austin, spécialiste des sauvetages et renflouages en eau profonde, appréciait. « Je n'aurais pas fait mieux.

— Une idée du capitaine Logan. » Kreisman rougit de confusion. «Nous nous trouvions dans la situation des soldats britanniques dans ce film, euh... Le Pont de la rivière Kwaïl Nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. Une question d'amour-propre, je suppose.

— N'ayez aucune honte. Ils vous auraient sans doute tués si vous vous étiez montrés récalcitrants.

— Le capitaine pensait comme vous. On a travaillé par équipes, de nuit comme de jour. Il y a eu quelques 274

anicroches, bien sûr, mais rien d'inhabituel vu la difficulté de la tâche, et on a évacué tout ce qu'ils dési-raient récupérer.

— Connaissez-vous le contenu des cantines ?

— Non, mais il s'est passé quelque chose de bizarre.

Ils nous avaient mis à l'écart, mais nous pouvions les entendre forcer l'ouverture des boîtes avec des leviers.

Ils paraissaient très excités. Puis, plus rien, le silence...

Soudain des cris ont retenti. Manifestement, ils se dis-putaient. Peu après, Pulaski a fait irruption, hurlant après nous en russe, comme s'il nous jugeait responsables des raisons de sa colère. Il semblait très fâché, mais je' crois qu'en réalité il était effrayé. »

Kriesman chercha du regard l'assentiment de ses camarades. Tous l'approuvèrent.

« Pas d'explication sur l'origine de leur prise de bec ? »

L'enseigne secoua la tête. «Nous sommes redes-cendus à la cabine, et quand ils sont venus nous chercher plus tard, il faisait nuit à nouveau. Le grand sous-marin était de retour et un deuxième navire attendait tout près. Nous ne pouvions le voir, à cause de l'obscurité, mais son moteur ronflait comme celui d'un gros bateau. Ils nous ont poussés à bord du sous-marin, excepté, le capitaine et le pilote, et nous avons rejoint, avec joie, notre "suite" en première classe. Le voyage, moins long que le premier, s'est effectué sous l'eau. Quand on nous a autorisés à sortir, nous nous sommes retrouvés dans un endroit aussi vaste qu'un hangar à avions.

— Le bassin à sous-marins... Qu'est-il advenu du NR-1?

— Nous l'ignorons. Il était toujours arrimé au navire de relevage quand nous sommes partis. J'espère que le capitaine et le.pilote vont bien... »

Le jeune homme semblait consterné. «Pourquoi nous garder prisonniers et pas eux?

275

— Ils doivent avoir d'autres travaux à confier au NR-1, ou ils veulent juste des otages. Que s'est-il passé ensuite?

— Ils nous ont installés dans une nouvelle cabine, qui ne valait guère mieux qu'une porcherie! Nous sommes restés là deux jours, morts d'ennui. La seule distraction nous est venue de ce qui ressemblait à une grosse explosion souterraine.

— Ils condamnaient l'entrée du bassin.

— Pourquoi auraient-ils fait ça ?

— La base ayant été découverte, ils voulaient s'assurer que personne ne puisse découvrir le moindre indice. Le grand sous-marin utilisé pour transporter le NR-1 a rempli sa mission. Je ne serais pas surpris qu'ils aient prévu de boucher l'entrée supérieure plus tard.

Peut-être même avec vous à l'intérieur. Une fois dans la base, qui vous surveillait ?

— La même équipe que sur le bateau. Des types armés, en treillis. Ils nous ont donné du pain noir et de l'eau, avant de nous enfermer. La relève a ensuite été assurée par les cavaliers, avec leurs chapeaux de fourrure à la con et leurs pantalons bouffants. Les premiers gardes étaient des fillettes comparés à ceux-là. Us ont frappé deux de mes collègues histoire de rigoler un peu, nous ont traînés dehors et attroupés sur le terrain de foot. Vous connaissez la suite. »

Austin s'adressa à la cantonade. « Des questions ? »

Gunn le remplaça au pied levé dans le rôle de Perry Mason. «Avez-vous pu jeter un coup d'œil sur le récepteur GPS quand vous vous trouviez sur le NR-1?

— Ils nous tenaient éloignés de tous les instruments indicateurs de position, avant de les éteindre pour être sûrs que nous ne les voyions pas.

— Et merde ! s'exclama Gunn, déclenchant l'hilarité de l'équipage. J'ai loupé quelque chose de drôle ? »

276

Un sous-marinier blond et mince, dans les vingt-cinq ans, se leva et se présenta comme le matelot bre-veté Ted Mac Cormack. Il fit passer une feuille de papier de l'autre côté de la table. «Voilà les coordonnées GPS de l'épave.

— Comment pouvez-vous l'affirmer?» Gunn étudiait les graphiques.

Mac Cormack tendit le bras, exhibant ce qui ressemblait à une énorme montre digitale. «Un cadeau de ma femme. Nous nous sommes mariés juste avant mon embarquement. Elle a une carte marine à la maison, alors, quand je l'ai appelée, elle a pu repérer exactement où nous nous trouvions.

— Nous nous moquions de Mac en prétendant qu'il était tenu en laisse, intervint Kreisman. Plus maintenant.

— Quand on nous a détournés, j'ai fait glisser ce gadget le plus haut possible sur mon bras et je l'ai gardé bien caché sous la manche, reprit Mac Cormack.

Ils ne nous ont jamais fouillés. Ils nous jugeaient inoffensifs, je suppose. »

La montre Protek GPS était une merveille de la miniaturisation, décrite par son fabricant comme le plus petit récepteur GPS du monde. Elle pouvait donner la position de celui qui le portait n'importe où sur la planète, à quelques mètres près.

Austin offrit son plus beau sourire. «Et maintenant, pour le plaisir...» Il regarda chacune des personnes présentes. «Et maintenant, donc, il ne me reste plus qu'à citer les paroles immortelles de Bugs Bunny,

"That's ail, folks!" Merci pour votre aide. Et bon voyage ! »

L'équipage du NR-1 se leva comme un seul

homme et se rua vers la sortie comme s'il avait le diable aux trousses. Austin se tourna vers ses amis de la NUMA.

277

Paul ouvrit son ordinateur portable et se connecta à un modem permettant de projeter des documents sur un grand écran installé, en l'occurrence, au fond de la salle. Gamay se plaça à côté de l'écran, un pointeur laser à la main. Paul fit apparaître une carte de la mer Noire et des terres environnantes.

«Bienvenue en mer Noire, un des plus fascinants points d'eau au monde. » Gamay ouvrit les débats et suivit les contours du littoral avec le point rouge lumineux. « Cette mer s'étend sur plus de mille kilomètres d'est en ouest et un peu moins de cinq cent cinquante du nord au sud, alors qu'en son milieu, de la pointe de la Crimée à la Turquie, elle ne fait que deux cent trente kilomètres. Malgré ses petites dimensions, elle jouit d'une très mauvaise réputation. Les Grecs l'appelaient Axenos, ce qui signifie "inhospitalière". Les Turcs du Moyen Age se montrèrent plus directs en la nommant Karaderez, "mer de la mort".

— Facile à retenir, déclara Zavala. Et empreint d'une certaine poésie.

— Je les vois bien utiliser ce slogan comme pub dans le New York Times : "La mer Noire, un havre de paix... éternelle" », plaisanta Austin.

Gamay leur jeta un regard noir. «N'êtes-vous donc jamais sérieux tous les deux ?

— On s'évite, répondit Austin. Désolé pour l'interruption, maîtresse. Voulez-vous bien continuer ?

— Merci. Malgré sa mauvaise presse, la mer Noire accueille de nombreux visiteurs. Jason l'a traversée sur YArgo original pour aller chercher la Toison d'or. Itinéraire stratégique et privilégié des navires marchands pendant des millénaires, elle a également assuré la prospérité de générations de pêcheurs. À l'époque de l'ère glaciaire, elle était un grand lac d'eau douce. Mais aux alentours de l'an 6000 avant Jésus-Christ, un bar-rage naturel se rompit et les eaux de la Méditerranée 278

l'envahirent. Le niveau du lac s'éleva alors de plusieurs centaines de mètres.

— Le Déluge de Noé, l'interrompit Austin.

— Certains le pensent, en effet. Les habitants des bords du lac fuirent pour sauver leur vie. » Gamay sourit. «J'ignore s'ils l'ont fait sur une arche... La seule certitude, c'est que l'eau de mer a submergé et, on peut le dire, étouffé le lac, situation aggravée par l'apport du limon des différentes rivières qui s'y jettent. »

Elle fit signe à Paul qui projeta sur l'écran un profil de la mer Noire.

« Ceci vous donne une idée de son incroyable profondeur. Un plateau continental, vestige sans doute de l'ancien littoral, court le long de sa périphérie. Plus large aux abords de l'Ukraine, il cède la place, de façon brutale, à une immense fosse, profonde de deux mille cent mètres. Là où la mer n'est pas profonde, la faun A et la flore abondent. Mais en dessous de cent soixante-dix mètres, il n'y a plus d'oxygène et donc plus de vie.

C'est le plus grand volume d'eau morte au monde.

Pire, les abysses sont saturés de sulfate d'hydrogène.

Une seule bouffée de ce gaz peut vous tuer. Si cette masse de poison remontait un jour à la surface, elle dégagerait un nuage qui détruirait toute forme de vie à l'intérieur et tout autour de la mer.

— Les Turcs ne plaisantaient pas en parlant de mer de la mort», nota Zavala.

Paul projeta une carte, soulignant de petits points le pourtour du plateau. «Kreisman a dit que l'épave se trouvait à environ cent vingt mètres de fond. Sans doute donc au bord de la plate-forme continentale.

Plus profond, il n'en serait rien resté. Les navires en bois résistent aux grandes profondeurs parce qu'il n'y a pas d'oxygène pour maintenir en vie les vers, mais les substances chimiques rongent entièrement le métal.

m

— Et le bateau aurait été réduit à l'état de molécules, précisa Austin.

— Exact. Cette gorge, dont parlait Kreisman, est sans doute l'ancien et vaste lit d'une rivière. Le plateau continental a une faible déclivité et descend doucement en direction du large, ce qui colle à la description de l'enseigne. Plus bas, la décomposition des matières organiques a formé des poches de méthane. Et si, a priori, un homme-grenouille semble protégé contre les risques éventuels, il existera toujours un danger indéniable à plonger dans cet environnement empoisonné. »

Alors qu'il s'était contenté d'écouter avec attention, Gunn se leva et emprunta le pointeur laser.

«Voyons un peu ce que nous avons. Le NR-1 a été détourné ici. » Il fit Voyager le point rouge de la mer Egée jusqu'au Bosphore. « Ils ont entendu les bruits de bateaux pendant la traversée du détroit.» Gunn promena ensuite le pointeur le long du bord de la plate-forme continentale. « Et notre mystérieux navire se trouve ici, si l'on en croit le GPS. »

Utilisant son curseur, Paul dessina un X à l'endroit indiqué par Gunn.

«Ils se sont donné beaucoup de mal pour aller fouiller l'épave, dit Austin. Je suis presque sûr qu'elle contient encore des indices nous permettant de démê-ler tout ou partie de ce sacré sac d'embrouilles. »

Gunn se tourna vers le capitaine. «Quand pouvons-nous lever l'ancre et nous mettre en route ? »

Atwood était resté silencieux pendant la narration de Kreisman et la discussion de l'équipe de la NUMA.

Il sourit et annonça: «Vous étiez tellement plongés dans la mer Noire que vous n'avez rien remarqué quand j'ai appelé la passerelle de commandement.

Nous sommes déjà en route. On devrait arriver à destination tôt dans la matinée».

280

La vibration des moteurs se faisait à peine sentir, tïiinn poussa son siège. «Je vais me coucher. Demain Sera une rude et longue journée. »

Austin salua tout le monde et avertit Joe qu'il le rejoindrait plus tard. Une fois seul,.il s'assit à la table et examina les traits et les gribouillis sur la carte projetée à l'écran comme s'il s'agissait de hiéroglyphes que seul Champollion pourrait déchiffrer. Son regard se fixa sur le X marquant la position du mystérieux navire.

Il récapitula, en les triant, les événements qui l'avaient amené ici, sur le vaisseau de la NUMA, à la poursuite de... de quoi justement ?

Il s'imagina, un instant, dans une fosse à serpents, essayant de distinguer les reptiles inoffensifs des veni-meux. Il éteignit les lumières et quitta la salle de conférences pour se rendre à sa cabine. En chemin, une pensée le déprima. Peut-être étaient-ils tous veifi-meux...

Chapitre 20

L'aube grise qui s'immisçait dans la cabine par le hublot réveilla Austin. Il jeta un œil du côté de Zavala, allongé sur la couchette voisine et perdu, sans aucun doute, dans ses rêves peuplés de Corvette rouges et de splendides statisticiennes blondes. Austin envia la capacité de son compagnon à s'effondrer, dormir à poings fermés la nuit entière, et s'éveiller frais et dispos, prêt à l'action. Son propre sommeil avait été agité, perturbé par un tourbillon de pensées, comme si son esprit cherchait des réponses cachées dans les méandres du subconscient.

Austin se leva avec peine, se traîna jusqu'au lavabo et s'aspergea la figure d'eau froide. Il s'habilla en vitesse, enfilant un jean, un épais sweat-shirt et un coupe-vent, puis il sortit prendre l'air. Une brise matinale glacée, venue du large, lui cingla le visage et acheva de dissiper les derniers lambeaux de sommeil qui lui embrumaient encore les idées. Un croissant de soleil parut à l'horizon et ses doux rayons baignèrent les nuages d'une lumière cuivrée.

L'Argo filait à quinze nœuds. Austin agrippa le bastingage et observa la surface opaque de la mer, tout en écoutant le chuintement apaisant des vagues sur la coque. Il admira, songeur, le ballet aérien des mouettes.

Devant le spectacle coloré qu'offrait la nature, il était difficile de croire que, quelques centaines de mètres 282

plus bas, la mort régnait. La mer Noire était le plus grand réservoir d'eau sans vie du globe, mais Austin connaissait un abîme bien plus redoutable: celui, insondable et tourmenté, de l'esprit humain. Il frissonna et s'en retourna à l'intérieur.

Comme il pénétrait dans la chaleur du mess, la bonne odeur de café, d'œufs au plat et de bacon lui mit l'eau à la bouche et du baume au cœur. À l'exception de la mer, omniprésente, la cafétéria de l'Argo présentait l'aspect convivial des bistrots de village, où les habitants se retrouvent au petit déjeuner devant de grandes tasses à café marquées à leurs noms. Les hommes qui avaient assuré la garde de nuit occupaient quelques tables, les yeux rougis de fatigue.

Austin choisit un café à emporter. Sur le chemin de la passerelle de commandement, il rencontra les Trout, qui s'étaient déjà restaurés et se promenaient.

Ensemble ils montèrent à la timonerie, où les fenêtres panoramiques proposaient une vue splendide sur le pont et la proue.

Rudi Gunn, lève-tôt depuis ses années passées dans la marine, se tenait près d'une console couverte d'instruments et de moniteurs divers, en grande discussion avec le capitaine Atwood. Il offrit à ses collègues un grand sourire de bienvenue. «Bonjour tout le monde !

J'allais descendre vous chercher. Le capitaine révisait ses plans pour la recherche de l'épave.

— Je suis impatient de les entendre, dit Austin.

Nous y serons bientôt ? »

Atwood désigna un écran circulaire avec des cercles concentriques gravés dans le verre. Des points noirs indiquaient les relevés du GPS, fournis par une antenne qui recevait les informations d'un réseau de vingt-quatre satellites en orbite autour de la Terre, à une altitude approchant les vingt mille mètres. Un afi-chage digital, à côté de l'écran, calculait la latitude el 283

la longitude. Le système pouvait localiser la cible avec une marge d'erreur de neuf à quatorze mètres.

«Si les indications de la montre GPS du sous-marinier s'avèrent exactes, nous devrions arriver sur place dans une quinzaine de minutes.

— Vous ne plaisantiez pas quand vous prétendiez que nous y serions tôt dans la matinée, remarqua Austin.

— L'Argo ressemble peut-être à un percheron, mais il a les gènes d'un pur-sang.

— Quel est le plan d'action ?

— Nous allons délimiter la zone de recherche grâce au sonar à balayage latéral de notre UUV1, puis nous irons voir de plus près. L'équipage est en bas, en train de tout préparer.» L'UUV était un des développements les plus sophistiqués de l'exploration sous-marine.

Paul demanda à voir la carte marine. Le capitaine fit coulisser le rideau bleu qui séparait la timonerie de la salle des cartes, plus petite. Une grande représentation de la mer Noire s'étalait sur toute la table. «Nous sommes ici », montra Atwood en posant le doigt sur un point, au large de la côte occidentale.

Trout inclina sa grande carcasse sur la carte. «Nous nous trouvons sur le bord d'un plateau sous-marin peu profond qui longe le littoral en passant par la Rou-manie et le delta du Danube, le Bosphore et autour de la Crimée, au nord.» Il se tourna vers son épouse.

« Gamay va nous renseigner sur les aspects archéologiques et biologiques. »

Celle-ci enchaîna. «La plate-forme évoquée par Paul regorge de poissons. Elle héberge des saumons, des esturgeons bélugas, des turbots, etc. On y ren-

1. Unmanned Untethered Vehicle : véhicule non habité télécommandé ou robotisé. (N.d.T.)

284

contre aussi des dauphins et des thons, même si leur nombre a diminué. Certains prétendent que les I\ircs, à force d'y pêcher, épuisent la faune, d'autres affirment que la responsabilité en incomberait plutôt à l'Union européenne, via la pollution du Danube. Personne ne discute, en revanche, le fait qu'à partir d'une profondeur d'environ cent quarante mètres, toute vie cesse. Quatre-vingt-dix pour cent de cette mer est stérile. Avec la baisse du nombre de poissons, des phénomènes comme les marées rouges ou les invasions de méduses soiit apparus. Les gens commencent aujourd'hui à se sentir suffisamment concernés pour agir.

— Voilà comment la NUMA s'est retrouvée impliquée, ajouta le capitaine Atwood. Nous récoltons des informations pour un projet commun aux Russes et aux Turcs.

— Je me demandais pourquoi vous n'aviez pas invité à bord de représentants de chaque pays, intervint Paul.

— Lors des voyages précédents, les observateurs gouvernementaux passaient l'essentiel de leur temps à dire aux bateaux où ils ne pouvaient pas conduire de recherches ! L'amiral Sandecker a insisté pour qu'on nous donne carte blanche lorsque le secours de la NUMA a été requis. Ce qui signifie: pas d'observateurs pour cette étude préliminaire. Entre son prestige et leur désespoir, il a réussi à faire valoir ses arguments.

— Ces pays ont toutes les raisons d'être désespérés, précisa Gamay. La pollution crée des conditions pour un changement radical de l'environnement. Si l'eau morte remonte à la surface, rien de ce qui se trouve dans ou autour de la mer ne survivra.

— Rien de tel que la menace d'une extinction pour que les gens remuent enfin leurs fesses, remarqua Gunn.

285

— Ça marcherait avec moi », renchérit Austin.

Avec son doigt, Trout dessina un cercle sur la carte.

«Le fond, ici, doit être constitué d'une couche de boue noire recouvrant l'argile qui marque le passage de l'ancien lac à la mer actuelle. Quand on s'aventure au-delà du bord de la plate-forme, on découvre de profonds canyons sous-marins creusés dans la forte pente du plateau. Il y a dix mille ans, le niveau de la mer était de trois cents mètres inférieur à celui d'aujourd'hui.

La théorie du Déluge suggère que cent cinquante-cinq mille quatre cents kilomètres carrés ont été inondés par les eaux de la Méditerranée.

— Ce qui a rendu les propriétaires d'embarcations très populaires», crut bon d'ajouter Austin.

Gamay l'ignora. « Cela nous concerne tout particulièrement. Comme Paul l'a expliqué hier soir, les vers de bateaux ne peuvent survivre en eau profonde, d'où une parfaite conservation des épaves en bois, même âgées de plusieurs milliers d'années. Les navires en métal, eux, se désintègrent. »

Un marin appela le capitaine dans la timonerie et Atwood s'excusa. Une minute plus tard, il revint, le visage éclairé d'un immense sourire.

«Tout se déroule comme prévu. Notre mystérieux vaisseau devrait se trouver juste en dessous de l'an-tenne radio. »

Gunn s'exclama: «Rappelez-moi d'envoyer un bouquet de fleurs à la jeune femme qui a offert au matelot une montre GPS. »

Austin regarda la mer qui s'étendait jusqu'à l'horizon et pensa au temps qu'ils auraient pu perdre à rechercher l'épave.

«J'ai une meilleure idée: envoyons-lui la serre entière. »

Zavala arriva et tous descendirent sur le pont de tribord, où le soleil se reflétait sur la coque métallique 286

d'une sorte de petite torpille reposant sur son support en aluminium. L'homme qui débranchait un modem d'ordinateur fixé à l'appareil s'appelait Mark Murphy, l'expert de YArgo en UUV. Murphy, anticonformiste authentique, avait toujours refusé le bleu de travail de la NUMA, pour porter son propre uniforme: jean délavé coupé aux genoux, chemise en peau de chamois portée sur un T-shirt, brodequins et casquette de base-ball à courte visière. On pouvait lire le mot Argonaute, imprimé sur la casquette et le T-shirt. Il frôlait les cinquante anss et malgré une épaisse barbe poivre et sel, son visage rougi par le soleil s'illuminait d'un enthousiasme juvénile.

Il vit Zavala, le regard rivé sur l'engin et l'encouragea : «Faites-vous plaisir.

— Merci. » Zavala caressa les larges bandes peintes en vert, jaune et noif sur le métal et sifla d'admiration. « Sexy... Très sexy.

— Veuillez excuser mon ami. » Austin réprima une envie de rire. « Il n'est pas allé à terre depuis au moins vingt-quatre heures.

— Je comprends très bien, répliqua Murphy. Ce bébé est une vraie... bombe. Attendez de le voir à l'œuvre. »

Austin ne se montra pas surpris d'entendre les deux hommes s'étendre sur les mérites bébé. Zavala, brillant ingénieur marin, avait conçu ou dirigé la construction de nombreux véhicules submersibles.

Murphy en était le spécialiste sur YArgo. Et les lignes pures de l'UUV, si mignon dans son berceau d'aluminium, leur procuraient un sujet de conversation, aussi animée que les courbes sensuelles de l'anatomie féminine.

Austin comprenait leur passion. L'UUV ne mesurait pas plus d'un mètre cinquante-sept, pour dix-neuf centimètres de diamètre et pesait environ trente-six-kilos. L'appareil représentait la pointe de la technolo-

287

gie en matière d'exploration subaquatique. Ce mini-véhicule pouvait opérer de façon indépendante, avec l'aide d'un simple contrôle à distance. Il était développé par le Woods Hole Océanographie Institution qui l'avait surnommé S AHRV, initiales de Semi-Autonomous Hydrographie Reconnaissance Vehicle

«Nous n'allons pas tarder à effectuer le lancement, annonça Murphy. Nous avons mis à l'eau deux transducteurs, un de chaque côté de la zone à étudier, afin d'installer le réseau de navigation. Le véhicule confi munique en permanence avec les transducteurs qui lui indiquent sa position à chaque instant. Les données récupérées sont enregistrées sur disque dur et téléA chargées ensuite.

— Pourquoi ne pas transmettre les informations par télémesure directement au navire ? demanda Austin.

— Nous pourrions le faire, mais dans l'eau les données mettraient trop de temps à nous parvenir. J'ai programmé le véhicule de façon à opérer à haute résolution, sur dix bandes de trente mètres chacune, pour commencer. L'UUV avancera à une vitesse de cinq nœuds et demi, à environ vingt-sept mètres du fond.

