— L'affrontement doit avoir lieu. Sacrifice, courage, foi et amour, telles sont les clés qui l'ont empêché d'annihiler tout ce qui vit et respire à cet endroit. Maintenant, c'est à votre tour, à toi et à eux.

Nous ne savons pas quoi faire. Nous n'avons pourtant pas mé-

nagé nos efforts.Le temps est venu, répéta-t-elle. Il a gagné en puissance, mais vous aussi. Et nous de même. Récoltez ce qu'il a semé sans jamais pouvoir le posséder. Vous ne pouvez pas échouer.

— Facile à dire. Vous êtes morte.

— Mais pas toi. Et eux non plus. Ne l'oublie pas. Comme elle commençait à disparaître, il tendit la main.

Inutilement.

— Attendez. S'il vous plaît, attendez ! Qui êtes-vous ?

— À toi je suis et serai toujours sienne.

Elle disparut, et les minuscules aiguilles de glace bruissèrent de nouveau sur le bitume. Au carrefour, les voitures démarrèrent dans un vrombissement comme le feu passait au vert.

— Ce n'est pas l'endroit pour rêvasser, lui lança Meg Stanley avec un clin d'œil.

Elle dérapa sur le trottoir et ouvrit la porte de chez Mae.

— Non, marmonna-t-il. C'est sûr.

Il se dirigeait de nouveau vers le bowling quand il décida soudain de faire un détour par High Street.

La voiture de Quinn était garée dans l'allée et les fenêtres étaient allumées. Il frappa. Une voix assourdie l'invita à entrer.

Lorsqu'il poussa la porte, il découvrit Quinn et Layla occupées à hisser un vieux bureau dans l'escalier.

— Qu'est-ce que vous fabriquez ? s'exclama-t-il en se précipitant pour saisir le côté que tenait Quinn. Bon sang, vous allez vous blesser !

D'un geste agacé, elle rejeta ses cheveux en arrière.

— Ça va, on se débrouille.

— Continuez de vous débrouiller comme ça et vous allez finir aux urgences. Monte prendre l'autre côté avec Layla.

— On va devoir marcher à reculons toutes les deux. Pourquoi tu ne prends pas ce côté-là, toi ?

— Parce qu'en bas, c'est moi qui supporte le gros du poids.

— Ah.

Quinn lâcha son côté et se faufila entre le mur et le meuble.

Caleb ne prit pas la peine de demander pourquoi ce bureau devait monter. Il avait vécu assez longtemps auprès de sa mère pour ne pas gaspiller inutilement son souffle. Il grogna ses instructions afin d'éviter que les angles ne heurtent le mur tandis qu'ils négociaient le virage en haut des marches. Puis il suivit Quinn qui les dirigea jusqu'à la fenêtre de la plus petite chambre.

— Tu vois, on avait raison, haleta-t-elle en tirant sur son sweat-shirt. C'est l'endroit idéal.

Caleb découvrit un fauteuil des années 1970 qui avait connu des jours meilleurs, un lampadaire surmonté d'un abat-jour en verre rose décoré de longues pendeloques en cristal et une bibliothè-

que basse dont le vernis avait noirci avec les années. Il posa la main dessus par curiosité et, comme il s'y attendait, le meuble oscilla outrageusement.

— Je sais, je sais, fit Quinn en balayant d'un revers de main son expression sceptique. Un coup de marteau et il n'y paraîtra plus.

C'est juste pour faire du rangement. Nous avons d'abord pensé utiliser cette pièce comme petit salon avant de nous décider pour un bureau. D'où cette table de travail qui devait à l'origine se trouver dans la salle à manger.

— D'accord.

— La lampe semble tout droit sortie d'un bordel du Texas, intervint Layla avec une chiquenaude à l'une des pendeloques. Mais c'est justement ce qui nous a plu. Le fauteuil, en revanche, est af-freux.

— Mais confortable, précisa Quinn.

— Mais confortable, et il faut bien que les plaids servent à quelque chose.

Toutes deux le dévisagèrent, l'air d'attendre quelque chose.

— Euh... d'accord, répéta-t-il après une hésitation -réponse standard qu'il servait en général à sa mère quand elle le branchait déco.

— Nous n'avons pas chômé, reprit Quinn. Nous avons rendu la voiture de location de Layla, puis sommes allées au dépôt-vente à la sortie de la ville. Une vraie mine d'or. Sauf pour les matelas ; nous en avons commandé des neufs. Ils devraient être livrés cet après-midi. Enfin bref, viens voir où nous en sommes pour l'instant.

Elle le prit par la main et l'entraîna d'autorité dans la chambre qu'elle s'était choisie, de l'autre côté du couloir. Il y découvrit une longue commode qui avait désespérément besoin d'un nouveau vernis, surmontée d'un miroir piqué. De l'autre côté, elle avait installé un coffre, genre caisse à savon, laqué d'un rouge boucherie effroyable sur lequel trônait une lampe de chevet Wonder Woman.

— Hmm, coquet.

— Ce sera très vivable quand j'aurai terminé.

— Je n'en doute pas. Tu sais, je crois que cette lampe aurait pu être celle de ma sœur Jen il y a vingt ou vingt-cinq ans.

— C'est un classique du kitsch, affirma Quinn avec conviction.

— D'accord.

— Moi, je crois que j'ai du danois contemporain, commenta Layla sur le seuil. Ou peut-être flamand. C'est absolument horrible. Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai acheté ça.

— C'est vous qui avez monté toutes ces affaires ici ?

— Nous avons privilégié la cervelle aux muscles, expliqua Layla.

— Oui, avec un petit investissement. As-tu idée du nombre d'ados prêts à jouer les déménageurs pour vingt dollars chacun avec, en prime, l'occasion de reluquer les deux canons que nous sommes ?

Quinn prit la pose, le poing calé sur la hanche.

— J'aurais accepté pour dix, rétorqua Caleb. Tu aurais dû m'appeler.

— C'était notre intention, en fait. Mais ces garçons sont tombés à pic. Et si on descendait s'asseoir sur notre canapé de troisième ou quatrième main ?

— Nous avons fait des folies, ajouta Layla. Nous avons une cafetière neuve et toute une collection de tasses très éclectique.

— Un café, ce serait bien.

— Je m'en occupe.

Caleb attendit que Layla ait disparu pour observer :

— Elle a fait un virage à cent quatre-vingts degrés ou je me trompe ?

— Je suis persuasive. Et toi, généreux. Je crois que tu mérites une grosse bise pour ça.

— Vas-y. Je sais encaisser.

Hilare, Quinn le prit par les épaules et lui plaqua un baiser sonore sur la bouche.

— Ça veut dire que je n'aurai pas mes dix dollars ?

Avec un sourire radieux, elle fit mine de lui flanquer un coup de poing au creux de l'estomac.

— Tu devras te contenter du baiser. Pour en revenir à Layla, sa réticence était en partie due à l'aspect financier.

L'idée de rester n'était - n'est - pas facile à accepter. Mais celle de prendre un congé longue durée sans solde avec un loyer ici tout en gardant son appartement à New York était carrément inconce-vable.

Elle s'approcha du coffre rouge pour éteindre et allumer sa lampe Wonder Woman avec une expression de gamine satisfaite qui amusa Caleb.

— Bref, la location gratuite a éliminé l'un des problèmes de sa liste, poursuivit-elle. Elle ne s'est pas complètement engagée, mais bon, à chaque jour suffit sa peine.

— J'ai quelque chose à vous apprendre, à toutes les deux. Quelque chose qui pourrait lui ôter l'envie de s'éterniser.

Quinn lâcha l'interrupteur de la lampe et fit face à Caleb.

— Que s'est-il passé ?

— Je vais d'abord essayer de joindre Fox. S'il peut passer, je n'aurai à raconter mon histoire qu'une fois.

Caleb dut faire sans Fox, en plaidoirie au tribunal, comme le lui apprit Mme Hawbaker. Il prit donc place dans le canapé somme toute confortable du salon et leur raconta sa rencontre dans Main Street.

— Une EEC, décréta Quinn.

— Une quoi ?

— Expérience extracorporelle. C'est ce que tu sembles avoir eu.

Ou peut-être une légère distorsion temporelle qui t'a précipité dans un Hawkins Hollow parallèle.

Il avait beau avoir passé les deux tiers de sa vie prisonnier d'un cauchemar qui dépassait l'entendement, jamais il n'avait entendu quiconque s'exprimer comme Quinn Black.

— Je n'étais pas dans un univers parallèle, et j'étais très exactement à ma place, dans mon propre corps.

— J'étudie le paranormal depuis un bout de temps maintenant, dit Quinn qui but une gorgée de café, songeuse.

— Il se peut que ce fantôme ait créé l'illusion qu'ils étaient seuls dans la rue en... pour ainsi dire... court-circuitant tout le reste durant quelques minutes. Je suis nouvelle dans la classe, ajouta Layla avec un haussement d'épaules devant le froncement de sourcils de Quinn. Et je dois encore prendre sur moi pour ne pas me réfugier sous ma couette dans l'espoir de me réveiller d'un rêve méchamment tordu.

— Pour une nouvelle, ta théorie tient pas mal la route, la complimenta Quinn.

— Et la mienne, vous voulez l'entendre ? intervint Caleb. À mon avis, ce qui importe ici, ce sont surtout les propos qu'elle a tenus.

C'est vrai, approuva Quinn avec un hochement de tête. Le temps est venu, a-t-elle dit. Trois fois sept. Ça, c'est facile à comprendre.

— Vingt et un ans, dit Caleb qui se leva et se mit à arpenter la pièce. En juillet, ça fera vingt et un ans.

— Le trois comme le sept sont considérés comme des chiffres magiques. Elle semblait vouloir te dire que les événements de juillet prochain étaient prévus depuis toujours. Il est plus puissant.

— Vous aussi. Et nous de même. Quinn ferma les yeux. Si bien que le démon et ce spectre ont tous deux été capables de...

— Se manifester, acheva Quinn à la place de Layla. Logique.

— Il n'y a rien de logique là-dedans, riposta celle-ci.

— Si, vraiment, objecta Quinn qui rouvrit les yeux et gratifia Layla d'un regard bienveillant. Cette sphère suit sa propre logique. Ce n'est pas celle dont nous avons l'habitude, voilà tout. Le passé, le présent, l'avenir. Tout est lié. C'est dans cette direction qu'il faut chercher.

— Après la fameuse nuit dans la clairière, nous étions tous les trois différents. Je pense qu'il faut creuser davantage cette piste, fit remarquer Caleb en se détournant de la fenêtre.

— Tu ne tombes jamais malade et guéris presque instantané-

ment après une blessure. Quinn m'a raconté.

— Oui. Et j'ai une vision parfaite.

— Sans tes lunettes.

— Je vois aussi dans le passé. J'ai commencé tout de suite - à peine quelques minutes plus tard - à avoir des flashs.

— C'est ce qui t'est arrivé - nous est arrivé, corrigea Quinn -

quand nous avons touché la pierre ensemble. Et plus tard, lorsque nous...

— Oui. Pas toujours aussi net, pas toujours aussi intense. Parfois éveillé, parfois en rêve. Et parfois aussi, c'est le délire complet.

Quant à Fox... il lui a fallu un bout de temps pour comprendre.

Bon sang, on avait dix ans. Lui voit le présent. Ce que je veux dire, rectifia-t-il en secouant la tête, agacé par lui-même, c'est qu'il... capte ce que les gens pensent ou ressentent.

Fox est médium ? demanda Layla.

— Un avocat médium. Pas étonnant qu'il soit si demandé.

Malgré la gravité de la situation, la remarque de Quinn fit sourire Caleb.

— Ce n'est pas tout à fait ça. C'est quelque chose que nous n'avons jamais réussi à contrôler complètement.

Pour Fox, cela réclame toujours un effort, et encore, cela ne marche pas toujours. Mais depuis, c'est vrai, il a un instinct très affûté sur les gens. Gage, lui...... voit l'avenir, termina Quinn. C'est le devin. C'est pour lui que c'est le plus dur. C'est une des raisons pour lesquelles il ne passe guère de temps ici. Il avait souvent des visions atroces, des cauchemars, quel que soit le nom qu'on leur donne.

« Et tu souffres quand il souffre », devina Quinn.

— Mais il n'a pas vu comment vous êtes censés agir ?

— Non. Ce serait trop facile, n'est-ce pas ? ironisa-t-il, amer.

C'est bien plus marrant de semer la pagaille dans la vie de trois gamins, de laisser des innocents mourir ou s'entre-tuer. On fait durer le petit jeu, disons, deux décennies, avant de décréter que

« le temps est venu ».

— Peut-être n'y avait-il pas d'alternative, risqua Quinn, ce qui lui valut un regard noir de Caleb. Je ne dis pas que c'est juste. Ça craint, je suis la première à le reconnaître. Mais qu'il s'agisse de l'œuvre de Giles Dent ou d'une sorte de maléfice initié des siè-

cles plus tôt, il n'y avait peut-être pas d'autre choix. La femme a dit qu'il l'empêchait d'anéantir Hollow. Si c'était Ann et qu'elle parlait de Giles Dent, cela signifie-t-il qu'il a piégé cette créature, cette bestia, s'est enfermé avec elle sous une quelconque forme

-beatus - et la combat depuis tout ce temps ? Trois cent cinquante ans et des poussières, ça craint aussi.

Un coup brusque frappé à la porte fit sursauter Layla. Elle se leva d'un bond.

— J'y vais. Ce sont peut-être les livreurs.

— Tu n'as pas tort, admit Caleb, radouci. Mais cela ne rend pas la situation plus facile à vivre, surtout quand on sait que ce sera sans doute notre dernière chance.

Quinn se leva à son tour.

— J'aimerais tellement que...

— Des fleurs ! s'exclama Layla d'une voix surexcitée en entrant dans le salon, le vase de tulipes entre les mains. Pour toi, Quinn !

— Bonjour, le timing, marmonna Caleb.

— Pour moi ? Oh, on dirait des sucettes géantes. Elles sont superbes ! s'extasia Quinn qui les posa sur la table basse. Sûrement une tentative de corruption de mon rédacteur en chef pour que je termine cet article sur...

Elle s'interrompit net comme elle sortait de son enveloppe la carte qui accompagnait le bouquet. Ébahie, elle leva les yeux vers Caleb.

— Tu m'as fait livrer des fleurs ?

— Je suis passé chez la fleuriste tout à l'heure et...

— J'entends ma mère qui m'appelle, annonça Layla. J'arrive, maman !

Elle quitta la pièce en hâte.

— Tu m'offres des tulipes qui ressemblent à des sucres d'orge le jour de la Saint-Valentin ?

— Je les ai trouvées marrantes.

— C'est ce que tu as écrit sur la carte. Bigre, fit-elle en se passant la main dans les cheveux. Je me dois de préciser que je suis une femme raisonnable, parfaitement consciente que la Saint-Valentin est une fête commerciale destinée à faire vendre des cartes de vœux, des fleurs et des chocolats.

Caleb enfonça les mains dans ses poches.

— Oui, bon, d'accord. Comme tu vois, ça marche.

— Et je ne suis pas du genre à fondre devant des fleurs, ou à les considérer comme une tentative de réconciliation après une dispute, un prélude au sexe ou tout autre alibi habituellement avancé.

— En les voyant dans la boutique, je me suis juste dit qu'elles te plairaient, point. Bon, il faut que j'aille bosser.

— Mais, bizarrement, poursuivit-elle en s'approchant de lui, je trouve qu'aucun de ces alibis ne s'applique le moins du monde dans ce cas particulier. Elles sont marrantes, c'est vrai...

Sur la pointe des pieds, elle embrassa Caleb sur une joue.

— Et superbes.

Elle l'embrassa sur l'autre.

— Sans compter que c'est une délicate attention, conclut-elle, terminant par un baiser sur la bouche. Merci.

— De rien.

— J'aimerais ajouter que...

Elle laissa ses mains glisser le long du torse de Caleb, les remonta.

— Si tu me dis à quelle heure tu termines ce soir, j'aurai une bouteille de vin qui attendra dans ma chambre où, je peux te l'assurer, tu ne regretteras pas ta visite.

— 23 heures, lâcha-t-il aussitôt. Je peux être ici à 23 h 05. Je...

oh, c'est vrai, il y a le bal de la Saint-Valentin ce soir. Nous fer-mons exceptionnellement à minuit. Mais pas de problème, tu es invitée.

— Un bal de la Saint-Valentin au Bowling & Fun Center ? J'adore-rais. Mais je ne peux pas laisser Layla ici toute seule. Pas la nuit.

— Elle n'a qu'à venir aussi.

Quinn leva les yeux au ciel.

— Voyons, Caleb, aucune femme n'a envie de tenir la chandelle avec un couple le soir de la Saint-Valentin. Autant se tatouer Cœur à prendre au milieu du front. Bonjour après pour l'enlever.

— Fox peut l'accompagner. Sans doute. Je lui demanderai.

— C'est une possibilité. On passerait une bonne soirée. Tu vois avec Fox, puis je demanderai à Layla et nous aviserons. Mais d'une façon ou d'une autre...

Elle l'agrippa par la chemise et l'attira à elle pour, cette fois, un long baiser.

— Ma chambre, minuit cinq.

Assise sur son matelas discount tout neuf, Layla regardait Quinn passer en revue avec zèle les vêtements qu'elle venait de ranger dans sa penderie.

— Quinn, j'apprécie que tu te préoccupes de moi, vraiment, mais mets-toi à ma place. La troisième roue.

— Il est parfaitement acceptable d'être la troisième roue quand il y en a quatre en tout. Fox vient aussi.

— Parce que Caleb lui a demandé d'avoir pitié de la pauvre fille sans cavalier. Si ça se trouve, il a dû insister, ou même le sou-doyer...

— C'est ça, tu as raison. Fox s'est certainement fait prier pour accepter de sortir avec un laideron tel que toi. J'admets que chaque fois que je te regarde, je suis tentée de m'exclamer « Bouh, quel thon ! » Et puis, de toute façon... Oh, j'adore cette veste !

Toute ta garde-robe est d'enfer, mais cette veste est franchement top. Mmm, du cashmere, ronronna-t-elle, en caressant l'étoffe.

— Je ne sais pas pourquoi je l'ai emportée. Comme la moitié des affaires dans mes bagages d'ailleurs. J'ai pris des vêtements au hasard. Et n'essaie pas de détourner mon attention.

— Pas du tout, mais c'est un à-côté agréable. Qu'est-ce que je disais ? Ah, oui ! De toute façon, il ne s'agit pas d'une soirée en couples. On va juste s'amuser tous les quatre au bowling, écouter un groupe du coin et danser un peu.

