D'une façon ou d'une autre, ça vaut la peine d'essayer. On est d'accord ?

— D'accord.

Caleb regarda Gage qui haussa les épaules.

— Si ça vous chante.

Durant tout le trajet jusqu'en ville, Caleb hésita sur la conduite à tenir. Il n'avait pas besoin d'une excuse pour passer voir Quinn.

Ils couchaient ensemble tout de même !

Ces deux derniers jours, elle s'était montrée distraite chaque fois qu'il avait réussi à la joindre au téléphone. Et elle n'était pas revenue au bowling depuis leurs ébats dans son bureau.

Depuis qu'elle lui avait avoué être amoureuse de lui.

C'était là le problème. Elle lui avait dit qu'elle l'aimait et lui n'avait pas répondu « moi aussi », quand bien même elle avait juré ses grands dieux qu'elle ne lui demandait rien. Mais tout homme sincèrement persuadé qu'une femme pense toujours ce qu'elle disait se fait de dangereuses illusions.

Et maintenant, elle l'évitait.

Ils n'avaient pas le temps pour ces gamineries. Il y avait tellement plus grave en jeu. Voilà pourquoi, il était bien forcé de l'admettre, il aurait dû commencer par ne pas la toucher. En ajoutant le sexe à l'équation, ils n'avaient fait que compliquer une donne qui l'était déjà bien assez. Il leur fallait garder la tête froide et faire preuve de bon sens. Voilà ce qu'il se disait en se garant devant la maison de High Street.

Il s'avança jusqu'à la porte, et frappa, plus déterminé que jamais.

Jusqu'à ce que Quinn apparaisse sur le seuil.

Elle avait rassemblé ses cheveux encore humides en queue-de-cheval. Les effluves de shampooing et de savon qui émanaient d'elle donnèrent à Caleb des frissons au creux du ventre.

Elle portait des chaussettes pourpres en polaire, un pantalon de flanelle noir et un sweat-shirt rose vif qui clamait DIEU MERCI, JE SUIS UNE FEMME.

Il eut envie d'ajouter ses propres remerciements.

— Salut ! lança-t-elle avec un sourire radieux.

Comment avait-il pu avoir l'idée saugrenue qu'elle lui faisait la tête ?

— Je pensais justement à toi. Entre. Mon Dieu, qu'il fait froid. J'en ai tellement marre de l'hiver. J'allais m'offrir un bon chocolat chaud allégé en matières grasses. Tu en veux un ?

— Euh... non, merci.

Se hissant sur la pointe des pieds, elle le gratifia d'un long baiser, puis le prit par la main et l'entraîna dans la cuisine.

— J'ai tanné Cybil et Layla pour qu'elles m'accompagnent à la gym ce matin. Il a fallu insister avec Cybil, mais l'union fait la force, je me suis dit. Rien d'étrange ne s'est produit, à part regarder Cybil se contorsionner dans des positions de yoga tordues, ce dont Matt ne s'est pas privé, permets-moi de te le dire. Ces deux derniers jours, tout a été calme sur le front du surnaturel.

Elle sortit un sachet de chocolat en poudre, le tapota contre sa paume avant de le déchirer et d'en verser le contenu dans une tasse.

— Tu n'en veux pas, sûr ?

— Oui, oui, sûr.

Quinn remplit la tasse pour moitié avec de l'eau et du lait écrémé.

— Nous n'avons pas chômé ici. Une vraie ruche. J'attends des nouvelles de la bible familiale ou de tout ce que ma grand-mère pourrait exhumer. Aujourd'hui, avec un peu de chance, ou demain, j'espère. Dans l'intervalle, nous avons reconstitué de notre mieux nos arbres généalogiques, et Layla cuisine sa famille à propos de ses ancêtres.

Elle mélangea le chocolat et mit la tasse dans le micro-ondes.

— J'ai dû laisser beaucoup de recherches à mes petites camara-des, le temps de boucler un article pour le magazine. Il faut bien faire bouillir la marmite. Et toi, quoi de neuf ?

— Tu m'as manqué.

Les mots lui étaient venus malgré lui. Le regard de Quinn s'adoucit et un sourire attendri lui retroussa les lèvres,

— Comme c'est gentil. Toi aussi, tu m'as manqué, sur tout la nuit dernière, quand je me suis tramée jusqu'à mon lit à 1 heure du matin. Dans mon lit vide et froid.

— Je ne parle pas seulement de sexe, Quinn. D'où sortait-il ça ?

— Moi non plus, répondit-elle, la tête inclinée, ignorant la sonnerie du micro-ondes. Tu m'as manqué aussi à la fin de la journée, une fois que j'ai eu fini de m'arracher cet article du crâne et que j'aurais voulu cesser de réfléchir à ce qu'il nous faut faire, à ce qui va arriver. Quelque chose te chiffonne ou je me trompe ?

Elle se tourna vers le micro-ondes pour en sortir sa tasse à l'instant où Cybil s'apprêtait à franchir le seuil. Quinn se contenta de secouer la tête et Cybil battit en retraite sans un mot.

— Je ne sais pas exactement, soupira Caleb.

Il se débarrassa de sa veste et la jeta sur le dossier d'une des chaises rangées autour d'une petite table bistrot qui n'était pas là lors de sa précédente visite.

— J'imagine qu'après ce que tu m'as dit l'autre jour... tu sais...

— Que je suis amoureuse de toi. Ça te fait trembler intérieurement, hein ? Ah, les hommes.

— Ce n'est pas moi qui ai commencé à t'éviter.

— Tu penses que...

Quinn inspira un grand coup, les lèvres pincées.

— Dis donc, tu as une haute opinion de toi-même. Et une bien piètre de moi.

— Non, c'est juste que...

— J'avais des tas de trucs à faire. Du travail. Je ne suis pas plus à ta disposition que tu n'es à la mienne.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Tu crois vraiment que je m'amuserais à ce genre de jeux ?

Surtout en ce moment ?

— Surtout en ce moment, c'est bien là le problème. Nous n'avons pas de temps à consacrer aux affaires de vie privée.

— Quand alors ? Crois-tu sincèrement qu'on puisse les étiqueter et les oublier dans un tiroir jusqu'à ce que ça nous arrange ? Moi aussi, j'aime que les choses soient à leur place. Mais les sentiments n'ont rien à voir avec de bêtes clés de voiture, Caleb.

— Je suis d'accord avec toi, mais...

— Il y a autant de bazar dans mon cœur et dans mon esprit que dans le grenier de ma grand-mère, insista-t-elle, bien loin de se calmer. Et ça me plaît à moi, le bazar. Dans une situation normale, si nos vies allaient leur petit bonhomme de chemin, je ne t'aurais sans doute rien dit. Si je l'ai fait, c'est parce qu'à mon avis, surtout en ce moment, ce sont les sentiments qui priment.

Et si ça te perturbe, tant pis.

— Si seulement tu pouvais te taire deux minutes. Les yeux de Quinn s'étrécirent.

— Ah, vraiment ?

— Oui, vraiment. Le fait est que je ne sais pas comment réagir à tout ça parce que je ne me suis jamais imaginé me retrouver un jour dans cette situation. Comment aurais-je pu avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Comme Fox et Gage, j'ai toujours eu l'habitude de vivre dans le secret parce que c'était plus sûr. Impossible d'imaginer un jour me marier et fonder une famille. Avoir un enfant qui devrait subir pareil cauchemar, non, hors de question.

Le regard de Quinn se fit glacial.

— Je ne crois pas avoir exprimé le souhait de mettre au monde ta progéniture, lâcha-t-elle d'un ton cassant.

— La situation te fait oublier que tu as devant toi un type normal, issu d'une famille normale. Le genre qui se marie, élève des enfants, a un emprunt immobilier sur le dos et un grand chien paresseux. Si je m'autorise à tomber amoureux, c'est ainsi que ça se passera.

— Je suis prévenue.

— Et il est irresponsable de seulement y songer.

— À quoi bon tirer des plans sur la comète ? Contentons-nous de prendre la vie comme elle vient, nous verrons. Comprends-moi bien, en t'avouant mes sentiments, je n'attendais pas de toi que tu me passes la bague au doigt.

— Parce que tu as déjà vécu cette situation.

Elle hocha la tête.

— Oui. Et ça t'intrigue.

Ce ne sont pas mes oignons. Menteur, se dit-il.

— Enfin si, j'avoue que ça m'intrigue.

— Je sortais avec Dirk depuis six mois. Nous étions bien ensemble et je me croyais prête à passer à l'étape suivante. Alors quand il m'a demandée en mariage, j'ai accepté. Nous étions fiancés depuis deux mois quand j'ai réalisé mon erreur. Je ne l'aimais pas. Enfin, pas vraiment. Et lui non plus. Au fond, il ne me comprenait pas et pensait que la bague à mon doigt lui donnait le droit de me conseiller sur mon travail, ma garde-robe, mes habitudes, mes options de carrière. Des tas de petits détails souvent insignifiants, mais mis bout à bout... Enfin, bref, j'ai compris que ça ne marcherait jamais entre nous et j'ai rompu, conclut Quinn avec un soupir. Dirk en a été plus énervé qu'effondré, ce qui m'a confortée dans ma décision. Le plus douloureux, c'était de m'être trompée. Quand je lui ai suggéré de dire à ses amis que c'était lui qui avait rompu, il a mieux pris la chose. Je lui ai rendu sa bague, nous avons remballé les affaires que nous avions dans nos appartements mutuels, et chacun est parti de son côté.

— Il ne t'a pas fait trop souffrir ?

Quinn s'approcha et lui caressa la joue.

— Non, Caleb. La situation, si, mais pas lui. Ce qui est une des raisons pour lesquelles je savais qu'il n'était pas le bon. Si tu veux que je te rassure sur le fait que tu ne me briseras pas le cœur, j'en suis tout simplement incapable. Parce que tu peux, tu pourrais, et c'est pourquoi je sais que tu es le bon.

Nouant les bras autour de son cou, Quinn frôla ses lèvres des siennes.

— Ça doit être terrifiant pour toi, murmura-t-elle.

— Terrifiant, c'est le mot, approuva Caleb en l'étreignant avec force. Je n'ai jamais eu de femme dans ma vie qui me fasse passer d'aussi sales quarts d'heure que toi.

— Je suis ravie de l'entendre.

— Je m'en doutais, dit-il en calant sa joue sur le sommet de son crâne. Je resterais bien comme ça une heure ou deux.

Il l'embrassa sur les cheveux, puis s'écarta.

— Mais j'ai des choses à faire, et toi aussi. Ce dont j'avais conscience avant d'entrer ici te chercher des noises.

— Je ne suis pas contre une petite dispute. Pas quand elle as-sainit l'atmosphère.

Caleb prit son visage à deux mains et lui donna un baiser plein de tendresse.

— Ton chocolat refroidit.

— Un chocolat, c'est bon à n'importe quelle température.

— Je te disais la vérité, tout à l'heure : tu m'as manqué.

— Je pense pouvoir trouver un créneau dans mon emploi du temps surbooké.

— Je travaille ce soir. Tu pourrais peut-être passer. Je te donnerais une nouvelle leçon de bowling.

— D'accord.

— Quinn, il faudra qu'on parle. Tous ensemble. Le plus tôt sera le mieux.

— D'accord. Ah oui, une dernière chose avant que tu partes.

Sais-tu si Fox va embaucher Layla ?

— Je lui en ai parlé. Mais je vais insister, ajouta-t-il devant sa mine déconfite.

— Merci.

Une fois seule, Quinn prit sa tasse et sirota son chocolat tiède, songeuse. Les hommes étaient des êtres si intéressants.

Cybil entra.

— Le champ est libre ?

— Oui, merci.

— De rien, répondit la jeune femme qui ouvrit un placard et choisit dans sa collection une petite boîte en fer blanc renfermant du thé au jasmin en vrac. On en parle ou je m'occupe de mes oignons ?

— On en parle. Il était tout retourné parce que je lui ai dit que je l'aimais.

— Ennuyé ou paniqué ?

— Un peu des deux, j'imagine. Mais plutôt inquiet parce que nous avons déjà tous des angoisses à gérer, et que ça en fait une d'un autre genre.

— La plus effrayante, quand on y réfléchit, commenta Cybil. Et toi, comment tu prends tout cela ?

— Je me sens... en pleine forme. Je déborde d'énergie et de bonne humeur. Vois-tu, avec Dirk tout était tellement...

En guise d'explication, elle dessina de la main des montagnes russes dans les airs.

— Et figure-toi qu'en m'expliquant pourquoi ce serait déraisonnable, nous deux, voilà qu'il me sort qu'il ne s'est jamais autorisé à penser mariage et famille.

— Bigre, il n'y va pas par quatre chemins.

— C'est le moins qu'on puisse dire. Et il était trop pris par ce qu'il disait pour s'apercevoir que le mot en M m'a flanqué un sacré coup. Je me suis enfuie en courant une fois, et voilà que ça me rattrape de nouveau.

— D'où le sacré coup, dit Cybil tout en dosant son thé. Mais je ne te vois pas t'enfuir en courant.

— C'est parce qu'il se trouve que l'idée d'emprunter ce chemin-là, où qu'il mène, avec Caleb me plaît bien.

Quinn décrocha le téléphone de la cuisine à la première sonnerie.

— Allô ? Bonjour, Estelle. Vraiment ? Non, c'est parfait. Merci beaucoup. Je n'y manquerai pas. Encore merci. À bientôt.

Elle raccrocha, radieuse.

— Estelle Hawkins nous a obtenu l'accès au foyer municipal. Il n'y a aucune activité prévue aujourd'hui au niveau principal. On sera libres d'y fouiner tout notre soûl.

— On va s'amuser comme des folles, ironisa Cybil avant de verser l'eau bouillante sur son thé.

Armée de la clé, Quinn ouvrit la porte principale de l'ancienne bibliothèque.

Nous voilà dans le sanctuaire de la famille Hawkins. L'un des plus anciens bâtiments de la ville, annonça-t-elle en allumant la lu-mière. Bon, on cherche une cachette qui serait passée inaperçue.

Pendant trois siècles et demi, précisa Cybil.

Parfois, il suffit de cinq minutes et c'est oublié à jamais, dit Quinn, les lèvres pincées, en jetant un coup d'œil à la ronde. L'endroit a été modernisé, si on peut dire, au moment de sa reconversion en bibliothèque. Puis à la construction de la nouvelle, certains des aménagements les plus récents ont été enlevés. Ce n'est pas l'état d'origine, mais pas loin.

La vaste pièce était sobrement meublée de quelques tables et chaises. Plusieurs lampes à huile d'époque, céramiques anciennes ou sculptures sur bois disposées sur les rayonnages apportaient une touche d'authenticité au décor. Quinn s'était laissé dire que la Société Historique ou le club de Jardinage y tenaient leurs réunions. Au moment des élections, l'endroit servait de bureau de vote.

— Une cheminée en pierre, remarqua-t-elle. Une cachette idéale.

Elle traversa la pièce et entreprit de tapoter les pierres.

— Il y a aussi un grenier, poursuivit-elle. D'après Estelle, il servait de rangement. Encore aujourd'hui, d'ailleurs. On y met les tables et chaises pliantes, ce genre de choses. Les greniers sont de vé-

ritables trésors.

— Pourquoi les bâtiments anciens et déserts donnent-ils toujours la chair de poule ? s'interrogea Layla.

— On va commencer par le haut, suggéra Quinn.

— Les greniers sont de véritables trésors... de poussière et de toiles d'araignées, déclara Cybil, vingt minutes plus tard.

— Ce n'est pas si terrible, objecta Quinn, à quatre pattes sur le plancher dans l'espoir de trouver une latte mobile.

— Pas si génial que ça non plus, intervint Layla, debout sur une chaise pliante, occupée à inspecter les chevrons. Je ne comprends pas pourquoi les gens ne jugent pas utile de nettoyer le grenier comme n'importe quelle autre pièce.

— Il était propre autrefois. Elle y veillait.

— Qui... commença Layla, mais Cybil la fit taire d'un geste, et observa Quinn avec un froncement de sourcils.

— Ann Hawkins ?

— Ann et ses fils. Elle les a ramenés à la maison et partageait le grenier avec eux. Ses trois garçons. Jusqu'à ce qu'ils soient assez grands pour avoir une pièce en bas. Mais elle est restée ici.

Elle voulait être en hauteur afin de voir au loin par la fenêtre.

Même si elle savait qu'il ne reviendrait pas, elle voulait le guetter.

Cependant, elle fut heureuse ici - autant que le permettaient les circonstances. Et lorsque sa dernière heure est arrivée, elle était prête pour le grand départ.

Brusquement, Quinn s'accroupit sur les talons.

— La vache, c'est moi qui ai dit ça !

Cybil l'imita et sonda son regard. Quinn pressa les doigts contre son front.

— J'ai un mal de crâne carabiné, comme quand je bois trop de margarita frappée. Je l'ai vue avec ses fils dans ma tête. C'était comme un film en accéléré. Les années défilaient au rythme des secondes. Mieux encore, je ressentais tout ce qui se passait. —

— C'est comme ça aussi pour toi, dans l'autre sens ?

— Souvent, répondit Cybil.

— Je l'ai vue rédiger son journal, faire la toilette de ses enfants.

Je l'ai vue rire, ou pleurer. Debout à la fenêtre, le regard perdu dans la nuit. J'ai ressenti sa peine, ajoutât-elle, la main sur le cœur. Elle était incommensurable.

— Tu n'as pas l'air bien, intervint Layla. On devrait descendre, aller te chercher de l'eau.

— Sans doute, oui, approuva Quinn qui prit la main que Layla lui tendait. Je devrais peut-être essayer encore, histoire d'en apprendre davantage.

— Tu es affreusement pâle, objecta Layla. Et ta main est glacée.

— Tu as ton compte pour aujourd'hui, décréta Cybil. Ce serait trop risqué d'insister.

— Je n'ai pas vu où elle rangeait son journal. Si c'était ici, je n'ai rien vu.

