Et il devrait s'en contenter pour le moment.

Contacte-moi dès que tu es sur le sol américain, répondit Caleb.

Ça commence déjà à bouger par ici. On t'attendra toujours pour les conneries parce que c'est toi le plus doué.

Après avoir cliqué sur Envoyer, il écrivit à Fox : J'ai à te parler. Chez moi, 18 heures. J'ai de la bière. Apporte à manger (tout sauf pizza).

C'était tout ce qu'il pouvait faire pour l'instant. Simplement parce que la vie devait suivre son cours.

Quinn retourna à l'hôtel chercher son ordinateur portable. Quitte à aller à la bibliothèque, autant en profiter pour travailler une heure ou deux. Elle connaissait sans doute déjà la plupart des livres ré-

férencés - peut-être même tous -, mais cette Mme Abbott se ré-

vélerait peut-être une source intéressante.

Caleb Hawkins, quant à lui, ne semblait pas décidé à lâcher quoi que ce soit avant le lendemain.

En pénétrant dans le hall de l'hôtel, Quinn repéra au premier coup d'œil la jeune femme brune assise dans l'un des confortables fauteuils de l'accueil. Entre vingt-cinq et trente ans, une petite coupe de cheveux impertinente, elle affichait la mine lasse de qui vient de faire un long voyage, ce qui ne diminuait en rien la beauté de son visage sérieux. Son jean et son pull-over noir mettaient en valeur sa silhouette sportive. Rassemblés à ses pieds se trouvaient une valise, une sacoche d'ordinateur portable, une sorte de vanity case et un grand cabas élégant en cuir lisse d'un beau rouge.

Ravalant une pointe d'envie à la vue de ce dernier, Quinn adressa un sourire à Mandy, la blonde et sémillante réceptionniste.

— Rebonjour, mademoiselle Black. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à vous dans une petite minute.

— Tout va bien, merci.

Quinn se dirigea vers l'escalier. Alors qu'elle posait le pied sur la première marche, elle entendit Mandy annoncer :

— Voilà, vous êtes enregistrée, mademoiselle Darnell. Je vais demander à Harry de monter vos bagages.

Comme à son habitude, Quinn ne put s'empêcher de conjecturer sur cette demoiselle Darnell tout en regagnant sa chambre. En route pour New York, elle avait fait étape ici. Non, Hawkins Hollow était trop à l'écart de la route et il était encore trop tôt pour in-terrompre un voyage.

Peut-être rendait-elle visite à des parents ou à des amis, mais dans ce cas, pourquoi ne débarquait-elle pas tout simplement chez eux ? À moins qu'elle ne soit en voyage d'affaires, supposa Quinn en entrant dans sa chambre.

Quoi qu'il en soit, si la fille au sublime sac rouge qui lui avait tapé dans l'œil prolongeait son séjour au-delà de quelques heures, elle trouverait le moyen de découvrir le fin mot de l'histoire. À ce petit jeu, elle était imbattable.

Quinn rangea son portable dans la sacoche, ajouta un bloc-notes neuf et plusieurs crayons de rechange pour le cas où la chance lui sourirait. Elle exhuma son mobile de son sac et le régla sur vi-breur. Rien de plus agaçant qu'une sonnerie intempestive dans une bibliothèque. Elle glissa aussi une carte du comté si jamais elle décidait de partir en exploration.

Ainsi armée, elle redescendit et prit sa voiture, direction la bibliothèque municipale située à l'autre bout de la ville.

D'après ses recherches, Quinn savait que le bâtiment d'origine dans Main Street abritait aujourd'hui le foyer municipal et, comme le lui avait appris Caleb, le club de gym qu'elle avait l'intention de fréquenter. La nouvelle bibliothèque avait été érigée quelques années plus tôt sur un joli terrain en pente à la limite sud de la ville. Cette construction aussi était en pierre, même si, selon toute vraisemblance, il s'agissait d'un revêtement décoratif sur une couche de béton. Orné d'un portique, le bâtiment comportait deux niveaux flanqués de courtes ailes de chaque côté. Un style dé-

suet plutôt charmant pour lequel la société d'Histoire locale avait dû se battre.

Tout en se garant sur le parking situé sur le pignon, elle admira les bancs et les arbres sous les frondaisons desquels il devait faire bon lire à la belle saison.

En entrant dans le hall, Quinn reconnut l'odeur propre aux bibliothèques : papier aux légers relents de poussière, ainsi que l'habituel silence. Un panneau annonçait en lettres multicolores une séance de lecture pour les enfants à 10 h 30.

Elle s'avança jusqu'à la grande salle : ordinateurs, longues tables, chariots, quelques personnes déambulant entre les rayonnages, deux hommes âgés feuilletant des journaux. Le tchic-tchac assourdi d'un photocopieur lui parvint, de même que la sonnerie discrète d'un téléphone.

S'efforçant de ne pas se laisser distraire par le charme qu'exer-

çaient à son avis toutes les bibliothèques, elle se dirigea vers l'accueil.

À voix basse, comme il sied en ces lieux, elle salua l'employé fili-forme et lui demanda des ouvrages sur l'histoire locale.

— Premier étage, aile ouest. L'escalier se trouve sur votre gauche, l'ascenseur tout droit derrière vous. Vous recherchez quelque chose en particulier ?

— Pas précisément, je vais juste jeter un coup d'œil, merci. Mme Abbott est-elle ici aujourd'hui ?

— Mme Abbott est à la retraite, mais elle vient presque tous les jours vers 11 heures. En qualité de bénévole.

— Merci encore.

Quinn opta pour l'escalier dont la jolie courbe lui rappela Autant en emporte le vent. Elle mit des œillères mentales afin de ne pas être tentée de vagabonder entre les rangées de livres avant d'avoir trouvé la section Histoire Locale.

Il s'agissait davantage d'une pièce - une bibliothèque miniature -

que d'une section. Fauteuils élégants et confortables, tables, lampes à abat-jour couleur ambre et même repose-pieds. Elle était aussi plus spacieuse qu'elle ne s'y attendait.

Cela n'aurait pourtant pas dû l'étonner vu le nombre de batailles qui avaient eu lieu à Hawkins Hollow et alentour durant les guerres d'Indépendance et de Sécession.

Les ouvrages s'y rapportant étaient classés dans une section à part, ainsi que ceux sur le comté, l'État et la ville.

Il y avait en outre une section très substantielle consacrée aux auteurs de la région. Quinn commença par là, et constata qu'elle venait de tomber sur une mine d'or. Il y en avait plus d'une douzaine que ses recherches préliminaires ne lui avaient pas permis de repérer. Ils étaient publiés à compte d'auteur ou à tirages très limités par de petites maisons d'édition du cru.

Des titres tels que Le Cauchemar de Hollow et Hollow, la vérité dévoilée lui mirent l'eau à la bouche. Après avoir installé son ordinateur, son bloc-notes et son magnétophone, elle choisit cinq livres. C'est alors qu'elle remarqua la discrète plaque de bronze.