Pouf éviter tout risque de collision, les sonars lui permettront de passer au-dessus ou de contourner les gros obstacles. »

Murphy enclencha un dispositif magnétique sur le côté du véhicule. L'hélice électrique, en acier inoxy-dable, vrombit doucement. Aidé d'un autre membre de l'équipage, Murphy déposa avec délicatesse le support dans l'eau.

VArgo disposait d'une véritable panoplie de treuils et de grues pour manier la grande variété d'instruments électroniques et de submersibles, habités ou 1. Véhicule semi-autonome de reconnaissance hydrographique.

(N.d.T.)

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non, que les scientifiques du bord plongeaient dans la mer. Une des grues, si puissante qu'elle aurait pu soulever une maison, était également pourvue de chaî-nons faibles, censés rompre sous l'effet de charges ou de tensions trop importantes risquant de faire chavirer le bateau.

On descendait le matériel lourd sur le côté, et on le passait, pour le ranger, à travers une ouverture pratiquée dans le ventre de YArgo, sous la ligne de flottaison, accédant à la moon pool1 et se fermant par d'immenses pôrtes coulissantes. Mais pour l'UUV, pas de ces manipulations délicates. Il s'agissait juste de le mettre à l'eau.

Une fois dans la mer, le véhicule fila comme un poisson qu'on vient de libérer de l'hameçon. Il s'éloigna du vaisseau et commença à décrire, un peu plus loin, un cercle préprogrammë de neuf mètres de diamètre.

«Il va tourner quatre fois comme ça, afin d'étalon-ner le compas, expliqua Murphy. Le véhicule communique à présent avec le réseau de navigation, et se repère par triangulation.» Tandis qu'ils le contem-plaient, l'UUV acheva un dernier cercle avant de disparaître sous l'eau. «Il va attaquer la première bande.

— Et maintenant, que fait-on ? » demanda Austin.

Murphy afficha un grand sourire. «Pause café et beignets. »

1. Littéralement, bassin lunaire.

Chapitre 21

Le véhicule effectuait ses allées et venues au-dessus du sol marin pendant que le tracé de sa course apparaissait sur un moniteur. Une fois sa tâche achevée, il se dirigea automatiquement sur un troisième transducteur resté collé au navire et émergea. On le hissa à bord pour le déposer sur le pont. Murphy le connecta à un modem et transféra toutes les données sur son ordinateur portable. Puis il prit l'ordinateur sous le bras et l'emporta à la salle de conférences, suivi des autres.

Là, il le brancha sur le grand écran. Les images du sonar à haute résolution, retransmises par le logiciel SeaSone, se combinèrent avec celles du fond de l'eau, enregistrées par l'UUV. Les latitude, longitude et position s'affichèrent sur la droite de l'écran, tandis que Murphy réduisait la luminosité.

Le sol marin semblait nu, excepté, çà et là, un bloc de roche, et des zones plus ou moins foncées signalant différents sédiments. À mi-parcours de la quatrième bande, le sonar capta un écho, matérialisé par deux lignes droites se rejoignant pour former un angle aigu.

Tous les yeux se fixèrent sur le centre de l'écran tandis que l'UUV finissait sa course, faisait demi-tour et reprenait le même chemin en sens inverse. Murphy figea l'image.

«Dans le mille ! » s'exclama-t-il.

290

La silhouette caractéristique d'un vaisseau se détachait de'façon nette. En cliquant sur la souris, l'expert zooma sur la cible. Les taches sombres et claires se muèrent en autant de portes, écoutilles et hublots. L'ordinateur calcula les dimensions du navire. « Soixante-seize mètres de long», annonça Murphy.

Austin désigna une ombre sur la coque. «Pouvez-vous faire un gros plan là-dessus ? »

Murphy s'exécuta, et la partie repérée par Austin apparut dans un carré, sur un côté de l'écran. Le scientifique joua sur la définition de l'affichage jusqu'à ce que le trou dans le flanc de l'épave, près de la ligne de flottaison, fût parfaitement visible.

Il imprima une copie laser en couleur de la zone de recherche et des informations recueillies, qu'il étala sur la table. «Le bateau se trouve à cent trente-septA mètres de la surfacéAprécisa-t-il. Voilà où le fond commence à descendre vers le canyon, à quatre-vingt-onze mètres. L'épave repose sur la pente, juste au bord des lèvres de cette "bouche de l'enfer". Nous avons de la chance, quelques dizaines de mètres plus bas, et elle était réduite à néant par la détérioration du métal.

— Bon travail, Murphy », le félicita Atwood. Puis, se tournant vers les autres: «J'ai une équipe prête à mettre un ROV1 à l'eau.» Un Véhicule-robot... Ils passèrent tous dans un petit local qui hébergeait les consoles de contrôle des véhicules de ce genre.

Atwood montra du doigt une console d'ordinateur et demanda à Gunn : « Daigneriez-vous prendre les commandes, capitaine de frégate ? »

L'allure académique de Gunn masquait un tempérament d'homme d'action, et son rôle de spectateur depuis leur arrivée à bord ne lui convenait guère. Il

1. Robotic vehicle.

291

possédait une grande expérience dans le maniement des ROV et il ne se fit donc pas prier. «Avec grand plaisir. Merci, capitaine.

— À vous de jouer. »

Gunn s'assit derrière la console de commande, se familiarisa avec les instruments et éprouva la sensibi-lité du manche qui contrôlait le ROV. Puis il se frotta les mains en souriant.

«Prêt pour la mise à l'eau.»

Le capitaine dégrafa une petite radio de sa ceinture et donna un ordre. L'instant d'après, l'écran tremblota et s'illumina d'une vue de la moon pool, transmise par la caméra vidéo intégrée à l'avant du ROV. La caméra sembla se remplir d'eau au moment où l'on immer-geait le ROV dans le bassin, puis on put observer un plongeur en train de décrocher le filin en acier de la grue, arrimé à l'appareil. Celui-ci disparut, cédant la place à un nuage de bulles et au bleu sombre de la mer, alors que le ROV s'enfonçait en douceur sous le navire.

Un câble de trois cents mètres, gainé de Kevlar, reliait le ROV Benthos Stingray au vaisseau, transmettait les commandes de Gunn au système d'exploitation, et les images vidéo à l'écran. L'Argo transportait des ROV plus grands et plus puissants, mais fort des leçons tirées de l'expérience du NR-1, Atwood avait pensé qu'un plus petit véhicule se montrerait moins délicat à manœuvrer dans les espaces restreints. L'engin se présentait sous la forme d'une grosse valise. D'une taille assez réduite pour un ROV, il était néanmoins équipé d'un caméscope, d'un appareil photo numérique et d'un bras manipulateur.

Maniant le manche d'une main experte, Gunn orienta le ROV vers le bas, avant d'amorcer une longue descente. Le véhicule n'aurait plus, ensuite, 292

qu'à utiliser le réseau de navigation installé pour l'UUV afin de se diriger droit sur la cible. La couleur de l'eau's'assombrissait à mesure que le ROV s'éloignait de la surface pailletée de soleil. Gunn alluma les deux phares halogènes à quartz, de cent cinquante watts chacun, mais malgré leur puissance les faisceaux furent engloutis par les ténèbres.

Le ROV descendit en souplesse jusqu'à quatre-vingt-onze mètres et se stabilisa à quelques brasses du fond. Le véhicule résista à un léger courant qui main-, tint sa vitesse à moins d'un nœud, tandis qu'il avançait au-dessus d'un sol marin noir et boueux. Soudain, le fond s'affaissa et le ROV parut planer au-dessus de l'abysse, provoquant une légère sensation de malaise parmi les personnes présentes dans le local.

Gunn inclina l'avant du ROV et maintint le cap, parallèlement à la pente abrupte. Le sonar à balayage laté-#

ral dessina les contours de la cible sur un moniteur particulier, jusqu'à se trouver assez près pour une inspection visuelle. Gunn actionna alors les micropropulseurs verticaux, et le véhicule s'éleva au-dessus du bâtiment.

Le vaisseau reposait sur le bord pentu du canyon, la carène enfoncée dans la boue. Le ROV s'enfonça encore de quelques mètres, se promena le long du navire, devant le pont principal, efdépassa une rangée de hublots, certains ouverts, d'autres brisés. Vision fan-tomatique, l'épave était presque entièrement recouverte de bernacles et l'apparition du spectre d'un matelot hurlant son désespoir et sa solitude n'aurait sans doute surpris personne. Ici et là, on remarquait des taches rougeâtres laissées par la peinture antirouille. Il ne subsistait rien, ou si peu, de la vieille timonerie toute en bois, et les ponts, aux planchers vermoulus, pourris-saient dans l'indifférence de ce monde d'ombre et de silence. Aucun canot de sauvetage ne pendait aux bos-

soirs dont les haubans métalliques n'accrochaient plus que des algues. Seul un tas de. ferraille rongée rappelait l'existence d'une cheminée n'ayant pas survécu au naufrage.

Oubliée de tous, l'épave n'offrait qu'un lieu de promenade labyrinthique aux bancs de poissons qui se faufilaient dans les couloirs arpentés jadis par les occupants du bord. Pour Austin, fasciné par ce spectacle, cette masse de métal rouillé, immobile et abandonnée, avait quelque chose de vivant. Austin pouvait presque entendre le grincement des trappes ouvertes ainsi que le ronflement des machines, pendant que le bateau fendait les flots. Il imaginait le timonier, les pieds bien ancrés sur un caillebotis, les mains agrippées au gouvernail et la tête haute, pendant que l'équipage s'affairait sur les ponts ou combattait l'inévitable routine qui régit la vie des marins.

Au sortir de sa rêverie, Austin demanda à Gunn de diriger le ROV sur la poupe. Comme l'enseigne Kriesman l'avait décrite, celle-ci était couverte de crustacés et d'une végétation qui cachaient le nom du bâtiment.

Le véhicule fouilla les moindres recoins de la coque, sous la houlette de Gunn qui espérait découvrir une marque quelconque, mais ne trouva rien.

Austin se retourna alors vers Gamay. «Peut-être notre archéologue nous fournira-t-elle des renseignements sur cette vieille dame... »

Gamay se pinça le menton et se mit à réfléchir, les yeux rivés sur l'écran.

«J'étais spécialisée dans les vaisseaux romains et grecs, et si tu me demandais d'identifier une birème ou une trirème, je pourrais sans doute t'aider. Là, je pars un peu à l'aventure. » La caméra montrait un plan du milieu du navire, là où le placage en acier s'était , déformé avec la corrosion et où nul bernacle n'appa-

294

l'aissait. «Ces plaques d'acier sont rivetées. Aux alentours de 1940, les constructeurs de navires sont passés nu soudage, plus solide et plus fiable. Les bômes laissent à penser qu'il s'agit d'un cargo, plutôt ancien à en juger par sa ligne, et construit, je pense, vers la fin du XIXe siècle ou au début du xxe. »

Austin demanda à Gunn de diriger le ROV sur le côté abîmé de l'épave. Le vaisseau penchait tellement que, vu sous cet angle, il donnait l'impression de pouvoir basculer à tout moment. Gunn amena le ROV juste-devant le trou, si bien que ce dernier remplit presque lout l'écran. Les phares, braqués sur les entrailles du navire, éclairèrent des tuyaux tordus et des colonnes d'acier.

« Rudi, pouvez-vous déterminer les causes de tels dommages ? demanda Austin.

— D'après la façon dont les bords sont recourbés, je , dirais qu'un projectile a heurté la salle des machines.

Trop haut pour une torpille. Plutôt l'obus d'un gros canon.

— Mais qui voudrait couler un vieux bateau de marchandises inoffensif? s'étonna Zavala.

— Peut-être quelqu'un qui ne le croyait pas si inoffensif que ça, répondit Austin. Jetons un œil sur la cabine dont l'enseigne Kreisman ngus a parlé. »

Gunn modifia les commandes, et le ROV s'éleva par-dessus les ponts. À voir le sourire qui illuminait son visage, il était évident que Rudi s'amusait comme un fou. Il fit effectuer un demi-tour au véhicule, en prenant soin de ne pas accrocher le câble après le mât de misaine ou les bômes. Le ROV dépassa la passerelle de commandement, s'arrêta et se stabilisa en face d'une ouverture rectangulaire et obscure. En comparaison des contours éclatés du trou dans la coque, les bords de cette cavité, découpée au chalumeau, semblaient très réguliers. Gunn avança un peu le ROV. Le 295

faisceau des phares révéla le cadre, d'une couchette ainsi que les vestiges d'une chaise et d'un bureau en métal, renversés.

« On peut regarder à l'intérieur ? demanda Austin.

— Le courant risque de rendre les choses difficiles, mais je vais essayer quand même. » Gunn manœuvra le véhicule de gauche à droite jusqu'à l'amener en face de l'ouverture, et le ROV pénétra sans problème dans l'épave. Au bout de quelques secondes d'une exploration stérile, et après que le bras manipulateur du véhicule eut soulevé un nuage de fins débris de métal rouillé, le ROV refusa d'avancer. Gunn attendit que les particules en suspension retombent pour constater qu'un entrelacement de fils avait accroché une saillie de son enveloppe de protection et retenait l'engin. En jouant sur les commandes du ROV, il parvint à le dégager.

Gunn s'adressa à Austin. «Qu'en penses-tu?

— Je pense que toutes les choses de valeur ont déjà été récupérées. Nous allons devoir faire la lumière sur cette histoire grâce à l'épave elle-même, et pas à son contenu. » Il désigna, sur l'écran, une étagère murale.

« C'est quoi, ça ? »

L'œil aiguisé d'Austin avait repéré un objet sombre et de forme carrée. Gunn utilisa le bras mécanique pour écarter une pile de détritus et tenta plusieurs fois d'attraper l'objet, sans succès. Il s'obstinait à échapper au manipulateur, comme la savonnette tombée dans le bain qui vous glisse entre les mains chaque fois que vous croyez l'attraper. Déterminé, Gunn serra les dents et réussit à le pousser, pour le bloquer dans un coin où il n'eut plus qu'à le cueillir. Après quoi il retira le ROV de la cabine et le bras articulé amena l'objet convoité dans le faisceau des phares. La pince retenait dans ses mâchoires une boîte, petite et plate.

«Je la rapporte ici», dit Gunn. Il inversa la direction 296

du ROV et le fit revenir à toute allure. Quelques minutes plus tard, les lumières de la moon pool apparurent sur l'écran. Le capitaine ordonna que l'on conserve l'objet dans l'eau de mer et qu'on l'envoie dans la salle de contrôle des véhicules. L'instant d'après, un technicien arriva, portant un seau en plastique blanc. Sa formation d'archéologue marin la désignant comme la seule spécialiste du bord, Gamay réclama un pinceau. Elle sortit la boîte du seau et la déposa doucement sur le sol. Puis, à petits coups délicats de pinceau, elle nettoya la patine noire d'une zone large comme l'ongle d'un pouce, pour révéler un métal clair à l'éclat terni.

«De l'argent», annonça-t-elle et elle poursuivit sa tâche, jusqu'à obtenir une moitié de couvercle propre.

Un motif façonné au repoussoir, et représentant un aigle à deux têtes le décorait. Gamay examina le fer-moir. «Je pourrais sans doute l'ouvrir, mais je n'ose pas, de peur de détruire son contenu au contact de l'air. Sa préservation nécessite la plus grande attention et un équipement particulier.» Elle interrogea des yeux le capitaine.

«L'Argo est équipé de façon très primaire pour mener des recherches de ce type, expliqua. Atwood.

Un autre navire de la NUMA, le Sea Hunter, effectue en ce moment des fouilles archéologiques pas très loin. Il pourrait peut-être nous aider.

— J'en suis sûr. J'ai travaillé sur le Sea Hunter il y a deux ans, déclara Austin. C'est le bateau jumeau de l'Argo, non?

— Oui. Les deux vaisseaux sont presque identiques.

— On devrait y porter la boîte au plus tôt. En attendant, je ferai de mon mieux pour la stabiliser dans l'eau de mer. » Gamay jeta un regard plein d'envie sur la boîte. «Merde! Maintenant je suis vraiment curieuse d'en connaître le contenu.

— Et si on la radiographiait à l'infirmerie ? sug-

297

géra Austin. Cela pourrait en partie satisfaire ta curiosité.»

Gamay replaça avec soin la boîte dans le seau. « Kurt; tu es génial.

— Attends d'écouter ma prochaine suggestion avant de m'envoyer des fleurs...» Et Austin dévoila son plan.

«Cela vaut la peine d'essayer», dit Atwood qui alluma sa radio portable. «

Cinq minutes plus tard, le ROV était de nouveau à l'eau, Gunn àux manettes. Venu de l'arrière du navire, il fila droit sur l'épave. Gunn manœuvra le manche, et le bras mécanique se déplia pour s'allonger jusqu'à '

être tout à fait visible dans la lumière éblouissante des .

phares halogènes. Observer Gamay en train de nettoyer la boîte avait donné des idées à Austin. C'est pourquoi le manipulateur se retrouvait affublé d'une brosse métallique utilisée d'ordinaire pour préparer la coque de YArgo à recevoir une nouvelle couche de peinture.

Le ROV effectua plusieurs tentatives pour arracher les bernacles. Mais, selon le principe newtonien de l'égalité de l'action et de la réaction, chaque coup de brosse sur la coque repoussait le ROV loin de celle-ci.

Le bateau luttait pour conserver son anonymat. Au bout de trois quarts d'heure, ils n'avaient réussi à dégager qu'une zone de trente centimètres de diamètre. Seule une partie de lettre blanche en relief était lisible, un O peut-être... Ou l'une des vingt-cinq autres lettres de l'alphabet. Ce qui représentait, à l'évidence, un progrès considérable... "

«Autant pour mes brillantes idées», se lamenta *

Austin.

Gunn se montrait tout aussi frustré. Des perles de sueur coulaient sur son front luisant. En conflit ouvert 1

avec les lois de la physique et ses illustres théoriciens 298

il essayait de combattre la réaction de poussée en aug-mentant la puissance des micropropulseurs du véhicule. À un moment donné, il perdit le contrôle et le ROV heurta durement la coque. Une sorte d'écorce, d'un demi-mètre de large, se détacha de la surface de l'épave, révélant la lettre S.

«Il y a une concrétion sous les algues, expliqua Gamay. C'est pourquoi on n'y arrive pas avec la simple brosse.

— Peut-on en enlever un autre morceau en cognant contre la coque ? » questionna Austin. Il se tourna vèrs le capitaine. « Avec votre permission, bien sûr. »

Atwood haussa les épaules. «Bon Dieu, je suis aussi impatient que vous de savoir ce que cache ce vieux rafiot. Si cela ne coûte que quelques bosses ou entailles à un appareil de la NUMA pour y parvenir, allons-y. »

Sa figure s'empourpra comme il se souvenait que le directeur adjoint,de l'Agence était assis à. ses côtés, aux commandes du véhicule. Mais Gunn n'avait aucun scrupule. Le visage crispé, il donnait des coups de bélier avec le ROV, encore et encore, comme s'il voulait forcer la porte d'un château fort. Des éclats de la concrétion commencèrent à voler partout, dévoilant d'autres lettres. L'impact d'un coup particulièrement appuyé fit tomber un grand pan de l'écorce, et le nom du vaisseau apparut, dans son intégralité, en écriture cyrillique.

Austin étudia les lettres éclairées par le ROV et secoua la tête.

« Mon russe est aussi rouillé que cette épave, mais je crois que le vaisseau a pour nom L'Etoile d'Odessa.

— Jamais entendu parler, dit Atwood, et vous ?

— Moi non plus... Mais j'en connais un qui doit pouvoir nous renseigner. »

Chapitre 22

Washington DC

Julian Perlmutter s'était dépensé toute la journée à rechercher un cuirassé à deux coques de la guerre de Sécession pour le Smithsonian Institute, et ce travail 1

lui avait creusé l'appétit. En fait, presque tout affamait ]

Perlmutter. Une personne ordinaire confrontée à cette situation se serait contentée d'un sandwich. Pas Perlmutter. Il assouvit sa dépendance à la cuisine allemande avec une généreuse assiette de jarret de pore et de choucroute, accompagnée d'un léger riesling tiré •

de sa formidable cave, forte de quelque quatre mille ) bouteilles. Il utilisa enfin l'argenterie et la vaisselle en porcelaine du paquebot français Normandie. Il était au comble de l'extase. Sa belle humeur persista même quand le téléphone retentit d'une sonnerie évoquantï; une sirène de bateau.

Il essuya sa bouche et son épaisse barbe grise avec une serviette en lin ornée d'un monogramme, puis il empoigna le combiné d'une main potelée. «Julian Perlmutter à l'appareil, annonça-t-il d'un ton enjoué.

Veuillez vous montrer bref et concis.

— Désolé. J'ai dû me tromper de numéro, enchaîna la voix au bout du fil. L'individu que je souhaitais '

joindre n'aurait jamais répondu aussi poliment.

—1 Ah ! Ah ! » L'intonation de Perlmutter grimpa , 300

clans les aigus. «Tu peux te montrer désolé, Kurt.

Qu'est-il arrivé à l'imam ?

— Inconnu au bataillon... As-tu essayé le service tics personnes disparues à Istanbul ?

— Attention, hein ! On ne plaisante pas sur un sujet uussi important, espèce de jeune impertinent! tonna Perlmutter, le teint rubicond, ses yeux bleu ciel pétillant de malice. Tu sais très bien que tu m'as promis de rapporter la recette originale de l'imam bayidi, traduit librement par l'"imam se pâme", parce que le brave homme défaillait de plaisir chaque fois qu'il goû-tait ce plat délicieux. Tu t'en souviens, n'est-ce pas?»

Austin veillait à rester dans les bonnes grâces de Perlmutter en lui cherchant des recettes authentiques au cours de ses voyages à travers le monde. «Bien sûr que je me suis rappelé. J'ai même essayé de persuader un des plus grands chefs d'Istanbul de me divul-guer sa recette, et je te l'enverrai dès que je serai parvenu à le convaincre. Je ne voudrais surtout pas te voir dépérir. »

Perlmutter éclata d'un rire énorme, amplifié par ses cent quatre-vingts kilos de chair et de graisse. « Pas de danger que ça m'arrive. Tu es toujours en Turquie ?

— Dans les parages... Je me trouve en pleine mer Noire, sur un vaisseau de la NUMA.

— Toujours en vacances?

— Non, elles sont terminées. J'af remis le bleu de travail plus tôt que prévu et j'ai besoin de toi. Pourrais-tu récolter des informations sur un vieux cargo russe, du nom de L'Etoile d'Odessa ? Il a fait naufrage en mer Noire, mais j'ignore quand. C'est tout ce que je peux te dire pour l'instant.

— Découvrir la trace d'un antique bâtiment russe coulé en mer Noire dans des circonstances mystérieuses et à une date inconnue? Un jeu d'enfant, étant donné l'abondance de détails dont tu m'as sub-301

mergé...» Perlmutter maîtrisait l'humour pince-sans-rire avec un certain brio. « Soyons sérieux, dis-moi tout ce que tu sais à son sujet, s'il te plaît. » Perlmutter nota les rares renseignements qu'Austin put lui fournir. «Je ferai de mon mieux... si bien sûr j'arrive à me susten-ter de façon satisfaisante, condition que tu peux aisément remplir en m'obtenant une certaine recette.... »

Austin assura à nouveau Perlmutter que sa recette lui parviendrait bientôt et raccrocha. Il se sentait coupable de cacher la vérité à son ami. Dans le feu de l'action, il avait oublié la promesse faite à Perlmutter. Il se tourna vers Atwood. «Quelqu'un en cuisine s'y connaît-il en gastronomie turque ? »

Pendant qu'Austin s'engageait dans la quête de l'imam, à des milliers de kilomètres de là, dans son loft de la rue du Nord, situé derrière deux hôtels particuliers de Georgetown aux façades enfouies sous la vigne vierge, Perlmutter rayonnait de bonheur. Malgré ses réticences dues au manque d'information, il savourait le challenge à l'avance. Le Smithsonian attendrait, même si l'idée d'un obscur cuirassé à double coque l'intriguait. Il balaya du regard les piles de livres qui envahissaient l'espace de l'immense local, à la fois salle de séjour, chambre à coucher et bureau. Bien qu'il ressemblât au cauchemar d'un bibliothécaire, l'appartement de Perlmutter contenait la plus remarquable collection d'ouvrages sur l'histoire de la navigation jamais réunie.