17

Le moment était mal choisi pour parler de la pierre, décida Caleb, tandis que Quinn lui racontait avec animation son voyage dans le passé avec Ann Hawkins. De toute façon, le bowling n'était pas l'endroit pour ce genre de conversation.

Il envisageait d'aborder le sujet après la fermeture quand elle l'entraîna dans le bureau de la maison de High Street pour lui montrer le nouveau tableau de Layla. Celle-ci avait répertorié en détail tous les incidents survenus depuis l'arrivée de Quinn avec les lieux, dates, durées approximatives et personnes concernées.

Au lit avec elle, il oublia tout, et le monde lui parut de nouveau harmonieux. Après, alors qu'elle était lovée contre lui, il jugea qu'il était trop tard et repoussa sa révélation à un moment plus propice.

Peut-être faisait-il l'autruche, mais lui préférait mettre ces tergiversations sur le compte de sa tendance à aimer que les choses se passent au bon endroit au bon moment. Il s'était arrangé pour prendre son dimanche afin que le groupe entier puisse se rendre à la Pierre Païenne. C'était là ce qu'il appelait le bon endroit au bon moment.

Cependant, Mère Nature en décida autrement.

Lorsque la météo annonça un blizzard imminent, Caleb observa les bulletins d'un œil sceptique. D'après son expérience, les pré-

visions étaient erronées une fois sur deux. Même quand les premiers flocons se mirent à tomber en milieu de matinée, il ne fut pas davantage convaincu. C'était la troisième alerte de l'année et, jusqu'à présent, la plus grosse tempête leur avait valu quinze malheureux centimètres de neige.

Il accueillit d'un haussement d'épaules les annulations des matchs de l'après-midi. Les gens paniquaient pour trois centimè-

tres de neige et dévalisaient les rayons boulangerie et papier-toilette des supermarchés. Et vu que les écoles avaient été fermées avant midi en prévision du mauvais temps, la galerie de jeux et le grill ne désemplissaient pas.

Mais lorsque son père arriva vers 14 heures avec des allures de yéti, le doute saisit Caleb.

— Je crois que nous allons devoir fermer, annonça Jim.

— Ce n'est pas si grave. Il y a du monde à la galerie et au grill.

Plusieurs pistes sont occupées et nous aurons encore d'autres clients dans l'après-midi avec tous ces gens qui ne sauront pas comment occuper leur temps.

— C'est suffisamment grave, et la météo ne va pas s'arranger, objecta son père en fourrant ses gants dans les poches de sa parka. Si ça continue, nous aurons déjà trente centimètres à la tombée de la nuit. Nous devons renvoyer ces enfants chez eux et raccompagner ceux qui ne peuvent pas rentrer facilement à pied.

Nous allons fermer, et tu vas rentrer, toi aussi. Ou alors tu viens à la maison avec Gage et ton chien. Ta mère va se faire un sang d'encre si elle te sait sur la route de nuit par ce temps.

Caleb faillit rappeler à son père qu'il avait trente ans, un 4 x 4 et une expérience de presque quinze ans au volant, mais sachant que c'était peine perdue, il se contenta d'un hochement de tête.

— Tout va bien se passer. J'ai des réserves pour tenir un siège.

— Mais rentre, toi. Maman va s'inquiéter pour toi aussi. Je m'occupe des clients.

— Nous avons largement le temps de fermer.

Jim jeta un coup d'œil en direction des pistes où un groupe de six adolescents s'en donnait à cœur joie.

— Quand j'étais gamin, nous avons eu une tempête de neige mémorable. Ton grand-père a laissé le bowling ouvert. Nous y sommes restés trois jours. Le meilleur souvenir de toute mon enfance.

— J'imagine, fit Caleb avec un sourire. Tu veux qu'on appelle maman pour lui dire qu'on est coincés ? On se ferait un marathon à deux.

Les rides d'expression autour des yeux de Jim se creusèrent.

— Ce serait formidable. Évidemment, ta mère me ferait passer un sale quart d'heure et ce serait la dernière fois que je jouerais.

— Mieux vaut fermer dans ce cas.

En dépit des protestations, ils parvinrent à convaincre les clients de partir, organisant des navettes si nécessaire avec l'aide du personnel. Dans le silence qui suivit, Caleb rangea la cuisine.

Son père était monté voir Bill Turner. Pas seulement pour lui donner ses instructions, devina-t-il, mais aussi pour s'assurer qu'il était paré et lui glisser une petite enveloppe en cas de besoin.

Au moment de fermer, Caleb sortit son portable et appela Fox à son cabinet.

— Salut. J'avais peur de ne pas réussir à te joindre.

— Tu as de la chance, j'allais partir. J'ai déjà reconduit Mme H

chez elle. Ça commence à craindre sur la route.

— Viens chez moi. Si ça tourne comme ils ont l'air de le redouter, les routes pourraient être coupées un jour ou deux. Inutile de perdre notre temps. Tu pourrais peut-être aussi faire des courses en chemin. Tu sais, du papier-toilette, du pain, ce genre de trucs.

Du papier-toilette... Tu fais venir les filles ?

— Oui.

Il venait de prendre cette décision après avoir jeté un coup d'œil à l'extérieur.

— Pour les courses, je te fais confiance. De mon côté, je rentre dès que possible.

Il éteignait l'éclairage extérieur quand son père sortit.

— Tout est réglé ?

— Oui, répondit Jim.

À son regard, Caleb comprit qu'il redoutait de perdre non seulement le vendredi soir, toujours animé, mais sans doute aussi le week-end entier.

— On se rattrapera, papa.

— Sûrement. On s'en sort toujours, répondit Jim qui asséna à son fils une claque dans le dos. Rentrons.

Quinn ouvrit la porte, hilare.

— C'est génial, non ? Ils ont prévu un mètre de neige, peut-être plus ! Cybil prépare un goulasch, et Layla est sortie acheter des piles de rechange et des bougies en cas de panne de courant.

Caleb frappa des pieds sur le paillasson afin de faire tomber la neige de ses boots.

— Parfait. Embarquez-moi tout ça et les affaires qu'il vous faut.

Je vous emmène chez moi.

— Ne sois pas idiot. Tout va bien pour nous ici. Tu peux rester et on...

Caleb entra et referma la porte derrière lui.

— J'ai un groupe électrogène pour faire fonctionner les petites installations telles que le puits, ce qui permet d'avoir de l'eau pour tirer la chasse des toilettes.

— Les toilettes. Je n'y avais pas pensé. Mais comment allons-nous toutes tenir dans ton pick-up ?

— On se débrouillera. Préparez vos affaires.

Il leur fallut une bonne demi-heure, mais il s'y attendait. Le plateau arrière de son pick-up débordait maintenant de bagages, comme s'ils partaient pour une semaine de randonnée en pleine pampa. Les trois jeunes femmes étaient entassées avec lui dans la cabine.

— C'est magnifique, s'extasia Layla, perchée sur les genoux de Quinn, la main calée sur le tableau de bord, tandis que les es-suie-glaces de la Chevrolet balayaient la neige à vitesse rapide.

Je sais que ça va se transformer en vraie gadoue, mais c'est si différent de la ville.

— Tâche de t'en souvenir quand on se disputera la salle de bains avec trois hommes, la prévint Cybil. Et que les choses soient claires, je refuse d'assumer tous les repas sous prétexte que je sais allumer une cuisinière.

— C'est noté, marmonna Caleb.

— Tu as raison, c'est vraiment magnifique, approuva Quinn qui tendait le cou derrière Layla et se tortillait pour avoir plus de place. Oh, j'avais oublié ! Ma grand-mère a appelé. Elle a mis la main sur la bible familiale. La petite-fille de sa belle-sœur va scanner les pages de garde et me les envoyer par mail. Avec un peu de chance, je les aurais demain. Génial, non ?

— Ce qui serait génial, ce serait que tu te pousses un peu, bougonna Cybil, coincée entre le postérieur de Quinn et la portière.

— J'ai Layla sur les genoux, figure-toi. Il me faut donc plus de place. J'ai envie de pop-corn, décréta soudain Quinn. Toute cette neige ne vous donne pas envie de pop-corn ? On en a pris ? Tu en as chez toi, Caleb ? Et si on s'arrêtait en acheter chez Orvïlle

?

Caleb ne pipa mot et se concentra sur sa conduite, espérant survivre à ce qui s'annonçait comme le trajet le plus pénible de sa vie.

Il progressa à une allure d'escargot sur les routes secondaires, et même s'il avait confiance en son véhicule et sa conduite, il fut soulagé lorsqu'il s'engagea enfin dans son allée. Comme les filles l'avaient mis en minorité pour le chauffage, la cabine du pick-up était un vrai sauna.

Il suivit les traces de pneus de Fox sur le petit pont qui enjambait le ruisseau déjà pris dans la glace et la neige.

Balourd déboucha des bois recouverts d'un blanc manteau, laissant derrière lui de profondes empreintes. Il agita la queue une fois, et s'autorisa un aboiement caverneux.

— Dis donc, Balourd est d'humeur particulièrement folâtre aujourd'hui, plaisanta Quinn qui réussit à flanquer un coup de coude à Caleb, tandis que le pick-up se frayait tant bien que mal un chemin dans la neige.

— C'est la neige qui lui fait cet effet.

Caleb se gara derrière le pick-up de Fox, eut un petit sourire narquois devant la Ferrari à demi enfouie sous la neige, et donna un coup de Klaxon. Pas question de déménager tout seul le chargement dont les filles ne semblaient pouvoir se passer une nuit ou deux.

Une fois dehors, il tira deux sacs de la plate-forme arrière.

— C'est un endroit splendide, Caleb, le complimenta Layla qui lui en prit un des mains. Ça ne te dérange pas si je rentre tout de suite ?

— Pas du tout.

— Un vrai paysage de carte postale, renchérit Cybil qui parcourut du regard les sacs et les cartons avant d'en choisir un. Surtout si l'isolement ne te pèse pas.

— Non.

Elle jeta un coup d'œil à Gage et à Fox qui sortaient de la maison.

— J'espère que ça ne te dérange pas non plus d'avoir du monde chez toi.

Ils rentrèrent toutes les affaires, mettant de la neige partout.

Comme mues par un don de télépathie sans doute typiquement féminin, décida Caleb, les filles se répartirent les corvées sans discussion. Layla lui demanda des chiffons ou de vieilles serviettes et entreprit d'essuyer les traces d'eau boueuse. Cybil investit la cuisine avec son faitout et son carton d'ingrédients. Et Quinn s'occupa d'attribuer lits et draps, tout en veillant au transport des bagages dans les pièces appropriées.

Comme il ne lui restait rien à faire, Caleb s'offrit une bière.

Alors qu'il tisonnait le feu, Gage entra.

— Il y a des affaires de filles partout dans les deux salles de bains, fit-il remarquer, le pouce dressé vers le plafond. Qu'est-ce qui t'a pris ?

— Je ne pouvais pas les abandonner à leur sort. Elles risquaient de se retrouver coupées de tout pendant deux jours.

— Et tu as pensé à nous ? Ta copine a décidé que je partagerai le convertible du bureau avec Fox. Tu sais comme moi qu'il ronfle comme un porc.

— Je n'y peux rien.

— Facile à dire, vu que tu vas partager ton lit avec la blonde.

Caleb ne put réprimer un sourire narquois.

— Je n'y peux rien non plus.

— Quant à Esméralda, elle fait bouillir un truc dans sa marmite.

— Du goulasch. Et elle s'appelle Cybil.

— Peu importe, en tout cas ça sent bon, il faut lui reconnaître ça.

Et elle sent encore meilleur. Mais figure-toi qu'elle m'a viré de la cuisine quand j'ai voulu prendre un sachet de chips pour éponger ma bière.

— Tu veux cuisiner pour six personnes ?

En guise de réponse, Gage émit un grognement et cala les pieds sur la table basse.

— Ils prévoient combien ?

— Environ un mètre, répondit Caleb qui se laissa choir à côté de lui et imita sa pose. Quand je pense qu'on adorait ce temps-là autrefois. Pas d'école, de la luge toute la journée, des batailles de boules de neige.

— Eh oui, c'était le bon temps, mon vieux.

— Aujourd'hui, on amorce le groupe électrogène, on rentre du bois, on fait des réserves de piles et de papier-toilette.

— Être adulte, ça craint.

Cela dit, tandis que dehors il neigeait à gros flocons, ils étaient au chaud, avec de la lumière et un bon repas. Difficile de se plain-dre, songea Caleb peu après, tandis qu'il attaquait le ragoût brû-

lant et épicé qu'il n'avait même pas eu à se donner la peine de préparer. En prime, il y avait des boulettes. Et il avait un faible pour les boulettes.

— J'étais à Budapest récemment, dit Gage à Cybil entre deux cuillerées de goulasch. Ça vaut largement ceux que j'ai mangés là-bas.

— En fait, il ne s'agit pas d'un goulasch hongrois, mais serbo-croate, précisa la jeune femme.

— D'où qu'il vienne, c'est vachement bon, la complimenta Fox.

— Cybil est elle-même un mélange de différentes régions d'Europe Centrale, expliqua Quinn, savourant la demi-boulette qu'elle s'était accordée. Croate, ukrainienne, polonaise - plus une petite pointe d'élégance et de snobisme français.

— Quand ta famille a-t-elle émigré aux États-Unis ? demanda Caleb.

— Dès le XVIIe, et jusqu'à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, tout dépend de la lignée. J'ignore s'il existe un lien de parenté avec Quinn, Layla ou les Hawkins. Je cherche.

— Nous deux, ça a tout de suite collé, enchaîna Quinn avant de déguster un minuscule morceau de boulette avec un peu de sauce. Dès le premier jour de fac. La première soirée, en fait. On s'est rencontrées dans le hall de la résidence universitaire. Nos chambres se faisaient face dans le couloir. Au bout de deux jours, on a emménagé ensemble. Nos colocataires s'en fichaient. On ne s'est plus quittées durant toutes nos études.

— Et ça continue, on dirait, commenta Cybil.

— Tu m'as lu les lignes de la main le premier soir, tu te souviens

?

— Tu lis les lignes de la main ? s'étonna Fox.

— Quand je suis d'humeur. Mon héritage gitan, ajouta Cybil avec un grand geste.

Le ventre de Caleb se noua.

— Il y a eu des gitans à Hollow.

— C'est vrai ? Quand ? s'enquit Cybil qui souleva son verre avec précaution et sirota une gorgée de vin.

— Il faudra que je vérifie. Ça fait partie des histoires que m'a racontées mon arrière-grand-mère qui les tenait de sa propre grand-mère. Elle m'a parlé de gitans qui auraient dressé le camp le temps d'un été.

— Intéressant, commenta Quinn, songeuse. Un ou une autoch-tone aura pu succomber au charme d'un beau gitan viril ou d'une envoûtante bohémienne aux yeux noirs, et neuf mois plus tard, oups. Voilà qui pourrait mener tout droit à toi, Cybil.

— Une grande famille unie, marmonna cette dernière.

Après le dîner, ils se répartirent de nouveau les tâches : il fallait rentrer du bois, sortir le chien, desservir la table, faire la vaisselle.

— Qui d'autre cuisine ? s'enquit Cybil.

— Gage, répondirent Caleb et Fox à l'unisson.

— Eh!

Elle le jaugea, puis :

— Parfait. S'il est prévu un petit déjeuner commun, c'est toi qui t'y colles. Maintenant...

— D'abord, l'interrompit Caleb, il nous faut discuter d'un truc. Autant rester dans la salle à manger. Nous avons quelque chose à aller chercher, ajouta-t-il en regardant tour à tour Fox et Gage. Si vous voulez, vous pouvez ouvrir une autre bouteille de vin.

— À quoi rime tout ce mystère ? s'étonna Quinn, les sourcils froncés, comme les hommes battaient en retraite. Que mijotent-ils ?

— Ils ne nous ont pas tout dit, déclara Layla. Culpabilité et réticence, c'est ce que je ressens chez eux. Non pas que je les connaisse si bien que ça.

— Va chercher une autre bouteille, Q, dit Cybil en réprimant un frisson. Pendant qu'on y est, on devrait peut-être aussi allumer quelques bougies supplémentaires, juste au cas où. Je trouve qu'il fait déjà un peu trop... sombre.

Ses amis lui laissèrent la parole, sans doute parce que c'était sa maison, supposa Caleb. Quand ils furent de nouveau rassemblés autour de la table, il s'efforça de trouver la meilleure façon d'amener le sujet.

— Nous avons déjà discuté de la nuit fatidique dans la clairière et des événements qui ont suivi. Quinn, tu en as eu toi-même un petit aperçu quand nous y sommes allés, il y a deux semaines.

— Oui, Cybil et Layla doivent absolument voir l'endroit dès que le temps le permettra. Il n'hésita qu'une fraction de seconde.

— D'accord.

— Ça n'a rien d'une balade sur les Champs-Elysées, fit remarquer Gage qui s'attira un haussement de sourcils goguenard de Cybil.

— On tiendra le coup.

— Il y a un détail dont nous n'avons pas parlé avec vous, reprit Caleb.

— Avec personne, précisa Fox.

— Difficile d'expliquer pourquoi. Nous avions dix ans, c'était le chaos total et... Enfin, voilà...

Caleb posa son morceau de pierre sur la table.

— Un morceau de caillou ? s'étonna Layla.

— Une calcédoine, rectifia Cybil qui, les lèvres pincées, tendit la main vers la pierre, puis interrompit son geste. Je peux ?

Gage et Fox posèrent la leur à côté de celle de Caleb.

— Tu as le choix, dit Gage. Quinn prit la plus proche.

— Ce sont trois parties d'une même pierre, c'est ça ?

— Une pierre qui a été polie, ajouta Cybil. Où l'avez-vous trouvée

?

— La fameuse nuit, quand tout s'est enfin calmé, nous en tenions chacun un morceau, expliqua Caleb, les yeux rivés sur sa main, se remémorant son poing crispé sur la pierre comme si sa vie en dépendait. Nous ne savions pas ce que c'était. Fox a cherché dans un livre de sa mère sur les roches et cristaux. Calcédoine, oui, c'est bien ce nom.

