Prologue

Une atmosphère d'apocalypse régnait ce soir-là sur la côte ukrainienne...

En fin d'après-midi, un brouillard pesant avait brutalement envahi la rade, poussé par un vent changéant. D'énormes vagues grises balayaient les quais de pierre et leur ressac furieux éprouvait cruellement le grand escalier d'Odessa. La nuit tombait, bien avant l'heure, sur les activités grouillantes du vieux port.

Les passagers des ferries et des cargos se pressaient pour annuler leur traversée, mettant ainsi des dizaines de marins au repos forcé. Comme avançait, à l'aveuglette, dans la brume glacée qui enveloppait le bord de mer, le capitaine Anatoly Tovrov entendait les éclats de rire alcoolisés s'échapper des bordels et autres bouges minables. Il dépassa le quartier chaud, tourna au coin d'une ruelle pentue et ouvrit une porte anonyme. Une bouffée d'air moite, chargée d'odeurs de cigarettes et de vodka, envahit aussitôt ses narines, et un homme assez corpulent lui fit signe d'approcher.

Alexeï Federoff était le responsable des douanes d'Odessa. Quand le capitaine était au port, les deux hommes avaient pour habitude de se retrouver dans ce bistrot discret, fréquenté principalement par des marins à la retraite, où l'on vendait, à un prix raisonnable, une vodka qui n'avait pas encore fait trop de victimes. Le capitaine pouvait compter sur la compagnie virile et sans équivoque du bureaucrate lorsqu'il 7

en éprouvait le besoin, et? il lui en était reconnaissant.

Tovrov maintenait le cap de sa solitude avec la même rigueur qu'il commandait son navire depuis le décès, quelques années auparavant, de son épouse et de leur fillette, victimes d'une de ces explosions de violence insensée dont la Russie avait le secret. Federoff paraissait étrangement sombre... D'un naturel exubérant, il ne perdait pas une occasion de plaisanter avec le serveur, qu'il accusait en riant de forcer les doses. Il leva deux doigts pour commander une tournée. Plus sur-prenant encore, les douanes, d'ordinaire si économes, réglaient aujourd'hui l'addition. Il prit un air mystérieux. Tout en tripotant fébrilement la pointe de sa barbiche noire, il jetait des coups d'œil inquiets vers les autres tables, où se vautraient de vieux loups de mer aux visages burinés, le nez dans leur consommation. Rassuré par la teneur de leurs conversations, Federoff brandit son verre et les deux hommes trinquèrent.

«Mon cher capitaine, je regrette d'avoir si peu de temps à vous consacrer, je vais donc aller droit au but.

Je souhaiterais que vous preniez un groupe de passagers à bord, ainsi que quelques marchandises, jusqu'à Constantinople... sans poser de questions.

— Je trouvais étrange, aussi, que vous payiez pour les boissons», répondit le capitaine avec sa franchise habituelle.

Federoff pouffa. L'honnêteté de l'officier l'avait toujours fasciné, même s'il lui était difficile de la comprendre. «Eh bien, capitaine, nous autres, pauvres ser-viteurs du gouvernement, devons nous contenter de la maigre pitance qu'on nous accorde. »

Tovrov esquissa un sourire tandis qu'il lorgnait l'im-posante bedaine de son compagnon, comprimée par les boutons de son coûteux gilet taillé en France. Le douanier se plaignait souvent de son travail, et le marin 8

l'écoutait toujours poliment. Il savait que le haut fonctionnaire possédait de puissantes relations à Saint-Pétersbourg, et qu'il ne se passait pas un jour sans qu'il se fasse graisser la patte par des armateurs pour «sou-lager les mers» des tracas administratifs, comme il se plaisait à le dire.

«Vous connaissez mon bateau, objecta Tovrov en haussant les épaules. Ce n'est pas exactement un paquebot de luxe...

— Aucune importance. Il fera l'affaire. »

Plongé dans ses pensées, le capitaine se demandait comment on pouvait vouloir naviguer sur un vieux charbonnier quand des possibilités bien plus confortables s'offraient à vous... Federoff se méprit sur l'hé-sitation de son vis-à-vis. Croyant venu le temps des négociations, il retira de sa poche intérieure une enveloppe, très épaisse, qu'il posa sur la table. Il l'ouvrit juste assez pour permettre au capitaine d'entrevoir son contenu : plusieurs milliers de roubles...

«Vous serez. largement récompensé.»

Tovrov déglutit avec peine. Les doigts tremblants, il s'empara d'une cigarette et l'alluma. «Je ne saisis pas...» avoua-t-il.

Federoff remarqua la gêne de son interlocuteur.

«Que savez-vous de la situation politique de notre pays ? »

Le capitaine faisait confiance aux ragots et aux vieux journaux pour s'informer. «Je ne suis qu'un simple marin, vous savez. Je ne pose'que rarement le pied sur le sol russe.

— Tout de même, vous êtes un homme d'expé-

rience; soyez franc, mon ami, s'il vous plaît. J'ai toujours respecté votre opinion. »

Tovrov médita sur ce qu'il savait des tribulations de la Russie et répondit par une métaphore maritime. « Si un navire se trouvait dans le même état que notre 9

pays, je me demanderais comment il n'est pas encore au fond de la mer.

— J'admire votre candeur ! s'exclama le fonctionnaire, hilare. En outre, vous avez un vrai sens de l'image.» Puis, redevenant sérieux: «D'autant que vous avez raison, la Russie est en grand danger. Nos jeunes soldats sont décimés par la Grande Guerre, le tsar a abdiqué, les bolcheviques se sont impitoyablement emparés du pouvoir, les Allemands tiennent notre flanc sud et... nous avons dû demander l'aide d'autres nations.

— J'ignorais que les choses allaient aussi mal.

— Elles empirent, vous pouvez me croire. Ce qui, justement, me ramène à vous et votre bateau. » Les yeux dans ceux du capitaine, Federoff poursuivit:

«Nous, les loyaux patriotes d'Odessa, sommes le dos à la mer. L'Armée blanche défend le territoire, mais les Rouges font pression sur le Nord et vont bientôt la submerger. Les seize kilomètres carrés de zone militaire allemande vont se dissoudre comme du sucre dans l'eau. En prenant ces passagers à votre bord, vous rendriez un immense service à la Russie. »

Le capitaine se considérait d'abord comme un citoyen du monde, mais en fin de compte il n'était pas très différent de ses compatriotes et gardait un profond attachement à la mère patrie. Il savait que les bolcheviques arrêtaient et exécutaient la vieille garde, et que beaucoup de réfugiés fuyaient vers le sud. Il avait entendu d'autres capitaines murmurer des histoires de passagers de marque qu'on embarquait à bord au milieu de la nuit.

Il ne s'agissait pas d'une question de place ; le navire était presque vide... L'Etoile d'Odessa, ultime recours des marins à la recherche de travail, sentait le fioul, le métal rouillé, le cargo bas de gamme, et les matelots, prétendant qu'elle «puait la mort», l'évitaient comme 10

si elle transportait la peste. Son équipage était composé d'une bande de bras cassés dont personne n'avait voulu.

Tovrov, pensif, se disait qu'il pourrait toujours abriter le second dans ses propres quartiers, libérant les cabines d'officiers pour les passagers. Il lança un regard en direction de l'enveloppe. L'argent pourrait l'aider à se retirer dans un joli pavillon en bord de mer, plutôt que de finir misérablement ses jours dans une maison de retraite pour marins.

«Nous appareillons dans trois jours, avec la marée nocturne, annonça le commandant de L'Etoile, enfin décidé.

— Vous êtes un véritable patriote», le complimenta Federoff, les yeux brillant de larmes. Puis, désignant l'enveloppe : « Ceci représente la moitié de la somme. Je vous remettrai le solde à l'arrivée des passagers. »

Le capitaine glissa prestement l'argent à l'intérieur de son manteau. « Combien de passagers ? »

Federoff suivit du regard deux matelots qui entraient dans le café -s'installaient, puis, baissant le ton:

«À peu près une douzaine. Il y a un supplément, dans ce que je vous ai donné, pour la nourriture. Faites vos achats dans différents magasins pour ne pas éveiller de soupçons. Je dois y aller, maintenant... »

Il se leva et, d'une voix assez forte pour que tout le monde l'entende, annonça, solennel: «Eh bien, mon cher ami, j'espère que, dorénavant, vous comprendrez mieux la réglementation de #nos douanes! Bonne soirée ! »

L'après-midi du départ, Federoff vint faire un tour sur le bateau pour confirmer l'opération: les passagers arriveraient tard le soir, le capitaine les accueillerait sans témoins.

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Peu avant minuit, alors que Tovrov arpentait, seul, le pont noyé dans la brume, un véhicule s'arrêta dans un crissement de pneus au bout de la passerelle. Au ronflement particulier de l'engin, le marin devina qu'il s'agissait d'un camion. Les phares et le moteur s'éteignirent. Des portières claquèrent... Le silence fit place aux murmures et au piétinement de bottes sur le pavé mouillé.

Une silhouette élancée, revêtue d'une grande houp-pelande à capuche, gravit la passerelle, prit pied sur le pont et vint à la rencontre du capitaine. Tovrov sentit un regard invisible transpercer le sien. Puis, une profonde voix d'homme résonna dans l'ombre du capuchon.

«Où se trouve le quartier des passagers ?

— Je vais vous montrer, répliqua Tovrov.

— Non, dites-le-moi.

— Très bien. Les cabines sont sur le pont supérieur.

Voilà l'échelle.

— Où sont les membres d'équipage ?

— Tous couchés...

— Veillez à ce qu'ils le restent. Attendez ici. »

L'homme parvint jusqu'à l'échelle et grimpa sur le pont des cabines d'officiers, sous la timonerie.

Quelques minutes plus tard, revenu de son inspection... «C'est à peine mieux qu'une étable, constatat-il. Nous montons à bord. Restez à l'écart... Là-bas. »

Il désigna la proue, puis sauta sur le quai.

Tovrov était vexé de recevoir des ordres sur son propre navire, mais à la pensée de l'argent enfermé dans son coffre, il décida de laisser faire. Il était sufi-samment avisé pour ne pas discuter avec cet inconnu qui le prenait de haut; il alla docilement s'installer à la proue du bateau.

Jusqu'alors blottis les uns contre les autres, les arri-

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vants se séparèrent pour monter sur le navire, en file Indienne. Tovrov surprit la voix ensommeillée d'un on/'ant, qu'un adulte exhortait au silence pendant que lus premiers passagers prenaient possession de leurs (|uurtiers. D'autres suivaient, trimbalant des boîtes ou dus cantines. À entendre les grognements et les jurons, l'officier déduisit que les bagages étaient lourds. Dernière personne à grimper à bord, Federoff haletait, peu habitué à ce genre d'effort;

« Eh bien, mon cher, attaqua-t-il avec entrain, tout un frappant ses mains gantées l'une contre l'autre pour se réchauffer. Voilà une bonne chose de faite.

Vous êtes parés ?

— On appareille quand vous en donnez l'ordre.

— Considérez que c'est fait. Voici le reste.de la prime. » Il tendit à Tovrov une nouvelle enveloppe, pleine de billets neufs et craquants. Puis, de façon assez inattendue, il prit le capitaine dans ses bras, l'étreignit iil'fectueusement, et l'embrassa sur les deux joues.

«Notre mère Russie vous sera éternellement redevable, glissa-tjil dans un murmure. Cette nuit, vous écrivez l'histoire. » Il relâcha Tovrov, abasourdi, et descendit la passerelle. Peu après, le camion démarra et disparut dans les ténèbres.

Le capitaine porta l'argent à son nez, respira l'odeur des billets comme il l'eût fait d'un bouquet de roses, puis le rangea dans son pardessus et rejoignit la salle des cartes, derrière la timonerie. De là, il ouvrit la porte de sa cabine et fit lever Sergeï, son second. Le capitaine demanda au jeune Géorgien de réveiller l'équipage et de larguer les amarres. Marmonnant dans sa barbe, celui-ci obéit aux ordres.

Une poignée d'épaves humaines sortit en titubant sur le pont, dans un état d'ébriété plus ou moins avancé. Tovrov veillait depuis la timonerie à ce que les câbles d'amarrage soient bien largués et la passe-

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relie retirée. L'équipage se composait d'une douzaine d'hommes en tout, y compris deux nouveaux, engagés de dernière minute comme chauffeurs à la « casse », le surnom donné à la chambre des machines. Le mécanicien en chef, particulièrement compétent, demeurait d'une inébranlable fidélité au capitaine. En vrai magi-cien, il usait de sa burette d'huile comme d'une baguette, insufflant la vie aux tas de ferrailles qui permettaient à L'Etoile d'avancer. Les chaudières, allumées depuis quelques heures, avaient atteint un niveau de pression satisfaisant... Tout semblait prêt.

Tovrov prit la barre, le télégraphe cliqueta et le bateau s'éloigna du quai.Tandis que L'Etoile d'Odessa sortait lentement de la rade plongée dans le brouillard, les gens se signaient à son passage et psalmodiaient d'anciennes prières pour éloigner les démons. Elle paraissait flotter au-dessus de l'eau, tel un vaisseau fantôme condamné à errer sur-les mers, à la recherche de matelots disparus pour former son équipage. Comme pour parfaire cette vision irréelle, ses lumières, nim-bées d'un halo vaporeux, donnaient l'impression qu'un feu Saint-Elme dansait au milieu du gréement.

Serein, le capitaine manœuvrait le navire à travers le canal tortueux et entre les bateaux, aussi à l'aise qu'un poisson dans l'eau. Des années de traversées, d'Odessa à Constantinople, avaient gravé l'itinéraire dans sa mémoire, et il savait parfaitement se diriger sans l'aide de cartes ou autres signalisations.

Les propriétaires français de L'Etoile avaient volontairement négligé son entretien pendant des années, espérant pour toucher la prime d'assurance qu'une bonne tempête l'enverrait par le fond. La rouille suin-tait des dalots comme autant de plaies sanglantes, et grêlait de taches la peinture cloquée des cloisons. Les mâts et les grues montraient, un peu partout, des traces inquiétantes de corrosion. Bateau ivre, le navire 14

donnait de la gîte à bâbord où l'eau d'une fuite s'était accumulée. Les moteurs de L'Etoile, usés, néces-sitaient une révision aussi complète qu'urgente, et sif-flaient comme un asthmatique. L'âcre nuage de fumée noire, dispensée par l'unique cheminée, empestait le soufre, une véritable émanation des enfers. Zombie des mers, L'Etoile s'obstinait à fendre laborieusement les flots, longtemps après qu'on aurait dû la déclarer cliniquement morte.

Tovrov savait très bien que L'Etoile était le dernier bâtiment placé sous son commandement. Pourtant, il s'appliquait à conserver une apparence impeccable.

Chaque matin, il lustrait ses chaussures noires à fine semelle; sa chemise blanche, bien qu'un peu jaunie, était propre, et il s'efforçait de garder un pli régulier à son pantalon élimé. Seuls les talents cosmétiques d'un embaumeur auraient pu améliorer son aspect. Tard le soir, en revanche, une nourriture chiche et le manque de sommeil aidant, ses joues creusées accentuaient la proéminence de son long nez, veiné de rouge, et sa peau adoptait la couleur grise d'un parchemin.

Le second retourna dormir, et les membres de l'équipage s'installèrent dans leurs couchettes pendant que les chauffeurs de la première équipe char-geaient les chaudières. Le capitaine alluma une cigarette turque, si forte qu'elle provoqua une quinte de toux qui le plia en deux. Il s'en remettait à peine quand il perçut un vif courant d'air froid s'engouffrant par une porte ouverte. Il releva la tête, comprenant qu'il n'était plus seul. Un homme immense se tenait dans l'embrasure, encadré par de fines écharpes de brume.

Une vision théâtrale. Il fit un pas à l'intérieur et referma derrière lui.

«Lumière!» ordonna-t-il de cette voix de baryton qui l'identifia comme le premier personnage à être monté à bord.

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Tovrov tira le cordon de l'ampoule nue qui pendai au plafond. L'hoimjie avait rejeté sa capuche. Il était grand, mince, et coiffé d'un chapeau de fourrure blanche, une papakha, qu'il portait avec désinvolture.

Une cicatrice pâle balafrait sa joue droite, au niveau du menton. Les morsures de l'hiver entamaient sa peau rougie, et des gouttes d'eau scintillaient sur ses cheveux et sa barbe noirs. Une taie voilait sa prunelle gauche, séquelle de maladie ou de blessure, et son bon œil, fixe et grand ouvert, lui donnait l'air d'un cyclope asymétrique.

L'ouverture de sa cape fourrée dévoilait un holster, et il tenait un fusil à la main. Une cartouchière en; bandoulière et un sabre à la hanche complétaient un tableau auquel s'ajoutaient une tunique grise maculée de boue et de longues bottes en cuir noir. Son habit et son allure ne laissaient aucun doute sur son identité: un Cosaque... Un de ces guerriers redoutables peu-plant les bords de la mer Noire... Tovrov, horrifié, se raidit soudain. Il rendait les Cosaques responsables du décès de sa famille et évitait, autant que possible, ces cavaliers belliqueux qui prenaient un plaisir sadique à semer la terreur.

L'homme balaya la timonerie du regard. « Seul ?

— Le second dort, là-bas dans le fond, répondit Tovrov, avec un mouvement de la tête. Il est saoul et n'entend rien.» Il triturait une cigarette et en offrit une au Cosaque.

« Je suis le major Peter Yakelev, se présenta-t-il, tout en refusant la cigarette d'un geste de la main. Vous ferez ce qu'on vous dira de faire, capitaine Tovrov.

— Vous pouvez avoir entière confiance en moi, major.

— Je ne fais confiance à personne. » Il se rapprocha et cracha littéralement ses paroles. «Ni aux Russes blancs ni aux Rouges. Ni aux Allemands ni aux Anglais.

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Ils sont tous contre nous. Certains Cosaques ont même rejoint le camp des bolcheviques. » Il scruta le visage du capitaine, à la recherche d'éventuels signes de défiance. Rassuré par l'expression atone de son vis-ftovln, il tendit vers lui ses doigts épais.

. « Cigarette », grogna-t-il. Tovrov lui donna le paquet, major en alluma une et avala goulûment la

fimiée comme s'il s'agissait d'un élixir. Le vieux marin était intrigué par les intonations du soldat. Son père avait travaillé comme cocher pour un riche térrien, et Il connaissait bien le langage cultivé de l'élite russe.

Cet homme paraissait tout droit sorti des steppes, mais il s'exprimait avec un accent recherché. Or Tovrov savait que des officiers issus des classes supérieures, et un traînés à l'académie militaire, étaient souvent choi-kis pour commander les troupes cosaques.

Observateur, il nota les traces évidentes d'une grande lassitude sur le visage déjà marqué de son interlocuteur, et un léger affaissement des épaules.

« Un long voyage ? » s'enquit-il.

Le major sourit sans humour. «Oui, un long voyage....T'très dur.» Il rejeta deux traits jumeaux de l'umée par les narines, et exhiba un flacon'" de vodka dont il but une gorgée. Puis il regarda autour de lui, et déclara : « Ce bateau pue.

— L'Etoile est une vieille, très vieille dame, mais elle a-un cœur énorme.

— Il n'empêche que votre vieille dame pue, rétorqua le Cosaque, insensible.

— Quand vous aurez mon âge, vous apprendrez à faire taire votre odorat et à prendre ce qu'on vous donne. »

Le major hurla de rire et tapa si fort dans le dos de Tovrov que ce dernier crut sentir des lames effilées transpercer ses poumons malades, déclenchant une nouvelle quinte de toux. Le soldat offrit la flasque à 17

son hôte, qui réussit à avaler une gorgée. Une vodka d'excellente qualité, rien à voir avec le tord-boyaux habituel. Le liquide brûlant atténua quelque peu sa toux ; il rendit le flacon et reprit la barre.

Yakelev demanda : « Que vous a dit Federoff, exactement ?

— Eh bien... juste qu'on transportait une cargaison et des passagers d'une importance extrême pour la Russie.

— Vous n'êtes pas curieux ? »

Tovrov haussa les épaules. «Je sais ce qui se passe à l'Ouest. Je suppose qu'il s'agit de bureaucrates fuyant les bolcheviques, avec leur famille et le peu de bagages qu'ils pouvaient emporter.»

Yakelev sourit. «Oui, c'est une belle histoire... »

Enhardi, Tovrov voulut en savoir plus. « Si je peux me permettre, pourquoi avoir choisi L'Etoile d'Odessa ? Il y avait quand même des navires plus neufs et plus adaptés au transport des passagers ?

— Utilisez votre cerveau, capitaine, rétorqua Yakelev, condescendant. Qui irait suspecter ce vieux chaland de cacher des personnes importantes ? » Puis, contemplant la nuit à travers la fenêtre: «Combien de temps jusqu'à Constantinople?

— Deux jours et deux nuits, si tout se passe bien.

— Assurez-vous que ce soit le cas.

— Je ferai de mon mieux. Autre chose ?

— Oui. Dites à votre équipage de rester à l'écart des passagers. Une cuisinière viendra préparer les repas.

Personne ne lui parlera. Nous sommes six gardes, en tout, de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quiconque approchera les cabines sans permission sera abattu sur-le-champ. » Joignant le geste à la parole, il flatta ostensiblement la crosse de son pistolet.

«Je veillerai moi-même à ce que tout le monde soit 18

informé, enchaîna le capitaine. Les seuls à utiliser le pont sont Sergeï, mon second, et moi-même.

— Sergeï... L'ivrogne ? »

Tovrov acquiesça. Le Cosaque secoua la tête, incrédule, son œil valide balayant la timonerie, puis il s'en alla soudain, comme il était apparu.

Le capitaine contempla la porte ouverte en se grattant le menton. Des passagers qui embarquent avec leurs propres gardes ne peuvent être d'insignifiants bureaucrates, pensa-t-il. Il devait convoyer des gens haut placés, peut-être même des membres de la cour...

De toute façon, ça ne me regarde pas, décida-t-il en reprenant son travail. Il vérifia le cap sur le compas, régla le gouvernail et sortit à bâbord se rafraîchir les idées.

Les terres qui entouraient la mer exhalaient des effluves champêtres et boisés dans l'atmosphère humide.

Tovrov dressa l'oreille, s'efforçant d'écouter plus loin que le ronflement irrégulier des machines. Toutes ces années à naviguer avaient aiguisé ses sens. Un bateau inconnu avançait dans la purée de pois.. Qui d'autre pouvait se montrer assez stupide pour prendre la mer, une nuit pareille ? La vodka lui jouait-elle des tours ?

Soudain, un bruit nouveau couvrit ceux du navire.

Une mélodie s'élevait des quartiers des passagers.

Quelqu'un jouait du concertina et des voix masculines l'accompagnaient en chœur. C'était l'hymne national russe, Baje Tsaria Krani... «Dieu sauve le Tsar.» Les intonations mélancoliques mirent du vague à l'âme du capitaine, qui rentra dans la timonerie pour ne plus les entendre.

L'aube naissante dissipa la brume, et le second, les yeux vitreux, s'avança d'une démarche trébuchante vers le capitaine pour le relayer. Ce dernier lui indiqua 19

la route puis s'en fut prendre l'air, en bâillant dans la lumière du petit matin. Accoudé au bastingage, face à la mer d'un bleu satiné, Tovrov se frotta les yeux et comprit que son instinct ne l'avait pas trompé. Un chalutier voguait parallèlement au long sillage de L'Etoile; Il contempla l'embarcation quelques minutes, frissonna, et partit faire un tour d'inspection, informant chaque membre d'équipage de l'interdiction d'approcher le quartier des officiers.

Satisfait de sa ronde, le capitaine se traîna jusqu'à sa couche et s'allongea tout habillé. Il avait ordonné à Sergeï de le réveiller sans faute au moindre soupçon d'alerte; néanmoins, passé maître dans l'art du «petit somme », il se leva à plusieurs reprises pour aussitôt se rendormir profondément. Aux alentours de midi, il se réveilla et se rendit au mess où il mangea un morceau de pain avec du fromage, ainsi qu'une saucisse achetée avec son nouveau pactole. Une femme corpulente occupait le coin cuisine, penchée au-dessus du four-neau. Elle était accompagnée d'un imposant Cosaque, l'air sévère, qui l'aidait à porter les marmites fumantes destinées aux passagers. Son repas terminé, Tovrov releva le second pour la pause déjeuner. Au fur et à mesure que la journée avançait, le chalutier se laissa distancer jusqu'à n'être plus qu'un point parmi tant d'autres à l'horizon.

Glissant sur une mer d'huile qui miroitait au soleil, L'Etoile semblait rajeunir. Impatient de rejoindre Constantinople,Tovrov donna l'ordre de forcer l'allure au maximum.

Mais le vaisseau finit par payer la rançon de son délabrement...

L'heure du souper approchait quand un moteur tomba en panne. Des heures durant, le second et le chef mécanicien cherchèrent à le réparer, en vain... Ils ne réussirent qu'à se couvrir de graisse. Le capitaine, 20

réalisant la vanité de leurs efforts, décida de pousser à plein régime le seul moteur en état de marche.

Le major, qui faisait les cent pas dans la timonerie, beugla comme un taureau blessé quand le capitaine lui exposa le problème. Tovrôv l'assura qu'ils rejoin-draient bien Constantinople, mais pas aussi vite que prévu. Avec un jour de retard, sans doute.

Yakelev brandit ses poings et fixa le capitaine d'un œil mauvais. Tovrov s'attendait à être réduit en gou-lasch, mais son interlocuteur effectuant une soudaine volte-face et quittant la cabine en coup de vent, il reprit sa respiration, un moment coupée, et se plongea dans ses cartes. Le navire avançait à la moitié de sa vitesse normale, mais au moins il avançait. Le capitaine s'agenouilla devant l'icône de saint Basile, pendue au mur, et pria pour que le moteur restant tienne le coup. • t

Yakelev s'était calmé quand il revint, et donna des nouvelles des passagers. Ils allaient bien, mais ils iraient encore mieux si ce bac à rouille puant les amenait à bon port. Un peu plus tard, le brouillard fit son apparition et le capitaine dut encore réduire la vitesse de quelques nœuds, avec l'espoir que le Cosaque dorme et ne s'en rende pas compte.

Tovrov avait une manie typique des vieux loups de mer, il était toujours aux aguets. Son regard passait d'un objet à l'autre, vérifiant le compas et le baro-mètre des douzaines de fois par heure ; entre-temps, il courait d'un bord à l'autre, guettant la météo et l'état de la mer. Aux environs d'une heure du matin, il se rendit sur le pont bâbord... et son sang se figea. Un bâtiment les rattrapait... Il écouta avec une attention soutenue. Il se rapprochait, très vite.

Tovrov était peut-être un homme simple, mais pas un homme stupide. Il décrocha le téléphone qui reliait 21

le pont à la cabine des officiers. Yakelev prit la communication.

«Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-il sèchement.

— Il faut qu'on parle, répondit Tovrov.

— Plus tard.

— Non, c'est trop important. On doit parler maintenant.

— Très bien. Descendez au quartier des passagers.

Ne vous en faites pas - le soldat émit un ricanement sardonique - J'essaierai de ne pas vous tirer dessus.»

Le capitaine raccrocha et réveilla Sergeï qui empestait l'alcool. Il lui versa une tasse de café, très noir.

«Garde le cap au sud. Je reviens dans quelques minutes. Au moindre écart, je te supprime la vodka jusqu'à Constantinople. »

Tovrov dévala les quelques marches et poussa la porte avec prudence, s'attendant à se voir truffé de plomb. Yakelev se tenait debout, les jambes écartées et les mains sur les hanches. Quatre Cosaques dormaient à même le sol, un autre, assis en tailleur, s'appuyait au chambranle, un fusil en équilibre sur les genoux.