Perlmutter avait déjà lu tous les volumes au moins deux fois et sa mémoire encyclopédique avait enregistré un nombre de faits et de dates étourdissant. Il pouvait choisir au hasard un ouvrage, en caresser le dos et se rappeler presque chacune de ses pages.

Il fronça les sourcils, plongé dans ses pensées; quelque chose le contrariait. Il était sûr d'avoir entendu mentionner L'Etoile d'Odessa avant qu'Aus-

302

tin n'en parle, mais pour une fois, sa mémoire refusait d'obtempérer. Il allait en savoir plus d'ici cinq minutes, sinon... Il fouilla ses piles de livres et de magazines, en marmonnant dans sa barbe. Nom d'un chien, s'il pouvait s'en souvenir! La faute de l'âge, sans doute... Il continua de chercher pendant une heure avant d'aban-donner. Il choisit alors une carte de visite parmi les dizaines qu'il conservait et composa l'indicatif international suivi d'un numéro à Londres.

L'instant d'après, un accent britannique prononcé résonnait dans l'écouteur: « Bibliothèque Guildhall. »

Perlmutter se présenta et demanda à parler à une catalogueuse adjointe à qui il avait eu affaire plusieurs fois auparavant. Comme beaucoup d'institutions anglaises, la bibliothèque Guildhall existait depuis plusieurs siècles. Fondée en 1423, elle était connue dans le monde entier pour sa collection d'ouvrages historiques, remontant au XIe siècle.

La bibliothèque possédait également la collection sur l'art culinaire et l'œnologie la plus complète du Royaume-Uni, ce qui avait bien entendu retenu l'attention de Perlmutter. Mais c'était surtout à la quantité astronomique de dossiers et d'écrits sur la navigation de Guildhall qu'il avait recours lors de ses recherches. La tradition navale anglaise, et le nombre important des colonies et comptoirs de l'Empire britannique, faisaient de cette collection une véritable mine d'informations sur les territoires maritimes du monde entier.

La catalogueuse, une charmante jeune femme nommée Elizabeth Bosworth, prit la communication.

«Julian ! Quel plaisir de vous entendre !

— Vous m'en voyez ravi, Elizabeth. J'espère que vous allez bien.

— Très bien, merci. J'ai été assez occupée ces jours-ci à indexer les transactions commerciales, au 303

xviiie siècle, des vaisseaux coloniaux répertoriés à l'époque.

— J'espère que je n'appelle pas au mauvais moment.

— Bien sûr que non, Julian. Le sujet est fascinant mais le travail a tendance à devenir plutôt monotone.

Que puis-je pour vous ?

— J'essaie de retrouver la trace d'un vieux cargo russe, du nom de L'Etoile d'Odessa et je me demandais si vous pouviez consulter le dossier de la Lloyd's pour moi. »

La bibliothèque Guildhall conservait pour le géant de l'assurance maritime internationale toutes les archives sur la navigation antérieures à 1885. La Lloyd's of London avait été créée en 1881 pour instaurer un système universel de renseignements et de surveillance dans les principaux ports du globe. Pour atteindre son but, elle avait mis en place un réseau d'agents. À la fin du siècle, la compagnie en comptait plus de quatre cents, et cinq cents sous-agents dissé-minés dans le monde. Leurs rapports sur les accidents de navigation, les armateurs, les transports maritimes et les voyages étaient contenus dans les dossiers de la bibliothèque, où ils restaient accessibles aux historiens tel Perlmutter.

«Je serai enchantée de la consulter pour vous», lui assura Bosworth. Son enthousiasme n'était dû qu'en partie aux généreuses gratifications que, en plus de la cotisation habituelle, Perlmutter avait coutume d'accorder à la bibliothèque. Elle partageait aussi son amour pour l'histoire des mers et admirait sa collection de livres. Plus d'une fois, elle avait elle-même requis son aide.

En s'excusant du manque de détails, Perlmutter lui exposa les faits relatés par Austin. Bosworth promit de le rappeler dès que possible. Perlmutter raccrocha et retourna à ses recherches pour le Smithsonian. Avec 304

sa persévérance légendaire, il parvint à dénicher un croquis du cuirassé confédéré. Il tapait un rapport sur son ordinateur quand le téléphone sonna. C'était Bosworth.

«Julian, j'ai trouvé quelques références à L'Etoile d'Odessa. Je-vous les faxe.

— Merci beaucoup, Elizabeth. En signe de ma reconnaissance, la prochaine fois que je viens à Londres, je vous emmène déjeuner chez Simpson, dans le quartier du Strand.

— J'en prends bonne note... Vous savez où me trouver. »

Ils échangèrent les civilités d'usage et, une minute plus tard, le télécopieur bourdonnait et débitait plusieurs feuilles de papier. Perlmutter examina celle du dessus, un compte rendu de l'agent de la Lloyd's à Novorossisk, un certain A. Zubrin, daté de février 1917.

« Ceci pour signaler que L'Etoile d'Odessa, navire de commerce de dix mille tonnes, transportant une cargaison de charbon du Caucase, et en route pour Constantinople depuis Odessa, courant féVrier 1918, n'est jamais arrivée à destination. On la considère désormais comme, perdue. Confirmation de G. Boz-dag, agent de la Lloyd's à Constantinople. Aucun port de la mer Noire n'a rapporté sa présence. Vaisseau appartenant à Fauchet Ltd. de Marsbille, France, qui a déposé une demande d'indemnisation. La dernière expertise, en date de juin 1916, a révélé un état déplo-rable nécessitant diverses réparations. Prière d'en tenir compte pour le règlement. »

Les autres feuilles comprenaient une correspondance à trois entre l'agent, le siège londonien et les propriétaires français qui exigeaient le règlement intégral des indemnités. La Lloyd's résistait, dénon-

çant le délabrement et la dangerosité du bateau, mais acceptait finalement de payer le tiers de la somme réclamée, soit un peu plus que la valeur totale de la cargaison.

Perlmutter se tourna vers une bibliothèque qui atteignait le plafond et en extirpa un épais volume à la couverture usée en tissu grenat. Il parcourut le registre des compagnies maritimes françaises. Fauchet avait cessé toute activité en 1922. Perlmutter grogna.

Rien d'étonnant, vu la négligence de ses patrons. Il choisit un document parmi ceux de Bosworth qu'il n'avait pas encore étudiés. Celui-ci représentait la copie d'une critique parue dans un London Times des années 1930, et intitulée: «Un ancien capitaine de vaisseau révèle les secrets de la mer Noire». L'histo-rien laissa l'article de côté pour consulter le billet joint à son attention par Bosworth.

«Cher Julian, j'espère que ceci vous aidera. J'ai trouvé une allusion à votre bateau mystérieux dans un sommaire d'archives transmises à la bibliothèque lors de la succession de lord Dodson, qui a servi pendant des années au ministère britannique des Affaires étrangères. Il s'agissait d'un manuscrit contenant les Mémoires de Dodson, mais les héritiers l'ont récupéré, semble-t-il. Il est aussi fait mention de L'Etoile d'Odessa dans le livre Vie en mer Noire. Nous en possédons une copie que je peux vous envoyer en Chro-nopost si vous le désirez. »

Perlmutter posa la note et se dirigea vers une étagère croulant sous le poids des volumes de toutes tailles. Ses doigts boudinés coururent le long d'une rangée de livres et en extirpèrent un ouvrage petit et mince, relié cuir et décoré à la feuille d'or.

306

«Ah!» s'exclama Perlmutter, triomphal. S'il avait pu danser, il aurait exécuté un pas de deux. Remis de son- absence de mémoire, il griffonna quelques mots sur une feuille qu'il se dépêcha d'insérer dans le fax.

«Ne vous embêtez pas avec le bouquin, je l'ai déjà.

Merci. » Pendant que la machine transmettait le message, Perlmutter s'installa dans un confortable fauteuil. À ses côtés, une carafe de thé glacé à l'hibiscus, une assiette de crackers et un ramequin débordant d'une coûteuse crème de truffes blanches. Il se plongea dans la lecture.

Un capitaine de vaisseau russe, nommé Popov, avait écrit ce livre en 1936. Il témoignait d'un sens du détail et de l'humour tout à fait plaisant, et Perlmutter se surprit plusieurs fois à sourire au récit des aventures de Popov, en lutte contre les éléments déchaînés, les voies d'eau, les pirates et les bandits, les marchands sans scrupules, les bureaucrates corrompus et les mutineries...

Le chapitre le plus poignant s'intitulait «La Petite Sirène». Popov commandait, à l'époque, un navire de commerce transportant une cargaison de bois à travers la mer Noire. Une nuit, l'homme de vigie aperçut un éclat lumineux au loin, et entendit comme le grondement distant du tonnerre, ce qui l'étonna tant le ciel était limpide. Pensant tout de suite à un vaisseau en péril, Popov, toujours prêt à voguer au secours de la veuve et l'orphelin, décida d'aller lui prêter main forte.

« Quand nous arrivâmes quelques minutes après, il ne restait plus du navire qu'une large nappe de fioul, et un épais nuage de fumée noire et âcre, en suspension au-dessus de l'eau. Des débris de toutes sortes flottaient alentour, et parmi eux, comble de l'horreur, des corps brûlés et mutilés. Malgré ines prières, mon equipage refusa de récupérer les cadavres, alléguant le mauvais sort qu'ils allaient nous attirer et l'inutilité d'une telle démarche. Je fis arrêter les machines et nous tendîmes l'oreille... Rien, excepté le silence.

Soudain, un son strident nous alerta, semblable au cri d'une mouette. J'entraînai mon second avec moi et nous mîmes un canot à la mer. Nous nous frayâmes un chemin au milieu du spectacle de désolation qui s'offrait à nos regards attristés, en direction du bruit.

Imaginez notre surprise lorsque apparurent, dans le halo de notre lanterne, les tresses d'or d'une enfant, agrippée au couvercle en bois d'une écoutille. Si nous étions survenus quelques minutes plus tard, elle serait morte de froid dans ces eaux sombres et glacées. Nous l'aidâmes à grimper à bord de notre embarcation et nettoyâmes son délicat minois, souillé par le fioul. Mon second s'exclama : "Elle ressemble à une sirène !" Mes hommes d'équipage, voyant notre charmant fardeau, oublièrent les sentiments rebelles qui les avaient animés plus tôt et s'empressèrent auprès de la jeune fille. Une fois rétablie, elle manifesta une excellente éducation et une grande facilité d'expression, aussi à l'aise dans la langue de Molière, avec l'un de nos marins d'origine française, que dans celle de Tolstoï. De son aventure, elle ne semblait garder que de vagues souvenirs. Elle raconta qu'elle voyageait avec sa famille sur un bateau nommé L'Etoile d'Odessa. Bien qu'elle sût le nom du navire, elle ne pouvait se rappeler le sien, mais pensait qu'il pouvait s'agir de Maria. De même, elle avait tout oublié de sa vie avant le naufrage, et des circonstances de celui-ci.

Les vieux loups de mer endurcis du bord n'auraient pu se montrer plus tendres à son égard et l'appelaient

"la petite sirène".»

Le capitaine rapporta l'incident quand il rentra au 308

port, mais, étrangement, il ne parla pas de l'adoles»

cente. Il expliquait cette omission dans l'épilogue.

« Certains de mes chers lecteurs se demandent sans doute ce qu'il est advenu de la petite sirène. Maintenant que bien des années ont passé, je me sens libre de dévoiler la vérité. Quand je trouvai la jeune fille, flottant à demi consciente sur les flots, j'étais marié depuis cinq ans. Durant tout ce temps, ma femme chérie n'avait pu nous donner un enfant. À mon retour du Caucase, nous adoptâmes Maria. Elle fut notre soleil et notre joie de vivre à tous les deux, jusqu'au décès de mon épouse. Elle devint elle-même une adorable jeune femme, qui se maria un jour et donna naissance à plusieurs enfants. Aujourd'hui retraité, je crois le moment venu de révéler au monde le précieux cadeau dont la mer m'a gratifié, après m'avoir infligé tant d'épreuves au fil des ans. »

Perlmutter posa le livre et se saisit de l'article du Times. Le journaliste s'était montré critique à l'égard du style, mais intrigué par l'histoire de la sirène, qu'il résumait de façon détaillée. Perlmutter supposa qu'un employé zélé et observateur de la Lloyd's avait remarqué la référence à L'Etoile d'Odessa et avait joint l'article au dossier sur le bateau disparu.

Perlmutter, complètement fasciné par le récit du capitaine, en avait oublié son en-cas. Il remédia vite à la situation en tartinant l'équivalent de vingt dollars de truffes sur un cracker. À nouveau dans le réel, Perlmutter regarda par la fenêtre tout en savourant le mets délicat, au goût si particulier. Il se rappela alors le commentaire de Bosworth à propos de lord Dodson. II relut la note et se demanda pourquoi la famille Dodson avait récupéré les archives de la bibliothèque.

Malgré sa corpulence, presque anormale, Perlmutter 309

était un homme d'action. Il empoigna le téléphone et contacta ses relations londoniennes. En quelques minutes, il apprit que le petit-fils de lord Dodson, lui-même un lord, vivait encore, dans les Costwold Hills.

Perlmutter obtint son numéro personnel mais sa source lui fit jurer de ne pas dévoiler son identité, sous peine de manger au McDonald's... Perlmutter appela et se présenta à la personne qui décrocha.

«Enchanté. Lord Dodson à l'appareil. Vous dites que vous êtes historien, spécialiste de la navigation ? »

Il semblait perplexe mais conservait un ton courtois malgré cet accent snob et parfois irritant qui caracté-rise l'aristocratie ou la haute bourgeoisie anglaises.

« C'est exact. J'effectue en ce moment des recherches sur un vaisseau nommé L'Etoile d'Odessa et je suis tombé par hasard sur un document mentionnant les Mémoires de votre grand-père. La bibliothèque aurait retiré le manuscrit des archives, obéissant à la requête de votre famille. Je voulais savoir quand ce manuscrit réintégrerait Guildhall.»

Après un long silence, Dodson répondit: «Jamais!

Je veux dire... Certains de ces textes revêtent un caractère trop personnel. Vous devez comprendre...

monsieur Perlman. » On le sentait mal à l'aise.

«Perlmutter, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, lord Dodson. Je suis persuadé que les éléments historiques peuvent être séparés des personnels.

— Je suis désolé, monsieur Perlmutter. » Dodson paraissait avoir retrouvé une certaine contenance.

«On ne peut les dissocier. Et il ne servirait les intérêts de personne que ce manuscrit soit rendu public.

— Pardonnez-moi si j'insiste mais, si j'ai bien saisi, lord Dodson a légué tout son manuscrit aux archives de la bibliothèque.

— Oui. Mais vous savez... Mon grand-père était d'une droiture exceptionnelle. » Comprenant la com-

310

paraison involontaire avec son propre caractère, Dodson enchaîna: «En fait, il était surtout naïf à bien des égards.

— Il ne devait tout de même pas être si naïf pour occuper un poste aussi important au ministère des Affaires étrangères. »

Dodson fut secoué d'un rire nerveux. «Vous autres, Américains, pouvez vous montrer diablement obstinés. Ecoutez, monsieur Perlmutter, je ne désire pas me montrer grossier, mais je dois interrompre cette conversation. Merci de l'attention que vous nous portez. Au revoir. »

Le téléphone se tut. Perlmutter le fixa du regard un moment, et secoua la tête. Bizarre, bizarre... Pourquoi une question innocente contrariait-elle à ce point le vieux lord ? Quel douloureux secret se cachait là après tant d'années ? Bon, au moins avait-il essayé... Il composa le numéro d'Austin. Il préférait laisser aux autres le soin de déterminer pourquoi L'Etoile... mystérieuse, embarrassait encore quelqu'un, quatre-vingts ans après son naufrage en mer Noire.

Chapitre 23

Moscou, Russie

Le night-club se trouvait à quelques pas du parc Gorky, dans une allée étroite autrefois infestée de rats, puis refuge de clochards imprégnés de vodka, qui utilisaient les couvercles de poubelles en guise d'oreillers. Depuis, les ivrognes avaient laissé la place à des hordes juvéniles paraissant débarquer d'une autre planète.

La foule s'attroupait chaque soir devant une porte bleue éclairée par un seul spot. Cette porte, sans enseigne, n'était autre que l'entrée d'un des points chauds et branchés des nuits de Moscou, si populaire qu'on ne s'était même pas donné la peine de lui chercher un nom.

Le fondateur du club, un jeune Moscovite auda-cieux, avait vite compris le parti qu'il pouvait en tirer, en mélangeant la crème des très vulgaires nouveaux riches de la capitale et la culture pop occidentale la plus kitch. Il s'était inspiré, pour son projet, du Studio 54, une discothèque new-yorkaise célèbre à l'aube des années 1980, très fermée à l'époque, complètement aujourd'hui... et qui faisait les gros titres de la presse internationale avant de couler pour fraude fiscale et trafic de stupéfiants. Le club était situé dans une sorte de cave, naguère un atelier dirigé par l'Etat où de 312

pauvres ouvriers sous-payés peinaient et suaient pour fabriquer des imitations de jeans américains. Les noc-tambules admis dans cet antre dansaient sur les rythmes d'une musique frénétique à la lumière éprouvante des stroboscopes, et hallucinaient de concert sous l'effet des drogues de synthèse fournies par la mafia russe. Cette dernière avait repris les rênes du club après le décès de son propriétaire, suite à une crise de saturnisme aigu aussi opportune que particulière, puisque le médecin légiste avait conclu à une

«intoxication par plombs».

Petrov se tenait un peu à l'écart de la file d'attente et l'examinait. Les aspirants clients portaient des cosr tûmes extravagants pour attirer l'attention de l'imposant portier tout en cuir noir, obstacle de taille à l'extase sous influence. Petrov promena son regard sur cette foule étonnante et pitoyable qu'il finit par fendre, en jouant des épaules, pour se frayer un chemin. Ii bouscula au passage une jeune femme vêtue d'un dos-nu aussi diaphane que son teint et d'un minishort qui lui rentrait dans les fesses, ainsi que son compagnon habillé, si l'on peut dire, d'un bikini en feuille d'aluminium. Le videur regarda s'avancer l'étranger comme un pitbull obserVe un chat attiré par sa gamelle. Petrov s'arrêta juste avant l'entrée et tendit au cerbère un message plié dans une enveloppes

Ce dernier lut le mot de ses petits yeux suspicieux, empocha le billet de cent dollars qui l'accompagnait et appela un autre garde pour le remplacer. Il disparut derrière la porte bleue et revint en compagnie d'un homme trapu, d'âge moyen, engoncé dans un uniforme d'officier de la marine soviétique, avec bottes et casquette à haute visière. La poitrine de l'officier était couverte de plus de décorations qu'on ne saurait en gagner en plusieurs vies, l'année du troisième millénaire. Le portier désigna Petrov du doigt, 313

Le soldat étudia ses traits, l'air renfrogné. Puis une lueur anima ses yeux aux lourdes paupières comme il reconnaissait Petrov. Il lui fit signe d'entrer.

Les puissantes vibrations de la musique surprirent Ivan. Sur l'immense piste de danse bondée, les corps se trémoussaient dans un ensemble presque parfait-sur les rythmes monotones de la techno, diffusée à plein volume par des dizaines d'enceintes semblant dater de Woodstock. Petrov fut soulagé quand l'officier de marine le guida jusqu'à une réserve où, une fois la porte fermée, le son étouffé devenait supportable.

«Je viens ici de temps en temps, pour échapper à ce boucan. » La voix autoritaire dont se souvenait Petrov était devenue rauque, et l'haleine de l'homme exhalait des relents de vodka éventée. Ses lèvres épaisses s'entrouvrirent sur un léger sourire. «Je vous croyais mort, tovaritch.

— C'est un miracle que je sois encore vivant, amiral, répliqua Petrov, inspectant l'uniforme de haut en bas. Il existe pire que la mort. »

Le sourire de l'amiral s'évanouit. «Inutile de me dire à quel point je vous déçois. Je le vois bien dans vos yeux. Mais je ne suis pas plus vil que celui qui voudrait s'amuser aux dépens d'un vieux camarade.

— Je comprendsT Mais l'amusement n'est en aucun cas la raison de ma présence ici. Je suis venu réclamer votre aide et vous offrir la mienne. »

L'amiral éclata d'un rire imbibé. « Quelle aide puis-je donc vous apporter ? Je ne suis rien qu'un pauvre clown. La pourriture qui dirige cet endroit me garde ici pour divertir ses habitués et leur rappeler un passé douloureux pas si lointain... Bon, il n'était pas douloureux pour tout le monde, je l'avoue.

— C'est vrai, mon ami. Mais il n'était pas non plus agréable pour tout le monde. » Petrov effleura la cica-

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trice qui le défigurait. «Dans le temps, nous étions redoutés et respectés.

— Par nos ennemis, précisa Ivan. Notre propre gouvernement nous méprisait, et il s'empressa de nous oublier dès qu'il n'y eut plus de sales besognes à effectuer. Votre marine, autrefois si fière.:. De la merde!

Les héros comme vous en sont réduits à ça. »

Les épaules de l'amiral s'affaissèrent sous les épaulettes tape-à-l'œil. Petrov réalisa qu'il était allé trop loin.

« Désolé, amiral. »

Le militaire sortit un paquet de Marlboro de sa poche et én offrit une à Petrov, qui la refusa. « Oui, je sais que vous êtes désolé, nous le sommes tous.» Il alluma une cigarette. «Bien, assez parlé du passé. Ce qui est fait est fait. Vous ne désirez pas une pute, par hasard ? Mon rôle ne consiste pas uniquement à amuser la galerie. Je touche une commission et je bénéfi-cie d'une remise pour ma consommation personnelle.

Le capitalisme n'est-il pas merveilleux ? »

Petrov sourit en se remémorant la vivacité d'esprit de l'amiral à l'époque où tous les deux opéraient sur des missions secrètes. Avec les changements de gouvernements, les critiques ouvertes de l'amiral n'avaient pas été bien perçues par la nouvelle génération de bureaucrates, très susceptib|e. Petrov avait survécu grâce à ses qualités d'homme-caméléon, qui lui offraient une position privilégiée d'observateur invisible. L'amiral, à trop vouloir s'élever au-dessus de la mêlée, avait précipité sa chute... Sa déchéance était à l'image de celle de sa marine chérie.

«Plus tard, peut-être. Pour l'heure, j'ai besoin d'informations concernant un élément du patrimoine des forces navales. »

L'amiral plissa les yeux,perplexe. «Pff î II s'agit d'un domaine assez vaste. »

315

Petrov prononça un seul- mot : « India.

— Le sous-marin ? Tiens, tiens. Pourquoi vous intéresse-t-il ?

— Il est préférable que vous l'ignoriez, amiral.

— Vous voulez dire que cela représente un risque ?

Alors, ce genre de renseignement doit posséder une valeur certaine.

— Je suis prêt à payer pour l'obtenir. »

Le visage de l'officier s'assombrit et son regard se voila de tristesse. « Ecoutez-moi. J'ai atteint un stade où je ne vaux pas mieux que les prostituées qui se font payer des verres de faux Champagne par leurs clients. »

Il soupira. « En ce qui concerne vos questions, je ferai de mon mieux pour y répondre.