La bibliothèque de Hawkins Hollow

exprime toute sa gratitude

à la famille

de Franklin et de Maybelle Hawkins

pour sa générosité

Franklin et Maybelle. Très probablement des ancêtres de Caleb.

Quinn trouva leur donation pour le financement de cette salle en particulier appropriée en plus d'être généreuse.

Elle s'assit à la table de travail, choisit l'un des livres au hasard et se plongea dans sa lecture.

Elle avait couvert plusieurs pages de son bloc-notes de noms, lieux, dates, incidents et hypothèses quand un parfum de lavande mêlé de talc lui chatouilla les narines.

Levant le nez, elle découvrit une vieille dame soignée, vêtue d'un tailleur pourpre. Ses cheveux clairsemés étaient d'une blancheur de neige, et les verres de ses lunettes si épais que Quinn se demanda comment son petit nez et ses oreilles fragiles en suppor-taient le poids.

La vieille dame arborait un collier de perles, une alliance en or et une montre au cadran énorme qui paraissait aussi pratique que ses chaussures à semelles épaisses.

— Je suis Estelle Abbott, se présenta-t-elle d'une voix de faus-set. Le jeune Dennis m'a dit que vous aviez demandé à me voir.

Le « jeune » Dennis semblant, selon les estimations de Quinn, plus proche de soixante-dix ans que de soixante, elle en déduisit que Mme Abbott devait approcher les deux cents ans.

— En effet, répondit Quinn qui se leva et contourna la table pour aller lui serrer la main. Je suis Quinn Black, madame Abbott. Je...

— Oui, je sais. L'écrivain. J'ai apprécié vos livres.

— Merci

— Inutile. Si je ne les avais pas aimés, je vous l'aurais dit tout net. Vous faites des recherches pour un livre sur Hollow.

— Oui, madame, c'est exact.

— Vous trouverez beaucoup d'informations ici. Certaines utiles, d'autres loufoques, ajouta-t-elle après un coup d'œil aux ouvrages posés sur la table.

— Dans ce cas, pour m'aider à séparer le bon grain de l'ivraie, peut-être trouverez-vous un moment pour vous entretenir avec moi. Je serais heureuse de vous inviter à déjeuner ou à dîner le jour qui vous...

— Très aimable de votre part, mais ce n'est pas nécessaire.

Pourquoi ne pas nous asseoir un moment, et nous verrons bien ce que cela donne ?

— Formidable.

Estelle Abbott prit place sur une chaise. Droite comme un I, les genoux serrés, les mains croisées.

— Je suis née à Hollow, commença-t-elle. J'ai passé ici les quatre-vingt-dix-sept années de ma vie.

— Quatre-vingt-dix-sept ? répéta Quinn sans avoir à feindre la surprise. En général, je suis assez douée pour évaluer les âges et je vous avais donné dix bonnes années de moins.

— J'ai des os solides, répondit Estelle avec un sourire. J'ai perdu mon mari, John, qui lui aussi avait toujours vécu ici, il y aura huit ans le 5 du mois prochain. Nous avons été mariés soixante et onze ans.

— Quel est votre secret ?

Nouveau sourire.

— Apprendre à rire, sinon on risque de les massacrer à coups de marteau à la première occasion.

— J'en prends bonne note.

— Nous avons eu six enfants - quatre garçons, deux filles. Tous sont encore en vie, et pas en prison, Dieu merci. Ils nous ont donné dix-neuf petits-enfants qui ont eu à leur tour vingt-huit enfants - au dernier comptage, plus cinq de la nouvelle génération et deux en route.

Quinn ouvrit de grands yeux.

— À Noël, ça doit être la folie.

— La famille est éparpillée aux quatre vents, mais il nous est arrivé de réussir à réunir presque tout le monde.

— Dennis m'a dit que vous étiez retraitée. Vous étiez bibliothé-

caire ?

— J'ai commencé à travailler à la bibliothèque quand mon dernier est entré à l'école. La vieille bibliothèque dans Main Street. J'ai repris des études et passé mon diplôme. Johnnie et moi avons beaucoup voyagé. Un moment, nous avons pensé nous installer en Floride. Mais nos racines ici étaient trop profondes. J'ai travaillé à mi-temps, puis pris ma retraite quand mon Johnnie est tombé malade. À sa mort, je suis revenue à la bibliothèque - toujours l'ancienne, celle-ci était en construction à l'époque -comme bénévole ou antiquité selon le point de vue où l'on se place. Je vous raconte tout ça afin que vous ayez une idée de qui je suis.

— Vous aimez votre mari, vos enfants et tous leurs descendants.

Vous aimez les livres et vous êtes fière du métier que vous avez exercé. Vous aimez cette ville et la vie que vous y menez.

Estelle la gratifia d'un regard approbateur.

— Vous avez le don de synthétiser les faits avec autant d'efficacité que de perspicacité. Vous n'avez pas dit que j'aimais mon mari, mais avez utilisé le présent, ce qui me laisse à penser que vous êtes une jeune femme sensible et observatrice. J'ai perçu à travers vos livres que vous étiez dotée d'un esprit ouvert et curieux. Dites-moi, mademoiselle Black, avez-vous aussi du courage ?

Quinn se remémora la créature devant la fenêtre. Elle avait eu peur, mais n'avait pas fui.

— Je crois que oui, répondit-elle. Je vous en prie, appelez-moi Quinn.

— Quinn. Un nom de famille.

— Oui, le nom de jeune fille de ma mère.

— Du gaélique irlandais. Le mot signifie « conseiller », il me semble.

— En effet.

— Je suis un puits d'informations futiles, sourit Estelle. Mais je me demande si votre nom n'est pas pertinent. Il faut l'objectivité et la sensibilité d'un conseiller pour écrire un livre digne de ce nom sur Hawkins Hollow.

— Vous n'avez pas eu envie d'essayer ?

— Tous les mélomanes ne sont pas musiciens. Laissez-moi vous raconter quelques petites choses, dont vous connaissez peut-être déjà certaines. Il existe dans les bois qui bordent cette ville, à l'ouest, un endroit qui était sacré et instable longtemps avant l'arrivée de Lazarus Twisse.

— Lazarus Twisse, le chef de file des dévots radicaux qui ont fait sécession avec les puritains du Massachusetts, ou, plus exactement, ont été excommuniés par ces derniers.l

— Selon les comptes rendus historiques de l'époque, oui. Ce lieu appartenait aux Amérindiens qui le considéraient comme sacré.

Et avant eux, on prétend que des forces contraires - la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, selon les termes qui ont votre pré-

férence - se seraient disputé ce cercle de terre et y auraient laissé les germes de leur puissance. Ceux-ci demeurèrent en sommeil durant des siècles ; seule la pierre témoignait de ce qui s'était passé ici-bas. Avec le temps, les souvenirs de cette lutte furent oubliés ou le folklore les abâtardit. Ne demeura que le sentiment dans le cœur de beaucoup que ce lieu et sa pierre n'étaient pas faits de terre et de roche ordinaires.

