Une poignée de minutes après, il se trouvait dans le taxi. Le chauffeur fonçait à toute allure. Très vite, ils s'arrêtèrent à l'endroit exact où on l'avait kidnappé.

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«Dégage ! » lui intima, avec égards, le conducteur.

Austin se sentit soulagé. Il dut sauter en arrière pour empêcher la voiture de lui écraser les pieds, alors qu'elle démarrait en trombe, en faisant hurler ses pneus. Il regarda les feux arrière disparaître à l'angle d'une rue, puis marcha jusqu'à YArgo. De retour à bord, il appela l'hôtel de Kaela. N'obtenant pas de réponse dans sa chambre, il demanda à la réception si Mlle Dorn avait laissé un message.

«Oui, monsieur, en effet, répondit l'employé.

— Pourriez-vous me le lire, s'il vous plaît.,

— Bien sûr, le voici : "Attendu une heure. Quelque chose de plus important a dû vous retenir. Partie dîner avec les garçons. Kaela. " »

Austin se renfrogna. Le message ne parlait pas d'un éventuel nouveau rendez-vous. Il lui faudrait recoller les morceaux le lendemain matin. En attendant, il monta sur le pont de YArgo qu'il arpenta de long en large en essayant de se remémorer chaque détail de sa conversation avec Ivan. Au fil de sa déambulation ses lèvres se serraient, exprimant une détermination grandissante. Comment diable pourrait-il ignorer une menace sur son pays ? La meilleure façon pour qu'Austin fasse quelque chose était de lui dire de ne pas le faire. Il retourna à sa cabine et composa un numéro sur son portable.

À huit mille kilomètres de là, José «Joe» Zavala décrocha le téléphone cellulaire qui ronronnait dans son support, sur le tableau de bord de la Corvette 1961

décapotable, et répondit par un chaleureux « allô ». Au terme d'une réflexion optimiste sur l'état actuel du monde, Zavala conduisait le cœur léger. Il était jeune, en bonne santé, et travaillait sur un projet peu contrai-gnant qui lui laissait beaucoup de temps libre. Une agréable blondinette, analyste en statistique pour le 138

secrétariat d'Etat au Commerce, se tenait à ses côtés.

Ils roulaient sous le soleil, le long d'un chemin vicinal aux abords de Mac Lean, en Virginie, en route pour un après-midi bucolique avec balade champêtre et visite des environs, avant un dîner aux chandelles dans une vieille auberge romantique. L'air chaud ébouriffait plaisamment ses épais cheveux noirs. Après le repas, ils retourneraient à Arlington, dans l'immeuble de l'ancienne bibliothèque de quartier où il vivait, pour un dernier verre. Ensuite, qui sait ? Le nombre de possibilités était infini. Cela pouvait marquer le début d'une longue relation, longue n'étant pas un terme absolu dans le monde de Zavala.

Quand il entendit la voix de son ami et collègue, Zavala ne put s'empêcher de manifester sa joie. Un grand sourire dévoila ses dents blanches. «Buenos tardes, Kurt, vieil amigo. Comment se passent les vacances ?

— Terminées. Toyt comme les tiennes, désolé de tç l'apprendre. »

Le sourire de Joe s'effaça et une expression douloureuse le remplaça sur son beau visage au teint mat pendant qu'Austin lui dressait les plans de son avenir immédiat. Avec un énorme soupir, il reposa le téléphone, plongea un regard attristé dans les yeux bleus, rêveurs et dociles, de son amie et annonça: «J'ai peur d'avoir de mauvaises nouvelles. Ma grand-mère vient juste de mourir. »

Pendant que Zavala essayait d'adoucir la déception de la jeune femme en improvisant une liste de promesses extravagantes, Paul Trout, tel une mante reli-gieuse, penchait sa silhouette longiligne au-dessus d'une table de laboratoire au Woods Hole Océanographie Institution, dans le Massachusetts. Il examinait des échantillons de boue abyssale, en provenance 139

de l'océan Atlantique. Bien qu'il s'agisse d'un travail salissant, la blouse blanche de Trout était immaculée.

Il portait, comme toujours, un nœud papillon et ses fins cheveux bruns étaient peignés en arrière, avec la raie au milieu.

Trout avait grandi à Woods Hole, avec un père pêcheur au Cape Cod, et il retournait à ses racines chaque fois qu'il le pouvait. Il avait développé une amitié avec beaucoup de scientifiques de l'institut réputé dans le monde entier, et il leur offrait souvent ses talents de géologue des profondeurs.

Trout fut interrompu dans son extrême concentration par l'énoncé de son nom. Toujours courbé pour étudier l'échantillon, il releva juste les yeux et vit la technicienne qui le cherchait.

«Un appel pour vous, docteur Trout», annonça-t-elle en lui tendant le sans-fil. L'esprit encore au fond de l'océan quand il entendit la voix d'Austin, Trout pensa que le chef de l'équipe des Missions spéciales téléphonait du QG de la NUMA.

« Kurt, tu es déj à rentré à la maison ?

— Non. En fait je me trouve à Istanbul où tu vas me rejoindre d'ici vingt-quatre heures. J'ai un boulot pour toi en mer Noire. »

Trout cligna ses yeux noisette. «Istanbul? La mer Noire ? » Sa réaction contrastait, de façon saisissante, avec celle de Zavala. « J'ai toujours voulu travailler là-bas. Mes collègues vont être verts de jalousie.

— Quand peux-tu partir ?

— Je suis dans la boue jusqu'aux oreilles, mais je file à Washington dès que tu raccroches. »

Un temps de silence lui succéda pendant lequel Austin imaginait son ami dans une mare de boue.

Habitué à ses excentricités de Yankee, Austin décida de se passer des détails. Il demanda simplement:

«Tu peux prévenir Gamay ?

140

— Avec joie, ô mon capitaine. À demain. »

Six mètres sous l'eau, à l'est de Marathon, dans les Keys de Floride, l'épouse de Trout, Gamay, découpait un gros corail aux allures de cerveau, à l'aide d'un couteau de plongée. Elle en cassa un petit morceau qu'elle déposa dans le filet qui pendait à sa ceinture de plomb. Gamay passait une partie de ses vacances studieuses en tant que biologiste marin pour un groupe de défense de l'environnement, étudiant la détérioration des bancs de corail dans les Keys. Les nouvelles n'étaient pas bonnes. L'état du corail empi-rait d'une année sur l'autre. Les bancs qui n'avaient pas été détruits dans leur totalité par le trop-plein empoisonné des eaux de la Floride du Sud montraient de grosses taches marron ou des traces de décoloration. Rien à voir avec les couleurs vibrantes des récifs sains des Caraïbes ou de la mer Rouge. Un bruit per-

çant et répété la stoppa net. On la demandait en sure face. Gamay rengaina le couteau, augmenta l'air dans son compensateur de flottabilité et, battant l'eau de ses palmes, s'éleva au-dessus des coraux. Elle émergea près du bateau de location et tenta d'ouvrir les yeux, aveuglée par le soleil de Floride. Le capitaine, un vieux conchyliculteur, surnommé Bud, du nom de sa bière favorite, tenait à la main un marteau à panne ronde qu'il utilisait pour cogner sur l'échelle métallique.

«La capitainerie vient d'appeler sur la radio! cria Bud. Votre mari essaie de vous joindre. »

Gamay nagea jusqu'à l'échelle, tendit sa bouteille d'oxygène et sa ceinture de plomb, et grimpa à bord.

Elle essora ses cheveux et s'essuya le visage. Elle était grande, très mince pour sa taille, et si elle perdait encore quelques kilos, elle pourrait ressembler à un de ces top-modèles dont la maigreur faisait fureur il y a 141

quelques années. Elle sortit le fragment de corail de son sac et le donna à Bud pour un bref examen.

Il secoua la tête. «Ma petite affaire de plongée va faire faillite si ça continue. »

Bud avait raison. La guérison complète des récifs coralliens passait par une prise de conscience et un engagement de chacun, des conchyliculteurs au Congrès.

«Mon mari a-t-il laissé un message? demanda Gamay.

— Ouais, faut que tu l'joignes pronto. Il a dit aussi qu'un dénommé Kurt avait appelé. On dirait que les vacances sont terminées. »

Elle sourit, de toute la blancheur éclatante de ses dents, et lança : « On dirait, en effet. »

Chapitre 10

Washington DC

Washington étouffait sous un soleil brûlant qui, associé à l'humidité ambiante, transformait la capitale fédérale en un bain de vapeur géant. Le conducteur de la jeep Cherokee turquoise secoua la tête avec stupéfaction à la vue des courageuses grappes de touristes qui ignoraient la chaleur épuisante. Seuls les chiens»

fous et les Anglais sortent au soleil de midi, pensa-t-il.

Quelques minutes plus tard, la jeep s'arrêta au portail de la Maison-Blanche, et l'homme au volant tendit une carte officielle de membre de la NUMA, où s'étalaient le nom et la photo de l'amiral James Sandecker. Tandis qu'un garde inspectait le dessous du véhicule, à l'aide d'un miroir au bout d'un manche, pour s'assurer qu'il ne cachait pas de bombe, l'autre rendit sa carte au conducteur, un homme d'apparence soignée, aux cheveux et à la barbiche d'un roux flamboyant.

«Bonjour, amiral Sandecker, dit le garde avec un large sourire. Content de vous revoir. Ça fait un bail...

Comment allez-vous aujourd'hui, monsieur?

— Très bien, Norman, répondit Sandecker. Vous avez bonne mine. Dolorès et les enfants vont bien ?

— Merci de vous en inquiéter, s'émut le garde, rayonnant de fierté. Dolorès a la grande forme. Les 143

gosses travaillent bien à l'école. Jàimie veut entrer à la NUMA après l'Université.

— Parfait. Assurez-vous qu'elle demande à me parler en personne. L'agence reste toujours à l'affût de jeunes recrues pleines d'avenir. »

Le garde rit de bon cœur. « On n'y est pas encore.

Elle n'a que quatorze ans.» Il pointa la Maison-Blanche du pouce. «Ils vous attendent tous, là-bas, amiral.

— Merci du renseignement. Faites mes amitiés à Dolorès, s'il vous plaît. »

Pendant que, depuis le portail, le garde lui adressait un geste amical de la main, Sandecker pensait que se montrer avenant présentait bien plus que des avantages immédiats. En discutant d'une manière chaleureuse avec les gardes, les secrétaires, les réceptionnistes et le reste du petit personnel, il installait un réseau d'informations de première main sur toute la ville. Ses lèvres se refermèrent sur un mince sourire.

Le clin d'œil complice de Norman avait prévenu Sandecker que son arrivée, programmée après celle des autres, permettait à ceux-ci de conférer entre eux en son absence. Réputé pour sa ponctualité, une habitude acquise à l'Ecole navale des Etats-Unis et rodée pendant des années au service de la patrie, il se présentait, sans jamais faillir, une minute pile avant un meeting.

Un homme de grande taille, portant costume et lunettes noirs, et à l'expression monolithique, image de marque des services secrets, vérifia à nouveau l'identité de Sandecker, lui indiqua une place de stationnement et chuchota dans son talkie-walkie. Il accompagna l'amiral jusqu'à une entrée où une jeune assistante souriante vint à sa rencontre pour l'escorter, le long des couloirs silencieux, jusqu'à une porte gardée par un Marine aux joues creuses. Ce dernier 144

ouvrit la porte et Sandecker pénétra dans la salle du Conseil.

Averti par l'agent secret de l'arrivée imminente de Sandecker, le Président Dean Cooper Wallace attendait, prêt à accueillir l'amiral d'une vigoureuse poignée de main. Le chef d'Etat était connu comme le plus fervent «serreur de doigts » à occuper la Maison-Blanche depuis Lyndon Johnson.

« J'ai grand plaisir à vous revoir, amiral, attaqua Wallace. Merci d'avoir pu vous libérer si vite. » Il serrait la main de Sandecker comme un candidat cherchant à s'attirer des votes lors d'une fête patronale. Sandecker parvint enfin à lui faire lâcher prise et répondit par une offensive de charme très personnelle. Il fit le tour de la table et salua chacun par son prénom, interrogeant qui sur sa femme, qui sur ses enfants ou sa dernière partie de golf. Il témoigna une attention toute particulière à son ami Erwin Le Grand, le longiligne directeur de la CIA.

Le responsable de la NUMA mesurait à peine un mètre soixante, mais sa seule présence diffusait dans la grande pièce une formidable énergie communicative. Le Président, se rendant compte que Sandecker lui faisait de l'ombre, attrapa l'amiral par le bras et le guida ainsi jusqu'à un siège, à la longue table de conférence.

« Je vous ai réservé la place d'honneur. »

Sandecker se glissa dans son fauteuil, à la gauche du Président. Il savait que cette place à côté du chef d'Etat n'avait rien d'un accident mais révélait l'intention délibérée de le flatter. Malgré des manières simples rappelant parfois l'acteur Andy Griffith, Wallace était un politicien roué. Comme toujours, le vice-Président Sid Sparkman s'assit à sa droite.

Wallace prit place à son tour et sourit. «Je racontais aux garçons, ici présents, une histoire de pêche. La der-145

nière fois que j'étais dans l'Oue.st, j'avais ferré une vieille truite grosse comme une baleine... M'a cassé net la canne et s'est échappée, la garce. Je suppose que la vieille mémère ignorait qu'elle avait au bout du fil le commandant en chef des Etats-Unis. » , Les hommes autour de la table répondirent au trait d'esprit par des rires bruyants, le plus fort venant du vice-Président. Sandecker gloussa poliment. Il avait toujours entretenu d'excellentes relations avec les différents occupants de la Maison-Blanche depuis qu'il dirigeait la NUMA. Quelles qu'aient été ses convictions politiques, chaque Président respectait son autorité à Washington, et son influence dans les universités et les grandes compagnies des Etats-Unis ou d'ailleurs. Sandecker ne faisait pas l'unanimité, mais même ses adversaires admiraient son honnêteté absolue.

Il échangea un sourire avec le vice-Président.

Plus âgé que Wallace de quelques années, Sparkman était l'éminence grise de la Maison-Blanche, exer-

çant son pouvoir en privé, dissimulant ses machinations machiavéliques et sa brutalité derrière une bonhomie joviale. L'ancien joueur de football américain universitaire, millionnaire, avait forgé sa fortune par ses propres moyens. Sandecker n'ignorait pas que le vice-Président éprouvait en secret, à l'égard de Wallace, le mépris que manifestent les self-made-men pour ceux qui ont hérité leur richesse et leurs relations.

«J'espère que ces messieurs ne m'en voudront pas si on se met au travail», déclara le Président, vêtu d'une simple chemise écossaise, d'un blazer bleu marine et d'un pantalon kaki. «Air Force One a fait le plein pour m'emmener au Montana traquer cette truite.» Il regarda sa montre avec ostentation. «Je laisse maintenant la parole au secrétaire d'Etat. »

146

Un homme grand, à la tête de rapace et à la chevelure blanche peignée avec tant de soin qu'elle ressemblait à un casque, balaya la salle de ses yeux perçants.

Nelson Tingley, selon Sandecker, paraissait « trop beau pour être vrai»-. Tingley n'avait pas été un mauvais sénateur, mais sa position au gouvernement lui était montée à la tête et il se prenait pour le Bismarck des temps modernes... À la vérité, il s'entretenait peu avec Wallace mais voyait souvent Sparkman, son véritable interlocuteur à la Maison-Blanche. Par conséquent, il se mettait en avant dès qu'une opportunité se présentait.

«Merci, monsieur le Président, dit-il de cette voix sonore qui, des années durant, avait résonné dans l'en-ceinte du Sénat américain. Je suis sûr, messieurs, que vous connaissez tous la gravité de la situation en Russie. Dans les semaines à venir, voire dans quelques jours, nous pouvons nous attendre à la chute du Président légalement élu de ce pays. L'économie n'a jamais connu de telles difficultés et la Russie risque de ne pouvoir honorer ses engagements auprès des autres nations.

— Parlez-leur de l'armée, suggéra Wallace.

— J'en serai ravi, monsieur le Président. Les forcés armées russes sont sur les dents. L'opinion est lasse de la corruption au sein tlu gouvernement et de l'omni-potence du crime organisé. Le sentiment nationaliste et l'animosité à l'encontre des Etats-Unis et de l'Europe sont à leur paroxysme. En bref, la Russie se trouve réduite à l'état de poudrière prête à exploser au moindre incident. » Il s'arrêta le temps que chacun s'imprègne de ses paroles et il jeta un regard en direction de Sandecker. Tingley était réputé pour son obs-tructionnisme et Sandecker ne se sentait pas prêt à supporter un sermon interminable. Aussi, décida-t-il de couper l'herbe sous les pieds du secrétaire : 147

«Je suppose que vous voulez parler de l'incident en mer Noire impliquant la NUMA ? » demanda-t-il d'un ton léger.

Le secrétaire, pris de court, ne se découragea pas pour autant : « Sauf le respect que je vous dois, amiral, je ne saurais qualifier l'incursion dans l'espace aérien et maritime d'un pays, ainsi que la violation de sa souveraineté territoriale, d'"incident".

— Pas plus que je ne la qualifierais de "violation", monsieur le secrétaire. Comme vous le savez, je considère cette rencontre comme suffisamment importante pour soumettre sur-le-champ un rapport complet au secrétariat d'Etat aux Affaires étrangères, afin qu'il ne soit pas pris au dépourvu au cas où le gouvernement russe se plaindrait. Mais relatons les faits, voulez-vous ? » Sandecker semblait aussi calme qu'un bouddhiste en train de se reposer. « Une équipe de télévision américaine perd son bateau dans une fusillade, et le pêcheur turc qui les conduit se fait tuer.

Dès lors, ils n'ont d'autre choix que de nager jusqu'au rivage. Ils vont se faire attaquer quand un ingénieur de la NUMA, parti à leur recherche, vient les sauver.

Plus tard, tous sont secourus par un navire de la NUMA...

— Et tout cela sans suivre la filière officielle, riposta le secrétaire.

— Je n'oublie pas le climat incendiaire de la Russie, mais je souhaite que nous n'exagérions pas la situation. L'incident n'a duré que quelques heures. Les journalistes se sont montrés négligents en s'aventu-rant dans des eaux nationales, mais ils n'ont causé de tort à personne. »

Tingley, théâtral, ouvrit un dossier orné de l'emblème du secrétariat d'Etat aux Affaires étrangères;

«Pas selon ce rapport émanant de votre agence. En plus du pêcheur turc, un nationaliste russe au moins a 148

trouvé la mort, et d'autres ont peut-être été blessés dans ce que vous appelez un "incident".

— Le gouvernement russe a-t-il émis une protestation à travers la filière officielle, comme vous dites ? »

Le conseiller en Sécurité nationale, un nommé Rogers, se pencha en avant. «À ce jour, ni les Russes ni les Turcs ne se sont manifestés.

— Alors j'estime qu'il s'agit d'une tempête dans un verre d'eau, déclara Sandecker. Si les Russes se plai-gnent d'une brèche dans leur souveraineté territoriale, je serai heureux de leur exposer les faits, d'adresser des excuses personnelles à l'ambassadeur russe, avec qui j'ai lié connaissance au cours de missions communes menées par la NUMA et son pays, et lui assurer qu'il n'y aura pas de récidive... »

Le secrétaire Tingley, tout en regardant le Président, adressa à Sandecker des propos trempés dans le vitriol: «Ne le prenez pas personnellement, amiral, mais j'espère que nous n'allons pas nous retrouver avec une bande de groupies des mers nous dictant la conduite à suivre en matière de politique étrangère. »

Le commentaire acide, censé être drôle, ne fit rire personne, encore moins Sandecker, qui n'appréciait pas de voir la NUMA décrite comme « une bande de groupies des mers».

Sandecker esquissa un sourire de barracuda alors qu'une froideur glaciale envahissait ses yëux bleus et autoritaires, comme s'il s'apprêtait à réduire Tingley en charpie.

Le vice-Président, afin de prévenir tout affrontement, martela la table de ses doigts repliés. «Il me semble que ces messieurs ont présenté leurs arguments avec honnêteté et conviction. Nous ne voulons pas empiéter plus longtemps sur le temps si précieux du Président. Je suis persuadé que l'amiral tiendra compte des remarques du secrétaire et que le secrétaire Tin-

149

gley acceptera les explications et les promesses de la NUMA.»

Tingley ouvrit la bouche pour répliquer, mais Sandecker profita habilement de l'issue ménagée pav Sparkman.

«Vous me voyez heureux d'avoir pu régler, en toute amitié, le différend qui nous opposait, le secrétaire et moi. »

Le Président, qui détestait les situations de conflit, avait suivi les débats, l'air affligé. Il sourit et dit:

«Merci, messieurs. Maintenant que vous vous êtes entendus, j'aimerais vous entretenir d'un problème bien plus important.

— La disparition du sous-marin NR-1?» suggéra Sandecker.

Le Président le dévisagea, incrédule, puis éclata de rire. «J'entends dire tous les jours que vous avez des yeux derrière la tête. Auriez-vous aussi une oreille sur chaque mur de ce bâtiment ? Comment diantre savez-vous cela? Je croyais qu'il s'agissait d'un dossier top secret...» Il balaya son équipe d'un regard réproba-teur. «De vraies tombes...

— Pas plus de fuite que de mystère à ce propos, monsieur le Président. Beaucoup de nos agents entretiennent un contact étroit et quotidien avec la marine, propriétaire du NR-1, et quelques-uns des hommes de bord du sous-marin ont travaillé à la NUMA. Le père du capitaine Logan est un vieil ami et un ancien collègue. Les familles, inquiètes du sort de leur parent, m'ont contacté pour connaître les mesures prises à ce sujet. Ils ont conclu que j'étais au courant du projet.

— Nous vous devons des excuses, admit le Président. Nous essayons de garder cette affaire pour nous tant que nous ne progressons pas.

— Bien sûr, répondit Sandecker. Le sous-marin a-t-il coulé ?

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— Nous avons conduit des recherches minutieuses.

Il n'a pas coulé.

— Je ne comprends pas. Que lui est-il arrivé ? » -

Le Président posa les yeux sur le directeur de la CIA. « À Langley on pense que le NR-1 a été détourné.

— Rien qui puisse confirmer cette théorie ? Une demande de rançon, par exemple...

— Non. Rien.

— Alors pourquoi n'avoir pas rendu publique la disparition du sous-marin ? Cela pourrait nous aider à retrouver sa trace. Inutile de rappeler à qui que ce soit dans cette pièce qu'il y a un équipage, dont la vie se joue peut-être en ce moment. Sans parler des millions de dollars dépensés au développement du projet. »

Le vice-Président prit la parole. «Nous ne pensons pas que tout dévoiler serve les intérêts des hommes à bord.

— Il me semble pourtant que diffuser un bulletin d'alerte international jouerait en leur faveur.

— En temps normal, oui. Mais c'est très compliqué, amiral, expliqua le Président. Nous pensons que cela mettrait leur vie en danger.

— Peut-être», dit Sandecker sans conviction. Il retint l'attention de Wallace en lui adressant un regard intense. «Je suppose que vous avez un plan?»

Le Président, mal à l'aise, oscilla dans son fauteuil.

« Sid, vous avez une réponse pour l'amiral ?

— Nous essayons de nous montrer optimistes, mais il est possible que tous les membres de l'équipage soient morts, déclara Sparkman.

— Vous possédez des éléments qui étayent cette conclusion ?

— Aucun. Mais il faut envisager cette possibilité.

— Je ne puis accepter cette possibilité comme une raison valable pour rester les bras croisés. »

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Le secrétaire d'Etat bouillait telle une marmite sur un poêle brûlant. A l'énoncé de ce qu'il considérait comme une insulte, il déborda.

«Nous ne restons pas les bras croisés, amiral. Le gouvernement russe nous a demandé de rester en dehors de tout ça pour l'instant. Il a des indices lui permettant de mener à bien l'enquête. Nous ne pourrions que le gêner, surtout avec la montée en puissance du nationalisme. N'est-ce pas, monsieur le Président ?

— Ne me dites pas que vous croyez les Russes responsables de la disparition du sous-marin ? » s'enquit Sandecker, ignorant Tingley et s'adressant au Président.

Wallace se tourna de nouveau vers Sparkman. «Sid, vous vous occupez de cette affaire depuis le premier jour. Pouvez-vous renseigner l'amiral?

— Bien sûr, monsieur le Président. J'en serais ravi.

Amiral, peu après la disparition du NR-1, nous avons été contactés par des sources à l'intérieur même du gouvernement russe. Celles-ci se prétendent capables de retrouver le NR-1 et son équipage. Elles pensent que notre affaire est liée aux troubles qui agitent leur pays. Je me trouve dans l'impossibilité de vous en dire plus pour l'instant. Je ne peux qu'implorer votre indulgence et votre patience.

— Je ne parviens pas à suivre votre raisonnement, déclara Sandecker tout en cherchant à sonder son interlocuteur. En somme, nous devrions faire confiance à un gouvernement en passe de s'écrouler pour protéger nos compatriotes ? Il me semble que les gros bonnets russes vont davantage se préoccuper du moyen de sauver leurs fesses plutôt que rechercher un sous-marin scientifique américain. »

Le vice-Président acquiesça d'un hochement de tête. «Quoi qu'il en soit, nous avons accepté d'attendre. Même avec leurs soucis, les Russes sont les 152

mieux placés pour traiter ce problème impliquant leurs ressortissants. »

Le directeur de la CIA, Le Grand, s'était tu jusque-là. «Cela m'ennuie de l'avouer, mais il a raison, James."»

Sandecker sourit. On avait dû convoquer Le Grand pour jouer le gentil flic au côté du méchant Tingley.