— Elle doit être reconstituée, non ? suggéra Layla.

— Nous avons essayé. Les cassures sont nettes, expliqua Fox.

Les morceaux s'emboîtent comme les pièces d'un puzzle.

Il fit signe à Caleb qui assembla les trois parties.

— Mais ça ne change rien.

Curieuse, Quinn tendit la main et Caleb y déposa les morceaux de pierre.

— Il faudrait réussir à les faire... fusionner, j'imagine.

— Nous avons essayé aussi. MacGyver ici présent a même tenté la Super-glue, intervint Gage. ,

Caleb le dévisagea sans comprendre.

— MacGyver ?

— Ce qui aurait dû marcher, continua celui-ci, sauf qu'il n'y avait aucune adhérence. J'aurais aussi bien pu utiliser de l'eau. On a aussi essayé la soudure, le froid. Pas le moindre résultat. En fait, la température de la pierre ne varie même pas d'un degré.

— Excepté...

Fox s'interrompit et les deux autres hochèrent la tête en signe d'assentiment.

— Pendant les Sept, reprit-il. Elle se réchauffe. On peut encore la tenir dans la main, mais c'est limite.

— Avez-vous essayé de réunir les morceaux durant cette période

? demanda Quinn.

— Oui. Sans résultat. Nous savons seulement que Giles Dent la portait au cou comme amulette la nuit où Lazarus Twisse a dé-

barqué avec sa clique. Je l'ai vue. Et maintenant, c'est nous qui l'avons.

— Et la magie, vous avez essayé ? s'enquit Cybil. Caleb se tortilla sur sa chaise et se racla la gorge.

— Bon sang, Caleb, décoince-toi un peu, râla Fox en secouant la tête. Bien sûr qu'on a essayé. Je me suis procuré quelques bouquins avec des formules. Mais aucune incantation n'a marché. Et pas davantage les rituels que Gage avait glanés auprès de sorcières en exercice au cours de ses voyages.

Quinn reposa les morceaux avec précaution avant de s'emparer de son verre.

— Mais vous n'avez jamais montré ça à personne. Quelqu'un qui aurait pu savoir s'en servir. Ou au moins en comprendre l'usage ou l'histoire.

Fox haussa les épaules.

Caleb a opté d'emblée pour la perspective scientifique.

— MacGyver, répéta Gage.

— Fox était persuadé qu'il fallait garder le secret, et sa certitude nous a suffi, expliqua Caleb. S'il avait eu le sentiment qu'il ne fallait pas vous la montrer, nous aurions obéi.

— J'ai la conviction que si nous avons survécu à cette nuit, enchaîna Fox, c'est parce que chacun de nous avait un morceau de cette pierre. Tant que nous l'avons, il nous reste une chance. Je le sais, voilà tout. De la même façon que Caleb a vu que c'était l'amulette de Dent.

— Et toi ? demanda Cybil à Gage. Que sais-tu au sujet de cette pierre ? Que vois-tu ?

Il plongea son regard dans le sien.

— Je la vois intacte, posée sur la Pierre Païenne. La pierre sur la pierre. Des flammes jaillissent des veines rouge sang et lèchent le piédestal sur toute sa longueur comme un fourreau de feu.

Puis l'incendie court sur le sol et se propage aux arbres qui s'embrasent. Et la clairière devient un holocauste auquel même le diable en personne ne peut survivre.

Il avala une gorgée de vin.

— Voilà pourquoi je ne suis pas pressé de la voir entière.

— C'est peut-être ainsi qu'elle a été formée, suggéra Layla.

— Je ne m'occupe pas du passé. C'est le job de Caleb. Moi, je vois ce qui peut advenir.

— Pratique dans ta profession.

Gage reporta son attention sur Cybil et esquissa un sourire.

— Je ne crache pas dessus, admit-il en ramassant son morceau de pierre qu'il lança et rattrapa dans le creux de sa main. Des amateurs pour un petit poker ?

Tandis qu'il parlait, la lumière s'éteignit brutalement.

Loin d'apporter une touche de romantisme, les flammes tremblo-tantes des chandelles conféraient à la pièce une atmosphère étrange.

Caleb se leva.

— Je vais mettre le groupe en marche. Pour l'instant, juste l'eau, le réfrigérateur et la cuisinière.

— Ne sors pas seul, lâcha Layla qui cligna des yeux, comme surprise par les mots qui venaient de sortir de sa bouche. Je veux dire...

— Je viens avec toi, décida Fox.

Il se levait quand une longue plainte déchira la nuit.

— Balourd !

Caleb se rua dans la cuisine, la traversa au pas de course et jaillit sur la terrasse. Il ralentit à peine pour attraper la lampe-torche accrochée au mur. Il l'alluma et dirigea le faisceau vers l'endroit d'où semblait provenir le gémissement. Le puissant rai de lumière peinait à déchirer le rideau mouvant des flocons qui tombaient dru.

Dans la neige jusqu'aux genoux, Caleb progressa en direction des bois en appelant son chien. Impossible de localiser l'origine des aboiements qui paraissaient jaillir de partout et de nulle part à la fois.

Entendant du bruit derrière lui, il fit volte-face, la lampe brandie comme une massue.

— Hé, n'assomme pas les renforts ! cria Fox. Bon sang, c'est de la folie ici.

Il s'accrocha au bras de Caleb, tandis que Gage les rejoignait.

— Balourd ! Viens, mon chien ! Je ne l'ai jamais entendu aboyer comme ça.

— Comment sais-tu que c'est ton chien ? demanda Gage d'une voix calme.

— Retournez à l'intérieur, ordonna Caleb, ignorant sa question.

Je m'occupe de retrouver mon chien. On ne peut pas laisser les filles seules.

— C'est ça, on va t'abandonner en plein blizzard, bougonna Gage qui fourra ses mains glacées au fond de ses poches et jeta un coup d'œil derrière lui. Tiens, quand on parle du loup.

Les trois jeunes femmes avançaient dans la neige, bras dessus, bras dessous, armées de lampes-torches. Elles avaient pris le temps d'enfiler des anoraks et sans doute aussi des bottes, se montrant ainsi plus malignes qu'eux.

— Rentrez à la maison ! leur cria-t-il par-dessus les mugissements du vent. On va chercher Balourd et on revient.

— On y va tous ensemble ou pas du tout, décréta Quinn qui lâ-

cha Layla pour s'accrocher à Caleb. Ne perdons pas de temps.

On devrait se déployer, tu ne crois pas ?

— D'accord, deux par deux. Fox et Layla, par ici. Quinn et moi, par là. Cybil et Gage sur l'arrière. Il doit être dans les parages. Il ne va jamais bien loin.

Mais ce qu'il n'osait dire tout haut, c'était que son nigaud de chien semblait avoir peur.

— Accroche-toi à mon ceinturon, dit-il à Quinn. Tiens bon.

Caleb siffla entre ses dents quand les gants froids de Quinn en-trèrent en contact avec sa peau, puis il reprit sa marche pénible dans la neige. Il avait à peine parcouru deux mètres qu'il perçut un bruit au milieu des aboiements.

— Tu entends ?

— Oui. On dirait un rire de sale gamin.

— Rentre.

— Je n'ai pas plus envie que toi d'abandonner ce chien ici.

Une violente bourrasque enfla telle une lame de fond, projetant d'énormes paquets de neige ainsi que des morceaux de glace.

Les branches craquaient sinistrement sous les coups de boutoir du vent. Quinn perdit l'équilibre et faillit les faire tomber tous les deux.

Il allait la ramener à la maison. Il l'enfermerait dans un placard au besoin et reviendrait chercher son chien.

Alors qu'il se retournait pour lui agripper le bras, il les aperçut.

Assis sur son arrière-train, à demi enterré dans la neige, son chien hurlait à la mort.

En suspension à quelques centimètres au-dessus de la neige, le garçon aux yeux rouges contemplait la scène avec des glousse-ments démoniaques.

Le vent se déchaîna de nouveau. Avec jubilation, la créature regarda la rafale soulever un tourbillon de neige qui ensevelit Balourd jusqu'au collier.

— Fous le camp ! Laisse mon chien tranquille !

Caleb voulut s'élancer, mais le vent furieux le plaqua au sol et il entraîna Quinn dans sa chute.

— Appelle-le ! lui cria-t-elle en ôtant ses gants.

Elle glissa deux doigts en cercle dans sa bouche et émit un sifflement strident, tandis que Caleb s'époumonait.

Pour toute réaction, Balourd trembla de tout son corps et la créature ricana.

Caleb se remit en marche, jurant et titubant. S'il ne le rejoignait pas vite fait, son chien allait étouffer dans cet océan de neige.

Une main se referma comme un étau sur sa cheville, mais il re-doubla d'efforts, se traînant à demi vers Balourd. Les dents serrées, il battit l'air de ses bras et attrapa le collier du chien. Après avoir assuré sa prise, il plongea le regard dans celui de la créature maléfique au visage d'enfant.

— Tu ne peux pas l'avoir.

Puis il se mit à tirer. Le chien poussa de petits cris plaintifs, mais ne bougea pas d'un pouce, le corps comme scellé dans une chape de ciment.

Affalée à plat ventre, Quinn creusait à pleines mains autour de l'animal. Fox les rejoignit et pelleta la neige à la vitesse d'une mi-trailleuse. Rassemblant ses forces, Caleb regarda de nouveau le jeune garçon aux yeux verts nimbés d'un halo rougeâtre.

— J'ai dit : tu ne peux pas l'avoir.

Il tira sur le collier de son chien avec l'énergie du désespoir et, cette fois, Balourd se retrouva dans ses bras, tout tremblant et gémissant.

— Ça va aller, ça va aller, le rassura-t-il, pressant le visage contre son pelage froid et mouillé. Fichons le camp d'ici.

— Il faut le porter près du feu, dit Layla qui s'efforçait d'aider Quinn et Cybil.

Gage glissa sa torche dans sa poche arrière et releva Cybil, puis il s'occupa de Quinn qui était à demi enfouie dans la neige.

— Tu peux marcher ? s'enquit-il.

— Oui, oui, ça va. Rentrons vite avant que l'un de nous n'attrape des engelures.

Après avoir passé des vêtements secs, tous se retrouvèrent devant le feu auquel Caleb ajouta une grosse bûche. Des couvertures, du café brûlant et du brandy - même pour Balourd - permi-rent de réchauffer les corps engourdis.

— Il le retenait, commenta Caleb, assis par terre près de la cheminée, la tête de Balourd sur les genoux. Il voulait l'ensevelir sous la neige. Un malheureux chien inoffensif.

— Il s'en était déjà pris à des animaux ? voulut savoir Quinn.

— Quelques semaines avant les Sept, on a constaté davantage de noyades, ou d'animaux écrasés sur les routes. Parfois, des chiens devenaient méchants. Mais rien de tel, non. C'était comme...

— Une démonstration, termina Cybil qui resserra la couverture autour des pieds de Quinn. Il voulait nous montrer ce dont il est capable.

— Et peut-être aussi voir ce dont nous étions capables, suggéra Gage, ce qui lui valut un regard scrutateur de Cybil.

— Intéressant, comme raisonnement. Oui, ce serait sans doute davantage le but. Savoir si nous étions capables de rompre le maléfice. Un chien n'est pas un humain ; il doit être plus facile de le manipuler. Ne le prends pas mal, Caleb, mais ton chien a à peu près le QI d'une carpette.

Avec affection, Caleb souleva l'une des oreilles tombantes de Balourd.

— Mon chien est un corniaud et je le revendique.

— Donc, c'était juste de la frime. Il a failli tuer ce pauvre chien pour le plaisir, s'apitoya Layla qui s'agenouilla et caressa le flanc de Balourd. Voilà qui mérite une revanche.

Intriguée, Quinn inclina la tête de côté.

— Qu'as-tu en tête ?

— Je n'en sais rien encore, mais il faudra se pencher sur la question.

18

Caleb ne se souvenait plus à quelle heure ils s'étaient effondrés dans leur lit, Quinn et lui, mais lorsqu'il ouvrit les yeux, une lu-mière blafarde filtrait entre les rideaux. La neige tombait toujours à gros flocons comme dans un film de Noël hollywoodien.

Un ronflement régulier rompait le silence ouaté comme seule la neige savait en créer. C'était celui de Balourd, étalé de tout son long au bout du lit. D'ordinaire, Caleb décourageait ces incursions, mais ce matin il ne l'aurait chassé pour rien au monde.

Dorénavant, son grand corniaud l'accompagnerait partout.

Caleb libéra son pied et sa cheville coincés sous le corps inerte du chien. À ses côtés, Quinn, toujours endormie, s'agita, puis se pelotonna contre lui avec un petit soupir d'aise et glissa la jambe entre les siennes. Elle lui avait immobilisé le bras pendant la nuit.

Résultat : il était tout engourdi, ce qui aurait dû, au minimum, l'agacer.

Pourtant, il n'en était rien. Et malgré le pyjama en flanelle pas du tout sexy qu'elle portait, il vint à Caleb d'excitantes pensées.

Le sourire aux lèvres, il glissa la main sous le tee-shirt de Quinn et promena les doigts sur sa peau tiède. Quand ils se refermèrent sur son sein, il sentit son cœur battre sous sa paume, au même rythme lent et régulier que les ronflements de Balourd.

Elle soupira de nouveau.

Caleb s'aventura jusqu'à son ventre, sous l'élastique de son pyjama, le long de sa cuisse, puis remonta et s'enhardit dans ses caresses.

Quinn laissa échapper un gémissement de plaisir, puis se réveilla en sursaut.

— Ô mon Dieu !

— Chut, murmura-t-il en riant, sa bouche contre la sienne. Tu vas réveiller le chien.

Il tira sur son bas de pyjama, et avant qu'elle ait eu le temps de reprendre ses esprits, il était en elle.

— Seigneur ! s'exclama-t-elle dans un hoquet. Bonjour, à toi aussi.

Caleb ne put s'empêcher de s'esclaffer. En appui sur les bras, il imprima un rythme lent, quasi hypnotique, à leur union. Une vraie torture pour Quinn qui se sentait déjà au bord du précipice.

— Je ne sais pas si je vais tenir...

— Chut, souffla-t-il de nouveau avant de lui mordiller les lèvres.

Laisse-toi aller et savoure.

Quinn ne put qu'obéir. Toute volonté semblait l'avoir désertée, et elle se laissa porter avec délices par la vague bienfaisante de ses assauts.

Caleb délesta Quinn de son poids et posa la tête entre ses seins.

Encore sur un petit nuage, elle jouait avec ses cheveux, imaginant un dimanche matin idéal où ils n'auraient souci plus pressant que de savoir s'ils referaient l'amour avant ou après le petit dé-

jeuner.

— Tu prends des vitamines spéciales ? s'émerveilla-t-elle.

— Hmm ?

— Je veux dire, tu as quand même une sacrée pêche. Elle le sentit sourire contre sa peau.

— Juste la vie saine, Blondie.

— Peut-être le bowling... Mais, où est Balourd ? Caleb tourna la tête.

— Là-bas, répondit-il avec un geste de la main. Nos ébats l'ont embarrassé et il est parti avant la fin.

En découvrant le chien sur le parquet, la tête tournée vers le mur, Quinn éclata de rire à s'en tenir les côtes.

— Nous avons embarrassé le chien. C'est une première pour moi. Dieu que je me sens bien ! Comment puis-je me sentir aussi bien après la nuit dernière ?

Elle secoua la tête, puis enlaça Caleb.

— J'imagine que c'est le but, n'est-ce pas ? Même dans un monde voué au chaos, il nous reste encore ça.

Caleb s'assit et repoussa les mèches en désordre du visage de Quinn.

— Quinn.

Il lui prit la main, joua avec ses doigts.

— Caleb, dit-elle, imitant son ton sérieux.

— Tu as bravé le blizzard pour sauver mon chien.

— C'est un bon toutou. N'importe qui en aurait fait autant.

— Tu n'es pas assez naïve pour croire ça. Fox et Gage, oui. Pour Balourd et pour moi.

Elle lui caressa la joue.

— Personne n'aurait abandonné ton chien à son triste sort, Caleb.

— Alors il a une sacrée veine qu'il y ait des gens comme toi dans le coin. Et moi aussi. Tu as crapahuté dans la neige, vers cette créature. Tu as creusé la neige à mains nues.

— Si tu essaies de me faire passer pour une héroïne... Eh bien, continue. Je crois que je vais aimer.

— Tu as sifflé avec tes doigts.

Là, elle fut obligée de sourire.

— Juste un petit truc que j'ai appris en passant. En fait, je peux siffler beaucoup plus fort, quand je ne suis pas essoufflée, pétrifiée de froid et de terreur.

— Je t'aime.

— Je te ferai une démonstration quand... Quoi ?

— Je n'aurais jamais imaginé prononcer ces mots un jour. Je n'étais pas censé m'embarquer dans une telle aventure.

Une décharge électrique n'aurait pas fait davantage bondir le cœur de Quinn.

— Ça t'ennuierait de les répéter, maintenant que je fais plus attention ?

— Je t'aime.

La décharge électrique, de nouveau.

— Parce que je sais siffler avec les doigts ? Je veux que tu m'aimes, Caleb, et j'ai toujours à cœur de parvenir à mes fins, mais si c'est à cause de la nuit dernière, parce que je t'ai aidé pour Balourd, je...

— C'est parce que tu sais toujours où sont tes clés, et que tu peux penser à dix trucs en même temps. Parce que tu ne renonces jamais, et que tes cheveux sont comme un rayon de soleil.

Parce que tu dis la vérité, et que tu es fidèle en amitié. Et aussi pour des dizaines d'autres raisons que je n'ai pas encore découvertes. Et dix de plus que je ne découvrirai peut-être jamais. Mais une chose est sûre : je peux te dire ce que je n'avais jamais pensé dire à aucune femme.