C'est ça. Après quoi, tu accrocheras un foulard à la porte de ta chambre. J'ai été à la fac, Quinn. J'ai déjà eu une coloc. Une nympho de première, soit dit en passant, qui possédait une collection de foulards inépuisable.

Quinn cessa d'explorer la penderie le temps de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Ça te pose un problème, Caleb et moi de l'autre côté du couloir ?

— Non, non, se récria Layla qui se sentait soudain stupide et mesquine. Non, sincèrement. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure que vous faites des étincelles dès que vous êtes à moins d'un mètre l'un de l'autre.

Quinn pivota d'un bloc vers elle.

— C'est vrai ?

— Oui, il est génial. Et je suis très contente pour vous. C'est juste que je me sens un peu... de trop.

— Tu rigoles ? Je ne pourrais pas rester ici sans toi. Ce bal, ce n'est pas important. On n'est pas obligées d'y aller, mais je pense que ça nous détendrait un peu. Ce serait aussi l'occasion de nous changer les idées avec un truc normal pour une fois.

— Je suis d'accord.

— Alors habille-toi. Choisis une tenue fun, peut-être un brin sexy et allons faire la fiesta au Bowling & Fun Center.

Le groupe - des musiciens du coin baptisés les Rig'Hol-low - en était au début de son programme. Habitués des mariages et des fêtes d'entreprises, ils animaient souvent les soirées au bowling parce que leur répertoire couvrait tous les genres, des vieux standards au hip hop. Ainsi, la piste était toujours animée, tandis que ceux qui sautaient une danse pouvaient bavarder devant un verre à une des tables disposées tout autour de la salle ou profiter du buffet dressé le long d'un des murs.Selon Caleb, le bal de la Saint-Valentin était l'un des événements annuels les plus popu-laires pour une bonne raison. Comme sa mère dirigeait le comité de décoration, il y avait des fleurs et des bougies, des banderoles rouges et blanches et, bien sûr, une profusion de cœurs rouges scintillants. La soirée donnait l'occasion aux participants de se mettre sur leur trente et un dans la grisaille de février, de s'amuser un peu et de faire admirer leur technique de danse le cas échéant. C'était une distraction bienvenue qui ne manquait jamais de faire salle comble.

Caleb dansait avec son arrière-grand-mère sur Fly Me to the Moon.

— Ta mère a eu raison de te faire prendre des leçons de danse.

— J'ai connu l'humiliation chez mes pairs, répondit Caleb, mais gagné un bon jeu de jambes.

— Beaucoup de femmes se damneraient pour un bon danseur, tu sais.

— Un fait dont j'ai grandement tiré parti, plaisanta-t-il. Tu es très en beauté ce soir, granny.

— Dis plutôt digne. Mais bon, il y a eu une époque où je faisais tourner pas mal de têtes.

— Tu fais toujours tourner la mienne.

— Et toi, tu seras toujours le plus adorable de mes chéris. Quand comptes-tu m'amener cette jolie journaliste ?

— Bientôt, si c'est ton souhait.

— Le moment semble s'y prêter. Je ne sais pas pourquoi. Tiens, quand on parle du loup, fit Estelle avec un signe de tête en direction de la double porte. Encore deux qui font tourner les têtes.

Caleb suivit son regard. Il remarqua Layla, mais ce fut sur Quinn que son attention se focalisa. Elle avait relevé ses boucles blondes en chignon, une touche d'élégance, et portait une veste noire ouverte sur un haut en dentelle dont il ignorait le nom, mais bé-

nissait l'invention.

Des bijoux brillaient à ses oreilles et à ses poignets, mais une seule pensée l'obsédait : elle avait le plus joli décolleté qu'il ait jamais vu, et il mourait d'envie d'y poser les lèvres.

— Tu ne vas pas tarder à baver, Caleb.

— Quoi ?

Il cligna des yeux, se rappelant la présence de son arrière-grand-mère.

Aïe!

— Elle est jolie comme un cœur. Ramène-moi donc à ma table et va la chercher. J'aimerais lui dire bonjour, ainsi qu'à son amie, avant de rentrer à la maison.

Le temps que Caleb rejoigne les deux jeunes femmes, Fox les avait déjà entraînées jusqu'au bar et leur avait commandé du champagne. Une flûte à la main, Quinn se tourna vers Caleb.

— C'est génial ! s'extasia-t-elle, forçant sa voix à cause de la musique. Les petites bulles sont bien froides, le groupe assure et il y a de la passion dans l'air.

— Tu t'attendais à quoi ? Deux ou trois édentés avec une planche à laver et un broc en guise d'instruments, du cidre brut coulant à flots et quelques malheureux cœurs en plastique ?

Elle lui enfonça l'index dans le torse en riant.

— Bien sûr que non ! Enfin, quelque part entre les deux. C'est mon premier bal dans un bowling et je suis impressionnée. Regarde ! N'est-ce pas M. le maire qui arrive ?

— Si, avec le cousin de son épouse, le chef de chœur de l'Église méthodiste.

— N'est-ce pas ton assistante, Fox ? s'enquit Layla en désignant une table.

— Si. Par chance, le type qu'elle embrasse est son mari.

— Ils ont l'air très amoureux.

— J'imagine. Je ne sais pas ce que je vais faire sans elle. Ils dé-

ménagent pour Minneapolis dans deux mois. J'espérais qu'ils se contenteraient de prendre quelques semaines de vacances en juillet au lieu de... Ah ! c'est vrai, on ne parle pas boutique ce soir, se reprit-il. Voulez-vous qu'on trouve une table ?

— Idéal pour observer les gens, approuva Quinn avant de faire volte-face vers le groupe. Eh, In the Mood ! Un de leurs morceaux fétiches. Tu danses le swing ? lui demanda Caleb.

— Et comment ! s'exclama-t-elle avant de lui glisser un coup d'œil interrogateur. Et toi ?

— Voyons ce que tu as dans le ventre, Blondie.

Il lui prit la main et l'entraîna sur la piste de danse. Fox les regarda tournoyer et tricoter des pieds.

— Je suis absolument incapable d'en faire autant.

— Et moi, donc ! avoua Layla. Dis donc, ils sont vraiment forts, ajouta-t-elle, les yeux écarquillés.

Sur la piste, Caleb fit tournoyer Quinn sur elle-même, puis la repoussa vivement en arrière.

— Tu as pris des cours ? s'enquit-il.

— Quatre ans. Et toi ?

— Trois.

A la fin de la chanson, comme le groupe enchaînait avec un slow, Caleb attira Quinn contre lui, bénissant sa mère et les cours de danse.

— Je suis content que tu sois là.

— Moi aussi, répondit-elle, la joue nichée contre la sienne. Tout est parfait ce soir. La vie est douce et scintillante. Mmm, murmura-t-elle quand il la fit pivoter avec classe. Sexy. J'ai complètement retourné ma veste à propos de la Saint-Valentin, ajouta-t-elle, rejetant la tête en arrière. Je le considère maintenant comme le jour de fête idéal.

Il effleura sa bouche de la sienne.

— Après cette danse, que dirais-tu de s'éclipser en douce et de monter dans la réserve à l'étage ?

— Pourquoi attendre ?

Caleb s'esclaffa et resserra son étreinte. Avant de se pétrifier.

Les cœurs saignaient. Les décorations scintillantes gouttaient, maculant de rouge la piste de danse et les tables, dégoulinant sur les cheveux et les visages des participants qui continuaient de rire, de bavarder ou de danser.

— Quinn.

— Je vois. Ô mon Dieu...

Le chanteur chantait toujours l'amour et la nostalgie comme si de rien n'était, tandis qu'au plafond les ballons rouges et argent ex-plosaient à la chaîne, laissant échapper une pluie d'araignées.

12

Quinn parvint tout juste à étouffer un cri et aurait fui à reculons si Caleb ne l'avait retenue.

— Ce n'est pas réel, lui dit-il avec un calme glacial. Ce n'est pas réel.

Il y eut un éclat de rire qui s'emballa en trille suraigu, puis de bruyantes acclamations quand le tempo endiablé d'un rock succéda au slow.

— Quelle fête géniale, Caleb ! lui cria Amy, la fleuriste, qui passa en dansant, son large sourire souillé de sang.

Le bras sur les épaules de Quinn, Caleb quitta la piste de danse à reculons. Il lui fallait voir sa famille, s'assurer qu'ils... Il aperçut Fox qui les rejoignait, tirant Layla par la main à travers la foule in-souciante.

— Il faut qu'on parte, cria son ami.

— Mes parents... Fox secoua la tête.

— Ce qui arrive est uniquement dû à notre présence.

— Sortons d'ici en vitesse.

Tandis qu'ils se frayaient un chemin entre les tables, les petites bougies au centre se mirent à cracher des jets de flammes dans un nuage de fumée sulfureuse qui agressa la gorge de Caleb à l'instant où il écrasait du pied une araignée grosse comme le poing. Sur la petite scène, le batteur se lança dans un solo dé-

chaîné, ses baguettes poisseuses de sang. Parvenu à la porte, Caleb jeta un regard en arrière.

Il aperçut le garçon flottant au-dessus des danseurs. Hilare.

— Dehors. Tout de suite, fit-il en entraînant Quinn à sa suite. On va bien voir ce qui se passe.

— Ils ne voient rien, ne sentent rien, haleta Layla qui sortit en tré-

buchant.

Fox ôta sa veste et la jeta sur les épaules tremblantes de la jeune femme

— Le diable est sorti de sa boîte, mais seulement pour nous, expliqua-t-il. Cette espèce d'ordure arrogante nous offre un avant-goût des attractions à venir.

Nauséeuse à cause de la fumée, Quinn hocha la tête.

— Oui, je crois que tu as raison parce que chaque fois qu'il nous fait son show, cela lui coûte de l'énergie. D'où le creux entre les numéros.

— Je dois y retourner, décréta Caleb.

Il avait laissé sa famille en arrière. Même si ce repli était une tactique de défense, il ne pouvait supporter de rester sans rien faire alors que ses parents étaient encore à l'intérieur.

— Je ne peux pas partir. Je suis censé fermer à la fin du bal.

— Nous allons tous y retourner, proposa Quinn qui entrecroisa ses doigts glacés avec ceux de Caleb. Ces phénomènes sont toujours de courte durée. Il a perdu son public, et à moins qu'il ait encore assez de jus pour un nouveau numéro, il en a fini pour ce soir. Venez, rentrons. On se gèle dehors.

A l'intérieur, les bougies se consumaient tranquillement dans leurs photophores sous la nuée de cœurs scintillants. La piste de danse cirée était intacte. Caleb vit ses parents danser, la tête de sa mère posée sur l'épaule de son père. Quand elle croisa son regard et lui sourit, il sentit le nœud qui lui tordait le ventre se desserrer.

— Je ne sais pas pour vous, mais je boirais bien une autre flûte de Champagne, lâcha Quinn. Et après, vous savez quoi ? ajouta-t-elle avec dans le regard une lueur déterminée. On va retourner danser.

Fox était vautré sur le canapé devant un film en noir et blanc so-porifique quand Caleb et Quinn rentrèrent à la maison de High Street à minuit passé.

— Layla est montée se coucher, annonça-t-il en se redressant péniblement. Elle était crevée.

En clair : elle avait pris soin de s'éclipser avant l'arrivée de sa colocataire en galante compagnie.

— Elle va bien ? s'inquiéta Quinn.

— Oui, oui, elle tient le coup. Du nouveau depuis notre départ ?

Le regard de Caleb s'arrêta sur le rectangle sombre de la fenêtre.

Il secoua la tête.

— Non, juste une belle fête animée, momentanément interrompue pour quelques-uns d'entre nous par une pluie surnaturelle de sang et d'araignées. Tout va bien ici ?

— Oui, à part le fait que ces demoiselles boivent du Pepsi Light.

Un homme a ses exigences, ajouta-t-il à l'adresse de Quinn. Et elles portent un nom : Coke Classic.

- Nous étudierons la question, assura Quinn qui se pencha et l'embrassa sur la joue. Merci d'avoir attendu notre retour.

- Pas de problème. Ça m'a permis de regarder... En fait, je n'ai aucune idée de ce que je regardais. Vous devriez songer à vous abonner au câble.

— Je me demande comment j'ai fait pour vivre sans ces jours derniers, ironisa Quinn.

Avec un large sourire, Fox enfila son manteau.

— L'humanité ne devrait pas se contenter du réseau hertzien.

Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte.

— Fox.

Caleb le rejoignit. Après une conversation à voix basse, Fox salua Quinn d'un bref signe de la main et s'en alla.

— C'était quoi, ce conciliabule .

— Je lui ai demandé s'il pouvait dormir chez moi cette nuit à cause de Balourd. Ça ne le dérange pas, j'ai du Coke Classic et le câble.

— Tu as l'air inquiet, Caleb.

— J'ai du mal à décrocher.

- Il ne peut pas nous faire de mal, pas encore. Ça reste virtuel.

Une guerre vicieuse et répugnante, soit, mais purement psycho-logique pour l'instant.

— Il y a forcément une explication, dit-il en lui caressant fugitive-ment les bras avant de se retourner vers la vitre obscure. L'hallucination collective qu'il nous a infligée ce soir, à tous les quatre, et si tôt dans l'année. L'apparition d'Ann...

— Et tu te sens obligé d'y réfléchir. Tu te casses beaucoup la tête, Caleb. Et je dois avouer que c'est réconfortant. Et étrangement attirant. Mais tu sais quoi ? Après cette longue journée pour le moins bizarre, il serait peut-être sain de mettre nos petites cellules grises au repos.

— Bonne idée.

« Fais une pause, s'encouragea-t-il. Détends-toi un peu. »

Il s'approcha d'elle, lui effleura la joue, puis ses mains descendi-rent le long de son bras et il noua ses doigts aux siens.

— Et si on essayait tout de suite ?

Il l'entraîna vers l'escalier, gravit les premières marches. Le bois laissa échapper quelques craquements chaleureux dans le silence.

— Est-ce que tu...

Chut, la coupa doucement Caleb, avant de déposer sur ses lè-

vres un baiser aussi léger qu'une plume, la main sur sa joue. Plus de questions. Sinon nous serons obligés de chercher les réponses.

— Bien vu.

Quinn, son parfum, la douceur de sa peau, sa chevelure soyeuse, leurs deux corps qui se découvrent dans la pénombre de la chambre... C'étaient ses seuls souhaits pour cette nuit.

Il referma la porte derrière eux.

— J'aime les bougies, dit-elle en s'emparant d'un briquet afin d'allumer celles qu'elle avait réparties dans la pièce.

À la lueur des flammes mouvantes, elle paraissait fragile, plus qu'elle ne l'était. Il appréciait ce contraste entre illusion et réalité.

Le matelas sur le sommier à ressorts était recouvert de draps d'un blanc nacré dont l'éclat ressortait d'autant plus sur la couverture d'un pourpre profond. Posé sur la commode au bois éraflé, le vase de tulipes apportait à la chambre sa gaieté de fête foraine.

Quinn avait tendu devant la fenêtre un tissu multicolore aux teintes fondues. Quand elle s'en détourna, elle souriait.

Pour Caleb, tout était parfait.

— Je devrais peut-être te dire...

Il secoua la tête et s'avança vers elle.

— Plus tard.

Il fit la première chose qui lui vint à l'esprit. Portant les mains à ses cheveux, il ôta les épingles qui retenaient son chignon et les laissa tomber sur le plancher. Quand la lourde chevelure de Quinn retomba en cascade sur ses épaules, il y enfouit les mains.

Les yeux rivés aux siens, il enroula une mèche autour de son poing, tira en arrière avec douceur et captura ses lèvres.

Elles étaient parfaites. Douces et pleines, chaudes et généreuses. Avec un frisson, elle noua les bras autour de son cou et pressa son corps contre le sien. Elle ne s'abandonna pas, non, pas encore, mais répondit à son lent et patient assaut sur le même mode.

Caleb fit glisser sa veste le long de ses épaules et la laissa choir sur le sol, comme les épingles, avant de laisser courir ses doigts sur la soie et la dentelle. Puis le satin de sa peau. Quinn fit subir le même sort à sa veste à lui qui rejoignit la sienne sur le parquet.

Il l'embrassa dans le cou, suscitant un ronronnement d'approbation, puis dessina de l'index la courbe élégante de sa clavicule.

Incapable de s'arracher à son regard avivé par l'attente, il descendit plus bas, sur la soie, et emprisonna son sein dans sa paume.

Quinn retint son souffle, un instant, puis entreprit de déboutonner sa chemise avec un frisson. De deux doigts, il fit sauter le bouton de son pantalon qu'elle sentit glisser le long de ses jambes.

Sans crier gare, Caleb glissa les mains sous ses aisselles et la souleva de terre. Le geste fut si soudain, si inattendu qu'elle en eut le vertige, et quand il la reposa un peu plus loin, ses jambes manquèrent de se dérober sous elle.

Le regard de Caleb la caressa de la tête aux pieds, s'attardant sur le caraco en soie et les sous-vêtements vaporeux qu'elle avait revêtus dans le seul but de lui faire perdre la tête.

— Joli, dit-il avec un sourire charmeur.

Ce fut son unique commentaire, mais la gorge de Quinn s'assé-

cha comme du carton. « Tu es ridicule, voyons, se réprimanda-t-elle, ce n'est pas la première fois qu'un homme te désire. » Elle chercha une réplique spirituelle, mais un court-circuit semblait s'être produit dans son cerveau.

Caleb glissa l'index sous l'élastique de son slip et tira légèrement.

Elle s'avança vers lui, comme hypnotisée.

— Voyons voir ce qu'il y a là-dessous, murmura-t-il avant de lui ôter son caraco. Très joli, ajouta-t-il en suivant de l'index le bord de son soutien-gorge.

Elle dut faire un effort pour se rappeler que, d'ordinaire, elle était douée à ce petit jeu. Pas le genre de fille qui attend que ça se passe et laisse l'homme faire tout le boulot. Elle tenta maladroi-tement de déboutonner son jean.

— Tu trembles.

— Tais-toi, je me sens bête.

Il lui prit les mains, et quand il les porta à ses lèvres, Quinn comprit qu'elle était définitivement prise au piège.

— Sexy, corrigea-t-il. Prodigieusement sexy.

— Caleb, se força-t-elle à articuler, on serait sûrement mieux sur le lit.

Il eut de nouveau ce sourire conquérant de mâle satisfait, mais elle s'en moquait comme d'une guigne.

Dans l'obscurité, les flammes vacillantes des bougies conféraient à la chambre une atmosphère magique. Quinn se retrouva étendue, nue, sur les draps frais, frissonnant à chaque baiser, à chaque caresse de Caleb.