Estelle Abbott se tut. Quinn n'entendit plus que le bourdonnement du radiateur, ainsi que le claquement léger de semelles en cuir sur le sol comme quelqu'un passait devant la salle.

— À l'arrivée de Twisse à Hollow, l'endroit portait déjà le nom de Hawkins, d'après Richard Hawkins qui, avec sa femme et ses enfants, y avait établi une petite colonie en 1648. Vous noterez que la fille aînée de Richard était Ann. Hawkins, sa famille et une poignée d'autres - dont certains avaient fui l'Europe comme criminels, politiques ou autres - avaient fait leur vie ici. De même qu'un certain Giles Dent, qui avait bâti une cabane dans les bois où se dressait la pierre.

— Qu'on appelait la Pierre Païenne.

— Oui. Il ne dérangeait personne et comme il possédait des talents de guérisseur, on le consultait souvent. On prétend qu'il était connu sous le nom du Païen, d'où l'origine du nom de la pierre.

— Vous ne semblez pas convaincue par cette hypothèse.

— Il est possible que le nom soit resté, puis passé dans le lan-gage courant à l'époque. Mais la Pierre Païenne existait bien avant l'arrivée de Giles Dent ou de Lazarus Twisse. Selon d'autres témoignages, Dent aurait tâté de la sorcellerie et ensorcelé Ann Hawkins qu'il aurait séduite et engrossée. D'autres encore affirment qu'ils étaient effectivement amants, mais qu'elle était al-lée dans son lit de son plein gré et avait quitté sa famille pour vivre avec lui dans sa petite cabane près de la Pierre Païenne.

Ensorcelée ou de son plein gré, partir vivre avec un homme sans être mariée a dû être un pas difficile à franchir pour Ann Hawkins.

— Elle devait posséder une très grande force de caractère.

— Les Hawkins ont toujours été forts. Ann devait l'être pour aller chez Dent et rester avec lui. Tout comme pour le quitter.

— Il existe de nombreuses histoires contradictoires à ce sujet, fit remarquer Quinn. Pourquoi croyez-vous qu' Ann Hawkins a quitté Giles Dent ?

— Je pense qu'elle est partie pour protéger les enfants qu'elle portait.

— Les protéger de qui ?

— De Lazarus Twisse. Twisse et ses adeptes sont arrivés à Hawkins Hollow en 1651. La colonie ne tarda pas à tomber sous sa domination. Sa loi interdisait la danse, les chants, la musique et tous les livres sauf la Bible. Elle n'autorisait d'autre église que la sienne, d'autre dieu que le sien.

— Au temps pour la liberté de culte.

— La liberté n'a jamais été l'objectif de Twisse. À l'instar de ceux qui ont soif de pouvoir, il pratiquait l'intimidation, la terreur, l'ex-communication et se prévalait de la colère de son dieu comme arme suprême. Plus son pouvoir se renforçait, plus les peines infligées étaient violentes : pilori, flagellation, tonte des femmes ju-gées impies, marquage au fer rouge des hommes accusés d'un crime. Et pour finir, le bûcher pour ceux qu'il considérait comme des sorciers. La nuit du 7 juillet 1652, sur les accusations d'une jeune femme, Hester Deale, Twisse et sa clique se rendirent à la cabane de Giles Dent. Ce qu'il advint là-bas...

Quinn se pencha en avant, mais Estelle soupira et secoua la tête.

— Enfin bon, cette histoire a été racontée mille fois. Tant de morts. Des graines plantées longtemps auparavant commencè-

rent à germer. Certaines ne sortirent que pour disparaître dans l'incendie qui ravagea la clairière. Les comptes rendus sur ce qui se produisit juste après, ainsi que les jours et les semaines suivantes sont plus rares. Il est toutefois établi qu' Ann Hawkins finit par regagner la colonie avec ses trois fils. Et Hester Deale donna naissance à une fille huit mois après l'incendie meurtrier à la Pierre Païenne. Peu de temps après la naissance de son enfant, dont elle affirmait qu'il était possédé par le malin, Hester se noya dans un petit étang au milieu des bois de Hawkins Wood.

En lestant ses poches de pierres, songea Quinn, qui réprima un frisson.

— Savez-vous ce qu'il est advenu de sa fille ? Ou des enfants d'Ann Hawkins ?

— Il existe quelques lettres, quelques journaux intimes, des bibles familiales. Mais la plupart des informations concrètes ont été perdues, ou n'ont jamais été dévoilées. Il faudra beaucoup de temps et d'effort pour découvrir la vérité. Tout ce que je peux dire, c'est que les graines dont je parle sont restées en sommeil jusqu'à une nuit de juillet, il y a vingt et un ans. Et ceux qui les avaient semées se sont réveillés. Depuis, sept nuits durant, tous les sept ans, ils s'abattent sur Hawkins Hollow. Excusez-moi, je me fatigue si vite maintenant. C'est agaçant.

— Voulez-vous que j'aille vous chercher quelque chose ? Ou que je vous reconduise chez vous ?

— Vous êtes bien aimable. Mon petit-fils ne devrait pas tarder à passer me chercher. Vous avez déjà dû parler à son fils, j'imagine. Caleb.

Soudain, quelque chose dans le sourire de la vieille dame provoqua un déclic dans le cerveau de Quinn.

— Caleb serait votre...

— Arrière-petit-fils. Par intérim, pourrait-on dire. Mon frère Franklin et sa femme, ma très chère amie Maybelle, ont été tués dans un accident juste avant la naissance de Jim, le père de Caleb. Mon Johnnie et moi avons donc servi de grands-parents aux petits-enfants de mon frère. Je les ai toujours comptés, eux et leurs familles, dans cette longue liste de descendants dont je vous parlais tout à l'heure.

— Vous êtes donc une Hawkins de naissance.

— En effet. Notre lignée remonte à Richard Hawkins, le père fondateur d'Hollow - et par lui à Ann.

Elle marqua une pause, laissant le temps à Quinn de digérer l'information.

— C'est un bon garçon, mon Caleb, et il porte sur les épaules plus que sa part de fardeau.

— D'après ce que j'ai vu, il le porte bien.

— C'est un bon garçon, répéta Estelle en se levant. Nous reparlerons, bientôt.

— Je vous accompagne en bas.

— Ne vous dérangez pas. Du thé et des biscuits m'attendent dans la salle de détente du personnel. Je suis une mascotte ici -

dans le sens le plus affectueux du terme. Dites à Caleb que nous nous sommes parlé et que je souhaiterais renouveler l'expé-

rience. Ne passez pas toute cette belle journée le nez dans les livres. Je les adore, mais il faut vivre.

— Madame Abbott ?

— Oui?

— À votre avis, qui a planté les graines à la Pierre Païenne ?