Se redressant, Quinn noua les bras autour de son cou et appuya le front contre le sien, savourant l'instant.

— C'est vraiment une belle journée, finit-elle par murmurer, ef-fleurant sa bouche. Une journée magnifique.

Ils demeurèrent enlacés un long moment, tandis que le chien ronflait dans son coin et que la neige continuait de tomber à gros flocons.

Quand Caleb descendit, il suivit les effluves de café jusque dans la cuisine et tomba sur Gage qui posait bruyamment une poêle sur la cuisinière, l'air renfrogné. Ils se grognèrent un vague bonjour, et Caleb sortit une tasse propre du lave-vaisselle.

— On dirait qu'il y a déjà un mètre, et ça tombe toujours.

— J'ai des yeux pour voir, bougonna Gage en ouvrant un paquet de bacon. Ça te rend guilleret, on dirait.

— C'est vraiment une belle journée.

— J'en penserais sans doute autant si, moi aussi, je l'avais commencée par une bonne bourre.

— Dieu que les hommes sont vulgaires, soupira Cybil en entrant d'un pas nonchalant.

— Les boules Quies, ça existe, si on te dérange tant que ça, rétorqua Gage, toujours aussi aimable. Bon, œufs brouillés et bacon frit pour tout le monde. Ceux qui n'aiment pas n'ont qu'à changer de cantine.

Cybil se versa une tasse de café et observa Gage pardessus le bord en sirotant la première gorgée. Il n'était pas rasé et n'avait pas pris la peine de démêler sa tignasse brune. De toute évidence, il était du genre grognon au réveil, et pourtant, il n'en demeurait pas moins incroyablement attirant.

Dommage.

— Tu sais ce que j'ai remarqué chez toi. Gage ?

— Quoi donc ?

— Tu as un beau cul, mais un caractère de cochon. Préviens-moi quand le petit déjeuner sera prêt.

Sur ces mots, elle quitta tranquillement la cuisine.

— Elle a raison. Pour les deux. Je te l'ai souvent dit, insista lourdement Caleb.

— La ligne téléphonique est coupée, annonça Fox qui fonça sur le réfrigérateur pour en sortir un Coca. J'ai joint ma mère sur le portable. Tout va bien chez eux.

— Connaissant tes parents, ils viennent sûrement juste de baiser, commenta Gage.

— Eh ! s'exclama Fox. C'est sans doute vrai, ajouta-t-il après ré-

flexion, mais eh ! quand même.

— Le sexe est une obsession chez lui, fit remarquer Caleb.

— Le contraire serait étonnant, non ? Il n'est pas malade ou ne regarde pas le sport à la télé, les deux seules circonstances où un homme ne pense pas forcément au sexe.

Gage déposa les tranches de bacon dans la poêle grésillante.

— On va avoir besoin de toasts. Et il faut refaire du café.

— Je dois sortir Balourd, dit Caleb. Je ne le laisse plus seul dehors.

— J'y vais, proposa Fox qui se pencha pour caresser la tête du chien. J'ai envie de faire un tour de toute façon.

Il tourna les talons et faillit heurter Layla.

— Pardon, bonjour. Euh... je sors Balourd. Ça te dit de m'accompagner ?

— Oh. Pourquoi pas ? D'accord, je vais juste prendre mes affaires.

— Bien joué, Fox, commenta Gage après le départ de Layla. Tu sais y faire.

— Pardon ?

— Brillant, ton plan drague. Ça te plairait de te geler dehors avec moi dans un mètre de neige à regarder un chien pisser sur les troncs d'arbre ? Avant même d'avoir bu ton café ?

— Ce n'était qu'une suggestion. Elle était libre de refuser.

— Je suis sûr qu'elle l'aurait fait après une dose de caféine qui lui aurait remis le cerveau d'aplomb.

— Voilà sans doute pourquoi tu n'as de chance qu'avec les décé-

rébrées, rétorqua Fox avant de sortir à grands pas furibonds.

— Décidément, tu répands la joie et le bonheur autour de toi, observa Caleb.

— Si c'est tout ce que tu as à dire, refais plutôt du café.

— Je dois rentrer du bois, faire le plein du groupe électrogène et commencer à déblayer un mètre de neige sur la terrasse. Pré-

viens-moi quand le petit déjeuner sera prêt.

De nouveau seul, Gage tourna le bacon en ronchonnant. Il ron-chonnait encore quand Quinn fit son entrée.

— Je pensais trouver tout le monde ici, mais, apparemment, ils sont tous dispersés. On dirait qu'il va falloir refaire du café, remarqua-t-elle en sortant une tasse.

Elle s'empara du paquet de café moulu, si bien que Gage n'eut pas le temps de lui balancer une amabilité de son cru.

— Je m'en occupe, fit-elle. Je peux faire autre chose pour t'aider

?

Il la dévisagea d'un œil méfiant.

— Pourquoi ?

— Je me dis qu'en t'aidant pour le petit déjeuner, j'échapperai avec toi à la corvée de cuisine pour les deux prochains repas.

— Futé, admit-il avec un hochement de tête. À toi les toasts et le café.

— Ça marche.

Tandis qu'il battait une douzaine d'œufs, Quinn se mit au travail.

— Tu le rends heureux, lâcha Gage à brûle-pourpoint.

Quinn s'interrompit et lui lança un coup d'œil par dessus son épaule.

— Tant mieux, parce que c'est réciproque.

— Une chose quand même, si tu ne t'en es pas encore rendu compte. Ses racines sont ici. Quoi qu'il arrive, Caleb ne quittera jamais Hollow.

Elle prit les toasts qui venaient de sauter et glissa deux nouvelles tartines dans le grille-pain.

— J'avais compris. Tout bien considéré, c'est une jolie ville.

— Tout bien considéré, acquiesça Gage avant de verser les œufs battus dans la deuxième poêle.

Dehors, comme Gage l'avait prédit, Fox regardait Balourd arroser les arbres. Il avait certes trouvé plus amusant de le regarder s'ébattre comme un fou dans la neige. Layla et lui étaient restés sur la terrasse, et il s'activait avec la pelle que Caleb lui avait fourrée dans les mains au moment où ils sortaient.

— Je devrais peut-être descendre secouer la neige des buissons, proposa Layla.

Fox jeta un coup d'œil dans sa direction. Son bonnet de ski et l'écharpe qu'elle avait nouée autour de son cou étaient déjà recouverts d'une pellicule blanche.

— Tu vas t'y enfoncer jusqu'à la taille et on sera obligés de te lancer une corde pour te récupérer. On déblayera d'abord un passage.

— Il n'a pas l'air effrayé, fit remarquer Layla qui ne quittait pas le chien des yeux. Après hier soir, je pensais qu'il aurait peur de sortir.

— Les chiens ont visiblement la mémoire courte. Ça vaut sans doute mieux ainsi.

— Moi, je ne risque pas d'oublier.

— Non.

Il n'aurait pas dû lui demander de l'accompagner, d'autant qu'il ne savait comment aborder la question du poste. Quelle mouche l'avait piqué ?

D'ordinaire, il était plus doué en matière de contacts. Avec les femmes surtout. Tandis qu'il dégageait un passage de la largeur de la pelle jusqu'aux marches de la terrasse, il décida de se jeter à l'eau.

— Alors, Caleb dit que tu cherches un emploi.

— Pas exactement. Je veux dire, je vais devoir trouver du travail, mais je n'ai pas encore commencé à chercher.

— Ma secrétaire... enfin, mon assistante part s'installer à Minneapolis, expliqua-t-il sans cesser de s'activer. Et j'ai besoin de quelqu'un qui reprenne son poste.

Maudite Quinn, songea Layla.

— Son poste, répéta-t-elle.

Il vint à l'esprit de Fox qu'au tribunal, son éloquence était reconnue par tous.

— Classement, facturation, répondre au téléphone, tenir mon agenda, accueillir les clients, taper les documents et ma correspondance. Elle a aussi une formation de clerc, mais ce n'est pas une nécessité absolue.

— Je ne connais rien au secrétariat ou à la gestion d'un cabinet d'avocat. Et rien non plus au droit, fit-elle remarquer, sur la défensive.

— Tu connais l'alphabet ?

— Évidemment, mais je ne vois pas...

— Alors tu sais classer. Et tu sais te servir d'un téléphone, une compétence essentielle pour ce poste. Sais-tu utiliser un clavier ?

— Oui, mais ça dépend de...

— Mme Hawbaker te montrera ce qu'elle fait sur l'ordinateur.

— Tu n'as pas l'air de très bien savoir en quoi consiste son travail.

Percevant sa désapprobation, Fox s'appuya sur la pelle et la regarda droit dans les yeux.

— Elle travaille pour moi depuis l'ouverture de mon cabinet. Elle va me manquer autant qu'un bras qu'on m'aurait amputé. Mais ainsi va la vie et il faut faire avec. J'ai besoin de quelqu'un qui range les papiers à leur place et les retrouve quand je dois les expédier, qui s'occupe des factures afin que je puisse payer les miennes, me prévienne quand je dois plaider, réponde au télé-

phone qui, espérons-le, sonnera, et d'une manière générale, assure un semblant d'organisation afin que je puisse exercer mon métier. De ton côté, tu as besoin d'un boulot. Je crois qu'on est gagnants tous les deux.

Caleb t'a demandé de me proposer ce poste à cause de Quinn qui a eu cette brillante idée.

— Exact, mais ça ne change rien au fond du problème. Il n'avait pas tort. N'empêche, la pilule était dure à avaler.

— De toute façon, ce serait temporaire. Pour assurer la transition avant...

— De repartir vers de nouveaux horizons, termina-t-il avec un hochement de tête. Ça me va. Cette solution nous enlève une épine du pied, à l'un comme à l'autre.

Il dégagea deux pelletées de neige, puis se tourna de nouveau vers Layla, les bras en appui sur le manche.

— Au fait, tu savais que j'allais te proposer ce poste parce que tu sens ce genre de chose.

— Quinn a demandé devant moi à Caleb de t'en parler.

— Tu sens ce genre de chose, insista-t-il. C'est ton truc. Capter les gens, les situations.

— Je ne suis pas médium, si c'est ce que tu veux dire, objecta Layla, de nouveau sur la défensive.

— Tu es venue droit ici, dans une ville où tu n'avais jamais mis les pieds. Tu savais quel itinéraire emprunter.

— Je n'en savais rien du tout, se récria-t-elle, croisant les bras d'un air buté.

— Bien sûr que si, mais ça t'effraie, voilà tout. Tu es partie en voiture avec Quinn le premier soir, une fille que tu ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam.

— Elle me paraissait une alternative sensée à une monstrueuse limace maléfique, rétorqua Layla avec flegme.

— Tu n'as pas couru t'enfermer dans ta chambre. Non, tu es venue jusqu'à cette maison dans laquelle se trouvaient deux inconnus.

Elle se détourna pour observer Balourd qui se roulait dans la neige comme dans un champ de pâquerettes.

— J'étais paniquée, je marchais à l'adrénaline. Je me suis fiée à mon instinct.

— L'instinct. On peut aussi appeler ça ainsi. Je parie que quand tu travaillais dans ta boutique de vêtements, tu en avais un très sûr s'agissant de tes clients et de leurs goûts.

Comme elle ne pipait mot, il recommença à déblayer la terrasse.

— Quinn a des flashs du passé, comme Caleb. Cybil, elle, entre-voit plutôt des événements futurs, comme Gage. Quant à toi, tu es coincée avec moi dans le présent.

— Je ne lis pas dans les pensées, et je refuse qu'on lise dans les miennes.

— Ce n'est pas comme ça, pas exactement.

Il allait devoir l'aider à comprendre la nature de son don et comment s'en servir. Mais elle aurait besoin de temps pour se faire à cette idée.

— Enfin peu importe, nous allons sans doute être cloîtrés ici pendant le week-end. J'ai pas mal de boulot la semaine prochaine, mais dès notre retour en ville, tu peux venir quand tu veux. Mme H te montrera les ficelles, et nous verrons ce que tu penses du poste.

— Écoute, je te suis reconnaissante de ta proposition...

— Non, tu ne l'es pas, coupa-t-il avec un sourire, maniant de nouveau la pelle. Pas tant que ça. Moi aussi, j'ai de l'instinct.

Ce n'était pas seulement une pointe d'humour, mais aussi de la compréhension. Layla donna un coup de pied dans la neige.

— La gratitude est là, répondit-elle d'un ton radouci. Elle est juste cachée sous l'agacement.

La tête inclinée, Fox lui tendit la pelle.

— Tu veux déblayer un peu ?

Elle se mit à rire.

— Ecoute, voilà ce qu'on va faire. Si je viens et si j'accepte ce job, c'est avec l'assurance que l'un ou l'autre puisse se raviser s'il juge que ça ne marche pas. Sans rancune.

— Marché conclu.

Fox tendit la main et serra celle de Layla. Il la garda dans la sienne tandis que les flocons tourbillonnaient autour deux.

Elle devait forcément sentir ce lien immédiat, presque tangible, qui les unissait. Cette reconnaissance. Cybil entrebâilla la porte.

— Le petit déjeuner est prêt.

Fox lâcha la main de Layla et se détourna. Il laissa échapper un soupir discret et rappela le chien.

La matinée fut consacrée aux tâches pratiques : déblayage de la neige, corvée de bois, vaisselle et préparation du repas. Caleb aurait pu se sentir à l'étroit à six plus un chien dans la maison, qui lui avait pourtant toujours paru spacieuse. Mais il savait qu'ils étaient plus en sécurité ensemble.

Pas seulement plus en sécurité, fit remarquer Quinn qui, en guise d'exercice matinal, dégageait avec vigueur l'allée menant à la ré-

serve de bois. Je crois que c'est le destin. Cette vie commune forcée nous donne le temps de nous habituer les uns aux autres, d'apprendre à fonctionner en groupe.

— Donne-moi la pelle, je vais prendre la suite.

Caleb posa le jerrican avec lequel il avait rempli le réservoir du groupe électrogène.

— Mauvais exemple. Vous autres, les hommes, vous devez apprendre à laisser les femmes assumer leur fardeau. Le petit dé-

jeuner préparé par Gage ce matin est un bon exemple d'un travail d'équipe basé sur la non-différenciation des sexes.

— Travail d'équipe basé sur la non-différenciation des sexes ?

Bigre, se dit Caleb. Comment ne pas aimer une femme qui utilisait ce genre d'expressions ?

— Nous pouvons tous cuisiner, poursuivit-elle. Nous pouvons tous déblayer la neige, porter du bois, faire les lits. En exploitant nos points forts, bien sûr. Pour l'instant, on se croirait à une boum de collégiens.

— Comment ça ?

— Les garçons d'un côté, les filles de l'autre, et personne ne sait tout à fait comment s'y prendre pour rapprocher tout ce petit monde. Maintenant, nous sommes au pied du mur.

Elle s'arrêta et fit rouler ses épaules endolories.

— Même nous deux, Caleb, malgré les sentiments que nous éprouvons l'un pour l'autre, nous en sommes encore à nous dé-

couvrir. Et à apprendre à nous faire confiance.

— Si c'est au sujet de la pierre, je comprends que tu puisses être agacée que je ne t'en aie pas parlé plus tôt.

— Je ne le suis pas. Sincèrement.

Elle pelleta encore un peu de neige, mais c'était surtout pour la forme désormais. Ses bras lui faisaient un mal de chien.

— Au début, j'ai failli, mais le soufflé est vite retombé. Parce que j'ai compris que vous trois, vous êtes comme une seule et même personne depuis toujours, et encore plus après l'histoire ahuris-sante qui vous est arrivée. Vous êtes un peu comme... un corps à trois têtes, conclut-elle en passant la pelle à Caleb.

— À t'entendre, on serait un genre de Cerbère effrayant.

— Non, mais tu vois ce que je veux dire. Vous êtes comme une main dont les doigts sont indépendants, mais qui travaillent d'instinct ensemble, expliqua-t-elle en agitant ses doigts gantés. Et maintenant, la deuxième entre dans la partie, ajouta-t-elle en levant son autre main, et il va falloir trouver le moyen de combiner les deux, conclut-elle en entrelaçant les doigts.

— Ta théorie tient debout, reconnut Caleb avec une pointe de culpabilité. En fait, j'ai fait quelques recherches de mon côté.

— Et tu en as parlé à Fox et à Gage.

— Je l'ai sans doute mentionné. Nous ignorons où Ann Hawkins a accouché et résidé avant de revenir à Hollow, chez ses parents, deux ans plus tard. Il est fort probable qu'elle ait trouvé refuge chez un membre de la famille plus éloignée - une cousine ou une tante. Dans son état, elle ne pouvait voyager très loin, pas à l'époque. Au XVIIe siècle, quinze ou trente kilomètres, c'était déjà une sacrée distance ; rien à voir avec aujourd'hui.

— Bonne idée. J'aurais dû y penser.

— J'aurais dû en parler plus tôt.

— Oui. Parles-en donc à Cybil. Je suis forte en recherches, mais elle en est la reine incontestée.

— Et moi un amateur de second ordre.

— Il n'y a rien de second ordre chez toi.

Avec un grand sourire, elle lui sauta dans les bras. La force de son élan fit déraper Caleb qui s'affala sur le sol, l'entraînant dans sa chute. Quinn tomba tête la première dans la neige avec un cri d'orfraie mi-amusé, mi-effrayé.

Le souffle coupé, elle plongea les mains dans la poudreuse et lui écrasa deux poignées de neige sur la figure avant de tenter de rouler sur le côté. Caleb la rattrapa par la taille et la tira en ar-rière, tandis qu'elle hurlait de rire.

— Je suis champion du monde de lutte sur neige, la prévint-il. Tu joues bien au-dessus de ta catégorie, Blondie.

Elle parvint à glisser la main entre les cuisses de Caleb, puis, tirant avantage de la chute brutale de son Q.I., elle lui plaqua une boule de neige dans la nuque.