« Il tient un bowling, songea-t-elle, alanguie de plaisir, tandis qu'il explorait son corps avec une lenteur qui frisait la torture. Comment fait-il pour être aussi habile ? Où a-t-il appris à... Oh, Seigneur ! »

Quinn se cramponna à lui, enroula les jambes autour de sa taille et cambra les hanches à sa rencontre. Leurs baisers gagnèrent en frénésie, et lorsque le désir atteint son paroxysme, Caleb pé-

nétra dans sa chaleur sensuelle, savourant l'instant où son regard se voila sous le choc délicieux. Comme pour contenir la fougue de ses assauts, Caleb lui agrippa les mains et leurs doigts s'entrelacèrent, tandis que la fièvre embrasait le corps de Quinn au rythme de ses longs et puissants coups de reins. « Reste avec moi », l'implora-t-il en silence, et elle tint bon. Jusqu'à ce que sa respiration de plus en plus saccadée n'explose en un irrépressible gémissement de plaisir. Le corps agité de spasmes de volupté, Quinn ferma les yeux, la tête tournée sur le côté. Caleb enfouit alors le visage dans la courbe chaude de son cou et s'abandonna à l'extase.

Pensant Quinn endormie, Caleb demeura immobile, allongé sur le flanc. Pelotonnée contre lui, elle avait la tête blottie au creux de son épaule, un bras jeté en travers de son torse et une jambe enroulée autour des siennes. Il avait l'impression d'être un paquet-cadeau orné d'un beau ruban appelé Quinn. Et il n'y trouvait rien à redire.

— J'allais ajouter quelque chose.

Pas endormie, se dit-il, même si sa voix était ensommeillée.

— À quel sujet ?

Elle se lova davantage contre lui, et il réalisa que la chaleur géné-

rée par leurs ébats s'était dissipée et qu'elle avait froid.

— Mmm, j'allais dire que...

— Attends.

Il dut la repousser, ce qui lui valut quelques marmonnements de protestation. Mais quand il remonta la couverture, elle soupira avec délices.

— Ça va mieux ?

— C'est parfait. Ce que j'allais dire, c'est qu'en fait, j'avais envie de toi - plus ou moins - depuis notre première rencontre.

— Bizarre, c'était à peu près pareil pour moi. Tu as un corps splendide, Quinn.

— Alimentation équilibrée et exercice physique, tel est le secret.

Je pourrais maintenant prêcher en faveur de ce credo avec la ferveur d'une évangéliste.

Elle se redressa sur le coude et plongea son regard dans le sien.

— Si j'avais su comment ce serait, nous deux, je t'aurais sauté dessus au bout de cinq minutes chrono.

Caleb sourit.

— Une fois de plus, nous sommes sur la même longueur d'ondes. Refais ce truc. Non, dit-il en riant quand elle remua les sourcils. Ce truc-là...

Il lui cala de nouveau la tête sur son épaule et déploya son bras sur son torse.

— Et la jambe. Voilà, dit-il quand elle se fut exécutée. C'est parfait.

Le compliment fit chaud au cœur de Quinn. Elle ferma les yeux et glissa béatement dans les bras de Morphée.

Quinn se réveilla en sursaut dans l'obscurité. Quelque chose venait de lui tomber dessus. Avec un cri étouffé, elle s'assit d'un bond, les poings serrés.

— Pardon, désolé.

Elle reconnut le murmure de Caleb. Trop tard. Le coup était déjà parti. Son poing s'écrasa contre un obstacle dur qui lui broya les articulations.

— Aïe !

— J'allais en dire autant, bougonna Caleb.

— Qu'est-ce que tu fabriques, bon sang ?

— J'ai trébuché, et je me suis pris un coup dans la tête.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il fait noir, tiens ! J'essayais juste de ne pas te ré-

veiller, et voilà comment je suis récompensé.

— Eh bien, excuse-moi, siffla-t-elle. Mais tu aurais pu être un vio-leur psychopathe ou, plus probable vu l'endroit, un démon tout droit sorti de l'enfer. Qu'est-ce qui te prend de t'agiter ainsi dans le noir ?

— J'essaie de retrouver mes chaussures. Je crois du reste que c'est dedans que j'ai buté.

— Tu t'en vas ?

— C'est le matin, et j'ai une réunion petit déjeuner à la mairie dans deux heures.

— Il fait nuit.

— On est en février. Il est 6 h 30

Quinn se laissa retomber en arrière.

— Seigneur ! 6 h 30, ce n'est pas le matin, même en février. Ou peut-être surtout.

— Voilà pourquoi je m'efforçais de ne pas te réveiller.

Elle se redressa sur les oreillers. Elle distinguait un peu sa silhouette maintenant que sa vision s'était accommodée à l'obscurité.

— Je le suis maintenant, alors pourquoi continuer de murmurer

?

— Je n'en sais rien. J'ai peut-être un traumatisme crânien à cause de ton coup de poing.

L'agacement déconcerté qui perçait dans la voix de Caleb lui titilla les sens.

— Mince. Et si tu revenais ici au chaud avec moi ? Je suis sûre qu'un petit baiser apaiserait tes souffrances.

— Quelle cruauté de me tenter alors que j'ai rendez-vous avec le maire, l'architecte urbaniste et le conseil municipal au grand complet.

— Le sexe et la politique ont toujours fait bon ménage, non ?

— Peut-être, mais je dois rentrer nourrir Balourd et tirer Fox du lit puisqu'il participe aussi à cette réunion. Ensuite, il faudra que je prenne une douche, que je me rase et que je me change si je ne veux pas donner l'impression d'avoir passé une nuit torride.

Tandis qu'il enfilait ses chaussures, assis au bord du lit, Quinn s'agenouilla derrière lui et l'enlaça.

Ses seins chauds et généreux plaqués contre son dos, elle lui pi-cora le cou tandis que, avec une lenteur calculée, elle glissait la main vers son ventre.

— Je ne te connaissais pas si manipulatrice, Blondie.

— Je mérite une bonne leçon, tu ne crois pas ?

Cette fois, lorsqu'il s'affala sur elle, ce n'était pas un faux pas...

Caleb était en retard à la réunion, mais sur son petit nuage, il s'en fichait royalement. Il commanda un petit déjeuner pantagruélique

- œufs brouillés, bacon, pommes de terre sautées et deux crê-

pes. Il s'y attaqua, tandis que Fox sifflait un Coca à grandes goulées comme s'il s'agissait de l'antidote à un poison rare et fatal in-toxiquant son organisme.

Après quelques minutes de conversation à bâtons rompus, la discussion s'engagea sur les affaires de la ville. On n'était peut-

être qu'en février, mais les préparatifs pour la parade annuelle du Mémorial Day, à la fin mai, devaient encore être finalisés. Puis il y eut un débat sur l'installation de nouveaux bancs dans le parc.

Les diverses interventions glissèrent sur Caleb, toujours occupé à manger. Et à penser à Quinn.

Il prit le train en marche lorsque Fox lui flanqua un coup de pied sous la table.

— La maison des Branson n'est qu'à deux portes du bowling, poursuivit le maire, M. Watson. D'après Misty, il n'y avait plus de courant non plus dans celles de part et d'autre. Mais de l'autre côté de la rue, les lumières sont restées allumées. Le téléphone aussi a été coupé. Ça lui a fichu la frousse, nous a-t-elle dit quand Wendy et moi sommes passés après le bal. Heureusement, la panne n'a duré que quelques minutes.

— Peut-être un fusible, suggéra Jim Hawkins qui regardait son fils avec insistance.

— Peut-être, continua Watson, mais à en croire Misty, les lumiè-

res ne se sont éteintes que quelques secondes après avoir trembloté. Sans doute une surtension. Je vais quand même demander à Mike Branson de faire vérifier son installation électrique. On ne veut pas d'un incendie.

— Comment parviennent-ils à oublier ? s'étonna Caleb. S'agissait-il d'un mécanisme de défense ou d'une manifestation de plus de l'effroyable malédiction qui pesait sur eux ?

Cette amnésie ne touchait pas tout le monde. Il lisait l'interroga-tion soucieuse dans les yeux de son père et dans ceux d'un ou deux autres. Mais le maire et la plupart des conseillers munici-paux étaient déjà passés à la question des gradins du stade qui devaient être repeints avant le début de la nouvelle saison.

Il y avait déjà eu d'étranges surtensions ou pannes de courant inexpliquées. Mais jamais avant juin, jamais avant le compte à rebours final qui précédait les Sept.

À la fin de la réunion, Fox accompagna Caleb et son père au bowling. Ils attendirent d'être à l'intérieur, porte close, avant de parler.

— C'est trop tôt, déclara Jim sans préambule. Il s'agit plus probablement d'une surtension ou d'un court-circuit.

— Non. Des phénomènes se produisent déjà, objecta Caleb. Et cette fois, Fox et moi ne sommes pas les seuls à en être témoins.

Jim s'assit lourdement sur une des tables du grill.

— Que puis-je faire ?

« Prends soin de toi, aurait voulu lui dire Caleb. Et de maman. »

Mais cela ne suffirait pas.

— Préviens-nous au moindre signe bizarre, répondit-il. Nous sommes plus nombreux cette fois. Quinn et Layla voient les phénomènes, elles aussi. Comment et pourquoi ? Mystère.

— Son arrière-grand-mère avait senti que Quinn n'était pas étrangère à cette histoire, songea-t-il, avant d'enchaîner :

— Je dois parler à Estelle.

— Caleb, elle a quatre-vingt-dix-sept ans. Elle a beau avoir bon pied, bon œil, ne l'oublie pas.

— Je la ménagerai.

— Mme H me tracasse, intervint Fox qui secoua la tête. Il faut que j'aie une conversation avec elle. Elle est très nerveuse en ce moment et parle de partir le mois prochain au lieu d'avril. J'imaginais que c'était juste qu'elle était pressée maintenant qu'ils ont décidé de déménager. Mais il y a peut-être autre chose.

Jim laissa échapper un soupir.

— Très bien. Vous deux, faites ce que vous jugez bon de faire.

Moi, je m'occupe d'ici. Je sais faire tourner la boutique, ajouta-t-il avant que Caleb ait le temps de protester. Depuis le temps.

— D'accord. Je vais conduire Estelle à la bibliothèque si elle veut y aller aujourd'hui. Ensuite, je prendrai le relais ici. Je te laisserai aller la rechercher pour la ramener chez elle.

Caleb se rendit à pied chez son arrière-grand-mère. La jolie maison qu'elle partageait avec Ginger, la cousine de Caleb, n'était si-tuée qu'à un pâté de maisons. Concession à son âge, Estelle avait accepté que Ginger vienne vivre chez elle. Celle-ci entrete-nait la maison, faisait les courses, le plus souvent la cuisine, et lui servait de chauffeur pour ses rendez-vous chez le médecin ou le dentiste.

Ginger était une femme énergique, douée d'un solide bon sens qui ne se mêlait pas des affaires d'Estelle à moins d'y être obligée. Elle préférait la télévision aux livres et vivait pour ses trois séries de l'après-midi. Un mariage désastreux resté sans enfants l'avait détournée des hommes, à l'exception des beaux mâles du petit écran et des magazines people.

Autant que Caleb pût dire, son arrière-grand-mère et sa cousine vivaient plutôt en bonne entente dans la petite maison de poupée avec son agréable terrasse qui donnait sur un jardinet coquet.

La voiture de Ginger n'était pas garée le long du trottoir, nota-t-il.

Peut-être Estelle avait-elle rendez-vous de bonne heure chez le médecin. Son père gardait en tête, avec tant d'autres choses, l'emploi du temps de la vieille dame, mais ce matin il n'était pas dans son assiette.

Cela dit, il était plus probable que Ginger soit partie faire une course à l'épicerie.

Caleb traversa la terrasse et frappa. Il ne fut pas surpris de voir la porte s'ouvrir. Même contrarié, son père avait rarement des trous de mémoire.

Ce qui le surprit, en revanche, fut de découvrir Quinn sur le seuil.

— Salut. Entre. Estelle et moi allions justement prendre le thé.

Il lui agrippa le bras.

— Que fais-tu ici ?

La rudesse de son ton fit disparaître le sourire accueillant de Quinn.

— J'ai un travail à faire, n'oublie pas. Et c'est Estelle qui m'a télé-

phoné.

— Pourquoi ?

— Si tu entrais au lieu de me fusiller du regard, nous l'apprendrions tous les deux.

N'ayant pas d'autre choix, Caleb pénétra dans l'adorable salon de son arrière-grand-mère dont les fenêtres étaient fleuries d'une profusion de saintpaulias pourpres. Sur les rayonnages aména-gés par le père de Fox s'accumulaient des livres, photos de famille, bibelots et souvenirs. Le service à thé attendait déjà sur la table basse devant la bergère que la mère de Caleb avait fait re-tapisser au printemps précédent.

Estelle trônait telle une reine dans son fauteuil à oreillettes préfé-

ré. Elle leva la main vers lui et tendit la joue. Il l'embrassa.

— Caleb, je pensais que tu serais pris toute la matinée entre la réunion et ton travail.

— La réunion est terminée et papa s'occupe du bowling. Je n'ai pas vu la voiture de Ginger.

— Elle a profité que j'avais de la compagnie pour faire quelques courses. Quinn allait servir le thé. Prends-toi une tasse dans le buffet.

— Non, merci. Je viens de déjeuner.

— Je t'aurais appelé aussi si j'avais su que tu serais disponible ce matin.

— Pour toi, j'ai toujours le temps, grany.

— Quel bon garçon, fit Estelle à Quinn, serrant les doigts de Caleb entre les siens avant de prendre la tasse que la jeune femme lui tendait. Merci. Asseyez-vous, tous les deux. Venons-en tout de suite au fait. Y a-t-il eu un incident hier pendant le bal ? Juste avant 10 heures.

Elle sondait Caleb d'un regard attentif et la réponse qu'elle y lut lui fit fermer les yeux.

— C'était donc vrai, murmura-t-elle d'une voix chevrotante. Je ne sais si je dois me sentir soulagée ou effrayée. Soulagée parce que j'ai cru perdre la tête. Effrayée parce que tel n'est pas le cas.

— Ce que j'ai vu était donc bien réel.

— Qu'avez-vous vu ? demanda Quinn.

— C'était comme si j'avais un voile devant les yeux et qu'on me forçait à regarder au travers. J'avais l'impression que c'était du sang, mais personne ne semblait y prêter attention. Ni aux créatures qui grouillaient sur les tables et le sol, expliqua-t-elle en portant la main à sa gorge. C'était flou, mais j'ai aperçu une silhouette sombre. Elle paraissait flotter dans les airs de l'autre côté du voile. J'ai pensé que c'était la mort.

Avec une ébauche de sourire, la vieille dame leva sa tasse d'une main assurée.

— À mon âge, on s'y prépare - on a intérêt en tout cas -, mais cette forme m'a terrifiée. Puis elle a disparu brusquement, le voile aussi, et tout est redevenu normal.

Caleb se pencha vers elle.

— Grany...

— Pourquoi n'en ai-je pas parlé hier soir ? l'interrompit-elle. Je lis sur ton visage comme dans un livre ouvert, Caleb. L'amour propre. La peur. J'ai juste eu envie de rentrer chez moi, et ton père m'a raccompagnée. Il fallait que je dorme, ce que j'ai fait. Et ce matin, j'avais besoin de savoir si c'était vrai.

— Madame Hawkins...

— Appelez-moi Estelle, dit-elle à Quinn.

— Estelle, avez-vous déjà eu une expérience comparable dans le passé ?

— Oui. Mais je ne t'en ai pas parlé, ajouta-t-elle à l'adresse de Caleb qui avait ouvert de grands yeux. À personne d'ailleurs.

C'était l'été de tes dix ans. Le premier été. J'ai vu des choses effroyables à l'extérieur de la maison, des choses qui ne pouvaient pas être. Il y avait cette créature qui était parfois un homme, parfois un chien. Ou une terrifiante combinaison des deux. Ton ar-rière-grand-père ne voyait rien, ou faisait semblant. J'ai toujours pensé qu'il faisait semblant. Des événements terribles se sont produits cette semaine-là.

Elle ferma les yeux un instant, sirota une gorgée de thé.

— Des voisins, des amis. Après la deuxième nuit, tu as frappé à ma porte, tu te souviens, Caleb ?

— Comme si c'était hier.

— Dix ans, dit-elle à Quinn avec un sourire. Il n'était encore qu'un petit garçon, avec ses deux amis. Ils étaient terrorisés. On voyait la peur, mais aussi une certaine bravoure émaner d'eux tel un ha-lo de lumière. Tu nous as conseillé de prendre nos affaires. Nous devions venir chez vous parce que ce n'était pas sûr en ville. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi je n'ai pas émis la moindre objection ni ne t'ai renvoyé à la maison avec une gentille tape sur la tête ?

— Non. J'étais perturbé par tout ce qui arrivait, j'imagine. Je voulais juste vous savoir à l'abri tous les deux.

— Et tous les sept ans, j'ai fait les bagages pour ton arrière-grand-père et moi, puis après sa mort pour moi seule. Et cette année, ce sera Ginger et moi. Mais cette fois, c'est plus tôt et plus puissant.

— Je vais préparer tes affaires tout de suite, Estelle. Vous ne pouvez pas rester ici, Ginger et toi.

— Oh, je crois que nous sommes en sécurité pour l'instant, assura la vieille dame. Le moment venu, Ginger et moi sauront nous débrouiller. Je veux juste que tu prennes les livres aujourd'hui. Je les ai déjà lus des tas de fois, je sais, et toi aussi. Mais quelque chose nous a sûrement échappé. Et à présent, nous avons un regard neuf.

Quinn se tourna vers Caleb, les sourcils froncés.

— Les livres ?

13

Fox fit un saut à la banque. Un déplacement pour le moins inutile, car les documents dans sa mallette auraient pu être déposés n'importe quand - ou, gain de temps supplémentaire, le client aurait pu venir les signer à son cabinet.

Mais il avait besoin de prendre l'air et de marcher un peu pour apaiser sa frustration.

Le moment était venu d'admettre qu'il s'accrochait encore à l'espoir de voir Alice Hawbaker changer d'avis ou de la convaincre d'en changer. C'était égoïste, et alors ? Il était habitué à elle et incapable de se passer de ses services. Sans compter l'affection quasi maternelle qu'il éprouvait à son égard.

Cette affection justement ne lui laissait d'autre choix que d'accepter qu'elle parte. Si seulement il avait pu remonter le temps et effacer les vingt minutes de conversation qu'ils venaient d'avoir.

La pauvre avait failli s'effondrer. Or, elle ne craquait jamais. Mais il l'avait poussée dans ses retranchements, et le regretterait toujours.

« Si nous restons, nous mourrons », avait-elle fini par lâcher, les yeux brillants, un sanglot dans la voix.

