Chapitre 5

 

Heureux d’avoir aussi bien réussi dans son rôle de médiateur, Kôvrine s’en alla dans le parc. Assis sur un banc, et réfléchissant, il entendit des bruits de voiture et un rire féminin ; c’étaient des visites qui arrivaient. Quand les ombres du soir s’étendirent sur le jardin, le son indistinct du violon et les voix qui chantaient parvinrent jusqu’à lui ; et cela lui rappela le moine noir. Où, en quel pays, sur quelle planète volait maintenant cette absurdité optique ?…

À peine l’agrégé se souvint-il de la légende et eut-il retracé en son imagination la sombre apparition vue dans le champ de blé, que, de derrière un pin, juste en face de lui, sortit insensiblement, sans le moindre bruit, un homme de taille moyenne, la tête grise, découverte, tout vêtu de noir, nu-pieds, pareil à un mendiant.

Sur sa figure, pâle comme celle d’un mort, tranchaient ses sourcils noirs. Le saluant d’un signe de tête amical, ce mendiant ou ce pèlerin s’approcha sans bruit du banc, s’y assit, et Kôvrine reconnut en lui le moine noir.

Tous deux se regardèrent une minute, Kôvrine avec étonnement, et le moine, comme la veille, avec un air affable, un peu moqueur et rusé.

– Mais tu n’es qu’un mirage, lui dit Kôvrine. Que fais-tu ici et pourquoi restes-tu assis ? Cela ne convient pas à ta légende.

– Qu’importe ! répondit le moine au bout d’un instant, d’une voix calme, tournant le visage vers lui. La légende, le mirage et moi, tout cela est le produit de ton imagination excitée. Je suis un fantôme.

– Tu n’existes donc pas ?

– Penses-en ce que tu voudras, dit le moine avec un faible sourire. J’existe dans ton imagination, et ton imagination est une partie de la nature ; j’existe donc aussi dans la nature.

– Tu as une figure vieille, intelligente, extrêmement expressive, comme si, réellement, tu avais vécu plus de mille ans. Je ne savais pas que mon imagination pût créer de pareils phénomènes. Mais pourquoi me regardes-tu avec un pareil enthousiasme ? Je te plais ?

– Oui. Tu es du petit nombre de ceux que l’on appelle en toute justice les élus de Dieu. Tu sers la vérité éternelle. Tes pensées, tes intentions, ta science étonnante et toute ta vie portent le cachet divin, céleste, parce qu’elles sont consacrées au raisonnable et au beau, c’est-à-dire à ce qui est éternel.

– Tu as dit : « La vérité éternelle ?… » Mais la vérité éternelle est-elle accessible et utile aux hommes, alors qu’il n’existe pas de vie éternelle ?

– Il y a une vie éternelle, affirma le moine.

– Tu crois à l’immortalité des hommes ?…

– Oui, certes ! Un grand, un brillant avenir vous attend, vous autres hommes. Et plus il y aura sur la terre de gens pareils à toi, plus vite se réalisera cet avenir. Sans vous, – serviteurs du premier principe, qui vivez de façon libre et consciente, – l’humanité eût fait fiasco. En se développant de façon naturelle, elle eût longtemps attendu la fin de sa vie terrestre. Mais vous la conduirez, avec une avance de quelques milliers d’années, dans le royaume de l’éternelle vérité. C’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui repose sur les hommes.

– Et quel est le but de la vie éternelle ? demanda Kôvrine.

– Celui de toute vie : la jouissance. La vraie jouissance réside dans le savoir, et la vie éternelle dispensera des sources innombrables et inépuisables de savoir. Il est dit, en ce sens : Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.

– Si tu savais, dit Kôvrine se frottant les mains de satisfaction, comme il est agréable de t’entendre !

– J’en suis très heureux.

– Mais je sais que, quand tu partiras, la question de ta réalité m’importunera. Tu es un fantôme, une hallucination. C’est donc que je souffre psychiquement et ne suis pas normal ?

– Et si cela était ! De quoi t’émouvoir ? Tu es malade parce que tu as travaillé au delà de tes forces et t’es fatigué. C’est donc que tu as sacrifié ta santé à l’idée, et le temps n’est pas loin où tu lui donneras même ta vie. Quoi de mieux ? C’est à quoi tendent en général toutes les natures élevées et nobles.

– Si je me sais atteint de maladie mentale, puis-je croire en toi ?