— Les dieux et les démons, répondit la vieille dame dont le regard bien que las demeurait clair. La frontière est tellement mince entre les deux, n'est-ce pas ?

— Les dieux et les démons. Bigre ! songea Quinn une fois seule.

Voilà qui était fort éloigné des spectres, esprits et autres mauvaises rencontres nocturnes dont elle faisait d'ordinaire son pain quotidien. Mais cela ne collait-il pas avec les mots dont elle avait rêvé ?

Trois mots latins dont elle avait cherché la traduction.

Bestia : la Bête ou Antéchrist.

Beatus : béni.

Devoveo : sacrifice.

« D'accord, se dit-elle, si nous nous engageons dans cette voie, peut-être serait-il opportun d'appeler des renforts. »

Elle sortit son mobile, râla intérieurement lorsqu'elle fut accueillie par la boîte vocale.

— Cybil, c'est Q. Je suis à Hawkins Hollow, Maryland. J'ai levé un gros poisson. Peux-tu venir ? Si tu ne peux pas, dis-le-moi vite que je fasse tout pour te convaincre de venir quand même.

Elle raccrocha et, ignorant la pile de livres qu'elle avait sélection-nés, entreprit de taper le récit d'Estelle Hawkins Abbott.

7

Comme les matchs de ligue étaient terminés et qu'il n'y avait aucune fête ou soirée de prévue, les pistes étaient désertes, à l'exception d'un couple de vieux habitués qui s'entraînaient sur la numéro un.

La galerie des jeux vidéo bourdonnait d'activité, comme toujours entre la sortie des cours et l'heure du dîner. Mais Cy Hudson ouvrait l'œil, et Holly Lappins tenait l'accueil, tandis que Jake et Sa-ra s'affairaient au grill et au bar qui commenceraient à s'animer d'ici une heure.

Constatant que tout était en ordre, Caleb s'assit avec son père au bout du comptoir devant un café, avant de lui passer le relais pour la soirée et de rentrer chez lui.

Il leur arrivait souvent de garder le silence. Son père était d'une nature tranquille. Non pas qu'il n'aimât pas la compagnie. Il semblait l'apprécier tout autant que ses moments de solitude, possé-

dait une excellente mémoire des noms et des visages, et était capable de tenir une conversation sur n'importe quel sujet, y compris la politique et la religion, sans irriter personne, de surcroît - sa plus grande qualité, selon Caleb.

Ses cheveux blond-roux avaient viré à l'argent ces dernières an-nées. Lorsqu'il travaillait, il arborait presque toujours sa tenue atti-trée : chemise Oxford, pantalon en velours côtelé et chaussures Rockport.

D'aucuns auraient jugé Jim Hawkins routinier, voire ennuyeux.

Caleb, lui, le trouvait fiable.

— Nous avons eu un bon mois jusqu'à présent, observa Jim de sa voix traînante.

Il buvait son café léger et sucré. Sur ordre de sa femme, il arrêtait la caféine à 18 heures pile.

— Avec le temps qu'on a, reprit-il après une gorgée, on ne sait jamais si les gens vont se calfeutrer chez eux ou avoir envie de sortir à tout prix.

— C'était une bonne idée d'organiser le Spécial Super champions en février.

— Il m'en vient quand même une de temps en temps, répondit Jim avec un sourire qui accentua les rides au coin de ses yeux.

Tu n'en as pas le monopole. Ah oui, au fait, ta mère aimerait bien que tu passes dîner un de ces soirs.

— D'accord, je vais l'appeler.

— Nous avons eu des nouvelles de Jen hier.

— Comment va-t-elle ?

— Assez bien pour se vanter qu'il faisait vingt-quatre degrés à San Diego. Rosie apprend à écrire et le bébé perce une deuxième dent. Jen a dit qu'elle allait nous envoyer des photos.

Caleb perçut la mélancolie dans la voix de son père.

— Maman et toi devriez faire un autre voyage là-bas.

— Peut-être dans un mois ou deux. Nous partons dimanche pour Baltimore rendre visite à Marly et aux enfants. J'ai vu ton arrière-grand-mère aujourd'hui. Elle m'a raconté qu'elle avait eu une agréable conversation avec cette journaliste qui vient d'arriver en ville.

— Estelle a parlé à Quinn ?

— À la bibliothèque. Elle l'a bien aimée. Et l'idée du livre aussi.

— Et toi ?

Jim secoua la tête et prit le temps de la réflexion, tandis qu'au bar, Sara servait un Coca à deux adolescents.

— À vrai dire, Caleb, je n'en sais trop rien. Je me demande ce qu'il y aurait de bon pour nous qu'une journaliste, étrangère de surcroît, étale cette histoire au grand jour. J'ai toujours tendance à me dire que ce qui s'est produit ne recommencera pas...

— Papa...

— Je sais que c'est faux. Très probablement, en tout cas.

Un moment, Jim se contenta d'écouter les voix des garçons qui plaisantaient et se chamaillaient à l'autre extrémité du comptoir. Il connaissait ces gamins, ainsi que leurs parents. Si la vie se montrait généreuse avec lui, il connaîtrait aussi un jour leurs femmes et leurs enfants.

Ne s'était-il pas lui aussi amusé ici même, avec ses copains, devant un Coca et des frites ? Ses propres enfants n'y avaient-ils pas fait les fous ? Aujourd'hui, ses filles étaient mariées et mères à leur tour. Et son fils était un homme, assis à côté de lui avec dans le regard une inquiétude au sujet de problèmes qui dépassaient l'entendement.

— Pour la plupart d'entre nous, les souvenirs deviennent flous au point que nous nous rappelons à peine ce qui est arrivé, poursuivit Jim. Pas toi, je le sais. Tout est clair dans ton esprit, et je pré-

férerais qu'il n'en soit pas ainsi. Si tu crois que cette journaliste peut aider à trouver les réponses, je suis prêt à te soutenir.

— Je ne me suis pas encore fait d'opinion. Il faut que j'y réflé-

chisse.

— D'accord. Bon, eh bien, je vais aller voir comment s'en sort Cy.

Les premiers joueurs du soir ne vont pas tarder à arriver et vou-dront manger un morceau avant de se mettre en tenue.

Jim se détourna du comptoir et jeta un regard à la ronde. À ses oreilles résonnaient les échos de sa jeunesse et les cris joyeux de ses enfants. Il revoyait encore son fils, dégingandé à l'époque, assis à cet endroit même avec ses deux copains qu'il considérait comme ses frères.

— Nous avons la chance d'avoir un bel endroit, Caleb. Il vaut la peine qu'on s'investisse. Qu'on se batte pour y faire régner l'ordre et la tranquillité.

Son père ne parlait pas seulement du bowling, mais de la ville. Et Caleb redoutait que pour y faire régner l'ordre et la tranquillité cette fois, il faille livrer une bataille titanesque.