— Merci, amiral. J'ai vu un India, une fois, dans sa base, mais je ne suis jamais monté à bord. J'ai cru comprendre qu'il avait été conçu pour mener à bien des opérations semblables aux miennes.

— "Harmonie" est un juron dans les forces armées, et cela n'importe où dans le monde. Demandez aux Américains combien d'argent ils ont gaspillé dans le doublonnage parce que l'armée de terre, l'US Navy et le corps des Marines voulaient leurs propres versions des mêmes systèmes d'armes. Nous n'échappions pas à la règle. La marine soviétique ne souhaitait absolument pas partager ses atouts avec qui que ce soit, encore moins avec un groupe comme le vôtre, qui échappait à son contrôle. » Il sourit. « Qui échappait au contrôle de tout le monde !

— Il paraît que l'India était conçu pour les sauvetages sous-marins.

— La bonne blague ! Combien d'équipages de submersibles ont-ils été sauvés par cet engin ? Je vais vous le dire, moi. » Il dessina un cercle avec son pouce et son index. «Zéro. Il avait pourtant la capacité de le faire. VIndia transportait deux dépanneuses d'immer-

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sion profonde sur une plate-forme creuse, à l'arrière du kiosque. Elles pouvaient se fixer sur le sas de secours d'un submersible naufragé, mais leur véritable fonction n'était pas de sauver des pauvres marins du fond de l'océan. En réalité, elles étaient conçues pour l'espionnage et le transport des Spetsnaz.

— Les forces spéciales ?

— Oui. Quand nous sommes allés fouiner au large de la Suède, nous avions même emporté des véhicules blindés amphibies à chenilles. Ils pouvaient ramper sur le sol marin. Un sacré vaisseau, Y India... Rapide et très maniable.

— La presse spécialisée a toujours prétendu qu'on en avait construit deux.

— Exact. La flotte septentrionale en possédait un, la méridionale un autre. Parfois ils se rejoignaient pour des opérations spéciales.

— Que sont-ils devenus ?

— Nous avons perdu la guerre froide et on les af retirés du service, en attendant de les démolir.

— Ils sont donc détruits ? »

L'amiral sourit. « Oui, bien sûr... »

Petrov répondit par un haussement de sourcil.

« Sur le papier du moins, reprit l'amiral. Vous savez, tout le monde S'effraie à l'idée de voir des armes nucléaires tomber entre les mains de fous furieux. De notre côté, nous avons vendu la moitié de notre armement conventionnel, qui peut s'avérer tout aussi dangereux selon les circonstances. Et personne n'en parle jamais.

— Moi, j'en parle. Où sont les sous-marins India?

— L'un des deux n'existe plus. L'autre a été vendu à un particulier.

— Vous connaissez son nom ?

— Naturellement. Mais quelle importance? II ne s'agit que d'un prête-nom. Il peut y avoir une iïbnm°

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belle d'avocats entre l'ache'teur et celui qui a fourni l'argent.

— Mais vous soupçonnez quelqu'un en particulier?

— Je suis persuadé que Ylndia n'est pas sorti dû pays. L'acheteur représentait un groupe appelé Industries Volga, qui possédait un bureau à Moscou. Mail qui sait où se trouvait la maison mère ? Tout le monde s'en foutait... Il payait en espèces. »

Petrov secoua la tête. « Comment quelqu'un peut-il déplacer une machine de guerre de cent six mètres de long aussi facilement ?

— Ça arrive tout le temps. Vous avez juste besoin d'une poignée d'officiers fauchés. Ils sont beaucoup à ne pouvoir vivre des promesses de l'armée, qui ne les a pas payés depuis un an. Après quoi, vous vous assu-rez la complicité de quelques-uns des minables qui travaillent pour le gouvernement, et le tour est joué. Les pires de tous sont les anciens communistes.

— Comme nous ?

— Foutaises ! Nous brandissions le drapeau rouge, sans jamais pour autant défendre l'idéologie. Je sais que vous ne croyiez pas à ces conneries. On le faisait parce que ça nous excitait et que quelqu'un d'autre payait l'addition.

— Il me faut des noms.

— Comment pourrais-je oublier ? L'ordure qui a touché des millions en vendant tout ce matériel de guerre m'a demandé si je voulais m'associer à lui. J'ai répondu non, que ce n'était pas honnête de vendre les biens d'autrui pour son propre compte. Peu de temps après, j'étais viré de la marine... Personne ne voulait m'embaucher... Voilà comment je me suis retrouvé ici. »

L'amiral se laissait envahir par l'amertume. «Les noms, s'il vous plaît, amiral.

— Pardonnez-moi, se reprit-il. Ces dernières 318

tinnées n'ont pas été faciles. Il y a cinq protagonistes clans cette affaire. » Il dévoila les identités.

«Je les connais tous, dit Petrov. Des petits fonctionnaires merdeux du parti qui ont fait fortune en grattant les os de l'Union soviétique.

— C'est comme ça, on n'y peut rien,.mon ami. Bien, cela vous suffit ? Je n'en sais pas plus. Les clients d'ici ne parlent pas de secrets militaires. De toute façon, j'ai été heureux de vous revoir. Mes employeurs veulent que je fasse le tour des tables toutes les demi-heures.

Alors, si vous voulez m'excuser, je vais retourner travailler.

— Peut-être pas. » Petrov glissa la main dans la poche intérieure de son costume et en retira une enveloppe marron. « Quel est votre vœu le plus cher ?

— À part ressusciter mon épouse et persuader mes enfants que ma fréquentation en vaut la peine?»

L'amiral réfléchit un moment. « J'aimerais m'installer aux Etats-Unis. En Floride. Je m'assiérais au soleil et ne parlerais qu'à ceux qui le souhaiteraient.

— Jolie coïncidence ! Dans cette enveloppe vous trouverez un aller simple en avion pour Fort Lauder-dale - départ demain matin -, un passeport avec visa, et les papiers d'immigration nécessaires pour un séjour définitif. Il y a aussi de l'argent pour vous nourrir, et le nom d'un monsieur à la recherche d'un investisseur pour acheter des parts dans sa compagnie de pêche. Il a tout spécialement besoin d'une personne ayant l'expérience de la mer. La taille de sa flotte, par contre, n'a rien de comparable avec celle que vous commandiez. »

Une expression douloureuse déforma les traits de l'amiral. «Par pitié, ne vous moquez pas de moi... pas d'un vieux camarade.

— Je ne plaisante pas.» Petrov lui tendit l'enveloppe. «Considérez ceci comme un paiement tardif des services rendus à la patrie. »

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L'amiral se saisit de l'enveloppe et en examina le contenu. Puis il releva la tête, les yeux embués de larmes.

« Comment saviez-vous ?

— Pour la Floride ? La rumeur...

— Je ne sais comment vous remercier.

— Vous l'avez déjà fait. Maintenant je dois partir, et vous devez informer vos patrons de votre démission.

— Les informer ? Je pars d'ici dès que j'ai changé de vêtements.

— Bonne idée. Restez prudent, vu la somme d'argent que vous transportez. Ah, j'oubliais. Une dernière chose. »

L'amiral se figea, se demandant le prix à payer pour une telle aubaine. « Quoi ?

— N'oubliez pas d'utiliser de l'écran total quand vous serez en mer. »

L'amiral se jeta dans les bras de Petrov et le serra avec force. Puis il balança sa casquette à travers la pièce. La veste et les médailles suivirent dans un cli-quetis de ferraille.

Petrov s'éclipsa. Il s'autorisa un rare sourire comme il franchissait la sortie du club. II serra la main du portier, en lui glissant un deuxième billet de cent dollars.

Il se sentait d'humeur généreuse. Le portier lui ouvrit, de manière assez brutale, un chemin dans la foule, et Petrov, malgré sa claudication, remonta l'allée d'un pas vif avant de disparaître dans la nuit.

Chapitre 24

L'appel du capitaine Atwood arriva alors que l'hélicoptère de la NUMA survolait la mer Noire, en route pour Istanbul. Austin prenait des notes dans un cale-pin quand la voix familière crachota dans son casque.

« Kurt, vous êtes là ? Dépêchez-vous, s'il vous plaît. »

Atwood semblait agité.

«Je vous manque déjà, capitaine ? plaisanta Austin.

Ça me touche beaucoup.

— Je dois admettre que la vie à bord est plus calme depuis que vous êtes parti, mais je ne vous appelle pas pour cette raison. J'ai tenté de contacter le Sea Hunter. .. sans le moindre succès.

— À quelle heure l'avez-vous appelé pour la dernière fois ?

— J'ai eu quelqu'un hier soir, à qui j'ai annoncé votre venue pour ce matin. Tout allait bien. J'ai essayé juste après votre départ, pour les prévenir que vous aviez décollé. Pas de réponse. Nous avons renouvelé les tentatives à intervalles réguliers. Je viens encore d'appeler il y a deux minutes à peine. Toujours rien.

— Etrange...» Austin posa les yeux sur le seau étanche coincé entre ses pieds où reposait, immergée dans l'eau de mer, la boîte à bijoux en argent de L'Etoile d'Odessa. À la demande de Gamay, Atwood s'était mis en relation avec le Sea Hunter pour dernail»

der si un de ses scientifiques pourrait jeter un coup d'œil à la boîte et son contenu. Le capitaine du Sea Hunter lui avait appris la fin de la mission en mer Noire. Il voguait en direction d'Istanbul où il serait heureux d'accueillir Austin.

«C'est plus qu'étrange, c'est dingue. Vous y comprenez quelque chose ? »

Austin réfléchit aux raisons possibles de ce silence.

Aucune ne tenait la route. Tous les vaisseaux de la NUMA étaient équipés des moyens de communication dernier cri, et disposaient même d'installations superflues. En outre, ils maintenaient entre eux un contact constant.

«Je ne sais pas, capitaine. Avez-vous appelé le siège pour vérifier si quelqu'un avait des nouvelles du bateau ?

— Oui. On m'a répondu que les dernières remontaient à hier. Le Sea Hunter avait découvert des vestiges datant de l'âge de bronze et rentrait au port.

— Un instant, capitaine. » Austin héla le pilote.

« Combien de temps peut-on tenir avec ce qu'il reste de carburant ?

— On aborde la côte turque... On est peu chargés... Je pense pouvoir voler encore... Disons quarante-cinq minutes avant de nous écraser au sol. Envie de se balader?

— Peut-être. » Austin lança un regard à Rudi Gunn qui n'avait rien perdu de sa discussion avec le capitaine Atwood. Gunn acquiesça en silence. Ce qui doit être fait... Austin reprit la conversation avec Atwood pour lui dire qu'ils allaient rechercher le Sea Hunter.

Puis il transmit au pilote la dernière position connue du navire. L'hélicoptère pencha de côté et partit en diagonale.

Zavala se redressa et ouvrit grands les yeux. Il avait mis le casque de son baladeur et s'était complètement absorbé dans l'écoute d'un CD de musique latino-

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américaine. Pilote expérimenté, il pouvait voler les yeux fermés. Dès qu'il sentit le changement dans la course de l'appareil, il ôta ses écouteurs et regarda par le hublot-; étonné.

« On fait un détour ? » Austin lui expliqua la situation. Il appela ensuite YArgo et demanda au capitaine d'avertir les Trout de ce qui se passait. Paul et Gamay étaient restés à bord du bateau pour effectuer un relevé topographique du sol marin dans la région de l'épave, avant de retourner à Istanbul avec le navire trois ou quatre jours plus tard.

Austin ferma les yeux et s'employa à rassembler ses souvenirs du Sea Hunter. Deux ans auparavant, il avait navigué sur ce vaisseau au cours d'une enquête dans les Caraïbes. Il visualisa le bâtiment sans effort dans la mesure où il ressemblait à s'y méprendre à YArgo. Les deux navires avaient été construits dans le même chantier naval, à Bath, dans le Maine. Les soixante et un mètres de coque étaient peints en bleu turquoise, comme tous les vaisseaux de recherche de la NUMA.

Divers types et tailles de grues hérissaient le pont arrière, une cheminée fuselée crevait le toit du château couleur crème, et l'immense antenne de radio s'élevait, tel un mât, à l'avant du navire.

Il visita, en pensée, les moindres recoins du bâtiment. Le vaisseau voyageait d'ordinaire avec douze hommes d'équipage, et pouvait héberger autant de scientifiques.Tout là-haut, dans la timonerie, il imagina le débonnaire commandant du Hunter, le capitaine Lloyd Brewer, à la fois marin et scientifique d'une grande compétence, qui n'aurait jamais ignoré l'appel d'un autre navire de la NUMA.

Le pilote volait au jugé, en suivant une ligne entre la dernière position connue du Sea Hunter et sa destination. Austin s'installa devant un des hublots de l'hélicoptère, et Zavala pressa son nez sur celui du côté 323

opposé. Quant à Gunn, il s'en fut surveiller la mer depuis le cockpit. Ils virent des bateaux de toutes sortes, dont le nombre diminuait à mesure qu'ils s'éloignaient d'Istanbul... Mais pas celui qui les intéressait.

Austin consulta sa montre et appela le pilote sur l'interphone. « On en est où ? >

— Il va bientôt falloir rentrer.

— Vous pouvez nous accorder encore cinq minutes ? »

Silence. «On peut aller jusqu'à dix, mais pas plus, sinon il faudra apprendre à marcher sur l'eau. »

Austin pria le pilote de faire au mieux et il se perdit dans une rêverie d'où émergeait une vieille prière de marins: «O Seigneur, la mer est si grande et mon bateau si petit. » La voix de Zavala le ramena soudain à la réalité. «Kurt ! Viens voir, à deux heures.»

Austin s'approcha et suivit son index du regard.

Une ombre massive se découpait sur l'horizon doré.

Le pilote, qui avait entendu l'exclamation de Zavala,: obliqua vers la droite et mit le cap sur la silhouette indiquée. Très vite, le soleil éclaira une coque bleu-vert au milieu de laquelle le mot NUMA se détachait en lettres noires.

«Le Sea Hunter ! s'écria Austin qui l'avait aussitôt reconnu.

— Je n'aperçois pas de sillage, remarqua Gunn. Il semble à l'arrêt. »

L'hélicoptère descendit jusqu'à provoquer des remous à la surface de l'eau. Il survola le navire en évitant de justesse le mât de misaine, fit demi-tour et se stabilisa un peu plus loin. En temps normal, il aurait dû être accueilli par des signes de mains et des visages tournés vers le ciel. Là, rien... ni personne. Le seul mouvement à bord venait du drapeau, agité dans tous les sens. Le pilote avança l'appareil pour se retrouver juste au-dessus du bâtiment-. Il inclina l'hélicoptère d'un côté, puis de l'autre, pour que tous puissent béné-

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licier d'une vue plongeante. Mus par les deux turbos, les rotors faisaient un raffut d'enfer.

« Si avec ce vacarme on ne réveille pas Neptune, on aura du bol, dit Gunn. Mais en bas, pas un chat... Les ancres ne sont pas jetées, et on dirait que le bateau dérive.

— Vous pouvez les appeler sur la radio ? demanda Austin.

— Je vais tenter le coup. »

Le navire ne répondait pas. «J'aimerais pouvoir poser cet oiseau pour vous, mais il y a vraiment trop.

de bordel sur le pont. » •

Un vaisseau de recherche n'était en fait qu'une plate-forme flottante qui permettait aux scientifiques d'y installer tous les instruments et engins submersibles dont ils avaient besoin. Plusieurs missions de recherches pouvaient d'ailleurs se dérouler en même temps. Les ponts étaient conçus dans un souci de flexi-bilité, avec des taquets, des bagues et des anneaux qui '

permettaient d'attacher le matériel à l'aide de câbles ou de chaînes. Parfois, on y entreposait des conteneurs qui servaient d'annexes aux laboratoires.

Le pont de YArgo était plutôt dégagé, avec une aire d'atterrissage pour l'hélicoptère. Mais sur le Sea Hunter, cet espace était utilisé par les mini-laboratoires.

Austin balaya le pont du regard et s'intéressa à un conteneur. «Jusqu'où pouvez-vous3descendre?

— Douze mètres, peut-être dix. Après, le rotor ris-querait de heurter le mât, et on serait bien embêtés.

— L'hélico est équipé d'un treuil ?

— Bien sûr. On l'utilise surtout pour transporter les colis trop gros qui ne rentrent pas dans la soute. »

Zavala s'était montré très attentif à la discussion.

Depuis le temps qu'il connaissait Austin et sa façon de penser, il savait exactement où il voulait en venir.

Il attrapa donc son sac à dos et se prépara. Austin 325

expliqua au pilote ce qu'ils s'apprêtaient à faire, puis il vérifia le chargeur du Bowen avant de le fourrer dans son propre sac.

Le copilote sortit du cockpit et ouvrit la porte latérale. L'air s'engouffra dans la cabine. Gunn l'aida à dérouler un câble jusqu'au-delà de l'entrée où Austin les attendait, assis, les jambes dans le vide. Une fois l'appareil descendu au maximum de ses possibilités, Austin se laissa glisser le long du câble jusqu'à un gros mousqueton dans lequel il enfila un pied. Le souffle dégagé par les rotors le secouait mais il tint bon. Depuis le cockpit, le pilote ne pouvait voir Austin. Il suivit donc les consignes que le copilote lui hurlait depuis la porte contre laquelle il se tenait accroupi. L'hélicoptère descendit encore de quelques centimètres. S'agrippant d'une seule main au câble qui tournoyait au-dessus du pont encombré, Austin pointa du doigt le conteneur le moins éloigné et fit signe au copilote de s'en approcher.

L'appareil avança de quelques mètres jusqu'à surplomber le conteneur. Austin baissa le pouce. Libéré de son tambour, le câble commença à se dérouler. Lorsqu'il se trouva à moins d'un mètre du conteneur, Austin décida de sauter. Il atterrit sur le toit métallique et roula en avant pour absorber le choc et surtout pour éviter les dangereux soubresauts du mousqueton.

Une fois le câble remonté, Austin se redressa et agita le bras au-dessus de la tête pour signaler que tout était en ordre. Zavala ne perdit pas de temps et se lança à son tour. La réception s'avéra un peu délicate, et sans l'aide d'Austin qui le tira en arrière, il n'aurait pu éviter la chute.

Une fois rassuré, le pilote mit les gaz et l'hélicoptère ne fut bientôt plus qu'un point à l'horizon. En le suivant des yeux, Austin pria pour qu'il ait assez de carburant jusqu'à Istanbul...

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Du haut de leur perchoir, les deux compères avaiéii t une bonne vue du navire... Celui-ci semblait complètement désert. Ils se passèrent une crème antiseptique sur les paumes irritées par la brûlure du câble, et descendirent sur le pont. Prudent, Austin décida qu'ils se déplaceraient l'un à bâbord, l'autre à tribord, prêts à utiliser leurs armes. Ils avancèrent ainsi avec prudence, le revolver au poing. Hormis le claquement des pavillons et drapeaux, un silence de mort régnait sur le Sea Hunter.

Ils arrivèrent en même temps sur le pont principal.

Zavala avait l'air de tomber des nues. « Rien, Kurt. On croirait la Marie Céleste. Tu as trouvé quelque chose ? »

Austin lui fit signe de le suivre sur le pont de tribord.

Il s'agenouilla à côté d'une trace sombre, qui s'étirait depuis une porte latérale jusqu'au bastingage. Austin toucha du bout du doigt la tache poisseuse.

«J'espère que ce n'est pas ce que je pense,.dit Zavala.

— Si tu penses à du sang, tu as malheureusement raison. On a traîné un corps ici, plusieurs même, et on les a jetés par-dessus bord. Il y a du sang sur la balustrade. »

Le cœur serré, Austin se releva et franchit le seuil de la porte, suivi de Zavala. Le contraste avec la température extérieure était saisissant... mais pas autant que le spectacle qui les attendait. Ils inspectèrent le mess, la bibliothèque et le laboratoire principal avant de grimper au labo supérieur et à la passerelle de commandement. Partout, le désordre, et partout.. . du sang. Des mares de sang sur le sol, des éclaboussures plein les murs... Même les plafonds étaient souillés.

Les agents de la NUMA comprirent tout de suite que le Sea Hunter avait été le théâtre d'un véritable carnage. Les traits d'Austin se raidirent, il connaissait la plupart des personnes qui se trouvaient à bord.

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Les nerfs à fleur de peetu, ils s'attardèrent dans la timonerie. Le sol était jonché de cartes marines, de documents divers et de morceaux de verre, vestiges des fenêtres toutes brisées. Austin s'empara du micro de la radio, arraché à son socle et de toute façon inutile, dans la mesure où la console était criblée de balles. ;

«Maintenant on sait pourquoi ils ne répondaient pas », dit-il sans humour.

Zavala murmura en espagnol : « Charles Manson et sa bande n'auraient pas fait pire.

— On devrait vérifier les cabines », proposa Austin.

Ils descendirent deux niveaux dans un silence de tombe, visitèrent les chambres de l'équipage et des, scientifiques, dans le même état que les étages, et tout aussi désertes. Pour finir, ils s'arrêtèrent devant une porte marquée «Réserves».

Austin la poussa doucement, glissa une main sur le côté du chambranle et chercha l'interrupteur à tâtons.

La. lumière éclaira une pièce épargnée par la fureur des meurtriers, où des piles de cartons s'entassaient au milieu de la pièce sur des palettes en bois. Une allée étroite en faisait le tour et permettait d'accéder, dans un coin, à un monte-charge relié à la cuisine.

Austin entendit soudain un son étouffé et son doigt se crispa sur la détente. Ils prirent chacun un côté de la pièce. Zavala se déplaçait tout en souplesse et paraissait glisser sur le sol, sans bruit, tel un fantôme. Austin quant à lui, se colla au mur, progressant avec précaution. Us se retrouvèrent face à face, aux deux extrémités d'une rangée de cartons de tomates en conserve. Le son reprit, plus fort cette fois, comme les pleurs d'un petit animal. Us se rapprochèrent l'un de l'autre. Austin posa un doigt sur ses lèvres avant de le pointer en direction d'un étroit passage entre les boîtes. De faibles gémissements s'en échappaient.

Par gestes, Austin intima l'ordre à Zavala de ne plus 328

bouger. Tenant son arme à deux mains, il fit un pas en avant et balaya l'air de ses bras pour amener le Bowen pointé entre les cartons. Il lâcha un juron en réalisant qu'il avait failli tirer sur une jeune femme, recroquevillée dans un espace d'à peine cinquante centimètres de large.

La pauvre faisait peine à voir. Les jambes repliées contre la poitrine et la tête posée sur ses genoux serrés, elle dissimulait son visage derrière de longues boucles brunes. Quand elle leva vers Austin ses yeux humides et rougis par les larmes, son nez coulait. Elle •

entrouvrit alors les lèvres et libéra une longue plainte saccadée où le même son nasal revenait sans cesse.

Quand Austin comprit que la jeune femme répétait

«non» encore et encore, il rengaina son revolver et s'accroupit face à elle.

« Ça va, n'ayez pas peur. Nous travaillons pour la NUMA, vous comprenez ? »

Elle dévisagea Austin et murmura : «NUMÂ.

— C'est ça. Je suis Kurt Austin. » Joe s'était placé derrière lui. «Et voici Joe Zavala. Nous venons de l'Argo.

Vous sentez-vous capable de nous raconter ce qui s'est passé ? »

Elle secoua la tête pour toute réponse.

« On devrait monter sur le pont respirer un peu d'air», suggéra Zavala.

Elle secoua à nouveau la tête. Là tâche s'annonçait délicate. Bien calée dans le passage, elle refusait obstinément de bouger. Impossible de la forcer à sortir sans prendre le risque de lui faire mal, et de la trau-matiser plus qu'elle ne l'était déjà.