Il avait seulement voulu connaître la raison de sa détermination à partir. Et de sa nervosité grandissante.

Alors il avait insisté. Et elle avait fini par cracher le morceau.

Chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle voyait leurs morts, encore et encore. Elle prenait le fusil de chasse de son mari au râtelier fermé à clé dans son atelier à la cave. Elle chargeait l'arme avec un sang-froid imperturbable, puis remontait et traversait la cuisine impeccablement rangée. Elle entrait dans le salon où l'homme qu'elle aimait depuis trente-six ans, et avec qui elle avait eu trois enfants, regardait un match de base-bail à la télévision.

Le score était de deux à un pour les Orioles contre les Red Sox.

Au moment où le lanceur prenait son élan, elle tirait une balle dans la tête de son mari assis dans son fauteuil inclinable favori.

Puis elle plaçait le canon sous son propre menton.

Alors oui, il devait la laisser partir, et aussi trouver un prétexte pour quitter le bureau parce qu'il la connaissait suffisamment pour deviner qu'elle souhaitait être seule le temps de se ressaisir.

Il avait beau avoir accédé à sa demande, il ne pouvait s'empê-

cher de se sentir coupable, contrarié et pas à la hauteur.

Il entra chez la fleuriste. Mme H accepterait son bouquet en gage de réconciliation. Elle aimait les fleurs au bureau et en apportait souvent elle-même parce qu'il avait tendance à oublier.

Alors qu'il sortait de la boutique, les bras chargés d'un imposant bouquet, il faillit percuter Layla.

La jeune femme recula de quelques pas en trébuchant. Elle semblait si bouleversée que Fox se demanda s'il n'était pas condamné, ces temps-ci, à rendre les femmes nerveuses et malheureu-ses.

— Désolé, j'étais distrait.

Sans l'ombre d'un sourire, elle se mit à tripoter les boutons de son manteau.

— Pas grave. Moi aussi.

Il aurait dû passer son chemin. Il n'avait nul besoin de sonder la jeune femme pour deviner son malaise et son désarroi. De toute façon, il lui semblait que jamais elle ne se détendait en sa pré-

sence. Ou peut-être était-elle toujours à cran. Un truc de New-Yorkaise. Lui en tout cas n'avait jamais été capable de se détendre à New York.

Comme à son habitude, il ne put dominer son côté chevalier servant.

— Un problème ?

À sa grande horreur, les yeux de Layla s'embuèrent et il eut envie de se jeter sous un camion.

— Un problème ? répéta-t-elle. Comment pourrais-je avoir un problème ? Je vis dans une baraque inconnue, dans une ville qui l'est tout autant. Je vois des trucs qui n'existent pas - ou, pire, existent et veulent ma mort. Presque tout ce que je possède se trouve dans mon appartement à New York. Un appartement dont je dois encore payer le loyer. Et ma patronne, qui est très compréhensive et patiente, m'a téléphoné ce matin pour m'annoncer qu'à son grand regret, elle se trouverait dans l'obligation de me remplacer si je ne revenais pas travailler la semaine prochaine.

Alors tu sais ce que j'ai fait ?

— Non.

— J'ai commencé à faire mes bagages. Désolée, sincèrement, mais j'ai une vie là-bas. Des responsabilités, des factures, mes habitudes.

Elle se prit les coudes dans les mains comme pour s'empêcher de s'enfuir.

— Tout me pousse à retourner là-bas. Et pourtant, je n'ai pas pu.

Je ne sais même pas pourquoi, mais je n'ai pas pu. Bref, maintenant je vais être au chômage, ce qui signifie que je n'aurai plus les moyens de payer mon appart. Et je vais sans doute laisser ma peau ici ou finir en institution une fois que mon proprio m'aura traînée en justice pour mes arriérés de loyer. Alors un problème, moi ? Tu rigoles ! Il l'avait écoutée jusqu'au bout sans l'interrompre. En guise de réponse, il se contenta d'un hochement de tête.

D'accord, c'était une question stupide. Tiens. Il lui flanqua le bouquet dans les bras.

— Qu'est-ce que... ?

— Tu donnes l'impression d'en avoir besoin. Estomaquée, Layla fixa tour à tour Fox, puis les fleurs multicolores. L'hystérie dans laquelle elle avait menacé de verser se mua en perplexité.

— Mais... tu les as achetées pour quelqu'un.

— J'en rachèterai, répondit-il en désignant du pouce la porte de la boutique. Et je peux t'aider avec ta propriétaire si tu me fournis les informations nécessaires. Pour le reste, eh bien, on y réflé-

chit. Quelque chose t'a peut-être poussée à venir ici et à y rester, mais en définitive, Layla, le choix n'incombe qu'à toi. Si tu décides que tu dois partir, expliqua-t-il avec une pointe de frustration en songeant à Alice, personne ne t'en voudra pour autant. Mais si tu restes, tu dois t'engager.

— Je l'ai fait.

— Non.

Distraitement, il remonta sur l'épaule de Layla la bandoulière de son sac qui avait glissé dans le creux de son bras.

— Tu cherches encore une échappatoire, la faille dans le contrat qui t'autorisera à plier bagages et à retrouver ta vie d'avant sans avoir à en supporter les conséquences. Qui pourrait t'en blâmer ?

Moi, je te dis de faire un choix et de t'y tenir. Voilà. À présent, excuse-moi, je dois y aller. À plus tard.

Sur ces mots, il rentra chez la fleuriste et planta Layla, muette, sur le trottoir.

— Qui est-ce ? cria Quinn du premier étage quand Layla entra.

— C'est moi.

Toujours tiraillée entre deux choix, elle gagna la cuisine avec les fleurs et les récipients qu'elle avait achetés en route dans une boutique de cadeaux.

Quinn fit irruption quelques instants plus tard.

— Du café. Il va m'en falloir beaucoup... Hé, joli ! s'exclama-t-elle en découvrant les fleurs que Layla était occupée à tailler et à disposer dans plusieurs vases.

— N'est-ce pas ? Quinn, j'ai à te parler.

— Ça tombe bien, moi aussi. Toi d'abord.

— J'ai failli partir ce matin.

Quinn, qui s'apprêtait à remplir la cafetière, interrompit son geste.

— Oh.

— Et j'allais faire de mon mieux pour filer à l'anglaise avant ton retour, histoire de m'éviter toute explication. Désolée.

Quinn entreprit de préparer le café.

— Ne t'inquiète pas. Moi aussi, je m'éviterais si je voulais faire quelque chose que je ne veux pas. Enfin, je me comprends.

— Bizarrement, moi aussi.

— Pourquoi n'es-tu pas partie ?

— Laisse-moi d'abord te raconter les épisodes précédents.

Tout en continuant de s'affairer avec les fleurs, Layla lui raconta la conversation qu'elle avait eue au téléphone avec sa patronne.

— Je suis désolée. C'est tellement injuste. Je ne veux pas dire que ta patronne est injuste. Elle a une entreprise à faire tourner.

Ce qui l'est, c'est toute cette histoire, fit Quinn qui la regardait arranger des marguerites de différentes couleurs dans une tasse à thé sur-dimensionnée. Sur le plan pratique, moi, ça va parce-que c'est mon métier. Je peux me permettre de passer du temps ici et de le financer avec des articles. Je pourrais t'aider à...

— Je ne te demande pas de me prêter de l'argent ou de supporter ma part de dépenses. Si je reste, c'est parce que j'ai choisi de rester, objecta Layla qui, les yeux rivés sur les fleurs, songeait à ce que Fox lui avait dit. Je pense que, jusqu'à présent, je ne voulais pas l'accepter. Ni ne le pouvais. Il était plus facile de me dire que j'étais venue ici contre mon gré. Je voulais partir parce que je refusais ce qui m'arrivait. Mais je ne peux pas continuer à fermer les yeux. Alors je reste parce que j'en ai décidé ainsi. Il me faut juste régler les détails pratiques.

— J'ai une ou deux idées sur la question. Laisse-moi y réfléchir.

Sympa, ces fleurs. Ça met du baume au cœur quand on a eu une mauvaise nouvelle.

— L'idée n'est pas de moi. C'est Fox qui me les a données quand je l'ai percuté devant le fleuriste. Je me suis défoulée sur lui, avoua la jeune femme avec un haussement d'épaules en ras-semblant les tiges coupées et l'emballage du bouquet. Il m'a demandé si j'avais un problème, et je lui en ai donné pour son argent.

Elle jeta les déchets dans la poubelle, puis s'adossa en riant contre le plan de travail.

— Le pauvre, il en a pris plein les dents. Du coup, il m'a offert les fleurs qu'il venait d'acheter. Enfin, il me les a plutôt balancées entre les mains, puis j'ai eu droit à un petit sermon bien senti. Je le méritais, j'imagine.

— Hmm, et tu te sens mieux ?

Layla alla dans la petite salle à manger et disposa un trio de bouquets sur la vieille table à abattants qu'elles avaient dénichée au dépôt-vente.

— Je me sens plus résolue. Je ne sais pas si c'est mieux.

— J'ai de quoi t'occuper.

— Dieu merci. J'ai l'habitude de travailler, et tout ce temps libre me rend infernale.

— Suis-moi. Et prends donc aussi des fleurs pour ta chambre.

— Je me disais qu'elles étaient pour la maison. Il ne me les a pas offertes à proprement...

— C'est à toi qu'il les a données. Prends-en. Tu m'as forcée à monter les tulipes dans la mienne, je te rappelle.

Pour régler la question, Quinn s'empara d'un petit vase et d'une bouteille à long col.,

— Oh, le café !

— Je m'en occupe.

Layla remplit une tasse pour Quinn et se prit une bouteille d'eau.

— Et avec quoi comptes-tu m'occuper ?

— Des livres.

— Nous avons déjà ceux de la bibliothèque.

— Auxquels s'ajoute maintenant une partie de la collection personnelle d'Estelle Hawkins. Parmi eux, il y a plusieurs journaux intimes. J'ai à peine eu le temps de m'y mettre, expliqua Quinn, tandis qu'elles montaient à l'étage. Je suis rentrée juste avant toi.

Trois d'entre eux sont de la main d'Ann Hawkins en personne.

Après la naissance de ses enfants. Ceux qu'elle a eus avec Giles Dent.

— Mais, Mme Hawkins les a forcément lus, et montrés à Caleb.

— C'est vrai, c'est vrai. Ils ont tous été épluchés plus d'une fois et fait l'objet de profondes réflexions. Mais pas par nous, Layla. Un regard nouveau, une approche différente.

Elle fit un détour par la chambre de Layla pour y déposer les fleurs, puis prit la tasse de café des mains de sa compagne et se dirigea vers le bureau.

— J'ai déjà noté une première question : où sont les autres ?

— D'autres journaux ?

— Je suis persuadée qu' Ann a écrit d'autres volumes. Où est passé celui qu'elle tenait quand elle vivait avec Dent ? Ou quand elle attendait ses triplés ? Et ce n'est là qu'une des nouvelles approches possibles. Où pourraient-ils être et pourquoi ne sont-ils pas avec ceux qu'Estelle a en sa possession ?

— En partant de l'hypothèse qu'elle en a écrit d'autres, ils ont peut-être été perdus ou détruits ?

Quinn s'assit et saisit un petit volume relié de cuir brun.

— Espérons que non parce qu'à mon avis, ils renferment certaines des réponses à nos questions.

Caleb ne put raisonnablement se libérer de ses obligations au bowling qu'après 19 heures. Et même alors, il se sentit coupable de laisser son père prendre le relais seul jusqu'à la fermeture. Il avait téléphoné à Quinn en fin d'après-midi pour lui dire qu'il passerait quand il pourrait. L'esprit à l'évidence ailleurs, elle lui avait demandé d'apporter à manger.

Il lui faudrait se contenter d'une pizza, songea-t-il en montant les marches du perron avec les boîtes. Il n'avait eu ni le temps ni l'envie de réfléchir à une option « cuisine saine et équilibrée ».

Lorsqu'il frappa à la porte, une bourrasque mugit contre sa nuque. Il jeta un regard inquiet derrière lui. Quelque chose approchait, porté par le vent.

Ce fut Fox qui ouvrit.

— Merci, mon Dieu ! Des pizzas et un mec. Je suis en minorité ici, mon pote.

— Où sont les filles ?

— Là-haut. Plongées dans les bouquins et les notes. Layla fait des listes et des tableaux. J'ai commis l'erreur de leur dire que j'avais un tableau blanc au bureau. Elles m'ont forcé à aller le chercher.

À peine Caleb eut-il posé les boîtes de pizza sur le plan de travail que Fox souleva le couvercle et en prit une part.

— Elles parlent d'établir un fichier. Avec des cartes de couleur.

Ne me laisse pas seul ici.

Avec un grognement, Caleb ouvrit le réfrigérateur et constata que, comme il l'avait espéré, Fox avait fait des réserves de bière.

— Nous avons peut-être laissé échapper certains détails par manque d'organisation. Peut-être...

— Salut ! lança Quinn qui fit irruption dans la cuisine. De la pizza, oh oh ! Bon, eh bien, j'éliminerai les calories par le pouvoir de la pensée et grâce à une bonne séance de gym demain matin.

Elle sortit des assiettes et en tendit une à Fox qui avait déjà englouti la moitié de sa part. Puis elle gratifia Caleb d'un sourire en-jôleur.

— Tu as autre chose pour moi ?

Il se pencha vers elle et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Ça.

— Quelle coïncidence, c'est exactement ce que je voulais !

Elle l'agrippa par sa chemise et l'attira à elle. Cette fois, ils s'embrassèrent plus longuement.

— Vous voulez que je vous laisse ? intervint Fox. Je peux prendre la pizza ?

— Puisque tu le proposes si gentiment, commença Caleb.

Quinn lui tapota le torse pour le repousser.

— Du calme, du calme. Maman et papa se disaient juste bonsoir, expliqua-t-elle à Fox. Et si on allait s'asseoir dans la salle à manger comme des gens civilisés ? Layla va descendre.

— Et moi ? Je ne peux pas dire bonsoir à maman ? plaisanta Fox, tandis que Quinn quittait la cuisine avec les assiettes.

— Je serais obligée de t'assommer, répliqua-t-elle.

— Je demande à voir !

Amusé, Fox s'empara des boîtes de pizza et lui emboîta le pas.

— Tu t'occupes des boissons, frérot.

Ils avaient dressé le couvert et pris place à table quand Layla entra avec un grand saladier et des coupelles.

— Ne sachant pas ce que tu allais rapporter, j'ai préparé ça tout à l'heure, dit-elle à Caleb.

— Tu as fait une salade ? s'étonna Quinn.

— Ma spécialité. On coupe et on mélange. Pas de cuisson.

— Maintenant, je vais être obligée de me montrer raisonnable, soupira Quinn qui renonça à son rêve de deux parts de pizza pour une seule et une coupelle de salade. Nous avons fait des progrès, annonça-t-elle après sa première bouchée.

— Oui, demande donc à ces demoiselles comment fabriquer des chandelles ou des conserves de cassis, suggéra Fox.

— C'est vrai, certaines informations contenues dans ces journaux ne sont plus au goût du jour, concéda Quinn en haussant les sourcils à l'adresse de Fox. Mais, qui sait, un jour je serai peut-

être bien contente de savoir fabriquer des chandelles s'il y a une panne d'électricité. Par progrès, je voulais dire qu'il y a un tas d'informations intéressantes dans les journaux d'Ann.

— Nous les avons épluchés un nombre incalculable de fois, fit remarquer Caleb.

— Vous n'êtes pas des femmes, objecta Quinn. Oui, je sais, Estelle en est une, s'empressa-t-elle d'ajouter, l'index levé. Mais c'est aussi une descendante, qui fait partie intégrante de cette ville et de son histoire. Quelle que soit l'objectivité qu'elle s'efforce de garder, certains détails auront pu lui échapper. Première question : où sont passés les autres volumes ?

— Il n'y en a pas.

— Pas d'accord. On ne les a pas retrouvés, nuance. Estelle a hé-

rité ces journaux de son père parce qu'elle adorait les livres. Je l'ai appelée pour m'en assurer : d'après son père, il n'y en a jamais eu d'autres.

— S'il y en avait eu, il les lui aurait donnés, insista Caleb.

— À condition de les avoir. Trois siècles, ça fait un bail. Tout le temps pour égarer ou jeter des objets. Selon les archives et l'histoire orale de ta famille, Ann Hawkins a passé la plus grande partie de sa vie dans ce qui est aujourd'hui le foyer municipal dans Main Street, une ancienne bibliothèque. Livres, bibliothèque, inté-

ressant.

— Une bibliothèque dont Estelle connaissait le moindre ouvrage par cœur, rétorqua Caleb. Si ces journaux avaient existé, elle les aurait forcément eus entre les mains.

— A moins qu'elle ne les ait jamais vus, s'entêta Quinn. Il se peut qu'ils aient été cachés, ou peut-être même n'était-elle pas censée les trouver.

Hmm, ça se discute, commenta Fox.

— Cette piste mérite d'être explorée, reprit Quinn. Pour l'instant, comme Ann Hawkins n'a pas daté ses journaux, Layla et moi nous sommes attelées à cette tâche en nous basant sur ce qu'elle dit de ses fils. Dans le premier volume, selon nous, les triplés ont deux ou trois ans. Dans le volume suivant, ils en ont cinq au début, car elle évoque clairement leur anniversaire, et environ sept à la fin. Dans le troisième, il semble qu'ils aient dans les seize ans.

— Ce qui fait un sacré trou, ajouta Layla.

— Peut-être n'a-t-elle rien eu d'intéressant à raconter durant toutes ces années, hasarda Caleb.

— Peut-être, admit Quinn. Mais j'en doute. Je suis d'avis qu'elle a continué d'écrire, ne serait-ce que sur la confiture de cassis ou ses infatigables triplés. Plus important, du moins selon moi : où sont passés le ou les journaux de ses années avec Dent et des deux premières années après la naissance de ses fils ? Parce qu'il y a fort à parier que c'est une époque passionnante.

— Elle parle beaucoup de Giles Dent tout au long de ses diffé-

rents journaux, intervint Layla. De ses sentiments pour lui, des rêves où il lui apparaît.

— Et toujours au présent, précisa Quinn.

— Il est difficile de perdre un être aimé, observa Fox.

— Certes, mais elle parle invariablement de lui comme s'il était encore en vie. « La mort ne sera pas », cita Quinn en regardant Caleb. Nous en avons déjà parlé. Giles Dent aurait trouvé le moyen de survivre et de contenir cette créature. De toute évidence, il n'a pas réussi à la détruire, mais l'inverse non plus. Et Ann le savait.

— Et que fais-tu de l'amour et du chagrin ? s'enquit Caleb.