— Ces gestes sont contraires aux règles de la Fédération de Lutte sur Neige.

— Vérifie, mon vieux. C'est un match mixte.

Quinn tenta tant bien que mal de se relever, puis eut le souffle coupé quand il la cloua au sol de tout son poids.

— Je conserve mon titre ! brailla-t-il.

Il allait l'embrasser quand la porte s'ouvrit.

— Les enfants, leur dit Cybil, il y a un lit bien chaud à l'étage pour vos petits jeux. Vous savez quoi ? Le courant vient juste de revenir. Et apparemment, le téléphone aussi, ajouta-t-elle après un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Téléphone, électricité, ordinateur, dit Quinn qui se dégagea en se tortillant. Il faut que j'aille consulter mes mails.

— On aurait dit un couple de yétis en rut, expliqua Cybil, appuyée contre le sèche-linge, tandis que Layla remplissait la machine à laver de serviettes dans la buanderie. Figure-toi qu'ils se pelo-taient.

— L'amour en fleur est immunisé contre les aléas climatiques.

Cybil pouffa.

— Tu n'es pas obligée de t'occuper de la corvée de linge, tu sais.

— Il n'y a plus une seule serviette propre, et le courant ne va peut-être pas tenir longtemps. Et puis, je préfère être ici au chaud à faire la lessive que dehors à déblayer la neige. Surtout s'il n'y a personne pour me peloter, plaisanta-t-elle en rejetant ses cheveux en arrière.

— Bien vu. Mais si je te dis ça, c'est parce que, d'après mes calculs, Fox et toi allez être de corvée de cuisine ce soir.

— Quinn n'a pas encore fait à manger. Et Caleb non plus.

— Elle a aidé pour le petit déjeuner. Et c'est la maison de Caleb.

— Vaincue, Layla fixa la machine.

— Tant pis pour le linge. Je prends le dîner.

— Avec l'excuse de la lessive, tu peux te décharger sur Fox.

— Non. On ignore s'il sait cuisiner, et moi je sais. Cybil fronça les sourcils.

— Tu sais cuisiner ? Première nouvelle.

— Si j'en avais parlé, j'aurais dû m'y coller.

Les lèvres pincées, Cybil hocha la tête avec lenteur.

— Une logique aussi diabolique qu'efficace. Ça me plaît.

— Je vais jeter un coup d'œil aux provisions, voir ce que je peux préparer comme menu. Quelque chose de...

Layla se tut en apercevant Quinn sur le seuil. Elle était blême.

— J'ai à vous parler. À tous.

Cybil s'avança vers elle.

— Qu'y a-t-il ? s'enquit-elle, puis elle se souvint que Quinn s'était précipitée à l'ordinateur pour lire ses mails. Il est arrivé quelque chose ? Tes parents ?

— Je veux l'annoncer à tout le monde en même temps. Allez chercher les autres.

Quinn avait pris place dans un fauteuil du salon, avec Cybil perchée sur l'accoudoir. Elle aurait voulu se pelotonner sur les genoux de Caleb pour y puiser un peu de réconfort, mais le geste lui semblait déplacé.

Tout lui semblait déplacé désormais.

Elle aurait voulu ne jamais avoir incité sa grand-mère à fouiller dans l'histoire familiale. Elle glissa un coup d'œil en direction de Caleb. Elle l'avait alarmé, elle en avait conscience. Et il était injuste de faire traîner les choses en longueur. Mais quel regard porterait-il sur elle après ?

« Arrache le pansement d'un coup sec, s'encouragea-t-elle.

Qu'on en finisse. »

— Ma grand-mère m'a envoyé les renseignements que je lui avais demandés. Il y a même des documents rassemblés par un généalogiste à la fin du XIXe siècle. J'ai aussi quelques informations sur la lignée des Clark qui pourraient t'intéresser, Layla. Les recherches ne remontent pas à très loin, mais c'est un bon point de départ.

— D'accord.

— Il semble que ma famille se soit impliquée, disons, avec dévo-tion, dans l'étude de ses origines. Pas tellement mon grand-père, mais sa sœur et deux cousines. Apparemment, elles s'enorgueillissaient que leurs ancêtres figurent parmi les premiers pèlerins à s'être installés au Nouveau Monde. Notre arbre généalogique remonte au XVe siècle en Angleterre et en Irlande. Mais la li-gnée qui nous intéresse est celle qui est venue ici, à Hawkins Hollow.

Les yeux rivés sur Caleb, elle prit son courage à deux mains et enchaîna :

— Sébastian Deale est arrivé dans la colonie avec sa femme et ses trois filles en 1651. Sa fille aînée s'appelait Hester.

— Hester Deale, murmura Fox. Elle est de ta famille.

— Oui. Cette même Hester Deale qui, selon l'histoire locale, a dénoncé Giles Dent pour sorcellerie la nuit du 7 juillet 1652. Qui a mis au monde une fille huit mois plus tard et, lorsque celle-ci avait deux semaines, s'est noyée dans l'étang d' Hawkins Wood. Il n'y a pas de père officiel, mais nous savons qui a conçu cet enfant.

— Nous n'avons aucune certitude.

— Si, Caleb, insista Quinn en se tordant les mains. Nous l'avons vu, toi et moi. Et Layla l'a vécu en rêve. Il a violé cette pauvre fille d'à peine seize ans et lui a fait un enfant. Un demi-démon. Elle n'a pas pu le supporter et s'est suicidée.

— Qu'est devenue sa fille ? demanda Layla.

— Elle est morte à vingt ans, après avoir eu deux filles à son tour.

L'une est décédée avant son troisième anniversaire, l'autre a épousé un certain Duncan Clark. Ils ont eu trois fils et une fille.

Son mari, elle-même et leur plus jeune fils sont morts dans l'incendie de leur maison. Les trois autres en ont réchappé.

— Duncan Clark. C'est sûrement là que j'entre en jeu, fit remarquer Layla.

— Et à un moment ou un autre, l'un d'eux a fricoté avec un ou une tzigane de la Vieille Europe, conclut Cybil. Descendre d'une sorcière blanche héroïque et se retrouver avec du sang de dé-

mon. Trop injuste.

— Ça n'a rien d'une plaisanterie, lâcha Quinn sèchement.

— Non, et ce n'est pas non plus une tragédie.

— Mais enfin, Cybil, tu ne comprends pas ce que ça signifie ?

Cette... chose est mon lointain ancêtre, sans doute aussi le tien.

Nous le portons pour partie en nous !

— S'il me pousse des cornes et une queue dans les prochaines semaines, je serai très fâchée.

— Arrête à la fin ! s'emporta Quinn en se levant d'un bond pour lui faire face. Et si nous n'étions pas ici pour aider à mettre un terme à tout ça ? Et s'il nous avait fait venir pour leur faire du mal

?

— Si ton cerveau n'était pas aussi ramolli par l'amour, tu comprendrais que ta théorie ne tient pas debout. Simple réaction de panique assaisonnée d'une bonne dose d'apitoiement sur toi-même, rétorqua Cybil d'une voix glaciale. Nous ne sommes sous la coupe d'aucun démon. Nous n'allons pas changer brusquement de camp et revêtir l'uniforme d'une créature des ténèbres qui a essayé de tuer un chien pour prendre son pied. Nous sommes exactement celles que nous étions il y a cinq minutes, alors cesse tes jérémiades et ressaisis-toi.

— Elle a raison, intervint Layla. Enfin, pas pour les jérémiades.

Sur ce que nous sommes, et comment nous pouvons en tirer parti.

— Très bien. Je vais d'ores et déjà m'entraîner à tourner la tête à trois cent soixante degrés, bougonna Quinn.

— Plutôt nulle comme vanne, commenta Cybil. Le sarcasme te réussirait mieux si tu n'étais pas morte de trouille à l'idée que Caleb puisse te larguer à cause du D comme Démon désormais inscrit sur ton front.

— Laisse tomber, lui intima Layla. Cybil haussa les épaules.

— S'il le fait, insista-t-elle d'un ton posé, c'est qu'il n'est pas digne de toi de toute façon.

Dans le silence pesant qui s'ensuivit, une bûche tomba dans l'âtre avec une nuée d'étincelles.

— As-tu imprimé les pièces jointes ? demanda Caleb.

— Non, je...

Quinn laissa sa phrase en suspens et secoua la tête.

— Allons-y tout de suite qu'on y jette un coup d'œil.

Il se leva et entraîna Quinn par le bras.

— Beau boulot, Cybil, ironisa Gage. Tu lui aurais carrément balancé une baffe dans la figure que ça n'aurait pas été différent.

Elle bondit sur ses pieds.

— S'il la fait souffrir, je lui arrache la queue et je la donne à bouffer à son chien, lança-t-elle avec hargne avant de sortir du salon comme une furie.

— Elle fait un peu peur, commenta Fox.

— Elle n'est pas la seule. Moi, je lui ferai griller le reste pour le dessert, lâcha Layla qui emboîta le pas à Cybil. Je dois aller m'occuper du repas.

— Bizarre, je n'ai plus très faim. Et toi ? demanda Fox à Gage.

À l'étage, Caleb attendit d'être entré avec Quinn dans le bureau qui servait de dortoir aux garçons, puis il la plaqua contre la porte et l'embrassa avec une rage frustrée qui ne tarda pas à se muer en tendresse.

— Quoi que tu aies en tête au sujet de nous deux, oublie-le tout de suite. Compris ?

— Caleb...

— Il m'a fallu toute ma vie pour prononcer les mots que je t'ai dits ce matin. Je t'aime, et ce que tu viens de m'apprendre n'y changera rien.

Submergée par l'émotion, Quinn ferma les yeux.

— Quand j'ai lu le fichier...

— Ça t'a coupé les jambes. Je comprends. Mais tu sais quoi ? Je suis là pour t'aider à te relever.

Il leva le poing et l'ouvrit. Refoulant ses larmes, Quinn posa sa paume contre la sienne et ils entrelacèrent leurs doigts.

— D'accord ?

— J'ai plutôt envie de dire « merci, mon Dieu ».

— Viens, on va imprimer ces pièces jointes.

Un peu rassérénée, elle jeta un regard au lit défait et à la pile de vêtements par terre.

— Tes amis sont des porcs.

— Je peux difficilement dire le contraire.

Ils se frayèrent un chemin à travers le désordre jusqu'à l'ordinateur.

19

Dans la salle à manger, Quinn posa un exemplaire imprimé devant chacun d'eux. Elle remarqua les bols de pop-corn, la bouteille de vin, les verres et les serviettes en papier pliées en triangle. L'œuvre de Cybil.

C'était elle qui avait fait le pop-corn, Quinn le savait. Pas comme cadeau de réconciliation, non. Elles n'en avaient pas besoin.

Juste par amitié.

Avant de s'asseoir, elle posa la main sur l'épaule de Cybil.

— Toutes mes excuses pour le drame tout à l'heure.

Fox prit une poignée de pop-corn.

— Ça, un drame ? Tu devrais venir à une réunion de famille chez mes parents, lui dit-il, le sourire aux lèvres. Les Barry-O'Dell n'ont pas besoin de démon pour mettre une ambiance d'enfer.

— Il va nous falloir nous faire à l'idée que, dorénavant, cette histoire de démon va être un gag perpétuel entre nous, soupira Quinn en se versant un verre de vin.

— Es-tu certaine que c'est Twisse qui a violé Hester Deale ? demanda Gage. Et qui l'a mise enceinte ?

Quinn hocha la tête.

— Aucun doute là-dessus.

— J'en ai moi-même fait l'expérience, intervint Layla qui tordait sa serviette entre ses mains. Ce n'était pas comme les visions de Caleb et de Quinn, mais... Peut-être est-ce le lien du sang, je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, je sais ce qu'il lui a fait subir. Et je sais qu'elle était vierge avant qu'il...

Avec douceur, Fox lui prit les lambeaux de papier des mains et lui donna sa propre serviette.

— D'accord, fit Gage. Et sommes-nous sûrs que Twisse est celui que nous appelons le démon à défaut d'un nom plus approprié ?

— Il n'a jamais aimé ce mot, expliqua Caleb. Je crois qu'on peut l'affirmer, oui.

— Donc, Twisse se sert d' Hester pour engendrer un enfant et étendre ainsi sa lignée. S'il sévit depuis aussi longtemps que nous le pensons - comme le laissent à penser les visions de Caleb -, il n'en était sans doute pas à son coup d'essai.

— Si vous observez la lignée, vous remarquerez un nombre important de suicides et de morts violentes, sur tout dans les cent à cent vingt années après Hester, expliqua Quinn. Une étude au cas par cas montrerait sans doute un taux de meurtres et de dé-

mence supérieur à la moyenne.

— Rien à signaler dans l'histoire récente de ta famille ? l'interrogea Fox. Pas de gros squelettes dans les placards ?

— Pas que je sache. Le lot habituel de parents un peu barjos ou pénibles, mais aucun séjour en prison ou en hôpital psychiatrique.

— Il y a dilution, fit remarquer Fox qui feuilletait la sortie papier, les sourcils froncés. Ce n'était pas prévu dans sa stratégie.

Twisse ignore ce que Dent mijote contre lui cette nuit-là. Il contrôle l'esprit d'Hester, a assuré sa descendance, sans se douter qu'il va être contraint d'en rester là.

— Je vois ce que tu veux dire, intervint Layla. Il avait prévu d'en finir avec Dent cette nuit-là ou tout au moins de le mettre hors d'état de nuire.

— Ainsi, il aurait eu la mainmise totale sur le village, essaimé ses héritiers, puis serait parti recommencer son sale boulot ailleurs.

Mais Dent le capture et le retient prisonnier jusqu'à ce que...

Caleb exposa la fine cicatrice à l'intérieur de son poignet.

— Jusqu'à ce que les héritiers de Dent le libèrent. Pourquoi aurait-il laissé faire une chose pareille ?

— Dent estimait peut-être que trois siècles de captivité suffisaient, suggéra Gage. Ou alors il n'était plus à même de le retenir et a fait appel à des renforts.

— Des gamins de dix ans, fit Caleb, dégoûté.

— Les enfants sont plus susceptibles de croire ce que les adultes ne peuvent, ou ne veulent accepter, fit remarquer Cybil. Et puis, personne n'a dit que tout ceci était juste.

— Il vous a donné ce qu'il a pu : votre habileté à guérir vite, votre clairvoyance. Et la pierre, en trois morceaux.

— Et aussi le temps de grandir, ajouta Layla. Vingt et un ans.

Peut-être est-ce aussi lui qui a trouvé le moyen de nous faire venir ici, Quinn, Cybil et moi. Parce que je ne vois pas l'intérêt de m'attirer ici pour tenter ensuite de m'effrayer au point que je veuille fuir. Ce n'est pas logique.

— Bien vu, approuva Quinn qui se décrispa d'un cran. Excellent raisonnement.

— Je vais pousser les recherches sur ta famille, Q, proposa Cybil. Je verrai ce que je peux dénicher sur celle de Layla et la mienne.

Cybil dessina deux traits horizontaux au bas du verso d'une des feuilles.

— Giles Dent et Ann Hawkins ici, Lazarus Twisse et l'in fortunée Hester Deale de l'autre côté. Chaque racine produit un tronc et chaque tronc ses branches, expliqua-t-elle, continuant à tracer des lignes. À un moment, les branches s'entrecroisent. En chiro-mancie, le croisement de lignes est un symbole de pouvoir, conclut-elle en terminant son dessin par trois branches qui en ren-contraient trois autres. Nous devons donc identifier ce pouvoir et nous en servir.

Ce soir-là, Layla prépara une savoureuse fricassée de poulet à la tomate et aux haricots blancs. D'un commun accord, ils discutè-

rent d'autres sujets. Tous avaient grand besoin d'une bonne dose de normalité, songea Quinn, tandis qu'ils parlaient voyages après avoir disséqué les derniers films sortis.

— Gage est celui qui a la bougeotte, commenta Caleb. Il joue au cow-boy solitaire depuis ses dix-huit ans.

— Pas toujours solitaire.

— Caleb a dit que tu avais été à Prague, dit Quinn. J'aimerais beaucoup visiter cette ville.

— Je croyais que c'était Budapest ? s'étonna Cybil.

Gage se tourna vers elle.

— J'y suis allé aussi. Prague était ma dernière étape avant le retour.

— Ça doit être fabuleux, non ? intervint Layla. L'art, l'architecture, la gastronomie.

— Il y a beaucoup à voir là-bas. Le palais, le fleuve, l'opéra. J'en ai eu un aperçu, mais la plupart du temps, je bossais. J'étais venu de Budapest pour une partie de poker.

— Tu as passé ton temps à jouer au poker dans le Paris de l'Europe Centrale ? s'exclama Quinn.

— Pas tout le temps, mais le plus souvent, oui. La partie a duré plus de soixante-treize heures.

Cybil haussa les sourcils.

— Trois jours à jouer au poker ? Voilà qui frôle l'obsession, non ?

— Tu n'avais pas faim, sommeil, ou envie d'aller aux toilettes ?

demanda Layla.

— Il y avait des pauses. Soixante-treize heures, c'était le temps effectif de jeu. Il s'agissait d'une partie privée, au domicile d'un particulier.

— Perdu ou gagné ? voulut savoir Quinn avec un grand

— Je me suis plutôt bien débrouillé.

— C'est grâce à ton don de précognition que tu t'es plutôt bien débrouillé ? s'enquit Cybil.

— Ce serait de la tricherie.

— Oui, mais tu ne réponds pas à la question.

Gage prit son verre sans la lâcher des yeux.

— Si j'étais obligé de tricher pour gagner au poker, je ferais aussi bien de vendre des assurances. Je n'ai pas besoin de tricher.

— Nous avons prêté serment, intervint Fox qui leva les mains devant le regard furibond de Gage. On est tous dans le même bateau maintenant. Elles doivent comprendre comment nous fonc-tionnons. Quand nous avons réalisé que nous avions un don, nous nous sommes juré de ne jamais l'utiliser aux dépens d'autrui. Et nous tenons toujours parole.