Austin lui tendit une main amicale. Elle la regarda pendant une minute, puis elle tendit la sienne et lui caressa le bout des doigts, comme pour s'assurer de sa réalité. Le contact physique parut la tirer de son cauchemar.

«J'ai passé quelque temps sur ce navire, il y a deux ans. Je connais très bien le capitaine Brewer.» Austin parlait avec douceur.

Elle étudia son visage un moment et une lueur soudaine éclaira son regard. «Je vous ai vu une fois au siège de la NUMA.

— C'est probable. Vous travaillez dans quel département ?

— Dans aucun. Je m'appelle Jan Montague. J'en-seigne à l'université du Texas et je suis un hôte scientifique.

— Vous voulez bien sortir de là, Jan ? Ça ne doit pas être très confortable. »

Elle grimaça. «Je commençais à me prendre pour une sardine.»

La note d'humour était un bon signe. Austin l'aida à s'extraire de sa cachette et la confia à Zavala qui lui demanda si elle n'avait rien de cassé.

«Non, ça va. Merci. Je peux marcher toute seule... »

Elle fit quelques pas avant de s'accrocher au bras de Joe. « Mais peut-être pas tout de suite... » v Ils montèrent sur le pont arrière. Jan s'assit sur un rouleau de cordes, cillant des paupières dans la lumière du soleil. Zavala lui offrit une flasque de tequila qu'il conservait dans son sac, à fin médicale, comme il aimait à le répéter. L'alcool ramena un peu de rose aux joues de Jan et ranima la flamme de ses yeux hagards. Austin, patient, attendit qu'elle parle > sans qu'on l'y incite.

Elle observa les vagues, en silence, avant d'ouvrir la bouche.

« Ils sont venus de la mer.

— Qui?

— Les tueurs. Ils sont arrivés à l'aube. La plupart d'entre nous dormaient.

— Qu'avaient-ils comme bateau?

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— Je l'ignore. Us étaient juste... là. Je n'ai jamais vu lie bateau. »

L'effet conjugué du soleil et de la tequila, ajouté à Il présence chaleureuse des deux hommes, réchauf-faient le cœur de la jeune scientifique. Elle se lança duns le récit détaillé des événements.

«J'étais couchée quand ils ont surgi dans la cabine 01 m'ont tirée du lit. Ils portaient un uniforme étrange, flvec des pantalons bouffants et de grandes bottes. Ils Ont tué ma collègue de chambrée d'une balle dans la IÛe, sans prévenir... J'entendais des coups de feu dans tout le navire.

— Se sont-ils présentés ?

— Ils ne disaient pas un mot. Ils ont juste continué fi massacrer tout le monde, froidement. Un seul par-Init.

— Racontez-moi tout. »

D'une main tremblante elle se saisit de la bouteille de tequila et en but une nouvelle gorgée. «Il était grand, très grand, et maigre, les traits presque émaciés... Le visage pâle, comme s'il ne voyait jamais la lumière du jour, une longue barbe et des cheveux emmêlés qu'il ne devait jamais peigner. » Elle fronça les narines de dégoût. «En plus, il puait comme s'il n'avait pas pris de douche depuis des mois.

— Comment était-il habillé ?

— Tout en noir, à la façon d'un prêtre... Mais le pire chez lui était ses yeux. » Elle frissonna. « Immenses et tout ronds, ils lui dévoraient la figure... D'une fixité effrayante, ils ne clignaient jamais. On aurait dit des yeux de poisson mort, sans aucune émotion. Comme s'ils abritaient le néant.

— Vous disiez qu'il vous avait parlé.

— J'avais dû m'évanouir. Quand je me suis

réveillée, j'étais allongée sur ma couchette et il se penchait sur moi. Son haleine sentait la mort et la 331

pourriture. J'étais écœurée. J'aurais aimé m'évanouir encore... Je n'entendais plus de bruit, si ce n'est cette, voix si calme, douce comme le sifflement d'un serpent... Hypnotique. Il m'affirma avoir tué tout le monde sur le vaisseau à part moi. Il me laissait la vie sauve pour délivrer un message. » Sa voix s'étrangla.

Prise de sanglots, elle s'arrêta un moment, mais sa colère l'aida à se ressaisir. « Il voulait que la NUMA sache qu'il ne faisait que se venger, qu'on ne pouvait tuer ses gardes ni violer une "enceinte sacrée" impunément. Il ajouta qu'il voulait Kurt Austin.

— Vous êtes sûre qu'il m'a appelé par mon nom?

— Comment aurais-je pu me méprendre sur ces paroles ! Je ne les oublierai jamais... Je lui ai répondu que vous n'étiez pas là. Ils savaient que vous vous trouviez sur YArgo. Je lui ai dit que ce navire n'était pas YArgo. Il envoya alors ses hommes vérifier. Quand il comprit qu'ils s'étaient trompés de bateau, il entra dans une rage folle. Il m'a demandé d'informer la NUMA et les Etats-Unis qu'il s'agissait d'une simple démonstration des forces dévastatrices qui allaient s'abattre sur nous.

— Autre chose ?

— C'est tout ce que je me rappelle. » Elle parut soudain accuser le contrecoup de ses émotions.

Austin la remercia et partit récupérer son sac qui traînait sur le pont. Il en sortit son mobile Globalstar.

Trois secondes après, il parlait avec Gunn.

«Vous êtes toujours en l'air ?

— A peine. Il ne doit plus rester que des vapeurs de carburant dans le réservoir, mais on y arrivera. Vous et Joe allez bien?

— Nous, ça va. »

Gunn comprit tout de suite, au ton et à la réponse énigmatique d'Austin, qu'un événement s'était produit. «Quelle est la situation sur le Sea Hunter ?

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— Je préfère ne pas en parler au téléphone, mais ça ne peut pas être pire.

— On vous a envoyé des secours. J'ai discuté avec Sandecker et il a appelé ses amis de la marine. Ils vous sont reconnaissants d'avoir sauvé l'équipage du NR-1. Quaftd il leur a dit que vous aviez besoin d'aide, ils ont demandé le concours d'un croiseur, qui effectue des exercices pour l'OTAN dans la région.

— Au point où on en est, j'aurais préféré un porte- .

avions, mais je saurai me contenter d'un croiseur.

— Le vaisseau vous aura rejoints dans moins de deux heures. Vous avez besoin d'autre chose ? »

Le regard et la voix d'Austin se durcirent. « Mouais.

J'aimerais passer cinq minutes en compagnie d'un certain fanatique aux yeux globuleux. »

Chapitre 25

L'US Navy avait décidé de sortir le grand jeu. Mais, sur le Sea Hunter, rien de concret ne pouvait être entrepris avant l'arrivée d'une équipe d'enquêteurs. Austin n'avait pas besoin d'un expert en criminalistique pour lui expliquer la chronologie des événements à bord du bateau endormi. Les assaillants étaient arrivés par la mer, avaient investi sans bruit le vaisseau et massacré systématiquement ses occupants, à l'exception d'un témoin laissé en vie dans un but bien précis. Lé maniaque qui dirigeait les opérations avait évoqué la vengeance comme prétexte au carnage, et laissé un message à l'intention de ceux qu'il visait.

Austin avait pris contact avec le siège de la NUMA pour qu'on émette un avis d'alerte destiné à chacun des navires de l'agence, en particulier à ceux opérant dans la zone méditerranéenne. Bien que Zavala prétendît que personne ne pouvait prévoir l'attaque du Sea Hunter, il se sentait responsable des événements.

Il pouvait à peine contrôler sa colère. Zavala, qui reconnaissait l'expression froide et distante d'Austin, comprit que son ami en faisait une affaire personnelle.

Et s'il n'avait vu lui-même ce dont Boris et ses sbires étaient capables, il les aurait plaints.

Le voyage de retour à Istanbul sur le croiseur de la marine se déroula sans histoire. Austin et Zavala arrivèrent à leur hôtel au petit matin. Un paquet Chrono-

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post en provenance des Etats-Unis attendait Kurt à la réception. Il l'emporta dans sa chambre et sourit en lisant la note qui l'accompagnait. « Ci-joint des renseignements sur L'Etoile d'Odessa. T'en enverrai plus si j'en découvre de nouveaux. Tu n'as pas oublié ce que tu me dois ? P. » Austin appela le concierge de l'hôtel et lui promit un pourboire royal s'il lui dénichait une recette de l'imam bayadi et la transmettait à Perlmutter. Puis il examina les documents concernant L'Etoile d'Odessa.

Le dossier de la Lloyd's était édifiant, mais Austin ne savait quoi penser de l'histoire de la petite sirène, aussi la classa-t-il dans un des tiroirs de sa mémoire.

En revanche, le compte rendu de l'étrange conversation entre Perlmutter et Dodson le captiva. Curieux tout de même... Pourquoi un lord anglais raccroche-rait-il au nez de Perlmutter? Pour une vieille épave abandonnée, L'Etoile d'Odessa déclenchait des réactions aussi fortes qu'inattendues... Au seul énoncé de son nom, Dodson s'était enveloppé dans une chape de silence.

Austin empoigna le téléphone et appela la chambre de Zavala.

« Encore deux bricoles à glisser dans une valise et je suis prêt, attaqua Joe. s

— Ravi de l'entendre. Que dirais-tu d'un léger détour par l'Angleterre ? Il faut que tu aies une discussion avec quelqu'un. Je le ferais bien moi-même, mais je dois rentrer à Washington pour présenter un rapport à Sandecker.» En outre, Austin n'ignorait rien de l'impatience qu'il manifestait trop souvent et de la pression que provoquait, parfois, sa simple présence. Il en avait conclu que Zavala, et son sens inné de la diplomatie, se montrerait certainement plus per-suasif avec une source d'informations sur la.défensive.

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«No problema. J'irai peut-être à Chelsea, rendre visite à une très bonne amie...

— Qui déplorera d'apprendre que tu n'as pas une minute à lui consacrer. Car ça ne peut pas attendre. »

Le ton d'Austin ne souffrait aucune contestation.

«J'aimerais que tu lises un truc. Je te l'apporte.»

Austin se rendit dans la chambre de Zavala, voisine de la sienne. Pendant que ce dernier s'imprégnait du dossier de Perlmutter, Austin rappela le concierge afin qu'il trouve une place pour Joe dans le prochain vol pour Londres. Celui-ci lui apprit qu'il venait de faxer la recette à Perlmutter et lui assura qu'il allait s'occuper de la réservation. Austin connaissait deux façons d'obtenir satisfaction à Istanbul: la voie officielle, et la voie officieuse, qui reposait sur un réseau de parents et d'amis, et l'échange de faveurs. Le concierge se révéla efficace puisqu'il obtint la dernière place disponible sur le prochain vol à destination de Londres, lequel partait d'Istanbul deux heures plus tard. {

Une fois la lecture des documents terminée, et sur les conseils d'Austin, Zavala décrocha le téléphone et appela Dodson. Il se présenta comme un chercheur de la NUMA, annonça au lord son arrivée dans la capitale le lendemain, son désir de s'entretenir avec lui de l'implication des Dodson dans la flotte britannique au cours de l'histoire et au service de la Couronne. La ruse était grossière, mais Dodson parut s'en accomr moder. Il serait libre toute la journée et il donna à Joe des indications sur son adresse.

Tandis que l'avion de la British Airways amorçait sa descente sur l'aéroport d'Heathrow, Zavala contemplait Londres, l'air-pensif. Il se demandait si la belle journaliste aux cheveux auburn, avec qui il avait eu une relation naguère, habitait toujours Chelsea, et il songea combien il lui aurait été agréable de l'invi-

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ter à un dîner romantique. Avec une détermination héroïque, il rejeta cette douloureuse pensée. Abuser un aristocrate britannique réticent pour qu'il dévoile un vieux secret de famille s'avérait suffisamment délicat pour s'abstenir de toute distraction féminine.

Après un rapide contrôle de douane, Zavala loua une voiture et prit la route des Costwolds, dans la région historique du Gloucester, à quelques heures de Londres. Il pria pour que les petits comptables de la NUMA ne fassent pas une crise cardiaque quand ils découvriraient sa note de frais, et le prix de la location d'une Jaguar cabriolet. Il se rassura en se disant qu'un petit caprice représentait bien peu en comparaison du marasme amoureux dans lequel la NUMA le plongeait. À ce rythme, ruminait-il, il finirait dans un monastère.

Délaissant la route nationale, il s'engagea dans un lacis de voies secondaires et de chemins tortueux, où il put apprécier les performances sportives de son véhicule tout en prenant garde à bien conduire à gauche.

La campagne environnante, d'une beauté à couper le souffle, ressemblait à une toile impressionniste. Les prairies et les collines ondoyantes d'un vert presque surnaturel, les solides bâtisses de pierres couleur miel qui bordaient les villages et mouchetaient le paysage, cette harmonie des tons et des reflets, créaient une ambiance propice au repos de l'âme, et- aidaient Joe à oublier l'horreur des derniers jours et ses déboires sen-timentaux.

Lord Dodson vivait dans un minuscule hameau, semblable à ceux qu'on imaginait à la lecture des vieux romans anglais. La maison de Dodson se dressait, à l'écart des autres, en amont d'une route étroite et sinueuse, à peine plus large que l'automobile.

Zavala suivit une allée de graviers, bordée de haies touffues. Il s'arrêta à côté d'un vieux pick-up Morris 337

Minor, garé devant une belle maison de deux étages en moellons naturels d'un brun léger chaleureux, et recouverte d'un toit d'ardoises. La demeure ne ressemblait en rien au manoir digne d'un lord anglais auquel s'attendait Zavala. Un mur en pierre s'éri-geait tout autour de la maison, protégeant différents parterres de fleurs multicolores. Un individu, vêtu d'un pantalon en coton rapiécé et d'une chemise de travail délavée, arrachait des mauvaises herbes. Pensant qu'il s'agissait du jardinier, Zavala sortit de la voiture et dit: «Excusez-moi. Je cherche sir Nigel Dodson. »

Une barbe blanche de plusieurs jours garnissait les joues et le menton de l'homme, qui ôta ses gros gants pleins de terre et tendit une main à la poigne solide.

« C'est moi, déclara-t-il, à la grande surprise de Zavala.

Vous devez être le monsieur américain qui a appelé hier. »

Zavala espérait que Dodson n'avait pas remarqué sa gêne. Durant leur bref échange téléphonique, Zavala avait noté l'accent aristocratique de son interlocuteur et s'était imaginé un vieil Anglais en costume de tweed, aux traits anguleux et à la grosse moustache aux pointes relevées. Dodson était fin, petit et presque chauve. Il avait probablement plus de soixante-dix ans, mais il dégageait l'énergie d'un homme de vingt ans de moins.

« Ce sont des orchidées ? » demanda Zavala dont la maison familiale, à Santa Fe, était entourée par les fleurs.

«En effet. Des orchidées grenouilles, sans doute à cause de leurs petites taches. Celles-là sont des orchis pyramidal. » Dodson leva un sourcil, réalisant lui aussi que l'idée qu'il s'était faite de l'Américain venait de voler en éclats. «Je suis étonné que vous les ayez reconnues. Elles ne ressemblent pas aux grosses 338

plantes charnues qui viennent à l'esprit de la plupart des gens quand on leur parle d'orchidées.

— Mon père nourrissait une passion pour les fleurs.

Certaines de ces espèces me sont familières.

— Bien. Je vous en montrerai d'autres quand nous aurons fini... Mais vous devez avoir soif après un si long voyage, monsieur Zavala. Vous arrivez d'Istanbul, n'est-ce pas? Je n'y suis pas allé depuis des années... Quelle ville fascinante ! » Il entraîna Joe derrière la maison, jusqu'à un grand patio dallé auquel on accédait de l'intérieur par des portes-fenêtres ouvertes. Il appela sa domestique, une forte femme au visage rougeaud, du nom de Jenna. Elle regarda Zavala d'un air condescendant et leur apporta du thé glacé. Ils s'assirent sous une pergola orientale mangée par le lierre. L'immense pelouse, aussi bien entretenue qu'un parcours de golf, descendait en pente douce vers une rivière paresseuse et une vaste étendue de marais. Une barque se balan-

çait mollement, attachée à un embarcadère miniature.

Dodson buvait son thé à petites gorgées en savourant la vue. «Le paradis. Mon paradis.» Il se tourna vers son hôte. « Alors, monsieur Zavala... Votre visite a-t-elle un rapport avec la conversation que j'ai eue au téléphone avec M. Perlmutter, voici quelques jours ?

— D'une certaine façon...

— Hmm. Je me suis renseigné. Il semble que M. Perlmutter soit très respecté dans son domaine. En quoi puis-je vous aider ?

— Perlmutter effectuait des recherches pour la NUMA quand le nom de votre grand-père lui est apparu. Il était déconcerté par votre réticence à évoquer le manuscrit de lord Dodson. Et je le suis tout autant.

— J'ai peur de m'être montré un peu abrupt avec M. Perlmutter. Veuillez lui présenter mes excuses Ô

l'occasion. Sa requête m'a pris de court.» Il se tut ûl laissa son regard errer sur le toit du cottage. « Ave'z-vous une idée de l'âge de cette demeure ?»

Zavala étudia les pierres usées par les intempéries et les cheminées massives. «Je me jette à l'eau, répondit-il en souriant. Elle est vieille...

— Je vois que vous êtes un homme prudent. J'aime ça. Oui, elle est très vieille. Ce village remonte à l'âge du fer... Le manoir Dodson original, que vous né pouvez pas voir derrière ces arbres, fut construit au xviie siècle. Je n'ai pas d'héritiers à qui le transmettre et je n'avais pas les moyens de l'entretenir, de toute manière. Alors je l'ai légué au National Trust et j'ai gardé ce cottage. Il repose sur des fondations datant de l'époque d'Auguste ; je peux vous montrer les nombres en chiffres romains gravés dans les pierres de la cave; La structure actuelle remonte au XV siècle, celui de la découverte de votre pays.

— Je ne suis pas sûr de comprendre où vous voulez en venir. »

Dodson se pencha en avant comme un vieux professeur d'Oxford s'adressant à un étudiant attardé.

«Ce pays ne pense pas en termes de décennies ou même de siècles, comme en Amérique, mais en millénaires. Quatre-vingts ans est à peine une seconde sur le cadran d'une horloge. Et il existe des familles puissantes qui pourraient encore prendre ombrage des révélations de mon grand-père. »

Zavala hocha la tête. «Je respecte vos scrupules et je n'insisterai pas, mais n'y a-t-il rien que vous puissiez me confier ? »

Les yeux de Dodson brillaient d'excitation. «Je suis prêt à vous raconter tout ce que vous voulez savoir, A jeune homme.

— Pardon ? » Zavala était venu dans l'espoir de trouver quelques pépites, il ne s'attendait pas à ce que Dodson lui offrît la mine d'or tout entière.

340

«Après l'appel de M. Perlmutter, j'ai beaucoup réfléchi. Dans son testament, mon grand-père léguait

«es écrits à Guildhall pour qu'ils soient mis à la disposition du public à la fin du xxe siècle. Même moi, je ne les avais jamais vus. Mon père en avait la responsabilité et celle-ci m'échut à sa mort. L'étude de notaire chargée d'assurer l'exécution du testament de mon grand-père en avait la garde, et je n'avais pas eu l'opportunité de les lire avant qu'ils aient été remis à la bibliothèque... d'où je les ai retirés après avoir lu les explications de mon grand-père quant à son rôle dans "

cette affaire. Quoi qu'il en soit, j'ai décidé aujourd'hui d'honorer ses dernières volontés, quelles qu'en soient les conséquences. "Au diable les torpilles. En avant, toute!"

— L'amiral Farragut à la bataille de Mobile Bay...

— Vous vous défendez, vous aussi, en histoire de la navigation. , *

— Les exigences du métier...

— Cela me fait penser à une question que je voulais vous poser. Pour quelles raisons la NUMA se montre-t-elle aussi intéressée par cette histoire ?

— Un de nos vaisseaux de recherche a retrouvé l'épave d'un vieux-cargo nommé L'Etoile d'Odessa en mer Noire. »

Dodson recula sur sa chaise e.t secoua la tête.

« L'Etoile d'Odessa. Alors voilà ce qu'elle est devenue...

Mon grand-père supposait qu'elle s'était laissé prendre dans une de ces terribles tempêtes qui sévissent dans ces eaux maudites.

— Pas tout à fait, non. Elle a été coulée par un tir d'obus. »

Dodson n'aurait pas affiché une plus grande stupéfaction si Zavala lui avait jeté sa tasse de thé à la figure. Il ne mit pas longtemps à se ressaisir. «Ne bon*

gez pas. J'ai une autre surprise pour vous. » 11 disparut 341

dans la maison et revint avec ce qui ressemblait à un épais manuscrit. «Je dois aller au village récupérer quelques plants pour mon jardin. Vous aurez tout le temps nécessaire pour vous imprégner de cette lecture. Nous en parlerons à mon retour. Jenna s'occu-pera de vous si vous désirez du thé ou une boisson plus corsée. Il vous suffira d'agiter cette clochette. »

Zavala regarda la vieille camionnette cabossée s'éloigner en bringuebalant dans l'allée. Il s'étonnait que Dodson ait confié le manuscrit à un parfait étranger, mais, en y repensant, Jenna paraissait capable de le.

retenir s'il faisait mine de s'approcher de la Jaguar, Un paquet à la main. Il dénoua le gros ruban noir qui liait les pages jaunies et commença à les feuilleter. Les lettres calligraphiées témoignaient de l'éducation de leur auteur, mais certains signes semblaient indiquer que celui-ci avait écrit dans l'urgence. Jointe au manuscrit, une traduction anglaise du texte original rédigé en caractères cyrilliques combla Zavala.

La première page contenait un court paragraphe :

« Ceci est le journal du major Pete Yakelev, capitaine dans la Garde royale cosaque du tsar. Je jure devant.

Dieu, sur mon serment d'ojficier, que ce que je m'apprête à raconter est la stricte vérité. » Zavala tourna la page. « Odessa, 1918. Assis dans ma modeste chambre, les doigts engourdis par le froid, je repense à tout ce que j'ai enduré au cours des dernières semaines. La perfi-die bolchevique, le froid indescriptible et la faim ont décimé mon escadron. De la bande, forte de cent loyaux Cosaques, il ne reste qu'une poignée de braves. Mais l'histoire de ces vaillants sauveurs de notre mère Russie, gardiens de la flamme de Pierre le Grand, sera écrite dans le sang. Nos propres privations ne sont rien en comparaison de celles subies par la charmante dame et ses quatre filles qui, par la grâce de Dieu, sont venues 342

ne placer sous notre protection. Dieu protège le t sari Dans quelques heures, nous allons quitter notre pays pour toujours et fendre les flots jusqu à Constantinople, Ceci marque la fin d'une histoire et le commencement, d'une autre...»

Zavala était transporté par le récit. Malgré un style un peu emphatique, le capitaine racontait une aventure passionnante qui emmena Joe loin de la campagne anglaise baignée de soleil, pour le plonger dans le terrible hiver russe. Il parcourut les steppes arides balayées par le souffle impitoyable et les hurlements du blizzard, galopa au milieu de forêts sinistres où la mort guettait dans l'ombre, et brava la traîtrise tapie dans la plus humble des cabanes... Il frissonna presque de froid tandis qu'il lisait le compte rendu des épreuves que le capitaine et ses hommes avaient affrontées en traversant les territoires hostiles qui menaient à la mer.

Une silhouette sombre se dessina sur les pages. Zavala leva la tête pour voir Dodson, debout face à lui, qui lui souriait d'un air amusé.

«Fascinant, n'est-ce pas?»

Joe se frotta les yeux, puis regarda sa montre. Deux heures s'étaient écoulées. « Incroyable. Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Le vieil Anglais sonna la cloche. «L'heure du thé.»