— Je ne les nie pas, mais son journal donne l'impression d'une femme de tête. D'une femme qui aimait d'un amour très profond un homme hors du commun. Elle a défié les conventions pour lui, pris le risque de quitter les siens et d'affronter l'opprobre. Elle a partagé son lit, mais aussi ses obligations, j'en suis persuadée. Il s'est forcément ouvert à elle de ses intentions. Ils ne formaient qu'un. N'est-ce pas ce que tu as ressenti aussi quand nous étions dans la clairière ?

— Si, reconnut Caleb.

— Donc, Ann savait. Et si elle en a parlé à ses fils une fois ceux-ci en âge de comprendre, elle avait conscience que l'histoire orale des Hawkins pouvait se perdre ou se déformer au fil du temps. À mon avis, elle l'aura aussi couchée par écrit et mis le texte à l'abri jusqu'à ce qu'on en ait besoin.

— On en a besoin depuis vingt et un ans.

— Caleb, c'est ton sens des responsabilités qui parle, et non la logique. Elle t'a dit que le moment était venu, qu'il en avait toujours été décidé ainsi. Rien de ce que vous avez fait ou auriez pu faire n'aurait pu arrêter ce démon avant aujourd'hui.

— Nous l'avons libéré, intervint Fox. Si nous avions eu la bonne idée de le laisser tranquille, nous n'aurions pas besoin de ce journal aujourd'hui.

— Je n'en suis pas si sûre, contra Layla qui se pencha légèrement vers lui. Si nous trouvons les volumes manquants, nous comprendrons peut-être. Mais nous avons noté autre chose.

— Elle l'a remarqué tout de suite, précisa Quinn.

— Parce que c'est moi qui l'ai eu d'abord sous les yeux. Il s'agit des prénoms des fils d'Ann. Caleb, Fletcher et Gideon.

— Plutôt commun à l'époque, fit Caleb avec un haussement d'épaules en repoussant son assiette. Caleb a marqué la lignée des Hawkins plus que les deux autres. Mais j'ai un cousin Fletch et un oncle Gideon.

— Regarde les initiales, s'impatienta Quinn. Je t'avais dit qu'ils ne le verraient pas, ajouta-t-elle à l'intention de Layla. C, F, G. Caleb, Fox, Gage.

— Objection, Votre Honneur, s'interposa Fox. Cette théorie ne tient pas la route, surtout quand on sait que ma mère m'a appelé Fox parce qu'elle a vu une meute de renards traverser un champ et disparaître dans les bois à peu près au moment où les contrac-tions ont commencé. Quant à ma sœur Sage, ma mère a senti la sauge de son jardin d'herbes aromatiques juste après l'accouchement. Même topo pour ses quatre enfants.

— Quelle que soit l'origine de ton superbe prénom, Fox, je ne crois pas qu'on puisse l'écarter comme une coïncidence, riposta Quinn tout en observant Caleb du coin de l'œil. Et je suis aussi d'avis qu'il y a plus d'un seul descendant d'Ann Hawkins à cette table.

— La famille de mon père est d'origine irlandaise, rétorqua Fox.

Elle a émigré il y a seulement quatre générations. Mes ancêtres ne pouvaient pas être ici à l'époque d'Ann Hawkins parce qu'ils cultivaient les champs dans le Kerry.

— Et ta mère ? intervint Layla.

— C'est plus mélangé. Origines anglaises, irlandaises, un peu françaises aussi, je crois. Personne ne s'est jamais passionné pour la généalogie chez nous, mais je n'ai jamais entendu parler d'un quelconque Hawkins dans notre famille.

— Tu devrais peut-être y regarder de plus près, lui conseilla Quinn. Et qu'en est-il de Gage ?

— Aucune idée, répondit Caleb, songeur. Je doute qu'il le sache lui-même. Je peux demander à Bill, son père. Si nous étions des descendants directs, cela expliquerait un mystère qui nous a toujours échappé.

— Pourquoi est-ce justement vous trois qui, en mélangeant vos sangs, avez ouvert la boîte de Pandore ?

— J'ai toujours cru que c'était à cause de moi.

Caleb était allongé sur le dos, Quinn nichée contre lui.

— Toi seul ?

— J'imaginais qu'ils avaient peut-être servi aussi de déclen-cheurs, mais oui, moi seul. C'était mon sang, tu comprends ?

J'étais le seul Hawkins. Eux n'étaient pas d'ici, enfin pas depuis des générations. Mais si ton hypothèse est juste... je ne sais toujours pas ce que je suis censé ressentir.

— Tu pourrais peut-être t'octroyer une petite pause, suggéra Quinn en lui caressant le torse.

— Si Dent avait trouvé le moyen de l'arrêter, pourquoi l'a-t-il laissé en arriver là ?

— Autre bonne question, admit Quinn.

Elle se redressa et plongea son regard dans le sien.

— Nous trouverons la réponse, Caleb. C'est notre mission et j'y crois.

— J'y crois davantage aujourd'hui, grâce à toi, avoua-t-il en lui caressant la joue. Quinn, je ne peux pas rester cette nuit. Balourd est peut-être paresseux, mais il a besoin de moi.

— Tu as encore une heure ?

Il sourit, tandis qu'elle approchait son visage du sien.

— Il devrait tenir encore une heure, oui.

Plus tard, lorsque Caleb regagna sa voiture, une soudaine rafale de vent agita les branches dénudées des arbres. Tendu, il scruta la rue. Elle était déserte.

« Il y a quelque chose dans l'air », songea-t-il de nouveau avant de se glisser derrière le volant.

Il était minuit passé quand l'envie sournoise d'une cigarette titilla le cerveau de Gage. Il avait arrêté depuis deux ans, trois mois et une semaine.

Il monta le volume de l'autoradio, histoire de se changer les idées, mais l'envie était en train de se muer en désir impérieux. Il pouvait l'ignorer, comme d'habitude. Autrement, il lui faudrait croire à la véracité du vieil adage : « Tel père, tel fils. »

Or il ne ressemblait en rien à son père.

Il buvait quand il en avait envie, mais n'était jamais ivre. Pas depuis ses dix-sept ans, en tout cas, et à l'époque l'ivresse était le but recherché. Il ne rejetait pas ses fautes sur autrui, ne frappait jamais plus petit ou plus faible que lui dans l'espoir de se sentir plus puissant.

Il n'en voulait même pas particulièrement à son père. Selon lui, on était obligé de jouer avec les cartes qu'on recevait. Ou de quitter la table les poches vides.

Question de chance.

Il était donc parfaitement préparé à refouler cette envie de cigarette aussi brusque qu'intense. Mais lorsqu'il réalisa qu'il n'était plus qu'à quelques kilomètres de Hawkins Hollow, l'endroit où il connaîtrait fort probablement une fin atroce, les mises en garde du ministère de la santé lui parurent soudain dérisoires et son sacrifice d'une totale inutilité.

« Et puis merde », se dit-il en apercevant l'enseigne lumineuse de Sheetz. Après tout, il ne voulait pas vivre éternellement. Il se gara devant la supérette ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et alla s'offrir un café et un paquet de Marlboro.

Il regagna à grands pas la voiture qu'il avait achetée le soir même à Washington D.C. entre son arrivée à l'aéroport et le règlement d'une petite dette. Le vent lui fouettait les cheveux. Des cheveux noirs comme la nuit, un peu plus longs qu'il ne les portait d'ordinaire, et un peu négligés, comme s'il ne faisait pas confiance aux coiffeurs praguois. Une barbe de plusieurs jours qu'il n'avait pas pris la peine de raser lui ombrait les mâchoires. Cela ajoutait encore à ce côté sombre et dangereux qui avait arraché un frisson de désir à la jeune vendeuse qui l'avait servi au magasin.

Il mesurait aujourd'hui près d'un mètre quatre-vingt-dix, et l'adolescent mince d'autrefois s'était bien étoffé. Sa profession étant en général sédentaire, il veillait à entretenir sa forme physique et sa musculature avec constance, testant souvent les limites de son endurance.

Ce n'était pas son genre de chercher la bagarre, mais il n'avait pas pour habitude de se défiler quand il y en avait une. Et il aimait gagner. Son corps, son visage, son cerveau étaient les outils clés de sa profession. Tout comme ses yeux, sa voix et un sang-froid dont il se départait rarement. Son métier, c'était le jeu. Et un joueur intelligent gardait ses outils toujours parfaitement affûtés.

Gage s'engagea de nouveau sur l'autoroute et appuya à fond sur l'accélérateur de sa Ferrari. C'était peut-être une connerie d'avoir dépensé autant de fric dans une bagnole, mais, bon sang, elle en avait sous le capot. Et puis, des années auparavant, c'était en stop qu'il avait quitté Hollow. Quel pied d'y revenir aujourd'hui avec classe !

Marrant, depuis qu'il avait acheté des cigarettes, l'envie d'en griller une lui avait passé. Il ne voulait même plus du café. La vitesse lui suffisait comme excitant.

Il avala les derniers kilomètres d'autoroute et s'engagea à toute allure sur la bretelle de sortie. La route de campagne était dé-

serte. Pas étonnant, à cette heure de la nuit. Il ne distinguait le paysage qu'en ombres chinoises - maisons, collines, champs, arbres. Il avait le ventre noué à l'idée de rentrer, et pourtant, cette force qui l'attirait chez lui - et ne l'avait jamais vraiment quitté -

n'avait jamais été aussi impérieuse.

Il tendait la main vers le gobelet de café, davantage par habitude que par envie, quand une voiture traversa la route juste devant lui. Il donna un coup de volant et écrasa la pédale de frein pour l'éviter avant de s'acharner sur le klaxon tandis que l'autre véhicule faisait une embardée.

« Bordel, je viens juste de l'acheter ! » eut-il le temps de penser.

La Ferrari était en travers de la route. C'était un miracle qu'il n'y ait pas eu de collision. À quelques centimètres près, réalisa-t-il.

C'était son jour de chance.

Il enclencha la marche arrière, se gara sur le bas-côté et descendit, persuadé de tomber sur un conducteur ivre.

Une jeune femme parfaitement sobre, mais folle de rage, jaillit de la voiture inclinée dans le fossé peu profond qui bordait l'accotement et claqua la portière.

— Vous sortez d'où, espèce de malade ?

Gage ne vit qu'une masse de boucles brunes s'agiter autour d'un visage que le choc avait vidé de ses couleurs.

Super mignonne, nota-t-il dans un recoin de son cerveau. De grands yeux noirs de bohémienne que son teint pâle ne faisait que souligner, un nez aquilin à l'élégance altière, une bouche pleine au contour parfait.

Elle ne tremblait pas, et il ne perçut pas de peur alors qu'elle se trouvait face à un complet inconnu sur une route déserte au milieu de la nuit. Juste de la colère.

— Et vous, mademoiselle, d'où sortez-vous ? répliqua-t-il avec un calme qui lui parut admirable.

— De cette stupide route qui ressemble à toutes les autres tout aussi stupides dans ce coin. J'ai regardé des deux côtés, et il n'y avait personne. Et soudain, vous avez jailli de nulle part. Comment avez-vous... ? Oh, et puis laissez tomber. Il n'y a pas mort d'homme.

Les mains calées sur les hanches, elle pivota vers sa voiture.

— Je peux sortir de là, non ?

— Je pense. Il y a aussi le pneu à plat.

— Quel pneu... Oh, merde ! fulmina-t-elle, décochant un coup de pied excédé dans la roue arrière. Vous allez devoir le changer.

C'est le moins que vous puissiez faire !

En fait, non. Retourner tranquillement à sa voiture et la planter là avec un salut de la main, voilà le moins qu'il pouvait faire. Mais il aimait son côté rentre-dedans, pas du tout le genre de fille à trembler comme une feuille.

— Ouvrez le coffre. J'ai besoin de la roue et du cric.

Elle s'exécuta et il souleva une valise qu'il posa sur le bitume.

Après un coup d'œil à la roue de secours, il secoua la tête.

— Décidément, ce n'est pas votre jour. Elle est à plat aussi.

— Impossible. Qu'est-ce que vous racontez ?

Elle le poussa et vérifia par elle-même dans le coffre éclairé par une ampoule pâlotte.

— Alors ça, c'est trop fort ! Elle m'énerve, elle m'énerve, elle m'énerve !

Elle se retourna brusquement et arpenta le bas-côté d'un pas furibond sur quelques mètres avant de faire demi-tour.

— C'est ma sœur. Je lui ai prêté ma voiture pour quinze jours.

Quelle plaie, je vous jure ! Elle me bousille un pneu et le fait-elle réparer ? Prend-elle même la peine de m'en parler ? Non. Je ne vais pas appeler une dépanneuse à cette heure de la nuit et l'attendre plantée là au milieu de nulle part. Vous êtes bon pour me déposer.

— Ah oui ?

— C'est votre faute. En partie du moins.

— Quelle partie ?

— Je n'en sais rien. Je suis trop crevée, trop furax et trop perdue dans cette pampa pour m'en préoccuper. Vous devez m'emmener.

— À votre service. Vous allez où ?

A Hawkins Hollow.

— Pratique, répondit-il avec un sourire vaguement énigmatique.

C'est là que je vais moi aussi. Gage Turner, se présenta-t-il en l'invitant d'un geste à rejoindre sa voiture.

Elle lui désigna sa valise avec une certaine majesté.

— Cybil Kinski.

Elle haussa les sourcils en découvrant la Ferrari.

— Vous avez de très belles roues, monsieur Turner.

— Oui, et elles fonctionnent toutes.

14

Caleb ne fut guère surpris de voir le pick-up de Fox dans son al-lée en dépit de l'heure tardive. Et pas davantage de découvrir ce dernier à moitié endormi sur le canapé devant le téléviseur, Balourd étendu contre lui ronflant comme un moteur d'avion.

Sur la table basse se trouvaient une canette de Coca, le dernier sachet de ses chips saveur barbecue et une boîte de biscuits pour chien. À l'évidence, les reliefs d'une folle soirée à deux.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? demanda Fox d'une voix ensommeillée.

— J'habite ici.

— Elle t'a fichu dehors ?

— Non, je suis rentré.

Caleb plongea la main dans le sachet de chips et n'en ressortit que quelques miettes.

— Combien lui en as-tu donné ?

Fox jeta un coup d'œil à la boîte de biscuits pour chien.

— Quelques-uns. Peut-être cinq. Qu'est-ce qui te rend si nerveux

?

Caleb ramassa la canette et vida les dernières gorgées de Coca tiède et éventé.

— Je ne sais pas, c'est une impression que j'ai. Tu n'as rien senti ce soir ?

— Je sens des trucs régulièrement depuis une quinzaine de jours, répondit Fox qui se frotta le visage à deux mains, puis four-ragea dans ses cheveux. En y réfléchissant, il s'est produit quelque chose juste avant ton arrivée. J'étais à moitié endormi, peut-

être même complètement. C'était comme une bourrasque dans le conduit de cheminée.

Caleb s'approcha de la fenêtre et regarda dehors.

— Tu as pris des nouvelles de tes parents récemment ?

— J'ai parlé à mon père aujourd'hui. Tout va bien. Pourquoi ?

— Si nous sommes tous les trois des descendants directs, alors un de tes parents appartient forcément à la lignée.

— Merci, j'avais compris tout seul.

— Aucune de nos familles n'a jamais été affectée durant les Sept.

— Nous en avons toujours été soulagés, poursuivit Caleb en se détournant de la fenêtre. Peut-être si soulagés que nous ne nous sommes jamais vraiment demandé pourquoi.

— Nous supposions que c'était parce qu'ils n'habitaient pas en ville. A l'exception de Bill Turner, mais qui aurait pu dire ce qui lui arrivait ?

— Mes parents et les tiens sont venus en ville pendant les Sept.

Et tu te rappelles ce qui est arrivé aux Poffen-berger la dernière fois ?

— Ouais, ouais, je me souviens, bougonna Fox en se frottant les yeux. Habiter à huit kilomètres n'a pas empêché le mari d'étrangler sa femme pendant qu'elle le massacrait avec un couteau de boucher.

— Et maintenant, nous savons que mon arrière-grand-mère a vu des phénomènes dès le premier été, et encore l'autre soir. Pourquoi ?

Fox se leva et plaça une nouvelle bûche sur le feu.

— Il doit s'agir là d'un choix qui nous échappe. Certains n'ont jamais été touchés, et d'autres l'ont été à des degrés divers.

— Quinn et Layla sont les premiers témoins extérieurs. Et si le lien que nous cherchons était tout simplement celui du sang ?

Fox se rassit sur le canapé et, le dos calé contre le dossier, caressa Balourd qui tressaillit dans son sommeil.

— Théorie intéressante. Ça te ferait quoi comme impression si tu apprenais que tu fais des galipettes avec ta cousine au centième degré ?

— Quelle idée tordue.

— Si elles sont des descendantes, le prochain point à éclaircir, c'est de savoir si leur présence nous donne plus de force ou nous rend plus vulnérables, enchaîna Fox. Parce qu'à l'évidence, cette fois, ce sera tout ou rien. Alors il faut... Attends, tu as de la visite.

Fox se leva d'un bond et rejoignit Caleb à la fenêtre.

— Je ne pense pas que le Grand Méchant Diable se pointerait chez toi en véhicule motorisé, qui plus est en...

Il plissa les yeux, tandis que l'éclairage extérieur se déclenchait au passage de la voiture.

— Nom de Dieu, je rêve, une Ferrari ?

Un grand sourire aux lèvres, il se tourna vers Caleb.

— Gage, dirent-ils en chœur.

Ils sortirent sur la terrasse en manches de chemise, laissant la porte ouverte derrière eux. Gage descendit de voiture et alla sortir son sac du coffre. Il jeta la bandoulière sur son épaule et monta les marches de la terrasse.

— Alors, les filles, on se fait une soirée-pyjama ?

— Les strip-teaseuses viennent juste de partir, rétorqua Fox. Pas de bol, mais tu les as ratées.

Puis il se précipita vers lui, les bras ouverts, et l'accueillit d'une accolade virile.

— Bon sang, ça fait du bien de te voir. Quand me laisses-tu conduire ta bagnole ?

— Laisse-moi réfléchir... jamais. Caleb.

— Tu as vraiment pris ton temps.

Submergé par l'affection et le soulagement, Caleb serra à son tour son ami dans ses bras.

— J'avais des affaires à droite et à gauche. Je boirais bien un verre. Et j'ai aussi besoin d'un lit.

— Viens, entre.

Dans la cuisine, Caleb servit trois whiskys, et ils trinquèrent au retour de Gage.

— Alors, commença Caleb, j'imagine que tu reviens plein aux as.

— Oh, oui.

— Combien ?

Gage fit tourner un instant son verre entre ses doigts.