— Dans ce cas, dit Cybil à Gage, tu devrais plutôt jouer aux courses qu'aux cartes.

Il lui adressa un sourire suffisant.

— J'ai eu ma période, mais je préfère les cartes. Tu veux jouer ?

— Plus tard peut-être.

Quand Cybil lança à Quinn un regard d'excuse, celle-ci comprit ce qui allait suivre.

— Bon, on ne peut pas y couper, alors revenons à nos moutons, commença Cybil. J'ai une question, une sorte de point de départ.

— D'abord un quart d'heure de pause, décréta Quinn en se levant. Le temps de débarrasser la table, de sortir le chien et de se dégourdir les jambes. Quinze petites minutes.

Caleb l'imita et lui caressa le bras.

— De toute façon, je dois aller vérifier le feu et sans doute rentrer encore du bois. On se retrouve dans le salon.

On aurait dit un groupe d'amis ordinaires passant une soirée d'hiver ensemble, songea Caleb. Gage s'était mis au café, ce qui était habituel. Depuis leurs dix-sept ans, il ne l'avait jamais vu boire plus de deux verres d'alcool à la suite. Fox était repassé au Coca et lui-même avait opté pour l'eau.

Puisque des questions allaient être posées, ils tenaient à garder la tête claire.

Les deux clans s'étaient reformés. Par automatisme ? Ou même par nature intrinsèque ? se demanda Caleb. Les trois filles avaient pris place sur le canapé. Fox était sur le tapis avec Balourd. Lui-même avait choisi un fauteuil et Gage se tenait debout près de la cheminée, comme s'il était prêt à quitter la pièce au cas où le sujet ne conviendrait pas à son humeur.

— Alors voilà, commença Cybil qui replia les jambes en tailleur et les regarda tous tour à tour. Je me demandais quel avait été le premier, disons, incident, qui vous a fait comprendre que quelque chose clochait en ville. Après votre retour de la clairière.

— M. Guthrie et la fourchette, répondit Fox qui s'étira et cala la tête sur le ventre de Balourd. C'était un indice de taille.

— On dirait le titre d'un conte pour enfants, fit remarquer Quinn qui en prit note dans son calepin. Tu nous racontes ?

— Vas-y toi, Caleb, suggéra Fox.

— C'était le soir de notre anniversaire. Nous étions tous les trois passablement effrayés. Séparés, c'était encore pire. J'ai convaincu ma mère de me laisser aller au bowling, histoire de m'occuper.

Et de retrouver Gage. Elle ne savait pas si elle devait me punir ou non, ajouta-t-il avec un demi-sourire. C'est la seule fois où je l'ai vue indécise sur ce genre de question. Finalement, elle m'a laissé partir avec mon père. Gage ?

— Je travaillais au bowling. M. Hawkins me donnait un peu d'argent de poche pour passer la serpillière ou servir les commandes au grill. J'avoue que je me suis senti beaucoup mieux quand Caleb est arrivé. Et Fox dans la foulée.

— J'ai tanné mes parents pour me laisser y aller, intervint Fox.

Mon père a fini par céder et m'a emmené. Je crois qu'il voulait avoir une petite discussion avec le père de Caleb.

— Donc, Brian - M. O'Dell - et mon père buvaient un café au bout du comptoir. À ce moment-là, ils n'avaient pas encore prévenu Bill, le père de Gage.

— Il ignorait qu'on avait passé la nuit dans les bois, expliqua Gage. Us ne voulaient pas m'attirer d'ennuis avant d'avoir pris une décision.

— Où se trouvait ton père ? demanda Cybil.

— Derrière les quilles. Comme il était à peu près sobre -ce qui ne durait jamais plus que quelques heures -M. Hawkins le faisait travailler.

— Sur la piste deux, je me souviens, murmura Caleb. Un soir d'été ordinaire, en apparence. Des ados et quelques étudiants aux flippers et sur les jeux vidéo. Le grill en pleine effervescence, le fracas des quilles. Il y avait un gamin de deux ou trois ans avec sa famille sur la piste quatre. Il a piqué une grosse colère. Un bazar du diable. Sa mère l'a traîné dehors juste avant... l'incident.

Il but une gorgée d'eau, revoyant la scène comme si c'était la veille.

— M. Guthrie mangeait un hot dog frites avec une bière au comptoir. Un type plutôt sympa. Il vendait des revêtements de sol.

Deux enfants au lycée. Il venait une fois par semaine, quand sa femme sortait au cinéma avec des copines. C'était réglé comme du papier à musique. Il commandait toujours un hot dog frites et se soûlait consciencieusement. Mon père avait coutume de dire qu'il buvait au bowling parce qu'il pouvait se convaincre que, comme il n'était pas dans un bar, ce n'était pas vraiment boire.

— Fauteur de troubles ? demanda Quinn qui prenait des notes.

— Pas du tout. Il était ce que mon père appelle un poivrot affable.

Il n'avait pas l'alcool mauvais. Tous les mardis soir, M. Guthrie s'enfilait quatre ou cinq bières, suivait quelques parties, bavardait avec qui se trouvait là. Et vers 23 heures, il laissait un pourboire de cinq dollars et rentrait sagement à la maison.

— Il nous achetait des œufs, se souvint Fox. Une douzaine tous les samedis matin.

— Ce soir-là, il était presque 22 heures et M. Guthrie passait près des tables, sa bière à la main, enchaîna Caleb. À l'une d'elles, plusieurs clients mangeaient des hamburgers. Frank Dibbs, un ancien champion de bowling qui entraînait l'équipe de deuxième division, se trouvait parmi eux. Mon père nous avait dit de faire une pause et nous partagions une pizza à la table voisine. « Eh, Guth, a lancé Dibbs, ma femme veut un nouveau lino dans la cuisine, qu'est-ce que tu peux me proposer ? » Guthrie s'est contenté de sourire jusqu'aux oreilles - un sourire étrange, lèvres pincées, sans montrer les dents. Il a saisi une des fourchettes sur la table et l'a plantée dans la joue de Dibbs avant de partir d'un pas tranquille comme si de rien n'était. Il y a eu une belle pagaille - les gens hurlaient et couraient dans tous les sens. Et cette fourchette qui dépassait de la joue de M. Dibbs, le sang qui coulait, pendant que M. Guthrie sirotait sa bière au bout de la piste deux.

Remué à ce souvenir, Caleb avala une longue gorgée d'eau.

— Mon père voulait qu'on sorte. C'était la folie dans le bowling.

C'est le tien qui s'est occupé de Dibbs, dit Caleb à Fox. Il lui tenait la tête. Dibbs avait déjà arraché la fourchette et ton père lui plaquait une pile de serviettes en papier sur la joue pour stopper l'hémorragie. Il avait du sang plein les mains quand il nous a reconduits à la maison.

Caleb secoua la tête.

— Enfin bref, le père de Fox nous a ramenés. Gage nous accompagnait, mon père y avait veillé. On était couchés quand il est rentré. Ma mère l'avait attendu. Il lui a dit qu'ils avaient fait ar-rêter Guthrie et qu'il riait comme un dément dans sa cellule. Plus tard, quand tout a été fini, il ne s'est souvenu de rien. Personne d'ailleurs n'a gardé beaucoup de souvenirs des événements de cette semaine-là, ou alors ils les ont refoulés. Guthrie n'est plus jamais revenu au bowling. La famille a déménagé l'hiver suivant.

— Était-ce le seul incident de la nuit ? demanda Cybil après un silence.

— Une fille s'est fait violer, lâcha Gage en posant sa tasse vide sur le manteau de la cheminée. Elle fricotait avec son petit copain dans Dog Street. Il ne s'est pas arrêté quand elle a commencé à protester. Malgré ses pleurs et ses cris, il l'a violée sur la ban-quette arrière de sa Buick d'occasion, puis l'a balancée dans le caniveau et s'est arraché. Quelques heures plus tard, il a percuté un arbre avec sa voiture. Il s'est retrouvé dans le même hôpital que la fille. Sauf que lui ne s'en est pas sorti.

— Au beau milieu de la nuit, un toutou tranquille a attaqué son jeune maître de huit ans, poursuivit Fox. Le chien dormait avec lui toutes les nuits depuis trois ans. Les cris du gamin ont alerté les parents, et quand ils sont entrés dans la chambre, le chien s'en est aussi pris à eux. Le père a dû le repousser avec la batte de base-bail de son fils.

— Après, ç'a été de mal en pis. Cette nuit-là, la suivante, dit Caleb avec un long soupir. Et ensuite, ce n'était plus seulement la nuit.

— On peut distinguer un schéma, observa Quinn.

— Ah oui, lequel ? À part des gens ordinaires qui deviennent soudain violents ou psychotiques ?

Interrompue dans le fil de ses réflexions, elle releva la tête.

— Nous avons vu ce qui s'est passé avec Balourd. Tu viens de nous parler d'un autre animal de compagnie, et ce n'était pas le seul incident de ce genre. Et maintenant, cet homme qui avait bu plusieurs bières. Avec un degré d'alcoolémie qui dépassait sûrement la limite autorisée, son jugement devait être affecté. On n'a pas les idées claires quand on a bu, on est plus influençable.

Fox se redressa en position assise.

— Tu veux dire que Guthrie a été plus facile à manipuler parce qu'il était ivre ou en bonne voie ? Ça tient debout.

— Le type qui a violé la fille avec qui il sortait depuis trois mois et a emplafonné un arbre n'avait pas bu, objecta Gage. Où est le schéma ?

— L'excitation et la frustration sexuelle tendent aussi à obscurcir le jugement, répondit Quinn, tapotant avec son crayon sur son calepin. A fortiori chez un adolescent.

— Remarque pertinente, approuva Caleb. Pourquoi n'avaient-ils pas fait cette constatation eux- mêmes ?

— Il y a eu aussi les corbeaux, reprit-il. Deux douzaines environ, retrouvés morts dans High Street le matin de notre anniversaire, cette année-là. Ils avaient brisé des vitres à force de s'y fracas-ser. Nous nous sommes toujours dit que c'était lié. Par chance, personne n'a été blessé.

— Est-ce que ça commence toujours de la même façon ? s'enquit Layla. Pouvez-vous dater le moment avec exactitude ?

— Le premier incident dont j'ai souvenir la fois suivante, c'est le chien des Myers retrouvé noyé dans leur piscine. Puis il y a eu cette femme qui a laissé son bébé dans la voiture pendant qu'elle était au salon de beauté pour une manucure. Il faisait dans les trente degrés ce jour-là, précisa Fox. Un passant a entendu des pleurs et prévenu la police qui a libéré l'enfant. Quand ils sont al-lés voir la mère, elle a affirmé ne pas avoir de bébé et ne pas comprendre ce qu'on lui voulait. Il s'est avéré qu'elle n'avait pas fermé l'œil deux nuits d'affilée parce que son fils avait des coliques.

— Privation de sommeil, nota Quinn qui écrivit l'information.

— Nous avons compris que le phénomène recommençait, reprit Caleb, et en avons eu la certitude le soir de notre dix-septième anniversaire, quand Lisa Hodges est sortie du bar à l'angle de Main Street et Battlefield, s'est entièrement déshabillée et a commencé à tirer sur les voitures avec le vingt-deux millimètres qu'elle avait dans son sac.

— Nous étions dans une des voitures, ajouta Gage. Heureusement pour toutes les personnes concernées, elle visait comme un pied.

— Elle t'a quand même touché à l'épaule, lui rappela Fox.

— Elle a tiré sur toi ?

Gage sourit à Cybil avec un flegme bravache.

— Juste effleuré, et nous cicatrisons vite. Nous avons réussi à la désarmer avant qu'elle ne blesse quelqu'un d'autre ou ne se fasse renverser, vu qu'elle était au milieu de la chaussée. Dans la foulée, elle nous a proposé des pipes. Il paraît qu'elle en a fait pas mal ce soir-là, mais on n'était pas d'humeur à se renseigner.

— Bon, passons du schéma à la théorie, décida Quinn qui se le-va pour réfléchir. L'entité que nous appellerons Twisse a besoin d'énergie. Une énergie que renferme tout être vivant. Quand elle se manifeste, durant cette période où Dent est incapable de la contenir, elle cherche d'abord les sources d'énergie les plus simples. Oiseaux, mammifères, humains les plus vulnérables. Au fur et à mesure que Twisse gagne en puissance, il est capable de remonter la chaîne.

— Pour l'empêcher de nuire, je ne crois pas qu'il suffise d'éliminer tous les animaux de compagnie, de prohiber l'alcool, les drogues, le sexe et de s'assurer que tout le monde dorme comme un bébé, objecta Gage.

— Dommage, rétorqua Cybil, voilà qui pourrait nous faire gagner du temps. Continue, Q.

— La question suivante serait : comment génère-t-il l'énergie dont il a besoin ?

— Peur, haine, violence, voilà ce dont il se nourrit, répondit Caleb. Et impossible d'en tarir la source parce que ces émotions font partie intégrante de l'espèce humaine.

— Leurs contreparties aussi. On peut donc émettre l'hypothèse qu'il existe des moyens de riposte contre lui. Vos pouvoirs se sont renforcés avec le temps, les siens aussi. Peut-être est-il capable de stocker une partie de l'énergie qu'il capte en période dor-mante.

— De ce fait, il peut commencer plus tôt et frapper plus fort d'em-blée, conclut Caleb.

— Il puise dans ses réserves dès maintenant, intervint Layla, parce qu'il ne veut pas qu'on tienne bon tous les six. Il espère morceler le groupe avant juillet.

— Il doit être déçu, dit Cybil en s'emparant du verre de vin qu'elle faisait durer depuis le début de la discussion. Le savoir est une force, et il est bon d'avoir des théories logiques et d'élargir notre champ d'investigation. Mais pour aller de l'avant, il nous faut aussi une stratégie. Tu as ça en stock, monsieur l'avocat ?

Fox lui sourit avec assurance.

— Et comment ! Dès que les sentiers seront de nouveau praticables, je propose que nous nous rendions tous ensemble à la Pierre Païenne et lancions à cette créature de malheur un défi commun qu'elle n'est pas près d'oublier.

L'idée était séduisante. En théorie du moins, car il en allait autrement dans l'esprit de Caleb, quand on prenait en compte le facteur humain. Autrement dit, Quinn. Il l'avait déjà emmenée une fois à la clairière et avait déconnecté, la laissant seule et vulnérable.

Et à l'époque, il n'était pas encore amoureux d'elle.

Ils n'avaient pas le choix, il en avait conscience. L'enjeu les dé-

passait. Mais la perspective de la mettre en danger délibérément l'empêchait de trouver le sommeil.

Incapable de tenir en place, il errait à travers la maison, vérifiant les serrures, guettant par les fenêtres l'apparition du démon qui les harcelait. La clarté lunaire teintait la neige de reflets bleutés.

Dès le lendemain, ils pourraient sans doute dégager les voitures et les allées. D'ici un jour ou deux, la vie reprendrait son cours normal. Façon de parler.

Il connaissait déjà la réponse de Quinn s'il lui demandait de rester

: elle ne pouvait pas abandonner Layla et Cybil. Il savait déjà qu'il devrait la laisser y aller.

Il ne pouvait la protéger à chaque heure de la journée, et s'il essayait, ils finiraient par s'étouffer l'un l'autre.

Comme il traversait le salon, il aperçut de la lumière dans la cuisine. Entrant pour éteindre et s'assurer que la porte était bien fermée, il découvrit Gage qui faisait une réussite sur le plan de travail, une tasse de café fumant près de la pile de cartes.

— Du café noir à 1 heure du mat ? Tu ne vas pas fermer l'œil de la nuit.

Gage tira une nouvelle carte.

— Le café ne m'empêche jamais de dormir. Je dors quand je veux, tu sais bien. Et toi, quelle est ton excuse ?

— Cette marche dans les bois va être longue et pénible, même si on attend un mois. Ce qui serait sans doute préférable.

— Faux. Six rouge sur sept noir. Tu essaies juste de trouver le moyen d'y aller sans Quinn.

— Je t'ai déjà raconté ce qui s'était passé l'autre fois.

— Et elle en est revenue entière sur ses jambes de rêve. Valet de trèfle sur reine de carreau. Je ne m'en fais pas pour elle. C'est toi qui m'inquiètes.

Caleb se redressa, piqué au vif.

— Est-ce qu'une seule fois je n'ai pas été à la hauteur ?

— Pas jusqu'à présent. Mais tu as cette fille méchamment dans la peau, Hawkins. Et si quelque chose tourne mal, ta première réaction sera de couvrir ses arrières.

— Et alors ? Quel mal y a-t-il à ça ?

Caleb n'avait pas envie d'un café, mais comme il doutait de réussir à dormir de toute façon, il s'en versa un.

— Je suis prêt à parier que ta blonde sait se défendre toute seule comme une grande. Je ne dis pas que tu as tort, Caleb. J'imagine que si je tenais autant que toi à une fille, je ne serais pas chaud pour la mettre à l'épreuve. Le hic, c'est que tu n'auras pas le choix.

— Je n'ai jamais demandé à éprouver ce que je ressens, finit par répondre Caleb après un silence. C'est en grande partie la cause du problème. Mais qu'y puis-je ? Nous sommes bien ensemble, Gage.

Inutile de le dire, ça se voit. Je ne sais pas ce qu'elle trouve à un loser comme toi, mais c'est tout à son honneur.

— Si seulement on avait le temps, je suis sûr qu'on pourrait bâtir quelque chose de solide.

Gage rassembla les cartes et les battit avec adresse.

— Tu penses qu'on va y rester cette fois, hein ?

Caleb se tourna vers la fenêtre nimbée du halo bleuté et glacial de la lune.

— Oui. Pas toi ?

— Il y a des chances, admit Gage qui distribua à chacun une main de black jack. Mais bon, personne n'est éternel.

— C'est justement là le problème. Maintenant que j'ai trouvé Quinn, j'ai très envie de vivre le plus longtemps possible.