«Vous m'avez réveillé ! » Le major toisait le marin d'un air accusateur.

Ce dernier l'encouragea à sortir: «Suivez-moi, s'il vous plaît. » Ils descendirent sur le pont principal, toujours plongé dans le brouillard, et se frayèrent un chemin jusqu'à la poupe. Le capitaine se pencha en avant, scrutant l'obscurité laiteuse qui engloutissait le sillage de L'Etoile. Une poignée de secondes durant, il prêta une oreille attentive à tout autre son que le bouillonnement familier de l'eau.

«On nous suit», affirma-t-il.

Yakelev le regarda, dubitatif, puis il mit sa main en conque derrière l'oreille et fit mine d'écouter à son tour.

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«Vous délirez... Je n'entends rien que le bruit de voire stupide bateau.

— Vous êtes un Cosaque, expliqua Tovrov, vous en tmvoz long sur les chevaux ?

— Encore heureux !... » Yakelev renifla avec dédain. «Quel homme ne s'y connaîtrait pas !

— Moi, par exemple. Mais s'il y a bien une chose que je connais, c'est la navigation. Et je vous dis que nous sommes suivis. Je sais même qu'un des pistons du moteur de cette embarcation est défectueux. Je pense qu'il s'agit du chalutier que j'ai vu ce matin.

— Et alors ? C'est la mer, non ? Autant que je sache, elle est pleine de poissons.

— Il n'y a pas de poissons aussi loin des côtes. » Il écouta à nouveau. «Pas de doute, on a affaire au même bateau et il nous vient droit dessus. »

Le major lâcha un chapelet de jurons tout en mar-telant le bastingage.

«Vous devez le semer !

— Impossible ! Pas avec un moteur en panne. »

Yakelev empoigna d'une seule main le revers du manteau de«fovrov et le souleva de quelques centimètres. c

«Ne me dites pas ce qui est possible ou non!

gronda-t-il. Il nous a fallu des semaines pour venir de Kiev. La température était de trente degrés en dessous de zéro. Le vent nous lacérait le visage comme un fouet. Il y avait un burin, un blizzard comme je n'en avais jamais vu. J'étais à la tête d'une sontia1

entière de cent Cosaques. Ces pauvres diables sont tout ce qui me reste. J'ai dû en laisser la majorité pour surveiller nos arrières quand nous avons traversé les lignes allemandes. Si les Tartares ne nous avaient pas 1. «Escadron».

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aidés, nous serions tous morts. Nous avons réussi à nous en sortir. Alors, vous aussi réussirez à nous tirer de là. »

Tovrov réprima une envie de tousser. « En ce cas, je suggère de changer de cap et d'éteindre les lumières.

— Eh bien, faites-le», ordonna Yakelev, relâchant son étreinte de fer.

Le capitaine reprit son souffle et fonça vers la passerelle, l'officier à ses basques. Alors qu'ils approchaient de l'échelle menant à la timonerie, un carré de lumière apparut sur le pont supérieur. Plusieurs personnes sortaient sur la plate-forme. Comme elles se trouvaient à contre-jour, l'ombre cachait leurs visages.

« À l'intérieur ! cria Yakelev.

— Nous avons besoin d'air, expliqua une femme à l'accent allemand. On étouffe dans la cabine.

— S'il vous plaît, madame. » La voix du major se fit douce, presque suppliante.

« Vos désirs sont des ordres », répondit-elle après un instant d'hésitation. Elle était manifestement réti-cente, mais elle reconduisit les autres à l'intérieur. Au moment où elle se retournait, Tovrov remarqua son profil, le menton énergique et le bout du nez légèrement courbé...

Un garde surgit et appela son chef à la clémence.

«Je n'ai pas pu les retenir, major.

— Rentre vite et enferme-toi avant que tout le monde entende tes pitoyables excuses. »

Le garde disparut en claquant la porte. Pensif, Tovrov fixait la plate-forme vide quand les doigts du major s'enfoncèrent dans son bras.

«Vous n'avez rien vu, capitaine. » La voix de Yakelev était basse et rauque.

« Ces gens...

— Rien! Vous m'entendez? Rien! Bonté divine...

Je n'ai pas envie de vous tuer. »

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Tovrov s'apprêtait à répondre mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il avait senti un changement anormal dans la direction du navire, et il arracha brusquement son bras à l'emprise du Cosaque. «Je liais aller sur la passerelle.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Il n'y a personne à la barre. Vous ne vous en rendez pas compte ? Mon abruti de second est sans doute encore saoul. »

Tovrov grimpa seul à la timonerie. À la lumière de l'habitacle, il vit le gouvernail tourner lentement, de gauche à droite, comme mû par des mains invisibles. Le capitaine fit un pas en avant et trébucha sur quelque chose de mou. Il jura, croyant son second ivre mort. Quand enfin il éclaira la pièce, il comprit ft quel point il s'était trompé.

Le jeune officier gisait, à plat ventre, la tête baignant dans une mare de sang. La colère de Tovrov se transforma en angoisse. II s'agenouilla à côté de Sergeï et le retoufftf.'Une profonde entaille, semblable à deux lèvres grimaçant un rictus macabre, barrait la gorge, tranchée net, du malheureux.

Les yeux écarquillés d'horreur, le capitaine se releva et s'écarta du cadavre, juste assez pour se heurter à un mur de chair et d'os. Il se retourna et reconnut le major.

«Qu'est-il arrivé? s'enquit ce dernier.

— Incroyable ! Quelqu'un a tué le second. »

Yakelev poussa d'un coup de botte le corps sans vie.

« Qui peut avoir fait ça ?

— Personne...

— Personne n'a égorgé votre second comme un porc ? Reprenez-vous, mon vieux ! »

Tovrov secouait la tête, incapable de quitter des yeux le corps de Sergeï. «Je veux dire que je connais bien tout l'équipage...» Il fit une pause. « Tous, sauf les deux nouveaux.

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— Quels nouveaux ? » L'œil de Yakelev lançait des éclairs.

«Je les ai engagés il y a deux jours, comme chauffeurs. Ils se trouvaient dans le bar quand je parlais avec Federoff ; ils sont venus me voir plus tard, ils cherchaient du boulot. Ils avaient l'air de vrais voyous, mais j'étais un peu juste en personnel... »

Tout en jurant, l'officier se saisit de son pistolet, écarta le capitaine et se précipita au-dehors, hurlant des ordres à ses hommes. Tovrov jeta un dernier regard à son second, se promettant de lutter jusqu'au bout si pareille mésaventure lui arrivait. Il attacha le gouvernail, regagna sa cabine et, les mains tremblantes, composa la combinaison du coffre. Il en retira un Mauser 7.63 automatique, déplia l'étoffe de velours uni qui protégeait le revolver, acquis des années auparavant dans une boutique de troc, en prévision d'une éventuelle mutinerie. Il remplit le chargeur, glissa l'arme dans sa ceinture et sortit discrètement.

Chemin faisant, il lança un coup d'œil à travers le hublot de la porte d'accès aux quartiers des passagers : le couloir était vide. Il poursuivit prudemment sa descente jusqu'au pont principal. Arrivé là, il avança à pas de loup. À l'abri des lumières éclairant le pont, il pouvait observer les Cosaques, accroupis près du bastingage.

Soudain, un petit objet noir, surgi du néant par-dessus le plat-bord, rebondit sur le pont mouillé, traînant derrière lui une gerbe d'étincelles.

« Grenade ! » hurla quelqu'un.

Plus rapide que du vif-argent, Yakelev plongea sur le projectile, roula sur le dos et réussit à balancer l'«ananas» par-dessus bord, d'où il venait. Une explosion retentit, suivie de cris de douleur, rapidement couverts par des rafales de fusils. Les Cosaques répon-

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daient à l'attaque en tirant au jugé, dans le brouillard.

Un garde, penché en avant, tentait de trancher les cordages de plusieurs grappins, quand le moteur d'un bateau gronda, sous l'effet d'une puissante accéléra-lion. Les Cosaques ne cessèrent le feu qu'une fois i'embarcation hors de portée.

Le major se retourna, en position de tir. Puis un sourire illumina son visage quand il reconnut l'homme qui venait vers lui.

«Vous feriez mieux de vous séparer de ce joujou avant de vous blesser, capitaine. »

Tovrov remit le revolver en place et s'approcha de Yakelev.

«Que se passe-t-il?

— Vous aviez raison, on nous suit bel et bien. Un chalutier nous a accostés et des malpolis ont essayé de s'inviter à bord... Nous avons dû leur apprendre les bonnes manières... Un de vos chauffeurs leur envoyait des signaux lumineux... jusqu'à ce que nous lui plantions un couteau dans le cœur.» Il désigna un corps étendu sut- le pont.

« Nous avons offert à nos visiteurs un acdueil chaleureux», renchérit un autre Cosaque, approuvé par ses compagnons dans un grand éclat de rire. Ils se sai-sirent du cadavre et le jetèrent à la mer. Le capitaine s'apprêtait à demander des nouvelles du deuxième chauffeur... Trop tard.

Celui-ci annonça son arrivée avec une violence meurtrière. Une première rafale coupa court à l'hilarité des soldats, et quatre hommes s'écroulèrent, comme fauchés par une lame invisible. Une deuxième frappa Yakelev en pleine poitrine. L'impact, d'une violence terrible, projeta le major contre la cloison.

Refusant de se rendre, il réunit suffisamment d'énergie pour repousser le capitaine à l'abri des tirs. Le dernier garde se coucha sur le ventre et ouvrit le feu, 27

tout en rampant sur le ponf. Il fut tué alors qu'il cherchait refuge derrière une bouche d'aération.

Pendant cet accrochage, Tovrov et le major réussirent à battre en retraite, mais après quelques mètres, les genoux de Yakelev lâchèrent et sa grande carcasse; chuta lourdement. Du sang imprégnait sa tunique. II.

fit signe au capitaine qui approcha l'oreille de son visage.

«Prenez soin de la famille, s'efforça-t-il d'articuler, d'une voix faible et gutturale. Elle doit vivre.» Puis, agrippant la veste de Tovrov: « Souvenez-vous-en.

Sans un tsar, la Russie ne peut exister. » Il cligna de l'œil, l'air étonné de se retrouver ainsi allongé. Un gar-gouillis s'échappa de ses lèvres ourlées d'écume.

«Putain de navire... donnez-moi un cheval et...» La vie quitta son œil féroce, son menton tomba en avant et ses mains devinrent molles...

Juste à cet instant, le vaisseau fut ébranlé par une explosion gigantesque. Plié en deux, Tovrov courut au bastingage pour apercevoir le chalutier à cent mètres de là. Un éclair jaillit d'un canon, et un nouvel obus heurta le cargo de plein fouet, le secouant violemment. Un bruit sourd, venu des entrailles du bâtiment, se fit entendre au moment où les réservoirs de combustible prenaient feu. Des jets de fioul en flammes jaillirent des citernes pour se répandre en nappes à la surface de l'eau. Le second chauffeur décida alors de s'enfuir. Il traversa le pont en courant, lança son fusil par-dessus bord, puis enjamba le bastingage et se jeta à la mer en un endroit épargné par le feu et nagea vers le chalutier. Mais il avait sous-estimé la vitesse de propagation du carburant en flammes qui le rattrapa presque aussitôt. Ses cris furent vite étouffés par le crépitement de l'incendie.

La canonnade avait délogé les derniers membres de l'équipage de leur cachette. Ils se précipitèrent, en 28

désespoir de cause, vers le canot de sauvetage situé à l'opposé de l'incendie. Tovrov se préparait à les suivre quand les derniers mots de Yakelev lui revinrent en mémoire. Malgré ses poumons ravagés qui l'empûchaient de respirer, il grimpa en haletant aux quartiers des passagers et ouvrit la porte en grand. Un spcctacle désolant l'attendait. Quatre adolescentes se blottissaient l'une contre l'autre, recroquevillées contre le mur, imitées par la cuisinière. Une femme d'âge moyen, les yeux d'un gris-bleu triste, se tenait debout devant elles, dans une attitude protectrice. Elle avait un long nez fin, légèrement aquilin, et le menton ferme mais délicat. Elle serrait fortement les lèvres, en signe tic détermination. Il aurait pu s'agir de n'importe quel groupe de réfugiés, pétrifiés de terreur ; mais Tovrov savait qu'il n'en était rien. Il hésita un moment sur la forme, avant de leur adresser la parole.

« Madame, se décida-t-il enfin. Vous et les enfants devez vous rendre au canot de sauvetage.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, avec cet accent allemand que'T officier avait déjà remarqué.

— Capitaine Tovrov. Je commande ce vaisseau.

— Dites-moi ce qu'il se passe. Que signifie tout ce bruit?

— Vos gardes sont tous morts, madame, et nous sommes assaillis. Il faut abandonner le navire. »

La femme jeta un regard attendri aux filles et sembla y puiser une énergie nouvelle.

« Capitaine Tovrov, si vous«parvenez à nous sauver, ma famille et moi-même, vous serez grassement récompensé.

— Je ferai de mon mieux, madame. »

Elle approuva d'un mouvement de tête. «Allez-y, nous vous suivons. »

Tovrov vérifia si la voie était libre, retint la porte pour les laisser passer et leur fit traverser le pont, loin 29

du feu. L'Etoile penchait dangereusement d'un côté, et la gîte compliqua sérieusement l'escalade, sur un sol métallique très glissant. Ils tombèrent, se relevèrent, chacun poussant l'autre pour l'aider à avancer. L'équipage s'empilait déjà dans le canot, bataillant pour manœuvrer les arcs-boutants. Prenant la direction des opérations, le capitaine ordonna aux hommes d'aider la famille. Quand tout le monde fut à bord, il demanda aux matelots de se montrer prudents en amorçant la descente. Il redoutait que la gîte empêchât les bossoirs de fonctionner, mais l'embarcation commença à descendre normalement, même si elle butait contre la coque.

Le canot de sauvetage se trouvait à quelques mètres de la surface quand un des marins cria. Le chalutier avait contourné le cargo et pointait son canon droit sur l'esquif. Il tira, et un obus fit exploser une des extrémités de la barque. L'air fut plein d'éclats de bois, de morceaux d'acier brûlant... et de débris humains.

Tovrov entoura du bras une adolescente, placée à ses côtés. Il la serrait toujours contre lui quand il pénétra dans l'eau glacée, hurlant le nom de sa fille décédée. Puis, avisant le couvercle en bois d'une écoutille flottant tout près, il commença à s'en approcher.

Nageant en silence pour ne pas alerter l'ennemi, il entraîna la jeune fille à demi consciente et l'aida à monter sur le frêle radeau improvisé, qu'il poussa au loin. Le couvercle et son précieux chargement dérive rent doucement, au large des lumières de L'Etoile mourante, et s'enfoncèrent dans la nuit. Alors, épuise et transi, sans plus rien à quoi s'accrocher, le vieux capitaine s'abandonna à l'étreinte glaciale des eaux sombres, et se laissa couler... emportant avec lui le rêve d'un joli pavillon en bord de mer.

Chapitre 1

De nos jours, au large des côtes du Maine Leroy Jenkins remontait une nasse à homards couverte de bernacles à bord de son bateau, le Kestrel, quand il leva les yeux et vit l'immense navire à l'horizon. Il attrapa délicatement un couple de crustacés gras et furibonds, leur lia les pinces et les jeta dans un seau. Il appâta le piège avec une tête de poisson, le remit à l'eau et partit chercher ses jumelles dans la cabine de pilotage. Il scruta le large et sa bouche s'ar-rondit en une expression de surprise silencieuse...

Un géant! D'un œil expert, Jenkins examina'*le vaisseau, de l'étrave à l'étambot. Avant de prendre sa retraite et pêcher le homard, il avait pendant des années enseigné l'océanographie à l'Université du Maine et passé la plupart de ses vacances d'été sur des bateaux à étudier l'océan. Mais il n'avait encore jamais contemplé de navire comme celui-ci, long de quelque cent quatre-vingts mètres et hérissé de grues et autres mâts de charge. Un bâtiment d'exploration ou d'extraction maritime, pensa Jenkins, qui l'observa jusqu'à sa disparition complète. Puis il s'en fut vérifier les nasses restantes.

Grand, élancé, l'ancien professeur ne paraissait pas ses soixante ans passés. Ses traits rugueux reflétaient de façon étonnante le relief rocailleux des côtes de 31

son Maine natal. Un sourire harra son visage buriné, alors qu'il relevait le dernier piège. En ce jour radieux, la nature se montrait d'une générosité exceptionnelle !... Une excavation découverte par hasard, deux mois auparavant, s'avérait constituer un filon inépuisable, où les homards foisonnaient tant qu'il y revenait régulièrement. Bien sûr, il lui fallait s'éloigner un peu trop du littoral, mais par chance, le Kestrel, une embarcation d'une bonne dizaine de mètres et tout en bois, supportait la pleine mer, même chargée à ras bord. Sur le chemin du retour, il mit le pilote automatique et descendit s'octroyer une récompense méritée, en l'occurrence ce qu'enfant il appelait un Dagwood Sandwich.

Il avait à peine étalé une tranche de mortadelle sur la pile de jambon, fromage et salami, qu'il entendit un boum étouffé. Cela ressemblait à un coup de tonnerre, mais venant des profondeurs.

Son bateau fut secoué si violemment que les pots de moutarde et de mayonnaise tombèrent du comptoir.

Jenkins lança son couteau dans l'évier et se précipita sur le pont. Il se demanda si l'hélice avait cassé ou s'il avait heurté un tronc d'arbre à la dérive, mais tout paraissait en ordre.

La mer était calme, presque plate. Plus tôt dans la journée, il avait même comparé sa surface Meue à un tableau de Rothko.

Les vibrations cessèrent. Il interrogea du regard les alentours, haussa les épaules puis retourna à sa cuisine. Il termina de préparer son sandwich, nettoya un peu et sortit pour manger. Il attacha un couple de homards qui tentait de s'échapper puis, alors qu'il s'installait dans la timonerie, il éprouva la sensation aussi déplaisante que soudaine de se trouver dans un ascenseur devenu fou, quand celui-ci démarre trop vite pour avaler les étages. Il s'agrippa au treuil méca-

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nique pour ne pas perdre l'équilibre tandis que l'embarcation plongeait dans le vide pour léviter, aussitôt après, plus haut encore, et piquer à nouveau. Elle répéta ce cycle infernal une troisième fois avant de s'enfoncer dans l'eau où elle fut ballottée avec fureur.

Au bout de quelques minutes, le mouvement cessa, je bateau se stabilisa et Jenkins crut discerner, au loin, Une ondulation anormale. Récupérant ses jumelles, il balaya la mer des yeux et, comme il ajustait le focus, il repéra trois énormes sillons noirs qui s'étendaient du nord au sud. Les rangées de vagues se dirigeaient vers la côte. Cette vision réveilla un souvenir endormi au fond de sa mémoire... «Ce n'est pas possible... » Son esprit voyagea jusqu'à ce jour de juillet 1998, au large tic la Papouasie-Nouvelle-Guinée... Il se trouvait alors sur un vaisseau d'étude océanographique quand une mystérieuse explosion se produisit. Les appareils d'en-registrement sismique s'affolèrent, témoins d'une perturbation dans les fonds marins. Reconnaissant les symptômes d'un tsurjsmh les scientifiques présents sur le navire tentèrent d'avertir les villages côtiers, mais beaucoup de ceux-ci n'étaient malheureusement pas équipés en moyens de communication.

Les lames gigantesques les avaient aplatis comme un monstrueux rouleau compresseur, occasionnant des dégâts terribles* à la démesure de l'événement.

Jenkins n'oublierait jamais la vision des corps empalés sur les branches de mangliers nacelle des croco-diles en train de se repaître des cadavres.

La radio grésilla puis résonna du concert des voix de pêcheurs victimes de l'incident, toutes affligées d'un épais accent du Maine. « Ouah ! » s'exclama quelqu'un. Jenkins reconnut son voisin, Elwood Smaley.

«Vous avez entendu ce putain de grondement?

— On aurait dit un bang supersonique, mais sous l'eau, renchérit un autre.

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— Quelqu'un a-t-il Ressenti ces grosses vagues?

demanda un troisième homme.

— Ouais, répliqua Homer Gudgeon, un vieux

pêcheur de homards taciturne. J'ai cru un moment que je me trouvais sur des montagnes russes ! »

Jenkins entendit à peine les nouveaux inter\e nants. Il dénicha une calculette de poche au fond d'un tiroir, fit une estimation de la distance entre deux vagues, de la hauteur des crêtes, effectua quelques calculs et contempla les résultats avec effarer ment. Puis il sauta sur son téléphone portable, réservé aux conversations personnelles, et composa un numéro.

Le timbre éraillé de Charlie Howes, chef de la police de Rocky Cove, lui répondit.

« Charlie, Dieu merci te voilà !

— Dans la voiture de patrouille, Roy, en route pour le poste de police. Tu m'appelles pour frimer au sujet de ta victoire aux échecs, hier soir"? '

— Une autre fois, dit Jenkins. Je me trouve à l'est de Rocky Point. Ecoute, Charlie, le temps presse, une grande lame se dirige droit sur vous. »

Il entendit un gloussement, à l'autre bout du fil.

«Bon Dieu, Roy, les vagues sont le lot quotidien des villes comme la nôtre.

— Non, pas comme celle-là. Tu dois faire évacuer tout le bord de mer, en particulier le nouveau motel. »

L'espace d'un instant, il pensa que son interlocuteur avait raccroché. Puis, le fameux éclat de rire de Charlie Howes explosa. «Je ne savais pas qu'on était le 1 e r avril, auj ourd'hui... »

Exaspéré, Jenkins haussa le ton. « Charlie, je ne plaisante pas. Cette lame va s'écraser sur le port. J'ignore encore avec quelle force, mais le motel est en plein sur sa trajectoire. »

Le policier s'esclaffa à nouveau. « Nom d'une pipe, 34

J'en connais plus d'un qui se réjouiraient de voir le Harbor View emporté par les flots. »

L'édifice de deux étages, monté sur pilotis et qui S'avançait dans le port, était un objet de controverse depuis d#s mois. Sa construction n'avait commencé qu'après Une âpre bataille, un coûteux procès intenté par les promoteurs et, beaucoup le soupçonnaient en lout cas, la corruption de plusieurs fonctionnaires municipaux.

«Eh bien, leur vœu ne va pas tarder à être exaucé, mais tu dois d'abord vider le motel de ses occupants.

— Bonté divine, Roy, au moins cent personnes séjournent là-bas. Je ne peux pas tous les tirer du lit sans raison valable. Je perdrais mon boulot. Sans compter que je serais la risée de tous. »

Le scientifique vérifia sa montre et, dans un soupir, égrena un chapelet de jurons. Il n'avait pas voulu paniquer le chef de la police, mais l'imminence du danger lui fit perdre sa réserve.

«Nom de Dieu, espèce de vieil imbécile ! Tu te sen-tiras comment si une centaine de personnes perdent la vie parce que Monsieur avait peur qu'on se moque de lui?

— T'es sérieux, n'est-ce pas, Roy?

— Tu sais ce que je faisais avant de me mettre à la pêche au homard ?

— Ouais, tu enseignais à l'université d'Orono.

— Exactement. Je dirigeais Blême le département d'océanographie. Où l'on étudiait le processus des vagues. T'as déjà entendu parler de la "tempête parfaite" ? Eh bien, le raz de marée parfait est en chemin.

J'ai calculé qu'il frappera la côte dans vingt-cinq minutes. Je me fous de savoir ce que tu donneras comme explications aux gens du motel. T'as qu'à leur dire qu'il y a une fuite de gaz, une alerte à la bombe, n'importe quoi. Mais arrange-toi pour qu'ils décam-

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pent rapidement et aillent vite fait se réfugier sur les hauteurs. Et fais-le maintenant. ,

— Okay, Roy. Okay.

— Qu'y a-t-il d'ouvert sur Main Street?

— Le café. Le fils de Jacoby assure la ronde de nuit, je vais lui demander d'y faire un saut, et d'inspecter le môle.

— Vérifie que tout le monde ait déguerpi d'ici quinze minutes. Cela vaut aussi pour toi, et Ed Jacoby.

— Je n'y manquerai pas. Je te remercie, Roy. Enfin, A je crois. Au revoir. »

L'inquiétude soulevait le cœur de Jenkins alors que .

son esprit se transportait du côté de Rocky Point. La , villej de mille deux cents âmes, s'élevait à la façon d'un ; amphithéâtre, ses maisons groupées au flanc d'une , petite colline donnant sur l'arrondi du port. Ce dernier était relativement protégé, mais les habitants, déjà victimes de deux ouragans, avaient compris l'intérêt de î construire loin de la côte. Les anciennes bâtisses mari- .

times en brique rouge offraient aujourd'hui aux tou- .

ristes le visage accueillant de restaurants et de petites boutiques portuaires. La jetée et le motel dominaient < le bassin. Jenkins mit les gaz et pria pour que l'alerte ait été donnée à temps.

Charlie Howes regretta aussitôt d'avoir accédé à la requête pressante de Roy et se sentit envahi par le doute. Quelle barbe ! Il connaissait Jenkins depuis tout petit. Dans leur classe, Roy était l'élève le plus brillant et, en tant qu'ami, il ne l'avait jamais déçu. Pourtant...

Oh, et puis mince ! Après tout, la retraite lui tendait les bras.

Howes brancha le gyrophare, enfonça l'accélérateur et démarra dans un crissement de pneus, direction le bord de mer. En route, il appela son adjoint sur la , radio, lui ordonna d'évacuer le café et de remonter j Main Street, le haut-parleur au maximum, afin de conseiller aux gens de se réfugier sur les hauteurs. Le chef de laJ police n'ignorait rien des habitudes matinales de sa ville. À cette heure, il savait qui se préparait à déjeuner et qui promenait son chien... Par chance, la plupart des magasins n'ouvraient qu'après dix heures.

Pour le motel, il fallait se montrer fin stratège.

Howes réquisitionna deux bus scolaires encore vides et demanda aux chauffeurs de le suivre. La voiture de patrouille s'arrêta brutalement sous l'auvent du Har: bor View et le policier s'avança vers la porte d'entrée en maugréant. Howes avait su rester neutre dans l'affaire du motel. Bien sûr, l'édifice jurait avec le paysage environnant, mais il allait aussi créer dès emplois pour les locaux, tout le monde à Rocky Point n'aspirant pas à devenir pêcheur. D'un autre côté, il n'aimait pas la manière employée pour faire accepter le projet. Il ne pouvait rien prouver, mais il était certain quë quelques généreux pots-de-vin avaient arrosé la mairie.

Le promoteur, un autochtone du nom de Jack Shrager, pilleur de terrains dénué de scrupules, construi-sait des immeubles en copropriété le long de la rivière qui se jetait dans le port, souillant la beauté tranquille du bourg. Shrager n'employait jamais de personnel local, lui préférant des étrangers qu'il exploitait sans vergogne.

Le réceptionniste, un jeune Jamaïcain, leva les yeux.

Son visage fin et mat prit une expression de surprise à la vue de Howes qui, surgissant dans le hall, se mit à crier : « Faites sortir tout le monde ! Ceci est une situation d'urgence !

— Quel est le problème, monsieur?

— Paraît qu'y a une bombe ici. »

Le réceptionniste déglutit avec effort, se retourna vers le standard et commença à appeler les chambres.