L'amiral savait jouer, lui aussi. Il fronça ses sourcils comme s'il s'apprêtait à prendre une décision pénible.

«Je vois que mon bon ami Erwin vous apporte son soutien.Très bien... Je n'insisterai donc pas.»

Un silence pesant s'installa dans la salle du Conseil, comme si personne n'arrivait à croire que Sandecker pût abdiquer sans véritable combat.

«Merci, James, lança le Président Wallace. Nous avons eu l'occasion de discuter avant votre arrivée.

Nous comprenons que la tentation de faire intervenir la NUMA soit grande, surtout si l'on tient compte de votre implication affective dans cette affaire. f

— Vous me deïnandez donc de tenir la NUMA à distance du lieu de la disparition...

— Pour le moment, amiral.

— Alors, je puis vous assurer que la NUMA ne recherchera pas le NR-1. Néanmoins, faites-moi savoir, s'il vous.plaît, si et quand nous pouvons nous rendre utiles. *

— Bien sûr, amiral, comptez sur nous. » Le Président remercia chacun pour sa présence et se leva. Sandecker lui souhaita bonne pêche et quitta la salle, permettant ainsi aux autres de discuter de la réunion; ce dont ils ne se priveraient pas, Sandecker le savait.

Un assistant l'attendait pour l'escorter jusqu'à une porte latérale. Comme il allait franchir le portail, quelques minutes plus tard, le garde lui adressa un sourire.

« Comment était-ce, aujourd'hui, monsieur ? Chaud ?

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— Mon imagination doit me jouer des tours, Norman, répondit Sandecker, l'air moqueur. Mais la température me paraît toujours plus élevée dans cette partie de Washington.» Il salua le garde d'un geste dégagé et s'engouffra dans la circulation.

Sur le chemin du retour, Sandecker composa un numéro sur son téléphone cellulaire. «Rudi, s'il vous plaît, retrouvez-moi dans mon bureau dans dix minutes. »

Il pénétra dans un garage sous l'immense immeuble de trente étages qui servait de QG aux opérations internationales de la NUMA et prit un ascenseur jusqu'à son bureau, au dernier étage. Il se trouvait derrière la grande table de travail, fabriquée dans le couvercle d'écoutille d'un forceur de blocus de la Confédération, quand Rudi Gunn arriva, une mallette à la main.

Sandecker désigna un siège à son adjoint. Gunn, un petit homme mince, aux épaules étroites, affecté d'un début de calvitie et affublé d'épaisses lunettes à monture d'écaillé, écouta attentivement le compte rendu de la réunion à la Maison-Blanche que lui fit Sandecker.

«Alors, nous arrêtons les recherches?» demandat-il.

Les yeux de Sandecker étincelèrent. « Vous voulez rire? Ce n'est pas un malheureux coup de semonce qui va me faire baisser les bras et hisser le drapeau blanc ! Je ne vous ai donc rien appris ?

— J'ai déjà bien avancé dans l'étude de l'hypothèse que vous aviez formulée. Celle qui voudrait que la seule chose capable d'enlever un NR-1 sous le nez du navire d'assistance soit un sous-marin plus gros. Tous les pays possèdent des sous-marins assez grands pour contenir un NR-1, dit Gunn. J'ai demandé à Yaeger de 154

nous dégager quelques profils. » Hiram Yaeger était le petit génie en informatique de la NUMA et le ges-tionnaire de sa vaste banque de données. «Nous nous sommes concentrés sur "l'URSS" pour leur inclination à construire des engins monstrueux. Ma première pensée s'est portée sur quelque chose comme le Typhon. »

Sandecker recula dans sa chaise et caressa son menton. «Sa longueur dépassant les cent cinquante mètres, un Typhon pourrait sains problème transporter notre mini-sous-marin sur son dos.

— Tout à fait d'accord. Ces engins ont été conçus pour lancer des missiles depuis le cercle arctique. On a pu transformer le pont à missiles, plat, afin d'accueillir d'autres types de cargaisons. Mais il y a un hic.

J'ai vérifié, il ne manque aucun des six Typhon, tous localisés.

— Très bien. Mais je sais que vous n'êtes pas homme à abandonner sur un échec. Alors... Que me proposez-vous ? »

Gunn ouvrit sa mallette et en retira un dossier. Il tendit une photo à Sandecker.

«Voilà un sous-marin soviétique de la catégorie India, en route pour le Pacifique depuis sa base de la flotte septentrionale. » Gunn fit passer plusieurs feuilles de papier à Sandecker. «Voilà quelques schémas. Il s'agit d'un vaisseau à double propulsion, long de cent cinq mètres et conçu, a priori, pour les sauvetages au fond de l'eau. Cette zone à demi encastrée, à l'arrière du kiosque, a été calculée pour le transport de deux mini-sous-marins de plongée en eaux profondes.

Pendant la guerre, ils les utilisaient pour les opérations clandestines des brigades des forces spéciales Spetsnaz. Les Russes n'ont construit que deux sous-marins India, soi-disant détruits à la fin de la guerre froide. On a pu vérifier que l'un d'eux avait bel et bien terminé à 155

la casse. Quant à la destination finale du second, noUB

l'ignorons. Je pense qu'il a été utilisé pour détourner le NR-1.

— Vous paraissez assez sûr de vous, Rudi. Rappelez-vous, notre théorie repose sur une simple hypothèse. »

Gunn sourit. «Puis-je emprunter votre magnéto-scope ?

— Faites comme chez vous. »

Gunn fouilla une nouvelle fois sa mallette et en sortit une cassette vidéo. Il se dirigea vers un panneau mural, ouvrit la porte d'une niche abritant un magné-toscope dans lequel il introduisit la cassette.

«Comme vous le savez, le NR-1 avait la capacité d'émettre une image télé du sol marin, précisa Gunn.

— J'ai moi-même approuvé les fonds consacrés par la NUMA au NR-1. L'image est envoyée à un satellite qui la diffuse dans les salles de classe du monde entier. Super-programme éducatif. Cela montre aux jeunes à quel point l'océan présente plus d'intérêt que MTV. Si j'ai bien compris, le programme a été couronné de succès.

— Un magnifique succès, en l'occurrence, puisque cette image a été transmise par le NR-1 le j our où il a disparu. »

Gunn pressa le bouton de lecture sur la télécommande. L'écran devint flou avant de virer au vert d'eau. Puis l'intense lumière de projecteurs illumina une étroite coque noire. Aucun bruit... La date et l'heure s'affichaient dans un coin.

Sandecker était assis sur le bord de sa table de travail. «On dirait une vue de la proue prise par la caméra du kiosque, avança-t-il.

— Exact. Continuez à regarder. Attention... Là!»

L'ombre d'une sorte d'immense requin apparut sous la coque. Quelque chose de bien plus gros que le 156

NR-1 venait de surgir par en dessous. Puis, une poignée de minutes plus tard, le sous-marin se mit à avancer à grande vitesse jusqu'à ce que l'écran soit envahi par les bulles... et redevienne flou.

«Ces images étaient transmises par le NR-1 via le satellite au moment précis de sa disparition. La caméra a tourné un petit moment, comme vous pouvez le constater, avant d'être coupée.

— Fascinant ! s'extasia Sandecker. Montrez-le-moi à nouveau, s'il vous plaît. »

Gunn repassa la cassette.

«La Maison-Blanche possède-t-elle une copie de cette vidéo?,s'inquiéta Sandecker.

— La transmission est parvenue directement à la NUMA. Ça m'étonnerait qu'ils l'aient vue.

— Bon travail, Rudi, le félicita l'amiral. Il manque une pièce importante au puzzle, néanmoins. » Il ouvrit sa cave à cigares - il les recevait directement de la République dominicaine où un planteur local sélec-tionnait les feuilles et les faisait rouler pour lui -, en retira deux qu'il plaça l'un sur l'autre. « Imaginons que celui du dessous soit beaucoup plus grand que celui du dessus. Il remonte sous le petit vaisseau. Que se passe-t-il alors ? » Il ôta le cigare du haut. « Vous voyez où je veux en venir? Il y a des chances que le petit sous-marin ne se laisse pas manœuvrer.

— C'est vrai, sauf si... A

— Sauf si le NR-1 a coopéré. Et le capitaine Logan ne l'aurait jamais permis, à moins qu'on l'y ait forcé.

— Nous pensons la même chose. »

Sandecker tendit un cigare à Gunn et serra l'autre entre ses dents. Ils les allumèrent et s'assirent dans un nuage de fumée parfumée.

«Je crois savoir qu'un scientifique invité se trouvait à bord du NR-1, avança Sandecker, après un instant de réflexion.

157

— Tout à fait. J'ai la liste complète du bord.

— Vérifiez les antécédents de chacun. Passez-les au peigne fin, en particulier ceux du scientifique. En attendant, essayons de repérer le sous-marin India. La marine garde des notes sur tous les sous-marins russes opérationnels, mais je veux que personne ne sache que la NUMA est toujours sur le coup.

— Je vais voir si Yaeger peut pirater le système informatique de l'US Navy. »

Sandecker semblait étudier la cendre rougeoyante de son cigare.

— Rudi, quelle surprise d'entendre cela de la bouche même d'un officier de la marine. Premier de sa classe à l'académie, qui plus est. »

Gunn essaya sans succès de paraître angélique.

«Aux grands maux, les grands remèdes.

— Je suis heureux de vous l'entendre dire. Austin m'a appelé d'Istanbul. Il réunit l'équipe des Missions spéciales pour aller visiter la base de sous-marins désaffectée.

— Pense-t-il qu'il y ait un lien avec le NR-1 ?

— Il ne savait rien au sujet du sous-marin manquant jusqu'à ce que je le lui dise. Non, apparemment il a rencontré un vieil ami russe qui lui a indiqué que la base pourrait être reliée à une menace possible contre les Etats-Unis.

— Activité terroriste ?

— J'ai posé la même question à Kurt. Il sait juste ce que le Russe lui a raconté, à savoir qu'un danger pla-nait sur les Etats-Unis. Un magnat de l'industrie minière nommé Razov semble être impliqué, et la vieille base contient peut-être la clé de l'énigme. On peut en général se fier à l'instinct de Kurt. Cette menace ne fait que renforcer ma décision d'impliquer la NUMA.

— On peut inspecter la région par l'image satellite.

158

— Nous avons besoin d'yeux sur place.

— Et que faites-vous de votre promesse au Président?

— Je lui ai seulement promis de ne pas rechercher le NR-1. Je n'ai jamais rien dit au sujet de la base de sous-marins soviétiques. Et puis...» L'amiral s'interrompit pour cligner de l'œil à l'intention de Gunn:

«Austin se trouve sans doute hors de portée, à cette heure.

— J'ai ouï dire qu'une perturbation due à l'activité de taches solaires avait interrompu toute possibilité de communication.

— Nous Continuerons d'essayer d'établir un contact, bien sûr. Le Président est parti pêcher à la mouche dans le Montana, mais il faut envisager son retour immédiat si le gouvernement russe venait à tomber. »

Gunn semblait soucieux. «S'il existe une menace réelle, ne jugez-vous pas souhaitable d'en avertir le Président?»

Sandecker marcha jusqu'à la fenêtre et parut se perdre dans les eaux sombres du Potomac. Un instant après, il revint à son bureau et demanda : « Savez-vous comment Sid Sparkman a bâti sa fortune ?

— Bien sûr, il a gagné des milliards dans l'industrie minière.

— Très juste. Tout comme Razov.,.s.

— Coïncidence ?

— Peut-être. Peut-être pas. Dans certaines branches industrielles, il y a souvent un réseau international de relations privilégiées entre personnes de même condition. Il n'est pas interdit de penser qu'ils se connaissent. Sauf si la menace devient imminente, je propose que cette conversation reste entre nous.

— Etes-vous en train de suggérer...

— Qu'il y a un lien ? Je ne peux pas me permettre d'aller aussi loin. Pas encore. »

159

Gunn pinça les lèvres, l'air 'grave. «J'espère que Kurt et son équipe ne vont pas se fourrer dans le pétrin.»

Sandecker esquissa un sourire sardonique, le regard implacable. « Ce ne serait pas la première fois. »

Chapitre 11

La mer Noire

Austin déambulait le long du Bosphore, passé le terminal des ferries et les fringants vaisseaux des voya-gistes. Une forte odeur de poisson pourri lui confirma qu'il approchait de la zone ouvrière. Les escadrilles bruyantes de mouettes grandissaient en nombre à l'approche de la flottille disparate des bateaux de pêche amarrés aux docks. Avec leurs boiseries à la peinture écaillée et leur structure métallique rongée, ces «bacs à rouille» éreintés par les vagues semblaient flotter encore par un miracle de la physique.

Austin s'arrêta à la seule exception du lot, un bateau en bois d'apparence solide, témoignant d'un entretien héroïque. La coque noire et la timonerie blanche res-plendissaient sous la lumière stambouliote et les cuivres étincelaient.

Austin retira de sa poche une feuille de papier pliée et compara le mot griffonné, Turgut, avec le nom peint en blanc sur la poupe. Il opina, le sourire aux lèvres.

Il appréciait le capitaine Kemal sans le connaître. Turgut était un célèbre amiral du xvie siècle, pendant le règne de Siileyman le Magnifique. Quiconque pouvait appeler un antique bateau de pêche du nom d'une si grande personnalité de la marine manifestait un bon sens de l'humour et de l'histoire.

161

Le pont était désert mis à part un homme, vêtu d'un costume croisé noir. Assis sur un rouleau de grosse corde, il raccommodait un filet étalé sur ses genoux.

Austin le salua en turc. «Meraba. Puis-je monter à bord?»

L'homme leva les yeux. « Meraba », répondit-il, invitant Austin à le rejoindre d'un signe de la main.

Austin escalada une courte passerelle et mit pied sur le pont. Le chalutier faisait environ quinze mètres de long, avec un large barrot pour la stabilité, qui servait de plate-forme de pêche. Austin balaya du regard le Turgut, évaluant les efforts extraordinaires déployés pour conserver en bon état un bateau qui paraissait dater de l'Empire ottoman, lui aussi. Il s'approcha de l'individu assis et annonça: «Je recherche le capitaine Kemal.

— Je suis Kemal », dit le Turc. Ses doigts agiles volaient sur les mailles sans manquer une boucle.

Le capitaine était un homme menu, dans la cin-quantaine. Il avait un visage étroit, au teint olive, cuivré par le soleil et le vent, et portait une calotte brodée sur des cheveux poivre et sel. Rasé de près, il conservait toutefois une petite moustache à la Chariot, qui semblait accrochée à son nez proéminent. Une radio portable, à ses pieds, répandait les plaintes lancinantes d'une douce musique turque.

«Je m'appelle Kurt Austin. Je fais partie de la NUMA. Je me trouvais sur YArgo, le navire de la NUMA, quand nous avons trouvé le corps de votre cousin Mehmet. »

Kemal hocha la tête, l'air solennel, et repoussa le filet. «Les funérailles de Mehmet ont eu lieu ce matin », déclara-t-il dans un anglais parfait. Il tira sur sa manche pour montrer qu'il portait son meilleur et... unique costume.

162

« On m'a mis au courant sur l'Argo. J'espère que je ne vous dérange pas en venant aussi tôt. »

Le capitaine secoua la tête et désigna un amas de filets.

«Asseyez-vous, s'il vous plaît, monsieur Austin.

— Vous parlez très bien anglais.

— Merci. J'ai travaillé, dans ma jeunesse, comme cuisinier pour l'armée de l'air américaine, dans une base près d'Ankara.» Il sourit, exhibant une brillante dent en or. «La paye était bonne, j'ai bossé dur et j'ai économisé l'argent pour acheter ce bateau.

— J'ai remarqué que vous l'aviez baptisé du nom '

d'un amirâl célèbre. »

Kemal leva un sourcil broussailleux, impressionné.

«Turgut fut un grand héros pour notre peuple.

— Je sais, j'ai lu sa biographie. »

Le capitaine étudia Kurt de ses yeux enfoncés, d'un marron liquide.

« Remerciez votre'NUMA pour moi. Cela aurait été > vraiment terrible pour la famille de Mehmet si elle n'avait pas eu le corps pour l'enterrer.

— Je ne manquerai pas de faire part de votre reconnaissance au capitaine Atwood et à l'équipage de l'Argo. Au fait, j'ai eu vos coordonnées par Mlle Dorn. »

Le capitaine se fendit d'un grand sourire. «La belle demoiselle de la télé m'a rendu visite hier soir. Elle m'a assuré que la veuve de Mehriîët serait dédomma-gée. Ça ne ramènera pas Mehmet, mais cela représente plus qu'il n'aurait jamais gagné dans toute une vie. » Il dodelina de la tête, et son visage s'illumina.

« Dieu est grand.

— J'ai appelé son hôtel plus tôt, on m'a répondu que Mlle Dorn avait réglé sa note.

— Elle est partie à Paris. Elle veut louer mon bateau, à nouveau, mais elle doit obtenir la permission de ses patrons. » ,

163

Austin apprit la nouvelle du clépart de Kaéla avec des sentiments mitigés. Il regrettait de ne pas avoir eu la chance de la connaître mieux, mais la charmante journaliste l'aurait sans doute distrait dans sa mission.

«Qu'a-t-elle dit d'autre ?

— Elle m'a raconté ce qui était arrivé à Mehmet...

Que des hommes à cheval leur avaient tiré dessus et tué mon cousin. » Il se renfrogna. « Ces hommes sont mauvais. Mehmet n'avait jamais fait de mal à personne.

— Oui, vous avez raison. Ils sont très mauvais.

— Elle m'a parlé de votre intervention dans le petit avion. Combien en avez-vous tué ?

— Je ne suis sûr de rien, mais il y avait un cadavre.

— Bon. Vous savez qui ils sont ?

— Non, mais je ferai tout pour le découvrir. »

Kemal écarquilla les yeux. «Vous allez retourner là-bas?

— Si je trouve un bateau pour m'y emmener.

— Mais vous avez le navire de la NUMA...

— Cela ne me semble pas une bonne idée d'utiliser un bâtiment gouvernemental. » Austin regarda autour du Turgut. «Il me faut quelque chose de discret, qui n'attire pas l'attention. »

Une lueur se fit jour dans les yeux sombres de Kemal. « Quelque chose qui ressemblerait à... un chalutier par exemple ? »

Austin sourit: «Oui, quelque chose qui ressemblerait à un chalutier. »

Le capitaine étudia les traits d'Austin, puis il se leva pour aller dans la timonerie. Il réapparut avec une grande bouteille et deux tasses à café ébréchées. Il déboucha la bouteille, versa des doses généreuses, et tendit une tasse à Austin.

Il se leva, brandit haut son breuvage et porta un toast. «À Mehmet. »

164

Les deux hommes trinquèrent et Kemal avala une lampée généreuse, d'un trait, avec autant de naturel que s'il s'agissait d'eau fraîche.

Austin reconnut, à son odeur de réglisse, la puissante «eau de feu» turque appelée raki, et bien qu'à l'ordinaire il ne boive jamais d'alcool avant l'heure de l'apéritif, il ne voulut pas se montrer impoli. Il prit une timide gorgée de l'alcool brûlant, qu'il ingurgita avec une infinie précaution, pensant qu'il ne devait pas être plus douloureux d'avaler du verre pilé.

Kemal descendit une autre rasade conséquente et, au grand soulagement d'Austin, laissa sa tasse de côté.

Il fixa Austin dans les yeux. «Pourquoi voulez-vous retourner là-bas ? Vous pourriez vous faire tuer, vous aussi.

— Possible, mais ça ne devrait pas arriver. La première fois, nous n'étions ni prévenus ni armés. Cette fois, nous le serons. »

Kemal pesa le pour et le contre. Austin appréciait le fait que le capitaine ne soit pas du genre à prendre des décisions hâtives. Son calme pourrait s'avérer très utile. Le T\irc plongea le regard au fond de sa tasse. « Je me sens responsable de la mort de Mehmet. Je l'ai laissé accompagner les gens de la télé pour de simples avantages financièrs.

— Personne ne pouvait prévoir qu'on lui tirerait dessus. ®

— Bien sûr, vous avez raison. J'ai péché beaucoup de fois là-bas, sans rencontrer le moindre problème.

— Vous y retourneriez ?

— Pas pour de l'argent, non. »

Austin était déçu mais pas surpris. «Je comprends, capitaine. Cela peut être dangereux, même si nous partons bien préparés.

— Pff ! » Kemal cracha par terre. «Je n'ai pas peur.

J'ai dit que je n'irais pas là-bas pour de l'argent. Vous 165

avez tué ce porc, je suis votre obligé. » Il rejeta l'amorce de protestation d'Austin par un geste de la main. «Le Turgut est à votre disposition, annonça-t-il, aussi grandiloquent que s'il proposait les services du Queen Elizabeth II.

— Vous n'avez aucune dette envers moi. »

Le capitaine avança le menton et parla de façon posée, afin de s'assurer qu'Austin ne se méprenne pas sur ses intentions : « Les hommes qui ont tué mon cousin, eux, doivent payer. Je m'y connais dans ce genre d'affaires. Plus jeune, je faisais de la contrebande ; je ne me suis jamais laissé prendre. » Il frappa le sol du talon, proposant à l'admiration d'Austin un sourire de quatorze carats. «Double moteur Diesel, précisa-t-il avec fierté. Vitesse de croisière : trente nœuds. Quand désirez-vous lever l'ancre?

— J'attends trois autres personnes en provenance des Etats-Unis aujourd'hui. Il me faut aussi réunir un peu d'équipement. Que pensez-vous de demain matin ?

— Le bateau sera prêt, le réservoir plein, à l'aube.

— Et pour l'équipage ? questionna Austin. Je ne souhaite pas mettre la vie de qui que ce soit en danger après ce qui est arrivé à Mehmet.

— Merci. Je garderai deux hommes dignes de confiance. Je les préviendrai des risques pour qu'ils puissent décider de leur venue en toute connaissance de cause. Je sais déjà ce qu'ils répondront. Ils sont, eux aussi, des cousins de Mehmet. »

Ils conclurent le marché par une poignée de main.

Austin affirma qu'il se présenterait aux aurores et il s'en alla avant que Kemal ne propose un dernier verre de raki pour sceller définitivement leur association. Sa tête tournait sur le chemin du retour, mais le temps d'arriver à YArgo, la fraîcheur du Bosphore aidant, il avait éliminé les dernières vapeurs d'alcool.

166

Il monta à la passerelle de commandement pour trouver Atwood absorbé dans l'étude de cartes marines.

«Comment va la star de télévision?

— Je vois que vous avez entendu parler du talent naturel dont je fais preuve devant les caméras, répliqua le capitaine. Okay, je l'admets, poursuivit-il, l'air penaud. J'ai pris du bon temps à tourner avec cette bande d'allumés. Mais je pense qu'ils vont supprimer ma jolie frimousse au profit de l'adorable Mlle Dorn.

— Vous les en blâmeriez ?

— Vous plaisantez? Jamais de la vie ! En revanche, je suis surpris que vous n'ayez rien tenté avec elle.

Vous perdez la main ?

— Mon cœur appartient à la NUMA, déclama Austin, la main sur la poitrine, puis, reprenant son sérieux : Ce qui m'amène ici, d'ailleurs. J'apprécierais que vous m'aidiez sans poser de question. »

Le capitaine inclipa la tête. Il connaissait Austin depuis longtemps et savait qu'il n'était pas homme à abandonner la partie.

«Nous ferons ce que nous pourrons, tant que cela ne met pas YArgo ou son équipage en danger.

— Ne vous en faites pas. J'ai juste besoin que vous me prêtiez du matériel. »

Austin énuméra la liste des objets nécessaires et demanda qu'ils soient embarqués sur le Turgut. Le capitaine lui assura que sa requête ne posait aucun problème. Pendant qu'Atwood ordonnait que l'on réunît l'équipement, Austin se rendit à sa cabine et brancha son ordinateur portable. Il se connecta par Internet à une compagnie d'image-satellite commerciale, et commanda les photos d'un site géographique sur la côte russe de la mer Noire. Il les examina avec la plus grande minutie et ne fut pas surpris de ne rien découvrir. Les Soviétiques n'allaient quand même pas faire la publicité de leur base secrète ! - '

167

Il composa un numéro sur son téléphone Globalstar. Il était encore tôt aux Etats-Unis, mais il se rappelait l'époque où il travaillait pour la CIA et pensait bien trouver Sam Leahy à son bureau.

« Quel temps fait-il à Langley ? » attaqua Austin, dès qu'il entendit la voix grave de Leahy.

Un silence, puis: «Vous avez dû vous tromper de numéro, mon gars. Si vous voulez connaître le putain de bulletin météo, appelez donc la NUMA. Bon Dieu, il paraît que les petits malins de la NUMA savent tout sur tout.

— Presque tout, Sam. C'est pour ça que je sollicite ton aide.

— J'étais sûr que tu reviendrais en rampant à la Compagnie. Ça fait plaisir de t'entendre. Comment vas-tu, vieux chien de mer?

— Je vais bien. Ils te gardent toujours attaché à ton bureau ?

— Plus pour longtemps. Je prends ma retraite dans six mois. Après, j'achète un bateau et j'organise des parties de pêche sur le Chesapeake. Je pourrais avoir besoin d'un second si, un jour, t'en as marre de la jungle de Washington.

— Voilà qui est tentant. Inscris-moi pour une balade. Pour l'instant, il me faut surtout des informations. Que sais-tu à propos des bases de sous-marins soviétiques ?

— Vaste sujet. Tu aimerais savoir quelque chose en particulier ?

— Oui. De quelle manière étaient-elles construites ?