Il rentra droit chez lui, où presque toute la neige avait fondu. Il avait résisté à l'envie de partir à la recherche de Quinn pour l'interroger sur cette conversation qu'elle avait eue avec son arrière-grand-mère. Un peu de patience, se raisonna-t-il en sortant ses clés. Mieux valait attendre le lendemain, quand ils se rendraient à la Pierre Païenne, et lui tirer les vers du nez en douceur.

Il tourna les yeux vers les bois où la neige persistait encore entre les troncs, où le sentier devait être boueux.

S'y trouvait-il en ce moment, occupé à reprendre des forces ?

Avait-il trouvé un moyen de frapper hors des Sept ?Peut-être, mais pas ce soir. Il ne percevait pas sa présence ce soir. Et il ne se trompait jamais.

Pourtant, il ne put nier qu'il se sentait moins exposé à l'intérieur de la maison, après avoir allumé les lumières pour chasser les ténèbres.

Il traversa la maison jusqu'à la porte de derrière, l'ouvrit et siffla.

Comme à son habitude, Balourd prit son temps. Mais il finit par s'extirper de sa niche et rassembla même suffisamment d'énergie pour agiter vaguement la queue avant de trottiner jusqu'au pied des marches de la terrasse.

Après avoir laissé échapper un soupir, il gravit pesamment le petit escalier et se laissa aller contre son maître. « C'est ça, l'amour », songea Caleb. Dans l'univers de Balourd, ces effusions signifiaient : « Bienvenue à la maison, comment ça va ? »

Il s'accroupit pour le caresser et le gratter entre les oreilles, ce qui lui valut un regard d'adoration.

— Et toi, comment vas-tu ? Tu as bien travaillé ? Que dirais-tu d'une petite bière ?

Ils rentrèrent ensemble. Caleb versa une ration de nourriture en boîte dans la gamelle, et Balourd attendit poliment, assis à ses pieds. Caleb soupçonnait toutefois que les bonnes manières de son chien étaient pour une grande part de la pure paresse.

Quand il posa la gamelle devant lui, Balourd se mit à manger avec lenteur, concentré sur sa tâche.

Caleb sortit une bière du réfrigérateur et la décapsula. Adossé contre le plan de travail, il but la première et longue gorgée qui marquait la fin de sa journée de travail. — Je suis bien embêté, Balourd. Aurais-je dû trouver un moyen pour empêcher Quinn Black de venir ici ? Pas sûr que ça aurait marché parce qu'elle a l'air du genre têtu. J'aurais peut-être dû tourner la chose à la plaisanterie ou grossir le trait afin de faire croire à une imposture.

Mais jusqu'à présent, j'ai joué franc-jeu, et j'ignore où ça va nous mener.

Il entendit la porte d'entrée s'ouvrir.

— C'est moi ! lança Fox qui pénétra peu après dans la cuisine, les bras chargés de deux sacs en papier kraft. J'ai du poulet rôti et des frites. Il ne manque plus qu'une bonne bière.

Après avoir posé ses achats sur la table, Fox alla se chercher une bière.

— Plutôt expresse, ta citation à comparaître, fit-il remarquer. J'aurais pu avoir un rendez-vous galant ce soir.

— Tu n'es pas sorti avec une fille depuis au moins deux mois.

— Qu'est-ce que tu crois ? J'ai de la ressource.

Après avoir avalé une gorgée de bière, Fox se débarrassa de sa veste d'un coup d'épaule et la jeta sur une chaise.

— Alors, quel est le problème ?

— Je te raconterai en mangeant.

Trop conditionné par sa mère pour recourir à la meilleure amie des hommes célibataires, l'assiette en carton, Caleb en sortit deux en grès bleu pâle. Ils s'attablèrent devant leur poulet-frites avec Balourd qui venait quémander, posant la tête sur le genou de l'un ou de l'autre.

Caleb fit un compte rendu complet à Fox, de la muraille de flammes en passant par le rêve de Quinn Black jusqu'à la conversation que celle-ci avait eue avec son arrière-grand-mère.

— On voit un peu trop ce petit salaud pour un mois de février, commenta Fox, songeur. C'est nouveau. As-tu rêvé la nuit dernière ?

— Oui.

— Moi aussi. De la première fois, l'été de nos dix ans. Sauf que nous n'arrivions pas à l'école à temps et que toute la ville était avec Mlle Lister à l'intérieur.

Il se passa la main sur le visage, but une lampée de bière.

— Toute la ville, ma famille, la tienne. Tous piégés à l'intérieur, co-gnant aux fenêtres avec des hurlements de terreur, le visage plaqué contre les vitres, pendant que le bâtiment brûlait, raconta-t-il, tendant une autre frite à Balourd, le regard aussi mélancolique que celui du chien. Heureusement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Mais on aurait dit que c'était réel. Enfin, tu connais ça.

— Oui, soupira Caleb. J'ai rêvé du même été. Nous traversions tous les trois la ville à vélo. Mais les bâtiments étaient réduits en cendres, les voitures n'étaient plus que des épaves fumantes. Il y avait des corps partout.

— Les choses ne se sont pas passées ainsi, répéta Fox. Nous n'avons plus dix ans et nous n'allons pas le laisser faire.

— Une question m'obsède : combien de temps allons- nous pouvoir tenir, Fox ? Cette fois ? La prochaine ? Encore trois ?

— Aussi longtemps qu'il le faudra.

Caleb repoussa son assiette.

— C'est comme un virus, une infection qui se propage d'une personne à une autre. Où se trouve le maudit antidote ?

— Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne, lui rappela Fox. Certains sont atteints, et à des degrés divers, d'autre non. Il doit y avoir une raison.

— Nous ne l'avons jamais trouvée.

— Non, et tu avais peut-être vu juste. Il nous faut peut-être un regard neuf, une objectivité qui nous fait défaut. As-tu toujours l'intention d'emmener Quinn à la pierre demain ?

— Si je refuse, elle trouvera le moyen de s'y rendre par ses propres moyens.

— Veux-tu que je vienne ? Je peux m'arranger.

— Ne t'en fais pas, je m'en occupe.

Dans le restaurant presque vide de l'hôtel, Quinn étudia le menu.

Elle avait d'abord songé à s'acheter un repas à emporter qu'elle aurait mangé devant son ordinateur, mais c'était un travers dans lequel elle retombait trop aisément, elle en avait conscience. Et pour écrire sur une ville, elle devait s'imprégner de son atmosphère, ce qui n'était guère faisable si elle restait cloîtrée dans sa chambre avec un ersatz d'assiette anglaise.

Elle n'était pas contre un verre de vin. Un cru frais, un zeste fruité. La cave de l'hôtel était plus riche qu'elle ne l'avait imaginé, mais elle ne voulait pas une bouteille entière. Elle examinait la sélection proposée au verre quand Mlle Sac-Rouge-Fabuleux fit son entrée.

Elle s'était changée et portait un pull-over en cashmere bleu sur un pantalon noir. « Chouette coupe de cheveux », jugea Quinn.