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«Je vous donne dix minutes, insista Howes. Des bus vous attendent à l'entrée. J'veux plus voir âme qui vive dans ces murs, et cela vaut aussi pour vous. Si quiconque refuse de bouger, dites-lui que je le jetterai en prison. »

Charlie Howes enfila le couloir le plus proche et frappa sur toutes les portes. «Police ! Vous devez évacuer ce bâtiment tout de suite. Il vous reste dix minutes ! hurlait-il à la face des clients, abrutis de sommeil, qui lui ouvraient. Nous avons une alerte à la bombe. Ne perdez pas de temps à rassembler vos bagages. »

Il répéta le message jusqu'à l'enrouement complet de sa voix. Les corridors se remplirent de personnes en pyjama et robe de chambre, ou enroulées dans des couvertures. Un homme hâlé, à la mine renfrognée, sorti d'une chambre. « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? » grogna Jack Shrager.

Howes prit une profonde inspiration : «Le motel est menacé par une bombe, Jack. Il faut partir avec les autres. »

Une jeune femme blonde passa la tête dans le chambranle : « Quelque chose ne va pas, mon lapin ?

— Il y a une bombe dans l'hôtel », répondit le policier, plus catégorique cette fois.

Blêmissant, la blondinette fit un pas dans le couloir, une nuisette de soie légère pour tout vêtement. Shrager tenta de la retenir, mais elle réussit à se dégager.

«Je ne resterai pas une minute de plus, affirma-t-elle, péremptoire.

— Et moi, je ne bougerai pas », répondit Shrager en claquant la porte derrière lui.

Contrarié, Howes secoua la tête puis guida la femme jusqu'à la foule qui se hâtait vers l'extérieur.

Là, il vit les bus, presque pleins, et encouragea les chauffeurs.

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«je compte sur vous pour décamper dans cinq minutes. Ensuite, roulez jusqu'au sommet de la colline la plus élevée.»

Il se glissa derrière le volant de sa voiture et se dirigea vers le môle. L'adjoint tentait de raisonner trois pècheurs. Howes comprit ce qui se passait et cria par la fenêtre: «Allez poser vos culs dans ces pick-up et foncez jusqu'en haut de Hill Street, sinon je vous arrète.

— Putain, Charlie, mais qu'est-ce qui se passe? »

Howes baissa d'un ton. «Ecoute, Buck, tu me connais. Fais ce que je dis, je t'expliquerai après.»

Le pêcheur opina et grimpa dans sa camionnette, Imité par ses deux collègues. Howes demanda à son adjoint de les suivre, puis il inspecta une dernière fois la jetée où il récupéra un vieillard en train de fouiller lus poubelles, à la recherche de bouteilles et de canettes en aluminium. Enfin il ratissa Main Street et, rassuré, prit la direction du sommet de Hill Street. Bien que transis dans l'air frais du petit matin, certains lancèrent quelques remarques désobligeantes à son passage. Le policier ignorajepxs insultes, jaillit de son véhicule et descendit à pied, un bout de la rue pentue qui menâit nu port. Maintenant que le taux d'adrénaline avait baissé, il se sentait épuisé. Rien ne se produisait...

II regarda sa montre. Cinq minutes passèrent, tout comme ses rêves d'une retraite paisible; avec pension île policier.

Là je suis mort, pensa-t-il, trempé de sueur malgré le froid. _

Alors il vit la mer s'élever au-dessus de la ligne d'horizon et entendit ce qui ressemblait à un grondement de tonnerre lointain. Les habitants se turent.

Une ombre insolite envahit soudain l'entrée du chenal et le port se vida - on put en voir le fond -, l'espace d'une poignée de secondes. Puis l'eau déferla de 39

toute part, en rugissant comme un 747 au décollage, et les flots soulevèrent les bateaux de pêche amarrés, tels des jouets...

Le phénomène s'amplifia. Deux vagues immenses se succédèrent, chaque fois plus énormes, pour se ruer à l'assaut des terres. Quand elles se retirèrent, la digue et le motel avaient disparu.

Le Rocky Point qui accueillit le retour de Jenkins ne ressemblait en rien à celui qu'il avait quitté aux aurores. Les embarcations qui mouillaient dans la rade gisaient maintenant pêle-mêle le long du rivage, en un amas enchevêtré de bois et de fibre de verre. Les plus légères s'étaient retrouvées propulsées sur Main Street. Les vitrines des magasins, brisées, semblaient victimes d'une horde de vandales. On distinguait à peine l'eau, recouverte d'algues et de débris divers. Il flottait dans l'air des exhalaisons pestilentielles de vase remuée, mélangées à l'odeur nauséabonde de poisson mort. Le motel était anéanti, seuls les piliers de la jetée avaient résisté, ainsi que le massif mur de soutènement en béton, presque intact. Jenkins mit le cap en direction de la silhouette qui agitait les bras sur le mur rescapé. Howes attrapa les amarres, les attacha et grimpa à bord du Kestrel.

« Des blessés ? demanda Jenkins, balayant du regard le port et la ville.

— Jack Shrager a été tué. Autant qu'je sache, il est le seul. Nous avons réussi à évacuer tout le motel.

— Merci pour ta confiance. Je voulais aussi m'excuser de t'avoir traité de vieil imbécile. »

Le policier soupira. «Et tu aurais eu raison si j'étais resté assis sur mon cul à ne rien faire.

— Dis-moi ce que tu as vu», le pria Jenkins. Le scientifique l'emportait sur le bon Samaritain.

Howes se lança dans une narration détaillée. « On 40

se tenait tout en haut de Hill Street. Ça grondait et ça ressemblait à un gros orage, quand, soudain, le port S'est totalement vidé, comme lorsqu'un gamin retire la bonde d'une baignoire. Je pouvais réellement voir le fond. Cela a duré quelques secondes avant que l'eau ne jaillisse dans un vrombissement de supersonique.

— L'image est bien choisie. En effet, en plein océan, un tsunami atteint presque les mille kilomètres heure.

— Putain de vitesse ! s'exclama le chef.

— Heureusement, il ralentit à l'approche des terres et quand il arrive au contact d'eaux moins profondes.

Mais la puissance de la vague, elle, ne diminue pas avec la vitesse.

— Ce n'est pas du tout comme je l'avais imaginé.Tu sais, un mur de flotte d'une quinzaine de mètres... On aurait plutôt dit une énorme déferlante. J'ai compté trois vagues, chacune plus haute que la précédente.

Neuf mètres, peut-être. Elles se sont explosées sur le inotel et la jetée, et ont inondé Main Street. » Il frissonna. « Je sais qug Jtju es professeur, Roy ; mais comment as-tu su exactement ce qui allait se produire ?

— Je l'avais déjà vu au large de la Nouvelle-Guinée.

Nous procédions à diverses recherches quand un glissement de terrain subaquatique a généré un tsunami d'environ neuf à dix-huit mètres. Une série de vagues a fait littéralement décoller notre bateau, comme aujourd'hui. On a prévenu tout le monde, et beaucoup ont pu se réfugier sur les hauteurs. Malgré cela, plus de deux mille personnes ont disparu. »

La gorge du policier se noua. «C'est plus que le nombre d'habitants de cette ville. » Il parut réfléchir un instant aux paroles du professeur. «Tu penses vraiment qu'un tremblement de terre a pu causer un tel merdier ? J'croyais que ça n'arrivait que dans le Pacifique.

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— En principe, oui. » Jehkins fronça les sourcils et laissa son regard errer sur l'océan. «C'est incompréhensible.

— Autre chose de difficile à imaginer : comment j'vais pouvoir expliquer l'évacuation du motel pour -

une alerte à la bombe ?

— Tu ne crois pas qu'ils ont d'autres chats à fouetter en ce moment ? »

Charlie Howes contempla un moment la ville et la foule qui descendait prudemment la colline pour se rendre au port, puis il secoua la tête.

« Ouais, dit-il. T'as sans doute raison. »

Chapitre 2

La mer Egée

Le mini-sous-marin de recherche NR-1 se balançait doucement sur les vagues, au large des côtes turques, pi'esque invisible à l'exception de son kiosque, couleur mandarine. Le capitaine Joe Logan se tenait debout, les jambes .écartées sur le pont à fleur d'eau, agrippé à l'une des ailes horizontales saillant de chaque côté du kiosque. Comme à son habitude, avant chaque immersion, il effectuait une dernière vérification visuelle.

Logan examina les quarante-quatre mètres de l'étroite coque noire. Satisfait de son inspection, il ôta sa casquette deJkase-ball bleu marine et l'agita en direction du Carolyn Chouest, dont les couleurs crème''

et orange se distinguaient à quelque quatre cents mètres de là. La superstructure de l'imposant vaisseau d'assistance s'élevait sur plusieurs niveaux, comme les étages d'un immeuble. Une grue massive, capable de soulever plusieurs tonnes; se dressait à bâbord.

Le capitaine grimpa en haut du kiosquê et se glissa dans l'ouverture circulaire, large d'à peine quatre-vingts centimètres... Son gilet de sauvetage rendait l'exercice encore plus ardu et il lui fallut se tortiller comme un ver pour se faufiler à l'intérieur... Il fit courir ses doigts le long du joint d'étanchéité pour s'assurer de sa propreté avant de fermer le couvercle 43

du sas, puis il descendit au minuscule poste de commande. La profusion de cadrans, indicateurs de niveau et instruments divers confinait d'autant plus l'espace, déjà restreint, que ceux-ci couvraient chaque centif mètre carré de mur et de plafond.

Le capitaine était un homme d'apparence modeste qui pouvait aisément passer pour un professeur d'uni-versité. En réalité, physicien nucléaire de formation; Logan avait commandé plusieurs bateaux avant de se voir confier la responsabilité du NR-1. De taille et de corpulence moyennes, il commençait à perdre ses cheveux blonds et son menton accusait un début d'empâ-tement. La marine avait éradiqué depuis longtemps l'image du héros longiligne, à la John Wayne, qui dirige son vaisseau avec un dilettantisme musclé très en vogue à Hollywood. L'informatisation des commandes de mise à feu, le guidage au laser et autres missiles «intel-ligents» avaient transformé les navires de la marine en engins redoutables, trop compliqués et onéreux pour en abandonner la direction à des cow-boys. Logan, lui, possédait une intelligence aiguë et la capacité d'analyser le problème technique le plus complexe en un éclair.

Le NR-1 était certainement le plus petit vaisseau qu'il ait jamais commandé mais aucun n'avait atteint un tel niveau de sophistication dans le domaine de l'électronique. Bien que construit en 1969, le submersible subissait régulièrement des transformations dans le but de le perfectionner et, malgré une technologie de pointe, il utilisait encore des techniques anciennes mais ayant fait leurs preuves. Un épais câble de remorquage, long de cent soixante-cinq mètres, raccordait le pont du navire d'assistance à une grosse boule métallique, étreinte par deux puissantes mâchoires d'acier, à l'avant du sous-marin.

Logan donna l'ordre de relâcher le câble ; puis il se tourna en souriant vers un quinquagénaire corpulent 44

et barbu: «Bienvenue à bord du plus petit sous-marin nucléaire du monde, docteur Pulaski. Toutes mes excuses pour l'étroitesse des lieux. La protection du réacteur nucléaire occupe la majeure partie du sous-marin. Néanmoins je suppose que vous préférez la claustrophobie aux radiations, et que vous avez déjà effectué une visite guidée. »

Pulaski sourit. «Oui, on m'a même indiqué la procédure à suivre pour utiliser les toilettes. » Il parlait avec un léger accent.

«Comme il vous faudra sans doute faire la queue, ne buvez pas trop de café... L'équipage se compose de dix hommes, vous risquez donc de trouver souvent les WC occupés.

— Si j'ai bien compris, vous pouvez rester immergés jusqu'à trente jours, reprit Pulaski. Je peux difficilement imaginer ce que l'on doit ressentir à huit cents mètres de profondeur pendant une telle durée.

— Je suis le premier à admettre que même la plus simple des tâches, comme se doucher ou cuisiner, relève parfois du challenge, répliqua Logan. Une chance pour vous que cette immersion ne dure que quelques heures.» Il regarda sa montre. «Nous descendons à trente mètres, dans un premier temps, pour vérifier que tous les systèmes fonctionnent. Si tout va bien, nous plongerons. »

Logan traversa un couloir à peine plus large que ses épaules et pointa du doigt une petite plate-forme rem-bourrée, derrière les deux sièges du poste de commande.

« C'est l'endroit où je m'assois, en principe, pendant les opérations. Vous l'occuperez aujourd'hui, moi je prendrai la place du copilote. » Puis, se tournant vers le premier pilote: «Je vous présente le docteur Pulaski, archéologue marin de l'Université de Caroline du Nord.»

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Le militaire hocha la tête et Logan s'installa à sa droite. Un impressionnant ensemble d'instruments et d'écrans vidéo lui faisait face. «Nos yeux, expliqua-t-il en désignant la rangée des moniteurs de' contrôk Et voilà la proue vue à travers l'œil de la caméra avant. »

Le capitaine étudia le panneau de contrôle lumineux et, après une brève discussion avec le pilote, signala par radio au vaisseau d'assistance qu'ils étaient parés pour l'immersion. Ensuite il ordonna la descente et la stabilisation à trente mètres. Les pompes se mirent à bourdonner tandis que l'eau commençait à remplir les réservoirs de plongée. Le ballottement cessa comme le submersible s'enfonçait sous les vagues. Sa proue poin-tue disparut dans un geyser de bulles folles pour resurgir presque aussitôt, masse sombre sur l'azur aquatique.

L'équipage vérifia les différents systèmes pendant que le capitaine testait l'UQC, un téléphone sans fil fonctionnant sous l'eau et connecté au navire d'assistance. La qualité de la transmission donnait à la voix du correspondant un timbre métallique et un débit un rien languissant mais les mots résonnaient de façon claire et distincte.

Une fois rassuré sur le parfait état de marche du vaisseau, le capitaine lança: «Plongée, plongée ! »

Alors les occupants éprouvèrent une légère sensation de mouvement. Les moniteurs s'emplirent des images d'une eau d'un bleu tirant peu à peu vers le noir à mesure que la lumière du soleil faiblissait, si bien que le capitaine réclama qu'on allume l'éclairage extérieur. Un silence presque total accompagnait la descente. Le pilote maniait un « manche à balai » identique à celui utilisé dans les avions spécialisés dans le piqué, et le capitaine ne quittait pas des yeux l'indica-teur de profondeur. Arrivé à quinze mètres du fond, Logan ordonna la stabilisation de l'engin.

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Le pilote se tourna vers Pulaski: «Nous sommes tout près du site repéré par télédétection. Nous allons effectuer un balayage radar grâce au scanner sonar laléral. Nous pouvons programmer une configuration de recherche dans l'ordinateur. Ainsi le sous-marin va poursuivre son petit bonhomme de chemin, en pilotage automatique, pendant que nous nous installerons à notre aise, tranquilles. Cela épargne beaucoup de llress à l'équipage.

— Incroyable ! s'exclama Pulaski. Je suis quand meme surpris que ce remarquable vaisseau n'analyse pas nos trouvailles, n'écrive aucun rapport et ne défende pas nos conclusions face aux critiques de collègues jaloux.

— On y travaille», répondit Logan, impassible.

Pulaski secoua la tête, feignant la consternation. « Je ferais mieux de trouver un autre boulot. À ce train-là, la race des archéologues marins file tout droit vers l'cxtinction, sans même une vieille actrice sur le retour pour la protéger. Il ne leur reste plus qu'à enfiler des pantoufles et passer leurs journées à s'abrutir devant lies écrans de contrôle en buvant de la tisane.

— Un grieï "de plus à l'encontre de la guerre froide... »

Emerveillé, Pulaski ne perdait rien du spectacle. « Je n'aurais jamais imaginé qu'un jour j'effectuerais des fouilles dans un submersible conçu pour espionner l'Union soviétique.

— Vous ne pouviez rien deviner tant le secret sur l'existence de ce vaisseau est bien gardé. Le plus étonnant concerne le coût de cette-petite merveille, quatre-vingt-dix millions de dollars, entièrement passé sous silence. Voilà une dépense justifiée, si vous voulez mon avis. Maintenant que la marine a autorisé l'usage du NR-1 à des fins non militaires, nous possédons un incroyable outil destiné à la seule recherche.

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— Si j'ai bien compris, on l'a utilisé lors du désastr de la navette spatiale Challenger "? » demanda Pulaski Logan confirma: «Grâce à lui, on a retrouv des pièces et des éléments décisifs permettant à là NASA de déterminer les failles dans le fonctionnément de la navette et de la rendre ainsi apte à volet en toute sécurité. Il a aussi permis le sauvetage d'un F-14 englouti et la récupération d'un missile air-air égaré que nous ne voulions surtout pas voir tomber entre des mains inconnues. Quant aux affaires impliquant les Russes, beaucoup sont encore classées top secret,

— Que pouvez-vous me dire à propos du bras mécanique ?

— Le manipulateur opère exactement comme un bras humain, avec toutes ses articulations. La carène du sous-marin est équipée de deux roues en caoutchouc. Cela n'en fait pas pour autant une Harley Davidson, mais, grâce à elles, nous roulons, au sens propre du terme. Et pendant que le vaisseau s'appuie sur le fond de l'océan, le bras peut travailler dans un rayon de trois mètres.

— Fascinant ! s'écria Pulaski, au comble de l'excitation. Et sa puissance ?

— Capable de soulever des objets de près de cent kilos.

— Est-il outillé pour couper ?

— Ses mâchoires peuvent sectionner une corde ou un câble, et même travailler au chalumeau si nécessaire. Vous voyez, comme j'aime à le répéter, nous avons là le nec plus ultra "de la polyvalence.

— À l'évidence, oui », rétorqua Pulaski, satisfait.

Le submersible s'activait depuis un moment, selon un schéma de fouille classique, se déplaçant d'avant en arrière, le long d'une série de lignes parallèles, comme lorsqu'on tond une pelouse. Les moniteurs affichaient 48

l'image d'un fond de mer changeant au gré des mouvements du sous-marin, sans qu'aucune végétation apparaisse.

Logan prit la parole: «Nous devrions nous approcher de la zone détectée depuis la surface.» Puis, désignant l'écran: «Tiens donc. On dirait que notre scanner latéral a fait une touche.» Il se tourna vers le pilote : «Reprenez le contrôle manuel et virez de vingt degrés à bâbord. »

Accompagné de faibles sursauts dus aux micropropulseurs, le NR-1 glissa légèrement sur la gauche. Un jeu de vingt-quatre lumières extérieures illumina le sol marin, tel un soleil artificiel. Le pilote ajusta les réservoirs de flottabilité jusqu'à obtenir une parfaite stabilité.

« On ne bouge plus, commanda Logan. Nous entrons en contact visuel avec notre cible.» Il se pencha en avant et scruta l'écran, attentif, son visage baigné par une douce clarté bleu-vert. Alors que le vaisseau avan-

çait, des formes arrondies apparurent sur le moniteur, d'abord isolées, puis en groupe.

«Il s'agit déconcentrations d'amphores, expliqua Pulaski. Les jarres de terre cuite destinées au transport du vin et autres liquides ont souvent été découvertes sur des épaves anciennes.

— Grâce aux appareils photo et aux caméras vidéo, nous préparons à votre intention un enregistrement en trois dimensions, que vous analyserez plus tard, précisa Logan. Voulez-vous que nous récupérions quelque chose ? *

— Oui, ce serait formidable. Pouvez-vous remonter une amphore ? Peut-être une de cette pile. »

Logan donna l'ordre au pilote d'immobiliser le submersible à même le fond, près d'un amoncellement d'amphores. Les quatre cents tonnes du vaisseau touchèrent le sol avec la légèreté d'une plume, et pour-

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suivirent leur route en roulant. Le capitaine appela l'équipe de fouille.

Deux hommes approchèrent et soulevèrent le, couvercle d'un sas situé derrière la salle des commandes, dévoilant ainsi un petit puits dans lequel trois hublots en plexiglas de dix centimètres-d'épaisseur offraient une vue très nette du fond de l'océan. Un des hommes se faufila dans l'espace et veilla à ce que le vaisseau ne heurte pas la pile de jarres. Une fois arrivé à bonne distance, le NR-1 s'arrêta. Le bras articulé était situé tout à l'avant de la carène. Utilisant une télécommande, l'homme dans le puits fit fonctionner les mâchoires, et le bras opéra une rotation au niveau de l'épaule.

La main mécanique agrippa doucement une

amphore par le col, la souleva et la déposa dans un panier, sous la proue. On rentra le bras et Logan ordonna à l'équipage de remonter le sous-marin sans oublier de prendre une dernière série de photos. Puis il appela le bateau d'assistance, décrivit leur trouvaille, annonça que le NR-1 s'apprêtait à faire surface et réclama la mise en route du sonar afin de localiser le bâtiment de façon exacte. L'écho d'un ping... ping cadencé résonna à travers le submersible, à intervalles réguliers.

«Préparez-vous à émerger», commanda Logan au pilote.

Le Dr Pulaski se tenait debout, juste derrière le siège du capitaine. « Je ne pense pas », proféra-t-il, soudain.

Tout à la manœuvre, Logan n'écoutait qu'à moitié.

«Excusez-moi, docteur. Qu'avez-vous dit?

— Je disais que nous n'allions pas refaire surface. »

Logan fit tourner sa chaise sur elle-même, amusé.

«J'espère que vous n'avez pas pris mes fanfaronnades 50

sur notre capacité à rester sous l'eau pendant un mois au pied de la lettre. Nos réserves de vivres ne dure-raient que quelques jours. »

Pulaski glissa une main sous son coupe-vent et en sortit un pistolet Tokarev TT-33. S'exprimant avec calme, il menaça : « Vous ferez ce que je demande ou je tuerai le pilote.» Joignant le geste à la parole, il appuya le canon sur la nuque du marin.

Logan fixa d'abord ses yeux sur l'arme puis sur le visage de Pulaski qui reflétait une détermination impitoyable.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Qui je suis n'a aucune importance. Vous allez m'obéir, et je ne le répéterai pas.

— Très bien, répondit Logan, la voix rauque. Qu'attendez-vous de moi ?

— Rompez dès maintenant tout contact avec le navire d'assistance.» Pulaski observa attentivement Logan qui éteignait tous les commutateurs radio.

«Merci, approuva-t-il en regardant l'heure. A présent, informez l'équipage que le sous-marin est détourné.

Prévenez les hommes que quiconque s'approchera d'ici sans permission sera abattu. »

L'officier lança un regard furieux à Pulaski toyt en s'installant face au système de communication interne.

« Ici votre capitaine. Un homme armé se trouve dans le poste de pilotage. Nous sommes, à cet instant, sous ses ordres. Nous ferons tout ce qu'il dit. Restez éloignés de la salle des-commandes. Il ne s'agit pas d'une plaisanterie. Je répète : ceci n'est pas une plaisanterie. Restez à vos postes. Ne vous approchez pas du poste de pilotage. »

Des voix étonnées parvenaient de la section arrière, aussi le capitaine lança une seconde fois son avertissement, afin de s'assurer que ses hommes le prenaient au sérieux.

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«Excellent! s'exclama Pulaski. Maintenant, vous]

allez remonter jusqu'à une profondeur de cent chi-quante mètres.

— Vous l'avez entendu», indiqua Logan au pilote, répugnant manifestement à donner un ordre direct. , Ce dernier semblait tétanisé sur son siège. Les paroles de Logan le sortirent de sa stupeur. II s'approcha des commandes et entreprit de pomper l'eau des divers ballasts. Jouant sur les niveaux, il éleva le nez du sous-marin et entama la remontée, maîtrisant les petites secousses du propulseur principal. À cent cinquante mètres de la surface, il stabilisa le NR-1.

«Okay, lâcha Logan. Et maintenant?» Ses yeux étincelaient de colère. Pulaski jeta un œil à sa montre comme un voyageur s'inquiétant du retard de son train. «Maintenant, on attend.» Il éloigna le pistolet du pilote, tout en le gardant dans sa ligne de mire, prêt à tirer.

Dix minutes passèrent. Puis quinze. Logan se sentait à bout de patience. « Si cela ne vous dérange pas trop, pouvez-vous m'expliquer ce qu'on attend ? »

Pulaski posa un doigt sur ses lèvres. «Vous verrez bien», répliqua-t-il avec un mystérieux sourire.

Quelques minutes s'écoulèrent encore. La tension était suffocante. Le capitaine, fixant le moniteur de la caméra avant, s'interrogeait sur l'identité réelle de cet homme et ses projets. La réponse à ses questions ne se fit pas attendre. Une ombre immense apparut au-dessus de la proue du NR-1.

Logan se pencha pour scruter l'écran: «Qu'est-ce que c'est que ce truc?»

L'ombre géante glissa sous le submersible tel un monstrueux requin s'apprêtant à attaquer les flancs de sa proie. Un terrible fracas métallique résonna d'un bout à l'autre du NR-1, comme si celui-ci venait d'être 52

frappé par une masse gigantesque. Le bâtiment trembla sous le choc et s'éleva de quelques mètres.

« Nous avons été touchés ! hurla le pilote, se jetant, d'instinct, sur les commandes.

— Pas un geste ! » aboya Pulaski, en pointant son arme.

La main du marin se figea et son regard se perdit dans la, contemplation du plafond. Les occupants du sous-marin entendaient des crissements et des frottements, comme si d'énormes insectes d'acier rampaient sur la coque.

Pulaski rayonnait de plaisir. «Le comité de réception vient d'arriver.»

Le bruit persista quelques minutes avant de s'arrêter net, aussitôt remplacé par les vibrations de puissants moteurs. L'indicateur de vitesse du tableau de bord commença à grimper bien que les micropropulseurs n'aient pas été mis en route.

« On bouge, constata le pilote avec inquiétude, les yeux rivés sur l'aiguille du cadran. Que dois-je faire ? »

11 se tourna vers le capitaine. Ils avaient atteint les vingt nœuds et continuaient d'accélérer.

«Rien du teiif», répondit Pulaski. Puis, s'adressant à Logan: «Capitaine, j'ai un message pour vos hommes.

— Et que voulez-vous que je leur dise ? »

Pulaski sourit. «Cela me paraît plutôt évident, iro-nisa-t-il. Enjoignez-leur de s'asseoir et de bien profiter du voyage. »

Chapitre 3

La mer Noire

Le Zodiac filait en direction du rivage éloigné, les cinq mètres de son fond plat cognant contre les vagues sur un rythme saccadé de tam-tam. Accroupie à l'avant, les mains agrippées à un bout, de peur de basculer par-dessus bord, Kaela Dorn ressemblait à une figure de proue finement sculptée. Les embruns pico-taient son visage hâlé et ruisselaient le long de sa chevelure, mais elle ne se retourna qu'une seule fois pour crier un ordre à l'homme agenouillé à la barre.

« Mehmet, bouge-moi cet engin, mets les gaz ! » Elle faisait tournoyer sa main comme si elle tenait un lasso imaginaire.

Le vieux Turc rabougri répondit par un sourire édenté plus large que sa figure. Il poussa la manette et le Zodiac bondit par-dessus la première vague pour claquer la suivante avec une force à vous soulever le cœur. Kaela s'accrocha de plus belle en riant avec délices.

Les deux hommes, bringuebalés dans le canot comme des dés dans un shaker, paraissaient moins enthousiastes. Ils se cramponnaient pour éviter d'être jetés à la mer, leurs mâchoires claquant à chaque secousse. Ni l'un ni l'autre ne fut surpris d'entendre Kaela demander à Mehmet d'accélérer. Depuis trois 54

mois qu'ils travaillaient avec la jeune reporter sur la série télévisée Mystères insondables, ils avaient appris à s'accommoder de sa témérité.

Mickey Lombardo, le doyen de l'équipe, natif de New York, était trapu, avec des bras d'une grande force, acquise au fil de ses innombrables voyages à travers le monde, où il avait soulevé et trimbalé son imposant matériel de son et lumière. Une vague avait éteint le cigare serré entre ses lèvres quelques secondes après le début de leur «traversée sauvage». Son assistant, Hank Simpson, un don juan des plages australiennes, blond et musclé, répondait au surnom, trouvé par Lombardo, de « Dundee ».