Caleb jeta un coup d'œil à ses deux cartes. Roi et trois, ce qui faisait treize points. Raté pour les vingt et un points en deux cartes.

— Carte, demanda-t-il à Gage.

Avec un sourire narquois, Gage retourna un neuf.

— Pas de bol.

20

Caleb espérait une semaine de répit, deux en se débrouillant bien. Il eut droit à trois jours. Une fois de plus, Mère Nature fit des siennes : les températures grimpèrent d'environ dix degrés, entraînant une fonte des neiges brutale avec à la clé une crue subite des cours d'eau et la formation de verglas la nuit, le thermo-mètre chutant au-dessous de zéro.

Trois jours plus tard, le chasse-neige avait dégagé la route qui menait à sa propriété et les filles étaient de retour dans la maison de High Street. Le niveau des cours d'eau demeurait élevé, mais le sol avait absorbé la plus grande partie du ruissellement. Et il commençait à être à court d'excuses pour repousser la randonnée jusqu'à la Pierre Païenne.

Assis à son bureau, contemplant Balourd étalé de tout son long sur le pas de la porte, Caleb s'efforça de se concentrer sur son travail. Les championnats hivernaux touchaient à leur fin et les compétitions de printemps débuteraient d'ici peu. Il était sur le point de convaincre son père des avantages du système de comptage électronique et entendait donner le coup de grâce. S'ils se dépêchaient, ils pourraient être prêts pour la prochaine saison.

Il leur faudrait faire de la publicité et former le personnel.

Il ouvrit le tableur au mois de février. Les chiffres étaient bons, un peu supérieurs même à ceux de l'année précédente. Cette marge financière lui serait bien utile. Bien sûr, avec des résultats aussi positifs, son père mettrait en doute la nécessité d'un changement de système.

Tandis qu'il imaginait la conversation, le bip qui annonçait l'arrivée d'un nouveau mail retentit. Il bascula sur sa messagerie et dé-

couvrit l'adresse de Quinn.

Bonjour, Amour de ma vie

Je n'ai pas voulu téléphoner au cas où tu serais occupé. Fais-moi savoir quand tu auras le temps.

Pour l'instant, voici les prévisions du Service local météo de chez Black : aujourd'hui, les températures devraient atteindre une maximale de 9 degrés avec de belles apparitions du soleil. Mini-males autour de 5 degrés. Pas de précipitations attendues.

Temps prévu pour demain : ensoleillé avec une maximale de 10

degrés.

Observations visuelles : surface de gazon visible de plus en plus grande dans le jardin de devant et de derrière. Il y aura sans doute davantage de neige et de boue dans les bois, mais le moment est venu de sauter en selle, baby.

Mon équipe peut être sur le pied de guerre demain à la première heure avec les provisions nécessaires.

À part ça : Cybil a établi le lien avec la lignée des Clark et étudie en ce moment quelques branches des Kinski pour confirmation.

Elle pense aussi tenir une ou deux pistes sur le lieu de résidence d'Ann Hawkins, ou du moins l'endroit où elle aurait accouché. Je t'en parlerai quand on se verra.

Dis-moi dès que possible pour demain.

Plein de bisous, Quinn.

(Je sais, plein de bisous, ça fait un peu nunuche, mais ça m'a semblé plus raffiné que de signer : j'aimerais que tu viennes me sauter. Même si c'est ce que je pense.)

La fin fit sourire Caleb, même si à la lecture du reste, il sentit une sourde migraine se glisser en traître derrière son crâne.

Il pouvait retarder l'échéance d'un jour ou deux. En toute honnê-

teté. Impossible en effet de demander à Fox de laisser tomber ses clients ou ses plaidoiries d'un claquement de doigts. Quinn comprendrait. Mais il devait le faire dans les règles.

Agacé, il envoya un mail à Fox, lui demandant quand il serait libre pour la randonnée à la clairière. Fox répondit presque aussitôt et son irritation grimpa d'un cran.

Vendredi ok. Matinée dispo, peux me libérer toute la journée si néc.

Alors que Caleb s'apprêtait à fermer pour midi, Bill Turner apparut dans l'encadrement de la porte.

— Euh... j'ai réparé le lavabo dans les toilettes au rez-de-chaussée, et pour la fuite du congélateur, c'était juste un tuyau à remplacer.

— Merci, Bill, répondit Caleb en enfilant sa parka. J'ai une course ou deux à faire en ville. Je ne devrais pas m'absenter plus d'une heure.

— Très bien. Je me demandais, euh...

Bill se passa la main sur le menton, la laissa retomber.

— Vous croyez que Gage va venir ? Ou je pourrais peut-être faire un saut chez vous pour lui parler ?

C'était ce qui s'appelait être pris entre le marteau et l'enclume.

Caleb arrangea sa veste, histoire de gagner du temps.

— Je ne sais pas s'il a prévu de venir, Bill. Il n'en a pas parlé. À

votre place, j'attendrais un peu avant d'aller le voir. Je sais que vous voulez...

— C'est pas grave. Y a pas de mal.

Caleb jura entre ses dents tandis que Bill s'éloignait. Il était obligé de prendre le parti de Gage. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait vu de ses yeux le résultat des coups de ceinturon sur son dos quand ils étaient gamins. D'un autre côté, il avait aussi vu de ses yeux Bill reprendre pied ces dernières années. Et il ne pouvait non plus ignorer la peine et la culpabilité qui se lisaient sur son visage à l'instant.

D'une façon ou d'une autre, Caleb se savait condamné à culpabi-liser.

Il se rendit droit chez Quinn.

Ce fut elle qui ouvrit et l'attira du même geste à l'intérieur. Sans lui laisser le temps de prononcer un mot, elle noua les bras autour de son cou et captura sa bouche avec fougue.

— J'espérais que ce serait toi.

— Heureusement. Sinon Greg, le livreur d'UPS, se serait fait des idées si tu l'avais accueilli ainsi.

— Il est plutôt mignon. Viens à la cuisine, j'ai fait du café frais.

Nous travaillons toutes les trois en haut. Tu as reçu mon mail ?

— Oui.

— Alors, c'est d'accord pour demain ? demanda-t-elle en s'emparant de la cafetière.

— Non, pas demain. Fox ne sera pas libre avant vendredi.

La bouche de Quinn se pinça en une moue vite disparue.

— Ça marche pour vendredi. Entre-temps, nous continuerons nos recherches. Cybil pense tenir une ou deux pistes sérieuses sur... Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle devant sa mine sombre.

Caleb arpenta la cuisine sur quelques pas, puis revint vers elle.

— Écoute, il faut que je te le dise. Je ne veux pas que tu retournes là-bas. Attends, laisse-moi parler, d'accord ? s'empressa-t-il d'ajouter, coupant court à toute protestation. Je sais bien que nous devons y aller tous ensemble, mais j'aimerais qu'il existe un moyen de t'empêcher de venir. Mon souhait le plus cher serait que tu puisses rester à l'abri quelque part jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de danger. J'ai le droit d'en avoir envie, tout comme je sais que je ne peux avoir gain de cause. Et si tu es fâchée contre moi, eh bien, tant pis.

Quinn garda le silence un moment, puis :

— Tu as déjeuné ?

— Non. Quel rapport ?

— Je vais te préparer un sandwich - une offre que je ne fais jamais à la légère.

— Pourquoi maintenant ?

— Parce que je t'aime. Enlève ta veste. J'adore ce que tu viens de me dire, commença-t-elle en ouvrant le réfrigérateur. Si tu avais tenté de m'interdire de venir ou menti pour me court-circuiter d'une façon ou d'une autre, je t'aimerais encore parce que je ne peux pas lutter contre mes sentiments, mais je serais furieuse et, pire, déçue. Alors que là, Caleb, je suis plutôt fière que mon cœur et ma raison aient collaboré avec tant de brio dans le choix de l'homme parfait. Parfait pour moi.

Elle coupa le sandwich en deux triangles nets qu'elle lui tendit.

— Tu veux un café ou du lait ?

— De l'eau blanchâtre ? Non, merci, je préfère un café. Il mordit dans le pain complet garni de dinde et de fromage blanc aux herbes.

— Hmm, délicieux.

— Ne t'habitue pas à te faire servir, l'avertit-elle. On devrait partir tôt vendredi, tu ne crois pas ? À l'aube, je dirais.

De sa main libre, il lui caressa la joue.

— Oui, on se mettra en route dès le lever du jour.

Sur la lancée, Caleb décida d'aller parler à Gage. En entrant dans la maison, Balourd sur les talons, il fut accueilli par une bonne odeur de cuisine. Il trouva son ami devant la cuisinière. Une bière à la main, il remuait le contenu d'un faitout.

— Tu as fait à manger.

— Du chili. J'avais un creux. Fox a appelé. Il a dit qu'on emme-nait les filles en randonnée vendredi.

— Oui. À l'aube l

— Ça devrait être intéressant.

— On ne peut pas y couper.

Caleb remplit la gamelle de Balourd, se servit une bière, puis se jeta à l'eau :

— Je dois te parler de ton père.

Gage se referma comme une huître.

— Il travaille pour toi ; ce sont tes affaires. Je n'ai aucun commentaire à faire.

— Tu es parfaitement en droit de le bannir de ta vie, je ne dis pas le contraire. Je veux juste que tu saches qu'il a demandé à te voir. Écoute, il est sobre depuis cinq ans maintenant. Je sais que ça ne change rien aux mauvais traitements qu'il t'a infligés. Mais c'est une petite ville, Gage, et tu ne pourras pas l'éviter éternellement. D'après moi, il a des choses à te dire. Le mieux serait peut-être que tu te débarrasses au plus vite de cette conversation, voilà tout.

— D'après moi, tu devrais cesser de t'interposer entre lui et moi, rétorqua Gage, le visage de marbre - un atout de taille au poker.

Je ne t'ai rien demandé. Je me fous complètement qu'il essaie de se racheter.

Caleb leva la main en signe d'apaisement.

— Aucun problème. Je n'essaie pas de te convaincre du contraire. Je t'informe, c'est tout.

— Maintenant je sais.

Debout à la fenêtre, le vendredi matin, alors qu'il regardait le faisceau des phares couper la pénombre grisâtre du petit jour, Caleb réalisa que sa première rencontre avec Quinn ici même remontait à presque quatre semaines. Comment autant de bouleversements avaient-ils pu se produire en aussi peu de temps ?

Il la regarda descendre du pick-up de Fox, ses cheveux dorés sortant de sous son bonnet de laine noir. Elle portait une parka rouge vif et des chaussures de marche. Un éclat de rire illumina son visage tandis qu'elle parlait à Cybil, et sa respiration formait de petits nuages de condensation dans l'air glacial.

Elle n'ignorait pas la peur, il le savait, mais refusait qu'elle lui dicte sa loi. Il espérait pouvoir en dire autant, car depuis qu'elle était entrée dans sa vie, l'enjeu n'était plus le même.

Caleb demeura à la fenêtre jusqu'à ce qu'il entende Fox ouvrir la porte d'entrée avec sa propre clé, puis il descendit les rejoindre, et rassembler ses affaires pour la journée.

Le brouillard rampait sur le sol durci par le froid nocturne. D'ici midi, le sentier serait de nouveau boueux, Caleb le savait, mais, pour l'instant, il était tout à fait praticable et le petit groupe progressait vite.

Il y avait encore des plaques de neige çà et là, et pour le plus grand plaisir de Layla, Caleb identifia des empreintes de cerfs, nombreux dans ces bois. Si certains d'entre eux étaient nerveux, ils le cachaient bien.

Tout était si différent de cette funeste journée de juillet qui leur avait ravi leur enfance, à Fox, à Gage et à lui. Il se surprit à porter la main à son nez, comme pour remonter ses lunettes qui glissaient toujours à l'époque.

— Comment ça va, capitaine ? demanda Quinn qui calqua son pas sur le sien et lui donna un petit coup de coude.

— Ça va. Je repensais juste à ce fameux jour de juillet. Il faisait une chaleur étouffante et il y avait du vert partout. Fox traînait ce stupide ghetto-blaster, et le pique-nique de ma mère pesait une tonne.

On transpirait à grosses gouttes, intervint Fox juste derrière eux.

— Nous arrivons à l'étang, annonça Gage, rompant le fil des souvenirs.

Dans l'esprit de Caleb, l'eau interdite dans laquelle ses amis et lui s'étaient baignés à l'époque évoquait aujourd'hui davantage de dangereux sables mouvants. Il s'imaginait sombrant peu à peu, irrémédiablement aspiré vers le fond jusqu'à ce que la lumière du jour disparaisse à jamais.

Ils firent étape sur la rive comme autrefois, mais aujourd'hui le ca-fé avait remplacé la limonade.

— Des cerfs sont venus ici aussi, fit remarquer Layla en désignant le sol. Ce sont des empreintes de cerfs, n'est-ce pas ?

— Certaines, oui, confirma Fox. Il y en a aussi de ratons laveurs.

Il lui prit le bras et la fit pivoter pour lui montrer les-dites empreintes.

— Des ratons laveurs ?

Le sourire aux lèvres, elle se pencha pour y regarder de plus près.

— Quoi d'autre ?

— Renards, dindons sauvages et, de temps en temps -quoi que ce soit surtout plus au nord -, ours.

Elle se redressa brusquement.

— Ours !

— Plus au nord, répéta-t-il, profitant de l'occasion pour lui prendre la main.

Cybil s'accroupit au bord de l'étang et contempla l'eau.

— Un peu froide pour piquer une tête, lui dit Gage.

Cybil leva les yeux vers Caleb.

— C'est ici qu' Hester s'est noyée, et quand tu as plongé ce jour-là, tu l'as vue.

— Oui. Oui, je l'ai vue.

— Elle vous est apparue dans vos visions, à Quinn et à toi. Et Layla a fait un rêve plus vrai que nature. Si ça se trouve, je peux obtenir quelque chose moi aussi.

— Je croyais que ton truc c'était l'avenir, pas le passé, objecta Caleb.

— Exact, mais je capte tout de même les vibrations de personnes ou de lieux assez puissants pour les émettre. Et toi ? demanda-t-elle en se tournant vers Gage. En tandem, on aurait peut-être davantage de résultat ? Tu es partant ?

Sans un mot, il lui tendit la main. Elle la prit et se releva. Ensemble, ils fixèrent l'étang sombre et lisse.

Tout à coup, la surface se mit à bouillonner et un tourbillon se forma en son centre, projetant sur la rive une succession de vagues frangées d'écume.

Une main en jaillit brusquement et agrippa la berge. Hester Deale s'arracha aux eaux furieuses, livide, les cheveux emmêlés et dé-

goulinants, ses yeux noirs vitreux. L'effort, ou la folie, lui firent retrousser les lèvres en un rictus hideux. Elle ouvrit les bras.

Cybil s'entendit hurler quand ils se refermèrent brusquement sur elle, l'attirant vers les eaux bouillonnantes.

— Cybil ! Cybil ! Cybil !

Elle se débattit de toutes ses forces, et se retrouva non pas dans les bras d' Hester mais de Gage.

— Que s'est-il passé ? hoqueta-t-elle.

— Tu as voulu te jeter à l'eau.

Pétrifiée, Cybil sentait son cœur cogner à tout rompre contre celui de Gage. Elle risqua un regard vers l'eau tranquille de l'étang.

— Voilà qui aurait été franchement déplaisant, commenta-t-elle d'une voix égale en dépit des tremblements sporadiques qui la secouaient. Tu as vu quelque chose ?

— L'eau s'est agitée ; Hester en a émergé. Tu as commencé à basculer.

— Elle a voulu m'attirer dans l'eau. Elle m'a... serrée dans ses bras. Mais je n'ai pas eu le temps de capter ce qu'elle ressentait.

Si on recommençait, je réussirais peut-être à...

— Nous devons poursuivre notre chemin, l'interrompit Caleb.

— Ça n'a pris qu'une minute.

— Tu parles. Presque un quart d'heure, oui, corrigea Fox.

— Mais...

Cybil se dégagea des bras de Gage quand elle réalisa qu'il l'étreignait encore.

— Ça t'a paru aussi long ? lui demanda-t-elle.

— Non. C'était instantané.

— Pas du tout, intervint Layla qui lui tendit le couvercle de la Thermos remplie de café. On était en train de débattre s'il ne valait pas mieux te faire revenir et comment. Quinn a conseillé de te laisser encore quelques minutes, car il te fallait parfois un peu de temps pour te chauffer.

— J'ai eu l'impression que ça a duré, quoi, une minute en tout et pour tout. Et jamais ce genre de phénomène ne m'était arrivé auparavant, expliqua Cybil qui regarda de nouveau Gage.

— À ta place, j'oublierais toute idée de plongeon pour un petit moment, lui dit-il.

— Je préfère une belle piscine bleue, avec un bar flottant.

Quinn lui frotta le bras en un geste de réconfort.

— Et des margaritas à profusion.

— Vacances de printemps 2000, se remémora Cybil en serrant la main de son amie. Ça va aller, Q.

— Quand tout sera terminé, la première tournée de margaritas sera pour moi, promit Caleb. Prêts à repartir ?

Il chargea son sac sur ses épaules et se retourna. Puis il secoua la tête.

— Il y a un problème.

— Nous quittons l'étang hanté pour nous enfoncer dans les bois démoniaques. Quel problème pourrait-il y avoir ? ironisa Quinn.

— Ce n'est pas la bonne direction, expliqua-t-il, désignant le sentier.

Clignant des yeux vers le soleil, il sortit de sa poche sa vieille boussole de scout.

— Jamais eu envie de passer au GPS ? hasarda Gage.

— Elle fait parfaitement l'affaire. Regardez, nous devons nous diriger vers l'ouest. Or, ce sentier va vers le nord. Il n'est même pas censé exister.

— Il n'existe pas, dit Fox, les yeux plissés, la mine sombre. Il n'y a que des broussailles et des ronces. Ce sentier n'est pas réel. —

— Le bon se trouve là, ajouta-t-il, indiquant l'ouest. Il est difficile à repérer à cause de la boue mais...