Des mèches raides qui se terminaient en pointes effilées juste sous le menton. Ce qui aurait paru désordonné sur sa propre tête donnait une impression de fraîcheur et d'élégance sur cette jolie brune.

Quinn se tâta. Devait-elle s'efforcer de capter son regard ? Lui faire signe ? Pourquoi pas même l'inviter à sa table ? Après tout, qui appréciait de manger seul ? Ce serait l'occasion de lui soutirer des détails vraiment importants. Genre : où avait-elle acheté son sac ?

Elle s'apprêtait à afficher son plus beau sourire lorsqu'elle aperçut la créature.

Elle ondulait sur les lames vernies du parquet en chêne, laissant derrière elle une traînée de bave sanguinolente. Quinn crut d'abord qu'il s'agissait d'un serpent, puis d'une limace géante, et fut ensuite à peine capable de penser comme l'immonde bestiole se hissait le long du pied de la table d'un jeune couple qui sirotait un cocktail à la lueur des chandelles.

Aussi épais qu'un pneu de camion, son corps noir tacheté de rouge serpenta à travers la table, déposant une répugnante trace gluante sur la nappe d'un blanc immaculé, tandis que le couple continuait de rire et de flirter.

Une serveuse entra d'un pas vif et servit les entrées au couple, marchant au passage dans la bave qui souillait le parquet.

Quinn aurait juré entendre la table craquer sous le poids de la bête.

A cet instant, le regard de celle-ci croisa le sien et elle reconnut les yeux du garçon avec leur inquiétante lueur rougeâtre. La chose la fixa quelques secondes d'un œil narquois, puis rampa dans les plis de la nappe en direction de la nouvelle arrivante.

Pétrifiée, cette dernière était blême. Quinn se leva d'un bond et, ignorant le regard surpris de la serveuse, bondit par-dessus l'écœurante traînée de bave. Elle agrippa la dénommée Darnell par le bras et l'entraîna hors de la salle.

— Vous l'avez vue, vous aussi, lui murmura-t-elle. Vous avez vu cette chose. Sortons d'ici.

— Vous... vous avez vu ce monstre ? balbutia la jeune femme en jetant des regards affolés par-dessus son épaule, tandis que toutes deux se ruaient vers la porte.

— Oui, une espèce de gros serpent gluant aux yeux rouges. Seigneur...

Sur le perron de l'hôtel, Quinn inspira à grandes goulées l'air glacé de février.

— Personne n'a rien vu, à part vous et moi. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui se passe, mais je connais quelqu'un qui le sait peut-être. Ma voiture est juste là. Allons-y !

La brune ne pipa mot jusqu'à ce que Quinn démarre en trombe dans un crissement de pneus.

Qui êtes-vous ?

— Quinn Black. Je suis journaliste spécialisée dans les phéno-mènes étranges. Ce qui ne manque pas dans cette ville. Et vous

?

— Layla Darnell. C'est quoi, cet endroit ?

— C'est ce que je cherche à savoir. Je ne sais pas si je peux vous dire « enchantée de faire votre connaissance », vu les circonstances.

— Où m'emmenez-vous ?

— À la source, ou du moins à l'une d'entre elles, répondit Quinn qui coula un coup d'œil vers sa passagère, toujours pâle et tremblante. Que faites-vous à Hawkins Hollow ?

— Si je le savais ! Mais je crois que je vais écourter ma visite.

— Compréhensible. Joli sac, au fait. Layla s'arracha un sourire.

— Merci.

— On est presque arrivées. Donc, vous n'avez aucune idée de ce que vous faites ici. D'où venez-vous, alors ?

— New York.

— Je le savais. C'est le côté glamour. Vous aimez New York ?

Layla se passa les doigts dans les cheveux tout en pivotant sur son siège pour jeter un coup d'œil inquiet en arrière.

— Euh... la plupart du temps. Je tiens une boutique à Soho. Tenais. Enfin, ça non plus, je ne sais plus trop.

« On y est presque, songea à nouveau Quinn. Du calme. »

— Je parie que vous avez droit à des rabais conséquents.

— Oui, ça fait partie des à-côtés agréables. Avez-vous déjà vu une... créature de ce genre avant ?

— Pas tout à fait la même, mais oui. Et vous ?

— Pas quand je suis éveillée. Je ne suis pas folle, affirma Layla.

— Ou alors si, et vous aussi.

— Nous ne sommes pas folles, ce que les fous ont en général tendance à affirmer. Vous devez donc me croire sur parole.

Quinn bifurqua dans l'allée de Caleb et franchit le petit pont qui menait à la maison dont les fenêtres - Dieu merci ! - étaient illuminées.

— À qui appartient cette maison ? s'enquit Layla, les mains crispées sur le rebord de son siège. Qui vit ici ?

— Caleb Hawkins. Ses ancêtres ont fondé la ville. Il est réglo. Il pourra peut-être éclairer notre lanterne.

— Comment ça ?

— C'est une longue histoire avec encore des tas de blancs à remplir. Là, vous êtes en train de vous demander ce que vous fabriquez dans cette voiture avec une parfaite inconnue qui vous demande d'entrer dans cette maison perdue au milieu de nulle part.

Layla referma les doigts sur la bandoulière de son sac comme si elle envisageait de s'en servir comme arme.

— Cette pensée m'a traversé l'esprit.

— Votre instinct vous a menée dans cette voiture avec moi, Layla, fit Quinn en se garant. Peut-être pourriez-vous lui faire confiance juste encore un peu. En plus, il fait un froid de canard et nous n'avons pas pris nos manteaux.

— D'accord.

Inspirant un grand coup pour se donner du courage, Layla ouvrit la portière et sortit. Les deux femmes se dirigèrent vers la maison.

— Bel endroit, assura Quinn. Quand on aime les maisons isolées au milieu des bois.

— Un choc culturel pour une New Yorkaise.

— J'ai grandi à Altoona, Pennsylvanie.

— C'est vrai ? Moi à Philadelphie. Nous sommes pour ainsi dire voisines.

Quinn tambourina et ouvrit la porte sans attendre.

— Caleb ?

Elle se trouvait au milieu du salon quand il arriva à grands pas.

— Quinn ? Qu'est-ce qui... ? Bonsoir, dit-il en découvrant Layla.

— Vous avez de la visite ? demanda Quinn. J'ai vu une autre voiture dans l'allée.

— Fox. Que se passe-t-il ?

— Bonne question, répondit-elle, humant l'air. C'est du poulet rôti que je sens ? Au fait, voici Layla Darnell. Layla, Caleb Hawkins -

Layla et moi n'avons pas dîné.

Passant devant lui, Quinn fonça vers la cuisine.

Désolée de faire irruption chez vous ainsi, s'excusa Layla.

L'idée lui traversa l'esprit que ce Caleb Hawkins n'avait pas l'air d'un tueur en série. Cela dit, qu'en savait-elle ?

— J'ignore ce qui se passe et pourquoi je suis ici. Je viens de vivre quelques journées déroutantes.