Le jour,/où ils avaient appris qu'ils travailleraient désormais en étroite collaboration avec la belle journaliste, aucun d'eux n'avait cru en pareille aubaine.

C'était avant que Kaela ne les entraîne dans une grotte tapissée d'excréments de chauves-souris, la descente des rapides dans l'enfer vert de l'Amazonie et leur intrusion au beau-milieu d'une cérémonie vaudoue en Haïti. Lombardo disait de Kaela qu'elle était l'illustration vivante du vieil adage : « Sois prudent quand tu fais un vœu, il pourrait se réaliser. » Elle s'était révélée le parfait croisement entre Amélia Earhart et Wonder Woman, du coup leur attirance pour elle avait diminué en proportion égale avec l'accroissement de leur respect pour son audace. Au lieu de considérer Kaela comme une conquête éventuelle, Ma couvaient maintenant comme une petite sœur précoce qu'il fallait protéger contre sa propre impétuosité.

Par ailleurs, nul ne pouvait taxer Lombardo et Dundee de mauviettes. Les équipes opérant sur Mystères insondables devaient manifester une forme physique irréprochable, ainsi qu'une agressivité certaine pour mener une aventure à bien, et, de préférence, ne rien avoir dans le crâne. L'émission changeait souvent de 55

personnel et les tournages affichaient un taux de blessures élevé. Avec l'importance accordée aux histoires à haut risque, la série se môntrait assez dure avec les membres de la production. En fait, les mésaventures des différentes équipes, plus encore que son sujet principal, devenaient souvent le thème de chaque épisode. Il s'agissait là de la continuation logique de l'aventure «vécue» inspirée par le succès de l'émission «Le Survivant» et ses clones... Un reporter ou un technicien tombait à l'eau ou était poursuivi par des cannibales? L'histoire n'en devenait que plus exaltante et les sponsors se frottaient les mains ! Tant qu'on ne perdait ou ne détériorait pas de matériel coûteux, la direction se fichait bien de la dangerosité des conditions de travail...

Le trio avait atterri à Istanbul quelques jours plus , tôt pour se lancer à la recherche de l'arche de Noé.

La quête de l'arche était d'une banalité telle que même les pires journaux à sensation la reléguaient en dernières pages, à côté des ultimes apparitions d'Elvis ou du monstre du loch Ness ; du coup, Kaela restait sur le qui-vive, attentive à tout ce qui pouvait constituer un bon sujet au cas où celui-là capoterait.

La première journée, alors qu'elle se renseignait sur la possibilité d'affréter un bateau de pêche, elle engagea la conversation avec un vieux marin russe, haut en couleur, rencontré sur les quais. Il avait jadis servi dans un submersible lance-missiles soviétique et lui parla d'une base de sous-marins abandonnée. Après avoir suggéré que quelques billets pourraient lui rafraîchir une mémoire défaillante, il lui dessina même une carte montrant son emplacement en un point éloigné de la mer Noire.

Quand la journaliste retrouva ses collègues et leur dévoila fiévreusement son histoire, ils s'empressèrent d'organiser le voyage. La base abandonnée offrait une 56

excellente alternative si la recherche de l'arche de Noé s'avérait un échec, ce qui était fort probable. En outre, le bateau de pêche permettrait de se rendre à une entrevue sur un vaisseau de recherche de la National Underwater and Marine Agency1.

Le capitaine Kemal, patron du chalutier, payé à la journée, prétendait avoir entendu parler, lui aussi, de la base et se ferait un plaisir de les y accompagner avant de les emmener rejoindre le navire de la NUMA.

Cependant, comme ils approchaient de la base, l'embarcation connut un ennui mécanique et le capitaine souhaita rentrer au port. Il avait déjà eu un problème similaire et cela ne lui prendrait que quelques heures pour réparer, une fois trouvée la pièce de rechange.

Kaela en décida autrement... Elle le persuada de les déposer, elle et ses compagnons, et de venir les récupérer le lendemain. Mehmet, cousin du capitaine, se porta volontaire pour les conduire à terre, avec le Zodiac.

Or, à cet instant même, le canot à moteur arrivait en vue d'une immense plage de sable qui s'élevait pro-gressivement jusqu'à la ligne de crête des dunes. Les vagues grossissaient et leur fréquence augmentait, aussi Mehmet ïéduisit-il la vitesse de moitié. Le vieux matelot russe avait parlé d'une base souterraine,«près d'un centre d'études scientifiques abandonné ; il leur faudrait rechercher des traces de prises d'air. Kaela essuya ses lunettes et plissa les yeux en direction des collines herbues, sans apercevoir le moindre signe de présence humaine. La campagne paraissait aussi austère que déserte et la jeune femme commença à se demander s'ils ne s'étaientfpas un peu trop emballés.

Les petits comptables de Mystères insondables n'appréciaient guère les dépenses inutiles.

1. NUMA : Agence nationale maritime et sous-marine. (N. d. T.)

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«Tu vois quelque chose?» Lombardo hurlait pour dominer le bourdonnement du moteur.

«Pas de panneaux d'affichage, si c'est ce que tu veux savoir.

— Nous ne nous trouvons peut-être pas au bon endroit.

— Le capitaine Kemal dit que si, tout comme là carte du Russe.

— Combien as-tu payé cet escroc pour le plan ?

— Cent dollars. »

Lombardo esquissa une grimace. «Je me demande combien de fois il l'a vendu. »

Kaela pointa du doigt l'intérieur des terres. « Cette hauteur, là-bas, semble très prometteuse. »

Pffuit...

Un bruit étrange. La journaliste fit une brusque volte-face. Elle remarqua alors le petit trou irrégulier qui ornait la toile caoutchoutée, à trente centimètres à droite de sa tête. Elle pensa qu'une des nombreuses rustines parsemant les boudins gonflables venait de sauter sous les chocs que subissait le Zodiac. Elle pivota sur elle-même pour le signaler à Mehmet mais le Turc avait une expression bizarre sur le visage, et étreignait sa poitrine de la main. Il se recroquevilla, comme s'il manquait d'air puis bascula par-dessus bord. Sans personne à la barre, le bateau se mit de travers et fut pris par une déferlante. La première vague souleva le canot de biais, la suivante le retourna comme une crêpe, jetant les passagers à la mer.

Kaela vit le ciel tourbillonner avant de plonger dans la froidure de l'eau. Elle s'enfonça d'un bon mètre et, quand elle émergea en crachotant, elle ne vit que...

l'obscurité. Elle se trouvait sous l'embarcation renversée. Elle plongea pour resurgir à l'air libre. Le crâne chauve de Lombardo remonta tout à coup à la surface, suivi de Dundee.

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«Ça va bien?» cria-t-elle tout en s'approchant à petites brasses.

Lombardo cracha les restes de son cigare. «Nom de Dieu, qu'est-ce qui s'est passé ?

— Je crois qu'on a tiré sur Mehmet.

— Tiré? T'es sûre?

— IFa porté la main à sa poitrine et s'est écroulé.»

Lombardo dans son sillage, elle nagea jusqu'à l'avant du bateau. «Voilà l'impact de la première balle, une seconde avant que la deuxième ne frappe Mehmet.

— Bon sang ! s'exclama Lombardo, caressant d'un doigt incrédule l'orifice. Pauvre vieux... »

Dundee les rejoignit et tous trois se laissèrent dériver, accrochés à l'épave. Ils décidèrent de ne pas s'éloigner de ce radeau improvisé, où Kemal pourrait les retrouver, plutôt que de s'aventurer à terre.

Le Zodiac s'enfonçait dans l'eau, mais certaines parties, toujours gonflées d'air, lui permettaient de flotter encore. Plusieurs fois, ils tentèrent de le remettre à l'endroit, -mais le poids du hors-bord, combiné au manque d'adhérence des parois arrondies et mouillées, rendait la tâche impossible. Ils s'épuisaient vite et les vagues les poussaient inexorablement vers le rivage.

«Je n'en peux plus, se désola Lombardo, après un ultime et vain effort qui les laissa à bout de souffle. On dirait bien qu'on y fonce tout droit, après tout.

— Qu'est-ce qu'on fait si,les mecs qui ont tiré sur nous traînent encore dans les parages? s'inquiéta Dundee.

— On écoute ta suggestion, si toutefois...

— Je pense que l'endroit d'où les tirs sont partis se situe à peu près en face de nous, trancha Kaela.

Cachons-nous sous le bateau, et essayons de l'éloigner de la ligne de mire.

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— On n'a pas franchement le choix», admit Lom»

bardo avant de s'abriter sous le canot.

Quand les autres le rejoignirent, il souriait. «Regar-dez ça, dit-il, empoignant les sacs hermétiques suspendus aux sièges où on les avait attachés. Les caméras sont intactes.»

Kaela éclata d'un rire qui résonna dans cet espace clos. «Comment devons-nous réagir si quelqu'un pointe son flingue sur nous, Mickey? On le prend en photo?

— Tu admettras qu'on tient là un bon sujet. Qu'est-ce que t'en penses, Dundee ?

— J'en pense que vous deux, les Ricains, vous êtes complètement timbrés ! Mais moi aussi, sinon je ne me trouverais pas ici, avec vous. Dis-moi, mon amur (il s'adressait à Kaela), ton pote ruskof ne parlait-il pas d'un lieu abandonné ?

— Il a affirmé que les Russes s'étaient barrés depuis longtemps.

— Il s'agit peut-être d'une de ces îles, comme celles du Pacifique où les soldats japonais se cachaient dans la jungle, sans savoir que la guerre était finie, suggéra Lombardo. Si ça se trouve, ces gars ignorent que la guerre froide est terminée. » À l'évidence, cette perspective le séduisait beaucoup.

«Ça me paraît bien farfelu, quand même, objecta Kaela, plus terre à terre.

— Ouais, d'accord, mais as-tu une meilleure idée sur l'identité de nos charmants hôtes ?

— Non, aucune... Mais si on ne fait rien, on le saura vite. Bougez pas, je vais.jeter un coup d'œil. » La jeune femme disparut un instant. À son retour, elle annonça :

«La plage semble déserte. Je propose qu'on pousse ce canot sur la droite. Sinon, on va dériver en plein dessus. »

Ils s'agrippèrent à l'embarcation et entreprirent de 60

battre les pieds en cadence. Le Zodiac bougea un peu mais les rouleaux réduisirent leurs efforts à néant. Le grodement étouffé des vagues se brisant sur la plage enflait. Comme les coups de feu avaient cessé depuis déja un bon moment, les trois naufragés commencèrent à envisager le départ des tireurs. Cet optimisme se serait vite évanoui s'ils avaient pu voir au-delà des hautes herbes couronnant les dunes. Une ligne de sabres affûtés se dressait dans la lumière du soleil, telles les lames d'une moissonneuse géante, prêtes à les découper en lambeaux dès qu'ils fouleraient leur territoire.

Chapitre 4

Haut dans le ciel, un avion turquoise aux allures de canoë ailé tournoyait, avec une lenteur calculée, au-dessus du Zodiac retourné. Solidement charpenté, l'homme aux commandes de l'ULM effectua un délicat virage sur l'aile et observa la plage à travers ses lunettes d'aviateur. Il plissait ses yeux d'un bleu des mers du Sud pour ne pas être ébloui par la réverbération du soleil. Son visage, au teint cuivré, reflétait une grande surprise. Un instant auparavant, il avait vu des nageurs, à côté du canot gonflable renversé. Après un bref coup d'œil alentour pour prendre ses repères, il ne pouvait que constater leur disparition.

Kurt Austin filait le Zodiac depuis un moment, tel un flic des airs lancé à la poursuite d'un chauffard, et il avait vu l'embarcation se retourner, sans comprendre pourquoi. La mer semblait plutôt calme et aucun rocher ou autre écueil n'était visible. Austin se demandait si le bateau pneumatique, ou même le chalutier qu'il avait aperçus s'éloignant de la côte, avaient un rapport avec les gens de la télévision qu'il recherchait. Sans doute pas. Ceux-ci devaient se trouver en route vers l'Argo, afin de rencontrer comme prévu le navire de la NUMA, et pas à proximité de ce terrain sauvage et désolé.

En marge de ses responsabilités de chef de l'équipe des Missions spéciales à la NUMA, Austin occupait, 62

pour un temps, le poste d'expert-océanographe à bord de YArgo. Ses coéquipiers, Joe Zavala, Paul et Gamay Trout, avaient bénéficié de diverses affectations peu astreignantes, sur des opérations éparpillées en divers endroits des Etats-Unis. Après que l'équipe eut croisé le fer avec les tueurs à gages d'un cartel avide de s'adjuger le monopole de l'exploitation mondiale des ressources naturelles d'eau fraîche, James Sandecker, le directeur de la NUMA, avait insisté pour qu'ils prennent des «vacances studieuses». On l'avait vu particulièrement inquiet de l'attachement qu'Austin portait à une brillantissime scientifique bré-silienne, d'une rare beauté, qui s'était sacrifiée pour conjurer la conspiration.

Pour l'heure, VArgo voguait sur la mer Noire, recueillant des informations sur l'action des vents et marées, pour une banque de données internationale.

Avec sa maîtrise de direction systématisée de l'université de Washington et sa vaste connaissance pratique en tant que plongeur et investigateur sous-marin, Austin s'était montré d'un précieux secours dans l'installation des instruments sophistiqués de télédétection.

En mer, une fois les machines en place, ses compétences s'avéferent toutefois moins indispensables. Il lut quelques livres de philosophie, choisis dans 'son importante bibliothèque et emportés à tout hasard, mais, gagné par le désœuvrement, l'homme d'action commençait à bouillir. Le vaisseau lui apparaissait comme une-prison entourée de douves, larges et profondes. Conscient de son vague à l'âme, et des bonnes intentions de Sandecker, Austin n'imaginait son salut que dans une activité mentale et physique débor-dante, pas dans l'atmosphère ouatée d'un bateau de croisière.

Les très sérieux scientifiques du bord n'avaient cessé de râler à propos de la visite imminente de 63

l'équipe de télévision. Ils la considéraient comme l'in-trusion d'une bande de crétins qui les empêcheraient de travailler en leur posant des questions idiotes. Et le fait qu'ils bossent pour une émission à l'affût du sensationnel n'arrangeait pas les choses. Austin, lui, pensait le contraire. Il attendait leur venue avec impatience, y voyant une agréable diversion à la monotonie ambiante.

Les gens de la télé auraient dû les rejoindre ce matin-là, mais jamais on ne les vit arriver, et toute tentative de liaison par radio se révéla mutile. Après le déjeuner, Austin était monté à la timonerie soumettre une idée au commandant. Celui-ci, le capitaine Joe Atwood, semblait réellement vexé par le manque de parole et de tact des journalistes. Il arpentait la passerelle, ne s'arrêtant que pour scruter l'océan à l'aide de jumelles. L'Argo était censé lever l'ancre pour une autre destination, et le capitaine n'appréciait pas du tout ce contretemps.

«Des nouvelles de nos invités?» s'enquit Austin, bien que l'expression renfrognée d'Atwood se passât de commentaire.

Atwood jeta un regard mauvais à sa montre. «Je pense qu'ils se sont égarés, déclara-t-il sèchement. La prochaine fois que les abrutis des Affaires publiques me demandent de divertir quelques allumés de la télé, je leur répondrai de se carrer leur requête là où le soleil ne brille jamais. »

L'humeur du capitaine ne permettait sans doute pas qu'on lui rappelle le rôle tenu par le département des Affaires publiques de la NUMA, en particulier son habileté à mettre en avant les prouesses de l'agence, encourageant ainsi la générosité du Congrès et le déblocage de subventions pour des projets tels que les recherches en mer Noire.

Austin se porta néanmoins volontaire: «J'ai une 64

suggestion... Je me sens un peu inutile. Alors, que diriez-vous si j'allais effectuer un petit tour dans les parages, histoire de les localiser ? »

L'air" grognon du capitaine s'effaça devant une moue plutôt ironique et avisée: «Ouais, ouais... Je vois très bien où vous voulez en venir, Austin. Vous voulez essayer le Gooney depuis votre arrivée parmi nous.

— Cela me permettrait de faire d'une pierre deux coups. Je pourrais en même temps tester l'oiseau en vol et rechercher vos imprévisibles hôtes. » Et cela fournirait un excellent antidote à son «mal dès cabines»...

Atwood se passa les doigts dans les cheveux, d'un roux clair. « Okay, mon ami. Je vous donne le feu vert.

Mais pensez à nous communiquer votre position tous les quarts d'heure. J'ai assez de soucis comme ça avec l'absence des journalistes. Je ne veux pas non plus vous courir apr,ès»dans toute la mer Noire. » c Austin remercia le capitaine, et descendit en sau-tillant préparer le Gooney. L'hydravion ULM avait été élaboré comme une extension du champ visuel du bateau. Le radar, installé sur la plupart des navires de la NUMA, pouvait repérer un moucheron à seize kilomètres de distance, mais rien, parfois, ne remplaçait l'œil humain. Joe Zavala, dont l'esprit, touché par la grâce dès qu'il s'agissait de mécanique, avait entièrement conçu l'avion. Il avait demandé à Austin de prendre son bébé à bord de YArgo et d'expérimenter sa bonne tenue en l'air. Mais le vaisseau ne s'étant presque jamais arrêté jusqu'à aujourd'hui, Austin n'avait pas trouvé de bonne occasion pour prier le capitaine de stopper les machines le temps d'accomplir un test de pilotage.

L'avion à une place devait son nom au gooney, surnom donné par les marins à l'albatros, oiseau marin 65

fameux pour la majesté de son vol autant que sa maladresse au moment de l'envol ou du retour sur terre.

Austin inspecta l'appareil dans son hangar, sur le pont, La ligne, à l'aspect tronqué et un peu disgracieux, ne le dérangeait pas. Austin avait déjà piloté des ULM et seules lui importaient la légèreté et la souplesse de manœuvre.

Les lettres NUMA, peintes en noir, s'étalaient sur le flanc. Le fond plat de la coque en fibre de verre donnait au nez l'apparence d'un canoë renversé, et les flotteurs, en fibre de verre également, étaient maintenus par des supports d'aluminium de chaque côté de cette dernière. Fixé aux flotteurs et encadrant la coque, on découvrait le train d'atterrissage manuel escamotable qui permettait au Gooney de se poser aussi bien sur des voies navigables que sur des pistes normales.

L'avion fut halé sur le pont, puis on déploya et verrouilla ses ailes de neuf mètres en Dacron. Austin s'installa sans effort dans le confortable cockpit, et quelques matelots poussèrent le Gooney le long de la vaste rampe inclinée à la poupe de VArgo, jusqu'à la mer.

Austin démarra le groupe moteur, rejeta le cordage de sécurité et vogua un certain temps sur les flots, afin d'éprouver les commandes. L'appareil se comportait à merveille en milieu aquatique, restait à vérifier ses bonnes dispositions en plein ciel. Il dirigea le Gooney sur une aire d'envol imaginaire et mit les gaz. Mû par les quarante chevaux de son moteur, le Gooney décolla sans hésiter. L'ULM rasa la crête des vagues sur une trentaine de mètres, puis s'éleva jusqu'à survoler le vaisseau. Austin décrivit un cercle complet autour de VArgo, pencha une aile puis l'autre en guise de salut, avant de s'éloigner en direction du détroit du Bosphore, reliant les mers Noire et de Marmara. Il pensait que les gens de la télé, basés à Istanbul, emprunte-raient le même chemin en sens inverse.

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Le moteur Rôtax à deux temps, deux cylindres, ani-mant l'hélice montée à l'arrière, pouvait propulser l'avion au nez émoussé à une vitesse de pointe de cent kilomètres heure. Pas vraiment supersonique, l'engin se maniait toutefois comme dans un rêve, virant, grimpant et plongeant sans l'esquisse d'un décro-chage. Austin se sentait aussi libre que l'oiseau de mer qu'il avait vu tournoyer au-dessus de YArgo, en quête de restes. Avec une vitesse de croisière de quatre-vingt-dix kilomètres heure, il volait à une altitude de trois cents mètres environ, d'où il pouvait balayer du regard plusieurs kilomètres à la ronde. Le réservoir, d'une contenance de dix-neuf litres, procurait une autonomie d'à peu près deux cent cinquante kilomètres.

L'air était aussi clair que le plus fin cristal et le soleil éclatant lustrait d'argent la surface ridée de l'eau.

Austin établit un système de recherche rudimentaire consistant à effectuer une série de courses parallèles qui couvriraient un maxiifîùTn de territoire en un minimum de temps. L'équipe de télé avait envoyé un court message radio avant de quitter Istanbul, demandant la position de YArgo et donnant l'heure approximative de son arrivée. Elle disait voyager à bord d'un bateau de pêche. Austin vit biçn plusieurs chalutiers, mais aucun ne paraissait en route pour YArgo.

Les allers-retours épuisèrent vite le carburant. Il ne restait plus qu'un tiers de réservoir, juste"'assez pour retourner à YArgo... avec une étroite marge d'erreur.

Le pilote vérifia le compas et s'apprêtait à faire demi-tour quand il repéra le sillage d'un hors-bord se rapprochant de la côte russe avec célérité. Curieux, il décida d'aller faire un tour du côté de la terre ferme.

Il descendit à une centaine de mètres des flots ; il avait presque rattrapé le canot quand celui-ci, happé par une lame, chavira soudain.

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Alors qu'il tournait au-dessus de la scène, réfléchissant à la meilleure décision à prendre, Austin remarqua le comportement étrange du bateau renversé.

Bien que chahuté par les vagues, il se rapprochait du rivage... en biais.

Austin se saisit du micro et l'alluma.

« Gooney à VArgo, navire de la NUMA. Répondez, s'il vous plaît.

— Ici YArgo. » Austin reconnut la voix du capitaine.

« Comment se comporte notre petit oiseau de mer ?

— Comme un ptérodactyle apprivoisé. Il vole pratiquement tout seul. Je me laisse emporter.

— Heureux de l'entendre. Des nouvelles de ces insondables crétins de Mystères insondables ? »

Gardant les yeux sur l'embarcation, Austin répondit: «Le seul mystère, ici, nous vient d'un Zodiac retourné. J'ai aperçu des personnes s'y accrocher, mais elles ont disparu.

— Quelle est votre position ?

— Je me trouve au bord de la côte. » Austin scrutait une bande de terrain escarpé, avançant dans la mer.

«Je suis en train d'observer des falaises, pas très hautes, séparées d'une plage par des dunes. Je regarde un promontoire de roches dont la découpe me rappelle le profil de l'amiral Sandecker. Avec la barbe et tout le reste.

— Je demanderai au navigateur. Il connaît ces eaux comme sa poche. » Après une pause, la voix retentit à nouveau: «C'est le cap de l'Imam, censé représenter le visage d'un saint homme.

— Le bateau a dérivé au milieu des déferlantes.

Trop agité pour amerrir.

— Qu'attendez-vous de nous ?

— Je vais me rapprocher pour jeter un coup d'œil.

J'aurai besoin d'aide si je rencontre quelqu'un. Le Gooney n'est pas conçu pour le transport de passagers.

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— Nous nous mettons en route. Nous serons sur place dans à peu près soixante minutes.

— Compris. Je vais me poser et voir si je déniche un petit bar qui serve un Stoli Martini décent. »

Austin éteignit le micro et s'inquiéta du Zodiac. Il esquissa un sourire. Il n'avait pas rêvé. Trois nageurs s'étaient détachés du canot et tentaient de rejoindre la plage. L'ULM atterrissait mieux dans le vent et, justement, le vent venait du large. Austin réduisit l'alti-tude à trente mètres et guida l'appareil droit sur le rivage, visant une longue dune, en pente douce jusqu'à la plage. Il envisageait de faire demi-tour au-dessus de la duneA puis d'amener l'avion, en souplesse, sur le sable.

Le Gooney survola les silhouettes en train de se débattre au milieu des rouleaux. Les nageurs progres-saient, se laissant porter par les vagues pour économiser leurs forces. Austin venait à peine de remarquer un ensemble de constructions basses, à l'intérieur des terres, quand uji bref reflet lumineux, au sol, attira son attention. Le Gooney, petit bijou de technologie, pouvait virer sur une pièce de monnaie. Profitant de cette maniabilité, Austin enfonça les commandes de la gouverne et l'avion tourna sur lui-même, telle une libellule, offrant à son pilote une vue plongeante sur la vallée peu profonde, derrière la dune.

Cachés par le monticule, une douzainè d'hommes à cheval, alignés de front, brandissaient haut leurs épées. L'éclat rouge argenté aperçu par Austin venait du soleil se réfléchissant sur les lames. La soudaine et bruyante apparition du Gooney alarma les bêtes qui se mirent à ruer en tout sens pendant que leurs maîtres s'échinaient à les calmer. Austin ne put qu'entrevoir la scène, en passant, il surplombait la plage à nouveau.

Les nageurs se trouvaient à quelques brasses de la grève.

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Tout à coup, des morceaux de Dacron commencèrent à voler autour de son visage. Les cavaliers n'étaient pas armés que d'épées. Une des ailes paraissait lacérée par des griffes impitoyables - pas de doute, on lui tirait dessus. Le mince cockpit en fibre de verre n'offrait aucune protection contre les balles. Pire encore, Austin avait le réservoir d'essence presque sous les fesses. Pour l'instant, les tireurs se montraient assez maladroits, mais si par malheur un projectile atteignait l'hélice, le Gooney tomberait comme un canard blessé. Il appuya sur le manche, et l'engin plongea. Malgré les écouteurs, il entendit le son aigu d'une balle heurtant une barre en aluminium. Il ressentit alors une vive douleur à la tempe droite. Un fragment de métal l'avait touché et du sang coulait sur sa figure.

Il attacha son foulard autour du front pour stopper l'hémorragie.

La même salve avait détruit un des flotteurs d'aile.

Austin enfonça le manche le plus bas possible, l'ULM

amorça une chute vertigineuse et s'inclina dangereusement, déséquilibré par la perte du flotteur qu'Austin dut compenser en penchant de tout son poids d'un côté. Il s'éloigna ainsi jusqu'au large, hors de portée des assaillants, et parvint à virer de façon à se retrouver parallèlement au rivage.

Les naufragés avaient réussi à gagner la plage, à plat ventre, quand le tir d'artillerie commença. Ils se relevèrent et s'enfuirent à toutes jambes, en longeant le bord de l'eau. Austin repéra une femme mince et bronzée, en compagnie de deux hommes, l'un petit et l'autre grand. Tout en courant, ils jetaient de brefs coups d'œil en arrière afin de ne pas perdre de vue le Gooney. Ils aperçurent alors les cavaliers qui franchissaient le sommet de la dune, leur épée pointée vers le ciel. Stimulé par cette nouvelle menace, le trio tenta d'accélérer, en pure perte tant le sable mou rendait la tâche impos-

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sible. Les assaillants n'allaient faire qu'une bouchée de ces fugitifs sans défense, coincés entre l'océan et leurs bourreaux. La plage, vaste étendue découverte, n'offrait aucun abri...

Les cavaliers éperonnèrent leurs montures, galo-pant le long de la dune avant de fondre sur leur proie.

Austin fouilla d'une main la mallette de secours, placée derrière son siège, et en retira un pistolet d'alarme Orion 25 mm utilisé d'ordinaire par les bateaux of-shore. Il introduisit dans le magasin une cartouche Red Meteor, d'une grande intensité lumineuse. Puis il mit lçs gaz à fond. Le Gooney tanguait de façon inquiétante, mais il fonça néanmoins sur la plage à plus de cent kilomètres heure.