– Qui t’a dit que les hommes de génie en lesquels croit le monde entier n’ont pas vu de fantômes ? Les savants disent présentement que le génie est proche de la folie. Mon ami, seuls sont bien portants, normaux, les hommes ordinaires, la masse grégaire. Les notions de surmenage, de dégénérescence, d’« âge du nerf, » etc., ne peuvent sérieusement troubler que ceux qui mettent le but de la vie dans le présent, c’est-à-dire la masse.

– Les Romains disaient : mens sana in corpore sano.

– Tout n’est pas vérité dans ce que disaient les Romains ou les Grecs.

– L’élévation d’esprit, l’excitation, l’euphorie, tout ce qui distingue des gens ordinaires, les prophètes, les poètes, les martyrs de l’idée, est contraire au côté animal de l’homme, c’est-à-dire à sa santé physique. Je le répète : si tu veux rester bien portant et normal, suis le troupeau.

– C’est étrange, dit Kôvrine, tu me dis ce qui m’est souvent venu en tête. On dirait que tu as pénétré et entendu mes pensées intimes. Mais ne parlons pas de moi. Qu’entends-tu par la vérité éternelle ?

Le moine ne répondit pas.

Kôvrine le regarda et ne distingua pas sa figure. Ses traits s’obscurcissaient et s’effaçaient ; puis sa tête, ses mains disparurent, son corps se fondit avec le banc et le crépuscule du soir ; il disparut tout à fait.

« L’hallucination est finie ! se dit Kôvrine en riant… Ah ! c’est fâcheux. »

Il se dirigea heureux et gai vers la maison. Le peu que lui avait dit le moine noir flattait non seulement son orgueil, mais tout son être, toute son âme. Être un élu, servir la vérité éternelle, se trouver au rang de ceux qui rendront, quelque mille ans d’avance, l’humanité digne du royaume de Dieu ; autrement dit, affranchir les hommes de quelque mille ans de lutte, de péchés et de souffrances ; tout sacrifier à l’idée, – sa jeunesse, ses forces et sa santé, – être prêt à mourir pour le bien commun : quel noble et heureuse destinée !

Son passé se retraça dans la mémoire, pur, innocent, plein de labeur… Kôvrine, se rappela ce qu’il avait appris et ce qu’il enseignait aux autres… Et il décida qu’il n’y avait pas d’exagération dans les paroles du moine.

Tânia, dans le parc, venait à sa rencontre. Elle avait déjà changé de robe.

– Vous voilà ? dit-elle. Nous ne faisons que vous chercher !… Qu’avez-vous ? demanda-t-elle, étonnée, voyant sa figure extasiée, rayonnante, et ses yeux pleins de larmes ; que vous êtes étrange, Anndrioûcha !

– Tânia, je suis content ! dit Kôvrine, lui mettant la main sur l’épaule. Je suis plus que content, je suis heureux. Tânia, ma chère Tânia, vous êtes une créature extrêmement sympathique ; chère Tânia, que je suis heureux, heureux !…

Il lui baisa ardemment les deux mains et continua :

– Je viens de vivre à l’instant des minutes radieuses, éthérées, magnifiques. Mais je ne puis tout vous raconter, car vous me traiteriez de fou ou ne me croiriez pas. Parlons de vous, ma chère, ma bonne Tânia ! Je vous aime et me suis déjà accoutumé à vous aimer. Votre présence, vos rencontres dix fois par jour sont devenues un besoin de mon cœur. Je ne sais comment je pourrai me passer de vous quand je vous quitterai.

– Bah ! fit la jeune fille, vous nous aurez oubliés deux jours après… Nous sommes de petites gens, et vous êtes un grand homme.

– Non, dit-il, parlons sérieusement. Je vous emmènerai, Tânia ! Est-ce oui ? Partiriez-vous avec moi ? Voulez-vous être à moi ?

– Bah ! dit-elle.

Et elle voulut rire encore, mais le rire ne vint pas et des taches rouges apparurent sur ses joues.

Elle se mit à respirer précipitamment et partit vite, vite, mais non pas vers la maison ; elle s’enfonça dans le parc.

– Je ne pensais pas à cela… fit-elle, serrant les mains, comme désespérée ; je n’y pensais pas !

Et Kôvrine, la suivant, disait avec le même visage, extasié et radieux :

– Je veux un amour qui me prenne tout entier, et cet amour, vous seule, Tânia, pouvez me le donner. Je suis heureux, heureux !

Abasourdie, courbée, Tânia, ramassée sur elle-même, parut tout à coup vieillie de dix ans.

Et lui la trouvait belle et exprimait à haute voix son enthousiasme :

– Qu’elle est belle !