— Pour commencer, elles étaient immenses. Il fallait qu'elles le soient pour héberger des bébés comme les Typhon. Longs de cent soixante-dix mètres et larges de vingt-trois, ces monstres étaient armés de vingt missiles nucléaires chacun. Comme les Russes voulaient les protéger contre les attaques nucléaires, 168

ils ont créé des bases profondes. Ils ont appris ça des Allemands, dont les bassins protégés avaient bien résisté pendant les bombardements des Alliés. En fait, c'est bête comme chou. Ils creusaient iin tunnel au pied d'une colline avec des explosifs, ensuite ils renforçaient les parois par une couche très épaisse de béton armé.

— Il me faudrait des données sur et comment on peut trouver ces bases.

— Je devrais pouvoir les récupérer. »

Austin, inquiet, perçut comme une incertitude dans •

la réponse, « Ça m'aiderait vraiment si tu pouvais, toi aussi, creuser au maximum.

— Pas de problème. Beaucoup de ces dossiers ne sont plus classés secrets de toute façon. Mais tu n'échap-peras pas à la partie de pêche, je compte sur toi.»

Austin se sentit soulagé. Il s'attendait à ce que Leahy lui annonce son obligation d'en référer à ses supérieurs. ,

«Tu fournis les appâts et j'apporterai les bières.»

Austin donna son adresse e-mail à Leahy, le remercia avec chaleur et raccrocha. Il régla quelques problèmes de logistique sur son ordinateur, puis sortit vérifier les préparatifs de son voyage avec le capitaine Kemal. Le matériel qu'il avait commandé reposait sur le pont, bien rangé dans des boîtes et prêt à partir. Un camion était en route pour faire le transbordement sur le Turgut. Austin avait accompli tout ce qu'il pouvait en attendant des nouvelles de l'équipe des Missions spéciales. L'attente ne dura pas. Tandis qu'il effectuait un inventaire du matériel, son téléphone sonna. C'était Joe Zavala.

«Nous sommes à l'aéroport.

— Vous en avez mis du temps ! »

Zavala soupira bruyamment: «Bonjour la gratitude... Hi m'as arraché à l'étreinte de la plus belle femme sur cette planète. - '

169

— Chaque femme avec qui tu sors est toujours la plus belle.

— Que veux-tu? Je suis un homme comblé.

— Un jour, tu me remercieras de t'avoir sauvé des liens sacrés du mariage.

— Mariage ! Voilà qui donne à réfléchir. Ne plaisante jamais avec ça.

— Nous parlerons de ta vie amoureuse après. Vous en avez encore pour longtemps ?

— Gamay cherche un taxi pendant que Paul se col-tine les bagages. Nous serons là avant que tu finisses d'épeler Constantinople. »

Moins d'une heure plus tard, Zavala et les Trout arrivaient à l'hôtel. Après une brève réunion, Zavala attaqua : « On se demandait si tu pourrais nous donner un indice sur les raisons qui nous ont poussés à traverser la moitié du globe à la vitesse grand V.

— Votre sourire me manquait ?

— Ouais... répondit Zavala. C'est pour ça que tu m'as prié d'apporter ton flingue et mon propre distri-buteur de métal.

— Je dois admettre que j'ai un bon motif, mais je ne mens pas quand je vous dis à quel point je suis content de vous voir. »

Austin lança un regard aux autres membres de l'équipe des Missions spéciales et son visage s'illumina devant leur expression impatiente. Puis il entreprit enfin de dévoiler son plan de bataille.

Chapitre 12

Rocky Point, Maine

Sur l'immense écran d'ordinateur, l'image ressemblait au profil d'une très grande tortue. Leroy Jenkins cliqua sur la souris jusqu'à obtenir une carapace aussi plate que si elle venait de passer sous un rouleau compresseur. Il effectua ensuite quelques estimations à partir des chiffres sur le moniteur, puis il explosa dans une de ces cascades de jurons obscènes qu'il réservait, en,, général, aux lignes emmêlées de ses nasses à homards.

Il tourna le dos à l'ordinateur et fit pivoter son siège pour s'installer face à une large baie vitrée. Depuis son emplacement au sommet de la colline, la haute maison à clin offrait une vue imprenable sur la rade et l'océan.

Le port grouillait d'activité. Des chargeuses-pelle-teuses ramassaient les débris épars pour remplir les camions-bennes alignés en file indienne. Les chariots élévateurs, utilisés d'ordinaire pour hisser les bateaux dans les entrepôts à plusieurs niveaux où ils passaient l'hiver au sec, cueillaient les épaves de voitures dans le parking, et les alignaient de façon à ce que leurs propriétaires puissent les reconnaître. On avait fait venir des grues pour récupérer, sur la digue, les restes du motel.

Le bateau de Jenkins, amarré à l'embarcadère, tenait compagnie à ses semblables qui avaient eu la 171

chance de ne pas se trouver sur le chemin de la lame de fond. Jenkins se frotta les yeux et retourna à l'ordinateur pour y entrer de nouvelles données chiffrées.

Après quelques minutes, il secoua la tête, au comble de la frustration. Il avait parcouru le procédé de modélisation des dizaines de fois, introduisant différentes combinaisons de données, et les résultats demeuraient incompréhensibles. Jenkins se sentit soulagé quand la sonnette retentit. Il sortit dans le couloir et cria

« Entrez ! » depuis le haut des escaliers.

La porte s'ouvrit et Charlie Howes pénétra à l'intérieur. « J'te dérange pas? s'enquit le shérif.

— Bien au contraire, Charlie. Monte. J'étais en train de tripatouiller l'ordinateur. »

Le policier grimpa à l'étage. «T'as fait du bon boulot avec cette maison, complimenta-t-il, admirant, autour de lui, l'espace ordonné avec ses classeurs bien rangés et ses bibliothèques.

— Merci, Charlie, mais je n'y suis pour rien.» Il attrapa la photo encadrée d'une séduisante quadragé-naire qui souriait depuis le cockpit d'un voilier. «Mary savait que la pêche au homard ne suffirait pas à préserver mon cerveau de la fossilisation. Installer mon bureau dans le grenier était son idée. Tu te souviens de ses talents de décoratrice et ses doigts de fée ? Elle aurait pu transformer une toile d'araignée en résille d'or.

— Elle avait déjà accompli un sacré travail en gom-mant les aspects les plus rugueux de ta personnalité. »

Jenkins rigola. «Vu l'ampleur de la tâche, je considère cela comme un miracle. » Il jeta un coup d'œil par la fenêtre. « Ils avancent vite en bas.

— Le nettoyage du port a vraiment été rapide. On a craint une fuite des réservoirs de fuel, mais les gens de la Protection de l'environnement s'en sont occupés.

Quant à moi, faut que je m'débarrasse des journalistes.

Ils commencent à devenir gênants, de toute façon, 172

avec les types des assurances qui déboulent de tous les côtés. » Howes se tourna vers l'ordinateur. « J'vois que tu bosses. T'as pu trouver quelque chose ?

— J'ai essayé. Prends un siège et regarde. Ton intuition de détective pourrait m'être d'un grand secours. »

Malgré ses manières un peu rustres, le chef de la police locale était loin d'être un péquenaud pour autant.

Il possédait une maîtrise en sciences criminelles de l'Université du Maine. Manifestant son scepticisme par un reniflement sonore, il approcha un tabouret de Jenkins et loucha sur le moniteur.

« C'est quoi ce truc qui ressemble à une couleuvre enceinte ? »

Jenkins leva un sourcil. «Rorschach s'en donnerait à cœur joie avec toi. Que sais-tu des tsunamis ?

— Je sais que je ne veux plus en voir un seul pour le restant de mes jours !

— Bon début-.»Laisse-moi mettre mon chapeau -de professeur, et je te donne un cours intensif. » Il écrivit les mots « tsu » et « nami » sur une feuille de bloc-notes.

«Ces mots désignent les caractères japonais pour

«port» et «vague». Une conférence internationale adopta le terme en 1963 pour éviter toute confusion.

— Je les ai toujours entendu appeler raz de marée.

— C'était le terme populaire, mais ce n'est pas tout à fait exact. Les marées découlent des forces gravi-tationnelles comme la lune, le soleil ou les planètes.

Même nous, scientifiques, nous trompions. Nous les nommions "vagues de séisme maritime", ce qui impli-quait que les tremblements de terre provoquaient tous les tsunamis, alors qu'ils ne représentent qu 'une seule des causes.

— Tu penses qu'une secousse est à l'origine de ce merdier ?

— Oui. Non. Peut-être. » Jenkins s'amusa de la réaction confuse du policier et arracha une feuille du bloc.

173

« Voilà le vrai coupable. » Il tenait le papier à l'hori-zontale. « Imagine qu'il s'agisse du fond de l'océan. »

Il abaissa les deux bouts de la feuille de façon à ce que le milieu forme une bosse. « Une secousse sismique pro-vient du choc entre deux plaques tectoniques qui déforme le sol marin. Cette bosse propulse une colonne d'eau à la surface. Après quoi l'eau essaie de retrouver son équilibre.

— Oh là là ! Tu m'embrouilles. »

Jenkins réfléchit un moment. «Tiens, tu prends Joe Johnson, le poivrot de service, titubant jusque chez lui après avoir écumé les bars de la ville. La raison pour laquelle il zigzague vient du fait que l'alcool affecte son équilibre. Il doit s'y prendre à plusieurs reprises pour ne pas partir dans la mauvaise direction. Parfois, il ne peut pas s'arrêter, il se cogne contre un mur et s'assomme.» Il se renfrogna. «D'accord, c'est une comparaison fumeuse.

— Je crois que j'ai pigé.

— Figure-toi que Joe est la colonne d'eau, et le mur, la côte du Maine. À la seule différence que là, c'est le mur qui morfle, pas Joe.

— Comment se fait-il que chaque vague ne soit pas un raz de... pardon, un tsunami potentiel?

— Je savais que ta logique policière allait resurgir.

Deux raisons. Le temps et la distance. L'intervalle entre chaque vague qui s'échoue sur la plage se situe entre cinq et vingt secondes. Avec un tsunami, cette période peut durer entre dix minutes et deux heures. La distance entre les vagues s'appelle la longueur d'onde. Les vagues de plage peuvent être séparées de quatre-vingt-dix à cent quatre-vingts mètres. Lors d'un tsunami, tu peux compter quatre cent quatre-vingts kilomètres, voire plus...

— J'ai vu des vagues de plage particulièrement des-tructrices.

174

— Moi aussi. Mais une vague ordinaire qui s'écrase sur la plage n'a qu'une vie courte et une vitesse qui varie entre quinze et trente kilomètres heure. Ton tsunami-a bénéficié de centaines de kilomètres et de plusieurs heures pour accumuler de l'énergie. Plus profonde est l'eau, plus rapide est la vague. C'est pourquoi un tsunami peut atteindre près de mille kilomètres heure en traversant l'océan, même si les bateaux ne le sentent pas et si on ne peut pas le voir du ciel. Laisse-moi te donner un exemple. En 1960, une secousse un peu au large du Chili envoya une vague à travers tout le Pacifique. La vague ne mesurait pas plus d'un mètre de haut. Vingt-deux heures plus tard, quand elle s'écrasa sur la côte du Japon, elle atteignait une hauteur de sept mètres et tua deux cents personnes. La vague a rebondi autour du Pacifique pendant des jours, causant des ravages partout où elle frappait.

— Si c'est juste une ride sur l'océan, comment ag-tu pigé qu'il s'agissait d'une grosse vague ?

— J'étais en train de pêcher le homard sur le haut-fond, à un endroit peu profond en comparaison. La vague a ralenti quand elle a heurté le bas-fond, puis s'est mise à monter. Elle avançait plus lentement, mais toute l'énergie accumulée était encore là... Et cette énergie doit se libérer quelque part. Quand la vague approche de la côte, le bébé«se transforme en ogre.

Quelquefois elle devient gigantesque. Parfois elle se réduit à plusieurs séries de déferlantes, ou encore un mascaret, c'est-à-dire une longue déferlante avec des paliers et une sorte de rupture abrupte sur le devant, qui peut aspirer toute l'eau, pour mieux la recracher.

— C'est ce qu'on a eu ici. Comme si quelqu'un avait ouvert la bonde du port. »

Jenkins acquiesça. «Les tsunamis sont fascinants car ils s'adaptent au relief ambiant. Les récifs, les 175

baies, les estuaires peuvent en affecter l'impact et par là même les dégâts. Il arrive aussi que les vagues montent en crêtes, culminant à une trentaine de mètres, mais en général, elles déferlent. Tout dépend des obstacles rencontrés. Elles sont capables d'enve-lopper un cap et de détruire le côté opposé d'une île.

Quand elles se font comprimer, elles deviennent encore plus dangereuses parce que toute leur énergie se retrouve concentrée dans un espace restreint. » A travers la fenêtre, il pointa la rivière qui s'écoulait dans le port. Les berges élevées étaient jonchées de débris. «Elles peuvent même remonter les cours d'eau, comme ici.

— Une bonne chose que les résidences de Jack Schrager, construites en bordure de rivière, aient été inoccupées, sinon à la place des bouts de bois, on aurait vu un bon nombre de cadavres flotter dans la rade.

Quelle putain de chance que t'aies vu les vagues et réalisé le danger que nous courions !

— Plutôt, oui ! » Jenkins cliqua sur la souris de l'ordinateur et fit apparaître une mappemonde avec des flèches désignant divers pays. «Entre 1990 et l'année 2000, les tsunamis tuèrent plus de quatre mille personnes et engendrèrent des milliards de dollars de dommages.» Il pianota sur l'écran. «Celui-ci, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, fut horrible. La vague mesurait quatorze mètres quand elle s'écrasa sur trente kilomètres de côte, causant la mort de plus de deux mille personnes. »

Jenkins fit disparaître la carte et s'orienta sur une simulation. «Voici l'animation d'une vague générée par un tremblement de terre et qui attaque un village japonais en 1923. On voit beaucoup de grosses vagues dans le Pacifique. Cet océan est entouré par le "cercle de feu", une ceinture de volcans, et toutes ces plaques tectoniques qui ne cessent de bouger.

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— J'voudrais pas paraître borné, mais c'est l'Atlantique qui nous intéresse, pas le Pacifique, et la côte du Maine, pas le Japon. J'ai vécu ici toute ma vie sans jamais etitendre parler de tremblement de terre.

— II y a sûrement plus de secousses mineures que tu ne l'imagines, mais je suis d'accord avec toi, c'est pourquoi j'ai commencé à réfléchir à d'autres causes possibles. Les tsunamis provoqués par des glissements de terrain sont moins communs. Mais tu as aussi les éruptions volcaniques et les grosses météorites.

— Pas trop de volcans dans les parages, que je sache.

— Tant mieux. Le volcan Krakatoa engendra des vagues mesurant plus de trente mètres de hauteur et fit des milliers de victimes en 1883. Si un astéroïde de huit kilomètres de diamètre tombait au milieu de l'Atlantique, il générerait une vague suffisamment grande pour submerger le nord de la côte Est des Etats-Unis.

New York serait rayé de la carte. ,

— Reste le glissement de terrain...

— Que nous appelons affaissement. Ici... Je vais te montrer. » Jenkins sortit un nouveau planisphère sur le moniteur. « Voilà la baie d'Izmir, en Turquie, victime d'une vague générée par un affaissement qui provoqua des dommages colossaux.

— Qu'est-ce qui a occasionné l'affaissement ?

— Un tremblement de terres» Jenkins pouffa de rire. «Je sais, on en revient à se demander qui est la poule et qui est l'œuf. En principe, un affaissement est suscité par un séisme. Et notre vague de Rocky Point me pose une sérieuse énigme: il y a bien eu un affaissement mais aucune secousse tellurique.

— Tu es sûr?

— Certain. J'ai appelé les scientifiques de l'Observatoire de Weston dans le Massachusetts. Ils conser-vent des notes sur les perturbations sismiques dans la 177

région. Ils ont perçu les grondements qui accompa-gnent un affaissement, mais pas de séisme préalable, comme je l'aurais cru. J'ai entendu une formidable explosion sous-marine juste avant de voir quoi que ce soit. A priori, un mouvement du sol marin a bel et bien eu lieu à l'est du Maine, mais sans la collision habituelle des plaques tectoniques. J'en ai discuté avec des experts en tsunami de tout le pays. Aucun n'a jamais entendu parler d'une chose pareille.

— Alors, on sèche.

— Pas tout a fait. » Jenkins ramena le profil de la vague à l'écran. «J'ai créé une simulation de notre vague. C'est assez sommaire. Même avec les informations les plus complètes, l'étude mathématique des vagues demeure compliquée. Il faut prendre en compte des facteurs comme la vitesse, la hauteur et la force de destruction. Ensuite tu as la configuration de la côte dont les contours peuvent dévier ou disperser la vague.

Tu dois aussi calculer les effets du ressac sur les vagues suivantes.

— Ça paraît impossible.

— Presque, mais pas complètement. Il y a quelques années, des scientifiques utilisèrent des techniques de modélisation mathématique assistées par ordinateur pour résoudre le mystère de la disparition de la civilisation sur l'île de Crète. Regarde cette carte maritime de la côte du Maine. Voici le port. L'impact le plus violent s'est produit à plusieurs kilomètres d'ici, où des pêcheurs ont vu des vagues se briser par-dessus New Comb's Rocks. »

Howes siffla. «Ces falaises font au moins quinze mètres de haut ! »

Jenkins acquiesça et désigna la carte. Une flèche indiquait le continent. «L'essentiel de la force des-tructrice de la vague se trouvait concentré un peu au nord de Rocky Point. Heureusement, parce que, mal-

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gré ma mise en garde, les choses auraient été bien pires ici, dans la baie. Je ne sais même pas si cette maison aurait été à l'abri. »

Le shérif pâlit. «Toute la ville y serait passée.»

Jenkins se pencha en avant et observa l'écran.

« Incroyable. Regarde la trajectoiré rectiligne de cette saloperie. Tout comme la petite vague qu'un gosse s'amuse à faire dans une baignoire. »

Howes tapota l'écran. «C'est là que tout a commencé?

— Ouais. Mais il s'agit juste d'une estimation, fondée sur des preuves indirectes.

— J'ai suivi un cours de reconstitution d'accidents.

C'est dingue ce qu'on arrive à découvrir sur la vitesse et l'impact grâce aux traces de pneus et aux phares cassés.

— Je suis convaincu que l'origine de la vague se situe à environ 4eux cent cinquante kilomètres à l'est.

— Et que vas-tu faire maintenant ? »

Jenkins se massa les épaules endolories par la tension. « D'abord je vais mettre du thé à infuser. Ensuite on va se taper une bonne partie d'échecs. »

Chapitre 13

La mer Noire

Alors que le Turgut approchait la côte russe, Austin observait le rivage désert à travers ses jumelles à stabilisateur gyroscopique, attentif à tout mouvement suspect. Tout paraissait tranquille. Le vent et la marée avaient effacé les traces de pas dans le sable. Des petites touffes vertes, de nouvelle pousse, germaient au milieu des parcelles d'herbe calcinée. Devant ce paysage si paisible, difficile d'imaginer le jeu mortel auquel il avait participé quelques jours auparavant.

La plage mesurait un peu moins de deux kilomètres, flanquée de deux promontoires semblables à des accoudoirs de canapé. Excepté la falaise, sculptée par le vent et la mer à l'image du profil anguleux d'un vieillard, le littoral ne présentait rien de remarquable.

Un voile de brume flottait sur les dunes. Austin se souvint que les terres cachées par la crête herbue descen-daient jusqu'aux constructions abandonnées, derrière lesquelles s'étalait une plaine rocailleuse, bordée par des bois et une chaîne ondulante de basses collines.

Une odeur de corde brûlée alerta Austin. Retrous-sant les narines, il abaissa ses jumelles et se tourna vers Kemal. Le capitaine retira le bout de cigare noir et tordu qu'il gardait coincé entre ses dents jaunies par le tabac, et le pointa en direction de la plage.

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«Alors, monsieur Austin, rien d'anormal ?

— Aussi calme qu'une tombe, capitaine.

— Ce calme-là ne me dit rien qui vaille. » Il exhala deux nuages de fumée par le nez. «Quand j'étais contrebandier, je n'aimais pas du tout les plages aussi tranquilles que celle-ci. Même pas un oiseau. Vous êtes sûr de vouloir y aller maintenant ?

— Malheureusement, on n'a pas le choix. En revanche, je pensais que le brouillard se serait dissipé. »

Kemal plissa les yeux. «Encore une heure, deux peut-être.

— Trop long. On ne va pas attendre. »

Le capitaine agita son cigare en l'air, dans une gerbe de cendres incandescentes. « Mes hommes sont prêts. »

Austin hocha la tête, repensant à sa conversation avec Kemal, lors de leur première rencontre. Austin avait demandé au capitaine s'il connaissait le marin russe qui avait vendu à Kaela Dorn la carte indiquant le site de la base: '

«Il s'appelle Valentin, avait répondu le cajpitaine sans hésiter. Les autres pêcheurs l'emploient quand ils ont besoin d'aide. Mlle Dorn l'a bien payé pour son fameux secret.» Il secoua la tête, l'air consterné.

«Tous les pêcheurs savent où se trouve le parc à sous-marins.

— Les gens connaissent l'emplacement de la base ?

— Bien sûr. » Kemal avait affiché une expression de supériorité amusée. «Les pêcheurs savent tout. Ils observent le temps, l'eau, les oiseaux, les autres bateaux...» Il tapota, de l'index, le coin de son œil droit. «Si vous ne faites pas attention, alors c'est le danger qui vous guette. »

La révélation de Kemal n'avait pas surpris Austin outre mesure. Il avait travaillé avec des pêcheurs lors de diverses missions et il admirait leur sens de l'observation pour tout ce qui concernait la mer. Un bon pêcheur 181

se devait d'être à la fois biologiste, météorologue, mécanicien et marin. Leur train de vie, leur survie même, dépendaient de cette somme de connaissances pratiques. Et en tant qu'ancien contrebandier, Kemal avait dû se montrer plus vigilant encore qu'un pêcheur quelconque. «Vous péchez dans ces eaux depuis longtemps ?

— Des années ! Jadis, on voyait des bateaux de tous les pays. Des turcs, des russes... Même des bulgares parfois. La pêche est bonne ici. Des gros bancs de thons viennent tout près pour se nourrir. Personne ne nous embête. Et puis un jour, les Russes déboulent avec des patrouilleurs et des soldats armés de mitraillettes. Ils racontent aux pêcheurs qu'ils se trouvent dans une zone scientifique et qu'ils exécuteront quiconque s'approchera. Certains pêcheurs ne les croyaient pas jusqu'à ce qu'ils se fassent tirer dessus.

Du coup, on est restés à l'écart. On travaille au large, où personne ne nous ennuie. Parfois, des pêcheurs aperçoivent des périscopes. J'ai moi-même vu un gros aileron d'acier frôler le Turgut.

— Un kiosque de sous-marin ?

— Oui. Il voulait sortir à l'air libre, je suppose, répondit Kemal. Et puis la Russie se désagrège. Les sous-marins arrêtent de venir. Tout le monde dit que la marine russe est dissoute. Un jour je tente ma chance, je suis de près un banc de poissons.» Il tenait la roue d'un gouvernail invisible pour mimer l'action.

«Je me tiens prêt à dégager s'ils arrivent. Mais personne ne m'arrête. Depuis je viens pêcher ici sans qu'on me dérange. » Il haussa les épaules tristement.

« Quand les gens de la télévision demandent l'aide de Mehmet, je ne pense pas que ça pose de problème.

— Etes-vous déjà allé à terre pour inspecter les alentours ?

— Non. Ce qu'il y a là-bas n'était pas mon affaire...

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avant que Mehmet ne se fasse tuer. » Il cracha par-dessus bord. «Maintenant, c'est mon affaire. »

L'histoire de Kemal corroborait le rapport envoyé à Austin par son ami Leahy. Selon les dossiers de la CIA, la construction du bassin avait commencé dans les années 1950. Un avion de reconnaissance U-2 pho-tographia le site. Les Etats-Unis surveillèrent étroitement l'évolution des travaux. L'homologue turc de la CIA confirma les rapports sur le trafic sous-marin. Des postes d'écoute américains déterminèrent que le bassin était placé sous le commandement de la Flotte de la mer Noire, basée à Sébastopol. La zone scientifique avait été conçue pour effectuer des recherches maritimes susceptibles de faciliter le travail de la flotte.

L'activité militaire baissa d'intensité après la fin de la guerre froide. L'aire scientifique fut abandonnée.

La CIA aurait économisé des milliards pour la surveillance si elle avait contacté Kemal et ses amis.

Malheureusement, le seul point sur lequel le Turc se trompait, en imaginant la base déserte, avàit coûte la vie à son cousin.

Comme le Turgut arrivait à un kilomètre de la côte, Austin demanda au capitaine de jeter l'ancre. Kemal hurla un ordre à son équipage. Une minute plus tard, le bateau s'arrêtait, les gaz coupés, en vibrant du frottement métallique de la chaîne de mouillage. Quand l'ancre plongea dans l'eau, Kemal s'excusa et s'en fut superviser l'installation des chaluts.

Zavala apparut de l'autre côté du bateau, où il préparait le matériel de plongée. Austin remarqua le mégot de cigarillo tordu serré entre les lèvres de Zavala. «Je vois que tu as fait une descente dans la cave à cigares du capitaine...

— Il a insisté. Je ne voulais pas le vexer. » Zavala exhiba l'objet du délit, le bras tendu. «Je crois bien qu'ils fabriquent ces trucs avec de vieux pneus, mais 183

je commence à m'habituer à leur goût, ajouta-t-il en riant. L'équipement est prêt. »

Austin suivit Zavala à bâbord où la timonerie les abritait des regards indiscrets. Deux rangées de bouteilles d'oxygène doubles, les ceintures de plomb, masques, gants, bottes, palmes, et deux costumes de plongée Viking Pro, manufacturés aux normes de l'OTAN, reposaient sur le pont, soigneusement étalés.