— Une fois déduit mes dépenses et mon nouveau jouet là-dehors, environ cinquante mille.

— Sympa comme boulot quand on sait y faire, commenta Fox.

— Je me débrouille.

— Tu as l'air un peu crevé, frérot, fit remarquer Caleb.

Gage haussa les épaules.

— J'ai quelques longues journées au compteur. Et en prime, j'ai failli me crasher sur la 67.

— Tu as perdu le contrôle de ton jouet ? s'étonna Fox.

— Tu rigoles, se récria Gage avec un petit sourire satisfait. Une gonzesse - vraiment canon, soit dit en passant -a débouché sans crier gare juste devant moi. Pas une seule voiture sur la route, et la voilà qui déboule avec sa vieille Karmann Ghia. J'ai évité la collision de justesse, et en guise de remerciements, elle m'incendie comme si c'était ma faute.

— Ah, les femmes, soupira Fox. Une source inépuisable d'em-merdements.

— Et comment. Elle a versé dans le fossé, continua Gage, décri-vant la scène de sa main libre. Rien de méchant à part un pneu à plat, mais la roue de secours était aussi crevée. Il s'est avéré qu'elle allait à Hollow, alors j'ai chargé sa valise de deux tonnes dans mon coffre, et elle m'a débité une adresse en me demandant, comme si je m'appelais Mappy, combien de temps il faudrait pour s'y rendre.

Il sirota une gorgée de whisky.

— Elle a eu du bol que j'aie grandi ici. Je lui ai répondu qu'elle y serait en cinq minutes. Elle a sorti son portable et a réveillé la copine chez qui elle allait - une certaine Q, comme dans James Bond, très mignonne aussi d'ailleurs, à ce que j'en ai vu quand elle a ouvert la porte.

— L'adresse, c'était dans High Street ? Gage abaissa son verre.

— Exact.

— Le truc que je sentais venir dans le vent, murmura Caleb.

J'imagine que c'étaient toi et la Cybil de Quinn.

— Cybil Kinski, confirma Gage. Un look de bohémienne qui habi-terait Park Avenue.

Il vida le fond de whisky qui restait dans son verre.

— Ah, on se sent tout de suite mieux.

— J'ai bien cru que ma dernière heure était arrivée, même si je n'ai jamais vu de décès par accident de voiture dans mon avenir.

— Je vous jure, je ne sais pas comment on n'a pas fini en bouillie dans deux tas de ferraille en flammes. Je suis pourtant bonne conductrice, assura Cybil.

— C'est vrai, confirma Quinn.

— Je dois être meilleure que je ne le croyais, et lui aussi, heureusement. J'ai de la chance de m'en tirer avec une belle frousse et un pneu à plat, je sais, mais bon sang, qu'est-ce que j'en veux à Rissa.

— Rissa ? répéta Layla, le regard interrogateur.

— La sœur de Cybil, Marissa, expliqua Quinn. Tu lui as encore prêté ta voiture.

— Je sais, je sais, lâcha Cybil avec un soupir qui fit voleter les boucles sur son front. J'ignore comment elle s'y prend, mais chaque fois, elle arrive à me convaincre. Enfin bref, grâce à Rissa, ma roue de secours était aussi à plat.

— D'où la superbe voiture de sport qui t'a déposée.

— Il ne pouvait quand même pas me planter là, encore qu'il m'en ait paru capable. C'est le genre mauvais garçon craquant et dé-

braillé.

— La dernière fois que j'ai crevé, raconta Quinn, le type sympa qui s'est arrêté pour m'aider avait une bedaine comme un sac de ciment et on lui voyait la raie des fesses.

— Celui-ci n'avait pas de bedaine, et malgré sa veste, je serais prête à parier que Gage Turner a un cul d'Apollon.

— Gage Turner, murmura Layla qui posa une main sur la cuisse de Quinn.

Celle-ci soupira.

— Bon, eh bien, cette fois, j'imagine que la bande est au complet.

— Il a jailli de nulle part.

Réveillée par cette arrivée nocturne, Layla était assise près de Quinn sur ce qui serait le lit de Cybil, tandis que la jeune femme papillonnait dans la chambre, occupée à suspendre sa garde-robe, remplir les tiroirs de la commode et boire à l'occasion une gorgée du verre de vin rouge que Quinn avait versé à son intention.

Au petit matin, Quinn quitta la maison endormie et gagna le foyer municipal à petites foulées régulières. Elle savait déjà qu'elle regretterait de s'y être rendue à pied parce qu'il lui faudrait courir aussi au retour - après sa séance de gym. Mais elle avait l'impression de renoncer à ses bonnes résolutions en prenant la voiture pour aller à trois pâtés de maisons.

Et elle avait besoin de temps pour réfléchir.

Impossible de croire que Cybil et Gage Turner étaient tombés l'un sur l'autre par hasard - presque au sens propre - au milieu de la nuit juste à l'entrée de la ville. La coïncidence serait trop énorme.

Une bizarrerie de plus, songea Quinn en exhalant de petits nuages de condensation dans l'air glacial.

Autre détail curieux : Cybil possédait un sens de l'orientation très sûr. Pourtant, elle n'avait cessé de se tromper d'itinéraire pour déboucher de cette voie secondaire perdue à l'instant exact où Gage passait sur la route principale. Sans oublier l'étrange remarque de son amie : « Il a jailli de nulle part. » Quinn était tentée de la prendre au pied de la lettre. Si Cybil n'avait pas vu Gage Turner, c'était peut-être qu'à cette seconde cruciale, il était tout simplement absent de sa réalité.

Mais pourquoi était-il si important qu'ils se rencontrent seuls, en dehors du groupe ? N etait-il pas déjà assez singulier qu'ils dé-

barquent tous les deux la même nuit, au même moment ?

Parvenue à la porte de derrière du foyer, Quinn sortit son passe de membre - merci, Caleb - et le glissa dans la serrure électronique qui ouvrait la porte de la salle de gym.

Les locaux étaient encore plongés dans le noir. Bizarre. D'habitude, à son arrivée, la lumière était déjà allumée et au moins l'un des trois téléviseurs pivotants diffusait CNN ou un des talk-shows du matin. Très souvent, il y avait quelqu'un sur l'un des tapis de jogging, les vélos ou un courageux qui levait de la fonte.

Quinn actionna les interrupteurs et s'annonça. Sa voix résonna dans le vide. Étonnée, elle traversa la salle, poussa la porte du fond et s'aperçut que le minuscule bureau du gardien et le vestiaire étaient eux aussi éteints.

« On a fait la fête hier soir », se dit-elle en prenant une clé de casier. Elle se mit en tenue et sortit du vestiaire avec sa serviette.

Choisissant de débuter sa séance par le cardio-training, elle régla le téléviseur sur le Today's Show et monta sur l'unique vélo ellip-tique dont le club s'enorgueillissait.

Elle programma l'engin, résistant à l'envie de mentir de quelques kilos sur son poids. Comme si c'était important, se réprimanda-t-elle. (Evidemment que ça l'était !)

Puis elle débuta son échauffement, contente d'être aussi discipli-née - et seule. Pourtant, elle s'attendait à entendre la porte s'ouvrir d'une minute à l'autre et à voir apparaître Matt ou Tina qui se partageaient la surveillance de la salle. Au bout de dix minutes d'entraînement, elle avait atteint son rythme de croisière et s'efforçait de tenir bon en se concentrant sur l'écran du téléviseur.

À la fin des deux premiers kilomètres, elle but une longue gorgée d'eau de la petite bouteille qu'elle avait apportée. Elle entama le troisième en laissant son esprit vagabonder sur ce qu'elle comptait faire dans la journée. Des recherches, bien sûr, la base de tout travail sérieux. Elle avait aussi prévu d'écrire le premier jet de ce qui serait l'introduction de son livre. Coucher les idées sur le papier favoriserait peut-être l'inspiration. À un moment ou à un autre, elle ferait une balade en ville avec Cybil -et Layla si celle-ci en avait envie.

Un détour par le cimetière s'imposait. Le moment était venu de rendre une petite visite à Ann Hawkins.

Peut-être Caleb aurait-il le temps de les accompagner. De toute façon, elle avait besoin de lui demander ce qu'il pensait de la rencontre de Gage - qu'elle avait hâte de connaître - et de Cybil la nuit dernière.

Mais pour être franche, elle avait surtout envie de le revoir. D'exhiber sa conquête devant Cybil. Regarde comme il est mignon !

De la pure frime niveau lycée, mais elle s'en fichait royalement.

Elle avait besoin de le toucher, même juste les mains, fugitive-ment. Elle rêvait du baiser qu'ils échangeraient pour se dire bonjour. Et d'allumer dans son regard préoccupé une étincelle d'amusement. Elle adorait la façon dont ses yeux riaient avant lui, et aussi...

« Dis donc, ma fille, tu en pinces sérieusement pour ce garçon, se dit-elle, un sourire niais aux lèvres, alors qu'elle bouclait le kilomètre trois. Tu ne serais pas en train de tomber amoureuse ? »

Elle avait beau ahaner et dégouliner de sueur, elle se sentait aussi fraîche et fringante qu'une pâquerette dans la rosée du printemps.

Soudain, les lumières s'éteignirent. La machine et le téléviseur aussi. Le silence tomba sur la salle de sport.

— La barbe, lâcha-t-elle entre ses dents, plus agacée qu'inquiète.

L'obscurité était totale, et si elle visualisait à peu près sa situation par rapport à la porte - et les obstacles qui l'en séparaient -, elle ne se sentait guère à même de trouver son chemin à l'aveuglette.

— Et ensuite ? se demanda-t-elle, attendant que sa respiration s'apaise. Impossible de regagner le vestiaire à tâtons pour récu-pérer ses vêtements. Il lui faudrait donc sortir en soutien-gorge de sport et collant de cycliste.

Un grondement sourd lui arracha un sursaut. Elle se pétrifia. Et comprit qu'elle avait un problème bien plus sérieux qu'une tenue trop légère. Elle n'était pas seule.

Son pouls s'emballa, tandis qu'elle se prenait à espérer vaine-ment que la présence dans le noir était humaine. Mais les grondements menaçants qui ébranlaient les murs et les horribles gargouillements qui semblaient provenir du sol eurent tôt fait de la persuader du contraire. Sa peau se hérissa, de peur, mais surtout à cause du froid glacial qui s'était brutalement abattu sur la salle.

« Pas de panique, s'adjura-t-elle. Par pitié ne t'affole pas. » Elle attrapa sa bouteille d'eau par le goulot - une piètre arme de dé-

fense, mais elle n'avait rien d'autre sous la main - et descendit avec précaution des pédales.

À peine eut-elle posé le pied par terre qu'elle s'affala dans le noir.

L'épaule et la hanche encaissèrent le plus gros du choc. Sous elle, le sol se soulevait et ondulait comme dans un tremblement de terre. Elle se redressa à quatre pattes tant bien que mal. Dés-orientée, elle ne savait plus dans quelle direction fuir. Et puis, il y avait cette voix d'outre-tombe qui l'enveloppait de tous côtés, s'insinuait dans son crâne, lui soufflant avec jubilation qu'elle allait mourir.

Avec un hurlement, elle se mit à crapahuter à l'aveuglette, se cogna l'épaule contre une autre machine. « Réfléchis, réfléchis, ré-

fléchis ! » s'ordonna-t-elle en claquant des dents. Les mains tremblantes, elle tenta d'identifier l'appareil. Le rameur. La porte devait donc se trouver par là...

Il y eut un choc brutal derrière elle, et quelque chose lui frôla la cheville. Elle bondit, trébucha, puis s'élança vers l'endroit où elle espérait trouver la porte, se moquant des obstacles qui pouvaient se dresser sur son chemin. Le souffle court, elle tâtonna le long du mur.

« Trouve-la, bon Dieu, Quinn. Trouve cette maudite porte ! »

s'exhorta-t-elle.

Ses doigts rencontrèrent les gonds. Avec un sanglot, elle localisa la poignée. La tourna. Tira.

Un flot de lumière l'aveugla et Caleb, qui avait déjà pris son élan, la percuta de plein fouet. Ses genoux n'eurent pas le temps de se dérober sous elle : il l'entoura de justesse dans ses bras et pivota afin de lui faire un rempart de son corps.

— Accroche-toi à moi. Tu tiens bon ? lui demanda-t-il d'une voix étrangement calme, tout en refermant la porte derrière lui. Tu es blessée ? Dis-moi si tu as mal quelque part.

Il la palpa avec fébrilité, puis prit son visage à deux mains et écrasa ses lèvres sur les siennes.

— Ouf, tu n'as rien, articula-t-il avec soulagement. Il l'adossa au mur de brique et ôta sa veste.

— Tiens, enfile ça. Tu es gelée. Elle le dévisagea d'un air ébahi.

— Tu étais là ?

— Je n'arrivais pas à ouvrir la porte. Le passe ne marchait pas.

Il s'empara de ses mains, les frictionna avec vigueur.

— Ma voiture est juste là. Va t'asseoir à l'intérieur et mets le chauffage. J'ai laissé la clé sur le contact. Tu crois pouvoir y arriver ?

Quinn aurait voulu répondre par l'affirmative, mais ce qu'elle lut dans son regard l'en empêcha.

— Tu vas entrer là-dedans.

— Il le faut. Va t'asseoir au chaud. Je te rejoins dans quelques minutes.

— Si tu y vas, je viens aussi.

— Quinn.

Comment, se demanda-t-elle, réussissait-il à prendre ce ton à la fois patient et agacé ?

— Je me détesterais si je restais au chaud dans ta voiture pendant que tu vas voir là-dedans, s'entêta-t-elle. Et je n'ai pas envie de me détester. De toute façon, c'est plus sûr à deux. Allons-y, on se disputera plus tard.

— Reste derrière moi, et si je te dis te sortir, tu sors. C'est à prendre ou à laisser.

— Je prends. Crois-moi, je n'ai pas honte de me cacher derrière toi.

La petite étincelle amusée qui s'alluma dans son regard apaisa ses nerfs à vif avec plus d'efficacité qu'un trait de brandy.

Caleb tourna la clé dans la serrure et entra le code. Quinn retint son souffle. Quand il poussa le battant, la lumière était allumée à l'intérieur. Le présentateur de la météo annonçait gaiement le temps de la journée. À part la bouteille d'eau qui avait roulé sous le support des haltères, tout paraissait normal.

— Caleb, je te jure, il y a eu une panne de courant et...

— Je sais. Il faisait noir comme dans un four quand tu as ouvert la porte. Les haltères étaient renversés par terre et le sol ondulait.

J'ai tout vu, Quinn. Et entendu aussi, quand j'étais de l'autre côté du battant.

Il avait tenté par deux fois de l'enfoncer. Il y avait mis toute sa force parce qu'il avait entendu ses cris et pensait que le toit était en train de s'effondrer.

— Mes affaires sont dans un casier du vestiaire et je tiens vraiment à les récupérer.

— Donne-moi la clé, je vais...

— Ensemble, le coupa-t-elle en lui agrippant la main. Il y a une drôle d'odeur, tu sens ?

— Oui, de soufre, je crois. Ça se dissipe.

Caleb esquissa un sourire en la voyant s'emparer d'un haltère de cinq kilos comme arme.

Il poussa la porte du vestiaire des femmes. Comme ailleurs, tout y était en ordre. Prudent toutefois, il prit la clé des mains de Quinn et la poussa derrière lui avant d'ouvrir le casier. Elle se dé-

pêcha d'enfiler son survêtement et de changer de veste.

— Sortons d'ici.

Alors qu'ils franchissaient le seuil du vestiaire, Matt arriva.

Le type même de l'étudiant sportif, il travaillait au club à mi-temps et donnait à l'occasion des cours particuliers. L'ombre d'un sourire éclaira son visage lorsqu'il les vit sortir main dans la main. Il se racla la gorge.

— Désolé pour le retard. J'ai la poisse ce matin. D'abord, mon ré-

veil n'a pas sonné - je sais, ça fait excuse bidon -, et ensuite, c'est ma voiture qui n'a pas voulu démarrer. Il y a des jours comme ça.

— Oui, il y a des jours, approuva Quinn qui reposa l'haltère à sa place et récupéra sa bouteille d'eau. Terminé pour aujourd'hui, ajouta-t-elle en lui tendant la clé du casier. À plus tard.

— Bien sûr.

Elle attendit d'être sortie du bâtiment avant de lâcher :

— Il a cru qu'on avait...

— Sans doute.

— Tu l'as déjà fait dans un vestiaire ?

— Vu que c'était ma première incursion dans un vestiaire de filles, je dois répondre non.

— Moi non plus. Caleb, tu as le temps de passer à la maison discuter de tout ça devant un café - ou même un petit déjeuner pré-

paré par mes blanches mains ?

— Je vais le prendre.

Tandis qu'elle battait les œufs, elle lui fit un récit détaillé de l'incident.

— J'ai eu la frousse de ma vie, conclut-elle en portant le café dans la salle à manger.

— N'empêche, tu as gardé ton sang-froid et trouvé la porte dans le noir. Il fallait le faire.

— Merci.

Quinn s'assit. Elle ne tremblait plus, mais avait encore un peu les genoux en coton.

— C'est la vérité.

— Tu étais là quand j'ai ouvert la porte, et ç'a été un des plus beaux moments de ma vie. Qu'est-ce qui t'a poussé à venir ?

— J'étais parti tôt parce que je voulais passer chez toi voir comment tu allais. Et t'annoncer que Gage...

— Est arrivé, oui, je sais. Raconte-moi d'abord la suite.

— D'accord. En quittant Main Street, alors que je passais derrière le foyer, j'ai encore vu Ann Hawkins. Elle se tenait devant la porte.

— Je t'ai entendue crier.

— De cette distance, à l'intérieur de ta voiture ? Et avec des murs si épais ?

— Je t'ai entendue. Quand je me suis précipité, j'ai réalisé qu'il y avait un raffut de tous les diables à l'intérieur. Je me suis acharné sur la porte, mais elle refusait de s'ouvrir.

Quinn percevait l'émotion dans sa voix, la peur qu'il n'avait pas voulu lui montrer sur le moment. Elle se leva et alla s'asseoir sur ses genoux.

Elle s'y trouvait encore, nichée entre ses bras, quand Cybil entra.

— Salut. Non, ne te dérange pas. Elle prit la chaise de Quinn.

— Quelqu'un en veut ? demanda-t-elle en désignant les œufs brouillés.

Elle se mit à manger.

— Tu dois être Caleb.

Quinn fit les présentations.

— Cybil Kinski, Caleb Hawkins. Nous avons eu une dure matinée.

Layla pénétra à son tour dans la pièce, une tasse de café à la main. Son regard encore ensommeillé s'assombrit d'inquiétude à la seconde où elle aperçut Quinn.