Layla s'approcha et lui prit la main.

— Ah oui, beaucoup mieux.

— Tu désignes un stupide tronc d'arbre, fit remarquer Cybil.

— Il n'est pas réel, répondit Fox qui avança sans lâcher la main de Layla.

Lorsqu'il la traversa, l'image du gros chêne s'évanouit. Quinn siffla entre ses dents.

— Futé comme truc. À l'évidence, Twisse ne veut pas de nous dans la clairière.

Comme elle s'engageait la première dans la bonne direction, Caleb l'empoigna par le bras et la tira derrière lui.

— J'ouvre la marche. C'est moi qui ai la boussole.

Un regard à ses compagnons suffit pour que le petit groupe s'aligne en file indienne derrière lui, Fox au milieu et Gage en arrièregarde.

Dès que le sentier s'élargit, Quinn remonta à la hauteur de Caleb.

— C'est ainsi que ça doit marcher. Nous sommes liés, Caleb.

Deux par deux, en trios ou le groupe entier. Quelle qu'en soit la raison, c'est ainsi que nous devons fonctionner.

Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et découvrit que Layla et Cybil avaient suivi son exemple et marchaient de front avec les deux autres garçons.

— Nous nous aventurons en terrain dangereux, répondit Caleb.

Je ne sais pas encore ce que nous risquons. Mais je vous y conduis tout droit.

Elle lui sortit une bouteille d'eau de la poche de sa parka et la lui tendit.

— Nous savons tous nous défendre, Caleb. Je ne sais pas si je t'aime pour ton côté protecteur ou malgré lui.

— Tant que tu m'aimes, ça m'est égal. Et puisque tu m'aimes, peut-être devrait-on songer à se marier.

— J'aime cette idée, si tu veux mon avis, répondit-elle après quelques secondes de silence, le temps d'encaisser le choc.

« Quelle demande en mariage stupide, se dit Caleb. Dans un endroit ridicule, qui plus est. » D'un autre côté, comme ils ignoraient ce qui les attendait au tournant, il était logique de vouloir profiter à fond de l'instant présent.

— Entièrement d'accord, approuva-t-il. Et ma mère va adorer.

Elle rêve d'une cérémonie en grande pompe, avec tout le tralala.

— Je n'ai rien contre non plus. Est-elle plutôt téléphone ou mail ?

— Les deux.

— Génial. Je vais la brancher avec ma mère et elles pourront s'en donner à cœur joie. Comment est ton emploi du temps de septembre ?

— Septembre ?

Elle contempla les arbres à la ronde et surprit un écureuil qui grimpait le long d'un tronc.

— Je parie que Hollow est superbe en septembre. Encore vert, avec juste une touche de la féerie de couleurs à venir.

— Je pensais plus tôt, avoua-t-il. Genre avril ou mai. Avant juillet, et ce qui pourrait être la fin de tout ce qu'il connaissait et aimait.

— Il faut du temps pour organiser un mariage en grande pompe.

Quand elle leva les yeux vers lui, il réalisa qu'elle avait compris.

— Après, Caleb, quand nous aurons gagné. Ce sera une chose de plus à célébrer. Et ensuite nous...

Elle se tut comme il posait l'index contre ses lèvres.

Le bruit était parfaitement audible maintenant qu'ils n'avançaient plus et que les conversations s'étaient tues. Un grognement rauque et sourd à flanquer la chair de poule. Balourd s'assit sur son arrière-train en gémissant.

— Il l'entend aussi cette fois, remarqua Caleb en se déplaçant lé-

gèrement afin de mettre Quinn à l'abri entre Fox et lui.

— J'imagine qu'il est inutile d'espérer qu'il s'agisse d'un ours, risqua Layla. Je crois que nous ferions mieux de ne pas nous attarder dans le coin. Cette créature quelle qu'elle soit ne nous souhaite pas vraiment la bienvenue.

— Viens, Balourd. Allez, viens.

Le chien trembla à cet ordre, mais accepta de se lever. Le flanc collé contre les jambes de son maître, il repartit à contrecœur sur le chemin qui menait à la Pierre Païenne.

Le loup se dressait à l'orée de la clairière. L'imposante bête au pelage noir et au regard étrangement humain laissa échapper un grondement menaçant. Balourd tenta un grognement sans conviction avant de se réfugier contre Caleb.

— On le traverse aussi comme tout à l'heure ? demanda Gage de l'arrière.

— Ce n'est pas comme le faux sentier, répondit Fox en secouant la tête. Il n'est pas réel, mais il est là.

— D'accord.

Gage commença à enlever son sac à dos de ses épaules.

Sans crier gare, la bête bondit.

On aurait dit qu'elle volait, songea Caleb. Une masse de muscles et de dents acérées. Il serra les poings, prêt à se défendre, mais l'adversaire s'évanouit comme par enchantement.

— J'ai senti...

Lentement, Quinn baissa les bras qu'elle avait levés pour se protéger le visage.

— Oui, pas seulement le froid cette fois, dit Caleb en l'attirant à lui. Une fraction de seconde, il y avait aussi du poids. De la substance.

— Nous n'avons jamais connu ce phénomène jusqu'à présent, même pendant les Sept, observa Fox tout en scrutant les bois de part et d'autre du sentier. Quelle que soit la forme revêtue par Twisse, il n'était pas vraiment là.

— S'il parvient à se matérialiser, il peut nous atteindre directement, fit remarquer Layla.

— Et inversement.

Derrière elle, Gage sortit un Glock neuf millimètres de son sac à dos.

— Bon raisonnement, approuva Cybil avec un calme olympien.

— Bon Dieu, Gage, d'où sors-tu cet engin ? s'écria Fox.

Gage haussa les sourcils.

— Un type que je connais à Washington. Bon, on continue de faire causette ou on y va ?

— Ne vise personne avec ton pétard, lui ordonna Fox.

— Le cran de sûreté est mis.

— C'est toujours ce qu'on dit avant de trouer la peau de son meilleur ami par accident.

Ils pénétrèrent dans la clairière.,

— Mon Dieu, elle est magnifique, murmura Cybil d'une voix emplie de respect en s'avançant vers la pierre. Il ne peut s'agir d'une formation naturelle. Elle est trop parfaite. Non, elle semble avoir été conçue pour l'adoration.Et elle est chaude. Touchez.

Elle en fit le tour.

— N'importe qui doué d'un minimum de sensibilité doit comprendre qu'il s'agit d'une terre sacrée.

—Sacrée pour qui ? répliqua Gage. Parce que ce qui a jailli d'ici il y a vingt et un ans n'était pas franchement l'incarnation de la bon-té divine.

— Ce n'était pas non plus complètement noir. Nous avons ressenti les deux entités, tempéra Caleb qui regarda Fox. Nous les avons vues.

— Oui, sauf que l'énorme masse noire effrayante qui nous a envoyés valdinguer a davantage retenu notre attention, lui rappela celui-ci.

— Mais l'autre nous a donné presque toute sa force, je pense. Je suis sorti d'ici non seulement sans une égratignure, mais avec une vision parfaite et un système immunitaire à toute épreuve.

— Les griffures sur mes bras et les bleus de ma dernière bagarre avec Napper avaient disparu, avoua Fox avec un haussement d'épaules. À compter de ce jour, je n'ai plus jamais été malade.

— Et toi ? demanda Cybil à Gage. Tu as aussi une guérison mi-raculeuse à ton actif ?

— Aucun de nous trois n'avait le moindre bobo après l'explosion, intervint Caleb.

— C'est sans importance, Caleb, dit Gage. Pas de secrets entre nous. Mon vieux m'avait fait tâter de son ceinturon la veille. Une manie à lui quand il avait un coup dans le nez. À notre arrivée, j'avais des zébrures à vif sur le dos, et plus aucune quand nous sommes repartis.

— Je vois, dit Cybil qui soutint quelques secondes le regard de Gage. Cette protection qui vous a été donnée, et vos capacités respectives vous ont permis d'opposer une résistance. Sinon, vous auriez été trois jeunes garçons sans défense.

— Elle est pure, annonça soudain Layla, debout près de la pierre.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle.

— C'est le mot qui m'est venu à l'esprit. Je ne crois pas qu'elle ait servi à un sacrifice. Pas de sang, pas de mort. Pas pour les ténè-

bres.

— J'ai vu du sang dessus, objecta Gage. Je l'ai vue brûler. J'ai entendu les hurlements.

— Ce n'est pas sa fonction. Mais peut-être est-ce la volonté de Twisse, suggéra Quinn avant de poser la paume sur la pierre.

Pour la profaner et pervertir son pouvoir. S'il y parvient, la pierre lui appartiendra. Caleb ?

— D'accord.

Il plaça sa propre main à quelques centimètres au-dessus de la sienne.

— Prête ?

Quinn hocha la tête, et il joignit sa main à la sienne sur la pierre.

D'abord, il n'y eut qu'elle, Quinn. Et ce courage farouche au fond de ses yeux. Puis ils remontèrent le temps. Cinq, vingt ans. Caleb se revit enfant avec ses amis, mêlant leur sang en ce même lieu.

Les décennies et les siècles s'enchaînèrent ensuite à un rythme effréné jusqu'à l'incendie. Et enfin le dernier hiver où Giles Dent et Ann Hawkins avaient vécu ici. Ils se tenaient ensemble à l'endroit même où il se trouvait aujourd'hui avec Quinn. Dent parla par sa bouche.

— Il nous reste jusqu'à l'été. Je ne peux rien y changer. Le devoir devance même mon amour pour toi et les vies que nous avons créées, dit-il en posant la main sur le ventre proéminent d'Ann.

J'aurais aimé par-dessus tout être là lors de leur venue au monde.

— Laisse-moi rester, mon bien-aimé.

— Je suis le gardien. Tu es l'espoir. Je ne peux anéantir la bête, juste l'enchaîner pour un temps. Mais la mort ne nous séparera pas. Juste cette guerre que je puis seul mener et qui ne prendra fin qu'avec nos héritiers. Je leur donnerai tout ce qu'il m'est possible, je t'en fais le serment. S'ils sortent victorieux, nous nous re-trouverons.

— Que leur dirai-je de leur père ?

— Qu'il aimait leur mère, et eux aussi, de tout son cœur.

— Giles, il a forme humaine. Un homme peut saigner, un homme peut mourir.

— Il n'est pas humain, et je ne possède pas le pouvoir de le dé-

truire. Cette mission incombera à ceux qui viendront après nous.

Lui aussi laissera une descendance, pas par un acte d'amour.

Mais elle ne donnera pas ce qu'il attend. Il ne pourra la faire sienne si elle demeure hors de sa portée, de son entendement même. C'est à moi d'y veiller. Je ne suis pas le premier, Ann.

Seulement le dernier.

Elle pressa la main sur son ventre.

— Ils ont bougé, murmura-t-elle. Toutes ces vies que nous avons vécues, toutes ces joies et peines que nous avons connues...

Quand aurons-nous enfin droit à la paix ?

Dent lui prit la main et la porta à ses lèvres.

— Sois mon cœur. Je serai ton courage. Et nous nous retrouverons.

Avant même que la vision s'évanouisse, les larmes coulaient sur les joues de Quinn.

— Ils ont mis toute leur foi en nous. Si nous échouons, ils se per-dront à jamais. J'ai senti le cœur d'Ann se briser en moi.

— Il croyait en sa mission, répondit Caleb qui jeta un regard à la ronde. Il croyait en nous, même si, je crois, il ne voyait pas les choses clairement. Je ne pense pas qu'il nous voyait tous, mais il avait placé sa confiance en nous.

— Tant mieux pour lui, intervint Gage, mais je préfère me fier à ce Glock.

Ce n'était pas le loup, mais le garçon qui se tenait à l'orée de la clairière. Grimaçant, il leva les mains et exhiba ses ongles aussi acérés que des serres.

Le ciel s'assombrit brusquement et l'air déjà froid devint glacial.

Avec une vivacité si inattendue qu'elle prit Caleb au dépourvu, Balourd bondit dans sa direction. Avec un rire grinçant, le garçon escalada un tronc comme un singe.

L'espace d'une seconde, cependant, Caleb crut percevoir une ombre de saisissement, peut-être même de peur.

— Tire ! cria-t-il à Gage en se précipitant pour retenir son chien par le collier.

— Tu ne crois quand même pas qu'une balle...

Coupant court à l'objection de Fox, Gage fit feu. Sans hésiter, il visa le cœur.

La balle déchira l'air et traversa le garçon avant de percuter l'arbre. Cette fois, le choc sur son visage n'échappa à personne. Son mugissement de douleur et de rage provoqua un effet de souffle qui ébranla le sol.

Avec une détermination farouche, Gage vida son chargeur sur lui.

La créature se métamorphosa en une masse noire et ondoyante qui s'éleva au-dessus de Caleb dans un grondement de tonnerre tel un nuage d'orage menaçant. Celui-ci tint bon, peinant à retenir son chien qui tirait sur son collier et aboyait comme une bête enragée.

Une immonde puanteur soufrée et un froid sibérien s'abattirent sur eux.

— Tu vois, nous sommes encore là ! cria Caleb. Cet endroit nous appartient. Retourne d'où tu viens !

Il tituba sous la violence titanesque du souffle vrombissant qui balaya la clairière.

— Hé, l'as de la gâchette, tu ferais mieux de recharger, lança Cybil à Gage.

— Je savais que j'aurais dû acheter un howitzer, grommela ce dernier en enclenchant du plat de la main un nouveau chargeur dans le magasin.

— Tu n'as rien à faire ici ! hurla Caleb.

Le tourbillon impétueux menaçait de l'emporter et de lacérer ses vêtements comme un millier de lames.

Quinn s'arc-bouta d'un côté et, de l'autre, Fox se cala contre lui. À

eux six, ils formèrent un rempart.

— Cet endroit nous appartient ! s'époumona de nouveau Caleb.

Tu n'as pas pu avoir mon chien et tu n'auras pas ma ville !

— Alors dégage ! cria Fox qui se pencha pour ramasser une pierre et la lança de toutes ses forces sur la forme mouvante.

— Eh, tu ne fais pas le poids, lui fit remarquer Gage en agitant son arme.

— Lancer des pierres, c'est une insulte qui va saper sa confiance, lui assura Fox avec un sourire mauvais.

— Que la mort s'abatte sur vous !

La lame de fond sonore les renversa comme des fétus de paille.

— Saper sa confiance, tu parles, bougonna Gage qui se redressa péniblement sur les genoux et reprit ses tirs.

— C'est toi qui vas mourir ! lança Caleb avec une froide détermination, tandis que les autres imitaient Fox et se mettaient à jeter des pierres.

Un torrent de feu balaya la clairière. Les flammes dansaient telles d'immondes langues, et la terre roussie crachait des bouffées de fumée fétide.

— C'est toi qui vas mourir ! répéta Caleb. Dégainant son couteau, il se précipita en avant et plongea la lame dans la masse bouillonnante.

Dans le rugissement féroce que l'assaut déchaîna, il crut discerner la douleur par-delà la rage. Une décharge fulgurante lui irradia le bras et le transperça telle une lame à double tranchant, glacée et brûlante à la fois au-delà de tout entendement. Caleb fut projeté à travers la fumée, tel un vulgaire caillou dans une fronde. Le souffle coupé, commotionné par le choc, il se releva tant bien que mal et, empoignant son couteau, chargea de nouveau.

— Meurs !

L'immonde créature polymorphe darda sur lui un regard haineux.

Et se volatilisa.

— Mais pas aujourd'hui, murmura Caleb, interloqué.

Les flammes s'étaient brutalement étouffées et la fumée âcre commençait déjà à se dissiper. Plié en deux, il s'efforça de reprendre son souffle.

— Tout le monde va bien ? Personne n'est blessé ? Eh, Balourd, du calme ! protesta-t-il, manquant de basculer en arrière quand le chien lui posa les pattes sur les épaules pour lui lécher le visage.

Tu saignes du nez !

Crapahutant vers lui, Quinn s'agrippa à son bras et se releva pé-

niblement pour lui palper le visage et le corps avec angoisse.

— Mon Dieu, Caleb, je n'ai jamais rien vu d'aussi courageux, ou d'aussi stupide.

D'un geste de défi, Caleb s'essuya le nez.

— Il m'a énervé. Si c'était ce qu'il pouvait faire de mieux, il est loin du compte.

Cybil les rejoignit.

— On s'en sort bien, approuva-t-elle. Un verre d'alcool bien tassé, un long bain chaud et il n'y paraîtra plus. Ça va, Layla ?

Le regard farouche et les joues en feu, Layla prit la main que lui tendait Fox et se releva.

— On l'a fait fuir ! On lui a fichu la frousse !

— Mieux encore, on sait qu'on peut l'atteindre.

Quinn sauta au cou de Caleb avec la même fougue que Balourd, riant et pleurant en même temps.

— On est tous sains et saufs. Tu as été incroyable, Caleb ! Embrasse-moi très fort !

Il s'exécuta et la serra contre lui, réalisant que de toutes les ré-

ponses qu'il cherchait, Quinn était la première. Il l'écarta de lui et plongea son regard déterminé dans le sien.

— On va y arriver. Je n'y croyais pas vraiment. Maintenant, je sais qu'on en a les moyens, déclara-t-il avant de l'embrasser sur le front. On va s'en sortir et se marier en septembre.

— Exactement.

— Rentrons à la maison. Nous avons un long chemin et des tas de choses à faire.

Quinn l'étreignit encore un instant, tandis qu'il échangeait un regard confiant avec ses frères de sang.

Gage hocha la tête, puis rangea le Glock dans son sac qu'il jeta sur son dos avant d'ouvrir la marche.

Le soleil brillait au-dessus de leurs têtes. Le vent s'était calmé. Le groupe s'engagea sur le sentier et s'enfonça entre les arbres.

Trois hommes, trois femmes et un chien.

Le silence retomba sur la clairière où se dressait la Pierre Païenne. Patience, ils reviendraient.