Les fuyards se jetèrent au sol au passage de l'ULM, qui bourdonnait comme un gigantesque frelon en colère. Austin agissait sans réfléchir, en vrai robot. Tout en coinçant le leyier de commande entre ses genoux, Il prit appui sur le rebord arrondi de l'écran de plexiglas qui tenait lieu de pare-brise et visa au beau milieu des tueurs. Il pressa la détente et la fusée éclairante fila telle une comète miniature.

L'inclinaison fâcheuse de l'appareil lui fit rater sa cible. Le projectile s'écrasa sur la dune, un bon mètre en dessous de la crête herbue et explosa dans une gerbe d'étincelles. »

Les chevaux les plus proches de la déflagration reculèrent, paniqués. Ceux qui avaient réussi à garder leur calme le perdirent quand l'ULM frôla leur cri-nière.

Austin effectua un rapide demi-tour pour renouveler sa tentative. La scène chaotique qui se déroulait au sommet de la dune lui rappela Guernica, la fameuse fresque de Picasso... Difficile de savoir où finissait la monture et où commençait le cavalier. Avec un sourire sinistre mais déterminé, il glissa une nouvelle car-71

touche dans le pistolet et repartit à l'attaque, cherchant cette fois à prendre l'ennemi à revers...

Un réseau de fines zébrures concentriques apparut sur le pare-brise, preuve évidente d'un impact de balle.

Austin sentit d'ailleurs une balle siffler à son oreille. Il parvint pourtant à rester appliqué le temps de braquer son arme et de presser la détente.

La seconde fusée partit comme l'éclair droit sur l'attroupement des assaillants désorientés, et percuta l'un d'eux dans un jaillissement de phosphore embrasé.

Il tomba, mais son pied restant coincé dans l'étrier, il fut entraîné par son cheval.

Soucieux de ne pas s'éterniser, Austin se replia pré-cipitamment vers le large... pour mieux rebrousser chemin. Il contourna ainsi le champ de bataille jusqu'à se retrouver derrière la dune. L'herbe, en flammes, dégageait une épaisse fumée dont les volutes noirâtres s'élevaient peu à peu dans le ciel. Les cavaliers désar-

çonnés essayaient de rouler de côté pour ne pas se faire piétiner. Ceux qui avaient d'eux-mêmes mis pied à terre empoignaient leurs rênes avec fermeté et tentaient de calmer leurs bêtes terrifiées. Les chevaux se heurtaient les uns les autres, ce qui ne faisait qu'ac-croître leur panique

Un cavalier solitaire se sépara du groupe et poussa son cheval au galop. Kaela et ses amis, alertés par Je tonnerre des sabots, se retournèrent pour le voir fondre sur eux, sabre au clair. Austin brandit le pistolet d'alarme, mais l'ULM, de plus en plus instable, ne lui permettait pas de viser avec exactitude. Plein de ressources, il choisit alors de plonger. Le Gooney piqua du nez, se redressa adroitement à moins de deux mètres des coureurs, et fonça droit sur l'assaillant, un barbu rouquin de forte carrure. À la dernière seconde, Austin tira sur le manche. Le flotteur manqua d'un rien la tête de l'homme, mais le cheval, hennissant de 72

terreur, se cabra et s'emballa. Le tueur se cramponna ferme pour ne pas tomber, alors que sa monture, livrée à elle-même, escaladait la dune et se lançait à la poursuite des autres cavaliers. Ceux-ci avaient abandonné toute velléité guerrière, et ne pensaient qu'à se réfugier au plus vite dans les bois.

Austin, quant à lui menait un combat perdu d'avance pour maintenir en vol l'ULM endommagé. Il s'assit sur le rebord du cockpit, la moitié du corps dans le vide, à la manière d'un barreur de Voilier par grand vent. En serrant les dents, il se prépara à l'atterrissage forcé qu'il savait inévitable.

Chapitre 5

Kaela Dorn retint sa respiration quand elle vit l'étrange petit avion effectuer un plongeon en vrille.

À la dernière seconde, l'engin se redressa d'un coup, en un sauvage défi aux lois de la pesanteur. Il s'élança alors dans les airs, pour mieux piquer à nouveau, tel un cerf-volant au bout de son fil. Puis il amorça un palier, malgré le tremblement inquiétant de ses ailes, tanguant et zigzaguant comme sur les rails d'un Grand Huit invisible.

Le pilote parvint enfin à reprendre le contrôle apparent de la machine et entreprit une manœuvre d'atterrissage en douceur. Tout paraissait se dérouler à merveille quand, au moment de toucher le sol, l'aile gauche s'inclina brusquement et s'enfonça dans le sable fin. Elle cassa net au point de jointure avec le fuselage, et l'appareil heurta la plage, glissa sur plusieurs mètres avant de s'arrêter en grinçant, la queue pointée vers le ciel. Le moteur se tut, et le silence s'installa, à peine perturbé par le clapotis des vagues et le crépitement de l'herbe en feu.

La journaliste et ses collègues regardaient, bouche bée, l'engin accidenté. Ils étaient trop épuisés pour bouger, vidés par leur nage forcée, encore pantelants des efforts fournis pour échapper à la morts Kaela semblait la plus en forme des trois bien qu'elle ne sentît plus ses jambes. Quand l'ULM était apparu pour la 74

première fois, ils ignoraient s'il s'agissait d'un ami-ou d'un ennemi, mais ils avaient tout de suite compris les intentions des cavaliers avec leurs cris bestiaux et leurs épées brandies : ils voulaient du sang.

L'avion évoquait à présent un oiseau s'étant approché trop près d'un ventilateur, et il paraissait impossible que son pilote fût sain et sauf, mais quelqu'un bougea dans le cockpit... Austin passa une j ambe puis l'autre par-dessus l'habitacle et s'en extirpa. Il semblait sauf, puisqu'il faisait déjà le tour de l'appareil, les mains sur les hanches, pour en inspecter les dégâts. Il cogna du pied une roue voilée, comme un acheteur méfiant vérifie une voiture d'occasion, et secoua la tête.

Il se retourna enfin vers l'équipe de télévision, la salua d'un geste amical, et se dirigea vers elle, la démarche affectée d'une légère claudication.

Lombardo et Dundee se rapprochèrent de Kaela et l'encadrèrent de façon protectrice. Elle n'y prit garde, trop occupée à jauger l'étranger d'un œil intéressé. Il faisait plus d'un mètre quatre-vingts, était bâti comme un videur de boîte de nuit. Ses puissantes épaules rem-plissaient son sweat-shirt bleu marine. Il portait un short tabac qui mettait en valeur ses jambes d'athlète.

Comme il se rapprochait, il ôta sa casquette de base-ball, révélant une chevelure argentée, presque platine.

Son visage hâlé était lisse, à l'exception de fines ridules rieuses aux coins des yeux et de la bouche. Kaela estima qu'il devait avoir une quarantaine d'années.

Du sang poissait le foulard qui ceignait'son front et avait coulé le long de sa joue. Bien qu'éprouvé par les récentes péripéties, il semblait tout juste sorti d'une partie de tennis.

« Bonjour, dit-il avec un large sourire.Tout le monde va bien ?

— Ça devrait aller, merci, répondit Kaela, circons-pecte. Et vous ? Vous saignez... »

75

Austin toucha sa blessure, le regard absent. «Juste une petite coupure. Je suis encore entier, du moins je pense. » Il agita son pouce en direction de l'épave de l'ULM. «J'aimerais pouvoir en dire autant de mon véhicule. Ils ne les font plus aussi solides qu'avant, de nos jours. Vous n'auriez pas un rouleau de chatterton, par hasard ?»

Kaela esquissa un sourire à son tour. « À mon avis, votre avion a largement dépassé le stade du chatterton. Je crois que la formule utilisée par les assurances est: "Bon pour la casse".»

L'étranger grimaça: «J'ai bien peur que vous ayez raison, mademoiselle... ?

— Dorn. Kaela Dorn. Voici mon producteur, Mickey Lombardo, et son assistant, Hank Simpson. Nous travaillons sur l'émission Mystères insondables.

— Je m'en doutais. Je m'appelle Kurt Austin. Je suis de la NUMA.

— La NUMA... » Lombardo fit un pas en avant et secoua la main d'Austin avec vigueur. « Bon sang, on est bien contents de vous voir ! Une chance que vous soyez passé par ici...

— Cela ne relève pas que de la chance, corrigea Austin. Je vous cherchais. Vous étiez censés nous rejoindre sur YArgo, ce matin.

— Vraiment désolés, s'excusa Lombardo. On a fait un détour pour vérifier une histoire d'ancienne base de sous-marins russes, supposée se trouver dans les parages.

— J'ignore si cela adoucira l'humeur du commandant. Vous avez bouleversé son programme et retardé notre départ. Vous nous auriez épargné quelques soucis en nous signalant le changement de vos plans.»

Austin souriait, mais une légère irritation perçait dans le ton de sa voix.

«Je plaide coupable, intervint Kaela. A l'origine, 76

H

cela ne devait prendre que quelques heures. Nous voulions vous appeler une fois en mer, mais la radio à bord du bateau de location fonctionnait mal. Le capitaine a dû rentrer au port pour réparer le moteur, avec l'intention de donner la radio à régler et de vous contacter.

— Probablement le chalutier que j'ai repéré en train de s'éloigner d'ici... »

Elle acquiesça. «Il allait nous récupérer demain dans la matinée. Merci de nous avoir sauvé la vie. Je vous demande pardon pour tous les ennuis que nous vous avons occasionnés.

— Pas de «problème », répliqua Austin, désireux de ne pas embarrasser plus longtemps le groupe à l'apparence misérable qui se tenait devant lui. Il contemplait l'ULM disloqué. «Peut-être une petite question...

comment le canot a-t-il chaviré ?

— Quelqu'un, à terre, nous a tiré dessus et tué le Turc qui nous conduisait ici, expliqua Kaela. Puis une vague nous a pris de travers et renversés. Nous nous sommes cachés sous le Zodiac et avons tenté de l'empêcher de s'échouer sur la plage, mais les rouleaux nous y ramenaient inexorablement. » Elle regarda en direction de la dune où elle avait aperçu, pour la première fois, les assaillants. « Savez-vous qui étaient ces hommes à cheval ? »

Austin ne répondit pas et, bien qu'ifsemblât étudier son visage, Kaela se rendit compte que son T-shirt et son short humides moulaient son corps. Gênée, elle tira sur le devant de son maillot, couvert de sable, mais le tissu se plaqua à nouveau sur sa peau. Remarquant sa confusion, Austin se tourna pour observer la fumée qui s'élevait de la dune.

«J'ai dans l'idée qu'on n'avait pas affaire à la ran-donnée du club équestre local, dit-il. Allons jeter un coup d'œil. »

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Il grimpa sans effort la pente sablonneuse, suivi des autres, la démarche douloureuse et hésitante. L'incendie achevait de se consumer. Ils déambulèrent à travers les cendres et les brins d'herbe noircis, au sommet de la dune. Austin aperçut le reflet scintillant du soleil sur un objet, au sol. Il s'en approcha, intrigué. Il s'agissait d'un sabre. Il ramassa l'arme, la soupesa et en éprouva l'équilibre. Le poids de la longue lame courbée avait été calculé à la perfection, afin de donner au bras une puissance de frappe idéale. Les muscles de ses mâchoires se contractèrent alors qu'Austin essayait d'imaginer les terribles dommages corporels que pouvait infliger le fil de cette épée, aussi tranchant qu'un rasoir. Il examinait les caractères cyrilliques gravés à l'eau-forte dans la lame quand l'Australien appela. Dundee, debout au milieu des hautes herbes d'une parcelle de terrain intacte, fixait quelque chose à ses pieds.

« Qu'y a-t-il ? demanda Austin.

— Un mort. »

Austin planta le sabre dans le sol et se fraya un chemin à travers la végétation touffue. Dundee désignait le corps d'un homme, allongé sur le dos, les yeux vitreux. Une moustache et une barbe fournies, noires et pleines de sable, lui mangeaient la figure. Il pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Sa tête était inclinée de façon bizarre, presque à angle droit. Du sang souillait un côté de son visage, aux traits creusés.

«Je suppose qu'il est tombé de cheval pendant le combat et qu'il a reçu un coup à la tête », avança Austin. De nature humaniste, il ne ressentait pourtant aucune pitié pour le cavalier décédé.

Lombardo avait récupéré sa caméra dans le Zodiac, au sec sur la plage, et filmait le champ de bataille.

Accompagné de Kaela, il rejoignit les autres, curieux de savoir ce qui les occupait. Lombardo modula un 78

léger sifflement de surprise. « Dire que je ne sais jamais comment me déguiser pour Halloween ! On tourne un remake de Guerre et Paix ici, ou quoi ? »

Austin s'agenouilla près du cadavre. « On le croirait tout droit sorti du Magicien d'Oz. »

Le défunt était vêtu d'un long manteau gris poussière, boutonné sur le devant, et d'un pantalon large serré dans des bottes sombres. Sa toque de fourrure noire gisait à un mètre de là. Des épaulettes rouges décoraient chacune de ses épaules. Un étui à revolver et un fourreau pendaient à la large ceinture de cuir qui entourait sataille. Une cartouchière barrait sa poitrine et il portait une dague gainée, en sautoir, au bout d'une cordelette.

«Vous parlez d'un arsenal ambulant,ce type ! » s'exclama Dundee, abasourdi.

Austin inspecta l'herbe tout autour du corps. Deux mètres plus loin, il trouva un fusil, en immobilisa le fût contre son cou et fit jouer la culasse mobile, bien huilée. Comme la lame du sabre, le canon était gravé d'une écriture en alphabet cyrillique. Austin, collec-tionneur de pistolets de duel, possédait une connaissance des armes à feu anciennes assez vaste. Le fusil, un Moisin-Nagant "plus que centenaire, semblait en parfait état. Il remercia le ciel de ne pas avoir rencontré des tueurs équipés d'armes automatiques. Une seule kalachnikov les aurait réduits en morceaux, lui et le Gooney.

Austin tendit le fusil à Dundee et fouilla les poches du mort. Rien. Il dégrafa du chapeau l'emblème métallique en forme d'étoile et la mit dans son short.

Lombardo avait fini de filmer les lieux du combat, et Kaela suggéra d'effectuer quelques prises du côté des bâtisses en parpaing d'un étage, à l'intérieur des terres.

«Pas super, comme idée», objecta Austin, en montrant du doigt les traces de sabots menant aux construc-

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tions. Il se faisait du souci à l'idée d'un éventuel retour des cavaliers, mais n'avait rien dit dans la mesure où ils ne pouvaient pas grand-chose pour l'empêcher. «En fait, je propose que nous partions d'ici au plus vite. » Il posa le fusil sur son épaule, récupéra le sabre et commença à rebrousser chemin, en direction de la plage.

Kaela le rattrapa au sommet de la dune.

« Vous avez une idée de ce qui se passe ici ? l'interrogea-t-elle, à bout de souffle. Pourquoi ces hommes voulaient-ils nous tuer ?

— Vous en savez autant que moi. Je pensais qu'ils tournaient un film jusqu'à ce que l'un d'eux me prenne pour cible.

— Une chance pour nous qu'ils aient aussi mal visé. » Elle s'interrompit. Austin était en train d'étudier son visage comme il l'avait fait quelques instants plus tôt. « Qu'est-ce qu'il y a ?

— J'ose à peine vous le dire.

— Il me paraît difficile de vous imaginer dans l'em-barras. Vous n'avez rien d'un timide. »

Austin secoua la tête. «Eh bien, d'une certaine manière, on pourrait dire que nous nous sommes déjà rencontrés.

— Excusez-moi, mais je m'en souviendrais.

— Pas sûr. Croyez-moi, quand je vous dis que vous ressemblez à s'y méprendre à une princesse que j'ai vue, jadis, peinte sur le mur d'un temple égyptien.»

Elancée, Kaela devait une bonne partie de sa taille à ses jambes, longues et galbées. Elle avait la peau douce et brune, et une longue chevelure d'ébène, aux boucles fines. Ses lèvres charnues lui dessinaient une bouche presque parfaite et ses yeux luisaient d'un ambre profond. Femmê séduisante exerçant une profession d'homme, elle croyait tout connaître de la flat-terie masculine en matière de compliments, mais celui-ci, par sa nouveauté, l'intrigua. Elle jeta à Austin 80

un regard amusé. «C'est drôle J'étais en train de penser que vous aviez l'air d'un pirate du capitaine Kidd. »

Austin éclata de rire et passa les doigts dans ses cheveux ébouriffés. «Je suppose qu'aujourd'hui je pourrais effectivement passer pour un pirate, mais je ne plaisante pas. Vous êtes le sosie de la jeune femme du temple, en beaucoup moins âgé, cependant. Si je ne me trompe pas, son portrait date de quatre mille ans avant Jésus-Christ.

— J'ai à peu près tout entendu à mon sujet, dit-elle, mais on ne m'avait encore jamais comparée à une momie égyptienne. Merci pour le compliment, si-c'en était,un... Et pour votre intervention. Je ne sais si nous pourrons, un jour, vous payer en retour, monsieur Austin.

— Commencez déjà par m'appeler Kurt. Et moi, puis-je vous appeler Kaela ? »

Elle sourit : « Bien sûr.

— Bon, maintenant que nous sommes de vieux amis, que diriez-vous si je vous invitais à dîner ? »

Elle balaya des yeux la côte déserte. «Qu'aviez-vous en tête, une ou deux idées de recettes pêchéès dans le manuel des boy-scouts ? Racines et fruits des bois?

— Je n'ai-été que louveteau, et partir en quête de ce genre de nourriture n'est pas mon fort. Je pensais plutôt à quelque chose comme du canard à l'orange. Je vous promets de nous dégoter une table sympa avec vue sur la mer.

— Ici ? s'exclama-t-elle, jouant le jeu.

— Non, là. » Il désigna le large, où un navire à la coque turquoise faisait route dans leur direction.

« Chez Argo... On prétend que le chef officiait au Four Seasons avant que la NUMA ne le débauche.

— Ma mère n'a pas élevé des enfants stupides. Je serais folle de refuser une telle invitation. » Consciente 81

de son apparence négligée, Kaela se plaignit: «J'ai peur de ne pas être assez habillée pour un repas chic.

— Je suis persuadé qu'on vous trouvera une tenue appropriée sur le bateau. Je le demanderai quand j'ap-pellerai pour la réservation. Ma radio est la seule chose qui n'ait pas été détruite lors de l'atterrissage.

Vous devriez rassembler vos amis pendant que j'en-voie un petit bonjour au vaisseau, mais je vous conseille de les presser. Nous sommes en territoire russe et je n'ai pas mon pâsseport. Nous ne devrions pas abuser de leur accueil... »

Kaela suivit Austin du regard tandis qu'il s'éloignait vers l'ULM accidenté. Elle tenait peut-être un sujet.

Qui était ce type ? Pas un imbécile en tout cas. Elle héla Mike et Dundee et leur enjoignit d'en finir avec le tournage. Puis elle se dépêcha de rattraper Austin.

Chapitre 6

Moscou, Russie

Manifestant un sang-froid à toute épreuve, Viktor Petrov reposa le téléphone sur son support, décrispa les muscles de ses doigts et regarda dans le vide. Il s'abîma dans ses pensées un moment puis abandonna son bureau et s'approcha de la fenêtre. Comme il contemplait la ville, laissant son regard s'attarder au loin sur les flèches de la cathédrale de Saint-Basile, sa main se souleva'et effleura sa joue droité. Il sentit à peine le contact de ses doigts sur les chairs parcheminées de la vilaine cicatrice qui couvrait sa peau, devenue insensible. Combien de temps cela faisait-il?

Quinze ans. Bizarre... Après toutes ces années, un simple coup de fil et la terrible douleur se réveillait.

Petrov observa la foule des piétons grouillant dans la chaleur de l'été et se languit de l'hiver. Comme beaucoup de ses compatriotes, il éprouvait un fort attachement pour la neige. L'hiver russe, si rude et impitoyable, avait protégé le pays des armées de Napoléon et de Hitler. Mais l'amour de Petrov pour la neige était plus prosaïque. L'hiver escamotait les défauts de la ville, étouffait ses bruits et en dissimulait la corruption sous un tapis blanc de pureté.

Il retourna à son bureau métallique tout cabossé, le plus imposant des objets de cette petite pièce morose.

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Sur un côté reposait le téléphone, un ancien modèle à cadran circulaire, noir et lourd. Un fax occupait l'autre.

Dans un coin, un classeur à casier vide jouait les figurants.

L'office exigu était l'un des douzaines de boxes améliorés qui composaient le dixième étage labyrinthique du bâtiment de l'Agriculture, un gratte-ciel grisâtre et la parfaite illustration du manque de génie de l'architecture socialiste. Peints en petites lettres sur la porte, on pouvait lire les mots : SERVICE DE DÉRATISATION SIBÉRIEN. Petrov recevait rarement des visites.

De temps en temps, une âme égarée entrait par erreur dans le bureau, pour s'entendre dire que le Service de dératisation sibérien avait déménagé.

Malgré son environnement Spartiate, Petrov exer-

çait une influence considérable dans le gouvernement russe. La clef de ce pouvoir résidait dans un strict inco-gnito. Il se rappela les jours anciens, quand la Pravda avait consciencieusement publié les photos des dirigeants du Soviet suprême assistant au défilé du 9 Mai depuis le mausolée de Lénine. Le plus petit soupçon sur un éventuel aspirant à la succession du despote en place signifiait alors la liquidation de l'infortuné.

Petrov, lui, maîtrisait avec talent l'art de se fondre dans lé décor, et incarnait l'équivalent bureaucratique d'un de ces êtres de légende, capables de se transformer à volonté. Grâce à son habileté consommée à éviter toute étiquette, il avait survécu à trois Premiers ministres et à un nombre incalculable de membres du Politburo. Il ne s'était pas exposé au moindre photographe depuis des années. Les clichés agrafés dans ses dossiers personnels représentaient des personnes décédées. Il résistait, depuis toujours, aux tentatives pour lui attribuer un titre, quel qu'il soit. Au cours des diverses évolutions de sa longue carrière, on ne lui connaissait pas d'autre fonction que celle de conseiller.

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Conformément à cette façade, Petrov enveloppait son physique athlétique d'un de ces larges costumes gris qui étaient depuis longtemps l'uniforme des vieillards anonymes du Kremlin. Il portait ses cheveux poivre et sel par-dessus le col de sa chemise bon marché, comme s'il n'était pas assez riche pour s'offrir une coupe correcte. Le verre, ordinaire, de ses lunettes à fine monture de simple métal avait pour seul dessein de lui composer une allure professorale. Toutefois, le déguisement montrait des limites. S'il savait masquer sa cicatrice, aucun tour de passe-passe ne pouvait dissimuler la vivacité de l'intelligence qui illuminait son regard bleu, ardoise, et son profil ciselé exprimait une détermination implacable.

Celui qui l'avait appelé était un jeune homme sérieux, du nom d'Alekseï, recruté comme agent par Petrov lui-même. «Il y a du nouveau dans le Sud», annonça-t-il au comble de l'excitation.

L'évocation d'un desquatre points cardinaux correspondait à un code verbal et rudimentaire avertissant Petrov de la situation géographique approximative d'un problème dans le maelstrôm d'assassinats, homi-cides, rébellions et autres troubles qui secouaient les confins du vieil Empire soviétique. Petrov s'attendait à de nouveaux ennuis en provenance de la République de Géorgie.

«Allez-y, encouragea Petrov, peu enthousiaste.

— Un navire américain a violé l'espace maritime russe en mer Noire, plus tôt dans la journée.

— Quelle sorte de navire ? » deiûanda Petrov, sans se donner beaucoup de peine pour cacher son irritation. Des pensées bien plus pesantes le préoccu-paient.

«Il s'agissait d'un bâtiment de recherche de la NUMA.

— La NUMA ? » Petrov serra le téléphone comme 85

un étau. «Continuez, enjoignit-il d'une voix qu'il s'efforçait de garder calme.

— Nos observateurs ont identifié un vaisseau nommé YArgo. J'en ai vérifié le permis. Le bateau est seulement autorisé à conduire des opérations en pleine mer. Plusieurs communications ont été enregistrées entre le navire et un avion dont le pilote indiquait son intention d'entrer en territoire russe.

— Et a-t-il traversé nos frontières ?

— Nous l'ignorons, monsieur. Les radars n'ont rien signalé.

— Bien, on ne peut parler de réelle invasion, Alekseï. N'est-ce pas un litige que l'on devrait traiter avec le secrétariat d'Etat aux Affaires étrangères américain?

— Pas dans ce cas précis, monsieur. L'appareil a indiqué ses positions, ce qui nous a permis de déterminer sa trajectoire. Il survolait le Département 3-31

quand le pilote a décidé d'un rendez-vous avec le bateau. »

Les lèvres de Petrov s'entrouvrirent en un juron silencieux... « Vous êtes certain de leur position ?

— Absolument.

— Où se trouve le vaisseau de la NUMA à présent ?

— La gendarmerie maritime a dépêché un hélicoptère sur les lieux. Le navire a quitté les eaux territoriales russes et semble en route pour Istanbul. Nous continuons le contrôle des messages radio.

— Et l'avion? ;

— Aucun signe de vie.

— Je suppose que les gendarmes ont effectué une inspection minutieuse sur les lieux de l'atterrissage.

— Oui, monsieur. Le détachement sur place a signalé une zone, d'un demi-hectare, d'herbe calcinée, et repéré de nombreuses traces de pas ainsi que des empreintes laissées par des chevaux. »

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Des chevaux... Une sensation d'impuissance et de rage confondues submergea Petrov.

«J'exige que vous suiviez la progression du navire.

S'il fait escale, placez-le sous surveillance, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Prévenez-moi dès que vous avez du nouveau le concernant.

— Bien, monsieur. Ce sera tout ?

— Faxez-moi le détail des conversations entre le pilote et le vaisseau.

— Tout de suite. »

Petrov complimenta l'agent pour son efficacité et raccrocha. Le télécopieur se mit à bourdonner quelques minutes plus tard et accoucha de plusieurs feuillets.

Petrov étudia la transcription à double interligne des échanges entre le capitaine de YArgo et l'homme dans l'avion. Ses doigts se raidirent quand il lut la première phrase :

« Austin à Argo. »

Austin. Cela ne se pouvait pas...

Petrov prit une profonde inspiration pour calmer ses nerfs. Aux Etats-Unis, Austin était un nom répandu, et NUMA, une organisation pléthorique. Il tenta de se persuader qu'il s'agissait d'une pure coïncidence, mais à la lecture de la transcription, ses lèvres s'ourlèrent en un rictus sinistre. Le ton badin du pilote ne laissait guère planer de doute quant à son identité. L'allusion irrévérencieuse âu directeur de la NUMA balaya les dernières incertitudes. Il lisait du Kurt Austin « pur jus ».

Petrov se saisit d'un classeur poussiéreux pour en extraire une chemise en carton marquée NUMA, Kurt Austin. Les pages usées du dossier lui rappelèrent qu'il le connaissait par cœur. Austin était né à Seattle, où son père possédait une compagnie, très prospère, spécialisée dans le remorquage et le renflouage des navires. La mer avait forgé sa personnalité aventu-

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reuse. En effet, dès ses premiers pas, il apprit à naviguer, puis, avec l'âge, il se prit de passion pour les courses de hors-bord, même si plus tard il préféra se tourner vers l'aviron, sur le Potomac. Il vivait dans un hangar à bateaux aménagé sous les Palisades de Washington DC, à un kilomètre environ du siège de la CIA, à Langley. Il adorait la philosophie, collec-tionnait les pistolets de duel, écoutait du jazz progressif...