La gouvernante apporta une théière fumante accompagnée d'un plateau de sandwiches;au concombre et de scones. Dodson remplit les tasses, puis se pencha en arrière et s'assouplit les doigts.

«Mon grand-père occupait la fonction de chef de cabinet au ministère des Affaires étrangères du roi George V. Le roi et lui étaient d'anciens compagnons de beuveries, et tous deux coureurs de jupons. Il connaissait à peu près toutes les têtes couronnées d'Eu»

rope, y compris le tsar Nicolas II, cousin de George.

Nicolas était un homme menu, bien que ses ancêtres fussent des géants, et d'une intelligence limitée. Mofl grand-père avait l'habitude de dire que "Nick" n'était pas un mauvais garçon, mais encore moins une lumière.

— Cette description conviendrait à la moitié des leaders politiques dans le monde d'aujourd'hui.

— Je ne vous contredirai pas. Nicolas était tout de même plus bête que la moyenne et totalement inapte à gouverner. Pourtant,il exerçait une autorité absolue sur plus de cent trente millions d'individus et bénéfir ciait des revenus des deux millions six cent mille kilomètres carrés de terres de la Couronne et de mines d'or. En gros, il était l'homme le plus riche du monde.

Il possédait huit palais grandioses et on dit qu'il pesait entre neuf et dix milliards de dollars. Pour finir, chef suprême de l'Eglise, les paysans voyaient en lui le bras droit du Seigneur.

— N'importe qui aurait trouvé une telle charge écrasante.

— Je vous l'accorde. Mais il était incapable de gouverner, haïssant sa fonction de tsar, excepté l'opportunité qu'elle lui offrait de jouer au soldat. Il aurait préféré passer ses jours dans une maison de campagne anglaise comme celle-ci. Malheureusement, ça ne devait jamais arriver.

— La Révolution russe...

— En effet. Mais il vous faut savoir qu'avant même la Révolution, les conservateurs de son entourage ne voulaient plus de lui. Ils redoutaient que l'implication de la Russie dans la Grande Guerre, avec la mobilisation des forces armées, ne laissât le champ libre à un soulèvement populaire. De plus, ils détestaient Raspoutine, le moine fou, pour son influence néfaste sur la tsarine. Cette situation engendra une série de manifestations, des rationnements alimentaires, une inflation terrible, des grèves, des fuites de capitaux et la colère provoquée par la mort des millions de jeunes Russes, 344

victimes de cette guerre insensée. En bon autocrate qu'il était, Nicolas réagit de façon disproportionnée aux protestations. Ses troupes se retournèrent contre lui et il abdiqua après qu'on lui eut fait comprendre que c'était pour son pays la meilleure solution. Le gouvernement provisoire le fit arrêter et garder à vue avec sa famille, dans leur palais de Tsarskoïe Selo, en dehors tle Saint-Pétersbourg. Puis Lénine et ses bolcheviques, remarquablement organisés, renversèrent le gouvernement provisoire et la Russie entama sa longue et tragique expérience du marxisme.

— Et Lénine et les communistes héritèrent du tsar et de sa famille...

— Oui, on peut dire ça. Lénine organisa le transfert de la famille impériale et quelques-uns de leurs ser-viteurs à Tobolsk d'abord, puis à Iekaterinbourg, un centre de mines d'or dans l'Oural. C'est là qu'en juillet 1918 ils furent tous massacrés... en principe.

Lénine était sous la pression des plus durs de ses lieutenants, qui voulaient l'élimination de toute la famille sans exception. Les Allemands, en paix avec la Russie depuis mars, insistèrent pour que l'on épargnât les femmes, considérant la mort du tsar comme une affaire interne à la Russie. Lénine ordonna que seuls Nicolas et son fils soient tués, et il cacha la vérité. Tout le monde sembla se satisfaire de la version officielle.

— Quel rôle tenait votre grand-père dans cette histoire?

— Le roi lui ordonna de surveiller les événements de près. Le roi George et le tsar étaient cousins, après tout. Mon grand-père envoya un agent de confiance parlant russe nommé Grimley, Albert Grimley, pour déterminer ce qui s'était passé. On pourrait considérer Grimley comme le James Bond de son temps.

Il arriva à Iekaterinbourg peu après que l'Armée blanche en eut chassé les communistes. Il parla à l'of-

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ficier militaire qui enquêtait sur les meurtres. Il trouva des traces de balles et du sang, mais aucun corps. L'officier confia à Grimley qu'au plus deux des Romanov avaient été tués : le tsar et Alexis, son héritier sur le trône. Après quoi les supérieurs de l'officier supprimèrent cette révélation des rapports.

— Pourquoi cela?

— Les Blancs étaient commandés par un général monarchiste réactionnaire, qui s'imaginait investi d'unë mission divine pour sauver la Russie du désastre. Il voulait que l'opinion croie que les bolcheviques avaient assassiné femmes et enfants. Il en faisait ainsi des martyrs, bien plus utiles à sa cause que s'ils vivaient encore.

— Qu'est-il advenu des femmes?

— Tout est dans le rapport de Grimley. Il y suggère que la tsarine et ses quatre filles furent déplacées avant l'exécution des mâles. Les communistes étaient confrontés à des troubles militaires, et Lénine pouvait vouloir compter sur une monnaie d'échange, en cas dé coup dur. Certains chercheurs pensent que l'impératrice Alexandra et ses filles furent conduites dans une ville appelée Perm, et qu'elles y restèrent jusqu'à la prise de celle-ci par les Blancs. Des témoins affirmè-rent que les femmes Romanov avaient été évacuées avec leur trésor personnel et des caisses de lingots d'or accumulées par les communistes. Puis tout ce beau monde et ses précieux bagages se seraient évaporés dans la nature pendant, d'après des documents ofi-ciels, un voyage en train pour Moscou. Les Soviétiques enterrèrent toute information complémentaire. Si le bruit s'était répandu que Lénine avait négocié avec les Allemands le destin des Romanov, son image en aurait été ternie...

— Qu'est-il arrivé au trésor ?

— On n'en a jamais retrouvé qu'une petite partie.

346

— Votre grand-père a-t-il informé le roi des conclusions de son agent ?

— Il a rédigé un rapport dans lequel il stipulait que, selon toute vraisemblance, la mère et ses filles étaient encore en vie. Il réclamait de l'aide pour mettre au point un plan de secours. Le roi George joua les Ponce Pilate, se désintéressant de l'affaire malgré les liens de parenté qui l'unissaient à Nicolas. Souvenez-vous...

ou apprenez, que le Kaiser abhorré était, lui aussi, le cousin de George et Nicolas. Loyauté et royauté ne font pas toujours bon ménage. Chez les grands, rien n'est plus facile à dénouer que des liens familiaux. Le roi redoutait de froisser la gauche britannique en offrant l'asile aux femmes Romanov. La tsarine, née Alix de Hesse, était allemande, et l'Allemagne était l'ennemi.

— Alors personne n'a tenté de les sauver ?

— Quelques Anglais ont bien essayé, mais leur entreprise se solda par un échec car la famille avait été déplacée une nouvelle fois. Il y eut aussi deux tentatives menées par les Cosaques, aidés par les Allemands, qui souhaitaient restaurer la maison impériale russe. Le Kaiser devait se sentir coupable d'avoir favorisé l'ascension de Lénine et son combat contre le tsar, afin de déstabiliser l'armée russe, en particulier sur le front oriental. Le complot le plus intéressant consistait à enlever la famille et lui faire traverser en secret l'Ukraine, occupée par les Allemands, puis la mer Noire sur un vaisseau neutre.

— Pourquoi a-t-il échoué ?

— Mais il n'a pas échoué...

— Elles ont été sauvées ?

— Oui, mais pas par les Allemands. Les Cosaques ne leur faisaient pas confiance. Quelque part en route, sans doute au cours du fameux voyage à Moscou, la bande d'intrépides Cosaques, dont la première tenta-

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tive pour la sauver avait avorté, réussit à kidnapper la famille et à se frayer un chemin, parsemé d'embûches certes, jusqu'à la mer Noire. »

Zavala se saisit du manuscrit. «Major Yakelev?»

Dodson sourit. « Cet officier cosaque devait déborder de ressources et de volonté. Il reste en revanche très vague à propos des circonstances dans lesquelles les femmes furent placées sous sa protection. Il pro-jetait d'en faire le récit une fois hors de Russie. Il avait prévu de publier son Journal quand les Romanov se montreraient au grand jour, en Europe dé l'Ouest. Le manuscrit les aurait accompagnées, leur attirant la compassion et la sympathie du monde entier. Le texte se retrouva en la possession de mon grand-père, et comme on n'entendit plus jamais parler de la famille, il le conserva, faute de mieux.

— Qui peut avoir coulé le navire ?

— C'est là que ça se corse, répondit Dodson, en gri1

maçant. D'autant plus que, jusqu'à ce jour, j'ignorais qu'on l'avait bombardé. » Il prit une profonde respiration. «Comme mon grand-père le raconte dans ses écrits, la famille devait être emmenée en Turquie, ou un U-boat devait les récupérer pour les faire sortir du pays. La Turquie était l'alliée de l'Allemagne. La Grande-Bretagne, avertie du projet, avait accepté de ne pas attaquer le U-boat pendant son parcours à destination de l'Europe occidentale.

— C'était généreux de la part des Britanniques. »

Dodson s'esclaffa. «Oh, pas tant que ça. On avait affaire à une vraie bande de renards, dont la générosité était basée sur la certitude que les bolcheviques captureraient la tsarine et ses filles.

— Un pari bien osé...

— Pas tout à fait. C'est l'Angleterre elle-même qui prévint Lénine et ses acolytes de la fuite des femmes à bord de L'Etoile d'Odessa.

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— Et votre grand-père le savait ?

— Il' s'y opposa farouchement, mais ses arguments furent rejetés.

— Par qui ?

— Par le roi George. »

Zavala prit un air entendu. « Je comprends, maintenant, votre réticence à rendre cette information publique. Certaines personnes pourraient ne pas apprécier d'apprendre que le roi était un traître ; un indic doublé d'un complice de meurtre.

— Je ne sais pas si j'irais jusqu'à considérer le roi comme un criminel, bien qu'il ait agi de façon répréhensible. Je mettrais plutôt ça sur le compte de la naï-veté, car George n'imagina jamais un seul instant que Lénine pût se montrer assez cruel et impitoyable pour ordonner un tel massacre. Grand-père disait le roi perf suadé que les femmes seraient envoyées dans un cou-vent. Les bolcheviques lui avaient sans doute donné l'impression qu'elles n'avaient pas à craindre pour leurs vies. »

Us restèrent assis un moment, perdus dans leurs pensées, et bercés par le gazouillis des oiseaux.

Zavala fut le premier à rompre le silence.

«Un fait me trouble. Il y a quelques années, les Russes déterrèrent des os que des experts identifiè-rent comme ceux de la famille Romanov.

— Les Soviétiques maîtrisaient l'art de créer de toutes pièces des indices ou des preuves. Je suppose qu'ils ont dû transmettre ce talent à leurs successeurs. C'est peut-être vrai concernant les os du tsar, mais les restes du garçon, Alexis, et de sa sœur la grande-duchesse Maria, n'ont jamais été retrouvés.

— Maria? ;

— Oui, l'avant-dernier-né des enfants de Nicolas.

Pourquoi ? »

349

Zavala alla jusqu'à sa voiture et revint avec le dossier de Perlmutter. Il en feuilleta le contenu et en sortit l'extrait du livre sur la petite sirène qu'il tendit à Dodson. Le vieil Anglais chaussa une paire de bésicles. Tandis qu'il s'absorbait dans la lecture du texte de Popov, son expression devint grave.

« Stupéfiant ! Si le capitaine dit vrai, la lignée des Romanov ne s'est pas éteinte ! Maria s'est mariée et a eu des enfants...

— Je l'interprète aussi comme ça.

— Vous savez ce que cela signifie ? Quelque part, il; y aurait un héritier légitime du tsar. » Il se passa la main sur le crâne. « Mon Dieu, quelle catastrophe !

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre. »

Dodson se reprit. «La Russie traverse une grave crise, économique, politique, sociale... et d'identité. Et la flamme du nationalisme fait bouillir ce chaudron.

Ceux qui rêvent de connaître les splendeurs de l'époque de Pierre le Grand et des tsars ont éveillé la nostalgie du peuple russe, mais tout ce qu'ils ont à se mettre sous la dent se résume au souvenir d'un temps révolu, ou plutôt à l'idée qu'ils s'en font. La révélation de l'existence d'un authentique héritier du tsar pourrait aviver la flamme et tout embraser en offrant une espérance nouvelle. Nous parlons d'un pays qui contrôle encore des armes de destruction massive et une part importante des ressources naturelles internationales.

Le monde serait en danger si la Russie basculait dans une guerre civile et écoutait les sirènes d'un déma-gogue fanatique. La complicité de la Grande-Bretagne dans le complot contre le tsar pourrait nourrir les sentiments paranoïaques à l'encontre de l'Occident. »

Dodson plongea son regard dans celui de Zavala.

«Avertissez vos supérieurs qu'ils doivent se montrer discrets. Sinon, les conséquences de telles révélations pourraient s'avérer terribles. »

350

Zavala était sidéré par la réaction affective d(i eût Anglais si réservé. «Oui, bien sûr. Je n'y manquerai pas. »

Mais Dodson semblait avoir oublié jusqu'à la présence de Zavala. «Le tsar est mort, murmura-t-il.

Longue vie au tsar. »

Chapitre 26

Washington DC

Leroy Jenkins reprit sa respiration alors qu'il quittait la chaleur écrasante de Washington pour l'agréable fraîcheur du hall de l'immeuble géant qui surplombait le Potomac. Vue de l'extérieur, la tour de verre de trente étages l'impressionnait déjà, mais rien n'aurait pu le préparer à la vision saisissante qui l'accueillit à son arrivée au siège de la NUMA. Il allongea le cou pour découvrir la mezzanine qui courait autour de l'atrium, puis son regard erra de la chute d'eau, qui plongeait dans un bassin rempli de poissons exotiques, à l'énorme mappemonde sphé-rique qui s'élevait au-dessus du sol en marbre vert océan.

Souriant comme un enfant dans un magasin de jouets, il attaqua la longue traversée de l'immense hall, slalomant entre les groupes de touristes accrochés aux basques de guides à l'uniforme impeccable.

Plusieurs jeunes et jolies réceptionnistes attendaient derrière un long comptoir d'information. L'une d'elles vit Jenkins s'approcher et lui adressa un sourire éblouissant.

« Puis-je vous aider ? »

Jenkins se figea. Pendant le vol depuis Portland, il avait répété ce qu'il dirait en arrivant à la NUMA. Et 352

maintenant, sa langue lui paraissait si lourde qu'il se sentait incapable de prononcer une parole.

Le fait de se trouver au cœur de la plus grande agence de sciences océanographiques du monde le paralysait.

En tant qu'océanographe, il avait toujours rêvé de visiter La Mecque des sciences de la mer, mais ses devoirs d'enseignant et, plus tard, la longue maladie de sa femme l'en avaient toujours empêché. À présent, il n'aimait plus quitter le Maine de peur que, comme il disait en plaisantant, ses branchies ne se referment pour de bon s'il restait trop longtemps éloigné de l'océan.

L'air semblait pétiller d'une énergie électrique.

À l'exception des touristes, toutes les personnes qu'il voyait se cramponnaient à un ordinateur portable. Pas une ne portait quoi que ce soit de semblable à la vieille mallette abîmée dont il tenait la poignée d'une main moite. Jenkins se sentait mal à l'aise dans son panta?

Ion kaki froissé, ses mocassins usés et sa chemise de travail d'un bleu passé, mouillée par la transpiration.

Il ôta sa casquette de pêcheur marron et sortit de sa poche un bandana rouge pour essuyer la sueur de son front. Il le regretta aussitôt quand il comprit à quel point cela lui donnait l'air d'un péquenot. Il remit le bandana à sa place.

« Vous désirez voir quelqu'un ,e,n particulier ?

— Oui, mais j'ai peur de ne pas savoir qui. » Jenkins ébaucha un pauvre sourire. «Je suis désolé de ne pas être plus précis. »

La réceptionniste avait l'habitude. « Vous n'êtes pas le premier à rester vague. Cet endroit a tendance à intimider les gens et je suis là pour les aider. Pourriez-vous m'indiquer votre nom ?

— Sûr, c'est Roy Jenkins. Enfin... Docteur Leroy Jenkins. J'enseignais l'océanographie à l'Université du Maine avant de prendre ma retraite, il y a quelques années.

353

— Bon, ça nous donne une piste. Souhaiteriez-vous parler à quelqu'un du département d'océanographie, docteur Jenkins ?»

Entendre son titre lui donna du courage. «Je ne suis pas sûr. J'ai des questions assez spécifiques.

— Commençons par l'océanographie... »

La jeune femme prit le téléphone, pressa un bouton et échangea une brève conversation. « Allez-y, docteur Jenkins. Ma collègue du neuvième étage vous attend. »

Elle l'éblouit à nouveau de son fabuleux sourire et dirigea son regard sur la personne suivante.

Jenkins partit en direction des ascenseurs. En pénétrant dans l'un d'eux, il se demandait s'il avait fait tout ce chemin pour se ridiculiser devant un jeune titulaire de doctorat plein de condescendance. Trop tard, maintenant, pensa-t-il, alors que l'ascenseur filait vers le ciel.

Au dixième étage de l'immeuble, Hiram Yaeger était installé devant une console en forme de fer à cheval, , les yeux fixés sur un écran géant d'ordinateur paraissant flotter dans l'air. L'image d'un individu aux sourcils broussailleux, et penché sur un échiquier, occupait tout le moniteur. Yaeger regarda le personnage déplacer la tour blanche de deux cases. Il étudia la tablette un moment, puis il lança, triomphal : « Le fou prend la reine. Echec et mat. »

Son adversaire sur l'écran haussa les épaules en sou-pirant, puis il renversa son roi d'une pichenette et déclara d'une voix aux intonations slaves : « Merci pour la partie, Hiram. À charge de revanche. » Le moniteur s'éteignit et seule subsista une légère lueur vert pâle.

Assis à côté de Yaeger, un homme d'âge moyen le félicita. «Très impressionnant. Anatoli Karpov n'est pas le premier venu.

— J'ai triché, Hank. Quand j'ai programmé toutes les parties de Karpov dans la banque de données de Max, j'ai annexé un tableau de réponses basées sur 354

la stratégie de Bobby Fischer. Fischer s'est substitué à moi chaque fois que je m'apprêtais à faire une connerie.

— Cela ressemble à de la magie, pour moi, répliqua Hank Reed. Tiens, ça n'a rien à voir, mais je me demande bien ce que sont devenus nos sandwiches au pastrami.» Il se pourlécha les lèvres. «Tu sais quoi?

Je pense que je pourrais travailler pour la NUMA sans être payé du moment qu'on me laisse utiliser la cafétéria. »

Yaeger acquiesça d'un hochement de tête. « Allez, au boulot maintenant. Si le livreur n'arrive pas d'ici cinq minutes, je téléphone.

— Ça me va. Au fait, Austin a-t-il précisé pourquoi il voulait ce truc ? »

Yaeger se mit à rire. «Kurt est le joueur de poker par excellence. Il ne'dévoile jamais son jeu avant d'abattre ses cartes. »

Austin avait appelé plus tôt et s'était annoncé par un chaleureux : « Bonjour. » Puis, allant droit au but, il avait attaqué. «Il me faut l'aide de Max. Est-elle de bonne humeur ?

— Max est toujours de bonne humeur, Kurt. Tant que j'étancherai sa soif de cocktails électroniques, elle agira selon mon bon vouloir... Elle pense que je l'aime pour son intelligence et non pour son corps, chuchota-t-il en souriant.

— J'ignorais que Max avait un corps.

— Elle en possède toute une gamme. Mae West, Marilyn Monroe, Angelina Jolie, Jennifer Lopez... Tous ceux que je programme.

— S'il te plaît,paie-lui quelques verres et demande-lui de me sortir tout ce qu'elle sait sur les hydrates de méthane. »

Austin n'avait cessé de penser aux hydrates de méthane depuis que lesTrout lui avaient appris que les 355

Industries Ataman projetaient de les extraire du sol marin.

«Je te prépare ça pour le début d'après-midi, si ça te va.

— Bien. De toute façon je serai occupé toute la matinée avec Sandecker. »

Yaeger n'essaya même pas de savoir pourquoi Austin désirait ces informations. Il en avait besoin, et cela seul importait.

Les gens qui rencontraient Yaeger pour la première fois peinaient à croire que ce rescapé des seventies, en T-shirt et jean Levi's troué, était un génie de l'informatique. Il suffisait de l'observer quelques minutes en plein travail pour comprendre les raisons qui avaient amené l'amiral Sandecker à lui confier la direction du centre de données océanologiques et océanographiques de la NUMA. Depuis sa console, il avait accès à une vaste banque de données sur l'histoire et la technologie relatives à l'océan, et à toute information liée au monde marin.

Maîtriser, sans s'égarer, la montagne de données dont il avait la responsabilité nécessitait du talent, de l'habileté et du discernement. Yaeger savait que si Max ressortait toutes les références aux hydrates, de méthane répertoriées, il étoufferait sous une ava-lanche d'informations. Il avait besoin de quelqu'un pour orienter les recherches. Hank Reed s'imposa à son esprit.

Reed se trouvait dans son laboratoire quand Yaeger le contacta. « Salut, Hank. J'aurais besoin de tes compétences géochimiques. Tu penses que je peux t'arra-cher à tes becs Bunsen pour un moment ?

— Ne me dis pas que le mage informaticien attitré de la NUMA réclame l'aide d'un simple mortel!

Qu'est-ce qui ne va pas ? Ta machine je-sais-tout a pété un fusible ?

356

— Que nenni... Max sait vraiment tout, et c'est bien pour ça que de temps en temps la compagnie d'un ignare me repose. Allez, je te paye à déjeuner.

— Flatteries et nourriture. Comment résister ? Tu as gagné, j'arrive. »

Reed entra dans le centre de données, un chaud sourire aux lèvres. L'échange de piques faisait partie d'un jeu qui les amusait beaucoup, lui et Yaeger. Ils étaient, en fait, les meilleurs amis du monde, unis par la même extravagance. Avec sa queue-de-cheval grisonnante et ses binocles de grand-mère, Yaeger paraissait tout droit sorti de la comédie musicale Hair. Le docteur Henry Reed, quant à lui, se reconnaissait à sa figure toute ronde de chérubin, et à son incroyable touffe de cheveux blonds, qui rehaussait quelque peu sa petite taille

- il mesurait un mètre cinquante - et semblait peignée avec une fourche. D'épaisses lunettes rondes, perchées sur son nez minuscule, lui donnaient un air de hibou bienveillant. Il prit la chaise que lui tendait Yaeger et frotta ses mains potelées l'une contre l'autre.

« Gratte ta guitare magique, Froggy. »

Yaeger leva les yeux par-dessus ses bésicles. « Hein ?

— Ça vient d'une vieille émission, je ne me rappelle pas laquelle. Froggy était... aucune importance. Tu ignores sans doute ce qu'est une radio. »

Yaeger sourit. « Mais non. Ma gjand-mère m'en a parlé. Une télévision sans images, si j'ai bien compris. » Il se cala sur sa chaise, les mains derrière la tête, et dit : « Max, dis bonjour à mon pote, le Dr Reed. »

Une voix féminine susurra dans les haut-parleurs disposés de façon stratégique autour de la pièce :

« Hello, docteur Reed. Quel plaisir de vous revoir... »

Comme les portes se refermaient en douceur cler=

rière lui, Roy Jenkins trouva étrange d'être le seul h sortir de l'ascenseur. Il regarda les numéros sur le m il!1

et jura. Il était bel et bien devenu un de ces professeurs tête en l'air qu'il avait toujours méprisés. La réceptionniste avait dit le neuvième étage, il se trouvait au dixième.