Deux propulseurs sous-marins, modèle Torpédo 2000, au carénage jaune, en fibre de verre, brillaient sous le soleil. Montés en tandem, les engins en forme de torpille atteignaient une vitesse de huit kilomètres heure, avec une autonomie d'environ une heure.

Ils se glissèrent dans leurs costumes, enfilèrent les bouteilles à oxygène en s'aidant mutuellement, et procédèrent à une dernière inspection. Puis ils avancèrent en se dandinant jusqu'au bastingage, de cette démarche typique des plongeurs hors de l'eau.

« Aucune question ? » demanda Austin.

Zavala jeta son mégot. «Elaborer un plan de plongée et respecter le plan. Plonger, regarder, sortir, rester disponible. Improviser si nécessaire. »

Le bref résumé des consignes aurait pu s'adapter à n'importe quelle mission dirigée par Austin. Ce dernier possédait une foi inébranlable en la simpli-cité et la rigueur d'exécution. Pour lui, la complexité d'un plan augmentait ses chances d'échec, mais il connaissait, d'expérience, l'impossibilité d'anti-ciper chaque situation si les détails manquaient.

Son corps musclé était couvert de cicatrices, cruels témoignages, que les projets les mieux aboutis pouvaient échouer face à l'imprévu. Pour parer à toute éventualité, ils emportaient donc des revolvers et un supplément de munitions dans leur plastron à larges poches hermétiques, ainsi qu'un système de communication amphibie, sans doute superflu... Ils enva-

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hissaient le territoire d'un pays étranger. S'ils rencontraient le moindre problème, ils se retrouve-raient livrés à eux-mêmes.

« Tu as oublié une chose », déclara Austin.

Zavala regarda ses fesses en rigolant: «Couvrir tes arrières ?

— Ça, c'est toujours une excellente idée ! Mais je pensais plutôt à ceci: nous ne sommes ni Mission impossible, ni des kamikazes. Nous sommes de simples curieux, qui veulent rentrer sains et saufs, quitte à vendre chèrement leur peau s'il le faut.

— Bien parlé ! s'exclama Zavala. Ma peau et moi sommes très attachés l'un à l'autre. »

Austin ne souligna pas la plaisanterie et leva le pouce en direction du capitaine, il retenait son masque et les poches de son plastron pour qu'ils ne se soulè-vent pas et il sauta palmes premières dans la mer d'un bleu sombre, s'enfonçant d'un ou deux mètres avant que son système dé'flottabilité automatique le ramené à l'air libre. Zavala émergea non loin. Tandis qu'ils se laissaient bercer par la légère houle, ils s'assurèrent du bon fonctionnement de leur régulateur, puis Austin fit signe à Kemal. Le capitaine abaissa les Torpédo 2000

et les posa en douceur à la surface de l'eau. Les marins installaient les chaluts côté terre. Du rivage, le Turgut ressemblait à n'importe quel autre bateau de pêche en plein travail. Austin rappela S Kemal de laisser la radio en marche et de filer à la moindre alerte. Il ne souhaitait pas de nouvelles funérailles à la famille du capitaine.

Kemal lui rendit un sourire signifiant qu'il n'avait aucune intention de suivre ses conseils, et il leur souhaita bonne chance en turc et en anglais. Austin mordit l'embout de son régulateur, se plia en deux et, d'un coup de palmes, disparut au fond de l'eau. Zavala le suivit l'instant d'après. À six mètres de profondeur, ils 185

se stabilisèrent et testèrent le système de communication sans fil Divelink.

«Prêt à envahir la Russie? demanda Austin.

— Je ne peux plus attendre ! » répondit Zavala. Sa voix résonnait comme celle de Donald dans les écouteurs d'Austin. « La Russie possède certaines des plus belles femmes au monde. Yeux verts, pommettes hautes, lèvres succulentes...

— Mets ta libido débridée de côté, José. On ne va pas au Club Med. Quand on rentrera à la maison, tu pourras te commander une fiancée russe sur Internet.

— Merci d'asperger d'eau froide le bouillonnement de mes pensées les plus lascives.

— En parlant d'eau froide, on a plus d'un kilomètre à faire, alors je suggère qu'on se bouge. »

Austin vérifia son compas-bracelet et tendit son pouce vers le littoral. Ils mirent le contact des propulseurs. Les moteurs électriques s'animèrent dans un doux ronronnement, et les Torpédo 2000 bondi-rent en avant, entraînant les plongeurs à travers les flots vert pâle. Leur présence affola une multitude de bancs de poissons qui se dispersèrent dans tous les sens, et les deux hommes comprirent pourquoi Kemal et ses collègues n'avaient pas hésité à risquer leur vie pour pêcher à cet endroit.

À l'approche de la barre de plage, l'eau devint trouble. Austin dirigea le Torpédo 2000 sur le fond sablonneux, Zavala dans son sillage.

«T'as une idée de ce qu'on recherche? demanda Zavala en louchant sur la pente abrupte et graveleuse qui rejoignait la plage.

— Une enseigne au néon avec les mots : "C'est ici"

aiderait bien. Mais je me contenterai de quelque chose de semblable à un portail de garage. »

Zavala alluma sa puissante torche de plongée Phan-tom et en projeta le faisceau sur la pente.

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«Je ne vois même pas une poignée de porte.

— Nous perdons notre temps ici. Ils n'auraient jamais pu construire sur la plage. Il leur fallait du gra-nit pour la voûte. Allons voir du côté des falaises. Je prends celle de droite. »

Zavala salua Austin et, avec l'aisance d'un pilote-né, effectua un gracieux demi-tour et se rua à l'assaut des ténèbres. Austin partit dans la direction opposée.

L'instant d'après, la voix d'un canard chantant une version détonante de Guantanamera remplit les écouteurs d'Austin.

Célui-ci longea la berge sous-marine jusqu'à ce que le sable et le gravier laissent la place à la roche solide.

La voix de Zavala s'affaiblit avec la distance, pour le plus grand bonheur d'Austin, qui ne souhaitait toutefois pas se trouver trop éloigné de son camarade. Il ne rencontra rien qui ressemblât à une entrée et s'apprêtait à rappeler !Zavala quand Joe interrompit sa chanson d'un retentissant « Ouah !

— Tu peux répéter ?

— J'ai quelque chose, Kurt», répondit Zavala, tout excité.

Austin fitdécrire un arc de cercle au Torpédo 2000.

Il passa la plage en un éclair et fila droit sur le petit point argenté qui scintillait comme une luciole un soir d'été. Zavala faisait du surplace et attendait Austin, sa torche en position clignotante. Quand ce dernier fut tout près, il régla la lumière en faisceau continu qu'il pointa sur la partie immergée du cap de l'Imam.

Austin regarda l'immense tas de rochers et de cailloux, comparable à un glissement de terrain dans une vallée glaciaire. Le fond de mer était jonché d'éclats de roche et de béton, conséquence manifeste d'une grosse explosion.

«J'ai connu mieux comme paillasson», dit Austin.

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Agitant ses palmes en cadence, il remonta le long de l'éboulement. Si c'était là l'entrée du parc à sous-marins, aucun ne l'utiliserait de sitôt. Il eut beau le par-courir de haut en bas à la recherche d'une ouverture, le bloc ne présentait pas la moindre faille.

Zavala flottait à ses côtés. «Autant pour mes rêves de beautés russes. »

Austin étudia les rochers, puis il nagea jusqu'à une sorte de dalle mesurant environ deux mètres de haut et un de large, érigée telle une pierre tombale géante, dans une position quasi verticale. Une paire de tiges métalliques dépassaient du sommet, comme les antennes d'un insecte.

« Si nous arrivions à basculer cette plaque en avant, nous provoquerions peut-être un éboulement qui ouvrirait cette merde.

— Bonne idée. Dommage que nous ayons oublié la dynamite.

— Nous n'en aurons pas forcément besoin. Tu te rappelles ce que disait Archimède ?

— Bien sûr, c'est le patron du resto grec au coin de ma rue. Il dit toujours:"Sur place ou à emporter?"

— Je parle de l'autre Archimède.

— Ah ! Celui-là. Il a dit: "Eurêka !"

— Il disait aussi : "Donnez-moi un point d'appui, et je soulèverai le monde."»

Zavala regarda les tiges d'acier. «Archimède s'inté-ressait de près aux leviers et aux supports, si je me souviens bien.

— Eurêka ! » s'écria Austin, nageant jusqu'au faîte de l'éboulement pour se retrouver au-dessus de la dalle. Il se glissa entre le béton et la falaise, appuya son corps sur le mur et posa les pieds sur une des tiges.

Zavala l'imita de son côté.

«Voyons si on peut soulever une petite partie du monde, annonça Austin. Je compte jusqu'à trois. »

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Ils poussèrent sur les barres et la plaque se souleva de quelques centimètres avant de retrouver sa place initiale. Ils réajustèrent les réservoirs d'oxygène qui les gênaient et recommencèrent. Cette fois la dalle bougea de façon conséquente. Un court instant, elle donna l'impression de vouloir se renverser, mais malgré les efforts des deux hommes elle retomba en place.

Zavala suggéra de mettre les pieds plus haut sur les tiges. Us les posèrent à l'extrémité des barres, redressèrent le dos et poussèrent de toute leur force. Cette fois, la dalle bascula si vite qu'elle faillit les emporter dans son élan. Elle s'écrasa au ralenti, se cassa en deux en rebondissant, avant de s'immobiliser dans un tourbillon de boue. Plusieurs blocs de pierre suivirent, occasionnant un nouvel éboulement.

« Primaire, mais efficace », déclara Austin. Il se laissa couler au bas de la pile et stoppa devant l'ouverture qu'ils venaient de dégager. Il éclaira le trou avec sa torche, puis tenta de s'introduire à l'intérieur. Les bon-bonnes d'oxygène l'en empêchèrent. Il les ôta, garda juste le régulateur en bouche, puis se glissa dans le trou, les pieds en premier, tirant les réservoirs derrière lui. Zavala le suivit de la même manière.

Us se retrouvèrent bientôt coincés dans un espace restreint, entre les rochers et deux immenses portes en acier trempé. Ces dernières étaient scellées, mais la force de l'explosion avait plié l'angle supérieur de l'une d'elles, comme la page cornée d'un livre. La fente ainsi dégagée était suffisamment large pour livrer passage aux deux hommes et leurs réservoirs.

Une fois de l'autre côté, leurs torches n'éclairèrent que le néant, à l'exception, toutefois, d'une zone plus claire au-dessus de leurs têtes. Us s'élevèrent sur plusieurs mètres, jusqu'à une surface rocheuse. En nageant à quelques centimètres sous le plafond ils progressèrent silencieusement dans l'eau sombre.

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À un moment, le plafond disparut et ils purent remonter à l'air libre, dans l'obscurité la plus complète.

Austin libéra l'embout du régulateur et prit une profonde inspiration. Malgré des relents de moisi, l'air était respirable. Ils allumèrent leurs torches pour découvrir un mini-lac artificiel. Ils nagèrent jusqu'à une échelle, se hissèrent sur le bord et promenèrent les lumières alentour, dévoilant le périmètre d'un bassin rectangulaire.

«Hello, murmura Austin. Quelqu'un a oublié son canard en caoutchouc dans la baignoire. »

Le faisceau de sa torche éclaira les contours d'un sous-marin, au sec, de l'autre côté du bassin.

Ils ôtèrent leur équipement et le disposèrent en petits tas bien rangés et faciles d'accès, en cas de repli rapide. Ils enlevèrent tout, sauf leurs combinaisons, ne conservant que leurs armes, des munitions, les jumelles, les torches et, dans le cas d'Austin, un émetteur radio en bandoulière. Il essaya d'appeler Kemal, mais les épais murs de béton rendaient la transmission impossible. Au cours de l'exploration de la salle, ils suivirent une série de voies d'écartement étroites, courant autour du périmètre du bassin et se poursuivant au-delà des pompes d'alimentation et des conduites d'eau et d'électricité.

Des portiques et des grues flottantes fixées au plafond servaient au levage de lourds fardeaux et à hisser les sous-marins, pour leur entretien en cale sèche.

C'était le cas de celui-ci, un gros vaisseau d'environ cent dix mètres de long, selon une estimation d'Austin. Us grimpèrent à bord pour l'explorer de fond en comble. Le pont arrière du kiosque, long, plat et encastré, avait une forme inhabituelle. Ils escaladèrent le kiosque et ouvrirent le sas d'entrée. Une odeur de nourriture rance, de crasse et de carburant s'échappa de l'ouverture.

En tant qu'expert en véhicules sous-marins, Zavala 190

se porta volontaire pour l'inspection ; quant à Austin, il fit le guet à l'extérieur. Un court instant plus tard, Zavala était de retour.

«Personne à la maison, annonça-t-il, d'une voix qui résonna dans l'immense salle.

— Rien du tout?

— Je n'ai pas dit ça. » Zavala tendit à Austin une casquette de base-bail bleu marine. «J'ai trouvé ça dans Une cabine. »

Austin examina les lettres brodées en blanc sur le devant de la casquette. NR-1. «Voilà qui suscite plus de questions que de réponses.

— Le bâtiment lui-même n'a rien de mystérieux, déclara Zavala. C'est un Diesel, construit à une fin précise. Pas de torpilles. Il est sans doute très rapide à la surface d'après ce que je vois, et ces stabilisateurs doivent lui assurer une excellente maniabilité sous l'eau. Le pont a été modifié pour le transport de cargaisons diverses... ou dé sous-marins.

— Comme le NR-1?

— Facile. Mais pourquoi, alors, bloquer les portes d'entrée du parc ?

— Ils n'ont plus besoin de ce gros bébé. Quelle meilleure façotf de cacher les indices ? Voyons plutôt si nous pouvons trouver le propriétaire de cette casquette », dit Austin, enfouissant le couvre-chef sous sa combinaison.

N'ayant plus rien à découvrir sur le sous-marin, ils retournèrent à leur matériel. Des rails menaient à un double portail d'acier d'environ trois mètres cinquante de haut. Pour ne pas avoir tout le temps à ouvrir et fermer les grandes portes, on avait pratiqué une plus petite entrée, juste à côté. Zavala essaya la poignée.

« C'est ouvert, on a du bol.

— Ne te réjouis pas si vite. Il s'agit peut-être de l'antre de l'araignée, attendantes proies.

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— T'en fais pas», répliqua Zavala en exhibant un Heckler & Koch, de calibre 9 mm modifié par ses soiris de telle sorte qu'il pouvait tirer trois rafales à la suite.

«J'ai apporté de l'insecticide.»

Austin retira de son holster en cuir sa propre marque de répulsif, un Ruger Redhawk, fabriqué sur commande par la Bowen Classic Arms Company, solide revolver calibré pour des cartouches spéciale .50. Il tenait bien en main la crosse en bois de serpent, une rare essence d'Amérique du Sud. Le canon épais ne mesurait que douze centimètres, mais ce revolver sin-gulier possédait un punch mortel.

Ils ouvrirent la porte et pénétrèrent dans une salle aux dimensions moitié moins importantes que le parc à sous-marins. Une voie ferrée de garage, occupée par six gros wagons de marchandises fonctionnant au pro-pane, courait au milieu de la pièce depuis la salle principale et se divisait, des deux côtés, en différentes ramifications qui, chacune, terminait sa course par un portail cintré donnant accès à une salle secondaire.

S'invitant dans la pièce la plus proche, Zavala et Austin y trouvèrent des étagères chargées de pièces détachées. Les autres réserves contenaient des outils, du matériel de lutte contre les incendies ou servaient d'atelier. L'une d'elles, séparée des autres par une lourde porte en acier trempé, était remplie d'explosifs destinés à la démolition et d'armes de poing.

Ils retournèrent dans la salle principale et se dirigèrent vérs un ascenseur. À côté de celui-ci, un renfoncement dissimulait une cage d'escalier. Une odeur de chou cuit s'y répandait depuis l'étage. Ils gravirent les marches pour arriver à un palier fermé, à peine éclairé au sol par une lumière diffuse, qui filtrait sous une nouvelle porte.

Austin y colla son oreille et écouta. Comme il n'en-tendait rien, il entrouvrit de quelques centimètres et 192

finit par ouvrir en grand... et en silence. Il s'avança et fit signe à Zavala de le suivre. Les deux hommes se trouvaient dans un couloir illuminé par des spots encastrés dans le plafond, suffisamment large pour que quatre personnes puissent y marcher de front. Le décor rappelait, non sans originalité, le style Spartiate, d'un abri antibombe, tout en béton, en vogue au niveau inférieur.

Encore des portes... Toutes du même côté...

La première ouvrait sur une chambre froide, regor-geant de viandes et de légumes, et reliée à un garde-mangei; bien approvisionné en boîtes de conserve et articles d'épicerie. Ils entrèrent ensuite dans une grande cuisine équipée d'un four à pain, contiguë à un réfectoire meublé de longues tables et de bancs, où flottaient les effluves puissants du dernier repas.

Austin s'approcha d'une table, ramassa quelques miettes et posa le doigt sur une trace de verre humide.

«Fais gaffe, dit-il. Certains habitués traînent peut-

être encore dans les parages... »

Une autre porte communiquait avec un nouveau passage et un dortoir désert, où Austin compta une cin-quantaine de lits, tous défaits. Les casiers à chaussures étaient vides. Comme une petite salle de jeux jouxtait le dortoir, Austin s'approcha d'un échiquier, étudia les pièces un court instant, puis déplaça le cavalier noir.

«Echec et mat», murmura-t-il pour lui-même.

Ils retournèrent ensuite vers l'escalier pour monter à l'étage supérieur. Contrairement à la caserne du bas, le sol y était revêtu d'une épaisse moquette, et les murs lambrissés de bois sombre. Ils explorèrent une demi-douzaine de cabinets et de salles de conférences. Des cartes maritimes jaunies tapissaient les murs, mais les bureaux étaient propres et les classeurs vides.

«On doit se trouver dans le poste de commandement de la base », avança Austin.

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Zavala balaya du regard les lieux inhabités, l'air inquiet. « Le dernier ordre donné ici doit remonter à longtemps. Je ne sais pas pourquoi mais j 'ai la chair de poule. On devrait peut-être appeler SOS Fantômes... »

Austin grogna: «Les gars qui m'ont tiré dessus l'autre jour ne ressemblaient en rien à des ecto-plasmes ! »

Laissant le poste de commandement, ils s'en furent visiter les pièces de l'autre côté du couloir principal. Us se contentèrent de jeter un œil dans ce qui ressemblait au quartier des officiers, avec des chambres à deux lits.

Puis, ils suivirent un nouveau corridor qui menait à une immense et luxueuse suite. Les parquets cirés, en chêne massif, disparaissaient presque sous les tapis orientaux, finement tissés, et les meubles semblaient tous façonnés dans des bois d'ébène ou d'acajou. La décoration, parfaite symbiose entre les tendances byzantine et orientale, témoignait d'un goût marqué pour les tissus rouges et les franges dorées.

Zavala admirait une des nombreuses peintures de femmes voluptueuses et dénudées qui couvraient les murs.

«Rappelle-moi, à notre retour, de redécorer mon appart'en style harem moderne. »

Austin avait du mal à imaginer un commandant de sous-marin soviétique dans ce décor décadent. «On dirait la représentation, au cinéma, d'un bordel victorien. »

Malgré leur ton badin, les deux hommes se sentaient mal à l'aise. Austin se remémorait la violence de l'accueil dont il avait été victime lors de sa première visite et le calme apparent des lieux le faisait frissonner. Poursuivant leur exploration, ils se retrouvèrent devant une épaisse porte en bois clouté, bardée de lanières de cuir décoratives, semblable au portail d'un donjon médiéval. Un grand R stylisé était gravé dessus.

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Zavala examina l'antique serrure, puis il fouilla une des poches de son plastron et en sortit une trousse en cuir souple qu'il déplia, dévoilant un kit du parfait cambrioleur, probablement illégal dans la plupart des pays du globe. Il choisit une espèce de grand crochet.

« Le passe-partout standard devrait faire l'affaire. »

Il caressa les dessins de la porte et les solides char-nières en fer forgé.

« Il doit y avoir quelque chose de valeur de l'autre côté mais je m'étonne que ce ne soit pas mieux verrouillé. » Il se pencha en avant et introduisit le précieux passe dans la serrure, le remua avec délicatesse et le tourna d'un coup sec. Le verrou était bien lubri-fié et le pêne dormant se retira avec un clunk sonore.

Austin posa son oreille sur le bois sombre. N'enten-dant rien, il allait se saisir de la poignée décorée quand il suspendit son geste, se demandant si des caméras cachées n'avaient pas épié chacun de leurs pas dans ce labyrinthe. Une bàhde d'assassins pouvait très bien les attendre, tapie dans l'autre pièce. L'idée d'une balle ou d'un poignard dans l'œil lui donna la nausée. Pourtant ses lèvres se refermèrent sur un rictus sinistre. Après tout, être touché au cœur le tuerait aussi certainement qu'à l'œil...

Austin ne parvenait pas à se souvenir de l'auteur de la phrase: «La meilleure défense, c'est l'attaque», mais il avait toujours considéré cette maxime comme le meilleur des conseils. Il arma donc son Bowen, fit signe à Zavala de le couvrir, puis appuya sur la poignée, ouvrit en grand la porte et s'avança à l'intérieur.

Chapitre 14

Le taxi, une Lada noire toute cabossée, bringueba-lait sur le chemin de terre, chaque boulon de son vieux châssis cliquetant de désespoir. Le sentier accidenté serpentait à travers la forêt de pins jusqu'à un lotissement de chalets rustiques, en retrait des bords de la mer Noire. L'automobile tressautait encore, gémissant sur ses amortisseurs fatigués, après que Paul et Gamay Trout eurent réussi à s'extirper de la banquette arrière défoncée. Ils détachèrent leurs sacs marins de la galerie et réglèrent la course au chauffeur. Le taxi démarra dans un nuage de poussière alors que la porte d'un chalet voisin s'ouvrait avec fracas. Un homme aux allures d'ours fonça sur eux, en grognant si fort qu'il fit presque trembler les pommes de pin.

« Trout ! Je n'en crois pas mes yeux ! » Il se jeta sur Paul pour le serrer très fort dans ses bras. «Comme c'est bon de te revoir, mon ami ! » Il administrait de grandes tapes dans le dos de Trout.

«J... uis... tent... voir moi... si, Vlad», parvint à répondre un Trout haletant, à la recherche d'un oxygène qui paraissait le fuir à chaque nouvel assaut de son chaleureux ami. «... oici... femme, Gamay... may.

Gamay, je te présente le professeur Vladimir Orlov, pff... »

Orlov tendit une main de la taille d'un jambon et tenta de claquer les talons de ses sandales en caout-

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chouc. «Je suis heureux de faire votre connaissance, Gamay. Votre mari m'a souvent parlé de son adorable et brillante épouse, entre deux bières au Captain Kidd.

—'Moi, j'ai l'impression de déjà vous connaître, professeur Orlov. Paul ne cesse d'évoquer les bons moments que vous avez passés ensemble à Woods Hole.

— Nous avons beaucoup de merveilleux souvenirs communs, votre époux et moi. » Il se tourna vers Paul.

« Elle est aussi belle et charmante que je l'avais imaginé. Tu es un homme chanceux.

— Merci. Et tu seras content de savoir que ton tabouret de bar trépigne d'impatience en attendant ton retour.

— Le tout, c'est de savoir quand. Comment vont les affaires à l'Oceanographic ?

— J'y étais il y a moins d'une semaine. J'essaie toujours de retourner chez moi entre deux missions de la NUMA. Woods'Hole n'a pas changé depuis l'année que tu y as passée.

, — Je t'envie. Comme beaucoup de pays pauvres, la Russie se montre bien trop radine avec le budget alloué à la recherche scientifique. Même une institution aussi rép.utée que l'Université d'Etat de Rostov se voit contrainte de mendier des fonds. Encore heureux que le gouvernement nous laisse utiliser ce site comme centre de recherche. » '

Gamay lança un regard périphérique sur les mai-sonnettes et la source d'eau fraîche qui jaillissait à travers les arbres. « C'est merveilleux ! Ça me rappelle les vieilles communautés campagnardes des bords des Grands Lacs où j'ai grandi.

— La marine soviétique s'en servait comme autant de petits nids d'amour pour les gradés et leurs épouses en permission. Il y a un court de tennis, mais le revêtement ressemble un peu au sol lunaire. Nous avons 197

fait venir des étudiants qui ont fait du bon travail en retapant les chalets. Le site est parfait pour les sémi-naires ou l'isolement, comme c'est le cas en ce moment. Nous autres scientifiques nous retirons ici dans le seul but de réfléchir en toute sérénité.» Il attrapa leurs sacs. « Suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu'à votre chalet. »

Orlov les guida le long d'une sente tapissée d'ai-guilles de pins et s'arrêta devant un chalet fraîchement repeint en vert et blanc lumineux. Il gravit les quelques marches qui menaient au porche, posa les sacs et ouvrit la porte. Le cottage n'abritait qu'une seule grande pièce avec des lits superposés pour quatre personnes, une table en bois rudimentaire au centre, un évier à pompe et une gazinière de camping sur le côté. Orlov alla droit à l'évier et manœuvra la poignée.

« L'eau est pure et froide. Assurez-vous d'en garder toujours un peu dans cette boîte à café pour amorcer la pompe. Vous trouverez une douche à l'extérieur.