Petrov poursuivit sa lecture, même si ses yeux relevaient à peine les mots. Après des études et une maîtrise en Direction systématisée à l'université de Washington, Austin s'était inscrit à la célèbre école de plongée de Seattle pour y suivre une formation afin de passer professionnel. Il travailla quelque temps sur des plates-formes pétrolières en mer du Nord puis revint à Seattle, dans l'entreprise de son père, avant d'écouter les sirènes gouvernementales et en particulier une branche peu connue de la CIA, spécialisée dans l'espionnage sous-marin. À la fin de la guerre froide, le service fut dissous par la CIA et le directeur de la NUMA, l'amiral James Sandecker, embaucha Austin pour diriger une équipe de Missions spéciales, affectée à la recherche océanographique.

Les parcours respectifs d'Austin et Petrov n'auraient pu être plus différents. Comme chez l'Américain, l'eau de mer coulait dans ses veines, mais Petrov avait connu des débuts plus modestes : il était l'unique fils d'un pauvre pêcheur... Jeune pionnier, son intelligence et ses capacités physiques l'avaient fait remarquer par un commissaire politique en visite qui l'emmena à Moscou et en fit un pupille de la Nation. -

Il ne revit jamais ni ses parents, ni ses sœurs. De toute façon, ils ne lui manquaient pas; la République des .

soviets devint sa nouvelle famille. Il fut envoyé dans 88

les meilleurs écoles soviétiques et excella dans le domaine de l'ingénierie. Il travailla un moment au KGB

en tant qu'officier sous-marinier, puis évolua vers l'espionnage dans les forces navales. Comme Austin, Petrov avait servi dans une branche peu connue des services secrets maritimes. À la différence du groupe d'Austin, concentré sur l'investigation océanographique, celui de Petrov avait l'autorisation de s'ac-quitter de ses tâches par n'importe quel moyen, y compris la force.

Leurs chemins s'étaient croisés une première fois, après qu'un sous-marin israélien clandestin eut coulé un navire porte-conteneurs iranien qui transportait des armes nucléaires.

Petrov avait reçu l'ordre de récupérer les armes coûte que coûte : le bateau pouvait susciter de réels tracas, dans la mesure où les engins avaient eux-mêmes été volés à l'arsenal soviétique. De leur côté, les Etats-Unis jôti'aient les équilibristes entre leu/s alliés arabes et Israël, et Washington redoutait que, si l'Iran apprenait la façon dont son vaisseau avait été détruit, il ne déclarât une «guerre sainte» qui gagnerait toute la région. Le gouvernement US avait placé Austin à la tête d'une équipe, avec mission de récupérer l'épave et de détruire toute preuve com-promettante.

Les navires soviétique et américain étaient arrivés sur les lieux du naufrage en même temps, et bien entendu aucun n'avait voulu céder le passage à l'autre.

Au bout de quelques jours, cet affrontement stérile durait encore. Des vaisseaux de guerre des deux pays rôdaient à l'horizon. La tension était à son comble...

Un matin, alors qu'il attendait des ordres de Moscou, Petrov fut appelé sur le pont pour entendre un message en provenance du bateau adverse.

« Ici le vaisseau américain Talon qui appelle le navire 89

de relevage soviétique inconnu. Répondez, s'il vous plaît. » L'interlocuteur parlait en russe, avec un accent prononcé.

«Navire de relevage soviétique à Talon, lança Petrov dans l'anglais mâtiné d'américain qu'on lui avait enseigné dans les écoles nationales.

— Cela vous ennuie si on parle anglais ? demanda l'Américain. Mon russe paraît un peu rouillé.

— Pas du tout. Je présume que vous nous avez contactés pour nous prévenir de votre départ.

— Non, en fait j'appelais pour vérifier vos réserves de caviar. »

Petrov sourit: «Largement approvisionnées, merci.

Maintenant, laissez-moi vous poser une question.

Quand comptez-vous partir ?

— Je crains que vous ne maîtrisiez pas aussi bien l'anglais que je l'imaginais. Nous n'avons aucune intention de quitter les eaux internationales.

— Alors, vous assumerez la responsabilité des éventuelles répercussions.

— Désolé, mais nous n'accepterons pas la moindre répercussion.

— Nous n'avons donc pas d'autre solution que de forcer la situation.

— Voyons si nous pouvons régler ce problème à l'amiable, tovaritch, répliqua l'Américain d'un ton naturel. Nous savons tous les deux ce que contient cette épave et les dommages que cela pourrait causer à nos pays respectifs. Voilà donc ma suggestion : nous nous retirons le temps que vous descendiez récupérer... heu, disons... les objets volés. Nous vous donne-rons même un coup de main, si vous le désirez. Quand vous avez terminé, vous vous en allez et nous nous occupons des preuves. Qu'en dites-vous ?

— Voici une proposition intéressante.

— Je le pense.

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— D'accord. Mais pourquoi devrais-je vous faire confiance ?

— Les paroles s'envolent... Les actes restent. J'ai déjà donné l'ordre de reculer de huit cents mètres. »

Petrov regarda le navire américain lever l'ancre et se repositionner loin du site. Il estima que, malgré ses manières plutôt légères, son interlocuteur semblait déterminé à mener sa mission à bien. La seule alternative à un arrangement résidait dans l'usage de la force. Petrov n'était pas joueur; si l'Américain revenait sur sa parole, il pourrait toujours utiliser les troupes armées de son vaisseau, et la marine soviétique se tenait prête. Quelles qu'en fussent les conséquences, il ne semblait cependant pas judicieux de laisser s'envenimer la situation.

« Très bien, dit-il. Une fois que nous en aurons fini, nous rentrerons à la maison et vous laisserons la place.

— Ça me paraît, correct. Au fait, comment vous appelez-vous? J'aime bien savoir avec qui je fais affaire. »

La question prit Petrov de court. En un sens, il n'avait pas de nom, hormis celui que le gouvernement lui avait attribué. Il haussa les épaules et répondit:

« Vous pouvez m'appeler Ivan. »

Cette déclaration fut accueillie par un grand éclat de rire. «Je parie que la moitié, des gars de votre bateau se nomment Ivan. Okay, vous pouvez m'appeler John Doe1.» Il souhaita bonne chance en russe à Ivan et raccrocha.

Petrov ne perdit pas de temps pour envoyer des plongeurs au porte-conteneurs. Le trou provoqué par l'impact de la torpille facilitait l'accès par la coque et deux engins nucléaires furent dégagés. Il y eut 1. Aux Etats-Unis, «John Doe» est le nom qu'on donne aux cadavres non identifiés. (N.d. T.) *

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quelques instants de frayeur quand le câble de levage se retrouva coincé à cause des courants, mais le travail s'acheva en moins de vingt-quatre heures. Petrov donna l'ordre d'évacuer les lieux et en informa les Américains. Les navires se croisèrent à quelque cent mètres de distance. Petrov se tenait sur le pont et observait l'autre vaisseau à travers des jumelles. Il remarqua ainsi un homme robuste, aux cheveux gris, en train de le regarder, lui aussi. À un moment, l'Américain abaissa ses propres jumelles et lui fit un signe.

Petrov l'ignora.

Leur rencontre suivante fut beaucoup moins amicale. Un avion de ligne commerciale, propriété d'un pays du tiers-monde, avait été mystérieusement abattu au-dessus du golfe Persique. La psychose de la guerre froide, qui dévorait les nations concernées, se manifestait une nouvelle fois, sous un de ses aspects les plus redoutables, la paranoïa. Pour des raisons aussi vagues que farfelues, chaque pays soupçonnait l'autre de complicité. À nouveau, Petrov et Austin localisèrent l'avion en même temps. Le bateau de Petrov frôla la collision avec le bâtiment américain, et s'écarta au dernier moment, de sorte qu'Austin put observer la fourmilière de soldats armés jusqu'aux dents sur le pont. Austin contacta Petrov pour lui enjoindre d'amé-liorer sa conduite sous peine de contravention, et s'obstina dans le refus de bouger. Un incident international fut évité de justesse grâce à l'intervention des navires du pays auquel appartenait l'avion qu'ils venaient récupérer.

Comme les vaisseaux rivaux s'éloignaient dans des directions opposées, Austin envoya un message radio d'adieu : « Au revoir, Ivan. À la prochaine. »

À l'époque, Petrov avait le sang chaud, et cet Américain arrogant possédait le don de l'énerver. «Priez 92

pour que cela n'arrive jamais», le ton glacé du Russe faisait peur à entendre. « Aucun de nous n'en appré-cierait les conséquences. »

Huit mois plus tard, la mise en garde de Petrov se concrétisa.

Pendant la guerre froide, les Etats-Unis mirent sur pied une opération d'espionnage très osée. Une fois le secret dévoilé, des années après, un écrivain la sur-nomma Blind Man 's Bluff, un j eu de duperie dangereux, animé par divers commandants de submersibles et leurs hommes, au cours duquel ils devaient approcher leurs sous-marins à quelques kilomètres de la côté russe pour recueillir des informations. Un des plans consistait à installer un système d'écoute à proximité des câbles de communication immergés.

Dans son terne bureau moscovite, Petrov alluma un des fins cigares confectionnés pour lui à La Havane, et en souffla une grosse bouffée. Son esprit s'évada dans le passé et, dans les,volutes de fumée qui se dissipaient sous ses yeux, il revit les brumes matinales s'élevant au-dessus de la sombre surface glacée de la mer de Barents, alors que son bateau fendait les eaux à toute vitesse.

Il était allé à Moscou afin d'essayer de soutirer des fonds, pour de fiouveaux équipements, à un apparat-chik haut placé qui se plaignait d'un budget trop étroit.

Un des assistants de Petrov l'avait appelé pour lui signaler qu'il venait d'intercepter un étrange message venant d'un submersible inconnu, proche des rivages russes. Le message, codé, était court, comme si son expéditeur l'avait conçu dans l'urgence. Les spécialistes soviétiques essayaient de le déchiffrer. La seule raison qui inciterait quelqu'un à courir un tel risque ne 1. Le «bluff de l'aveugle», jeu de mots formé sur l'expression Blind

Mind Bluff, équivalent du « Colin-maillard ». (N.d.T.)

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pouvait qu'être une situation fâcheuse, pensa Petrov, tandis que le bureaucrate débitait des inepties. Petrov se tenait informé de la présence des submersibles américains dans la mer de Barents ; se pouvait-il que l'un d'eux fût dans une situation fâcheuse ?

Il interrompit l'entrevue et sauta dans un avion pour Mourmansk où son bateau l'attendait. Ce dernier, outre son matériel scientifique, avait été équipé de grenades sous-marines et de canons, que complé-tait un groupe de fusiliers marins armés et très bien entraînés. Le temps que son navire se mette en route, le code avait été décrypté. Le message consistait en un seul mot: Echoué. Il ordonna à tous les bateaux et avions de se mettre à l'affût du moindre vaisseau inconnu, sur ou sous l'eau.

Malgré la vigilance soviétique, le Talon réalisa l'opération de sauvetage idéale. Le bâtiment américain arriva, pendant la nuit, avec à son bord un expert en langue russe qui donna une fausse identification lorsqu'un radar repéra le vaisseau. Cette dernière n'était pas parfaite, mais elle permit de gagner du temps. Un autre sous-marin américain, à l'hélice volontairement bruyante, attira ailleurs l'attention des Russes. Le submersible échoué gisait par cent mètres de fond, victime d'une explosion électrique. L'équipage d'une centaine d'hommes fut sauvé en l'espace de quelques heures, grâce à l'utilisation d'une cloche de plongée spéciale.

Quand Petrov finit par découvrir la duperie, il se hâta avec son navire sur le site du sauvetage. Le bateau suivit le câble de communication jusqu'à ce que les indicateurs du magnétomètre indiquent la présence d'une énorme masse de matériaux ferreux.

Il ne pouvait s'agir que du sous-marin américain...

Un vaisseau se dépêchait de quitter les lieux, et Petrov reconnut le Talon. En anglais, il héla le bâtiment, par son nom, et lui intima l'ordre de s'arrêter.

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Une voix familière lui répondit, sur la radio.

«Ivan, c'est toi? demanda l'homme qui se faisait appeler John Doe. Quel plaisir de t'entendre à nouveau !

— Préparez-vous à être abordés... Sinon, nous vous coulons. »

Un rugissement de rire éclata. «Putain, Ivan, je croyais les Russes bien meilleurs aux échecs !

— Moi, c'est le poker que je préfère...

— Où, manifestement, tu as appris à bluffer. Bien essayé, camarade.

— C'est le dernier avertissement. Des avions vont.

vous survoler d'ici à cinq minutes, et votre bateau sera détruit si Vous ne vous arrêtez pas !

— Trop peu et trop tard. Nous allons atteindre les eaux internationales dans trois minutes. De plus, nos secrétariats d'Etat aux Affaires étrangères et à la Défense sont au courant de la situation. On dirait que la chance t'a abandonné.

— Je ne crois pàsTNous gardons votre submersible et son contenu, Mr Doe. Nos scientifiques vont s'en donner à cœur joie pour disséquer votre équipement top secret.

— Cela n'arrivera pas, mon vieux.

— Je pense que si. Le Glomar Explorer n'est pas l'unique bateau capable de remonter un sous-marin à la surface. » Petrov se référait au précédent sauvetage d'un sous-marin soviétique par lesf Américains.

«Si j'étais toi, je ne m'approcherais pas de ce vaisseau. Il est entièrement miné.

— Qui bluffe, maintenant, Mr Doe ?

— Je suis on ne peut plus sérieux, Ivan. Le submersible transporte cent kilos d'explosifs HBX au cas où il se retrouverait dans une situation comme celle-ci.

— Et en quoi ma mort vous importe ?

— Ecoute, Ivan, la guerre froide ne va pas durer indéfiniment. Un jour, on va se rencontrer;par hasard 95

dans un bar et tu me paieras un Stolichnaya Martini. »

Le ton de sa voix devint plus grave. «Je ne plaisante pas. Ge truc va s'autodétruire dans une vingtaine de minutes. J'ai réglé moi-même la minuterie.

— Vous mentez.

— Les gens comme nous ne se mentent pas, mon vieux. »

A son tour, Ivan se mit à rire. «Vous avez regardé trop d'épisodes de Mission impossible, mon vieux.»

Petrov éteignit la radio. Les Américains n'avaient pas disposé du temps nécessaire pour évacuer l'équipage et placer les charges... Il ignorait le niveau de compétence d'Austin. Il aurait pu attendre vingt minutes pour vérifier les dires de son adversaire, mais il bouillait de colère. Sa rage l'emporta sur la raison. Il possédait à bord un sous-marin de poche, pour une personne, qu'il était possible de préparer en un rien de temps pour une exploration de reconnaissance, aussi Petrov donna-t-il l'ordre de le tenir prêt à plonger.

Assis à son bureau, des années plus tard, il examinait la lueur gris-rouge des cendres de son cigare.

Quel jeune crétin impétueux! Dans son engin en forme de bombe, il avait avalé les paliers comme un ogre. En un temps record, il s'était retrouvé au fond, ses projecteurs braqués sur l'épave noire... et sur le dispositif d'écoutes, près du câble. Il s'était posé à côté. Alors que son bras mécanique rétractable agrippait le dispositif en question, un éclair fulgurant l'avait aveuglé, aussitôt suivi d'un coup de tonnerre étouffé...

Une sensation de flottement dans l'espace... Puis le trou noir.

Quand il s'était réveillé, Petrov se trouvait dans un hôpital soviétique puant le désinfectant, une jambe brisée en extension, et le côté droit de la figure, que des multiples débris de plastique ou de métal avaient 96

labouré, couvert de bandages. Projeté hors de l'eau par l'explosion, le mini-sous-marin avait été récupéré.

Il contenait le corps meurtri et inconscient de Petrov.

Pour finir, il devrait porter un Sonotone jusqu'à la guérison de ses tympans endommagés. Après huit semaines d'hôpital, il était parti s'installer, sous la surveillance médicale d'une infirmière, dans sa datcha, la maison de campagne qu'il possédait en dehors de Moscou.

Petrov lisait Tolstoï dans un fauteuil de sa véranda quand l'infirmière lui avait apporté un bouquet d'œillets bleus, blancs et rouges avec une petite carte glissée au milieu.

En pensant à ce jour, Petrov sortit une enveloppe du dossier. La carte qu'il en retira avait jauni avec le temps, mais les grandes majuscules en anglais étaient clairement visibles.

«Désolé pour ce qui t'est arrivé, Ivan. Je t'avais pourtant bien prévenu. Soigne-toi vite, qu'on prenne ce verre ensemble. Je paye- la première tournée. John Doe. »

Cet Austin avait failli mettre un terme à sa vie et à sa carrière. Aujourd'hui, le même homme venait fouiner à l'endroit même où Petrov avait mis au point un plan minutieux qu'il risquait de faire avorter. Austin ne pouvait connaître les dangers auxquels il s'exposait en se mêlant à ce qui ne le regardait pas... Ni la précarité de la situation actuelle de là Russie... Au-cours de son histoire, sa nation s'était souvent retrouvée affligée de leaders insensibles, incompétents voire psychopathes.

Petrov, comme des milliers d'autres anonymes, obéis-sait aux ordres dé ses maîtres, sans poser de question, et contribuait ainsi à les maintenir au pouvoir. Ces derniers temps, son pays, si fragile, semblait prêt à une nouvelle orgie d'autodestruction. L'agitation et la violence qui tourmentaient l'âme de la mère Russie se 97

propageraient bientôt à travers tout le territoire, de la Sibérie orientale à Saint-Pétersbourg.

Petrov relut le mot d'Austin puis se saisit du téléphone.

«Oui, monsieur, répondit l'assistant de confiance qui occupait un bureau dans une autre partie du bâtiment de l'Agriculture.

— Je veux un avion prêt à décoller pour Istanbul dans une heure. » Petrov donna aussi l'ordre d'appeler sa maîtresse afin d'annuler leur dîner.

« Y a-t-il un message particulier que je puisse transmettre à mademoiselle Kostikov ? » demanda l'assistant.

Petrov réfléchit un moment à la question. «Oui.

Dites-lui que je dois retourner une faveur à un vieil ami.»

Chapitre 7

Novorossisk, la mer Noire

Le barbu était assis, dans la position du lotus, sur la moquette de la cabine plongée dans la pénombre, ses mains calleuses de paysan posées sur les genoux avec nonchalance. Figé dans cette position depuis plus de deux heures, le seul signe de vie qu'il laissait percevoir était un léger gonflement de son étroite poitrine. Son pouls, à peine discernable et son rythme cardiaque léthargique auraient alarmé un spécialiste.

Ses yeux, aux paupières lourdes, paraissaient clos, mais il ne dormait pas... sans pour autant être éveillé. Son nez proéminent surmontait des lèvres épaisses, ourlées en un sourire béat. Cette pose méditative cachait cependant les méandres d'un esprit torturé où se bousculaient les pensées les plus téné-breuses. 3

On frappa un coup discret à la porte. Il demeura impassible. Le visiteur insista, plus fort cette fois.

«Oui», répondit l'homme en russe. Sa voix profonde et sépulcrale résonnait de façon sinistre.

La porte s'entrouvrit et un jeune steward glissa un œil prudent dans la pièce. La lumière blafarde du corridor éclairait la face de l'individu. Le steward récita alors, mentalement, une prière que sa grand-mère lui avait enseignée pour éloigner les démons.

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Puis, rassemblant tout son courage, il osa : « Excusez l'interruption, monsieur...

— Qu'est-ce que c'est ?

— M. Razov demande à vous voir dans la cabine principale. »

L'homme tourna son visage émacié et ouvrit les yeux... de grands yeux enfoncés et brillants, d'un jaune pâle et d'une fixité qui lui donnaient le regard hypnotique de certains prédateurs.

Un silence, puis : « Dites-lui que j'arrive.

— Oui, monsieur. » Envoûté par ce regard implacable, le steward sentit ses jambes se dérober sous lui.

Il trouva toutefois la force de pivoter sur ses talons et de se ruer dans le couloir en claquant la porte derrière lui.

L'inquiétant personnage déplia son mètre quatre-vingt-quinze et se redressa. Il portait une tunique à ceinture en coton noir. Le col militaire de sa chemise lui serrait le cou, et les jambes de son pantalon étaient prises dans des bottes de cuir noir lustrées. Ses cheveux brun foncé recouvraient ses oreilles et semblaient se fondre dans la barbe pleine qui lui tombait sur la poitrine.

Il fit quelques exercices pour assouplir ses muscles, un par un, et remplit ses poumons avides de longues inspirations. Une fois ses fonctions vitales rétablies, il ouvrit la porte de la cabine, baissa la tête et sortit dans le corridor. Marchant à pas feutrés, il suivit la galerie et grimpa sur le pont du long yacht de cent vingt mètres. Les membres de l'équipage s'écartèrent sur son passage.

Le yacht avait été conçu avec un pont simple et spacieux et une superstructure aérodynamique basse, qui réduisait la résistance au vent. Reprenant les plans d'un bateau de charge rapide, le vaisseau était pourvu d'une coque en V qui coupait les vagues et une poupe 100

concave réduisant la traînée. Animé par des turbines à gaz et un système novateur de propulsion par jet d'eau, le navire pouvait atteindre deux fois la vitesse des bateaux d'une taille comparable.

Le barbu se présenta à une porte, l'ouvrit sans frapper et pénétra dans une immense et luxueuse cabine, aussi grande qu'un appartement. Il traversa le coin salon, avec ses sofas, ses chaises et une table aux dimensions médiévales. Les sols étaient recouverts d'antiques tapis persans, chacun valant une petite fortune. Accrochés aux murs, des chefs-d'œuvre sans prix, pour la plupart volés dans des musées et des collections privées. Au fond de la pièce, trônait un bureau massif, fait de l'acajou le plus fin, incrusté d'or et de perles; Derrière le bureau, la paroi s'ornait d'un logo stylisé représentant un chapeau de fourrure militaire barré d'un sabre, sous lequel on pouvait lire, imprimés en caractères cyrilliques, les mots: INDUSTRIES ATAMAN. Assis au bureau, Mikhaïl Razov, président d'Ataman, discutait au téléphone.

Bien qu'il chuchotât presque, on discernait une froide menace dans l'apparente douceur de son timbre de voix. Sa face blême aurait pu être sculptée dans du marbre de Carrare, mais personne ne pouvait confondre son profil, dur et anguleux, avec l'œuvre d'un sculpteur de la Renaissance. Ce visage-là représentait l'ultime vision que d'innombrables victimes avaient emportée dans la tombe.

Deux chiens-loups, blancs et maigres, reposaient à ses pieds. Quand le visiteur approcha, ils commencèrent à gronder. Razov raccrocha et fit taire les bêtes qui rampèrent sous le bureau. Razov opéra alors une métamorphose stupéfiante. Une chaleur inattendue emplit ses yeux gris ardoise, les lèvres cruelles s'ouvrirent sur un large sourire et ses traits, taillés à coups de serpe, s'adoucirent. Ainsi transformé, Razov pou-

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vait passer pour le tonton gâteau idéal. Les criminels de carrière comme lui "devenaient des comédiens accomplis s'ils vivaient assez longtemps. Razov avait cultivé ses aptitudes naturelles d'homme-caméléon sous la tutelle d'acteurs professionnels. Il était capable de se transformer, à la demande, de voyou criminel en homme d'affaires impitoyable, hôte accueillant ou orateur charismatique...

Ses puissantes épaules et ses cuisses musclées témoignaient de débuts plus modestes. Né dans les steppes bordant la mer Noire, fils d'un Cosaque éle-veur de chevaux, Razov chevauchait depuis qu'il avait l'âge de tenir sur une selle. Vif d'esprit, il s'aperçut assez tôt des inconvénients du métier harassant de fermier, qui avait tué sa mère et ruinait la santé de son père. Il partit pour la ville où il mit ses muscles au service d'un gang de racketteurs. Ses talents de briseur d'os et de tueur lui rapportèrent vite des sommes élevées. Il ne se rappelait plus combien de fois il avait tiré une balle dans le genou d'un commerçant récalcitrant ou dans la tête d'un endetté en retard de remboursement. Il ne se souvenait pas non plus du nombre de prostituées rebelles qu'il avait étranglées. Comble de l'ironie, il s'était servi de sa récente fortune pour acheter sa propre maison close.

Après avoir éliminé ses employeurs, il prit rapidement le contrôle du réseau de bordels. Il fit protéger ses biens par une armée privée de brutes épaisses sans pitié et se lança dans le jeu, la drogue et le prêt à usure. Grâce à de généreux pots-de-vin et quelques exécutions bien choisies, Razov n'eut bientôt plus rien à redouter des autorités soviétiques et devint multimillionnaire. Il incarnait l'image même du parrain russe, et il paraissait devoir continuer à prospérer jusqu'à ce qu'un rival plus agressif-se manifeste.

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Le barbu s'avança et s'arrêta devant le bureau de Razov, ses mains jointes collées contre le ventre:

« Vous avez demandé à me voir, Mikhaïl ?

— Boris, mon cher ami et conseiller. Désolé d'avoir troublé votre méditation, mais j'ai reçu d'importantes nouvelles.

— Le test a réussi, alors ? »

Razov hocha la tête. «Les premières constatations des dégâts sont assez impressionnantes, si on considère la faible ampleur de l'expérience. » Il pressa un bouton et un serveur surgit, comme par magie, portant un plateau avec une bouteille de vodka et deux verres.

Razov les remplit et en tendit un à Boris. Il renvoya le garçon, désigna un siège puis s'assit en face et leva son verre pour porter un toast.

La grosse pomme d'Adam de Boris tressauta sous l'effet de la boisson avalée bruyamment. Il engloutit sa vodka comme une tisane et s'essuya la bouche du dos de sa main poilue. « Combien de morts ? demanda-t-il impatient. <•

— Un ou deux, répondit Razov en haussant les épaules. Il semblerait qu'ils aient été prévenus. »

Les yeux étranges du moine étincelèrent d'une colère haineuse. «Une taupe ?

— Non Simple imprévu. Un pêcheur a averti les habitants et lé port a été évacué.

— Quel dommage ! déclara Boris, la voix affectée par une tristesse sincère. Nous devons nous assurer qu'un tel accident ne se reproduise pas lors de notre prochain essai. »

Razov acquiesça et pointa du doigt un grand écran, contrôlé par ordinateur, qui occupait l'un des murs. Le moniteur affichait une carte du monde. De petites lumières clignotantes indiquaient les positions dissé-minées de la flotte d'Ataman. À l'aide d'une télécommande, il zooma sur la carte pour rapprocher une ligne 103

de points lumineux rassemblés au large de la côte Est des Etats-Unis.

«Nos atouts se mettent en place.» Son regard se refroidit. «Je peux vous assurer qu'une fois notre travail accompli, il y aura un grand nombre de victimes à déplorer... et bien plus encore. »

Boris sourit. « Alors notre projet nord-américain est enfin sur pied ? »

Razov emplit les verres à nouveau. Il paraissait troublé. «Oui et non. Il reste quelques sujets d'une importance vitale dont je veux discuter avec vous. Ils concernent nos plans. Nous nous confrontons à un problème inattendu. Notre site de la mer Noire a été l'objet d'une intrusion.

— Moscou est au courant de nos activités ?

— Les crétins de Moscou ignorent tout de notre plan, répliqua Razov, d'un ton méprisant. Non, il ne s'agissait pas du gouvernement central. Une équipe de télévision américaine a déboulé près de notre vieux parc de sous-marins.

— Des Américains ? » Le moine leva les bras au plafond. « Un don du ciel, dit-il, les yeux brillants. J'espère que leurs cous ont senti les lames de nos Gardiens.

— Au contraire. Il y a bel et bien eu un combat mais les Gardiens ont été repoussés. Certains ont péri durant la bataille.

— Comment est-ce possible, Mikhaïl ? Nos Gardiens sont entraînés à tuer sans merci.

— Vrai... De superbes cavaliers et de véritables guerriers cosaques, aux armes traditionnelles mais efficaces...