— Que s'est-il passé ?

— Assieds-toi, on va tout vous raconter.

— Je dois voir cet endroit, décréta Cybil dès qu'ils eurent achevé leur récit. Et aussi la salle de bal au bowling. Bref, tous les endroits où ont eu lieu des incidents.

— Autant dire toute la ville, fit remarquer Quinn avec flegme.

— Il faut aussi que je voie la clairière et cette pierre dès que possible.

— Elle est tyrannique, expliqua Quinn à Caleb.

— Je trouvais que tu l'étais, mais je crois qu'elle te bat. Tu es la bienvenue au bowling quand tu veux. Quinn pourra te montrer la salle de gym, mais si je ne peux pas venir, je m'assurerai que Fox ou Gage soit là. Ou mieux, les deux. Quant à la Pierre Païenne, j'en ai parlé avec Fox et Gage la nuit dernière. Nous sommes tombés d'accord pour que la prochaine fois, nous y allions tous ensemble. Je ne suis pas disponible aujourd'hui, Fox non plus.

Dimanche semble convenir.

— Il est organisé et directif, glissa Cybil à Quinn.

— Oui, il l'est, confirma celle-ci avant de plaquer un baiser sur la joue de Caleb. À cause de moi, tes œufs sont froids.

— Je n'ai pas perdu au change. Bon, je ferais mieux d'y aller.

— Nous avons encore des tas de trucs à nous dire. Et si vous veniez dîner tous les trois ?

— Quelqu'un sait cuisiner ? s'enquit Caleb.

— Cybil.

— Eh!

— Tu as englouti mon petit déjeuner. Et puis, tu sais vraiment cuisiner. Une dernière chose avant que tu t'en ailles, ajouta-t-elle à l'intention de Caleb, glissant de ses genoux pour le laisser se lever. Fox pourrait-il embaucher Layla ?

— Pardon ? s'exclama l'intéressée. Mais pourquoi ?

— Parce qu'il te faut un travail, lui rappela Quinn. Et qu'il a besoin d'une assistante.

— Mais je ne connais rien à...

— Tu sais gérer une boutique, non ? Tu es la reine de l'organisation, des fichiers en couleurs et tableaux en tous genres. Si tu assures pour le classement et les rendez-vous, c'est déjà à moitié dans la poche. Le reste, tu l'apprendras sur le tas. Tu demanderas à Fox, d'accord, Caleb ?

— Bien sûr, pas de problème.

— Et elle prétend que je suis tyrannique, ironisa Cybil avant de finir la tasse de Quinn.

— J'appelle ça du leadership créatif, répliqua cette dernière. Allez, va me remplir cette tasse pendant que je raccompagne dignement mon héros à la porte.

Cybil sourit en regardant son amie entraîner Caleb hors de la pièce.

— Elle est amoureuse.

— Vraiment ?

Cybil se tourna vers Layla sans cesser de sourire.

— Ah, j'ai réussi à te faire oublier ton envie de lui arracher les yeux avec son idée de boulot.

— On en reparlera. Tu crois vraiment que c'est l'amour avec un grand A avec Caleb ?

— En majuscules et caractères gras, assura Cybil en se levant à son tour, la tasse à la main. Tu sais, Q aime diriger les gens, mais elle veille toujours à les guider vers une voie utile, ou au moins in-téressante. Elle n'aurait pas mis cette histoire de boulot sur le tapis si elle ne te croyait pas capable de l'assumer.

Avec un soupir, elle gagna la cuisine.

— Qu'est-ce que je vais bien pouvoir préparer à dîner ?

15

Il était difficile pour Caleb de croiser Bill Turner sans lui parler du retour de Gage. Mais il connaissait ce dernier ; s'il tenait à ce que son père soit au courant, il le préviendrait lui-même. Caleb s'em-ploya donc à l'éviter en s'enfermant dans son bureau. Il s'occupa des commandes, factures et réservations, puis contacta leur fournisseur de jeux afin de négocier l'échange d'un de leurs flippers contre un modèle plus récent.

Après un coup d'oeil à sa montre, il jugea que si Gage n'était pas encore réveillé, il devrait l'être. Il décrocha son téléphone.

— Pas réveillé, conclut-il en percevant l'irritation dans la voix de son ami. Et pas encore bu son café. Sans pitié, Caleb se lança dans le récit des événements de la matinée, lui transmit l'invitation à dîner et raccrocha.

Levant les yeux au ciel, il appela ensuite Fox pour lui donner les mêmes informations, lui annoncer que Layla avait besoin d'un travail et qu'il devrait l'engager pour remplacer Mme Hawbaker.

— Hein ? fit Fox.

— Il faut que j'y aille, répondit Caleb qui raccrocha. Avec le sentiment du devoir accompli, il se tourna vers son ordinateur et ouvrit la documentation sur le système électronique de comptage des points qu'il voulait convaincre son père d'installer.

Il était plus que temps pour le bowling de se moderniser. Sans doute était-il déraisonnable de songer à pareil investissement alors que le ciel allait leur tomber sur la tête d'ici quelques mois.

Mais si le ciel devait leur tomber sur la tête, alors après tout...

Son père prétendait que certains anciens tiqueraient, mais il ne partageait pas cet avis. S'ils persistaient à vouloir compter les points à la main, le club leur fournirait les feuilles de match et les stylos. Avec une démonstration et quelques parties gratuites, il pensait toutefois pouvoir les convaincre de passer au nouveau système.

Un peu kitsch et traditionnel, d'accord, mais de là à être ringard.

Non, non, se dit-il, ce n'était pas la bonne stratégie avec son père. Celui-ci se moquait d'être ringard. Mieux valait lui parler chiffres. Le bowling représentait presque soixante pour cent de leurs revenus, donc...

Un coup frappé à la porte interrompit ses réflexions. Il fit la grimace, pensant qu'il s'agissait de Bill Turner.

Ce fut sa mère qui passa la tête dans l'entrebâillement.

— Trop occupé pour moi ?

— Jamais. Tu viens t'entraîner avant le match du matin ?

— Absolument pas.

Frannie adorait son mari, mais elle se plaisait à dire que le bowling ne faisait pas partie de ses vœux de mariage. Elle entra, s'assit et inclina la tête afin de voir l'écran de son ordinateur. Elle esquissa un sourire.

— Bonne chance avec ça.

— Ne dis rien à papa, d'accord ?

— Je serai muette comme une tombe.

— Avec qui déjeunes-tu ?

— Comment sais-tu que je déjeune dehors ?

— Trop élégant pour de simples courses, répondit Caleb en désignant son joli tailleur-pantalon.

— Quel sens de l'observation. J'ai effectivement quelques courses à faire et ensuite, j'ai rendez-vous avec Joanne Barry au restaurant.

La mère de Fox. Caleb se contenta de hocher la tête.

— Nous déjeunons ensemble de temps à autre, mais elle m'a té-

léphoné hier pour me demander si nous pouvions nous voir aujourd'hui. Elle paraissait inquiète. Je suis donc venue te demander s'il y a quelque chose que je devrais savoir ou que tu voudrais me dire avant que je la voie.

— Je contrôle la situation autant que faire se peut, maman. Je n'ai pas encore les réponses. Juste davantage de questions et, selon moi, c'est un progrès. En fait, j'en ai une que tu pourrais poser à la mère de Fox de ma part.

— Je t'écoute.

— Demande-lui d'essayer de savoir s'il y avait un Hawkins parmi ses ancêtres.

— Tu crois que nous pourrions être parents éloignés ? Ce serait une bonne chose à ton avis ?

— Ce serait une bonne chose de le savoir.

— Dans ce cas, je lui demanderai. Maintenant à moi de te poser une question : est-ce que tu vas bien ? Oui ou non me suffit.

— Oui.

— Me voilà rassurée, déclara-t-elle en se levant. J'ai une demi-douzaine de choses à faire avant de retrouver Joanne. Ah, au fait, reprit-elle alors qu'elle se dirigeait vers la porte. Je sais que je ne devrais pas, mais je n'ai aucune volonté pour ce genre de chose. C'est du sérieux, Quinn Black et toi ?

— Comment ça ?

— Caleb James Hawkins, ne fais pas semblant d'être bouché.

Il se retint de rire, et aussi de rentrer les épaules, réflexe pavlo-vien que les réprimandes de sa mère tendaient à provoquer chez lui.

— Je ne connais pas vraiment la réponse, avoua-t-il. Et je ne suis pas sûr que ce soit le bon moment pour une histoire sérieuse avec ce qui se prépare. Avec ce qu'il y a en jeu.

— Que veux-tu comme meilleur moment ? rétorqua Frannie. Ah, mon fils toujours si pondéré !

La main sur la poignée, elle lui sourit.

— Pour ce système de comptage électronique, essaie de rappeler à ton père à quel point son propre géniteur a résisté aux tableaux d'affichage qu'il voulait installer il y a trente-cinq ans.

— J'y penserai.

De nouveau seul, Caleb imprima la documentation, puis descendit faire un tour au rez-de-chaussée.

Les odeurs de nourriture lui rappelèrent qu'il n'avait rien mangé au petit déjeuner. Avant de remonter dans son bureau, il prit donc au passage un bretzel chaud et un Coca.

Ainsi armé, il décida que, comme tout roulait, il pouvait se permettre une pause. Il avait envie de s'intéresser de plus près à la vie d'Ann Hawkins.

Elle lui était apparue deux fois en trois jours. Chaque fois, comme une sorte de mise en garde. Il l'avait déjà vue auparavant, mais toujours en rêve. Et dans ces rêves, il admettait l'avoir désirée -

ou plutôt Giles Dent l'avait désirée par son truchement.

Il se fiait à l'instinct de Quinn au sujet du journal. Il y avait forcé-

ment eu d'autres volumes. Peut-être se trouvaient-ils encore dans l'ancienne bibliothèque. Il avait bien l'intention de fouiller l'endroit de fond en comble. Si jamais ils avaient été transférés dans l'autre bâtiment et mal classés, ou bien relégués à la réserve, autant chercher une aiguille dans une meule de foin.

Où Ann Hawkins avait-elle vécu pendant presque deux ans ?

Tout ce qu'il avait lu ou entendu indiquait qu'elle avait disparu la nuit de l'incendie dans la clairière, et que ses fils avaient presque deux ans quand elle avait reparu à Hollow. — Où es-tu allée, Ann

?

Où irait une femme enceinte de triplés quelques semaines avant d'accoucher ? À l'époque, voyager devait être extrêmement pénible, même sans être enceinte.

Il existait bien d'autres villages, mais ils étaient trop éloignés pour qu'une femme dans son état puisse s'y rendre, à pied ou même à cheval. La logique voulait donc qu'elle ait trouvé refuge à proximité.

Qui était le plus susceptible d'héberger une future fille-mère ?

Peut-être une amie, ou une vieille veuve compatissante. Plus probablement une parente compréhensive.

S'il n'était pas facile de trouver des détails sur Ann Hawkins, la biographie de son père - le fondateur de Hollow - était beaucoup plus fournie.

Caleb l'avait lue, bien sûr, mais jamais étudiée sous cet angle. Il ouvrit le fichier qui regroupait toutes les informations qu'il avait téléchargés sur James Hawkins. Il explora chaque piste, nota la moindre mention d'un parent, même par alliance. La cueillette était maigre, mais la moindre avancée était toujours bonne à prendre.

Il leva le nez quand on frappa à la porte. Quinn passa la tête dans l'entrebâillement, comme sa mère plus tôt dans la matinée.

— Tu travailles. Je parie que tu détestes être interrompu, mais...

— Pas de problème.

Caleb consulta sa montre, et réalisa avec un pincement de culpabilité que sa pause avait duré plus d'une heure.

— Je voulais juste te prévenir que nous sommes là. Nous avons emmené Cybil faire un tour en ville. Savais-tu qu'il n'y a pas un seul magasin de chaussures à Hawkins Hollow ? Voilà qui désole Cybil ; elle adore acheter des chaussures. Maintenant, elle parle de bowling. Avec son esprit de compétition féroce, je crains le pire. Je me suis éclipsée avant qu'elle ne m'entraîne là-dedans.

On avait l'intention de manger un morceau vite fait au grill. Tu pourrais peut-être te joindre à nous - tu sais, avant que Cybil...

Quinn laissa sa phrase en suspens. Non seulement Caleb n'avait pas dit un mot, mais il la fixait bizarrement. Elle se passa la main sur le nez, puis dans les cheveux.

— C'est à cause de mes cheveux ?

— En partie, oui. Sans doute.

Il se leva, contourna son bureau. Sans la quitter des yeux, il poussa le battant et ferma la porte à clé.

— Oh. Oh. Sérieusement ? Ici ? Maintenant ?

— Sérieusement. Ici et maintenant.

Elle avait l'air troublée. Un petit plaisir rare.

— Tu n'es pas aussi prévisible que tu le devrais.

Quinn s'était vite ressaisie. Soutenant son regard, elle ôta son pull-over, puis déboutonna son chemisier.

— Je devrais l'être ? s'étonna Caleb qui, sans s'embêter avec les boutons, fit passer sa chemise par-dessus sa tête.

— Un gentil garçon de province élevé par des parents aimants et équilibrés, qui dirige l'entreprise familiale depuis trois générations.

Oui, tu devrais être prévisible, Caleb Hawkins, répliqua-t-elle en déboutonnant son jean. J'aime que tu ne le sois pas. Je ne parle pas juste du sexe, même si ça compte drôlement.

Elle se pencha pour enlever ses bottes et écarta les cheveux qui lui tombaient dans les yeux pour continuer de le regarder.

Tu devrais être marié, poursuivit-elle, ou en train de l'envisager avec ton amoureuse de la fac. Tu devrais penser à ouvrir un plan épargne-retraite.

— J'y pense. Mais pas en ce moment, voilà tout. En ce moment, Quinn, je ne peux penser qu'à toi.

Le cœur de Quinn fit un bond avant même qu'il ne caresse ses bras nus. Avant même qu'il ne l'attire à lui et ne s'empare de ses lèvres en un baiser fougueux.

Lorsqu'ils s'allongèrent par terre, elle aurait pu en rire si son pouls ne s'était à ce point emballé. Il y avait dans leurs gestes, dans leur désir, une frénésie et une audace qu'ils n'avaient pas encore expérimentées au lit.

Cette fois, pas question de prendre son temps. L'un comme l'autre étaient pressés d'en venir droit au fait. Ils roulèrent sur le sol, et Quinn se retrouva à califourchon sur Caleb. Il l'empoigna par les hanches, mais déjà elle l'aidait à entrer en elle. Lorsqu'elle se pencha en avant pour reprendre sa bouche avec avidité, ses cheveux tombèrent tel un rideau protégeant leurs deux visages.

Caleb se laissa submerger par son parfum, son énergie, tandis qu'il promenait les mains le long de son dos, puis sur la courbe de ses hanches.

Elle le chevaucha avec fièvre et n'eut pas à attendre longtemps la voluptueuse explosion qui les propulsa, d'abord lui, puis elle, au sommet de la jouissance.

Émerveillée d'avoir réussi à lui faire perdre le contrôle, Quinn se laissa glisser auprès de lui et ils demeurèrent allongés là, essoufflés et un peu hébétés.

Elle ne put s'empêcher de rire.

— Mon Dieu, on dirait un couple d'ados. Ou de lapins.

— De lapins ados.

Elle se redressa, amusée.

— Tu pratiques souvent le multitasking dans ton bureau ?

— Euh...

— Tu vois, imprévisible, observa-t-elle en remontant son soutien-gorge.

Il lui tendit son chemisier.

— C'est la première fois que je pratique le multitasking de cette façon durant les heures de travail.

Quinn reboutonna son chemisier avec un sourire.

— Bien.

— Et je ne m'étais plus senti comme un lapin ado depuis que j'en étais un.

Elle se pencha pour lui plaquer un petit baiser sur les lèvres.

— Encore mieux.

Toujours sur le sol, elle enfila son jean en se contorsionnant, et il fit de même.

— J'ai quelque chose à t'avouer, dit-elle en chaussant l'une de ses bottes. Je crois que... Non, dire « je crois », c'est lâche.

Elle inspira un grand coup, chaussa sa deuxième botte avec dé-

termination, puis regarda Caleb droit dans les yeux.

— Je suis amoureuse de toi.

Le choc fit à Caleb l'effet d'un coup de poing dans le ventre, aussitôt suivi par l'inquiétude et la peur.

— Quinn...

— Ne gaspille pas ta salive avec des faux-fuyants du style « on se connaît depuis à peine deux semaines » ou « je suis flatté, mais... ». Je ne te demande pas une réponse ; je tenais seulement à ce que tu le saches. Primo, même si on ne se connaît pas depuis longtemps, moi, je me connais très bien et je sais ce que je ressens. Deuzio, tu devrais être flatté, cela va sans dire. Et pas la peine de flipper. Rien ne t'oblige à éprouver les mêmes sentiments envers moi.

— Quinn, nous sommes tous sous pression. Nous ignorons même si nous serons encore là en août. Nous ne pouvons pas...

Elle lui prit le visage entre les mains.

— Exactement. On ne sait jamais de quoi demain sera fait, mais nous avons davantage de raisons que d'autres de nous inquiéter.

Voilà pourquoi, il faut profiter de l'instant présent. Je doute que je te l'aurais dit sinon, même si je peux me montrer impulsive. En d'autres circonstances, j'aurais probablement rongé mon frein en silence.

— Quinn, il faut que tu saches...

— Ne me dis surtout pas que tu tiens à moi, le coupa-t-elle avec, pour la première fois, une touche d'agacement dans la voix.

D'instinct, tu as envie de me sortir tous les lieux communs que les gens débitent dans ce genre de situation. Franchement, ces ba-nalités m'exaspèrent.

— Loin de moi l'idée de t'exaspérer, mais laisse-moi juste te poser une question : t'es-tu demandé si tes sentiments pourraient avoir un rapport avec ce qui nous est arrivé dans la clairière ?

S'ils n'étaient pas, disons, le reflet de ce qu'éprouvait Ann pour Dent ?

Quinn se releva et enfila son pull-over.

— Je me le suis demandé, oui, reconnut-elle. Et ce n'est pas le cas. Mais c'est une bonne question. Et les bonnes questions ne m'exaspèrent pas. L'amour qu' Ann ressentait était intense et dé-

vorant. Je ne prétends pas ne rien éprouver de tel à ton égard, mais chez elle, c'était douloureux, déchirant même. Sous la joie se cachait la peine. Moi, je ne suis pas triste. Bon... tu as le temps de venir manger un morceau avec nous ?

— Euh... oui, bien sûr.

— Génial. On se retrouve en bas. Je fais un détour par les toilettes pour me refaire une beauté.