Les WC sont juste derrière la maison. C'est un peu pri-mitif, j'en ai bien peur. »

Gamay inspecta la pièce. « Ça me semble tout à fait confortable.» Paul enchaîna: «Nous nous sommes invités, Vladimir. Nous devrions nous montrer reconnaissants de ne pas dormir sous une tente.

— N'importe quoi! Je ne veux plus entendre de pareilles sornettes. Bon, vous voudrez sans doute défaire vos bagages et enfiler quelque chose de confortable. »

Le professeur portait un large short noir et un débar-deur rouge. « Comme vous le voyez, nous sommes plutôt décontractés. Quand vous serez prêts, suivez le sentier en sens inverse jusqu'à la grande clairière. Je vous y attendrai avec des rafraîchissements. »

Orlov parti, les Trout remplirent l'évier et firent un brin de toilette. Gamay échangea son élégant pantalon et son pull en coton contre un short bleu et un 198

T-shirt du Scripps Océanographie Institute, où elle avait fait la rencontre de Paul, alors étudiant. Ce dernier était vêtu d'un blazer infroissable L.L. Bean bleu marine, d'un pantalon marron et d'un de ces nœuds papillons de couleurs vives qu'il affectionnait. Il enfila un short marron neuf, un polo bleu et des sandales tout-terrain Teva. Puis, ils rebroussèrent chemin à travers la pinède pour atteindre la clairière.

Orlov était installé à une table de camping, à l'ombre d'une tonnelle. Il discutait avec un couple qu'il présenta comme étant Natacha et Léo Arbikov, deux physiciens dans la quarantaine. Ils parlaient peu anglais mais leurs sourires étincelants et leurs adorables mimiques remplaçaient bien des mots. Orlov raconta que plusieurs scientifiques et étudiants dans des domaines divers couraient les bois, les uns pour réaliser des expériences, les autres tout simplement à la recherche d'un endroit paisible pour lire. Puis il ouvrit une glacière monumentale d'où il retira des boîtes plastiques pleines de fruits, caviar, poisson fumé et bortsch froid, une carafe d'eau et une bouteille de vodka. Les Trout goûtèrent un peu à tout, mais ils burent de l'eau, repoussant les boissons fortes à plus tard. Orlov, lui, n'hésita pas à se servir un verre de vodka, sans que son comportement en soit affecté pour autant.

« Ça facilite ma concentration », déclara-t-il avec un bon gros rire, engloutissant dans la foulée une généreuse cuillerée de caviar. Il balança une autre de ses tapes phénoménales dans le dos de Trout. « C'est tellement incroyable de te voir, mon ami. Je suis heureux que tu aies appelé.

— C'est formidable de te revoir, Vlad, bien que ce ne soit pas évident de te joindre.

— Il n'y a qu'un seul téléphone, ici, pour nous relier à l'extérieur. Voilà toute la beauté de cet endroit. C'est 199

Le Monde perdu... À la différence près qu'ici, nous sommes les dinosaures.» Il rugit de rire à sa propre plaisanterie. «On ne gagne pas grand-chose, mais on peut poursuivre nos travaux sans presque rien dépenser. » Il leva la bouteille, fit claquer sa langue et se servit deux doigts supplémentaires de vodka. «Assez causé de moi. Dites-moi ce qui vous amène en mer Noire.

— Tu as entendu parler du navire de recherche de la NUMA, YArgo ?

— Oh, oui. Je suis même monté à bord, il y a quelques années. Un bateau magnifique. Je n'en attendais pas moins de la NUMA. »

Paul acquiesça d'un hochement de tête. «Gamay et moi-même opérons des recherches en rapport avec la plus récente des investigations de YArgo. Je me suis souvenu que tu étais à l'université, et j'ai pensé à t'ap-peler pour te signaler notre présence dans les parages. »

Pendant que lui et Zavala rendaient visite à la base de sous-marins, Austin avait demandé aux Trout d'enquêter sur les Industries Ataman. Le siège du groupe se trouvait dans la ville portuaire de Novorossisk, au nord-est de la mer Noire. Trout pensa tout de suite à Orlov, qui avait visité, dans le cadre de son travail, le Woods Hole Océanographie Institution, parce qu'il enseignait à l'université de Rostov, tout près de Novorossisk. Quand il l'avait appelé, le professeur avait décrété qu'il ne leur pardonnerait jamais s'ils ne venaient pas le voir.

« Vous n'avez pas rencontré de problème pour me rejoindre ? se renseigna Orlov.

— Aucun. Nous avons eu la chance de pouvoir prendre un vol commercial pour Novorossisk sans réserver à l'avance. L'université a envoyé un taxi nous récupérer à l'aéroport, et nous voilà. » Il regarda autour de lui le paysage bucolique. « Laisse-moi prendre mes 200

repères. Nous nous trouvons entre Rostov et Novorossisk ?

—' Exact. Novorossisk est le port terminal pétrolier des gisements du Caucase. C'est aussi une ville de héros, pleine de monuments plus laids les uns que les autres, célébrant la résistance héroïque du peuple pendant la Grande Guerre patriotique. » Orlov se tourna vers Gamay. «Paul m'a loué vos talents de biologiste marin. Quelle sorte de travaux avez-vous effectués?

— Avant de venir ici, j'étais dans les Keys de Floride, pour examiner les coraux endommagés par la pollution d'un trop-plein industriel. »

Orlov secoua la tête. «On dirait que les Russes ne sont pas les seuls barbares de l'écologie. Je suis impliqué dans une étude sur la pollution en mer Noire. Et toi, Paul?

— Je me trouvais à Woods Hole où je. travaillais comme consultant pour une étude sur l'exploitation minière dans l'océan. Je pense avoir lu qu'un des principaux sujets d'inquiétude dans ce domaine concernait justement Novorossisk. »

La duplicité n'était pas un des points forts de Trout.

D'une franchise typiquement yankee, il se sentait mal à l'aise à l'idée de manipuler la vérité, en particulier avec un vieil ami. Trout décida qja'en lançant quelques lignes dans le flot de la conversation, Orlov finirait bien par mordre à l'hameçon. Ce qui ne tarda guère.

« Exploitation minière ? T\i veux sans doute parler des Industries Ataman.

— Le nom m'est familier, en effet. J'ai dû lire quelque chose là-dessus.

— Je serais surpris du contraire. Ataman, c'est énorme... Ils ont débuté comme groupe d'exploitation des mines souterraines, mais ils ont vite réalisé le potentiel du sol marin. Aujourd'hui leur flotte par-court les mers du globe.

201

— Bien joué, avec la demande mondiale de combustible.

— Oui, tu as raison, mais beaucoup ignorent qu'Ataman est au premier rang en matière de recherche pour extraire l'hydrate de méthane des fonds de l'océan.

— Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu une quelconque allusion à cela dans les brochures spécialisées.

— Tout ce qui touche Ataman est plus ou moins occulté. Le capitalisme russe est encore à l'état sauvage. Nous n'avons pas toutes les lois que possède votre pays sur l'information aux actionnaires. Je doute que cela change grand-chose, de toute façon. Avec les milliers de personnes qu'emploie Ataman, il est très difficile de garder un secret. Ataman a réuni une flotte entière de vaisseaux monstrueux, dans le but de les utiliser pour l'extraction de la "glace de feu".

— La "glace de feu" ? s'étonna Gamay.

— C'est le terme choisi pour l'hydrate de méthane, un composé du méthane, expliqua Paul. Le sol marin du monde entier abrite des poches de cette substance.

On dirait de la neige glacée, mais inflammable. »

Orlov intervint. «Tout le monde sait que les scientifiques russes prétendent avoir tout inventé, depuis l'ampoule électrique jusqu'à l'ordinateur, mais dans ce cas précis, je dois avouer qu'ils ont raison. Le premier gisement naturel a été trouvé en Sibérie, où on le connaissait sous le nom de "gaz des marais". Des chercheurs américains ont repris le travail de nos glorieux scientifiques et découvert des hydrates sous l'océan.

— Au large de la Caroline du Sud, si je me souviens bien, précisa Trout. Woods Hole a effectué différentes explorations sous-marines avec le submersible de prospection Alvin, et repéré des mofettes s'échappant des sédiments le long de failles dans le fond de l'océan.

— Quelles en sont les applications économiques ? »

s'enquit Gamay.

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Orlov alla se servir une nouvelle dose de vodka avant de se raviser et de mettre la bouteille de côté. «Le potentiel est formidable. Les gisements du globe peuvent générer plus d'énergie que tous les autres combustibles fossiles réunis.

— Vous le voyez remplacer le pétrole et le gaz, alors ?

— Ni plus ni moins que la revue Scientific American qui l'a appelé "le combustible du futur". Il rapporterait des milliards et des milliards, ce qui explique pourquoi tant de gens s'intéressent à son extraction. Néanmoins, les problèmes techniques sont incommensurables.

La substance s'avère instable et se décompose rapidement hors de ses conditions naturelles de profondeur et de pression extrêmes. Mais celui qui parviendra à contrôler ces réactions pourra contrôler les réserves d'énergie du monde entier. Sur ce point, Ataman a une longueur d'avance sur les autres. » Le large-front d'Orlov se plissa en une expression d'inquiétude. « Ce qui n'est guère rassurant, conclut-il.

— Pourquoi cela ? demanda Paul.

— Ataman appartient en totalité à un homme d'affaires ambitieux, du nom de Mikhaïl Razov.

— Il doit être fabuleusement riche, dit Gamay.

— Ça va bien au-delà de la richesse. Razov est un homme complexe. Pendant que ses affaires se négo-cient dans le secret le plus total, le personnage lui-même semble représenter une menace de plus en plus forte pour la Russie. Il critique le gouvernement au grand jour et suscite une admiration populaire qui ne cesse de croître, jusqu'à devenir un véritable culte.

— Un magnat avec des ambitions politiques n'a rien d'étrange, même aux Etats-Unis, intervint Gamay.

Nous avons souvent élu des hommes riches comme gouverneurs, sénateurs ou présidents.

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— Eh bien, si l'on donne le pouvoir à quelqu'un comme Razov, que Dieu nous protège ! C'est un nationaliste fanatique qui ne parle que de restaurer la belle époque.

— Je croyais le communisme mort.

— Oh, il l'est... mais uniquement pour être remplacé par une autre forme d'oligarchie. Razov est convaincu que la Russie a connu ses plus belles heures de gloire sous le règne des tsars : Pierre le Grand, Ivan le Terrible... Mais il ne se montre pas très clair en ce qui concerne les détails, ce qui effraie beaucoup de gens. Il dit juste qu'il veut voir l'esprit de l'ancien empire incarné dans la Nouvelle Russie.

— Ce genre de types, ça va et ça vient, dit Paul.

— Je l'espère. Mais cette fois, j'en suis moins sûr. Il émane de sa personne un puissant magnétisme, et son message simpliste trouve, dans mon pauvre pays, un écho inquiétant.

— Ataman est le nom d'une ville, ou d'une région ? »

s'enquit Gamay.

Orlov sourit. «C'est un terme russe pour désigner un chef cosaque. Razov est un Cosaque de naissance, et j'imagine qu'il se complaît dans l'image du chef de la Compagnie. Il passe le plus clair de son temps sur un yacht magnifique, le Kazachestvo. Ce qui se traduit grosso modo par "Cosaquisme", avec le putain de poing sur la poitrine et tout le reste... Vous devriez voir le bateau! Un palace flottant à quelques kilomètres d'ici. »

Orlov exhiba sa dent en or. «Assez, maintenant, avec la politique. Nous avons des sujets de discussion plus plaisants à aborder. Mais d'abord, je dois m'excuser. J'ai un travail que je dois terminer sans faute.

Cela ne prendra qu'une heure ou deux. Après je serai à votre entière disposition. En attendant, vous pourriez aller bronzer sur la plage, si ça vous tente.

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— Je suis sûr que nous trouverons quelque chose à faire.

—Parfait.» Il se leva, serra la main de Trout et embrassa Gamay. « On se retrouve ici en fin d'après-midi ; après, on parlera toute la nuit. » Le couple de scientifiques prit aussi congé et les Trout se retrouvèrent seuls. Paul proposa une visite à la plage.

Le trajet jusqu'à la mer d'un bleu sombre fut l'occasion d'une petite balade à pied en pleine nature.

Un baigneur solitaire nageait à une trentaine de mètres du rivage. La plage, pleine de cailloux, n'inci-tait guère à la bronzette, et les chaises de plage en métal étaient brûlantes. Néanmoins, Gamay chercha une place pour s'étendre, alors que Paul optait pour une promenade face à la mer. Il revint après quelques minutes.

«J'ai trouvé quelque chose d'intéressant», annonça-t-il. Il la guida derrière un coude dans les rochers; où un bateau avait été mis au sec. La peinture blanche s'écaillait sur la coque en bois. À part ça, l'embarcation semblait en bon état. Le moteur hors-bord, un Yamaha, paraissait fonctionner et il y avait de l'essence dans le réservoir.

Gamay lut dans les pensées de son époux. «Envi-sages-tu d'aller faire un tour ? »

Trout haussa les épaules efe.jeta un coup d'œil en direction du jeune homme, âgé d'une vingtaine d'années, qui sortait de l'eau. «Demandons à ce gars si c'est possible. »

Ils se dirigèrent vers le nageur en train de se sécher.

Quand ils le saluèrent, le garçon sourit. «Vous êtes les Américains ? »

Paul acquiesça et se présenta, ainsi que Gamay.

«Je m'appelle Youri Orlov, répondit le Russe. Vous connaissez mon père, moi je suis étudiant à l'université.» Il parlait anglais avec un accent américain.

205

Ils échangèrent une poignée de main. Il était grand et dégingandé, avec une tignasse couleur paille qui lui tombait sur le front, et de grands yeux bleus mis en valeur par des lunettes à monture d'écaillé.

«On voulait savoir s'il serait possible de faire un tour en bateau, demanda Paul.

— Bien sûr, répondit Youri, rayonnant. Que ne ferais-je pas pour être agréable aux amis de mon père ? »

Il poussa le bateau dans l'eau jusqu'à la bonne profondeur et tira sur le cordon du moteur. Ce dernier toussa, mais refusa de démarrer. « Ce moteur est têtu», s'excusa Youri. Il se frotta les mains, vérifia l'arrivée d'essence, secoua le réservoir et essaya à nouveau.

Cette fois, le moteur crachota avant de laisser entendre un ronflement régulier. Les Trout montèrent dans le canot, Youri donna une poussée, sauta à bord et mit le cap au large.

Chapitre 15

Les yeux d'Austin mirent quelques secondes pour s'habituer à la pénombre. L'entêtante odeur d'encens évoquait l'image d'une ancienne chapelle byzantine, dans un monastère qu'il avait visité à Mystra, au sommet d'une colline dominant la ville grecque de Sparte.

D'antiques appliques à gaz, en cuivre, vitrail et or, pro-duisaient une lumière faible et vacillante, qui suffisait cependant à éclairer les splendides icônes 'peintes sur les murs de plâtre brut. Le plafond voûté était renforcé par d'épaisses poutres en bois. Au fond de la pièce, une chaise à haut dossier faisait face à un autel.

Ils entrèrent pour inspecter les lieux. L'autel était couvert d'un drap violet, sur lequel on avait brodé, au fil d'or,lailettre R.Au milieu de l'autel, un brûleur d'encens dégageait une fumée douceâtre dont les volutes parfumées voilaient légèrement une grande photo en noir et blanc, fixée au mur dans un cadre en or lui aussi, et éclairée par la lumière jaune d'une lampe murale.

Sept personnes figuraient sur la photographie, deux adultes et cinq enfants dont la ressemblance était saisissante. Nul doute qu'il s'agissait là d'un portrait de famille.

Debout, sur le côté gauche, un homme barbu portait une casquette à visière et un uniforme militaire de cérémonie, garni d'élégants passepoils. Plusieurs médailles ornaient sa poitrine.

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Un jeune et mince garçon au teint pâle, vêtu d'un costume de marin, se tenait devant lui. À ses côtés, trois adolescentes et une fillette se serraient autour d'une femme d'âge moyen, assise. Les traits de chacun des enfants combinaient le front haut du père et le visage large de la mère. En arrière-plan, on distinguait un pied cylindrique sur lequel reposait une magnifique couronne.

Cette dernière paraissait massive et on ne l'avait pas conçue, à l'évidence, pour être portée très longtemps. Elle était incrustée de rubis, diamants et émeraudes. Même sur la photo noir et blanc, les pierres brillaient de mille feux. Un aigle à deux têtes, en or, surmontait un globe.

« Cette petite babiole doit valoir une fortune », dit Zavala. Il s'approcha et étudia les visages sombres.

« Us ont l'air si malheureux.

— Peut-être savaient-ils ce qui les attendait», avança Austin. Il caressa l'étoffe brodée de l'autel. «R

comme Romanov. » Il observa autour de lui la chambre funéraire. «Nous sommes dans un mausolée construit à la mémoire du tsar Nicolas II et sa famille. Le garçon sur la photo aurait porté la couronne si lui et les siens n'avaient pas été assassinés. »

Austin s'assit sur la chaise, face à l'autel. Alors qu'il se penchait en arrière, un chœur de voix mâles, profondes et graves, retentit, diffusé par des haut-parleurs invisibles. Le chant religieux se répandit dans la chambre en se répercutant sur les murs. Austin jaillit de la chaise comme un diable hors de sa boîte, le revolver au poing. La musique obsédante s'arrêta.

Zavala remarqua l'air inquiet de son ami et réprima un rire. «Nerveux, mon ami?

— Astucieux », nota Austin. Il appuya sa main sur le dossier de la chaise et le chant reprit, pour s'arrêter une fois la main ôtée. «Un système de pression active 208

le déclenchement de la musique. Voilà qui donne un nouveau sens au terme de "chaise musicale". Tu veux l'essayer ?"

— Non merci. Je préfère la salsa.

— Rappelle-moi d'installer un "fauteuil musical" de ce type pour écouter ma collection de jazz progressif. »

Austin regarda la porte. « On s'en va d'ici. Même un rat ne serait pas assez con pour se faire prendre dans un piège pareil. »

Ils quittèrent le mausolée des Romanov et retournèrent à la cage d'escalier. Us montèrent un niveau et se retrouvèrent dans une espèce de caserne semblable à celle du premier étage. Mais si le dortoir du bas était bien rangé, les couvertures froissées sur des matelas sales témoignaient ici d'une grande négligence. Des mégots de cigarettes et des verres en plastique jon-chaient le plancher. Une odeur forte, presque pal-pable, de sueur et de pourriture imprégnait les lieux.

« Pouah ! » s'écria Zavala.

Austin fronça le nez. «Vois le bon côté des choses ; on n'aura pas besoin d'un limier pour suivre la piste. »

Ils enfilèrent un large corridor qui s'élevait en spi-rale, comme certains parkings souterrains. Après quelques minutes, un courant d'air frais balaya leur visage et chassa les effluves faisandés qui les accompagnaient depuis le dortoir. Un rai5 de lumière naturelle, provenant d'une partie cachée du couloir, éclaira les zones d'ombre laissées par les plafonniers.

Le passage aboutissait sur une porte en acier entrouverte. Une rampe courte menait à l'intérieur de ce qui pouvait passer pour un entrepôt ou un garage.

Le sol de ciment, taché d'huile, était parsemé d'excréments de petits animaux. Austin récupéra une vieille copie jaunie de la Pravda, sur une pile de détritus. Le visage aux sourcils broussailleux de Leonid Brejnev souriait sur la couverture.

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Austin jeta le journal et s'approcha d'une fenêtre.

Toute trace de verre ayant disparu de son cadre en aluminium, celle-ci offrait une vue très nette de l'extérieur, où s'élevaient plusieurs constructions métalliques.

L'entrepôt faisait partie du complexe de bâtiments abandonnés qu'Austin avait pu observer du ciel. La rouille rongeait les façades ondulées et les joints étaient déformés. De grandes touffes d'herbe avaient envahi les allées en pierre.

Zavala siffla pour capter l'attention d'Austin. Il regardait dehors, lui aussi, mais de l'autre côté du hangar. Se frayant un chemin à travers les ordures, Austin le rejoignit et se pencha à la fenêtre. L'entrepôt reposait sur une butte surplombant un terrain vague de forme à peu près rectangulaire, et enfoncé d'un mètre environ, tel un porte-savon géant. Tout au bout, des cages de football rouillées dépassaient des herbes folles. Austin supposa que les équipages des sous-marins l'utilisaient comme terrain de sport quand ils avaient un moment de détente.

Pour l'heure, des hommes à cheval se postaient sur trois côtés du terrain. Seul le côté le plus proche du hangar et des constructions restait ouvert. Austin reconnut les uniformes que portait le gang de Cosaques qui lui avaient tiré dessus. Là, ils étaient au moins trois fois plus nombreux, tous tournés face au terrain.

«Tu ne m'avais pas dit qu'il s'agissait d'un club de polo, plaisanta Zavala en tentant vainement de prendre l'accent anglais.

— Je voulais te faire la surprise », répondit Austin, le regard soudain rivé sur un groupe de personnes, l'air effrayé, assemblées en troupeau au centre du terrain.

«Nous sommes dans les temps pour la dernière période de jeu. Suis-moi et je te présenterai aux gars dont j'ai fait la connaissance lors de ma première visite. »

Austin et Zavala se glissèrent hors de l'entrepôt et 210

s'aplatirent pour ramper jusqu'au bord du terrain, là où l'herbe se raréfiait. Austin repoussa une grande touffe qui lui gênait la vue, alors que trois cavaliers sortaient des rangs, un de chaque côté. En poussant des cris terrifiants, les Cosaques foncèrent sur les prisonniers blottis les uns contre les autres. Us stoppèrent à la dernière seconde et commencèrent à parader autour du groupe, en cercles de plus en plus rapprochés, comme des Apaches attaquant une diligence. La poussière volait sous les sabots des chevaux et les cavaliers se dressèrent sur leurs selles en faisant claquer des fouets.

Austin comprit vite la règle du jeu. Les Cosaques essayaient de disperser le groupe pour mieux en traquer les membres un par un, laissant ainsi un côté ouvert afin de tenter un éventuel fugitif. Mais la stratégie ne fonctionnait pas. À chaque nouvelle charge, leurs proies se resserraient, comme des zèbres acculé!

par des lions affamés.

En glapissant, les cavaliers reprirent leur place sur le bord du terrain. Austin s'attendait à Une nouvelle attaque, avec peut-être davantage de Cosaques. Mais un seul cavalier sortit des rangs et mit son cheval au trot, comme potir une parade.

Austin couvrit les lentilles de ses jumelles, afin d'éviter un reflet malheureux. Le Cosâque était vêtu de la désormais familière tunique grise à grosse ceinture, du large pantalon et des bottes noirs, de la toque en fourrure, et ce, malgré la chaleur. Deux cartouchières se croisaient sur sa poitrine. Il montait un grand et lourd cheval à la robe anthracite.

Austin étudiait la longue barbe rouge de l'inquié-tant personnage quand il lâcha un ricanement mauvais. La dernière fois qu'il avait vu le géant cosaque, c'était par-dessus le canon d'un pistolet d'alarme.

« Tiens, tiens, comme on se retrouvé...

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— Ce garçon soigné serait-il un ami à toi ?

— Une vague connaissance. Nous nous sommes naguère rencontrés de manière fortuite. »

Prenant tout son temps, le Cosaque effectua plusieurs tours de terrain, au trot, en se pavanant devant ses collègues qui l'encourageaient par des cris. Soudain, il tira son sabre, le brandit en l'air et poussa un hurlement rauque. Eperonnant sa monture, il fonça comme un obus droit sur le groupe. Au dernier moment, il tira sur les rênes et s'arrêta net. Le grand cheval se cabra, les naseaux fumants. Le groupe recula de façon désordonnée pour éviter les sabots et échapper au poids de l'immense animal. Dans la confusion, un homme trébucha et tomba, à l'écart des autres. Il se releva et tenta de regagner la sécurité toute relative du groupe, mais le Cosaque s'intercala. L'homme ébaucha un mouvement à droite et bondit à gauche.

Le Cosaque anticipa la feinte et l'empêcha d'avancer, tel un chien de berger face à un mouton rebelle. Ne voyant plus d'autre issue, le malheureux détala en direction du côté ouvert.

On pouvait lire beaucoup de détermination sur le visage du fugitif, même s'il savait le cheval plus rapide que lui. Le Cosaque ne tenta pas tout de suite de le poursuivre, au contraire, il retourna parader devant ses camarades... Mais, alors que le fuyard approchait de l'ouverture, le cavalier et sa monture firent volte-face. L'animal prit d'abord le trot, puis un petit galop.

Levant à nouveau son épée, le Cosaque éperonna son cheval et ils partirent au grand galop.

Alerté par les vibrations du sol, le fugitif bomba le torse, tel un sprinter sur la ligne d'arrivée et il tira sur ses bras dans l'espoir de gagner un peu de vitesse. Peine perdue. Dans un martèlement de sabots, le Cosaque se pencha sur le côté et, d'un large geste, frappa de son épée la nuque du pauvre hère. Ses jambes plièrent et 212

il s'écroula face contre terre. Austin sentit la colère et la frustration monter en lui. L'attaque, trop rapide et d'une lâcheté rare, ne lui avait pas donné le temps de réagir. Le Cosaque, content de lui, éclata de rire, et s'en retourna paresseusement défier les prisonniers.

Austin leva son Bowen et visa le large dos du cavalier. Il allait presser la détente quand il capta un mouvement du coin de l'oeil. À sa grande surprise, le corps allongé commençait à remuer. Le fuyard se redressa avec peine, d'abord sur les mains et les genoux, puis il finit par se relever. Le Cosaque avait joué avec sa proie, utilisant le plat de son épée, pour faire durer le plaisir.