— Alors, comment un groupe de journalistes désarmés a-t-il pu leur résister ?

— Ils n'étaient pas seuls, précisa Razov, grognon. Ils auraient reçu l'aide d'un avion.

— Militaire ? »

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Razov secoua la tête. «Mes sources affirment que l'avion a décollé d'un bateau nommé Argo. Le vaisseau est censé mener une enquête scientifique en mer Noire pour la NUMA.

— C'est quoi cette NUMA?

— J'oubliais que vous viviez à l'écart du monde extérieur depuis des années. L'Agence nationale maritime et sous-marine est la plus vaste organisation d'exploration océanique au monde. Elle possède des milliers de scientifiques et d'ingénieurs répartis un peu partout sur la surface du globe. Le pilote de l'avion, celui qui a tué les Gardiens, en fait partie. »

Boris quitta son siège et se mit à arpenter la cabine.

«Voilà ,qui est inquiétant... Comment des scientifiques ou des ingénieurs peuvent-ils vaincre des guerriers armés ?

— Bonne question. Mais j'en ignore la réponse. Ce que je sais, par contre, c'est que l'on ne va pas en rester là. J'ai ordonné les préparatifs du déménagement de nos opérations-Pendant ce temps, nous posterons des gardes supplémentaires. J'ai pris la liberté de les équiper d'armes plus contemporaines, et je vous prie de m'en excuser. Je sais la valeur que vous atta-chez à la pureté de nos traditions et à leur perpé-tuation.

— Je comprends la nécessité de se tenir prêts pour affronter les forces impures. Qu'en est-il de votre informateur à Washington ? #

— Son pouvoir est limité, mais je lui ai demandé de faire de son mieux sans mettre sa position en danger.

— Il nous faut savoir, avec exactitude, à qui et à

'quoi nous avons affaire, trancha Boris. Cette NUMA n'est peut-être pas ce que l'on croit.

— D'accord. Ce serait de la folie de les sous-estimer, à l'instar des Gardiens.

— Dites-m'en plus à propos de ces reporters.

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— On m'a confirmé qu'ils travaillaient pour une chaîne américaine. Deux hommes et une femme. » !

Boris réfléchit en triturant sa barbe. « Il ne s'agit pas d'un accident... Le programme de télévision et la NUMA doivent être une couverture pour une mission spéciale. Où se trouvent-ils en ce moment ?

— Sur YArgo, en route pour Istanbul. J'ai envoyé un bateau les suivre.

— Pouvons-nous détruire le vaisseau de la NUMA ?

— Aussi facilement qu'écraser un insecte, mais pour l'heure je ne pense pas que ce soit prudent. Cela atti-rerait l'attention sur notre entreprise en mer Noire.

— Alors nous attendrons.

— Tout à fait d'accord. Une fois l'opération Mer Noire achevée, nous pourrons nous venger.

— Je m'en remets à votre sagesse, Mikhaïl. »

Le sourire de Razov dégageait une chaleur... repti-lienne. « Non, Boris, c'est vous le sage. Mes compétences ne vont pas au-delà de la politique et du business, vous, vous avez la vision, dans toute sa majesté, de notre formidable avenir.

— Une vision que vous porterez sur vos épaules comme l'unique défenseur de notre cause face à la corruption et au matérialisme qui gangrènent cette grande nation qui fut la nôtre. Nous devons montrer à la terre entière que notre cause est juste. Rien ne saura nous empêcher d'anéantir la décadence là où nous la trouverons.

— Je veux vous montrer quelque chose », dit Razov.

Il enfonça un bouton sur son bureau. «Voici mon plus récent discours devant l'armée. »

Une image apparut sur l'écran : Razov en train de parler dans un hall immense. Le public était composé d'hommes en uniformes des divers services armés russes. Razov, monté sur l'estrade, avait conquis l'audience en quelques minutes. Au fil de son discours, il 106

semblait grandir, tirant le meilleur parti de sa voix profonde, de son physique impressionnant et de ses convictions, pour exhorter la foule :

«Nous avons le devoir d'honorer le credo guerrier de nos frères cosaques. Notre peuple s'est débarrassé du joug de l'Empire ottoman et a vaincu Napoléon.

Les Cosaques se sont emparés d'Azov pour Pierre le Grand et ont défendu les frontières de la Russie contre les intrus pendant des siècles. Aujourd'hui, forts de sept millions d'hommes, avec votre aide, nous allons détruire les ennemis qui évoluent en notre sein même, les financiers, les criminels et les politiciens, capables et coupables d'écraser notre pays sous le talon de leurs bottes. »

En un rien de temps la foule était debout, en transe, manifestation effrayante d'hystérie collective. Les hommes se précipitaient sur le podium, les yeux exorbités, les bras tendus, pour toucher l'orateur. Ils voulaient ne faire qu'un avec lui et scandaient : « Razov...

Razov... Razov... »Ii éteignit la télévision.

«Vous avez bien appris, Mikhaïl, le complimenta Boris.

—" Non, Boris. C'est vous qui m'avez bien instruit.

— Je vous ai à peine enseigné comment vous attirer les passions de notre peuple.

— Cela n'est rien en comparaison de ce qui est encore à venir. Mais beaucoup de choses dépendent de notre travail en mer Noire. Je discutais avec les gens de notre navire de relevage lors de votre arrivée. Ils rencontrent pas mal de difficultés, mais ils touchent au but. Chacun sait que sa vie dépend du succès final. Et je n'accepterai pas d'échec.

— Souhaitez-vous que je regarde dans le futur ?

— Oui, dites-moi ce que vous voyez. »

Boris pencha la tête et toucha ses sourcils du bout des doigts. Ses yeux devinrent vitreux... Il commença 107

à parler, d'une voix caverneuse : «Je prédis que le jour viendra où vous prendrez les rênes en tant que nouveau tsar de notre mère Russie. Tous nos ennemis seront vaincus. Les Etats-Unis seront les premiers à courber l'échiné sous le glaive de la vertu.

— Que voyez-vous d'autre ?»

Son front se plissa, comme sous l'effet d'une douleur, et sa voix sembla s'éteindre. « Froid et obscurité.

La mort sous la mer. » Il avança son bras et agrippa celui de Razov, lui enfonçant ses ongles dans la chair.

«Je vois de la lumière. » Ses lèvres épaisses se retroussèrent en un sourire contemplatif. «Le succès est à portée de main. » La vie réapparut dans ses yeux de glace. « Les fantômes de nos morts vont bientôt accorder leur bénédiction à notre cause. Ils vous implorent de les venger. »\

Razov avait été un gangster prospère et un citadin actif. Sorti de son élément, il ne valait plus grand-chose.

Il repensa à sa première rencontre avec Boris... Il errait depuis des jours, perdu et afamé dans la campagne austère, quand il était tombé sur un convoi de paysans.

Il en compta des douzaines, frêles et malades, certains incapables d'avancer et soutenus par d'autres. Quand Razov leur demanda où ils allaient, ils répondirent qu'ils se rendaient au monastère pour être guéris par le «Fou». N'ayant rien de mieux à faire, il les suivit.

Il vit les estropiés jeter leurs béquilles et marcher...

Il écouta les aveugles raconter ce qu'ils voyaient. Alors qu'il s'approchait à son tour de Boris, le moine l'avait fixé comme s'ils se connaissaient depuis toujours, et avait déclaré : « Je vous attendais, mon fils. »

Sous le regard insistant de ces yeux remarquablesA Razov avait raconté son histoire, sans la moindre retenue... Le choc éprouvé à l'écoute des dernières paroles de son père mourant, son retrait volontaire de la civilisation et ses vagabondages dans la région 108

sauvage qui borde la mer Noire. Boris lui demanda de rester après le départ des paysans, et ils parlèrent la nuit entière. Quand Razov voulut savoir où se trouvaient les autres moines, Boris lui répondit juste:

« Ils ne valaient rien. » Razov devina l'horrible vérité, mais cela ne faisait aucune différence. Quand il retourna au monde civilisé, la silhouette étrange de Boris l'accompagnait. Depuis, le moine barbu ne l'avait pas quitté.

Pendant son absence, de nouveau mafieux s'étaient aventurés sur le territoire de Razov. Suivant les conseils de Boris, il fit circuler la nouvelle de son abandon des « affaires », et s'assura que son passé sordide ne revînt pas le hanter. En premier lieu, il changea de nom, et, après plusieurs assassinats, incendies criminels et autres explosions, il avait effacé la plupart des indices le reliant à ses antécédents de hors-la-loi. Utilisant les millions déposés sur un compte suisse et les méthodes musclées qui, naguère, l'avaient bien servi, il était devenu l'actionnaire principal d'exploitations minières qui échappaient au contrôle communiste.

Très vite, il décida d'élargir le champ de ses investissements au domaine maritime.

De fins observateurs notèrent qu'un profond et mystérieux lien unissait les deux hommes. Razov consultait Boris pour toutes les décisions importantes et le récompensait généreusement. Quant au moine, il constituait lui-même un véritable cas d'étude sur le dédoublement de la personnalité. Sur le yacht, sa luxueuse cabine était meublée, en tout et pour tout, d'un lit de camp sur lequel il passait des heures à méditer. Il pouvait rester des jours sans se laver. Quelquefois, cependant, quand le bateau mouillait dans un port, il disparaissait. Razov l'avait fait suivre pour apprendre que le moine employait son temps à fréquenter les bordels les plus minables. Boris semblait 109

se débattre entre les deux facettes de son personnage, le moine ascétique et le sybarite meurtrier.

Malgré sa folie, le moine se montrait un conseiller avisé, d'une intelligence supérieure et rationnelle qui l'emportait sur la démence. En l'occurrence, à propos de la NUMA, Boris avait raison. Elle représentait une menace sérieuse.

Chapitre 8

La mer Noire

Naviguant dans les eaux de l'Argo des légendes mythiques, le bateau de la NUMA traversait la mer Noire en direction du Bosphore, le détroit qui sépare les rives européennes et asiatiques d'Istanbul. À la différence de Jason, qui rapporta chez lui la Toison d'or, tout ce que ramenait Austin, *en guise de trophées, consistait en une éraflure à la tête, une équipe de reporters télé débraillés... et une foule de questions encore sans réponses.

L'évacuation de la plage russe s'était déroulée sans accroc. Le capitaine Atwood avait envoyé une navette pour transporter Austin et lés autres à bord de l'Argo.

Récupérer le Gooney s'avéra plus facile que prévu ; il s'agissait surtout de ramasser les pièces. Austin se demanda comment il allait annoncer à Zavala que sa petite merveille d'ULM tenait, à présent, dans une boîte à chaussures.

Lors du dernier trajet vers la plage, Austin repéra un objet flottant non identifié. Il s'agissait, en fait, du corps de Mehmet, le timonier turc. Ils le remontèrent dans l'embarcation. Cette douloureuse découverte rappela à Austin la partie mortelle qu'il venait de jouer. Un mauvais lancer de dés et c'était son corps qu'on aurait repêché et enveloppé dans une bâche.

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Austin fit soigner sa blessure par le médecin de bord, puis, après une bonne douche, enfila des vêtements propres. Il avait invité Kaela à le rejoindre au mess pour dîner, une fois qu'elle se serait reposée.

Austin dénicha une table près d'une grande vitre, avec vue sur le pont arrière. Le regard perdu dans le sillage d'écume du vaisseau, il essayait de trouver un sens à l'affrontement de la plage quand Kaela apparut.

La journaliste portait un jean et un chemisier bleu délavé, empruntés à une scientifique à l'évidence moins grande et plus enrobée. Confortable, mais'sans doute inélégante sur n'importe quelle autre femme, cette tenue rehaussait d'une touche de sophistication subtile la grâce naturelle de Kaela. Elle fit une entrée au mess digne des revues de mode parisienne d'avant-garde.

Elle sourit à Austin et s'approcha de la table.

« Mmm... Ça sent bon.

— Vous avez de la chance. Le chef a décidé de cuisiner italien. Asseyez-vous. »

Elle s'exécuta et ferma les yeux. «Ne me dites rien. »

Elle inhala les effluves en provenance de la cuisine.

«Alors... Salade de truffes et de pleurotes en hors-d'œuvre, suivie d'un risotto aux cèpes...

— Pas tout à fait. » Austin s'éclaircit la gorge. « Ce soir, nous aurons le plaisir et l'honneur de déguster une... pizza. Au choix: champignons, ou pepperoni si vous préférez la carne.»

Kaela ouvrit grand les yeux et les fixa sur Austin.

« Qu'est-il advenu du chef quatre étoiles ? »

Austin s'efforça d'adopter une expression innocente et angélique, mais ses traits virils refusèrent de coopérer. «J'avoue. J'ai exagéré. Mes intentions étaient pourtant très honorables. Je voulais vous remonter le moral, là-bas, sur la plage.

— Et vous... » Kaela émit un petit rire. «Vous aviez 112

la tête de quelqu'un qui venait d'essayer de passer à travers une porte vitrée. Je suis heureuse de voir que vous allez mieux.

— C'est étonnant les miracles que l'on peut accomplir avec une aiguille, du fil et du coton... »

Kaela jeta un coup d'œil par-dessus le comptoir.

« Comment est la pizza ?

— Presque aussi bonne que chez Spago. Surtout si vous l'accompagnez d'un nectar comme celui-ci. » Il se pencha sous la table et en remonta une bouteille de chianti Classico Brunello. «J'en ai acheté une caisse lors de notre escale à Venise.

— Vous êtes plein de surprises, n'est-ce pas ? le complimenta Kaela en s'esclaffant.

— Je vous prie de m'excuser si le repas n'est pas exactement le festin annoncé, mais vous conviendrez que la table avec vue sur la mer correspond à ce que j'avais promis.

— Rien à dire de ce,côté-là. Le panorama est spectaculaire.» Elle se leva et déclara: «Maintenant, si vous ouvrez la bouteille, je vais chercher notre dîner. »

Elle attrapa un plateau et prit place dans la file d'attente. Elle revint quelques minutes plus tard avec une pizza et une salade César pour chacun. Austin l'attendait pour servir le vin. Leurs verres pleins, ils attaquè-rent le repas avec plaisir.

« Cette pizza est incroyable ! » s'exclama Kaela. Elle but une gorgée de chianti, l'air rêveur. Soudain, elle balaya la salle du regard comme si elle avait perdu quelque chose. «Vous avez vu Mickey et Dundee?

— J'ai oublié de vous prévenir. Les garçons ont mangé plus tôt puis sont montés sur le pont effectuer quelques prises de vues. Il semblerait qu'ils aient réussi à adoucir l'humeur bougonne du capitaine Atwood.

— La caméra a tendance à réveiller le cabot qui sommeille en chacun de nous. »

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Austin remplit les verres à nouveau. « Parlez-moi un peu de votre sujet sur l'arche de Noé.

— C'est la combinaison habituelle de balivernes et de faits avérés que Mystères insondables conditionne pour un public télé de masse. On réalise un montage de vieilles images floues, avec des séquences nouvelles, et on ajoute des commentaires dramatiques. On met le paquet sur la musique de fond, on laisse entendre que le gouvernement dissimule des preuves et on insiste sur les dangers encourus par l'équipe. Les télé-spectateurs adorent !

— Le danger était bien réel, cette fois.

— Oui, en effet. » Kaela réfléchit un instant. «Voilà pourquoi je me sens si mal à propos de Mehmet.

C'était mon idée d'aller visiter cette ancienne base de sous-marins.

— Ne vous condamnez pas trop vite. Vous ne pouviez pas deviner qu'on allait vous tirer dessus.

— Quand même... A-t-on pu contacter le capitaine Kemal ?

— Le commandant a parlé avec lui tout à l'heure.

Sa radio semble fonctionner à présent. Atwood lui a annoncé la mauvaise nouvelle.

— Pauvre Mehmet. Je ne cesse de revoir cette scène en boucle. Sa famille doit être effondrée.» Austin essaya de lui faire oublier, avec tact, une situation qui l'obsédait.

« Si vous recherchez l'arche de Noé, ne feriez-vous pas mieux de fouiner dans les parages du mont Ararat ? »

Kaela sauta sur l'opportunité. « Non, pas forcément.

Avez-vous entendu parler des découvertes de William Ryan et Walter Pitman ?

— Des géologues de l'université de Columbia qui, si je ne m'abuse, prétendaient qu'à l'origine la mer Noire était un lac d'eau douce jusqu'à ce que la Médi-

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terranée ne submerge le Bosphore... Les peuples qui vivaient le long des côtes avaient dû courir pour sauver leurs vies.

— Alors vous savez que la saga de l'inondation, transmise par des générations de bardes et de poètes, pourrait avoir inspiré la légende de Noé et de son arche. Ce qui signifie que l'arche a navigué dans ces eaux. Ce serait donc une vraie perte de temps de trimbaler nos caméras jusqu'au mont Ararat. Qu'en pensez-vous ? » -

Austin se laissa aller en arrière et plongea son regard dans les magnifiques yeux ambrés de Kaela. Ils pétillaient d'intelligence et de gaieté.

«Je vous répondrai par une question personnelle.

— Laissez-moi deviner. Vous voulez savoir comment une prétendue bonne journaliste a pu échouer sur l'équivalent télévisuel du pire des magazines à sensation. .. »

Austin ajouta perspicacité à la liste des admirables qualités de Kaela. «J'ai vu votre émission. Dans l'épisode que j'ai regardé, on avait retrouvé le yeti dans le loch Ness, en train d'élever l'enfant né de ses amours avec une extraterrestre.

— Cela doit dater d'avant mon époque, mais vous avez raison. Mystères insondables atteint des sommets dans le domaine de la télé-poubelle... »

Austin écarta les mains. « Alors ? #

— C'est une longue histoire.

— Nous avons tout le temps nécessaire pour en parler. Je vais demander au sommelier de s'assurer que votre verre ne soit jamais vide.

— Voilà la meilleure offre de toute la journée. » Elle posa son menton sur l'une de ses mains et regarda Austin avec insistance. Ses grands yeux ne manifestaient aucune timidité. «Je vous raconterai mon histoire si vous faites de même.

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— Okay, allez-y. »

Elle but une autre gorgée de chianti. «Je suis née à Oakland, en Californie. Mes parents m'ont appelée Katherine, du prénom de ma grand-mère paternelle, et Ella, à cause d'Ella Fitzgerald, la chanteuse préférée de maman. Mon nom de famille était Doran. J'ai raccourci le tout en Kaela Dorn quand je suis entrée à la télévision. Ma mère travaillait comme professeur de ballet dans un centre de la communauté afro-amé-ricaine et mon père, hippie irlando-américain aux cheveux longs, fumeur d'herbe, était venu à Berkeley pour protester contre la guerre du Viêt-nam et tout le reste.

— Il y en avait pas mal comme lui dans les sixties.»

Elle approuva. « Finalement, papa a rangé ses perles et ses bongos, et maintenant il enseigne l'histoire contemporaine américaine à Berkeley, et s'est spécialisé dans les mouvements de protestation des années 1960 et 1970. Il a toujours sa barbe, mais beaucoup plus blanche qu'avant.

— Cela arrive aux meilleurs d'entre nous, l'interrompit Austin en montrant du doigt sa chevelure d'un gris acier prématuré.

— Enfant, j'étais une espèce de rebelle. La faute à papa. Un jour, maman a déboulé à l'angle de la rue, où je zonais avec un gang, et elle m'a traînée jusqu'à ses classes de ballet où elle pouvait garder un œil sur moi.

J'ai échangé mes couleurs de gangsta contre un tutu.

Je me défendais bien comme danseuse. »

La femme assise en face d'Austin paraissait née pour la danse. « Cela m'aurait surpris que vous fussiez moins gracieuse qu'une Pavlova.

— Merci, dit-elle. J'étais assez bonne, je vous le concède, mais faire des pointes sur le Casse-Noisette de Tchaïkovski ne satisfaisait pas ma soif d'aventure.

Encore la faute à papa... Grand voyageur devant 116

l'Eternel, il avait pas mal vagabondé entre le Soudan et l'Inde avant de filer à l'ouest pour persuader le gouvernement, à lui seul, de retirer nos troupes du Viêt-

; nam. Pour en revenir à nos moutons, j'allai donc à Berkeley étudier la littérature anglaise, puis on m'ac-cepta en tant que stagiaire à la station de télé locale qui voulait remplir son quota d'employés issus des minorités. Mais je me fatiguai vite de lire sur un prompteur des comptes rendus sanglants d'accidents de voitures. Quand j'entendis parler d'une ouverture sur Mystères insondables, je sautai sur cette occasion de me rendre dans des endroits exotiques, originaux, et recevoir en échange un bon salaire... Voilà, vous savez tout sur moi. Et vous alors ? Comment en êtes-vous venu à sauver les jeunes femmes en détresse et leurs amis ? »

Austin proposa une version condensée de sa biographie, omettant l'épisode de la CIA et rectifiant certains faits et dates pour paraître plausible. Kaela écouta avec attention, et si elle le soupçonnait de manipuler la vérité, elle n'en montra rien.

«Je ne suis pas surprise que vous aimiez les hors-bord ou que vous collectionniez des pistolets de duel, ou même que vous écoutiez du jazz progressif. Je suis plus étonnée, en revanche, que vous ayez étudié la philosophie.

— Etudier est un bien grand mot. Disons que j'ai lu quelques livres sur le sujet.» Il s'arrêta, pensif, puis reprit : « "Nul ne saurait imaginer quoi que ce soit de si étrange et si invraisemblable qui n'ait déjà été dit par un philosophe ou un autre." René Descartes... à quelques mots près.

— Okay... Et en langage courant, cela donne quoi ?

— Eh bien... dans mon travaille vois beaucoup de choses et de gens étranges. Cela me rassure de savoir que, en ce qui concerne la philosophie, il n'y a rien de 117

nouveau sous le soleil. La cupidité, l'avarice, le mal. Et inversement, la bonté, la générosité, l'amour. Platon disait que...» Austin prit soudain conscience de l'expression interdite de Kaela. «Désolé. On croirait entendre un prof.

— Je n'ai encore jamais rencontré de professeur qui tombe du ciel pour combattre, seul, une bande de cou-peurs de gorges. » Elle le considéra avec intérêt. « Dites-moi, votre équipe de Missions spéciales, qu'est-ce que c'est, au juste ? Quelqu'un m'en a parlé avant que je vienne ici.

— Bon... Nous sommes quatre, chacun avec un domaine de compétence particulier. Joe Zavala est un ingénieur du génie maritime qui conçoit beaucoup de nos véhicules. L'ULM que j'utilisais était son œuvre.

Il peut piloter n'importe quoi, sous ou au-dessus de la mer. Paul Trout est un géologue des grands fonds, diplômé de l'Institut Woods Hole Océanographie and Scripps. Sa femme, Gamay, est plongeuse et biologiste marin avec une formation d'archéologue de l'océan.

— Impressionnant. Mais vous ne m'avez toujours pas précisé le rôle de votre équipe.

— Tout dépend. En général, on s'occupe de missions sous-marines différentes des opérations habituelles.»

Austin négligea de mentionner que ces missions particulières étaient souvent menées en secret, à l'écart des sphères d'influence gouvernementale.

Kaela claqua les doigts. «Bien sûr. Maintenant, je me rappelle. La tombe de Christophe Colomb dans le Yucatân. Vous étiez impliqué dans sa découverte.

— En quelque sorte. C'était une opération de la NUMA.

— Fascinant ! s'extasia Kaela. J'aimerais réaliser un sujet sur votre équipe.

— Le département des Affaires publiques de la NUMA adorerait ça. Une publicité favorable aurait 118

un impact précieux avant de présenter nos ambitions budgétaires au Congrès. Donnez-leur un coup de fil quand vous rentrerez. Je serai heureux de vous aider.

— Merci, j'apprécie beaucoup.

— Maintenant, laissez-moi vous poser une question. Que pensez-vous faire des séquences filmées en Russie ?

— Je me le demande, répondit-elle en fronçant les sourcils. Nous n'avons pas grand-chose, à part le cadavre d'un type habillé comme le portier d'un night-club russe. » Elle éclata de rire. « Quoique le manque de faits réels n'ait jamais découragé Mystères insondables: pour inventer une histoire !

— Il s'agit peut-être d'un de ces extraterrestres que vous vous débrouillez toujours pour dénicher... proposa Austin.

— Pas avec une telle épée. » Kaela frissonna en y repensant. «Sérieusement, Kurt, vous avez une idée sur toute cette affaire ? Qui étaient ces mecs, et pourquoi se montraient-ils aussi irritables au sujet d'une vieille base de sous-marins, laissée-pour-compte de la guerre froide ? »

Austin secoua la tête. «Je n'ai pas de réponse.

— Vous avez dû y réfléchir...

— Bien sûr. Pas besoin de s'appeler Sherlock Holmes pour conclure qu'il y a là-bas quelque chose qu'on ne veut pas nous laisser voir. Mais j'ignore ce dont il s'agit.

— Il n'y a qu'une seule façon de le savoir, affirma Kaela. Retourner sur les lieux.

— Je ne crois pas que cela soit raisonnable. » Austin exposa les motifs de son inquiétude en les énumérant à l'aide de ses doigts. « Un : nous pouvons nous asseoir ici et nous moquer d'une bande de types habillés comme dans une production de Boris Godounov, mais n'oublions pas que c'est grâce à un énorme coup de 119

chance si nous sommes encore en vie. Deux : vu que vous ne possédez pas de visas russes, vous pénétreriez dans le pays illégalement.Trois : vous ne disposez d'au-cun moyen pour,vous y rendre... »

Kaela récapitula chaque point sur ses propres doigts. «J'apprécie votre sollicitude, mais un: nous serions mieux préparés que la première fois et nous dégagerions au moindre danger. Deux: l'absence de visa ne vous a pas empêché d'atterrir sur le sol russe.

Et trois: si je ne peux pas convaincre le capitaine Kemal d'y retourner, je suis sûre que d'autres pêcheurs apprécieront de gagner en deux jours l'équivalent d'une année de dur labeur. »

Austin se croisa les mains derrière la tête. «Vous ne vous découragez jamais ?

— Je n'ai pas l'intention de passer ma vie à travailler pour Mystères insondables. Une histoire comme celle-ci m'ouvrirait grand les portes d'une des principales chaînes.

— Autant pour mon incroyable pouvoir de persuasion, dit Austin. Comme votre décision semble prise, peut-être puis-je au moins vous convaincre de m'accompagner pour un tour d'Istanbul, la nuit. Le palais Topkapi est une curiosité, et vous y verrez quelques belles boutiques près de la mosquée de Suleymaniye où vous pourrez choisir des cadeaux pour vos parents.

Et il me paraîtrait agréable de ponctuer la soirée par un dîner à bord d'un des bateaux Lufer.

— Un autre chef quatre étoiles ?

— Pas tout à fait, mais le décor est spécial.

— Je suis descendue à l'hôtel Marmara sur le square Taksim.

— Je connais. Que diriez-vous de dix-neuf heures, le jour où nous accostons?

— J'ai hâte d'y être. »

Austin ne vit pas beaucoup Kaela le reste du voyage ; 120

elle s'activait, aidée de ses deux collègues, à interviewer le capitaine et l'équipage, ou à préparer le sujet sur Noé. Il contacta le siège de la NUMA, remplit un rapport sur l'incident russe et passa le reste de son temps à essayer de remonter le Gooney. VArgo était rapide, et ils arrivèrent vite aux abords d'Istanbul, naviguant entre les villages et vieux forts qui longeaient le Bosphore.