Elle ouvrit la porte.

— Quinn.

Caleb hésita, tandis qu'elle se retournait.

— Je n'ai jamais ressenti ça pour personne avant toi.

— Voilà qui fait très plaisir à entendre.

Elle s'en alla d'un pas tranquille, le sourire aux lèvres. S'il le disait, il le pensait, parce que Caleb était ainsi. Pauvre garçon, songea-t-elle, il n'a même pas conscience d'être ferré.

Un épais bosquet masquait le côté nord du vieux cimetière qui s'étendait sur un terrain accidenté bordé de collines à l'ouest. Il était situé au bout d'un chemin de terre à peine assez large pour deux voitures. Une plaque commémorative délavée par les intempéries indiquait qu'autrefois la Première Église des Dévots se dressait sur ce site, mais avait été frappée par la foudre et dé-

truite dans l'incendie qui s'était ensuivi le 7 juillet 1652.

Quinn l'avait lu lors de ses recherches, mais c'était autrement im-pressionnant de se trouver à l'endroit même, dans le vent et le froid. Elle avait appris aussi, comme le précisait la plaque, qu'une petite chapelle avait été érigée en remplacement. Celle-ci avait été endommagée durant la guerre de Sécession et avait fini par tomber en ruine.

Aujourd'hui, il ne restait que la plaque et les pierres tombales au milieu des herbes folles qui avaient résisté à l'hiver. Au-delà d'un muret de pierre s'alignaient les tombes récentes. Çà et là, des bouquets de fleurs apportaient une touche de couleur dans la grisaille hivernale.

— Nous aurions dû apporter des fleurs, dit Layla à mi- voix, les yeux fixés sur la modeste plaque qui portait pour unique inscrip-tion :

ANN HAWKINS

— Elle n'en a pas besoin, assura Cybil. Les pierres tombales et les fleurs sont pour les vivants. Les morts ont autre chose à faire.

— Réjouissant, comme pensée, fit remarquer Quinn. Cybil haussa les épaules.

— C'est mon avis. Déjà qu'être mort, c'est pénible, mais s'ennuyer en prime... Intéressant, non, qu'il n'y ait aucune date. Ni naissance ni décès. Et pas d'épitaphe non plus. Ses trois fils se sont contentés de faire graver son nom. Pourtant, ils sont enterrés ici, eux aussi, avec leurs femmes et, j'imagine, au moins quelques-uns de leurs enfants. Quelque soit l'endroit où la vie les aura portés, ils sont revenus reposer auprès d'Ann.

Quinn contempla la tombe avec un froncement de sourcils.

— Peut-être étaient-ils persuadés qu'elle reviendrait. Peut-être leur avait-elle dit que la mort n'est pas une fin. Ou alors ils ont op-té pour la sobriété. Mais maintenant que tu le dis, je me demande si c'était délibéré. Ni début ni fin. Du moins pas avant...

— Juillet prochain, termina Layla. Encore une pensée réjouis-sante.

— Bon, eh bien, maintenant que nous sommes toutes réjouies, je vais prendre quelques photos, décida Quinn en sortant son appareil. Vous pourriez noter quelques-uns des noms qui figurent sur les tombes environnantes. On vérifiera s'il y a un lien avec...

En reculant pour faire le point, elle trébucha et s'affala par terre.

— Aïe ! Juste sur le bleu que je me suis fait ce matin. Layla se précipita à la rescousse. Cybil aussi, mais elle se retenait de rire.

— C'est ça, marre-toi, bougonna Quinn. Tout est de traviole ici, et certaines dalles affleurent à peine.

Tout en se frottant la hanche, elle jeta un coup d'œil à la pierre tombale à laquelle elle devait sa chute.

— Tiens, c'est drôle. Joseph Black, décédé en 1843.

Le rouge que l'embarras lui avait fait monter aux joues pâlit d'un ton.

— Black, c'est commun comme nom, franchement. Sauf que je suis tombée dessus ici, au sens propre du terme.

— Il y a des chances qu'il soit de ta famille, approuva Cybil.

— Et de celle d'Ann ? suggéra Layla.

Quinn secoua la tête.

— Caleb a fait des recherches sur l'arbre généalogique des Hawkins, et je l'ai moi-même parcouru. Je sais que certaines archives anciennes ont été perdues, ou sont si bien cachées qu'on ne les a pas encore trouvées, mais je ne vois pas comment des branches portant mon patronyme auraient pu nous échapper à l'un comme à l'autre. Bon, eh bien, je crois que Joe mérite une petite enquête.

Le père de Quinn ne put lui être d'aucune aide, mais l'appel chez ses parents la retint quarante minutes au téléphone, le temps de combler ses lacunes sur les potins familiaux. Elle contacta ensuite sa grand-mère qui se souvenait vaguement d'une belle-mère ayant mentionné un oncle, ou peut-être un grand-oncle, voire un cousin, né dans les collines du Maryland. À moins que ce ne fût la Virginie. Il était célèbre dans la famille pour être parti avec une chanteuse de saloon, abandonnant sa femme et ses quatre enfants non sans avoir embarqué au passage les économies du ménage.

— Sympa, ce Joseph, commenta Quinn. Il ne manquerait plus que ce soit un parent.

Contente d'avoir une excuse pour se dispenser d'aider à la pré-

paration du dîner, elle prit le temps de faire un tour à la mairie afin de se pencher sur le cas de ce Joseph Black. S'il était mort à Hollow, il y était peut-être aussi né.

Lorsque Quinn regagna la maison, qui embaumait, leurs invités étaient déjà là. Fidèle à elle-même, Cybil avait mis de la musique, allumé des bougies et versé le vin. Tout le monde était entassé dans la cuisine, s'aiguisant l'appétit avec des olives marinées.

Quinn en avala une et vida d'un trait le verre de Caleb.

— J'ai passé trois heures à éplucher les registres de la mairie.

J'ai l'impression d'avoir les yeux en sang.

— Joseph Black, dit Fox en lui tendant un verre plein. On nous a mis au courant.

— Parfait, ça m'évitera de le faire. Je n'ai pu remonter que jusqu'à son grand-père, Quinton Black, né en 1676. Il n'y a rien avant dans les archives, pas ici en tout cas. Et rien après Joe non plus. Il avait trois sœurs, mais je n'ai trouvé que leurs certificats de naissance. Quelques oncles et tantes, rien de plus. Il semble que les Black n'aient pas laissé un grand souvenir à Hawkins Hollow.

— Ce nom m'aurait dit quelque chose, observa Caleb.

— Certes. Cependant, j'ai éveillé la curiosité de ma grand-mère qui, du coup, s'est mise en quête de la vieille bible familiale où sont consignés les naissances et les décès. Elle m'a appelée sur mon portable. Elle pense qu'elle est allée à son beau-frère à la mort des parents de celui-ci. Peut-être. Enfin, c'est toujours une piste.

Elle se tourna vers l'homme adossé au plan de travail, et qui jouait avec son verre de vin.

— Désolée. Gage, c'est ça ?

— Exact. Spécialisé en dépannages routiers.

Quinn sourit, tandis que Cybil levait les yeux au ciel et sortait un pain aux herbes du four.

— Il paraît, fit Quinn. Et on dirait que le repas est prêt. Je meurs de faim. Rien de tel que d'éplucher les certificats de naissance et de décès des Black, Robbit et autres Clark pour s'ouvrir l'appétit.

Clark ?

Layla posa sur la table un plat pour le pain de Cybil.

— Il y avait des Clark dans les archives ?

— Oui, une Aima et un Richard Clark, si ma mémoire est bonne.

Il faudrait que je vérifie dans mes notes. Pourquoi ?

— Le nom de jeune fille de ma grand-mère est Clark, répondit Layla avec un faible sourire. Ce n'est sans doute pas non plus une coïncidence.

— Elle est encore en vie ? lui demanda aussitôt Quinn. Peux-tu la contacter et...

— On va manger pendant que c'est chaud, l'interrompit Cybil. On aura tout le temps de secouer les arbres généalogiques plus tard.

Mais quand c'est moi qui cuisine, conclut-elle en fourrant d'office le plat entre les mains de Gage, on mange.

16

C'était forcément important.

Caleb s'était plongé à corps perdu dans l'étude de la lignée des Hawkins et des Black. Ils tenaient là une nouvelle piste. Une porte dont ils avaient ignoré l'existence et qui ne demandait qu'à être poussée.

Cette tâche capitale à ses yeux lui prenait beaucoup de temps, débordant même sur sa journée de travail. Voilà pourquoi Quinn et lui n'avaient pas vraiment réussi à se voir depuis deux jours. Ils n'y pouvaient rien : il était occupé, et elle aussi.

De toute façon, cette coupure tombait à pic. C'était l'occasion de faire retomber un peu la vapeur. Comme il l'avait dit à sa mère, le moment était mal choisi pour une relation sérieuse. Tomber amoureux impliquait des bouleversements profonds dans une existence. Et des bouleversements profonds, il en avait déjà suffisamment à redouter.

Il remplit la gamelle de Balourd qui attendait sa pitance avec son habituelle patience. Comme tous les mardis, il avait mis une lessive à tourner avant de sortir le chien pour sa promenade mati-nale. Fidèle à sa routine de la semaine, il sirotait sa première tasse de café en préparant ses céréales.

Il sortit le lait du réfrigérateur, et pensa aussitôt à Quinn. Du lait écrémé, songea-t-il en secouant la tête. Peut-être était-elle aussi en train de préparer son petit déjeuner. Il l'imaginait debout dans sa cuisine embaumant le café, une tasse à la main. Pensant à lui.

Pris d'une impulsion, il tendit la main vers le téléphone quand un bruit le fit se retourner. Gage sortit une tasse du placard qu'il venait d'ouvrir.

— Nerveux.

— Non. Je ne t'ai pas entendu entrer.

— Tu soupirais après une fille.

— J'ai beaucoup de choses en tête.

— Surtout la fille. Il y a des indices qui ne trompent pas, Hawkins.

À commencer par tes yeux de cocker.

— Va te faire foutre, Turner.

Gage se contenta de sourire et se versa du café.

— Et puis, il y a cet hameçon accroché au coin de ta bouche, continua-t-il, crochetant l'index dans la sienne en guise de dé-

monstration. Infaillible.

— Tu es jaloux parce que tu ne baises pas régulièrement.

— Sûrement pas, rétorqua Gage en caressant de son pied nu le flanc de Balourd qui était concentré sur sa gamelle. Ce n'est pas ton type habituel.

L'irritation remonta le long du dos de Caleb comme un lézard.

— Ah, oui ? Et c'est quoi, mon type habituel ?

— À peu près le même que le mien. Pour le fun, sans attache ni prise de tête. Qui pourrait nous en blâmer, tout bien réfléchi ?

Il plongea directement la main dans le paquet de céréales.

— Mais cette fille casse le moule. Intelligente, stable. Et elle a une grosse pelote de ficelle dans sa poche arrière avec laquelle elle a déjà commencé à te ligoter.

— Ça ne te pèse pas trop, tout ce cynisme ?

— Réalisme, corrigea Gage en mastiquant ses céréales. Cela dit, je l'aime bien.

— Moi aussi, approuva Caleb qui oublia le lait et versa ses céréales dans son bol. Elle m'a dit... qu'elle était amoureuse de moi.

— C'est du rapide. Et subitement elle est hyper occupée et toi, tu dors seul. Décidément, cette fille est futée.

— Bon Dieu, Gage ! s'emporta Caleb, à la fois contre son ami et lui-même. Elle n'est pas comme ça. Elle n'a rien d'une manipulatrice.

— Et tu en es sûr parce que tu la connais si bien.

— Exact.

L'irritation de Caleb retomba aussitôt à l'évocation de cette vérité toute simple.

— Je la connais bien, en effet. Notre première rencontre a été comme une révélation qui a changé ma vie. Et tes blagues va-seuses n'y changeront rien.

— Je dirais que tu as de la chance, reprit Gage après un silence.

J'espère que ça marchera comme tu veux. Je n'ai jamais imaginé qu'aucun de nous trois avait la moindre chance de vivre une histoire normale. Ça ne me dérangerait pas de me tromper, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules. Et puis, tu es très mignon avec cet hameçon dans la bouche.

Pour toute réponse, Caleb le gratifia d'un doigt d'honneur.

— Voilà, je suis là, lança Fox qui pénétra dans la cuisine de son pas nonchalant et se dirigea droit vers le réfrigérateur. Alors quoi de neuf ?

— Tu piques mes Coca dans mon frigo et tu ne les remplaces jamais, voilà ce qu'il y a de neuf.

— J'ai apporté de la bière la semaine dernière. Et puis, Gage m'a demandé de venir, et le matin, je ne peux pas me passer d'un Coca.

— Tu lui as demandé de venir ?

— Ouais. O'Dell, Caleb est amoureux de la blonde.

— Je n'ai pas dit que j'étais...

— Tu ne m'apprends rien.

Fox ouvrit la canette et avala une longue gorgée.

— Je n'ai jamais dit que j'étais amoureux de quiconque, fit remarquer Caleb.

Fox lui accorda un vague coup d'œil.

— Je te connais depuis toujours. Je sais ce que signifient ces petits cœurs qui scintillent dans tes yeux. C'est cool. Cette fille est, pour ainsi dire, faite pour toi.

— Lui dit qu'elle n'est pas mon type, et toi, qu'elle est faite pour moi.

— On a raison tous les deux. Ce n'est pas le genre de poisson que tu remontes d'habitude dans tes filets, admit Fox qui but encore un trait de soda, puis s'empara du paquet de céréales.

Parce que tu ne veux pas en trouver une avec qui ça colle. Avec cette fille-là, si, et c'est une surprise. Une embuscade pratique-ment. Mais, rassurez-moi, je ne me suis pas levé une heure plus tôt pour qu'on bavarde de la vie amoureuse de Caleb ?

— Non, c'était juste un à-côté intéressant, répondit Gage. En Ré-

publique tchèque, j'ai déniché quelques pistes que j'ai suivies quand j'en avais le temps. J'ai reçu un appel d'un expert hier soir, d'où notre réunion de ce matin. J'ai peut-être identifié notre Grand Méchant Démon.

Tous trois s'assirent à la table de la cuisine, Fox en costume, Gage en tee-shirt noir et pantalon cargo, Caleb en jean et chemise de flanelle.

— J'ai visité plusieurs villages reculés, histoire de m'imprégner de la couleur locale entre deux parties de poker, commença Gage.

Depuis des années, il suivait le même rituel, en quête de la moindre information sur les démons et les phénomènes inexpliqués. Il revenait toujours avec des histoires, mais rien ne collait jamais vraiment avec leur cas particulier.

— On m'a parlé d'un démon très ancien capable de revêtir diffé-

rentes formes. Il y a beaucoup d'histoires de loup-garou là-bas, et j'ai d'abord pensé qu'il s'agissait de morsures et de balles en argent. Mais pas du tout. En fait, cette créature traquait les humains pour les réduire en esclavage et se nourrir de leur... la traduction était assez vague, la plus précise que j'ai réussi à obtenir était essence ou humanité.

Se nourrir comment ?

— Ça aussi, c'est vague - ou alors très pittoresque comme souvent dans le folklore local. Selon la légende, ce démon s'emparait de l'esprit et de l'âme de ses victimes qui perdaient la raison et étaient poussées au meurtre.

— Il pourrait s'agir de l'origine du nôtre, approuva Fox.

— La ressemblance m'a frappé, alors j'ai creusé un peu. Il a fallu faire le tri ; la région regorge d'histoires comme celle-là. Mais dans des collines couvertes d'une épaisse forêt qui m'a rappelé celle d'ici, j'ai trouvé ce que je cherchais. On m'a parlé d'une créature du nom de Tmavy, ce qui signifie Ténèbres. Il se présentait sous l'apparence d'un homme qui n'était pas un homme, chassait comme un loup qui n'était pas un loup. Parfois aussi, il se métamorphosait en garçon qui attirait les femmes et les enfants dans la forêt. La plupart n'en revenaient jamais, et les autres devenaient fous, ainsi que leurs familles. Les pauvres gens se suicidaient, s'entre tuaient ou assassinaient leurs voisins.

Gage se leva pour aller chercher la cafetière.

— J'ai trouvé un prêtre qui m'a fourni le nom d'un professeur spé-

cialisé en démonologie d'Europe de l'Est. C'est lui qui m'a appelé hier soir. D'après lui, ce démon - il n'hésite pas à employer ce mot

- a écume l'Europe des siècles durant. Il a été à son tour pourchassé par un homme -d'aucuns disent un autre démon ou un sorcier. Selon la légende, ils se seraient affrontés dans la forêt.

Le sorcier aurait été mortellement blessé et le démon l'aurait laissé pour mort. Selon le Pr Linz, ce fut là son erreur. Un jeune gar-

çon est venu à passer, et le sorcier lui a transmis ses pouvoirs avant de mourir.

— Que s'est-il passé ensuite ? le pressa Fox, curieux.

— Personne n'a de certitude, pas même Linz. Le démon aurait disparu entre le début et le milieu du XVII siècle.

— En s'embarquant pour le Nouveau Monde, supputa Caleb.

— Peut-être. Pourquoi pas ?

— Le garçon aussi, continua Caleb. Ou l'homme qu'il était devenu, ou son descendant. Il avait failli l'avoir là-bas, en Europe. J'ai le souvenir d'un rêve avec un homme dans les bois, une épée ensanglantée à la main, conscient que presque tous les autres étaient morts - il y avait aussi une femme, une hutte. Après son échec, il a pu transmettre ses pouvoirs à Dent qui a essayé à son tour. Ici.

— Que nous a-t-il transmis ? demanda Fox. Quels pouvoirs ?

Pas de rhumes et des fractures qui se ressoudent toutes seules.

Passez-moi l'expression, mais ça nous fait une belle jambe.

— Le pouvoir de rester au meilleur de notre forme jusqu'à l'affrontement final, hasarda Caleb. Et il y a aussi ce don de clairvoyance que nous avons, différent pour chacun de nous. C'est forcément important. Comme les trois morceaux de la pierre.

Sauf que jusqu'ici nous n'en avons pas encore compris la signifi-cation.

— Et le compte à rebours touche à sa fin, lui rappela Gage.

Caleb hocha la tête.

— Nous devons montrer les pierres aux filles. Nous nous étions juré de garder le secret. Sinon...

— Tu aurais déjà montré la tienne à Quinn, termina Fox à sa place. Oui, tu as peut-être raison. Nous ne serons pas trop de six pour recoller les morceaux.

— Il se peut aussi que la pierre se soit cassée à cause de ce qui s'est passé dans la clairière et qu'elle ait perdu son pouvoir.

— Ton verre est toujours à moitié vide, Gage, fit remarquer Fox.