Au lieu des couloirs, boxes et bureaux auxquels il s'attendait, une immense cage en verre occupait tout l'étage. Il faillit faire demi-tour, mais la curiosité scientifique l'emporta. Il passa devant des rangées d'ordinateurs aux lumières clignotantes, regardant à droite et à gauche, prêtant l'oreille aux murmures électroniques. Il aurait tout aussi bien pu débarquer sur une planète peuplée uniquement de machines.

II fut soulagé à la vue des deux hommes assis derrière la large console lumineuse, au centre de la salle d'ordinateurs. Ils paraissaient absorbés dans la contemplation d'un grand écran semblant suspendu par des câbles invisibles, et sur lequel Jenkins aperçut l'image en couleur d'une femme aux yeux noisette, cheveux auburn et au généreux décolleté.

La femme parlait, mais plus étonnant encore, un des hommes, celui à la queue-de-cheval, lui répondait. S'imaginant débarquer au beau milieu d'une projection à caractère très privé, Jenkins s'apprêtait à s'esquiver quand l'autre homme, qui arborait la plus étrange des coiffures, le vit et lui adressa un grand, sourire.

« Enfin, nos sandwiches au pastrami ! s'exclama-t-il.

— Pardon ? »

Reed se rendit compte que Jenkins portait une maN

lette au lieu d'un sac en papier. Il l'étudia de la tête aux pieds et comprit son erreur.

« Je suppose que vous n'êtes pas envoyé par la cafétéria, dit-il d'un air triste.

— Mon nom est Leroy Jenkins. Je suis désolé de vous déranger... Je me suis trompé d'étage et je dois avouer que je me suis permis de visiter un peu. »

358

Il montra la salle, autour de lui. «Quel est donc cet endroit?

— Le centre informatique de la NUMA», répondit le personnage au catogan. Rasé de frais, il avait un visage presque enfantin, le nez mince et les yeux gris.

«Max peut répondre, à peu de chose près, à toutes les questions que vous lui poserez.

— Max?»

Yaeger désigna l'écran. «Je m'appelle Hiram Yaeger, et voici Hank Reed. Cette adorable personne, là-haut, est un hologramme. Sa voix est une version féminine de la mienne. Au début, j'utilisais ma propre figure, mais j'en ai eu marre de me voir tous les j ours, alors j'ai pensé à une jolie femme, mon épouse en l'occurrence. »

Max sourit. « Merci du compliment, Hiram.

— Je t'en prie... Max est aussi brillante que belle.

Demandez-lui ce que vous voulez. Max, je te présente M. Jenkins. »

L'image afficha un merveilleux sourire : « Ravie de vous rencontrer, monsieur Jenkins. »

Je suis resté trop longtemps à l'écart de la civilisation, pensa Jenkins. « En fait, c'est docteur Jenkins. Je suis océanologue. » 11 prit une profonde inspiration.

«J'ai peur que mes questions ne soient assez compliquées. Elles concernent les hydrates (de méthane.»

Yaeger et Reed échangèrent un regard.

Max soupira. «Est-il vraiment nécessaire que je me répète ?

— Rien de personnel, docteur Jenkins. Max vient de travailler une heure sur le sujet», expliqua Yaeger.

Il enfonça la touche de téléphone correspondant à la cafétéria et se tourna vers Leroy. «Nous aimerions que vous vous joigniez à nous pour déjeuner.»

Reed se pencha en avant. «Je recommande le pastrami... Une expérience inoubliable.»

359

Le sandwich était aussi délicieux que promis. Jenkins réalisa qu'à l'exception du sachet de cacahuètes, offert dans l'avion, il n'avait rien dans le ventre. Il but une gorgée de Coca pour faire descendre le repas et regarda les autres qui attendaient en silence.

« Ça va vous paraître dingue, commença-t-il.

— Dingue est notre deuxième prénom », le "coupa Yaeger. Reed approuva. Bien que les deux compères ressemblent l'un à un baba cool allumé et l'autre à un lutin coiffé avec un pétard, tous deux respiraient l'intelligence. Plus important, ils manifestaient un intérêt sincère pour son histoire.

«Okay, je vous aurai prévenus... Bon. Je me suis retiré de l'enseignement voilà quelques années, et j'ai acheté un bateau pour pêcher le homard à Rocky Point, ma ville natale.

— Aha ! Un pêcheur... intervint Reed. Je le savais. »

Jenkins sourit, puis reprit. «Vous avez dû entendre parler du tsunami qui nous a frappés il n'y a pas si longtemps.

— Oui, une horrible tragédie, acquiesça Reed.

— Ça aurait pu être pire. » Jenkins expliqua comment il avait averti la ville.

« Heureusement que vous étiez là, dit Yaeger. Mais une chose me tracasse pourtant. D'après ce que je sais, jamais un phénomène semblable ne s'était produit auparavant. La Nouvelle-Angleterre ne borde aucune faille sismique, comme le Japon ou la Californie...

— Le seul phénomène comparable que j'ai pu retrouver est la grosse vague causée par le tremblement de terre de Grand Banks, en 1929. L'épicentre se trouvait sous l'océan, sur le plateau continental, au sud de Terre-Neuve et à l'est de la Nouvelle-Ecosse. Le, séisme fut ressenti au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre, mais sa source se situant à quatre cents kilomètres des terres les plus proches, les dégâts furent 360

négligeables : routes bloquées par des glissements de terrain, cheminées cassées et vaisselle ébréchée... La vague, en revanche...

— Eh bien?

— Il y avait deux navires près de l'épicentre. Ils res-sentirent des vibrations si violentes qu'ils crurent avoir perdu une hélice, ou même heurté une épave ou une barre. Le séisme généra une grosse vague qui s'écrasa sur le littoral, au sud de Terre-Neuve, trois heures plus tard, remontant les rivières et les criques des petits villages de pêche sur près de cent kilomètres de côte. Les dommages les plus importants furent causés dans une baie en forme de coin, sur la péninsule de Burin. Le tsunami atteignit neuf mètres de hauteur au milieu de la baie, abîma les docks ainsi que des bâtiments, et tua plus de vingt-cinq personnes.

— Ça ressemble à ce qui est arrivé à Rocky Point.

— Comme un jumeau. Grâce à Dieu, le nombre de morts et de blessés n'est pas comparable. Mais j'ai découvert une similitude importante. Les deux vagues semblent avoir été causées par d'énormes affaissements du sol marin. On sait que, dans le Grand Banks, un séisme a provoqué le désastre, rompant une douzaine de câbles marins en divers endroits. » II reprit son souffle. «Et voici la grande différence: l'affaissement de Rocky Point n'a pas été provoqué, a priori, par une secousse tellurique.

— Intéressant. Y a-t-il des relevés sismiques ?

— J'ai vérifié auprès de l'observatoire de Weston, près de Boston. Le séisme des Grands Bancs atteignit une magnitude de 7,2. Les relevés de Rocky Point sont plus confus... Un choc a bel et bien eu lieu, mais il n'entre pas dans le schéma classique d'un séisme.

— Laissez-moi m'assurer que j'ai bien compris.

Vous prétendez que l'affaissement de Rocky Point n'est pas dû à un tremblement de terre...

361

— Tout à fait. En résumé, je sais ce qui n'a pas causé l'affaissement mais j'ignore ce qui a bien pu le faire. »

Yaeger regarda Jenkins par-dessus ses lunettes. « Qui a commencé, la poule ou l'œuf?

— Oui, tout est là. Et justement, j'ai lu un,,article concernant les gisements d'hydrate de méthane en bordure de la plate-forme continentale et je me demandais si l'instabilité de ces poches de gaz aurait pu provoquer l'affaissement.

— C'est possible, en effet, affirma Reed. Il y a des poches énormes d'hydrate de méthane au large des deux côtes. On a par exemple trouvé des gisements importants dans les eaux de l'Oregon ou du New Jersey. Connaissez-vous le Blake Ridge ?

— Bien sûr. Il s'agit d'un promontoire sous-marin à environ trois cent vingt kilomètres au sud-est des Etats-Unis.

— Au large de la Caroline du Nord, pour être précis. Le promontoire est bourré d'hydrate de méthane.

Certains pensent qu'on a affaire à une véritable cocot-te-minute. Des recherches ont révélé la présence de cratères grêlant le fond de l'océan, dans lesquels les cristaux ont fondu et se sont échappés en libérant du gaz méthane. »

Jenkins se gratta la tête. «Je suis désolé d'avouer mon ignorance en matière d'hydrates. J'essaie de me tenir au courant en lisant des revues professionnelles depuis que j'ai quitté l'Université, mais entre la pêche au homard et diverses autres activités, j'ai l'impression de manquer de temps.

— C'est un champ d'exploitation assez nouveau.

Etes-vous familier de la composition chimique de l'hydrate de méthane ?

— Il est composé de molécules de gaz naturel prises dans la glace ?

— Oui. Certains l'ont surnommé "glace de feu". Il 362

a été découvert au xixe siècle, mais nous le connaissons mal. Les premiers gisements naturels furent trouvés sous le pergélisol en Sibérie et en Amérique du Nord - on l'appelait alors le gaz des marais. Puis dans les années 1970, un couple de scientifiques de l'université de Columbia découvrit des poches sous le sol marin alors qu'ils effectuaient des études sismolo-giques autour du Blake Ridge. Dans les années 1980, le submersible du Woods Hole Alvin mit en évidence des cheminées sous-marines formées dans la roche par des fuites de méthane. Je faisais partie de la première importante mission de recherche, en 1995, durant laquelle nous découvrîmes les gisements dans le Blake Ridge. Et ce n'est qu'une infime partie du potentiel mondial.

— Où se trouvent les gisements majeurs?

— Principalement le long des pentes les plus basses des plates-formes continentales du globe, où le sol marin s'enfonce de façon vertigineuse, passant d'un coup d'une centaine à plusieurs milliers de mètres de profondeur. En plus des poches américaines, il y en a d'importantes au Costa Rica, au Japon, en Inde et sous le pergélisol arctique. La masse totale des gisements est stupéfiante. Les estimations les plus récentes l'éva-luent à dix mille gigatonnes, soit le d@uble des réserves connues de charbon, pétrole et gaz naturel réunis. »

Jenkins émit un léger sifflement. «En attente de l'épuisement de nos gisements de pétrole.

— J'aimerais que ce soit aussi simple, soupira Reed.

Quelques problèmes techniques doivent être résolus à tout prix avant de l'extraire.

— Ce serait dangereux de forer ?

— Les petits forages à fins expérimentales ou scientifiques ne présentent pas de danger. Remonter des hydrates à la surface pour chauffer vôtre maison, ou pour votre voiture, constitue un autre problème. L'en-

363

vironnement est très hostile dans les grands fonds où l'on trouve la glace de feu. De plus, elle devient effer-vescente quand on la remonte. Pour finir, les nappes peuvent se situer à quelques centaines de mètres sous le sol marin.

— Ce n'est donc pas un quartier recommandable aux plates-formes de forage.

— Ah non ! Même si beaucoup de pays et de compagnies planchent sur le sujet. Une méthode consiste à propulser de la vapeur ou de l'eau dans le trou de forage. L'hydrate fond et dégage du méthane. Ensuite vous pompez le méthane à la surface du sol marin par un autre trou. Mais séparer l'hydrate du sol marin déstabilise ce dernier... ;

—- Et c'en est fait de votre coûteux pipeline.

—- Possible. D'autres méthodes sont en cours d'étude, mais pour l'instant aucune ne donne entière satisfaction.

— On dirait qu'il va falloir marcher sur des œufs pour extraire ces satanés hydrates.

— Pire que ça... Mais revenons à votre première question.

— Les hydrates en tant que source de séismes et.

grosses vagues...

— C'est très plausible. On a des preuves que la fonte naturelle a déstabilisé des pentes du sol marin.

On a recensé des affaissements sous-marins massifs au large de la côte Est des Etats-Unis, de l'Alaska, et d'autres pays. Les Russes ont découvert des champs d'hydrate instable au large de la Norvège. Us pensent qu'une des plus grosses fuites jamais répertoriées a provoqué le glissement de terrain subaquatique de Storrega: il y a huit mille ans, plus d'un million trois cent cinquante mille mètres cubes de sédiments glissèrent pendant plusieurs kilomètres, sur la pente de la plate-forme continentale norvégienne.

364

— Je connais l'histoire de Storrega, déclara Jenkins.

— Alors vous savez que la gigantesque coulée de houe a causé d'inimaginables tsunami. En comparaison, les Grands Bancs et Rocky Point auraient ressemblé au mouvement de l'eau dans une baignoire. »

Jenkins acquiesça. «Et un affaissement causé par l'homme, est-ce possible ?

— Certainement. Une plate-forme de forage pourrait, par inadvertance, provoquer un éboulement dans la nappe et par là même un affaissement. »

Jenkins lâcha un long soupir. «Par inadvertance, oui. Mais ce processus pourrait-il être déclenché de façon délibérée ? »

Le ton de Jenkins capta leur attention. Reed demanda. « Qu'entendez-vous par là ? »

L'ancien professeur ne tenait plus en place sur sa chaise. «Depuis quelque temps, ça me rend dingue.

Mon instinct est en conflit avec mes compétenaes scientifiques qui me conseillent de réunir des preuves avant de tirer une conclusion, surtout aussi folle que celle-ci. »

Reed se gratta le menton. «Je suis un scientifique, comme vous... et je ne peux franchir le gouffre entre l'hypothèse etia conclusion sans un pont constitué de faits. »

Yaeger se mêla à la discussion. «Que c'est poé-tique.. . Voyons si Max peut nous aider. Nous écoutais-tu, mon amour ? »

La superbe créature de synthèse réapparut. « Difficile de faire autrement avec les six microphones hypersensibles dont je suis équipée. Où puis-je vous emmener?»

Yaeger se tourna vers les deux scientifiques.

« Messieurs, elle est tout à vous. »

Reed avait déjà pensé aux questions qu'il allait 365

poser. «Max, s'il te plaît, montre-nous un panorama des gisements d'hydrate de méthane le long des côtes américaines. »

Le beau visage s'évanouit pour laisser place à une représentation tridimensionnelle du forîd de l'océan, à l'est et à l'ouest des Etats-Unis. Des zones d'un rouge vif palpitaient dans le bleu miroitant de l'Atlantique et du Pacifique.

« Maintenant, isole la côte Est. »

Le littoral entre le Maine et les Keys de Floride apparut.

« Bien. Concentre-toi sur le Maine et montre-nous le plateau continental. »

Ils avaient le regard rivé sur la longue côte déchi-quetée qui s'étirait depuis le Canada jusqu'au New Hampshire. Une ondulation apparaissait au large et traversait les zones rouges d'hydrate.

«Si je puis me permettre, intervint Jenkins, pourriez-vous mettre Rocky Point en évidence ? »

Une fleur bleue clignotante indiqua la ville du professeur. Le gros plan d'une vue aérienne de la bourgade et ses environs apparut dans le coin droit au bas de l'écran.

«Pas mal, nota Jenkins, admiratif.

— Merci. » Bien que désincarnée, la voix de Max se distinguait par une rare sensualité.

Jenkins donna à Max la position de son bateau lorsqu'il avait constaté la naissance du tsunami. La silhouette d'un bateau de pêche se dessina sur l'onde holographique.

«Nous avons besoin, à présent, d'un diagramme représentant les principales failles sous-marines. »

Un réseau enchevêtré de lignes blanches fit aussitôt son apparition.

Le bateau se trouvait entre Rocky Point et une faille à l'est de la ville.

366

« Super, Max, dit Yaeger. Pendant que tu es en mode profil, retournons sur le plateau continental, à l'épicentre du choc. »

Une coupe transversale du sol marin s'afficha sur l'écran, avec une ligne ondulée marquant la surface de l'océan et une autre, le fond. La plate-forme chutait à pic. Une faille épaisse traversait le bord du plateau, en direction de l'abîme et croisait le chemin d'un gisement d'hydrate de méthane, visible sous la croûte cal-caire.

« Voilà la source du mal. Max, montre-nous ce qui arrive lors d'une fuite. »

Une mofette de méthane s'éleva du sol. Le fond de l'océan, au bord de la plate-forme, s'effondra. Une dépression cratériforme naquit à la surface de l'eau, juste au-dessus de l'affaissement. L'eau tenta de se stabiliser, créant une bosse qui s'en alla, grossissant, en direction de la côte. '

« Voilà la genèse de la grosse vague, conclut Reed.

— Laissez-moi essayer un truc. » Yaeger s'adressa à Max. « Tu as entendu ce qu'a dit le docteur Jenkins sur les relevés sismiques à cet endroit. S'il te plaît, ma chérie, donne-nous une simulation de ce qui est arrivé. »

Des rides, représentant les vagues, commencèrent à s'éloigner de la zone concernée. Max zooma sur la vague qui-se dirigeait sur Rocky Point. Quand elle approcha de la côte, le gros plan de la ville emplit tout l'écran. La vague roula à l'intérieur du port, avala le rivage et remonta la rivière.

De sa propre initiative, Max divisa l'écran pour afi-cher une vue du profil de la vague. Le tsunami grandit à l'approche des terres, se transforma en une serre géante et s'abattit sur le port endormi. Un silence dû mort s'installa dans la pièce, tandis que Max répéluil inlassablement la scène, au ralenti et en accéléré Yaeger pivota sur sa.chaise. «Des commentaires, messieurs ?

— On a établi les effets, remarqua Jenkins. Mais la grande question demeure : l'homme en est-il la cause ?

— C'est déjà arrivé, répondit Reed. Rappelez-vous ce que j'ai dit à propos de la plate-forme de forage...

— Max, je sais que vous avez travaillé dur, mais pourriez-vous me rendre un service ?

— Bien sûr, docteur Jenkins.

— Merci. Revenez en arrière sur la côte Est et mon-trez-nous les sites à risques, semblables à ceux du Maine. »

La carte apparut à nouveau, illuminée de cercles clignotants, de tailles diverses. Les plus gros se trouvaient au large de la Nouvelle-Angleterre, du New Jersey, de Washington, Charleston et Miami.

« Max, simulez, s'il vous plaît, ce qu'il arriverait si le plateau continental s'écroulait aux principales intersections de failles et de gisements d'hydrate de méthane. »

En un instant, des vagues s'éloignèrent des plus gros épicentres, grandirent jusqu'à atteindre une hauteur de neuf mètres et s'écrasèrent sur la côte, inondant les baies, remontant les rivières, et loin dans les terres.

Les yeux de Reed s'agitèrent derrière les verres épais de ses lunettes. « Adieu Boston, New York, Washington, Charleston et Miami.

— "Méth en excès et la mort apparaît"», murmura Yaeger. Devant les visages stupéfaits des deux hommes, plus âgés, il expliqua : « C'est un vieux dicton hippie, afin de mettre les gens en garde contre l'abus de métham-phétamines.

— C'est pire que n'importe quelle drogue, mon pote », répliqua Reed.

Jenkins s'éclaircit la gorge. «J'ai oublié de mentionner quelque chose. » Il leur raconta sa rencontre 368

avec l'énorme vaisseau, le jour du tsunami de Rocky Point.

«Vous avez l'air de penser que le navire avait un rapport quelconque avec le glissement de terrain et le tsunami», dit Yaeger.

Jenkins acquiesça.

« Et vous avez pu l'identifier ?

— Oui. Le bâtiment était enregistré au Liberia, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, et il s'appelait Ataman Explorer I. J'ai vérifié dans un dictionnaire.

Ataman signifie : le chef d'une bande de Cosaques.

— Ataman ? Vous en êtes sûr ?

— Oui. Vous en avez entendu parler ?

—- Possible. Combien de temps restez-vous à Washington, docteur Jenkins ? demanda Yaeger.

— Je ne sais pas. Aussi longtemps qu'il le faudra, je suppose. Pourquoi ? »

Yaeger se leva de son siège. «J'aimerais vous présenter deux amis... »

Chapitre 27

Le soleil arrosait de rayons la baie vitrée en verre teinté, inondant James Sandecker d'une lumière cuivrée. Son bureau, au dernier étage du siège de la NUMA, jouissait d'une vue exceptionnelle sur le Washington institutionnel. L'amiral se tenait devant l'immense fenêtre, immobile et pensif. Ses yeux bleus autoritaires balayaient la ville, depuis la Maison-Blanche jusqu'au dôme du Capitole, en passant par la grande flèche du monument de George Washington, tel un faucon à la recherche d'une proie.

Austin avait passé une grande partie de la matinée à mettre Sandecker au courant des événements de la mer Noire. L'amiral s'était montré fasciné par la description de la base de sous-marins, et intrigué par la rencontre avec Petrov. Il avait, dans le passé, connu lord Dodson, mais ignorait qu'il existât un lien entre L'Etoile d'Odessa et ce dernier. De temps en temps, il posait une question pour éclaircir un point particulier ou proposer sa propre théorie. Mais il écouta dans un silence absolu, en tortillant son bouc bien taillé, quand Austin lui relata les détails du massacre à bord du Sea Hunter. Quand Austin se tut, Sandecker se leva et marcha jusqu'à la baie vitrée.

Après un moment, il se tourna vers Austin et Gunn, assis dans des fauteuils en cuir, et déclara: «Dans toute ma vie d'amiral, je n'ai jamais perdu un vaisseau 370

ou son équipe. Et ce n'est pas aujourd'hui, nom (le Dieu, que je vais commencer. Ce fils de pute et son am i Razov vont payer pour le massacre de tout un équipage de la NUMA. »

La température de la pièce parut chuter d'une dizaine de degrés.

Sandecker revint s'asseoir derrière son bureau, en face d'Austin et de Gunn. «Comment va mademoiselle Montague ?

— Elle est solide, répondit Austin. Elle a insisté pour rester à bord pendant que l'équipage remplaçant ramenait lë Sea Hunter au port.

— Arrangez-vous pour que je la rencontre à son retour.

— Je m'en occuperai. » Austin demanda : « Du nouveau du côté de la CIA ? »

Sandecker prit un cigare dans la petite cave surdon bureau, et l'alluma. «La CIA fait fausse route, le FBI est sceptique et l'armée ne bougera pas si on ne lui en donne pas l'ordre. Quant au secrétaire d'Etat, il ne me rappelle pas.

— Et la Maison-Blanche ?

— Le Président se montre certes compatissant et préoccupé. Mais je ne peux m'empêcher de percevoir la jubilation de certains membres du Conseil, qui pensent que ce massacre n'est qu'une juste punition pour avoir fourré notre nez dans les affaires des autres. Ils sont furieux que la NUMA ait sauvé l'équipage du NR-1.

— L'important c'est qu'il ait été sauvé,non?» s'indigna Austin.

Sandecker recracha un nuage de fumée mauve, qui sembla s'éterniser dans la pièce. «Mon pauvre Kurt, je ne vais pas vous apprendre comment les gens fonctionnent dans cette ville... Vous savez bien que la gratitude n'existe pas dans le petit monde de Washington, Nous leur avons coupé l'herbe sous le pied, et ils n'aiment pas ça. »

Gunn soupira. « Cela correspond, en gros, aux ragots que j'ai entendus. Certains prétendent même que notre incartade est la raison pour laquelle le NR-1, son capitaine et le pilote manquent encore à l'appel.

— Ainsi les autres agences ont trouvé en nous une excuse à leur incompétence... railla Sandecker. Mais je crains que, dorénavant, la NUMA ne puisse compter que sur elle-même pour régler le problème du Sea Hunter. A-t-on une piste qui nous conduise à ce salaud de Boris ?

— C'est un vrai feu follet, répondit Austin. Il vaut mieux se concentrer sur Razov. Aux dernières nouvelles, son yacht avait quitté la mer Noire et on essaie de retrouver sa trace.