Ces deux dernières heures de traversée engen-draient rarement la monotonie. Long de trente kilomètres, l'étroit passage du Bosphore est considéré comme le détroit le plus dangereux au monde. Le capitaine Atwood, aux commandes de YArgo, se fau-filait entre les pétroliers, les ferries et les paquebots, tout en effectuant les douze changements de cap nécessaires durant la dernière étape du voyage. Le fort courant qui sévit entre la mer Noire et celle de Marmara rendait la tâche encore plus intéressante ! Tous, à bord, lâchèrent un soupir de soulagement quand le vaisseau dépassa les terminaux de ferries et les quais des bateaux de croisière, pour aller s'amarrer le long d'une jetée près du pont de Galata.

Depuis le navire, Austin observait l'équipe de télévision en train d'entasser son matériel dans un taxi.

Kaela agita'la-main à son intention, et le taxi démarra.

Austin s'imprégna du spectacle grandiose qu'offraient le pont, gardien de l'entrée de la Corne d'Or, et le tentaculaire palais Topkapi, bâti pour le sultan Mehmet II dans la deuxième moitié du xve siècle. Au loin, il distinguait les minarets de Sainte-Sophie et la mosquée Bleue.

Austin regagna sa cabine et s'occupa de la paperasserie en retard. Puis il se doucha et échangea son short et son sweat-shirt contre un pantalon sport et un pull léger en coton. L'heure de son rendez-vous approchant, il descendit la passerelle et se dirigea vers la 121

première rue où il héla un taxi". Celui-ci s'arrêta à côté de lui. Il s'agissait d'une ancienne Chevrolet, des années 1950. Des gens se trouvaient déjà dans la voiture, ce qui l'identifia comme un dolmus, mot turc signifiant «farci». À l'inverse des taxis ordinaires, les dolmus empilaient autant de passagers qu'ils le pouvaient.

Austin s'installa à l'arrière, entre deux autres personnes, dont un gros monsieur qui choisit de s'asseoir sur un strapontin. Un quatrième passager occupait le siège avant. Austin demanda au chauffeur de l'emmener à Taksim. Il avait visité Istanbul à plusieurs reprises lors de missions pour la NUMA et connaissait assez bien la ville. Alors que le taxi prenait un chemin détourné, Austin pensa qu'il agissait ainsi pour arranger les autres personnes. Mais aucune ne descendit. Quand la voiture commença à s'éloigner de Taksim, Austin, qui soupçonnait le chauffeur de vouloir faire grimper le prix de la course, se pencha en avant et lui demanda où il allait.

Le conducteur ne lui prêta aucune attention mais l'homme assis à ses côtés se retourna. Il avait un large visage de brute que même sa propre mère ne pourrait aimer. Austin observa son vis-à-vis une petite seconde avant de poser son regard sur le revolver que celui-ci tenait à la main.

« Silence ! » grogna l'homme.

Son voisin tira Austin en arrière et pointa la longue lame d'un couteau sur son œil droit. Le chauffeur écrasa l'accélérateur et s'échappa de la voie à grande circulation pour plonger dans un dédale de ruelles sombres et pavées.

S'éloignant du front de mer, ils contournèrent Kara-koy et les brigades de police qui contrôlaient les feux.

Austin jeta un regard plein de mélancolie aux lumières du restaurant installé au sommet de la tour de Galata.

122

Puis le taxi enfila d'abord l'Istikal Caddesi, slalomant entre les voitures, dépassant les boîtes de nuit, cinémas et autres bordels non réglementés qui bordent l'ave-nue libertine. Ensuite, il quitta la rue principale et escalada une colline menant au Bozoglu, qui abritait toutes les ambassades européennes sous l'Empire ottoman, et exécuta une série de virages en faisant crisser les pneus.

La voiture ne dévia pas de sa trajectoire, malgré tout, et Austin comprit qu'il avait affaire à un professionnel qui connaissait les limites de son véhicule.

On ne lui avait pas bandé les yeux et Austin s'interrogea: lui avait-on réservé un aller simple pour l'oubli éternel ? Comme le taxi continuait de virer un coup à gauche, un coup à droite dans le labyrinthe stambouliote, il comprit que le bandeau était inutile; il n'avait déjà aucune idée de l'endroit où il se trouvait.

Le fait qu'ils ne l'aient pas tué le consolait tout juste.

Il savait d'instinct que ces hommes n'hésiteraient pas à user de leur arme. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles les lumières de la ville s'étaient muées en une lueur lointaine, la voiture s'enfonça dans une rue obscure, jonchée de détritus, puis s'arrêta dans une allée à peine plus large qu'elle. Les « compagnons »

d'Austin le firent sortir et le pressèrent contre un mur pendant qu'ils-lui liaient les mains dans le dos avec un ruban adhésif. Ensuite ils le poussèrent dans l'embrasure d'une porte puis le long d'un couloir sombre, pour terminer dans l'entrée d'un vieif immeuble abritant des bureaux. La saleté recouvrait le sol en marbre. Sur un mur, un grand panneau en cuivre noirci par la patine et la crasse signalait les différents services et leurs étages. L'odeur d'oignons frits et le cri étouffé d'un bébé témoignaient de l'utilisation des bureaux comme habitations. Des squatteurs, sans doute...

Les ravisseurs bousculèrent Austin à l'intérieur d'un ascenseur et se placèrent derrière lui. Ces hommes 123

étaient massifs, aussi carrés et grands que lui, si bien que, dans cet espace exigu, Austin avait la figure collée contre la grille en fer forgé. Il se demanda si l'ascenseur ne datait pas de l'époque des sultans et essaya de ne pas penser aux câbles endommagés alors que l'engin, agité de secousses, montait doucement, dans un bruit de ferraille, jusqu'au troisième et dernier étage: L'expérience était plus éprouvante encore que le trajet dans le taxi fonçant à tombeau ouvert. L'ascenseur s'arrêta enfin dans un craquement inquiétant, et un des gorilles lui gronda à l'oreille : «Dehors ! »

Il avança dans un hall qui ne devait pas coûter cher en électricité. Une des armoires à glace empoigna, en le tordant, le pan arrière de la chemise d'Austin qu'il utilisa pour le guider... et l'arrêter brutalement. Une porte s'ouvrit et l'homme de la NUMA se retrouva, bien malgré lui, à l'intérieur. Il régnait une odeur de vieux papier et d'huile de machine, émanation fantôme d'une période de prospérité révolue. Il sentit une pression sur les épaules et le contact d'une chaise sur le haut des mollets. Il s'assit et plissa les yeux pour percer l'obscurité jusqu'au moment où l'éclat soudain d'un spot l'aveugla. Il cligna les paupières, comme le suspect pendant un interrogatoire serré dans un vieux film noir.

Une voix parlant anglais s'éleva derrière le projecteur.

«Content de vous voir, monsieur Austin. Merci d'être venu. »

Quelque chose dans cette voix lui semblait familier, mais Austin n'arrivait pas à s'en souvenir.

« Comment aurais-je pu résister à une telle invitation ? »

Un petit rire sec retentit dans la pénombre. «Les années ne vous ont pas changé, n'est-ce pas ?

— Je vous connais ? » Un souvenir furtif effleura la mémoire d'Austin.

124

«Je suis vexé que vous ne me remettiez pas. Je voulais vous remercier en personne pour l'adorable bouquet que vous avez envoyé pour adoucir ma convalescence. Je crois que vous aviez signé la carte du nom de John Doe. »

Austin sursauta. « Incroyable ! s'exclama-t-il, avec un curieux mélange de plaisir et d'appréhension. Ivan ! »

Chapitre 9

Le spot s'éteignit avec un bruit sec et une lampe de bureau portable s'alluma, illuminant le visage d'un homme dans la quarantaine. Il avait le front large, les pommettes hautes et aurait pu être séduisant sans l'impressionnante cicatrice qui barrait sa joue gauche.

«N'ayez pas peur, monsieur Austin, dit Petrov. Je ne suis pas le Fantôme de l'Opéra. »

L'esprit d'Austin voyagea quinze ans en arrière, dans la mer de Barents. Il se souvint des eaux glaciales pénétrant sa combinaison chauffée tandis qu'il réglait la minuterie des cent kilos d'explosifs. Que le Russe soit encore en vie relevait du miracle.

«Désolé pour le sôus-marin piégé, Ivan. Je vous avais pourtant bien conseillé de vous éloigner.

— Ne vous excusez pas. Un simple incident de guerre. » Après un court silence, Petrov reprit. « Je voulais vous poser cette question depuis toujours. Suppo-sons que nos places aient été inversées. Auriez-vous écouté ma mise en garde ? »

Austin réfléchit un instant avant de répondre:

«J'aurais sans doute, tout comme vous, pris l'avertis-sement pour une diversion. J'aime à penser que la prudence l'aurait emporté sur la bravoure, mais je ne puis l'affirmer. C'était il y a longtemps.

— Oui, il y a très longtemps. » Les lèvres de Petrov 126

s'étirèrent en un sourire triste. «Evidemment, la prudence ne l'a pas emporté sur mon impatience juvénile. J'étais impétueux, à l'époque. Ne vous en faites pas, je ne nourris aucune animosité à votre égard et ne vous tiens pas rigueur de ma propre bêtise. Je vous aurais tué depuis des lustres si je vous avais jugé responsable. Comme je le disais, c'est la guerre. Dans un sens, vous êtes aussi défiguré que moi, mais vous ne pouvez pas voir les cicatrices qui couvrent votre cœur.

La guerre a fait de nous des hommes durs.

— Si je me souviens bien, la guerre froide est terminée. J'ai une suggestion. Pourquoi ne pas demander à vos amis de nous conduire au bar du Palace Hôtel ?

Nous pourrons parler du bon vieux temps devant un verre.

— Plus tard, monsieur Austin, plus tard... Nous devons discuter d'un sujet d'une extrême gravité. » Le ton de Petrov était devenu très grave, et ses yeux semblaient vouloir transpercer Austin. «Je désirerais savoir ce que vous faisiez près de la base de sous-marins soviétique abandonnée, en mer Noire.

— On dirait que j'étais naïf d'imaginer que notre brève visite passerait inaperçue.

— Pas du tout. Il s'agit d'une partie déserte de la côte. En d'autres circonstances, vous auriez pu débarquer une division entière de Marines sans être détectés. Nous avons maintenu une surveillance étroite sur la région pendant des mois, malgré cela vous nous avez pris au dépourvu. Nous savons, grâce à l'interception de messages radio, que vous avez atterri dans une espèce d'avion et que le bateau de la NUMA est venu vous récupérer. S'il vous plaît, dites-moi ce que vous faisiez sur le territoire russe. Prenez votre temps. Je ne suis pas pressé.

— Je serai heureux de vous renseigner. » Austin se tortilla sur son siège. « Ça pourrait aider ma mémoire 127

de ne pas être assis sur mes poignets. Pourriez-vous desserrer le chatterton ? »

Petrov réfléchit un instant puis hocha la tête. «Je vous considère comme un homme dangereux, monsieur Austin. S'il vous plaît, ne tentez rien de stupide. »

Petrov donna un ordre bref en russe. Quelqu'un s'approcha par-derrière. Austin sentit le froid d'une lame contre ses poignets et l'adhésif fut sectionné d'un seul coup.

« Maintenant, nous vous écoutons, monsieur Austin. »

Austin se massa les avant-bras pour stimuler la circulation. «J'étais sur le navire de recherche océanographique de la NUMA, YArgo, dirigeant une étude sur le mouvement et l'influence des vagues en mer Noire. Trois reporters de la télévision américaine devaient nous retrouver sur le bateau, mais ils entendirent parler de la vieille base avant de quitter Istanbul. Ils décidèrent alors d'aller vérifier sur place de quoi il retournait sans nous signaler leur changement de plans. Comme on ne les voyait pas arriver, je suis parti à leur recherche. Des hommes, depuis le rivage, abattirent le pêcheur turc qui conduisait les journalistes à terre, et tentèrent de les tuer, eux aussi.

— Parlez-moi de ces tueurs.

— Il y erï avait à peu près une douzaine, à cheval, vêtus d'uniformes cosaques. Us portaient même des sabres et de vieux, très vieux fusils.

— Ensuite ? »

Austin se lança dans une description détaillée de la bataille. Petrov écoutait, impassible, et connaissant d'expérience la débrouillardise d'Austin, il ne fut pas surpris par l'issue du combat.

«Un ULM! reprit Petrov en gloussant. Une tac-tique ingénieuse, utiliser votre pistolet d'alarme ! »

128

Austin haussa les épaules. «J'ai eu de la chance, ils n'étaient armés que de vieilles pétoires. Sans cela, mon histoire n'aurait pas connu cette happy end, comme on les aime à Hollywood.

— Vous ne pouviez pas savoir, depuis le ciel, qu'ils se servaient de vieux fusils. J'imagine que vous .avez atterri.

— Façon de parler. Vieux ou pas, ces fusils ont transformé les ailes en passoires. Et je me suis posé en catastrophe.

— Qu'avez-vous noté à part les armes ? N'omettez aucun détail, surtout.

— Nous avons trouvé le corps d'un des assaillants, derrière la dune.

— Était-il habillé comme les autres ?

— Oui. Chapeau de fourrure, pantalon large. J'ai trouvé cela sur lui. » Il fouilla sa poche et en sortit l'in-signe arraché à la toque du défunt Cosaque.

Petrov étudia la broche, le "Visage impassible, et la tendit à un de ses hommes. «Continuez, je vous prie.

— Après m'être assuré que les gens de la télé allaient bien, j'ai appelé mon bateau. Il est venu nous chercher, et nous sommes partis aussi vite que possible.

— Nous n'avons pas trouvé trace du cadavre ou des armes, affirma Petrov.

— J'ignore ce qu'il lui est arrivé. Il a sans doute été récupéré par ses amis, après notre départ. Quant aux armes, nous les avons prises avec nous.

— C'est du vol, monsieur Austin.

— Je préfère le terme de butin de guerre. »

Petrov balaya la réplique d'Austin d'un geste de la main. «Aucune importance. Qu'en est-il de cette équipe de télévision ? Ont-ils filmé la scène ?

— Ils étaient bien trop occupés à sauver leur peau.

Ils ont filmé le cadavre, mais sans information à son sujet, je doute qu'ils puissent en tirer grand-chose.

129

— J'espère pour eux que vous dites la vérité.

— Laissez-moi vous poser une question, sans vouloir abuser, Ivan.

— C'est moi qui pose les questions.

— Je m'en suis rendu compte, mais c'est là le moins que vous puissiez faire en retour des belles fleurs que je vous ai envoyées.

— Nous sommes quittes, voyez-vous. Je vous ai déjà offert le plus beau des cadeaux, la vie... J'aurais pu vous tuer. Mais allez-y. Je vous autorise une question.

— Que signifie ce. bordel ? »

Un mince sourire retroussa les lèvres de Petrov, et il se saisit du paquet de cigarettes posé devant lui. Il en sortit une, avec grand soin, qu'il porta à la bouche et alluma, puis il souffla la fumée par les narines.

L'odeur du tabac se répandit dans la pièce, chassant les relents qui y flottaient encore.

«Que savez-vous de la situation politique actuelle de la Russie ?

— Ce que j'en lis dans les journaux. Ce n'est un secret pour personne, votre pays connaît de gros problèmes. Votre économie est chancelante, le crime organisé et la corruption y régnent, plus qu'à Chicago du temps d'Al Capone, vos soldats, mal payés, sont malheureux, votre système de soins médicaux court au désastre et les mouvement indépendantistes ainsi que les conflits internes rongent vos frontières. En revanche, vous pouvez compter sur une main-d'œuvre éduquée et énergique, et sur des ressources naturelles abon-dantes. Si vous arrêtez de vous tirer dans les pattes, vous vous en sortirez sans laisser trop de plumes, mais cela prendra du temps.

— Voilà le résumé assez juste d'un scénario compliqué. En temps normal, je dirais que vous avez raison, que nous nous tirerons d'affaire. Notre peuple est habitué à l'adversité. Il l'adore, en fait. Mais il y a des 130

forces en mouvement bien plus puissantes que "tout ce que nous avons évoqué jusqu'à présent.

— Quelle sorte de forces ?

— Les pires de toutes. Les passions humaines, emportées dans un tourbillon de nationalisme exa-cerbé, par les vents du cynisme, du désarroi et du désespoir.

— Vous avez déj à connu des mouvements nationalistes.

— Oui, mais nous étions parvenus à les marginali-ser, à faire chanter les leaders ou à les diaboliser en les faisant passer pour des fanatiques, avant qu'ils deviennent trop populaires et rassemblent de nouveaux par-tisans. Là, c'est différent. Le nouveau mouvement a surgi des steppes de la Russie du Sud, le long de la mer Noire où vivent les néo-Cosaques.

— Cosaques? Comme ceux que j'ai eu le plaisir de rencontrer l'autre jour ?

— En effet. À l'origine, les Cosaques étaient des hors-la-loi et des fugitif^, des nomades qui migrèrent dans le sud de la Russie et l'Ukraine, où ils fondèrent une fédération libre. Ils étaient réputés pour leur adresse à cheval, talent qui aida Pierre le Grand à vaincre les Turcs ottomans. Avec le temps, ils devinrent une sorte de corps 4'armée. Les Cosaques combatti-rent comme cavaliers d'élite pour les tsars, qui les utilisèrent afin de terroriser les révolutionnaires, les grévistes et les minorités. #

Puis la révolution bolchevique éclata, le tsar tomba et les Cosaques finirent à Paris comme chauffeurs de taxi, observa Austin.

— Tous n'eurent pas cette chance. Certains rejoignirent les bolcheviques, d'autres devinrent les dévoués défenseurs du dernier bastion de la Russie impériale, même après l'assassinat du tsar et de sa famille. Staline essaya de les neutraliser ou de les éliminer, mais n'y 131

parvint qu'en partie. Aujourd'hui, les Cosaques forment une caste guerrière qui s'imagine incarner les splendeurs d'une mère Russie pure. Il y a un mot pour cela, Kazachestvo, le "cosaquisme". L'idée qu'ils sont les élus, désignés par un pouvoir supérieur pour dominer les races inférieures. »

Austin commençait à s'impatienter : « Les Cosaques ne sont pas les premiers à penser avoir été choisis pour remettre de l'ordre dans le monde. L'histoire four-mille de groupes de ce genre, plus ou moins éphé-mères, mais laissant derrière eux un grand nombre de cadavres.

— C'est exact. La différence vient du fait que ces groupes ne seront jamais que des chapitres dans un livre d'histoire, tandis que les Cosaques et leur foi aveugle sont bien vivants, eux.» Petrov se pencha en avant sur son bureau et regarda Austin dans les yeux. « La Russie est devenue un endroit violent, et la violence coule dans les veines des Cosaques. On assiste au réveil tonitruant du Kazachestvo. Les néo-Cosaques se sont emparés de parcelles du territoire russe autour de la mer Noire. Ils ignorent le gouvernement de Moscou, qu'ils savent faible et impuissant.

Ils ont constitué des armées privées et offrent leurs services comme mercenaires. Leur audace a conquis la loyauté de bien des Russes, vite fatigués du capitalisme et de la liberté. Beaucoup, au parlement comme dans la rue, aspirent à un nationalisme réactionnaire qui restaurerait les splendeurs de la Russie. Il y a des unités constituées uniquement de Cosaques dans l'armée russe, avec leurs propres grades et uniformes. Ils ont déclaré l'avènement d'une Nouvelle Russie, aux abords de la mer Noire, qui commence à se développer dans d'autres régions, et est forte aujourd'hui de sept millions d'hommes. Cette broche que vous avez trouvée est l'emblème de leur mouvement. L'astre 132

qu'on y voit représente le soleil d'une nouvelle aube pour la Russie.

— Ils restent une minorité, Ivan. Quels dégâts peuvent-ils causer ?

— Les bolcheviques aussi procédaient d'une minorité, mais ils connaissaient les aspirations profondes des Russes, ils savaient que les soldats né supportaient plus la guerre et que les paysans voulaient des terres.

— Les bolcheviques avaient Lénine.

— Nous sommes d'accord, et je vous remercie de le rappeler, répliqua Petrov, avec un sourire sans joie.

C'est on ne peut plus juste. La Révolution aurait tourné court si elle n'avait été dirigée par un chef impitoyable qui unifia le pays et écrasa les oppo-sants sous son pouce.» Le sourire s'évanouit. «Les Cosaques possèdent un leader semblable. Il s'appelle Mikhaïl Razov, armateur et magnat de l'industrie minière, immensément riche et propriétaire d'un cartel nommé Industries,Ataman. Il se voue corps et âme à la résurrection de la Grande Russie. Il soutient les idéaux cosaques de virilité et de force brute. Il prétend que le meilleur moyen d'annihiler la corruption est la mitraillette. Il agit en parfait paranoïaque, qui croit que la terre entière veut sa peau.

— L'argent et le pouvoir forment une association puissante.

— Cela va bien au-delà. » PetrovAlluma une autre cigarette. Austin s'étonna de voir la main qui tenait l'al-lumette trembler. «Il se fait conseiller par un moine du nom de Boris, un homme au magnétisme animal et à la réputation de devin. Il exerce une influence malé-fique sur Razov et le soutient lorsqu'il se réclame de la descendance du tsar, en remontant à Pierre le Grand.

— Il me semblait pourtant que le tsar Nicolas était le dernier Romanov.

— Des doutes persistent.

133

— Et alors, je peux bien prétendre être le roi d'Es-pagne, je ne vais pas m'asseoir sur son trône pour autant.

— Razov dit qu'il en détient la preuve.

— L'ADN ?

— Ça m'étonnerait qu'il accepte une prise de sang.

— Vous avez peut-être là un sérieux problème sur les bras, concéda Austin. Vous voilà confrontés à un mouvement radical, un leader charismatique guidé par un prophète, et une filiation impériale;.. Je dois admettre que cela ressemble à la formule idéale pour une révolution. »

Petrov acquiesça, solennel. «Il n'y a pas de peut-

être ici. La Russie se trouve au bord d'une renaissance néo-cosaque qui risque de balayer le pays, et de ruiner tous nos acquis. Le tsar et sa famille ont déjà été canonisés. Et Razov se tient prêt à assumer la fonction sacrée de tsar.» Il sourit. «Combien de politiciens peuvent prétendre descendre d'un saint ?

— La plupart se prennent pour des saints. Mais je comprends ce que vous voulez dire... Et quel rôle tenez-vous là-dedans, Ivan? Faites-vous partie du KGB?

— Le KGB a été infiltré par les hommes de Razov.

Je dirige un groupuscule interne dont le travail consiste à surveiller ceux qui menacent la stabilité de la Russie. Nous en rendons compte au Président lui-même. Mais je ne vous ai raconté qu'un aspect de l'histoire. Elle vous concerne, aussi, monsieur Austin.

Razov considère les Etats-Unis comme la tête d'une obscure conspiration internationale, en grande partie responsable des maux de la Russie. Il croit que l'Amérique use délibérément de son pouvoir dans le monde pour maintenir une Russie pauvre et rétro-grade. Bien des membres du Parlement partagent son opinion.

134

— L'Amérique a une longue liste d'ennemis. Ça va de pair avec le statut de superpuissance par excellence.

— Vous pouvez ajouter le nom de Razov à votre liste. Mais cela n'est pas une question de seule politique - il agit aussi à titre personnel. Sa fiancée a été tuée dans le bombardement américain de Belgrade, il y a quelques années. J'ai cru comprendre qu'Irina était une femme magnifique et qu'il pleure encore sa perte.

Alors je vous conjure de le prendre au sérieux, d'autant que nous possédons des informations selon lesquelles il s'apprêterait à vous causer grand tort.

— Dans quel sens ? »

Petrov écarta les mains. «Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il a donné un nom à son projet: Opération Troïka.

— Alors vous perdez votre temps et le mien. Vous feriez mieux d'utiliser les voies diplomatiques pour avertir les autorités supérieures américaines.

— Nous les avons déjà mises au courant. Nous leur avons signalé que nous désirions qu'elles évitent toute action superflue.

— Je ne peux pas imaginer que la Maison-Blanche et le Pentagone ptfissent négliger une menace comme celle-ci... plus maintenant. Ils ont appris, par la force des choses, à prendre ce genre (Aavertissement au sérieux.

— Oui, bien qu'ils n'apprécient guère notre position. Nous leur avons indiqué que, s'ils répliquaient avec maladresse, ils ruineraient nos efforts et s'assu-reraient la mise à exécution immédiate de la menace, quelle qu'elle soit.

— Qu'en est-il du lien entre cette menace et la base désaffectée ?

— Tirez vos propres conclusions. Le parc fut construit pour des sous-marins lance-missiles à por-135

tée intermédiaire. Ceux-ci parcouraient la mer Noire, principalement pour intimider les leaders turcs qui permettaient aux Américains d'y établir leurs propres bases. On s'en désintéressa après la chute de l'Union soviétique, et plus personne ne s'en soucia pendant des années. Puis vint Razov, qui loua l'endroit au gouvernement. Depuis, on y a constaté d'in-cessants va-et-vient de ses bateaux. Les Cosaques que vous avez affrontés campent sur place et servent de gardiens.

— Pourquoi ces costumes extravagants et ces vieilles armes ?

— Pour être en symbiose parfaite avec le symbo-lisme de sa cause. Razov a choisi d'équiper ses hommes comme s'ils servaient encore dans la cavalerie du tsar.

Attention, ne vous y fiez pas. Il a également récupéré tout l'arsenal moderne de l'ancien régime.

— Pourquoi n'avez-vous rien fait contre ces gens-là ?

— Nous attendions le bon moment. Et vous vous en êtes mêlés...

— Désolé d'avoir gâché votre travail de surveillance.

Quelqu'un allait se faire tuer et avait besoin d'aide.

— Nous pensons qu'il envisage une attaque contre les Etats-Unis avant même de prendre le pouvoir.

— Je peux vous aider à découvrir ce qu'il mani-gance. »

Petrov secoua la tête avec vigueur. «La dernière chose que nous souhaitons, c'est de voir des cow-boys américains charger avec leurs six-coups.

— Et moi de même. Je suis un scientifique de la NUMA, maintenant.

— Vous manquez de franchise. Nous connaissons votre réputation et votre allergie au règlement. Je sais tout de votre équipe de Missions spéciales. Mon bureau possède les comptes rendus de presse sur le rôle de votre équipe dans la conspiration de VAndréa 136

Doria, et le complot concernant la tentative de monopole des ressources mondiales d'eau douce.

— Nous aimons bien employer notre temps libre.

— Alors, trouvez une occupation utile à' votre science de la mer. »

Austin se croisa les bras sur la poitrine. «Si je comprends bien, Ivan, vous voulez que nous comptions les poissons pendant que votre cinglé prépare un attentat terroriste contre notre pays.

— Nous avons bien l'intention d'empêcher Razov de parvenir à ses fins. Votre intervention a peut-être déjà ruiné toutes nos chances de le contenir. Si vous "

ne restez £>as en dehors, je vous considérerai comme un ennemi du peuple russe et agirai en conséquence.

— Merci du conseil. » Austin jeta un regard à sa montre. «Je m'en veux de mettre un terme à notre réunion, mais je suis en retard pour dîner avec une charmante jeune femme. Donc, si vous en avez terminé...

— Oui, j'ai fini.»Tetrov aboya un ordre en russe.'

Les hommes qui assuraient la garde d'Austin le tirèrent de son siège et tentèrent de le pousser vers la sortie. Il resta ferme sur ses jambes. « Ce fut un plaisir de vous revoir, Ivan. Désolé pour nos rencontres précédentes.

— Le passé est le passé. C'est le futur qui nous concerne tous les deux, maintenant. » Petrov caressa sa cicatrice. « Vous savez, monsieur Austin, vous m'avez enseigné une leçon que je ne suis pas près d'oublier.

— Laquelle ?

— Connais ton ennemi. »

Austin fut bousculé tout le long du couloir mal éclairé, jusque dans le mémorable ascenseur branlant.