VI
 
Comment distinguer l’amour des toilettes ?

Comme l’a dit si bien Bergson, le rire est le propre de l’homme. (Quand je dis : « comme l’a dit “si bien” Bergson », j’exagère : en fait, il avait un accent de Clermont-Ferrand absolument épouvantable.)

Pouf, pouf.

Comme l’a dit assez bien Bergson, le rire est le propre de l’homme, fouchtra.

Et l’amour ? L’amour n’est-il point le propre de l’homme ? Quel animal, en dehors de l’homme, est capable d’amour ? La femme, peut-être ? Le flamand rose, qui est un des rares animaux capables d’amour, à ce détail près qu’il est difficile de trouver un tiroir suffisamment profond pour y loger son cou ? Alors que le canard non, mais peut-on réellement parler d’amour dans le canard de ce matin ? Alors que dans Ici-Paris d’hier, oui.

Donc, l’amour est le propre de l’homme. Il est donc extrêmement important de bien reconnaître l’amour.

Quand l’amour pose sur nous son aile tendre et chaude (c’est une image. Oublions un peu les flamands roses, voulez-vous ?), nous nous sentons soudain légers, légers, comme s’il nous poussait des ailes (c’est une autre image. Oublions également les canards).

La sensation d’amour s’accompagne d’autres manifestations psycho-physiologiques très caractéristiques. À la seule vue de l’être aimé, on a comme une boule là, voir figure 1, comme une raideur là, voir figure 2, et comme une autre boule là, comme nous l’avons vu à la figure 1, mais de l’autre côté.

Afin de bien reconnaître l’amour, je vous demanderai d’apprendre ce qui va suivre, par cœur, bien sûr : le cœur n’est-il point le siège de l’amour ? Surtout quand on a la tête lourde, si l’on s’en réfère à la repartie bouleversante d’Alfred de Musset à George Sand : « Cause à mon cœur, ma tête est malade. »

1°) Comment distinguer l’amour des toilettes ?

C’est extrêmement simple : l’amour est enfant de Bohème, alors que les toilettes sont enfant du couloir, à droite.

2°) Entre Napoléon et Bonaparte, peut-on parler d’amour ?

La réponse est catégorique : non. Il n’y a pas eu à proprement parler d’amour entre Napoléon et Bonaparte. À cause, notamment, de la différence d’âge.

Certes, Victor Hugo a écrit :

« … Ce siècle avait deux ans.

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte. »

Mais c’est une image. Et quand bien même ce ne serait pas une image, si l’on devait être amoureux chaque fois que l’on perce sous quelqu’un, on n’en sortirait pas. (C’est encore une image.)

3°) Si l’on ne peut pas parler d’amour entre Napoléon et Bonaparte, peut-on parler d’amour entre la poire et le fromage ?

Bien sûr que oui. Car la poire n’est point, que je sache, un fruit défendu. En revanche, on ne peut pas parler d’amour entre chien et loup, car le chien, étant le cousin du loup, ne saurait, dans le même temps, être sa tante. Sauf, bien sûr, s’il s’agit d’un loup élevé aux navets. Puisque, si mon loup aux navets, on l’appellerait mon oncle.

4°) Peut-on avoir deux amours ?

On cite le cas de Joséphine Baker, une chanteuse qui eut son heure de célébrité entre les trois guerres, c’est-à-dire la guerre de 1914-1918, la guerre de 1939-1945 et la Troisième Guerre mondiale qui, si tout va bien, ne saurait tarder.

« J’ai deux amours », proclama longtemps cette artiste qui fut longtemps la coqueluche du Tout-Paris grâce à son talent et à sa grande beauté. Non seulement ses jambes étaient longues et fines, mais elle en avait deux, ce qui ne gâte rien, surtout quand on a deux amours : « Un amour par jambe », disait Sarah Bernhardt qui mourut monogame. Il est à noter que la plupart des femmes prénommées Joséphine – c’est là une bizarrerie totalement inexpliquée – ont deux amours : c’est valable pour Joséphine de Beauharnais autant que pour Joséphine Baker. Ça l’est moins pour Joséphine de Hautecloque, mais s’appelle-t-elle seulement Joséphine ? Et sait-on seulement quelle est la hauteur de sa cloque ? (Ce jeu de mots impérial d’une grande beauté formelle m’a valu le prix Mongolia 1981 aux jeux Olympiques cérébraux pour handicapés mentaux alpins, au col de l’aut’taré.)

5°) Comment reconnaître l’amour de l’amitié.

Laissons face à face deux personnes nues de sexe opposé dans une chambre tendue de velours rouge, avec des glaces au plafond, de la moquette angora par terre, du champagne dans un seau d’argent et du blues en sourdine. Si au bout d’un quart d’heure, une des deux personnes s’exclame : « C’est con. Si on serait trois, on pourrait faire une belote », on ne peut pas parler d’amour. C’est l’amitié.

En revanche, laissons côte à côte deux éboueurs à l’arrière d’une benne à ordure à six heures du matin. Si, au bout d’un quart d’heure, l’un des deux éboueurs regarde l’autre avec intensité en disant : « Ça m’excite de vider les poubelles auprès de vous », on ne peut pas parler d’amitié. C’est l’amour.

6°) Qu’est-ce que l’amour du prochain ?

Le Seigneur a dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Personnellement, je préfère moi-même, mais je ne ferai pas entrer mes opinions personnelles dans ce débat.

Un jour que Sœur Teresa était venue à Paris pour dépenser le pognon de son prix Goncourt, le bus 46 lui passa sous le nez. « Ça ne fait rien, je prendrai LE PROCHAIN », dit-elle avec cette bouleversante simplicité qui l’a rendue célèbre des faubourgs de Calcutta jusque chez Castel.

C’est cela l’amour du prochain. Car l’amour, c’est comme le bus 46 : quand on le rate, il suffit de prendre le prochain.

7°) Les militaires sont-ils capables d’amour ?

Certes, oui. Notamment les officiers supérieurs qui sont tous homosexuels, comme l’a d’ailleurs fort bien expliqué Peter Ustinov dans l’Amour des quatre colonels. Cela dit, les rumeurs d’idylle entre les généraux Massu et Pinochet, dont le journal le Monde s’était fait l’écho l’an passé, sont absolument sans fondement. Et comme dit Jean-Paul Sartre : « Sans fondement, il n’y a pas d’amour possible. »