— Suivez-moi.

Quinn avait déjà un pilon à la main et buvait une gorgée de la bière de Caleb quand ils pénétrèrent dans la cuisine.

— Layla Darnell, Fox O'Dell. Je ne suis pas vraiment d'humeur à boire de la bière, dit Quinn à Caleb. J'allais commander du vin quand Layla et moi avons été interrompues de la plus répugnante des façons. Vous en avez ?

— Euh... oui.

— Il est convenable ? Si vous carburez au cubitainer ou aux pi-chets en plastique, je préfère encore la bière.

— J'ai du vin très convenable, rétorqua Caleb, piqué au vif, avant de sortir une assiette et de la lui tendre d'un geste brusque. Et moi, je préfère qu'on utilise une assiette.

— Il est très à cheval sur les bonnes manières, intervint Fox qui s'était levé et tira une chaise. Vous avez l'air un peu secouée...

Layla, c'est ça ? Venez donc vous asseoir.

Elle n'arrivait pas à imaginer que des psychopathes puissent converser tranquillement dans une jolie cuisine devant un poulet-frites.

— Après tout, pourquoi pas ? Je ne suis sans doute pas là en vrai, mais dans une chambre capitonnée en train d'halluciner, soupira-t-elle en s'asseyant.

— Comment ça ? demanda Fox.

— Je peux peut-être vous expliquer, proposa Quinn tandis que Caleb sortait les verres à vin. Ensuite, vous ajouterez votre grain de sel autant que vous voudrez.

— Très bien, nous vous écoutons.

— Layla est arrivée ce matin. Elle vient de New York. Ce soir, j'étais au restaurant de l'hôtel, m'apprêtant à commander le had-dock avec une salade verte et un bon verre de vin quand Layla est entrée. Au fait, j'allais vous demander de vous joindre à moi.

— Oh ! C'est gentil.

— Mais avant d'avoir pu lancer mon invitation, ce que je décrirais comme une sorte de limace baveuse plus dodue que la cuisse de ma tante Christine et d'un mètre cinquante de long environ a traversé la salle, grimpé sur la table d'un couple d'amoureux qui ont joyeusement continué à se faire des mamours, puis est redescendue, laissant derrière elle une traînée gluante. Layla l'a vue aussi.

— Elle m'a regardée en face, murmura celle-ci.

— Ne lésinez pas sur le vin, Caleb, dit Quinn qui s'approcha de Layla et lui frictionna l'épaule. Nous sommes apparemment les seules à avoir vu cette créature. N'ayant plus très envie de dîner là-bas, nous avons pris la poudre d'escampette. Et maintenant, j'explose ma ration calorique de la journée avec ce pilon.

— Vous êtes incroyablement... guillerette, commenta Layla.

Elle prit le verre de vin que lui tendait Caleb, le remercia et en vi-da la moitié d'un trait.

— Pas vraiment, avoua Quinn. Simple mécanisme de défense.

Enfin, bref, nous voici et je veux savoir si l'un de vous a déjà vu la bestiole que je viens de décrire.

Il y eut un instant de silence, puis Caleb prit sa bière et en but une gorgée.

— Nous avons vu beaucoup de choses. Question plus impor-tante à mes yeux : pourquoi les voyez-vous aussi, et pourquoi maintenant ?

— J'ai une théorie. Caleb se tourna vers Fox.

— À savoir ?

— Comme tu l'as dit toi-même, il doit y avoir un lien qui expliquerait les visions et les rêves de Quinn...

— Des rêves ? s'exclama Layla. Vous faites des rêves ?

— Et, apparemment, vous aussi, dit Fox. Il doit donc y avoir aussi un lien avec vous. Lequel, mystère ? Mais partons de l'hypothèse qu'il existe. Et si grâce à ce lien, la présence de Quinn, et maintenant de Layla à Hollow, au cours de la septième année fatidique, lui donnait une sorte de regain d'énergie paranormale qui lui permettrait de se manifester ?

— Pas idiot, jugea Caleb.

— Excellent même, intervint Quinn, la mine songeuse. La plupart des activités paranormales proviennent de l'énergie qu'une ou plusieurs... appelons-les entités laissent derrière elles par leurs actes, leurs émotions, à quoi s'ajoute celle des êtres se trouvant, disons, dans leur sphère d'influence. On peut avancer l'hypothèse qu'au fil du temps, cette énergie s'est accumulée, tant et si bien qu'aujourd'hui, renforcée par d'autres énergies corrélées, elle est capable de faire de brèves incursions dans notre réalité, hors de son cadre temporel originel.

— Que signifie ce charabia ? intervint Layla, effarée.

— Nous allons y venir, lui promit Quinn avec un sourire réconfortant. Et si vous mangiez quelque chose, histoire de vous remettre d'aplomb ?

— Je crois qu'il va me falloir un moment pour retrouver un semblant d'appétit.

— Il faut préciser que notre invité surprise a excrété sa bave juste au-dessus de la panière à pain. Pas de chance pour moi, rien ne peut me dégoûter de la nourriture, fit remarquer Quinn qui subtilisa deux frites froides. Bon, si nous suivons la théorie de Fox, où est son adversaire ?

— Toutes mes recherches sur la question mettent en évidence la présence de deux forces antagonistes. Le bien contre le mal, la lumière contre les ténèbres.

— Peut-être n'est-il pas capable de se manifester pour l'instant, ou a-t-il choisi de rester en arrière, suggéra Fox.

— Ou vous êtes toutes les deux liées aux ténèbres, et non à la lumière, ajouta Caleb.

Quinn fronça les sourcils, une lueur pugnace dans le regard. Puis elle haussa-les épaules.

— Injurieux, mais inattaquable pour l'instant. À part le fait qu'en toute logique, si nous faisions pencher la balance du côté sombre, pourquoi ledit côté sombre cherche-t-il alors à nous flanquer une peur bleue ?

— Bien vu, concéda Caleb.

— J'exige des explications, intervint Layla. Quinn hocha la tête.

— Normal.

Et elles ont intérêt à être sérieuses et sensées.

— Pour faire court : il y a sur le territoire de cette ville un endroit dans les bois appelé la Pierre Païenne. Des horreurs s'y sont produites. Des histoires de dieux, de démons, d'incendie et de mort. Je vous prêterai un ou deux bouquins sur le sujet. Les siè-

cles ont passé, puis un déclic a rouvert la boîte de Pandore. Depuis 1987, tous les sept ans en juillet, ces forces se déchaînent à nouveau, sept jours durant. Elles sont maléfiques, hideuses et d'une puissance sans nom. Nous en avons un avant-goût en ce moment.

Sans quitter Quinn des yeux, Layla tendit son verre vide à Caleb qui le remplit.

— Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cette histoire ? Ni de cet endroit ?

