Un jour de la semaine du carnaval, tout le monde se rendit chez Kozoûline pour y manger des crêpes de sarrasin.

Kozoûline ? qui c’est ?… C’est peut-être, pour vous, une inutilité, un zéro ; mais pour nous, qui ne volons pas sous les cieux, il est grand, tout-puissant, tout sage. Nous tous, qui formons pour ainsi dire son socle, nous nous rendîmes chez lui. J’y allai aussi avec papa.

Les crêpes étaient si merveilleuses que je ne saurais vous l’exprimer, monsieur : soufflées, aériennes, dorées. On en prend une, que le diable le voie, on l’arrose de beurre fondu, l’autre saute toute seule dans votre bouche !… Les ingrédients, les ornements et les commentaires étaient de la crème douce, du caviar frais, du saumon et du fromage blanc. Vins et vodkas, un océan.

Après les crêpes, on dégusta une soupe d’esturgeons, et, ensuite, des perdreaux au jus. On s’était tellement bourré que papa avait, en secret, défait les boutons de son pantalon et, afin que personne ne s’aperçût de cette liberté grande, il se couvrit de sa serviette. Alexèy Ivânytch, de ses droits de chef qui se permet tout, déboutonna son gilet et sa chemise. Après dîner, sans se lever de table, on fuma, avec la permission de l’autorité, des cigares, et l’on causa. Nous écoutions, et Son Excellence Alexèy Ivânytch parlait. Les menus sujets de la conversation étaient, pour la plupart, de caractère humoristique, carnavalesque… Le chef racontait et voulait, apparemment, sembler spirituel. Je ne sais s’il disait quelque chose de drôle ; il me souvint seulement que papa, me poussant à chaque instant du coude, me disait :

– Ris !

J’ouvrais largement la bouche, et je riais. Je fis même une fois, en riant, un glapissement, – ce qui me valut l’attention générale.

– C’est ça, c’est ça ! murmura papa. À merveille ! Il te regarde et il rit… C’est bien. Peut-être te donnera-t-il une place de commis.

– Oui, dit entre autres choses notre chef Kozoûline en soufflant et suffoquant, à présent nous mangeons des crêpes, nous briffons le caviar le plus frais, nous caressons nos femmes à la peau blanche, et nos filles sont si belles que non seulement vous, les gens discrets, vous les admirez en soupirant, mais les comtes mêmes et les princes le font. Et quel appartement avons-nous ? Hé, hé, hé !… Aussi, voyez-vous, ne vous plaignez pas, ne vous attristez pas, tant que vous n’aurez pas fini de vivre ! Tout arrive et tout change… Vous êtes maintenant, supposons, un néant, un zéro, une poussière… un raisin de Corinthe, et, qui sait ? Peut-être avec le temps tiendrez-vous aux cheveux les destinées humaines. Tout arrive !

Alexèy Ivânytch secoua la tête et reprit :

– Et avant, avant ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y eut ?… Je n’en crois pas ma mémoire. Pas de souliers, des culottes déchirées, l’effroi et le tremblement !… Je travaillais jadis deux semaines pour un rouble… Et on ne vous donne pas ce rouble, non ; on vous le jette, tout froissé, à la figure : Avale ça. Et chacun peut vous écraser, vous picoter, vous frapper de la hache… Chacun peut vous humilier… Vous portez un rapport, et vous voyez le petit chien, couché près de la porte ; vous vous approchez de lui, et lui prenez la patte et la lui reprenez. « Pardonnez-moi de passer devant vous ; bonjour, seigneur ! » Et le petit chien grogne contre vous : rrrr… Le suisse vous pousse négligemment le coude, et vous lui dites : « Je n’ai pas de monnaie, Ivane Potâpytch, excusez-moi ! » Et plus que de personne j’ai enduré d’affronts de ce poisson fumé, de ce… crocodile-là… de ce discret Koûritsyne que voici !