— Il va falloir faire mieux que ça», répliqua Sandecker.

L'interphone de Sandecker émit un léger signal sonore, l'avertissant que sa secrétaire désirait lui parler. « Je sais que vous êtes en conférence, amiral, mais MM. Yaeger et Reed sont ici avec un autre monsieur, et demandent à vous voir de toute urgence.

— Envoyez-les-moi, je vous en prie. »

Le moment d'après, la porte du bureau s'ouvrit et Yaeger entra, suivi du minuscule Dr Reed et d'un étranger. Sandecker reconnut tout de suite le pêcheur en Jenkins, et la main calleuse que lui tendit le professeur le conforta dans cette certitude.

Il accueillit chaleureusement les trois hommes et leur proposa de s'asseoir. « Eh bien, Hiram, quel événement particulier a bien pu vous arracher à votre sanctuaire ?

— Je crois que le Dr Jenkins vous l'expliquera mieux que moi. »

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Jenkins surmonta la nervosité qui l'avait envahi en pénétrant dans le bureau du légendaire directeur de la NUMÂ et conta son histoire. Une fois le récit achevé, Reed donna son opinion de géochimiste pendant que Yaeger faisait circuler les copies des diagrammes que Max avait projetés sur l'écran. L'intérêt de Sandecker grandit au fil des minutes et, quand les trois hommes eurent terminé, il se pencha sur l'interphone. «S'il vous plaît, faites monter le Dr Wilkins, du département de géologie. »

Le Dr Elwood Wilkins arriva un court instant plus tard. Originaire du Midwest, l'homme était mince et réservé. Il ressemblait à un de ces acteurs de cinéma qui jouent toujours les rôles du gentil pharmacien ou du médecin de famille. Sandecker lui avança un siège et l'invita à prendre place près des autres. Il tendit les diagrammes à Wilkins et laissa le géologue les étudier un moment. Wilkins lut les documents et leva les yeîix vers l'amiral.

Sandecker répondit à la question qu'il devinait dans le regard du scientifique. « Ces messieurs envisagent la possibilité d'un effondrement du plateau continental de la côte Est„qui engendrerait des tsunamis destruc-teurs. Bien que je tienne leur opinion en haute estime, ça ne peut pas faire de mal d'écouter l'avis d'un observateur neutre. Qu'en pensez-vous ? »

Wilkins sourit. «Oh, je ne crois pas au danger de voir Atlantic City devenir Atlantis City... dans un avenir proche. »

Sandecker dressa l'oreille.

«Mais, ajouta Wilkins, des recherches en cours semblent indiquer que la suggestion de ces messieurs est loin d'être farfelue. La roche, sous la couche supérieure du plateau continental, est d'une extrême porosité et, par conséquent, gorgée d'eau. Si la pression exercée par le fond de l'océan atteignait un 373

stade critique, l'eau serait expulsée. Comme quand vous marchez sur un ballon plein d'eau. L'éclatement pourrait causer des affaissements qui déformeraient l'eau et enverraient des vagues géantes en direction des côtes. Quelques-uns de mes collègues, à l'université de Penn State, ont exécuté des modèles informatiques démontrant la réalité d'une telle possibilité.

— Ces affaissements seraient provoqués par un tremblement de terre ? l'interrogea Sandecker.

— Un séisme pourrait le faire, bien sûr.

— Serait-ce envisageable sur la côte Est ? » demanda Gunn.

Wilkins frappa du revers de la main les diagrammes de Max.

«Ces documents le démontrent assez clairement.

La plate-forme continentale court sur tout le littoral.

À divers endroits, le long de la pente, on constate la présence de grosses fissures et de cratères où le potentiel d'effondrement est plus important.

— Autre chose qu'un séisme peut-il engendrer de tels affaissements ? s'informa Gunn.

— Cela pourrait arriver spontanément. Je suis désolé de ne pouvoir entrer dans les détails, mais c'est un tout nouveau champ scientifique.

— Je pensais à une fuite d'hydrate de méthane.

— Pourquoi pas ? Si la couche d'hydrate était déstabilisée, alors oui, tout le bazar s'effondrerait et créerait vos vagues géantes. »

Sandecker comprit que Wilkins s'apprêtait à demander la raison de toutes ces questions et il coupa court à la discussion. « Merci, docteur. Vous nous avez été d'une grande aide, comme toujours. » Il poussa gentiment Wilkins vers la sortie, lui tapota l'épaule et le remercia à nouveau. De retour auprès des autres, il déclara: «J'espère que vous ne vous êtes pas sentis 374

insultés par mon désir d'entendre l'avis de Wilkins, Il me fallait une opinion indépendante.

— Si j'ai bien compris, annonça Gunn, il y a toutes les chances pour que Razov ait appris comment provoquer un tsunami. La vague de Rocky Point était un galop d'essai. Et si nous ne nous trompons pas, il est capable de causer des dégâts terribles.

— L'Ataman Explorer est la clé de voûte de son entreprise de destruction, affirma Austin. Et nous devons le retrouver.

— C'est insuffisant. » Sandecker parla d'une voix où perçait une détermination tranquille mais implacable.

« Nous devons monter à bord de ce navire ! »

Chapitre 28

Rocky Point, Maine

Avant la catastrophe, Rocky Point était une de ces jolies bourgades aux côtes rocheuses, typiques du Maine. Son port pittoresque et ses coquettes maisons à clin, aux toits couverts de bardeaux, figuraient dans un grand nombre de calendriers et la rue principale, bien propre, aurait pu servir de décor à un film de Frank Capra. Mais en ce jour, alors que le bateau de Jenkins quittait la rade, Austin en contemplait les ruines.

Les restaurants à homards en bordure des quais, la jetée et le motel si controversé avaient disparu, laissant pour tout souvenir quelques piles et colonnes qui dépassaient de la mer. Des bouées rondes fluo-rescentes dansaient sur l'eau et balisaient les sites d'épaves. Des grues agrippaient les restes d'embarcations naufragées pour les entreposer au sec... et des débris divers tourbillonnaient dans le sillage du Kestrel.

Si Austin s'était montré plus poète, il aurait évoqué l'âme de la ville, emportée par les flots... «Quelle merde ! » fut ce qu'il trouva de mieux à dire.

«Ç'aurait pu être pire», déclara, au diapason, le Rimbaud de la police locale, le shérif Charlie Howes, assis en poupe, à côté d'Austin.

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« Ouais... Un missile nucléaire aurait pu la détruire, compléta ce dernier en secouant la tête.

— Ouais...» conclut Howes qui n'allait quand même pas laisser un étranger avoir le mot de la fin.

Austin avait été présenté au shérif quelques heures auparavant. Un jet de la NUMA avait déposé Austin, Paul Trout et Jenkins à l'aéroport de Portland. Jenkins avait appelé Charlie Howes qui attendait les trois hommes dans une voiture de patrouille, pour les emmener à Rocky Point.

Après la réunion avec Sandecker, Austin avait réussi à localiser Y Ataman Explorer et, une fois dans son bureau, il s'était muni d'une loupe pour étudier les photos satellite. Même si celles-ci avaient été prises à plusieurs milliers de mètres d'altitude, elles étaient nettes et détaillées. Il pouvait lire le nom du bateau sur la coque et voir des gens sur le pont.

Austin avait tout de suite été frappé par la ressemblance du navire avec le Glomar Explorer, le vaisseau de relevage construit en 1970 par Howard Hugues pour une mission secrète de la CIA, consistant à récupérer un sous-marin russe coulé. De grands derricks et des grues semblables à ceux du Glomar donnaient au pont l'allure d'unerplate-forme de forage flottante.

Austin avait examiné le navire sur toute sa longueur, avec une attention particulière pour la zone où se dressaient les grues. Il avait fait quelques esquisses sur un bloc-notes et s'était penché en arrière dans son fauteuil, fier de lui. Et pour cause ! Il avait trouvé un moyen pour monter à bord de Y Ataman Explorer.

Sachant que ce dernier fuirait à la moindre apparition d'un navire de la NUMA, ce ne serait pas facile, parce qu'il fallait s'approcher du bâtiment sans éveiller de soupçon. Il avait réfléchi au problème pendant un moment et s'était souvenu de son expérience en mer Noire avec le capitaine Kemal. Il s'était alors saisi du 377

téléphone pour appeler Yaeger et lui demander où se trouvait Jenkins.

« Reed lui fait visiter l'immeuble de la NUMA. Il a offert à Jenkins de l'héberger cette nuit, avant son retour dans le Maine, prévu pour demain.

— Essaie de savoir où ils sont et passe-moi un coup de fil. »

Le téléphone d'Austin avait sonné quelques minutes plus tard et ce dernier avait exposé les grandes lignes de son plan à Jenkins, sans lui cacher les dangers qu'il présentait. Jenkins n'avait pas hésité une seconde et quand Austin s'était tu, il avait déclaré d'un ton ferme :

«Je suis prêt à tout pour faire payer ces enfoirés qui ont ruiné ma ville. »

Austin avait souhaité une bonne visite à Jenkins, puis il avait donné deux appels téléphoniques. Le premier à la section transports de la NUMA pour réserver le jet et le deuxième au domicile des Trout, à Georgetown. Gamay avait laissé un message pour annoncer leur retour d'Istanbul et leur disponibilité.

Austin avait mis Paul au courant des derniers événements.

Pendant ce temps-là, Jenkins avait contacté les pêcheurs de Rocky Point dont les bateaux flottaient encore et leur avait proposé un petit boulot. À la demande d'Austin, il avait dit aux pêcheurs que la NUMA cherchait des bateaux pour une étude sur les espèces vivant dans les grands fonds. En récompense, ils seraient très bien rémunérés, et la NUMA leur allouerait un budget pour réparer le port, sans passer par la paperasserie administrative.

Jenkins n'avait eu aucun mal à recruter des pêcheurs et quand le Kestrel quitta le port à l'aube, six autres bateaux de pêche au homard et des chalutiers le suivaient en file indienne. Charlie Howes avait insisté pour les accompagner et Jenkins en était heu-

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reux. Avant de rejoindre la police, le shérif avait péché le homard pour vivre, et il n'avait rien perdu de son sens de la mer.

La flotte des pêcheurs passa le promontoire rocheux qui avait donné son nom à la ville et prit le large. L'océan était d'un vert émeraude lumineux.

Quelques petits nuages parsemaient çà et là le ciel d'un azur profond et une brise légère caressait les visages. La file de bateaux mit le cap sur l'est, puis le sud, bercée par une faible houle. De temps en temps, Gamay appelait, depuis le siège de la NUMA, pour donner la position de l'Ataman Explorer que lui indiquaient les images satellite.

Austin notait les positions sur une carte marine représentant le golfe du Maine, vaste étendue entre la longue côte du Maine et le bras replié du Cape Cod.

Le vaisseau semblait se mouvoir avec lenteur, à l'intérieur d'un grand cercle. Austin supposa qu'il s'agissait là d'un circuit d'attente avant, sans doute, une autre destination. Gamay utilisait un code simple de sorte que, si quelqu'un écoutait, il penserait entendre une conversation entre pêcheurs. Elle s'était lancée dans une imitation désastreuse du dialecte et de l'accent du Maine, que Jenkins et Howes ignoraient poliment...

jusqu'au moment où ils ne purent plus se retenir.

« Quoi ? s'écria Jenkins, Qu'est-ce qu'elle a dit, là ? »

Howes secoua la tête. «J'ai vécu toute ma vie sur la côte Est, et putain, j'ai jamais entendu quelqu'un d'ici parler comme ça... Comprends pas la moitié de c'qu'elle raconte. »

Trout réprima un sourire. Bredouillant une excuse, il expliqua que Gamay avait vu trop d'épisodes de !o série Arabesque, où l'héroïne, un écrivain, vit dans un Maine à la sauce hollywoodienne, avec son lot de clichés et d'erreurs. Jenkins lui coupa la parole. L'excb tation perçait dans le ton de sa voix lorsqu'il annonça en désignant un point lumineux sur l'écran du radar :

« Le voilà. J'en suis sûr. »

Austin regarda par-dessus l'épaule de Jenkins. La cible se situait au sud-est. «Ouais», dit-il.

Jenkins accéléra à fond, les autres bateaux suivirent.

L'impatience n'était pas la seule raison qui le poussait à se hâter. Jenkins ne se laissait pas duper par l'humeur joueuse de l'océan. Il avait étudié la hauteur des vagues et la distance qui les séparait, avec l'œil expérimenté du pêcheur et du scientifique. «Le temps va se gâter», affirma-t-il.

Austin le savait. «J'ai écouté le bulletin météo à la radio...

— Je n'ai pas besoin des accents métalliques d'une voix d'ordinateur pour me dire qu'une tempête se prépare! répliqua Jenkins, avec le sourire. Il suffit de savoir lire les signes. »

Depuis qu'ils avaient quitté Rocky Point, Jenkins avait vu les nuages s'accumuler et s'épaissir, et la couleur de la mer virer au gris anthracite. La brise aussi avait changé. «Si on se dépêche, on sera rentrés avant la tempête. En revanche, si la mer et le vent s'affolent, ça pourrait devenir dangereux de traîner un filet derrière soi et de le remonter.

— Je comprends, dit Austin. Paul et moi allons nous préparer.

— S'rait pas une mauvaise idée», intervint Howes.

Sa voix, si décontractée d'ordinaire, était tendue. « On a d'ia compagnie. »

Le policier montrait du doigt une forme, sombré et énorme, émergeant du brouillard qui venait de se lever. À mesure qu'elle se rapprochait, elle perdait son aspect spectral et ses contours se précisaient. La sil-

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houette d'un navire immense se dessina. Le bâtiment était entièrement noir, depuis la ligne de flottaison jusqu'au sommet de l'unique et grande cheminée. Des derricks et des grues hérissaient le pont comme les piquants sur le dos d'un porc-épic. Sa peinture mate absorbait la lumière et rendait le vaisseau difficile à voir de loin. Elle lui donnait en outre un aspect diabo-lique assez effrayant, qui n'échappa pas aux pêcheurs.

La radio s'anima et résonna de voix excitées. Un des pêcheurs lança: «Nom d'un chien, Roy, qu'est-ce que*

c'est que ce truc ? On dirait un corbillard flottant.

— Corbillard ? s'exclama une autre voix. Ça ressemble à la putain d'entreprise de pompes funèbres tout entière, ouais ! »

Austin sourit en écoutant la discussion. N'importe qui, écoutant ces commentaires, saurait qu'ils n'avaient pas été préparés. Je,nkins conseilla à ses camarades,, d'ouvrir l'œil afin d'éviter toute collision. De toute façon, ils avaient décidé de se tenir à bonne distance du monstrueux navire, dont Austin estima la vitesse à dix nœuds.

b'Ataman Explorer parut ralentir comme il se rapprochait. Un point-noir se détacha du pont et commença à grossir, en bourdonnant comme un frelon dérangé dans son nid. Peu après, un hélicoptère noir survola la flotte des bateaux dépêché. Jenkins et Howes agitèrent les bras, en signe de bienveillance, à l'attention de l'appareil. Celui-ci survola le cortège de bateaux pendant quelques minutes, puis s'en retourna au vaisseau.

Depuis l'intérieur du poste de pilotage, où Trout et lui enfilaient leurs combinaisons de plongée, Austin, très calme, regarda l'appareil s'éloigner. «Je crois qu'on a passé le premier examen.

— C'était bien plus sympa comme réception que celle à laquelle on a eu droit, Gamay et moi, à Novorossisk.

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— Tu peux remercier Jenkins. C'était son idée de faire venir un maximum de témoins afin d'obliger Ataman à rester tranquille. »

Austin se félicitait d'avoir écouté Jenkins quand il '

avait demandé de l'aide à ce dernier. Tout de suite d'accord, Jenkins avait avancé l'idée de se rendre auprès du vaisseau à plusieurs, pour une question de sécurité. Dès l'instant où VAtaman Explorer navi-guait dans une zone de pêche, il ne se montrerait pas suspicieux à l'encontre d'une bande de pêcheurs en train de tirer leurs chaluts. D'ailleurs, Austin pouvait voir une demi-douzaine de bateaux tendre les filets.

Il avait organisé l'infiltration du parc de sous-marins à partir du chalutier de Kemal. Mais pénétrer dans la base avait été facile en comparaison de ce qui les attendait aujourd'hui. À la différence des Cosaques, plus intéressés par le polo humain que la surveillance des lieux, des sentinelles vigilantes et bien armées montaient la garde sur le navire d'Ataman.

Austin s'impatientait quand l'occasion qu'il attendait se présenta. Le vaisseau s'arrêta, moteurs coupés.

Jenkins utilisait le Kestrel comme chalutier quand il ne péchait pas le homard, et le bateau était équipé d'un treuil à tambour et d'un câble de halage. Avec l'aide du chef, il mit le filet à l'eau. Le Kestrel accéléra un peu pour aller faire un tour dans les eaux de Y Ataman Explorer et approcher l'un de ses côtés, tout en respectant une distance voisine des cent mètres. La manœuvre offrit aux sentinelles une bonne opportunité d'inspecter le Kestrel de plus près. Ce qu'ils ne pouvaient voir, c'étaient les deux plongeurs dissimulés derrière le poste de pilotage. Jenkins mit le moteur au point mort et sortit sur le pont. Avec Howes, ils commencèrent à bricoler le treuil comme s'il y avait un problème. Pendant cette pause, Austin et Trout sautèrent à l'eau et 382

plongèrent sous le bateau, pour éviter de se prendre clans le filet.

Jenkins devait ensuite traîner le chalut sur trois kilomètres et revenir sur l'autre flanc du navire. Ainsi, Austin et Trout disposeraient d'une heure pour monter à bord du vaisseau et en repartir. Ils resteraient en contact avec Jenkins grâce à un système de communication sous-marin, invisible de l'extérieur,Trout ayant installé un hydrophone sous la ligne de flottaison du Kestrel.

Ils nagèrent en eaux profondes, agitant leurs palmes •

d'un battement régulier et efficace qui leur permit de couvrir la distance qui les séparait du navire en un rien de temps.

La coque gigantesque se dégageait de l'obscurité et ressemblait au corps endormi d'une énorme baleine.

Austin fit signe à Trout de descendre encore. Une fois sous le navire, ils allumèrent leurs torches et les diri- , gèrent vers le haut. Les milliers de tonnes d'acier noir au-dessus de leurs têtes les impressionnèrent plus qu'ils ne l'avaient imaginé.

«Je sais maintenant ce que ressent un insecte juste avant qu'un pied ne l'écrase, dit Trout.

— Je pensais lajnême chose mais je ne voulais pas te rendre nerveux.

— Trop tard. Par où on commence ?

— Si j'ai bien interprété les pnotos satellite, on devrait trouver ce qu'on cherche au milieu de la coque. »

Ils remontèrent lentement, le faisceau de leurs torches éclairant le ventre du vaisseau jusqu'à ce qu'Austin aperçoive les contours d'une ouverture étanche pratiquée sur toute la largeur du fond plat.

«Bingo!» s'exclama-t-il.

Sur les photos satellite, Austin avait noté un espace ouvert au pied d'un des derricks. La bâche qui aurait dû le recouvrir n'était pas mise et Austin avait tout de 383

suite reconnu l'ouverture supérieure d'une moon pool, comme celles dont étaient pourvus tous les navires de la NUMA.

Austin savait d'expérience que les portes seraient fermées pour ne pas freiner le vaisseau. Mais il se souvint que certains bâtiments de la NUMA possédaient une moon pool plus petite pour le lancement des ROV. Il en découvrit l'entrée - un rectangle régulier d'environ un mètre carré - sur le flanc gauche du vaisseau. Fermée, elle aussi...

Austin dégrafa le chalumeau Oxy-Arc de sa ceinture et en déroula le tuyau dont il tendit une extrémité à Trout. Celui-ci la connecta au réservoir d'oxygène qu'il transportait à cet effet. De son sac, attaché à la taille, Austin sortit deux puissants aimants munis de poignées qui adhérèrent aussitôt à la coque. Puis Trout et lui couvrirent leurs masques d'un écran en plastique sombre pour protéger leurs yeux de la flamme aveuglante. Pendant qu'Austin agrippait d'une main l'un des aimants, Trout alluma le chalumeau.

Austin put ainsi commencer à œuvrer, en espérant que la petite porte rectangulaire serait plus fine que le reste de la coque. Bien que le bateau fût immobile, l'eau bouillonnait tout autour, et créait de puissants remous. Avec l'aide de Trout, Austin avait jusque-là réussi à rester en place, mais un remous d'une violence particulière lui fit lâcher prise et quand, dans un réflexe, il essaya de se rattraper de l'autre main, il laissa échapper le chalumeau.

Trout connaissait les mêmes problèmes et il perdit, quant à lui, le réservoir d'oxygène. Ils parvinrent à se cramponner aux aimants, et arrachèrent leur écran de protection visuelle, juste à temps pour voir le chalur meau, encore allumé, s'engloutir dans les ténèbres.

Tous les jurons de marin qu'Austin avait appris au cours des années passées en mer retentirent dans les 384

écouteurs de Trout. Une fois son répertoire épuisé, H

soupira. «Pff ! Impossible de retenir le chalumeau.

— Tu as peut-être remarqué que j'ai perdu le réservoir... Dis-moi, je ne te connaissais pas si grossier.»

Austin parvint à rire. «Zavala m'a appris quelques jurons en espagnol ! Désolé de t'avoir fait venir pour rien.

— Si je n'étais pas en ce moment sous un navire géant en plein milieu de l'Atlantique, Gamay m'obli-gerait à poser du papier peint sur les murs de la maison, alors... Tu as un plan de rechange ?

— Peut-être que, si on frappe, ils ouvriront les portes.

Ou bien on remonte à la surface, on trouve une échelle et on grimpe à bord.

— Pas franchement réalisable.

— Tu m'as demandé si j'avais des idées. Tu n'as pas précisé qu'elles devaient être réalisables. »

Austin s'apprêtait à donner le signal du départ quand Trout poussa un cri de surprise et pointa l'index vers le bas.

Il avait aperçu une faible clarté qui semblait s'élever des abysses. Lai source de la lueur devint peu à peu visible. Il s'agissait d'un petit sous-marin, lequel se stabilisa à une trentaine de mètres sous la coque du vaisseau d'Ataman.

« Incroyable ! s'écria Trout en reconnaissant la silhouette familière. Le NR-1 ! Qxf est-ce qu'il fabrique ici?

— Plus important encore : où va-t-il ? » L'esprit vif d'Austin avait déjà de l'avance. «Allons faire une balade en bateau. »

Austin nagea jusqu'au submersible. Il avait plongé auparavant avec le NR-1 et se rappelait très bien lû caméra montée sur le devant du kiosque. Trout et; Il il attrapèrent donc les barreaux de l'échelle placée & l'arrière de celui-ci. Quelques secondes après, un tfûit de lumière jaune apparut au-dessus de leurs têtes. Les portes de la moon pool coulissaient.

Trout leva les yeux vers l'ouverture lumineuse. «Je pense avoir déjà vu ça dans X-Files, quand les extraterrestres enlevaient un humain.

— C'est toujours agréable de rencontrer de nouveaux visages», répliqua Austin, les yeux rivés sur ce qui était à présent un immense carré étincelant.

Les propulseurs verticaux du sous-marin vrombi-rent, et le NR-1 s'éleva lentement. Austin et Trout se coulèrent le long du submersible avant qu'il ne fît surface dans la moon pool. Ils nagèrent en direction d'une zone peu éclairée. Arrivés au bord du bassin, ils sortirent la tête de l'eau avec d'infinies précautions.

Dans l'ombre sécurisante, Austin prit le temps d'éva-luer les dimensions du lieu. Le bassin mesurait environ soixante mètres de long et trente de large; des coursives en grillage, accessibles par de courts escaliers à claire-voie, en entouraient le périmètre.