Ses congénères se mirent à crier. «Barbe Rouge»

feignit l'incompréhension, puis il fit faire un demi-tour à son cheval, avec une lenteur calculée. Il écarta les bras, jouant l'étonnemeiit devant la résurrection de sa victime... et repartit à l'assaut.

Le fugitif avait presque atteint l'extrémité du terrain. Austin savait que le Cosaque ne le laisserait jamais gagner les bâtiments où il serait plus difficile de l'attraper. Le prochain coup d'épée serait fatal.

Zavala perdit patience. «La partie est terminée», gronda-t-il. Il amena son Heckler & Koch dans la position classique du tir couché et le pointa sur la poitrine du Cosaque.

Austin baissa le canon de la main et dit: «Non.»

Puis il se redressa.

Quand le prisonnier en fuite vit Austin jaillir de sa cachette et lui barrer le chemin, son visage ruisselant de sueur se décomposa et il s'arrêta en dérapant.

«Barbe Rouge» aperçut Austin en même temps. Il ralentit, se pencha sur le pommeau de sa selle et fixa du regard l'homme à la forte carrure et aux cheveux d'un gris étrange, presque métallisé. Austin pouvait 213

voir la haine brûler dans ses yeux injectés de sang. Le cheval, énervé, piaffa et gratta le sol du sabot. Perdant tout intérêt pour le fuyard, le Cosaque se cala sur sa selle et obligea son cheval à effectuer une pirouette.

Puis il fit semblant de charger, pour mieux reculer quand Austin, immobile, ne montra aucun signe de capitulation.

Austin se tenait debout, les mains dans le dos, comme un enfant qui cache des bonbons. Il déplia son bras gauche et, d'un signe de la main, invita le Cosaque à s'approcher. L'expression d'étonnement du cavalier se mua en un large sourire aux dents écartées. Il aimait ce nouveau jeu. Il se rapprocha, toujours sur ses gardes.

Austin lui fit signe à nouveau, de façon plus véhé-mente. Intrigué, le Cosaque s'approcha encore. Austin le provoqua de façon délibérée. Le cavalier émit un grognement et se rua à l'attaque.

Souriant avec arrogance, Austin attendit qu'il lui soit impossible de rater sa cible puis, d'un geste souple, ramena le Bowen devant lui. Tenant le solide revolver à deux mains, il visa le X formé par les cartouchières croisées du Cosaque.

«De la part de Mehmet», dit-il en pressant la détente. Le revolver aboya une fois. La lourde balle défonça le sternum du cavalier et brisa sa cage thora-cique ; des fragments d'os lui perforèrent le cœur. Le Cosaque mourut avant même de lâcher les rênes. Le cheval fonça sur Austin comme un bolide en folie, ses yeux révulsés de panique. Austin se maudit de ne pas avoir tiré plus tôt.

Terrorisé par l'homme dressé sur sa route, le cheval fit un bond de côté. Son arrière-train heurta Austin avec la force d'un bélier et le fit décoller de terre. Il retomba de tout son poids sur son flanc gauche et roula. Quand Austin s'arrêta, il essaya de se relever 214

mais ne put que s'agenouiller. Il était couvert de poussière, et trempé d'un côté par la sueur du cheval.

Zavala lui porta secours et l'aida à se mettre debout.

Sa vision, un instant voilée, redevint normale. Austin s'attendait à voir les Cosaques leur fondre dessus.

Au lieu de quoi, le temps semblait s'être arrêté.

Abasourdis par la chute de leur chef, les cavaliers demeuraient immobiles sur leurs selles, comme des statues dans un parc. Les prisonniers paraissaient pétrifiés, eux aussi. Austin cracha un peu de terre. Avec lenteur et détermination, il marcha droit jusqu'à son revolver et le ramassa. Il cria au fuyard de filer à l'entrepôt. L'ordre sembla le réveiller et l'homme commença à courir.

Le temps reprit son vol.

En voyant leur ami libéré, les prisonniers l'imitèrent et s'éparpillèrent dans le plus grand désordre. Austin et Zavala les encouragèrent de la voix et leur indiquèrent le hangar. Leur chef mort et les proies dans la nature, les Cosaques s'unirent en un seul cri bestial et se lancèrent au triple galop, sabre au clair en direction d'Austin et Zavala. Les deux hommes restèrent cois un instant, fascinés par la beauté infernale de la charge cosaque.

«Ouah! cria Zavala par-dessus le vacarme des sabots. On se croirait dans uifvieux western.

— Espérons que ce ne soit pas une reprise de La Dernière Bataille de Custer», répliqua Austin, un mince sourire aux lèvres.

L'instant d'après, Austin leva son Bowen et tira. Le cavalier en tête tomba de cheval. Le Heckler & Koch de Zavala «sursauta» à plusieurs reprises et un autre Cosaque s'écrasa au sol. Les assaillants avançaient sans réduire leur allure, conscients de leur avantage numérique et de leur vitesse. Les revolvers firent feu ensemble et deux nouveaux cavaliers s'écroulèrent.

215

Les Cosaques étaient intrépides mais pas suici-daires. D'abord un, puis un autre, puis tous se penchèrent hors de leurs selles et s'accrochèrent aux cous de leurs chevaux de sorte qu'ils ne représentaient plus une cible facile pour adversaires. Tandis qu'Austin et Zavala s'adaptaient à la nouvelle stratégie, un cheval s'arrêta soudain, s'affala et roula sur le flanc.

Austin pensa que l'animal avait trébuché. C'est alors qu'il vit son cavalier leur tirer dessus en se protégeant derrière sa monture. D'autres l'imitèrent. Les Cosaques encore à cheval se séparaient pour une manœuvre d'encerclement. Austin et Zavala se jetèrent au sol. Les balles volaient au-dessus de leurs têtes comme des guêpes en colère.

«Des automatiques ! glapit Zavala.Tu disais que ces gars n'utilisaient que des fusils de chasse et des trom-blons...

— Je ne pouvais pas deviner qu'ils visiteraient le salon de l'Armement !

— Et les vérifications de base ? »

La réponse d'Austin fut emportée par les rafales d'armes automatiques. Les deux hommes tirèrent chacun une dernière salve, plus spectaculaire qu'efficace, puis ils quittèrent la butte en rampant jusqu'au hangar.

Les Cosaques criblèrent de balles la crête et, croyant avoir éliminé l'ennemi, enfourchèrent leurs montures et reprirent la charge là où ils l'avaient laissée.

À l'abri dans l'entrepôt, Austin et Zavala firent feu depuis les fenêtres et deux autres cavaliers tombèrent.

Comprenant que l'adversaire était toujours en vie, les Cosaques tournèrent le dos au champ de bataille et se regroupèrent au centre du terrain.

Profitant du répit, Austin quitta la fenêtre pour passer en revue les hommes réfugiés dans le hangar. Il ne se rappelait pas avoir rencontré un groupe de personnes aussi sales et débraillées. Leurs combinaisons 216

brunes étaient crasseuses, et une barbe de plusieurs jours cachait en partie leurs traits creusés. Le premier fugitif, qui avait subi le courroux du chef cosaque, s'avança et prit la parole. Son uniforme, déchiré aux genoux et aux coudes, était couvert de poussière. Pourtant, il portait la tête haute comme s'il s'apprêtait à défiler.

Il fit un bref salut à Austin. « Enseigne de vaisseau de deuxième classe Steven Kreisman, du sous-marin de l'US Navy, NR-1. »

Austin plongea la main dans sa combinaison', où il gardait la casquette récupérée par Zavala. «Vous pouvez peut-être rendre cela à son propriétaire, dit-il en tendant le couvre-chef.

— Elle appartient au capitaine. Où l'avez-vous prise? s'étonna Kreisman en regardant la casquette comme s'il la voyait pour la première fois.

— Mon partenaire l'a trouvée dans un sous-marin russe.

— Mais qui êtes-vous, les gars ? demanda Kreisman qui semblait perdre sa belle assurance.

— Je m'appelle Kurt Austin et, là-bas, à la fenêtre, c'est Joe Zavala, mon collègue. Nous sommes de la NUMA.» -

L'enseigne ouvrit la bouche à s'en décrocher la mâchoire. Avec leur regard, dur et leurs revolvers encore fumants, les deux hommes ressemblaient davantage à des commandos qu'à des océanologues distingués.

«J'ignorais que la NUMA avait son équipe de choc, dit-il, l'air aussi stupéfait qu'admiratif.

— Sans doute parce qu'il n'y en a pas. Comment vous sentez-vous ?

— A peu près comme si un bulldozer m'était passé sur le corps, à part ça je vais bien. » Il se massa le cou à l'endroit où le sabre l'avait touché! «Je ne porterai 217

pas de cravate pendant quelque temps... Au fait, je vais peut-être vous paraître stupide, monsieur Austin, mais vous et votre ami, que faites-vous ici ?

— Vous d'abord. La dernière fois que j'en ai entendu parler, le NR-1 effectuait des fouilles au fond de la mer Egée. »

Les épaules du jeune soldat s'affaissèrent légèrement. «C'est une longue histoire...» Il soupira avec lassitude.

«Nous ne disposons pas de beaucoup de temps.

Alors racontez-moi l'essentiel en trente secondes. »

Kreisman, surpris par le ton pressant d'Austin, émit un petit rire. «Je ferai de mon mieux. »

Il prit une profonde inspiration et livra une version condensée des événements.

«Un scientifique invité à bord, du nom de Pulaski, nous a menacés d'une arme et a détourné le NR-1. Un sous-marin géant nous a transportés sur son dos.

Un truc incroyable ! » Il arrêta le cours de sa narration, persuadé de s'attirer le scepticisme de son auditeur.

Voyant qu'Austin l'écoutait avec intérêt, il poursuivit.

« Ils ont transféré l'équipage dans un navire de relevage. Ensuite, ils nous ont fait bosser sur l'épave d'un vieux cargo. Un travail de récupération délicat, avec les bras articulés. Après, le gros sous-marin nous a amenés ici. Ils ont gardé le capitaine et le pilote du NR-1. On nous a retenus prisonniers dans un sous-sol. Quand ils nous ont remontés, aujourd'hui, nous pensions retourner au NR-1. À la place, ils nous ont attroupés sur le terrain de football. Les gardes qui nous avaient surveillés jusque-là ont disparu, et ces cow-boys en chapeaux de fourrure ont commencé leur numéro. » Il se frotta de nouveau le cou. « Qui sont ces fils de putes ? »

Zavala fit signe à Austin de le rejoindre. «Désolé, dit ce dernier. Je crois que nos trente secondes sont écoulées. »

218

Il se dirigea vers la fenêtre, et Zavala lui tendit les jumelles. «Les membres du club de polo semblent avoir une petite dispute », annonça-t-il sur un ton plein de compassion.

Austin observa les Cosaques a la jumelle. Ils étaient toujours réunis sur le terrain. Certains avaient quitté leurs montures et agitaient les bras en l'air.

Baissant les lorgnettes, Austin déclara: «Ils échan-gent peut-être des recettes de bortsch, mais je pense plutôt qu'ils viennent d'ajouter notre nom en tête de la liste des invités à la grande soirée coupe-chou.»

Zavala fit la grimace. «Tu as décidément l'art et la manière de rassurer. Comment pouvons-nous décliner l'invitation sans les vexer?»

Austin se frotta le menton, signe d'une intense réflexion, puis déclara : « Deux options s'offrent à nous.

On peut courir jusqu'à la plage et nager, le plus'loin possible, en espérant que nos amis aux chapeaux de fourrure ne se rendent compte de rien, trop occupés à se disputer. Ou on s'échappe par le trou dans la falaise.

— Tu as conscience, comme moi, des obstacles que l'on va rencontrer, objecta Zavala. S'ils nous chopent à découvert,-on est cuits. Et si on retourne au bassin, nous n'avons que deux équipements de plongée, pas plus. » .p

Austin hocha la tête. «Alors faisons les deux. Toi et l'équipage vous courez jusqu'à la plage. Moi je reste ici, et si les Cosaques commencent à bouger, je les attire dans la base, où, à pied, ils ne seront pas à leur avantage. Je m'enfuirai par la galerie sous le bassin.

Un peu comme un poisson qui s'échappe par un trou dans les mailles du filet.

— Ce serait moins risqué si chacun surveillait les arrières de l'autre.

— Quelqu'un doit couvrir les sous-mariniers. Us ont l'air plutôt épuisés. »

219

L'enseigne Kreisman s'était rapproché. «Veuillez m'excuser, mais je n'ai pas pu m'empêcher de vous écouter. J'ai suivi un entraînement spécial quand j'ai rejoint la marine. D'accord, je suis lessivé, mais je n'ai pas oublié l'exercice. Je peux faire sortir les hommes d'ici.»

Austin jaugea la détermination de Kreisman. À son air résolu, il estima inutile de s'opposer à la volonté du jeune soldat.

« Okay, à vous de jouer. Courez à la plage et nagez au large. Un chalutier vous récupérera. Nous attendrons ici pour vous couvrir aussi longtemps que possible. Il faut y aller, maintenant. »

Si l'enseigne se demandait comment Austin pouvait avoir arrangé leur sauvetage en mer, il n'en montra rien. Après un rapide salut, il réunit ses camarades. Us s'échappèrent ensuite par une fenêtre, à l'arrière de l'entrepôt. Pendant que Zavala les escortait jusqu'à la plage, Austin fit le guet. Les Cosaques semblaient toujours désorganisés. Il se saisit de sa radio portable et appela le capitaine Kemal.

« Comment allez-vous ? s'inquiéta le capitaine. Nous avons entendu des coups de feu.

— Ça va. S'il vous plaît, prêtez-moi toute votre attention, capitaine. Dans un moment, vous allez voir des hommes nager dans votre direction. Approchez autant que vous le pouvez du rivage et récupérez-les.

— Mais vous et Joe ?

— Nous reviendrons par où nous sommes venus.

Mouillez au large et attendez-nous.» Il coupa la communication. Quelque chose avait surpris son regard.

Joe le rejoignit une poignée de minutes plus tard.

«Je suis allé jusqu'à la dune. À présent, ils devraient se trouver dans l'eau.

— J'ai prévenu Kemal.» Il désigna le ciel, où le 220

soleil se reflétait sur quelque chose de métallique.

«Que penses-tu de ça?» L'objet atteignait, maintenant, la taille d'un gros insecte, et ils pouvaient entendre le battement rythmé des rotors.

«Tu ne m'avais pas dit que les Cosaques possédaient une flotte aérienne... »

Austin observa aux jumelles l'hélicoptère, qui fon-

çait dans leur direction. «Nom de Dieu ! » Lombardo se penchait par la porte ouverte, muni d'une caméra vidéo. « Quel petit crétin ! »

Tandis que Zavala s'apprêtait à regarder lui aussi, l'hélicoptère exécuta un demi-tour, exposant ainsi le côté opposé. Joe étudia la deuxième silhouette, dans l'encadrement de la porte, puis fixa Austin, l'air étonné.

« Faut que t'ailles chez l'ophtalmo, mon pote. » Il lui rendit les jumelles.

Cette fois, Austin 'jura encore plus fort. Le beau visage brun de Kaela, ses cheveux d'ébène flottant au vent, se détachait clairement. L'hélicoptère survolait maintenant le terrain. Echaudée par sa mésaventure précédente, l'équipe de télévision devait avoir conseillé au pilote de se tenir à une distance prudente du sol. Ils ignoraient cependant que les cavaliers avaient échangé leurs antiques fusils contre des armes automatiques. Dès que les Cosaques" aperçurent l'hélicoptère, ils ne perdirent pas de temps pour ouvrir un feu fourni. Quelques secondes après le moteur commença à perdre de l'huile et laissa échapper un gros nuage de fumée noire ; l'hélicoptère sursauta, comme un oiseau blessé, puis tomba du ciel.

Les rotors avaient tant ralenti que chaque pale était visible, néanmoins la rotation restait suffisante pour créer un effet parachute. L'impact fut assez violent pour briser le train d'atterrissage, mais le fuselage demeura intact. Cinq secondes au plus après le choc, 221

Kaela, Lombardo, Dundee et une autre personne jaillissaient de l'engin en s'ébrouant.

Les Cosaques repérèrent tout de suite l'équipe et le pilote, encore étourdis. Leur rage et leur frustration explosèrent alors, avec la fureur d'un volcan qui s'éveille. Ils se jetèrent sur leurs selles et, dans un galop endiablé, chargèrent en bloc les quatre infortunés.

Le sang d'Austin se figea. Les Cosaques n'étaient déjà plus qu'à quelques mètres de leurs cibles. Il était trop tard pour les sauver, mais Austin se lança quand même, en courant, à la rescousse des reporters, l'arme au poing. Il se trouvait encore à une centaine de mètres quand les Cosaques commencèrent à s'écrouler, éjectés de leurs selles, tels des épis de blé cueillis par une faux géante et invisible.

La horde impitoyable, si sûre d'elle jusqu'alors, faiblit, s'éparpilla,puis renonça à toute attaque. Les cavaliers se bousculaient dans la confusion la plus totale ; il en tombait encore.

Austin aperçut un mouvement à la lisière des bois bordant le terrain. Des hommes en uniformes noirs sortaient de derrière les arbres. Ils se mirent en marche, sans se presser. Leur arme bien calée contre l'épaule, ils avançaient, implacables, en tirant sur les Cosaques désorientés. Ces derniers, paniqués, s'enfuirent au galop vers des bois plus lointains.

Les hommes en noir poursuivirent implacablement leur marche, sur la piste des fuyards. À l'exception d'un seul, qui se détacha des autres pour aller à la rencontre d'Austin et Zavala. Austin remarqua qu'il boitait.

Comme l'homme s'approchait, Zavala leva son revolver, d'un geste automatique. Austin posa sa main sur le canon et abaissa l'arme en douceur.

Petrov s'arrêta à quelques mètres d'eux. La cicatrice, pâle, ressortait sur sa peau rougie par le soleil.

222

« Bonjour, monsieur Austin. C'est un plaisir de vous retrouver.

— Bonjour, Ivan. Vous ne savez pas à quel point je suis heureux de vous voir.

— Je pense que si, répondit Petrov en riant. Vous et votre ami devriez vous joindre à moi pour un bon verre de vodka. Nous pourrons parler du bon temps, passé et à venir. »

Austin se tourna vers Zavala et acquiesça. Petrov en tête, les trois hommes partirent en direction du terrain de football.

Chapitre 16

Avec sa silhouette longiligne et son intelligence vive, Youri Orlov rappelait à Paul Trout sa jeunesse, quand, adolescent, il traînait autour des océanologues au Woods Hole Océanographie Institution. Avec sa façon de se tenir à la poupe, une main sur la barre, l'étudiant russe ressemblait à n'importe quel pêcheur du Cape Cod. Tout ce qu'il manquait au garçon pour compléter le tableau était une casquette de base-bail des Red Sox et un gros labrador noir.

Youri avait tout de suite pris les commandes du bateau. Il l'avait manœuvré jusqu'à une centaine de mètres au large pour s'arrêter en laissant le moteur tourner.

«Je vous remercie de m'avoir autorisé à sortir avec vous, docteur Paul et docteur Gamay. Je suis très honoré de me trouver en compagnie de scientifiques aussi réputés que vous deux. Je vous envie de travailler pour la NUMA. Mon père m'a tout dit au sujet de ses expériences aux Etats-Unis. »

Les Trout sourirent, même si le jeune homme avait contrecarré leur projet d'exploration des environs. Il débordait d'enthousiasme juvénile, et ses grands yeux bleus brillaient d'excitation derrière ses épaisses lunettes.

«Ton père m'a souvent parlé de sa famille, en Russie, raconta Paul. Je me souviens qu'il montrait des 224

photos de toi et ta mère. Tu étais bien plus jeune, c'est pourquoi je ne t'ai pas reconnu, aujourd'hui.

— Beaucoup de gens disent que je ressemble plus à ma mère. »

Trout approuva d'un signe de tête. Pendant son séjour à Woods Hole, le scientifique russe combattait le mal du pays en contemplant les photos de sa famille qu'il conservait dans son portefeuille et faisait circuler autour de lui avec fierté. Trout se rappela avoir é.té frappé par le contraste entre le professeur aux allures de gros- nounours et Svetlana, son épouse, grande et mince.

«J'ai adoré travailler avec ton père. C'est un homme aussi brillant que charmant. J'espère avoir l'opportunité de travailler à nouveau avec lui, un jour. »

Youri s'illumina. «La prochaine fois que le professeur va aux Etats-Unis, il a promis de m'emtoener. »

Le fait que Youri appelle son père «le professeur»

fit sourire Trout. «Tu ne devrais pas rencontrer de problème. Ton anglais est excellent.

— Merci. Mes parents avaient l'habitude d'héberger des étudiants américains pour les vacances, dans le cadre d'échanges scolaires.» Il pointa du doigt la direction opposée à celle que les Trout voulaient prendre. « La côte est très jolie dl ce côté. Vous aimez observer les oiseaux ? »

Gamay ne voulait pas se détourner de la mission.

« En fait, Youri, dit-elle avec douceur, nous espérions aller à Novorossisk. »

Une expression d'étonnement amusé passa sur le jeune visage de Youri. «Novorossisk ? Vous êtes sûrs ?

La côte, de l'autre côté, est bien plus belle. »

Paul abonda dans le sens de son épouse. «Nous avons souvent l'occasion d'observer les oiseaux dans la campagne de Virginie, mais en tant que géologue marin, je m'intéresse de près à l'exploitation des mines 225

en haute mer. Et je crois savoir que le siège d'une des plus grandes compagnies 'd'extraction minière en milieu marin se trouve à Novorossisk.

— Absolument. Vous voulez parler des Industries Ataman. Elles sont énormes. Je prépare une licence en Exploitation écologique des sous-sols, et je pense pos-tuler chez elles après l'université.

— Alors tu comprendras pourquoi cela m'inté-resserait d'aller jeter un œil sur leurs installations.

— Tout à fait. Dommage que je ne l'aie pas su plus tôt. On aurait pu arranger une visite guidée. Depuis la mer, on ne peut pas se faire une idée exacte de l'ampleur de l'exploitation. » Youri les regarda, finalement soulagé. «J'aime les oiseaux, moi aussi, mais pas tant que ça... »

Gamay ajouta : « Je suis une spécialiste de biologie marine. Mon domaine à moi, c'est les poissons et les plantes, mais je pense que cela serait réellement intéressant d'aller à Novorossisk.

— Bien. On y va, alors», décida Paul.

Youri accéléra et amorça un long et lent virage. Il maintint le cap à environ quatre cents mètres du rivage, en longeant la côte. Après un moment, les bois s'éclaircirent, pour laisser la place à une chaîne ondulante de collines. La plage, quant à elle, disparut au profit de vastes étendues marécageuses, bordées de grands roseaux, et aux méandres de plusieurs petites rivières.

Paul et Gamay étaient assis de front, au centre du hors-bord qui fendait les flots étincelant sous le soleil.

Le bateau mesurait à peu près cinq mètres de long et ressemblait à un tonneau, avec ses planches croisées et sa proue bombée. En guide avisé et disert, Youri les mitraillait de détails et de renseignements sur le littoral désignant, çà et là, un point particulier dans les terres. Les Trout manifestaient leur intérêt par des 226

hochements de tête appréciateurs, même si le ronflement du moteur et le bruit des vagues qui cla-quaient sur la coque couvraient l'essentiel des paroles de Youri.

SUes Trout nourrissaient une certaine appréhension à l'égard de la présence un peu envahissante de Youri, elle se dissipa vite. Le garçon se révéla un don du ciel.

Lui seul savait comment maintenir en marche un moteur aussi capricieux, et sa connaissance du terrain s'avéra inestimable. Sans lui, il leur aurait été impossible de naviguer dans le port avec un trafic aussi intense, de même qu'ils n'auraient jamais pu trouver Ataman. À mesure qu'ils avançaient à l'intérieur de la baie de Zemes, l'importance du port de Novorossisk dans l'économie russe devenait plus évidente. Les cargos, pétroliers, remorqueurs, paquebots et ferries de toutes sortes, se croisaient dans un ballet incessant.

Youri gardait l'embarcation à distance du sillage des gros bateaux. Le béton avait remplacé la campagne et, à travers le brquillard toxique qui flottait sur le port, on distinguait d'immenses cheminées fumantes, des gratte-ciel et autres silos à céréales. Youri ralentit pour maintenir une allure prudente. «Novorossisk est une ville historique, dit-il. Vous ne pouvez pas faire trois mètres sans rencontrer un monument. La Révolution russe a pris fin ici, quand les bateaux alliés évacuèrent l'Armée blanche, en 1920. Elle est aussi un des plus grands ports de Russie. Le pétrole est acheminé ici par pipelines, depuis les puits au nord du Caucase. Là-bas, vous voyez le Shesharis Oil Harbor. »

Paul examinait les eaux d'un bleu sombre. «La rade est très profonde, si j'en juge par la taille de ces navires.

— Novorossisk ne gèle pas en hiver. C'est le port de prédilection pour les cargaisons circulant entre la Russie, la Méditerranée et le reste de l'Europe. Il est 227

également assez pratique pour l'Asie, le golfe Persique et l'Afrique. Les installations portuaires sont du dernier cri. On compte cinq grands secteurs: trois zones consacrées à la manutention des marchandises sèches, le port pétrolier et le terminal des passagers.

Vous êtes venus en avion, vous savez donc que le réseau aérien international relie l'aéroport au monde entier.

— Je comprends pourquoi le siège d'Ataman se trouve ici, nota Gamay, tandis qu'elle observait l'agitation de la baie.