Et Alexèy Ivânytch indiqua du doigt un petit vieux voûté, assis à côté de mon papa. Les paupières fatiguées du petit vieux battaient, et il fumait avec dégoût un cigare. D’habitude, il ne fumait jamais ; mais, quand le chef lui offrait un cigare, il considérait comme indécent de refuser. Voyant l’index pointé vers lui, il fut très gêné et se mit à tourner sur sa chaise.

– J’ai eu beaucoup à endurer grâce à cette discrète personne, continua Kozoûline. J’ai été tout d’abord, voyez-vous, sous sa coupe. On m’amena à lui, effacé, paisible, ne comptant pas, et on m’installa à sa table. Et il commença à me ronger !… Aucune parole qui ne fût un coup de couteau aigu ! Aucun regard qui ne fût une balle dans la poitrine. Maintenant il se fait petit comme le vermisseau le plus miteux, et, avant, ce qu’il était ? Neptune !… Que les nuées se déchirent !… Il m’a longtemps martyrisé. Et je lui faisais ses écritures, je courais lui acheter des petits pâtés, je taillais ses plumes, j’accompagnais sa belle-mère au théâtre ; j’avais pour lui toutes les complaisances. Il m’a habitué à priser… mais oui !… Tout cela, pour lui ! Impossible autrement, me disais-je : il faut toujours que j’aie sur moi une tabatière au cas où il me demanderait une prise… Tu t’en souviens, Koûritsyne ? Feue ma vieille mère vint un jour chez lui le prier de laisser son fils, autrement dit moi, aller pour deux jours chez ma tante pour un partage d’héritage. Comme il se jeta sur elle ! Il écarquilla les yeux et cria : « C’est un paresseux, ton fils ! c’est un fainéant ! Qu’as-tu, sotte, à me regarder ? Il passera en justice ! » dit-il. Ma petite vieille revint chez elle et se mit au lit ; la peur la rendit si malade que c’est tout juste si elle n’en mourut pas…

Alexèy Ivânytch s’essuya les yeux de son mouchoir et lampa d’un trait un verre de vin.

– Il voulait me faire épouser sa maîtresse, mais, à ce moment-là… par bonheur, je tombai malade de la fièvre, et je restai six mois à l’hôpital. Voilà ce qui se passait jadis. Voilà comme on vivait ! Et maintenant… fiou !… maintenant… je suis au-dessus de lui… C’est lui qui mène ma belle-mère au théâtre. Il m’offre sa tabatière. Et le voilà qui fume un cigare. Hé ! hé ! hé !… Je lui poivre sa vie… Je la poivre !… Koûritsyne !

– Que désirez-vous, monsieur ? demanda Koûritsyne, se levant et prenant une attitude militaire.

– Représente-moi ta tragédie !

– À vos ordres.

Koûritsyne se redressa, prit un air sombre, leva la main, se contracta le visage et chevrota d’une voix rauque :

– Meurs, perfide ! J’ai souaffe de ton sanng !…

Nous éclatâmes de rire.

– Koûritsyne, avale-moi ce morceau de pain, sursemé de poivre !

Koûritsyne, gavé, prit un gros morceau de pain de seigle, le poudra de poivre, et le mâcha, au milieu d’un rire bruyant.

– Tout changement arrive… poursuivit Kozoûline. Assieds-toi, Koûritsyne ! Quand nous nous lèverons, tu nous chanteras quelque chose… Jadis, c’était ton heure, maintenant, c’est la mienne !… Oui… Et c’est ainsi que ma vieille mère est morte… Oui…

Kozoûline se leva et chancela…

– Et moi, continua Kozoûline, je me taisais parce que j’étais petit… effacé… Tortionnaires !… barbares !… Et maintenant c’est mon tour… Hé ! hé ! hé !… Et toi, eh ! là-bas ? toi !… C’est à toi que l’on parle, toi, le rasé !

Et Kozoûline pointa le doigt du côté de papa.

– Cours autour de la table et fais le coq.

Papa sourit, rougit de satisfaction et se mit à trottiner autour de la table ; je le suivis.

– Co-co-rico ! criâmes-nous tous les deux en courant plus vite.

Je courais et pensais :

« Je serai aide-copiste ! »

1883.