— Je vais vous le montrer. »

Youri accéléra et vira en direction d'une large échancrure dans le littoral. Six longs môles en béton avançaient dans la mer. Plusieurs navires étaient amarrés aux quais. S'élevant derrière les jetées, un complexe tentaculaire de bâtiments industriels s'étendait à perte de vue, hérissé de grues à portique, de mâts de charges et de passerelles de gros transporteurs. Des chariots élévateurs et des tracteurs se déplaçaient le long des môles, tels des insectes géants.

«Où se trouve Ataman, dans tout ça?» demanda Gamay.

Le visage de Youri s'éclaira d'un grand sourire et il balaya l'air devant lui d'un geste ample du bras. «Ata-man, c'est tout ça. »

Gamay émit un sifflement d'admiration et de surprise mêlées. «Incroyable ! Cet endroit a la taille d'un port à lui tout seul. Et pas un petit !

— Ataman possède sa propre flotte de remorqueurs, ses propres réserves d'eau et de carburant, des réservoirs pour les eaux usées et les déchets, expliqua Youri. Vous voyez les grues gigantesques, là-bas?

C'est le chantier naval d'Ataman. Ils construisent eux-mêmes tous leurs vaisseaux. Ils en contrôlent ainsi la conception et les coûts.» Il fronça les sourcils et 228

regarda autour de lui comme s'il avait égaré quelque chose. « C'est drôle, le port est presque vide. »

Paul échangea un regard perplexe avec sa femme.

«Ça ne me paraît pas vide, à moi. Ça grouille d'activité. Et je vois cinq très gros navires amarrés, là.

— Ça? Mais ce sont les petits bateaux d'Ataman. Je voulais vous montrer leurs plates-formes de forage mobiles. On dirait qu'elles peuvent traverser toute la terre en forant. Chacune est une ville à elle seule.

— Peut-être qu'ils les utilisent en ce moment.

— Ouais, peut-être...» Youri ne semblait pas convaincu. «Mais je ne pense pas. Ataman a tellement de navires, il en reste toujours quelques-uns, qu'ils équipent ou entretiennent. Même avec tous ces quais, ils manquent de place pour s'occuper de toute la flotte en même temps.» Il scruta le littoral jusqu'à ce qu'il trouve ce qu'il cherchait. «Vous voulez voir quelque chose de presque,aussi intéressant?» ?

Youri ne changea pas de cap et ils poursuivirent dans la même direction. Une fois passé les quais principaux, ils se dirigèrent vers un plus petit môle. Un yacht luxueux et long de cent vingt mètres y était amarré. Des moulures noires rehaussaient la belle coque blanche. La superstructure avait une ligne inhabituellement pure, avec une coque en V profond pour mieux couper à travers les vagues et une large poupe concave.

«Ouah! s'écria Youri. J'avais entendu parler de ce bébé, mais c'est la première fois que je le vois.

— Quel luxe ! apprécia Paul.

— Il appartient à Razov, le grand patron d'Ataman. On raconte qu'il vit sur son bateau, d'où il dirige ses affaires.» Youri manœuvra la barre tandis que Gamay actionnait l'obturateur de son appareil et prenait plusieurs photos. «Pouvons-nous faire le tour du bateau?»

229

Youri répondit en tirant sur le gouvernail pour les amener derrière le yacht. Gamay leva l'appareil photo. Elle s'apprêtait à presser le bouton quand elle perçut un mouvement sur le pont où une silhouette se détachait. Elle régla le zoom au maximum de sa puissance. «Mon Dieu ! souffla-t-elle.

— Que se passe-t-il?» s'inquiéta Paul.

Elle lui tendit l'appareil. «Regarde.»

Paul mit l'œil sur le viseur et examina le pont sans voir personne.

« Le pont est désert, maintenant. Qu'as-tu aperçu ? »

Gamay ne s'effrayait pas aisément, mais elle ne put réprimer un frisson. « Un homme grand, avec de longs cheveux noirs et une barbe. Il m'a fixée d'un regard que je n'oublierai pas de sitôt. C'était le visage le plus terrifiant que j'aie jamais vu. »

Une jeep fonçait en direction du quai, le long d'un chemin d'accès, et l'instinct de Trout s'éveilla soudain.

Il observa, à travers l'objectif de l'appareil photo, le véhicule qui roulait à présent sur le quai. Très calme, il déclara: «Nous avons de la compagnie. Filons d'ici. »

La voiture s'arrêta dans un crissement de pneus. Six hommes, en uniformes et armés, en jaillirent, coururent jusqu'au bateau, sautèrent sur la passerelle et grimpèrent à bord. Youri, qui avait hésité un moment, tourna à fond la poignée d'accélérateur et dirigea le canot sur la baie.

La proue se souleva et le bateau glissa sur l'eau à une vitesse respectable, malgré son lourd profil. On put soudain distinguer les éclairs d'armes à feu pardessus le bastingage. Les impacts de balles dessinè-rent une ligne de petits geysers dans l'eau. Paul cria aux autres de se baisser. Une rafale toucha le bateau, arrachant un éclat de bois à une moulure. Quelques secondes plus tard, ils se trouvaient hors de portée.

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Le danger n'était pas écarté pour autant. Un autre véhicule avait suivi le premier et les hommes qui en descendirent en se bousculant se précipitèrent sur le quai où des hors-bord attendaient, amarrés.

Youri mit le cap sur le chenal, très fréquenté, croi-sant les eaux d'un gros cargo qui sortait de la baie. Le petit bateau bondit comme un dauphin lorsqu'il traversa le sillage du navire, mais s'en sortit sans dommage. Youri amena le canot sur le côté du cargo afin de l'utiliser comme écran. Une fois en sécurité, à distance respectable des Industries Ataman, il s'éloigna du navire et prit le chemin du retour en longeant le littoral. En cours de route, Paul suggéra d'attendre un moment dans une crique pour s'assurer qu'on ne les suivait pas. Après dix minutes d'attente, ils repartirent le cœur plus léger.

La figure de Youri était rouge d'excitation. «Eh ben! On s'est bien amusés. Je savais que beaucoup d'entreprises possédaient leurs propres armées pour se protéger de la mafia russe, mais c'est la première fois que j'en voyais. »

Paul se sentit coupable d'avoir fait courir un tel risque au fils de son vieil ami. Gamay et lui devaient une explication à Youri, sans trop en dévoiler pour autant et mettre sa vie en danger. Gamay envoya du regard un message silencieux | son époux, lui signifiant qu'elle savait comment s'y prendre.

«Youri, attaqua-t-elle, nous avons un service à te demander. Nous aimerions que tu ne parles à personne de ce qui s'est passé là-bas.

— Je suppose que votre visite à mon père n'est pas purement amicale. »

Gamay acquiesça. «La NUMA nous a envoyés ici pour surveiller les Industries Ataman, suspectées d'être impliquées dans une sombre affaire. Nous avions prévu de le faire discrètement, sans éveiller leurs soupçons.

Nous n'aurions jamais imaginé qu'ils puissent se montrer aussi susceptibles.

— On se serait crus dans un film de James Bond ! »

Youri souriait aux anges.

«Sauf qu'il ne s'agit pas d'une fiction. Mais bien de la réalité. »

Le ton apaisant de Gamay se révéla plus convaincant que n'importe quel discours grandiloquent dont elle savait Paul tout à fait capable.

Youri essayait de rester sérieux. «Je me tiendrai tranquille, mais ça va être dur de ne rien dire aux copains.» Il soupira. «De toute façon, ils ne me croi-raient pas. »

Paul enchaîna. «Nous te raconterons tout dès que nous connaîtrons le fin mot de l'histoire. Je t'assure que tu seras le premier au courant. Ça marche ? » Il tendit sa main.

« Ça marche », répondit Youri, heureux de faire partie du complot. Tous les trois échangèrent une poignée de main.

Le soleil avait disparu derrière l'horizon et les ombres s'épaississaient quand ils arrivèrent en vue des lumières du camp, qui scintillaient au loin. Ils soupirèrent tous de soulagement tandis que le bateau se rapprochait de la plage. Ils se seraient sentis moins rassurés s'ils avaient su que le petit point noir, gros comme un oiseau et volant haut dans le ciel au-dessus d'eux, était en réalité un hélicoptère équipé d'instruments d'optique particulièrement puissants.

Le Pr Orlov les attendait sur la plage. Il pénétra dans l'eau et tira le bateau sur le rivage. « Salut, mes amis. Je vois que vous avez fait la connaissance de mon fils Youri. » Gamay préféra prendre la parole.

« Il a été assez gentil pour nous emmener visiter les alentours. » Elle glissa sur le côté du canot et usa de 232

son corps pour cacher le trou creusé par lû

«Nous avons eu une longue discussion à propt présent et de l'avenir.

— Le présent, c'est que vous allez vous dépêcher de retourner à votre chalet et vous préparer pour le dîner. L'avenir est un superbe repas au cours duquel nous évoquerons le passé. Même quand le confort est succinct, il ne faut pas se laisser aller. » Il caressa sa panse généreuse.

Le professeur escorta les Trout jusqu'à la grande clairière et les pria d'être de retour trente minutes plus tard, si possible avec une faim de loup. Puis il chahuta un moment avec son fils. Alors qu'il s'éloignait, Youri tourna la tête et leur adressa un clin d'œil. Le message était clair. Leur secret serait bien gardé.

Paul et Gamay s'en furent à leur chalet, et se douchèrent avec bonheur. Gamay enfila un jean de marque qui mettait en valeur ses longues jambes, et une veste sur un caraco lilas. Paul n'abandonnait jamais ses tenues d'une élégance méticuleuse et quelque peu excentrique. Il avait opté pour un large pantalon brun avec une chemise vert pâle à la Gatsby le Magnifique et, bien sûr, un nœud papillon violet.

Certains habitants du camp étaient déjà assemblés autour de ta grande table de pique-nique. Le couple rencontré plus tôt accueillit les Trout et leur présenta un physicien à la haute stature et au regard intense, qui ressemblait à l'écrivain Alexandre Soljénitsyne, ainsi qu'un couple de jeunes mariés, tous deux étudiants en ingénierie à l'université de Rostov. La table était mise avec une nappe brodée et de la vaisselle colorée. Des lanternes japonaises donnaient au décor un air de fête.

Le visage d'Orlov s'illumina d'un magnifique sourire à la vue des Trout. «Ah, mes invités américains.

Vous êtes superbe, Gamay ; quant à toi Paul, tu es tou»

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jours aussi beau. Un nouveau nœud papillon ? Tu dois en avoir une réserve inépuisable.

— J'ai bien peur que mon addiction ne finisse par me ruiner. Tu ne connaîtrais pas, par hasard, quelqu'un qui confectionne "dès nœuds papillons jetables et bon marché ? »

Le professeur éclata de rire et traduisit pour les autres. Puis il dirigea les Trout jusqu'à la place qui leur était réservée, se frotta les mains de plaisir et s'en alla dans son chalet chercher les plats. Le dîner était composé de pirojkis au saumon, une sorte de chausson salé russe, accompagnés de riz et d'un bortsch clair. Le professeur sortit une caisse de Champagne russe, mis en bouteille aux environs d'Abrau-Dyourso. Même sans vodka et sans une langue commune à tous, le dîner ne manqua pas d'animation et se prolongea tard dans la soirée. Vers minuit, les Trout se levèrent de table et demandèrent la permission de se retirer.

« La fête débute à peine ! » brailla Orlov. La figure rougie par l'alcool, il transpirait à grosses gouttes après avoir régalé les autres convives avec son interprétation d'une chanson paillarde tirée du folklore russe.

«S'il te plaît, continue sans nous.» Paul s'excusa.

«Nous sortons d'une longue journée, et elle commence à se faire sentir.

— Bien sûr, vous devez être fourbus. J'ai dû vous sembler un bien mauvais hôte avec mes malheureuses tentatives de chanteur. »

Paul lui tapota la bedaine. «Tu as été merveilleux.

Mais j'ai vieilli depuis l'époque où nous buvions toute la nuit au Capitain Kidd.

— En fait, tu manques d'entraînement, mon ami.

Une semaine ici et tu retrouveras la forme. » Il serra les deux Trout dans ses bras. «Mais je comprends.

Désirez-vous que Youri vous accompagne ?

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— Merci, professeur. Nous y arriverons tout seuls, répondit Gamay. À demain matin. »

Orlov les laissa s'échapper non sans les avoir au préalable embrassés une dernière fois. Alors qu'ils suivaient le chemin menant à leur chalet, les Trout pouvaient entendre Orlov se lancer dans une version inspirée, mais à peine reconnaissable, de « Que doit-on faire avec le marin saoul ? »

« Oh là là ! Demain, Vlad va avoir une belle gueule de bois, dit Gamay.

— Il n'y a pas plus fêtard qu'un fêtard russe.»

Ils rirent de bon cœur et gravirent les marches du perron, épuisés. Ils n'avaient pas exagéré en prétextant la fatigue. Ils se brossèrent les dents, se déshabillèrent et se glissèrent dans les draps frais. Ils s'endormirent en quelques minutes. Gamay, qui avait le sommeil léger, se réveilla en pleine nuit, se dressa dans le lit et écouta.

Quelque chose l'avait alertée... Des voix. Aiguës et excitées. Elle secoua Paul.

« Qu'est-ce, qu'il y a ? maugréa-t-il, la voix pâteuse.

— Ecoute. On dirait... des enfants qui jouent.»

À cet instant, un hurlement de terreur retentit dans les bois.

« Ça, c'est pas un gosse », affirma Paul déjà hors du lit.

Il attrapa son pantalon sur une chaise et sauta dedans, évitant la chute de justesse. Gamay enfila un short et un T-shirt en un éclair. Ils sortirent en trombe sur le porche et aperçurent tout de suite la lueur rouge à travers les arbres. Une forte odeur de fumée flottait dans l'air.

« Un des chalets est en feu ! » cria Paul.

Ils se précipitèrent pieds nus sur le sentier, renver-sant presque Youri qui courait dans la direction opposée.

« Que se passe-t-il ? demanda Paul.

— Taisez-vous, répliqua Youri à bout de souffle. Il faut se cacher. Par là. »

Les Trout jetèrent un bref coup d'œil du côté de l'incendie puis ils emboîtèrent le pas à Youri qui avançait rapidement, à grandes enjambées. Quand ils furent loin, au beau milieu des sapins, Youri saisit Gamay par le bras, l'obligea à s'asseoir sur un doux tapis d'ai-guilles de pins et recommanda à Paul de s'accroupir.

Ils pouvaient entendre le craquement des branches et des brindilles cassées, ainsi que plusieurs voix masculines. Paul voulut se lever, mais Youri le tira vers le bas.

Après quelques minutes, les craquements cessèrent.

«Je dormais dans le chalet de mon père», dit Youri dans l'obscurité. La tension rendait sa voix rauque.

« Des hommes sont arrivés.

— Qui étaient-ils?

— Je ne sais pas. Ils portaient des cagoules. Ils nous ont sortis de nos lits. Ils voulaient savoir où se trouvaient la femme aux cheveux roux et son compagnon.

Mon père leur a dit que vous étiez rentrés chez vous.

Ils ne l'ont pas cru et ils l'ont frappé. Il m'a crié en anglais d'aller vous prévenir. J'ai profité d'un moment d'inattention de leur part pour m'enfuir.

— Tu as pu les compter ?

— Une douzaine peut-être. Je sais pas, difficile à dire dans le noir. Ils ont dû venir par la mer. Notre chalet est juste à côté de l'entrée du camp. S'ils étaient arrivés par la route, nous les aurions entendus.

— Nous devons aider ton père.

— Je connais un moyen. Allons-y. »

Paul agrippa Youri par l'arrière de son short et Gamay empoigna l'autre main de son mari tandis qu'ils se frayaient un chemin à travers les bois, empruntant un sentier détourné. La fumée devint plus épaisse. Bientôt, ils en aperçurent la source : le chalet du professeur. Ils avancèrent avec précaution dans la clairière où des étudiants arrosaient la maison avec des tuyaux fonctionnant grâce à un générateur. Ils ne 236

pouvaient sauver le chalet, mais leurs efforts empê-chaient l'incendie de gagner la forêt voisine et les autres bâtiments. Les plus âgés s'étaient regroupés.

Youri parla en russe au grand physicien, puis se tourna vers les Trout.

«Il dit que les hommes sont partis. Il les a vus prendre un bateau. »

Le groupe s'écarta pour révéler Orlov, allongé sur le sol, la figure couverte de sang. Gamay s'agenouilla-aussitôt, approcha son oreille de la bouche du professeur et prit son pouls, sur la jugulaire. Puis elle examina ses bras et ses jambes.

«Pourrait-on l'installer sur quelque chose de plus confortable ? » demanda-t-elle.

Le professeur fut porté jusque sur la table du dîner.

On le couvrit d'une nappe. À la demande de Gamay, on amena une carafe d'eau chaude et des serviettes.

Elle épongea doucement le sang du visage du professeur, ainsi que son crâne dégarni.

« Les blessures ne saignent plus, on dirait. Comme elles sont sur la tête, elles impressionnent mais n'ont rien de grave. Vlad saigne aussi de la bouche, mais je ne pense pas que cela provienne d'une hémorragie interne. »

Les mâchoires de Paul se durcirent devant la situation fâcheuse de son vieux collègue. «Quelqu'un l'a pris pour un punching-ball... »

Le professeur remua et murmura quelques paroles en russe. Youri se pencha sur lui, et se releva en souriant. « Il dit qu'il a besoin d'un verre de vodka. »

Une sorte de neige rougeoyante tombait autour d'eux, en provenance du feu tout proche, et la fumée rendait l'air difficile à respirer. Paul proposa de transporter son père vers un endroit mieux abrité. Trois hommes l'aidèrent à porter le professeur jusqu'au chalet le plus éloigné de l'incendie. Ils l'installèrent sur 237

un lit, couvrirent son corps de couvertures et lui apportèrent un verre de vodka.

«Désolé, ce n'est pas du Champagne», s'excusa Gamay tandis qu'elle soulevait sa tête afin de lui offiir une gorgée d'alcool.

La vodka dégoulina le long de son menton, mais il en avala assez pour que ses joues rosissent. Paul approcha une chaise du lit. «Tu penses pouvoir parler ?

— Continue à me verser de la vodka et je parlerai toute la nuit.» Orlov reprenait du poil de la bête.

« Comment va mon chalet ?

— Les étudiants n'ont pas pu le sauver, mais ils ont empêché le feu de se propager», le renseigna Youri.

Un sourire satisfait apparut sur les lèvres enflées du professeur. «Une des premières choses que j'ai organisées ici a été la brigade antifeu. On pompe l'eau directement de la mer.

— Racontez-nous ce qui s'est passé, le pria Gamay qui tamponnait le front du professeur avec un linge humide.

— On dormait quand des hommes sont entrés, commença-t-il en détachant les mots. On ne ferme jamais le verrou, ici. Us voulaient savoir où se trouvaient les personnes du bateau. Au début, je n'ai rien compris, avant de réaliser qu'ils vous cherchaient. Alors, bien sûr, j'ai dit que je l'ignorais. Us m'ont frappé jusqu'à ce que je perde conscience.

— J'ai couru prévenir les Trout, enchaîna Youri. Je ne voulais pas te laisser seul longtemps. Us sont partis à notre recherche : nous nous sommes cachés dans les bois jusqu'à leur départ.»

Orlov leva le bras et posa la main sur l'épaule de son fils. «Tu as très bien réagi. »

Il réclama plus de vodka. Boire paraissait lui clari-fier les idées, et remettre de l'ordre dans ses pensées.

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Il regarda Paul droit dans les yeux: «Eh bien, mon ami, il semblerait que Gamay et toi, en très peu de temps, vous vous soyez fait des amis intéressants. Pendant votre petite visite des environs, peut-être? J'ai l'impression que vous avez observé de drôles d'oi-seaux...

— Je suis vraiment désolé. J'ai bien peur que nous soyons les premiers responsables, avoua Paul. On n'avait pas prévu cela. Et nous avons fait de ton fils notre complice, pour couronner le tout. »

Paul raconta à Orlov que la NUMA surveillait de près Ataman, et lui narra les mésaventures qui avaient émaillé leur voyage en canot.

« Ataman ! répéta Orlov. Dans un sens, je ne suis pas surpris par leur réaction. Les gros cartels se croient au-dessus des lois. »

Gamay intervint. «Il y avait un homme étrange sur le yacht, le, visage allongé, de longs, cheveux noirs et une barbe. Était-ce Razov ?

— Non, ça ne lui ressemble pas. Son ami plutôt. Le moine fou...

— Pardon?

— Il s'appelle Boris. Personne ne connaît son nom de famille, s'il en a un. Il serait l'éminence grise de Razov, son mentor. Peu de gens ont eu l'occasion de le voir. Vous êtes très chanceux.

— Je ne sais pas si "chanceux" est le terme qui convient. » Gamay fut parcourue d'un frisson. «Je suis persuadée qu'il nous a vus, lui aussi.

— C'est probablement lui qui a appelé les molosses », suggéra Paul.

Orlov grogna. «Voilà bien la Russie d'aujourd'hui. .. Des brutes conseillées par des moines fous. Je ne peux pas croire qu'un personnage comme Razov soit devenu une figure politique aussi puissante dans notre pays. Et pourtant. ..

— Je me demande comment ils savaient où nous trouver, s'inquiéta Paul. Je suis sûr que Youri les a semés.

— La question que je me pose moi, c'est :

qu'avaient-ils l'intention de faire après nous avoir trouvés ? » Gamay se pencha vers le professeur et son fils. «Nous vous présentons nos excuses les plus sincères pour ce qui est arrivé. Je vous en prie, dites-nous comment nous pouvons nous rattraper.

— Eh bien, un petit coup de main pour reconstruire mon chalet serait le bienvenu, répliqua Orlov après réflexion.

— Cela va sans dire, assura Paul. Autre chose ? »

Orlov plissa le nez. «Une seule. Comme vous le savez, Youri aimerait visiter les Etats-Unis.

— Considère que c'est arrangé... à condition que tu l'accompagnes. »

Le professeur ne put plus contenir sa joie. «Prépare-toi à un marchandage sans merci, mon ami.

— Je suis un vieux Yankee coriace, ne l'oublie pas.

Nous partirons demain à la première heure.

— Tu es sûr de ne pas pouvoir rester plus longtemps ?

— Je crois préférable pour tout le monde que nous partions. »

Ils discutèrent jusqu'à ce que la lassitude gagne le professeur qui plongea dans un sommeil profond.

Les Trout et Youri se relayèrent le reste de la nuit pour monter la garde. Le jour se leva sans nouveaux incidents et, après un petit déjeuner sur le pouce, les Trout firent leurs adieux. Avant de s'engouffrer dans le même taxi qu'à l'aller, ils jurèrent de tout arranger pour la venue de Youri et de son père dans quelques mois.

Tandis que la Lada cahotait sur le chemin caillou-teux, Gamay jeta un dernier regard, à travers la lunette 240

arrière, aux restes calcinés du chalet. De la fumée flottait encore au-dessus du camp. «Nous en aurons des choses à dire à Kurt, au retour. »

Les yeux de Paul cillèrent avec malice. «Tel que je connais Kurt, il en aura encore plus à nous raconter. »

Chapitre 17

L'homme qu'Austin ne connaissait que sous le nom d'Ivan contemplait, émerveillé, le mausolée des Romanov. Austin venait juste de lui montrer le mécanisme de la chaise déclenchant les chants religieux.

«Voilà qui est assez extraordinaire, s'extasia-t-il, laissant son regard errer dans la pièce. Vous avez fait une trouvaille remarquable. »

Un sourire au coin des lèvres, Austin répliqua:

«Alors, vous pardonnez aux cow-boys d'avoir débarqué avec leurs six-coups ?

— Monsieur Austin, je n'en attendais pas moins de vous ; mieux, je l'espérais.

— Vous êtes un personnage étrange, Ivan, remarqua Austin, en secouant la tête.

— Peut-être, mais en l'occurrence j'ai agi en toute logique.» Il écarta son pouce et son index. «N'oubliez pas que j'ai un dossier épais comme ça sur vous, qui vient renforcer mon expérience personnelle de vos méthodes. Je savais qu'une mise en garde représentait le plus sûr moyen de vous amener ici.

— Pourquoi tant de machiavélisme ? Pourquoi ne pas simplement m'inviter à votre fête ? Je suis d'une compagnie agréable...

— Réfléchissez un peu. Si j'avais demandé votre aide à Istanbul, vu l'historique de nos relations, que m'auriez-vous répondu ?

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— Je dois bien avouer que je l'ignore, répliqua Austin en haussant les épaules.

— Moi, je le sais. Vous auriez considéré ma requête comme un piège, un moyen ingénieux de me venger du souvenir de nos rencontres passées. » Il toucha sa cicatrice.

«Les Russes sont réputés pour leur talent aux échecs. Et vous devez admettre que la vengeance peut se révéler une puissante source de motivation, répondit Austin.

— J'ai appris à contrôler mes passions et à exploiter celles des autres, pour mieux les vaincre. Il y a une autre raison à ma retenue. J'imagine que si j'avais réclamé votre assistance, vous en auriez référé à vos supérieurs. Et votre gouvernement n'aurait jamais accepté cette mission.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Certains de vos compatriotes soutiennent le. soulèvement des forces obscures en Russie. »

Austin écarquilla les yeux. « J'en connais ?

— Probablement, mais comme je doute que vous me croyiez, je tairai ces informations... pour l'instant.

— Et qu'est-ce qui vous permet de penser que j'ai agi sans permission officielle ?

— Il apparaît très improbable que votre gouvernement couvre l'invasion clandestine d'un territoire étranger.

— Aux dernières nouvelles, la NUMA serait encore une institution gouvernementale.

— D'autres noms que le vôtre figurent dans mon fichier, monsieur Austin. Je possède des dossiers sur tous les membres importants de la NUMA, depuis votre partenaire Joe Zavala jusqu'à l'amiral Sandecker. Nous savons tous les deux que le bon amiral n'autoriserait jamais une opération indépendante.»

Le Russe sourit. « Sauf sous son contrôle, bien sûr.

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— Je vois que vous avez bien travaillé, admit Austin.

— Connaître la face cachée de la NUMA était vital pour associer l'agence à notre action.

— Je ne comprends pas. Pourquoi impliquer la NUMA?

— L'ennemi a infiltré les services secrets de nos deux pays. Ces commandos, qui m'accompagnaient aujourd'hui, servent sous mes ordres depuis des années. Malgré tout, une seule personne suffit à com-promettre l'unité la plus soudée. L'intégrité de la NUMA est au-dessus de tout reproche. Et j'ai besoin des moyens de communications et de transports inter-nationaux dont dispose votre agence, ainsi que de vos incroyables équipements de recherche et de renseignements.

— Merci pour cet éloge, mais je ne sais pas si je peux vous aider. Je ne suis qu'un simple employé de l'agence.

— Pas d'hypocrisie, je vous prie, monsieur Austin.

Vous n'auriez jamais pu entreprendre cette mission sans l'accord tacite de l'amiral Sandecker et de Gunn. »

Austin était impressionné par la connaissance d'Ivan concernant le fonctionnement de la NUMA.

« Même si je dois admettre que vous avez raison sur ce point, je n'ai pas pour autant le pouvoir de vous accorder tout ce que vous voulez.

— Quand la menace qui pèse sur votre pays se concrétisera, vous réagirez de façon différente. Nous avons besoin l'un de l'autre.

— On verra cela plus tard. Vous ne m'avez toujours pas expliqué en quoi consistait cette menace.

— Parce que je l'ignore.

— Vous êtes pourtant convaincu de sa réalité.

— Oh oui, monsieur Austin. Connaissant les acteurs de ce drame, je peux affirmer qu'elle est très réelle.»

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Austin ne savait toujours pas s'il devait croire I van, mais il ne pouvait mettre en doute le sérieux du Russe.

« Peut-être qu'un des Cosaques aurait quelque chose à nous racônter. »

Les lèvres de Petrov se pincèrent. «Vous et moi aurions dû y songer plus tôt. Leur chef était le géant à la barbe rousse. Et les morts, quel dommage, ne racontent pas d'histoires.

— Désolé, mais les circonstances n'ont pas permis de lui en laisser le temps... Au fait, je suis curieux.

Depuis combien de temps vous cachiez-vous dans les bois avec vos hommes ?

— Depuis l'aube. Nous avions atterri quelques kilomètres plus haut à l'intérieur des terres et fait le reste du chemin à pied, de nuit. Quand j'ai vu le chalutier arriver, j'ai tout de suite deviné que vous vous trouviez à bord. En revanche nous ne savions pas que vous aviez débarqué et quelle ne fut pas notre surprise de vous voir surgir de nulle part. Mes félicitations pour cette incursion menée avec brio ! »

Austin ignora le compliment. «Alors vous n'avez rien manqué des ennuis rencontrés par l'équipage du sous-marin ?

— Nous avons découvert les prisonniers quand on les a attroupés et emmenés jusqu'au terrain. Pour répondre à votre question... inexprimée, oui, nous serions intervenus. Mes hommes se tenaient prêts à passer à l'attaque. Mais vous et votre ami avez fait une apparition en tous points remarquable ; dès lors, notre intervention ne semblait plus nécessaire. En contemplant les dégâts que vous avez causés, j'ai pensé un instant qu'une patrouille de Marines vous avait aidés.

De toute façon, je ne crois pas que les Cosaques aient grand-chose à nous apprendre. Ils ne sont que des voyous méprisables dont le seul rôle consistait à garder cette base. » Petrov marcha jusqu'à l'autel et 245

toucha la photographie. «Le dernier des tsars, dit-il.

— Drôle de casque, plaisanta Austin en désignant la couronne sertie de joyaux.

— "Quiconque portera la couronne d'Ivan le Terrible régnera sur la Russie" », déclara Petrov. Il sourit devant l'air perplexe d'Austin. «Un vieux proverbe russe. Ne cherchez pas de prophétie cachée derrière ces mots, il faut les prendre au premier degré : la personne suffisamment forte pour supporter un tel poids sur la tête, et assez féroce pour s'emparer de la couronne, saura faire bon usage de ces qualités pour gouverner ce pays.

— Où se trouve la couronne aujourd'hui ?

— Elle a disparu, tout comme la plupart des trésors du tsar, pendant la Révolution. Quand les membres du gouvernement blanc arrivèrent à Iekaterinbourg, où le tsar fut probablemerit assassiné, ils découvrirent une liste d'objets appartenant à la famille impériale. Certains furent récupérés, mais on prétend que la liste ne représentait qu'une petité partie des bijoux et autres articles de valeur emportés en exil par la famille. Les objets les plus précieux, telle la couronne, n'ont toujours pas été retrouvés.

— Y avait-il une liste des joyaux manquants ?

— Les bolcheviques ont établi une liste de ce genre, mais personne ne l'a jamais vue. On suppose que le KGB la détenait avant la chute du communisme. J'ai enquêté et je pense que la liste existe encore, mais où ?

c'est un mystère.

— Comment saviez-vous pour la couronne, sans la liste?

— J'ai vu cette photo, et quelques autres. La couronne est composée de deux parties, qui représentent les empires de l'Est et de l'Ouest. L'aigle à deux têtes était l'emblème des Romanov. Le globe symbolise la puissance terrestre.

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— Elle doit valoir une fortune.

— La valeur de la couronne ne se mesure ni en dol-Inrs ni en roubles. Cette couronne et le reste du trésor résultent de la sueur et du labeur des serfs russes qui vénéraient le tsar comme un dieu. Le tsar était l'homme le plus fortuné au monde. Il puisaitsa richesse dans les revenus que lui procuraient les terres de la ( buronne, plus d'un million et demi de kilomètres carrés, avec des mines d'or et d'argent, et il possédait des richesses incroyables. Nos souverains se complaisaient tic manière indécente, voire barbare, dans le luxe et l'éclat de l'or et des gemmes.Tsar ne signifie pas "César"

en russe par hagard. Les émirs et les shahs leur offraient des cadeaux somptueux.

— La famille qu'on voit sur la photo n'a pourtant pas l'air très heureux, malgré sa fortune.

— Elle voyait cette couronne comme une fatalité plutôt qu'une bénédiction. L'empire était promis au frêle garçon, Alexandre, bien qu'il n'eût sans doute pas vécu assez longtemps pour succéder à son père. Il était hémophile, le saviez-vous ? Une véritable tare au cœur de la royauté européenne, avec tous ses mariages consanguins. De toute façon, d'autres parents auraient revendiqué le trône.

— Qui a construit cé*mausolée à votre avis?

— Dans un premier temps, j'ai pensé à Razov. Je le voyais bien assis là, imaginant qu'un jour if régnerait sur la Russie. Mais la décoration décadente de l'appartement, dans le bâtiment principal, m'a laissé perplexe, car il ne correspond pas à la personnalité et aux convictions ascétiques de Razov. En revanche, le bruit court que le moine se complaît dans la débauche. Sa ressemblance, aussi étrange qu'inquiétante, avec Raspoutine se retrouve jusque dans son style de vie dépravé. Je pense que Boris a occupé les lieux plus souvent que Razov, qui voudrait un retour en force du passé et de ses valeurs.

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— Il y a presque une inversion des rôles...

— Peu importe, mais une chose est sûre : il faut les contrôler tous les deux.» Les yeux dans ceux d'Austin, Petrov ajouta: «Et vous devez m'aider.»

Austin ne cachait pas son scepticisme. «Je vais y réfléchir. Pour le moment, j'aimerais respirer un peu d'air frais. »

Petrov agrippa le bras d'Austin. «Peut-être qu'un de vos compatriotes saura mieux vous convaincre. Vous vous souvenez des paroles du grand patriote américain Thomas Paine : "Je ne défends pas quelques hectares de terrain, mais une cause". » Le dossier de Petrov sur Austin devait mentionner le nombre important de livres de philosophie qui garnissaient les rayons de sa bibliothèque...

« Et quelle est votre cause, Ivan ?

— Sans doute la même que la vôtre.

— Ne le prenez pas mal, mais je ne vous vois pas agiter l'étendard de la maternité, de la tarte aux pommes et du mode de vie américain.

— De ce côté-là, j'ai déjà bien donné lorsque, jeune pionnier, je brandissais le drapeau frappé de la faucille et du marteau à l'occasion des défilés du 9 Mai. Mais là n'est pas la question. Le problème qui se pose à nous est autrement plus grave. Oubliez un peu nos confrontations passées et jugez-moi sur le présent, de sorte que nos deux pays puissent encore avoir un avenir. »

Austin nota que le regard de Petrov s'adoucissait.

Peut-être l'homme était-il humain, après tout. «J'ai l'impression que nous sommes liés l'un à l'autre, qu'on le veuille ou non.

— Alors, vous travaillerez avec moi ?

— Je ne peux pas parler au nom de la NUMA, mais je ferai ce que je peux. » Austin tendit la main à Petrov, adoptant un court instant le ton familier dont il avait usé lors de leurs toutes premières rencontres : « Allez 248

viens, partenaire, je vais te montrer un truc qui devrait le plaire. » Il conduisit Petrov à travers le labyrinthe qui menait au bassin. Le Russe reconnut tout de suite le sous-marin. «C'est un India, expliqua-t-il, il a été conçu pour transporter les submersibles utilisés par les forces d'opérations spéciales.

— À votre avis, comment est-il arrivé ici ?

— Il existe un marché très prospère dans le domaine de l'armement soviétique...

— On n'achète pas un sous-marin comme on achète un AK-47. Il y a tout de même une... légère différence.

— Mon pays a toujours fait les choses en grand.

Pour un prix raisonnable, vous pourriez probablement vous payer un cuirassé. Comme vous le savez, pendant la guerre froide, l'Union soviétique a mis en circulation des dizaines d'énormes sous-marins. Depuis, la plupart ont été fichus au placard ou envoyés à la ferraille. Mais étant donnél'état regrettable de nos forces armées, tout paraît possible. Nous tenons peut-être là une piste intéressante. Je ne pense pas qu'on puisse faire une telle acquisition sans que personne soit au courant. Je vais mener une enquête discrète. Maintenant, parlez-moi de-l'équipage de votre NR-1. Que vous ont appris ses hommes ?

— J'ai discuté avec l'un d'eux. Le vaisseau a été détourné par un type se faisant passer pour un scientifique, puis transporté sur le dos de ce sous-marin et employé pour récupérer la cargaison dans l'épave d'un vieux navire de charge. Le fait qu'ils aient gardé le capitaine et le pilote semble indiquer qu'ils projet-tent d'utiliser à nouveau le NR-1. » Austin frappa du talon le sol en pierre. «Vous devriez chercher à qui appartient cet endroit.

— Je m'en suis déjà occupé. La base demeure la propriété du gouvernement russe. Mais elle a été louée 249

il y a deux ans à une compagnie privée qui souhaitait, a priori, la transformer en usine de traitement du poisson.

— D'après ce que j'ai vu, le locataire manifestait un grand intérêt pour ce qui se trouvait sous le sol plutôt qu'à la surface. Vous êtes-vous renseigné sur la compagnie ?

— Oui. Cela confirme nos soupçons, puisqu'il s'agit d'une société écran d'Ataman. »

Austin releva la tête. «Pourquoi ne suis-je pas surpris ? Bon, on devrait remonter, avant que Joe ne s'inquiète. »

Ils suivirent l'entrelacs de couloirs et d'escaliers jusqu'à la surface, soulagés de se sentir baignés par la lumière du soleil et de respirer l'air frais du dehors.

Austin s'étonna de voir le terrain de football nettoyé de toutes traces du carnage. Petrov devança sa question. «Avant de descendre, j'ai ordonné à mes hommes d'emporter les cadavres dans les bois pour, les y enterrer.

— Voilà une attention honorable.

— Désolé de vous décevoir mais, en fait d'honora-bilité, je voulais surtout ne laisser aucun signe visible du ciel.» Ils traversèrent le terrain en direction de l'épave de l'hélicoptère. «J'ai pris soin des morts... »

Petrov lança un regard vers l'appareil : «Je vous confie les vivants. » Que l'hélicoptère ait pu atterrir sans plus de dégâts relevait du miracle. Les Cosaques avaient visé un peu haut, et le dessus du cockpit ainsi que le carter étaient criblés de balles. Kaela, assise par terre, les jambes croisées, écrivait en sténo dans un carnet.

Austin prit un air charmeur et s'avança. Sentant une présence, Kaela leva les yeux.

«Le monde est petit... » Si l'approche d'Austin ne brillait pas par sa subtilité, son sourire de séducteur étincelait de blancheur. Kaela le transperça du regard.

Sans se décourager, Austin s'affala à ses côtés.

250

«J'apprécie que vous vous jetiez ainsi dans la gueule du loup, à seule fin de trouver l'occasion qui nous permette d'envisager, à nouveau, un dîner en tête à tête.

— C'est vous qui ne vous êtes jamais présenté à l'hôtel d'Istanbul !

— Exact. Voilà pourquoi je suis si.heureux d'avoir la chance de pouvoir m'excuser et renouveler mon invitation. »

Kaela fronça les sourcils. «Vous excuser de m'avoir posé un lapin ou de débaucher le capitaine Kemal ? »

Kaela montrait une résistance inattendue. L'ama-douer et la séduire s'avérait plus compliqué qu'Austin ne l'avait imaginé.

«D'accord. Procédons par ordre. D'abord, je vous demande pardon pour le rendez-vous manqué. J'ai été retenu de façon imprévue et n'ai pu me rendre à votre hôtel. Quant au capitaine Kemal, vous auriez dû, à mon humble avis, réserver son bateau en lui versant des arrhes ou en lui'faisant une promesse quelconquef avant de partir pour Paris.

— S'il vous plaît... Epargnez-moi la leçon. Je n'ai pas envisagé une seule seconde que vous puissiez me le dérober, surtout après m'avoir avertie de ne pas pointer mon nez dans cet endroit parce que c'était trop dangereux, et qu'il s'agirait d'une violation du territoire russe.

— Admettez que j'avais raison à propos des risques.» Austin désigna de la main l'hélicoptère endommagé.

Kaela prit une profonde inspiration et lâcha, sur un ton posé : «Je vous le concède. Mais je parierais que personne ne vous a conviés, vous et votre ami de la NUMA, à venir ici pour prendre une tasse de thé et des petits fours.

— Ce n'est pas faux, mais pas tout à fait exact.

— Je croirais entendre ma mère, soupira-t-elle, 251

avec une expression feinte de dégoût. J'accepte vos excuses pour le dîner... Par chance, mes producteurs m'ont attribué un budget suffisant pour louer un hélicoptère, de sorte que je n'aurais pas embauché le capitaine Kemal. Quoi qu'il en soit, vous m'êtes toujours redevable. »

Austin nota le pétillement de ses yeux d'ambre et comprit qu'elle le faisait marcher, profitant d'une situation à son avantage.

«Vous jouez avec moi comme un chat avec une souris, ou je me trompe ? »

Kaela renversa la tête en arrière et éclata de rire.

«En tout cas, j'essaie. Vous le méritez bien après le coup du sourire ravageur et un cliché aussi bidon que :

"Le monde est petit"... Quel beau parleur ! Vous aviez sans doute prévu de me demander ensuite mon signe astrologique... Eh bien, je suis Capricorne, si ça vous intéresse.

— Je ne voulais pourtant pas passer pour un dra-gueur de comptoir... En attendant, je suis Poissons.

— Poissons ? Le signe parfait pour travailler à la NUMA... » Elle posa son carnet. «Je vous déconseille les bars de célibataires. Avec ce genre d'approche, vous rentreriez seul tous les soirs. »

Austin se dit qu'il aimait vraiment beaucoup cette femme. Elle était coriace et féminine à la fois, possédait un solide sens de l'humour et une grande intelligence. Et ces qualités, qu'il admirait, lui semblaient un don du ciel enveloppé dans le plus adorable des papiers cadeaux.

« Okay, maintenant que vous m'avez coincé entre vos griffes, vous pouvez vous amuser avec moi. Mais jusqu'à un certain point ! Qu'attend de moi votre petit esprit tortueux ?

— La vérité, pour commencer. Que faites-vous ici, par exemple ? Et qui sont les durs à cuire en costume 252

noir? Et pourquoi les gens d'ici se montrent-ils aussi agressifs ?

— C'est pour votre histoire ?

— Peut-être. Mais je veux savoir, tout simplement parce que... je veux savoir. La curiosité représente le meilleur des outils du bon reporter. »

Austin ne prisait pas trop le mensonge, mais il ne voulait pas mêler Kaela et sa bande à une affaire aussi dangereuse. Le sort leur avait été favorable déjà deux fois. La troisième pourrait se révéler fatale.

«Vous n'êtes pas la seule à éprouver cette curiosité.

Après ma première confrontation avec les Cosaques, je voulais en apprendre davantage. Je pensais que je le devais aussi à Mehmet.

— Et alors, y a-t-il une base de sous-marins ici ?

— Oui, assez vaste d'ailleurs.

— Je le savais. Je veux y aller.

— Je n'y vois pas d'inconvénients, mais vous risquez de rencontrer un obstacle de taille eh la personne dij gentleman que vous apercevez là-bas. » Ivan, de retour des bois, traversait le terrain où il était allé vérifier le travail de ses hommes.

« Qui est-ce ?

— Il s'appelle Ivan. C'est le grand chef.

— Militaire? -

— Pourquoi ne pas lui demander vous-même ? »

Kaela s'empara de son carnej: et bondit sur ses pieds. «Je vais me gêner...» Elle se hâta vers Petrov et l'intercepta. Austin observa la scène avec intérêt.

Tour à tour timide ou aguicheuse, suave ou provo-cante, Kaela maîtrisait le langage du corps avec un art consommé. Pour arriver à ses fins, elle déroula toutes les ficelles de sa féminité, posant d'abord sur une jambe, puis sur l'autre, une hanche en avant, effleurant d'une main délicate la poitrine de Petrov et l'aveu-glant de son merveilleux sourire...

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Ivan se tenait droit, les bras croisés, imperturbable.

Quand elle eut terminé, il prit brièvement la parole.

Kaela se raidit soudain, les épaules hautes, et se pencha en avant, l'air furieux, son front touchant presque celui de Petrov. Puis elle pivota sur ses talons et, d'un pas résolu, revint vers Austin.

« Quel petit bonhomme obtus, fulmina-t-elle. Il prétend que la base, propriété du gouvernement russe, est interdite au public. Pour finir, Monsieur suggère que je m'arrange avec vous pour quitter les lieux au plus vite sous peine de représailles.» Son visage s'éclaira.

«De toute façon, on peut traiter le sujet, j'ai assez de séquences filmées. »

Elle s'en fut à longues enjambées jusqu'à l'hélicoptère et s'adressa à Lombardo et Dundee qui fouillaient dans les décombres. Leur conversation déjà animée monta d'un ton quand Lombardo montra à la jeune femme un assemblage hétéroclite de métal et de plastique, restes de la défunte caméra. Kaela retourna vers Austin en traînant les pieds.

«J'ai bien peur d'avoir à quémander une fois encore votre aide pour le retour», dit-elle sans enthousiasme.

Austin aperçut Joe Zavala qui se dirigeait vers eux depuis la plage où il s'était assuré que l'équipage du NR-1 avait rejoint le chalutier. Austin s'excusa et l'entraîna à l'écart.

Zavala parla le premier. «J'ai contacté Kemal par radio, ils sont tous sains et saufs.

— Bonne nouvelle. En revanche, nous avons un problème. Kaela et ses collègues comptent sur nous pour les ramener, et je ne veux pas qu'ils approchent les gars du NR-1.»

Zavala lança un regard admiratif à la journaliste.

«Alors tu seras content d'apprendre que l'Argo gardait un œil sur nous et surveillait nos communications radio. Je viens de discuter avec le capitaine Atwood ; 254

ils ont envoyé une embarcation pour transporter les soldats au navire de recherche. Le bateau de Kemal est totit à nous. »

Austin émit un petit rire mauvais. « Peux-tu envoyer un message à YArgo pour qu'il nous récupère, nous aussi? Ensuite appelle le capitaine Kemal, dis-lui qu'on va nous transférer sur YArgo et demande-lui si cela ne le dérange pas de prendre quelques passagers à notre place.

— Oui, mon commandant!» Zavala effectua.un salut militaire.

Pendant que Joe prévenait le chalutier, Austin s'en alla avertir Kaela et ses amis qu'il leur avait arrangé un retour en première classe.

Chapitre 18

Le voyage en avion de Novorossisk à Istanbul fut un vrai cauchemar. Pour commencer, le départ avait été retardé à cause d'ennuis techniques non précisés.

Les Trout avaient patienté une heure dans la cabine bondée et surchauffée, avant de changer d'avion. Une fois en vol, les passagers qui avaient osé s'attaquer au plateau-repas et à sa viande aux origines indéfinies payèrent le prix de leur audace quand l'appareil rencontra de violentes turbulences.

Pour comble de malheur, un seul cabinet de toilette fonctionnait.

Sortis indemnes de ce voyage au bout de l'enfer, Paul et Gamay se crurent enfin en sécurité au sol. Cruelle méprise ! Ils ne pouvaient se douter que le chauffeur du taxi qu'ils prirent à l'aéroport conduirait comme s'il avait signé un pacte avec la mort...

Quand Paul lui demanda de ralentir, le fou du volant appuya sur l'accélérateur.

«Quelque chose a dû s'égarer dans la traduction!

cria Gamay, pour couvrir le crissement des pneus.

— La faute, sans doute, à mon accent de la Nouvelle-Angleterre ! hurla Paul.

— Ne t'en fais pas. » L'air déterminé, Gamay poursuivit. « Après ce que nous venons de vivre, rien, pas même la mort, ne viendra m'empêcher de prendre une 256

bonne douche, suivie d'un Martini-gin et de faire une longue sieste. »

Le taxi faillit heurter le portier de l'hôtel, avancé -

l'imprudent - au milieu du trottoir, qui dut son salut à un saut en arrière digne d'un matador face au taureau.

Le véhicule s'immobilisa enfin, après un bruyant déra-page contrôlé, à une bonne dizaine de mètres de l'entrée du Marmara Istanbul Hôtel, sur Taksim Square.

Les Trout jaillirent du taxi, réglèrent la course au chauffard souriant et entreprirent, d'une démarche un peu hésitante, la traversée du hall immense. '

Le réceptionniste, tiré à quatre épingles, arborait uné chevelure lisse et une moustache effilée qui lui donnaient un faux air d'Hercule Poirot. Quand il vit les Trout s'approcher, il arbora un sourire étincelant.

« Quel plaisir de vous revoir, docteurs Trout. J'espère que vous ayez apprécié votre séjour à Ephèse. » Avant de quitter l'hôtel pour Novorossisk, les Trout avaient claironné leur intention d'aller visiter les ruines antiques de la cité ionienne.

«Oui, merci. Le temple d'Artémis est absolument fascinant ! » L'enthousiasme de Gamay semblait tout à fait authentique. L'employé exhiba une dentition parfaite et tendit à Paul les clés de leur chambre ainsi qu'une enveloppe. « C'est arrivé plus tôt dans la journée. » ?

Paul ouvrit l'enveloppe, déplia la feuille de papier qu'elle contenait, et la tendit à Gamay. Elle lut la phrase unique imprimée sur vélin à en-tête de l'hôtel :

« Contactez-moi dès que possible. A. »

Un numéro de téléphone suivait lé bref message.

« Le devoir nous appelle », dit Paul.

Gamay leva les yeux au ciel. « Et parfois le devoir appelle au plus mauvais moment ! » Elle arracha les clés des mains de son mari et s'éloigna en direction de l'ascenseur. , - ;

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Arrivés dans leur chambre, Paul proposa à Gamay de prendre sa douche pendant qu'il joignait Austin.

Elle sauta sur l'offre sans l'ombre d'une hésitation et partit dans la salle de bains, laissant tomber un à un derrière elle ses vêtements et sa lingerie fine. Sachant qu'un apéritif leur ferait le plus grand bien, Paul appela le service d'étage et commanda un plein shaker de Martini-gin extra-dry. Le plateau arriva au moment où la douche s'arrêtait de couler. Paul remplit un verre et frappa à la porte de la salle de bains qui s'ouvrit dans un nuage de vapeur tandis qu'une main s'emparait du breuvage. Il se servit un Martini, allongea ses longues jambes sur un pouf et but une gorgée réconfortante. En connaisseur, il trouva le cocktail satisfaisant... pour la Turquie. Ragaillardi, il composa le numéro d'Austin.

«Nous sommes de retour à Istanbul, annonça Trout en entendant la voix de Kurt à l'autre bout du fil. J'ai eu ton mot.

— Impeccable. Comment s'est déroulé votre voyage ?

— Instructif et bourré de surprises. » Trout fit un résumé des événements à Austin.

«D'après la description du yacht de Razov, je dirais qu'il s'agit d'un FastShip. Vraisemblablement propulsé par des turbines à gaz qui peuvent lui permettre d'atteindre une vitesse deux fois supérieure à celle des bateaux de même tonnage. Brillant. Razov peut déplacer son centre d'opération n'importe où sur le globe en quelques jours. Je suis heureux que personne n'ait été blessé, mais j'ai de la peine pour le professeur et son chalet. Dès que je raccroche, je prends des dispositions auprès de la NUMA pour qu'on envoie uné invitation officielle à Orlov et son fils.