— Il y a bien eu quelques livres et articles, mais la plupart entrent dans la même catégorie que les enlèvements par des extraterres-tres et les apparitions de Bigfoot, expliqua Quinn. Il n'y a jamais eu d'étude sérieuse et approfondie sur le sujet. D'où ma présence ici.

— D'accord. Imaginons que je croie à ces histoires - et que je ne suis pas sûre de ne pas juste avoir l'hallucination du siècle -, pourquoi vous, et vous ? demanda Layla à Fox et à Caleb. Quel rôle jouez-vous là-dedans ?

— Nous sommes ceux qui, comme dit Quinn, avons rouvert la boîte de Pandore, expliqua Fox. Caleb, moi et un ami absent pour le moment. Cela fera vingt et un ans en juillet.

— Mais vous n'étiez que des gamins. Vous n'aviez pas plus de...

— Dix ans, confirma Caleb. Nous sommes nés le même jour.

C'était notre dixième anniversaire. Mais assez parlé de nous pour l'instant. À votre tour. Pourquoi êtes-vous venue ici ?

Layla but une nouvelle gorgée de vin. Était-ce l'alcool, l'ambiance sympathique avec le chien qui ronflait sous la table, ou la simple présence de ces trois inconnus qui ne mettaient pas d'emblée en doute sa santé mentale ? Quoi qu'il en soit, elle se sentait quelque peu rassérénée.

— Je suis en proie à des cauchemars et à des terreurs nocturnes depuis plusieurs nuits. Parfois, je me réveille en sursaut dans mon lit ; d'autres, je me retrouve en train d'essayer de sortir de mon appartement. Vous parliez de mort et de feu. Il y avait l'un et l'autre dans mes rêves, et une sorte d'autel au centre d'une clairière dans les bois. Et de l'eau aussi. De l'eau sombre. Je m'y noyais. Moi, l'ancien capitaine de l'équipe de natation au lycée !

Elle frissonna et inspira un grand coup.

— J'ai fini par craindre de m'endormir. J'avais l'impression d'entendre des voix, même éveillée. Je ne comprenais rien à ce qu'elles me disaient, mais, par exemple, je travaillais à la boutique ou je passais à la teinturerie en rentrant et ces voix m'emplissaient tout simplement la tête. J'ai pensé que je faisais une dépression nerveuse. Mais pour quelle raison ? Tout allait bien dans ma vie.

Ensuite, je me suis dit que j'avais peut-être une tumeur au cerveau. J'ai même songé à prendre rendez-vous chez un neurolo-gue. Et puis, la nuit dernière, j'ai avalé un somnifère. J'espérais que cela m'aiderait à échapper aux cauchemars. Mais ça a recommencé, et cette fois, j'ai rêvé que je n'étais pas seule dans mon lit. Pas mon lit, mais ailleurs, corrigea-t-elle avec un tremblement dans la voix. Une pièce exiguë et surchauffée avec une fenêtre minuscule. Et j'étais quelqu'un d'autre. Je ne sais pas comment l'expliquer.

— Vous vous en sortez très bien, l'encouragea Quinn.

— C'était en train de m'arriver, mais je n'étais pas vraiment moi.

J'avais de longs cheveux et une silhouette différente. Je portais une longue chemise de nuit en toile brute. Je le sais parce qu'il...

il l'a remontée. Ses mains froides me caressaient. Horriblement glacées. J'étais incapable de hurler ou de me débattre, même quand il m'a violée. Je ressentais tout, mais impossible d'esquisser le moindre geste.

Elle ne prit conscience de ses larmes que lorsque Fox lui fourra une serviette en papier dans la main.

— Merci. Après son départ, j'ai entendu une voix dans ma tête.

Juste une voix apaisante qui m'a réchauffée et a endormi la douleur. Elle répétait : Hawkins Hollow.

— Layla, à votre réveil, avez-vous constaté une quelconque marque de violence sur vous ? demanda Fox avec douceur.

La jeune femme pinça les lèvres sans quitter du regard ses yeux noisette empreints de compassion.

— Non. Je me suis réveillée dans mon propre lit et je me suis obligée à... vérifier. Il n'y avait rien. C'était si brutal, il aurait dû y avoir des marques, des hématomes. Mais là, rien. Il était à peine 4 heures du matin et le nom de Hawkins Hollow ne cessait de me hanter. Alors j'ai fait mes bagages et pris un taxi jusqu'à l'aéroport où j'ai loué une voiture. Puis j'ai roulé jusqu'ici d'une traite. Je n'étais encore jamais venue dans cet endroit.

Elle marqua un temps d'arrêt et regarda Quinn, puis Caleb.

— Je n'avais jamais entendu parler de cette ville de ma vie, mais je savais quelles routes prendre et où se trouvait l'hôtel. A mon arrivée ce matin, je suis montée dans la chambre qu'on m'a donnée et j'ai dormi comme une souche jusqu'à presque 18 heures.

Quand je suis entrée dans la salle à manger, que j'ai vu cette...

créature, j'ai cru que j'étais encore en plein cauchemar.

— Étonnant que vous n'ayez pas pris vos jambes à votre cou, fit remarquer Quinn.

Layla lui adressa un regard las.

— Pour fuir où ?

— Ça va aller, la réconforta Quinn en lui caressant l'épaule. Do-rénavant, on partage toutes les informations. Ça ne vous plaît pas, je sais, ajouta-t-elle à l'intention de Caleb, mais je crois que vous allez devoir vous y habituer.

— Votre rôle dans cette histoire est tout récent. Fox et moi vivons avec depuis des années. Alors rangez votre insigne et cessez de vous prendre pour le shérif, Blondie.

— Vous avez peut-être vingt et un ans d'expérience, mais qu'avez-vous obtenu jusqu'ici ? riposta Quinn. Si je ne m'abuse, vous ne l'avez ni empêché de nuire ni même identifié. Alors cra-chez le morceau.

— Aujourd'hui, vous avez cuisiné mon arrière-grand-mère de quatre-vingt-dix-sept ans.

— N'importe quoi ! Votre remarquable et fascinante arrière-grand-mère est venue me trouver à la bibliothèque où je faisais tranquillement des recherches, s'est assise et a bavardé avec moi de son plein gré. À aucun moment, je ne l'ai « cuisinée ». Grâce à mon sens aigu de l'observation, je sais en tout cas que votre côté coincé, vous ne le tenez pas d'elle.

— Les enfants, les enfants, intervint Fox, la main levée. La situation est tendue, je vous l'accorde, mais nous sommes tous dans le même camp, du moins potentiellement. Alors on se calme. Caleb, Quinn a soulevé un point important qui mérite notre attention.

D'un autre côté, Quinn, vous n'êtes à Hollow que depuis deux jours, et Layla encore moins. Vous allez devoir faire preuve de patience et accepter le fait que certaines informations, plus sensibles que d'autres, peuvent prendre du temps à être livrées. Même si nous commençons avec ce qui peut être corroboré ou sérieusement attesté...

— Vous êtes quoi ? Avocat ? demanda Layla.

— Exact.

— Tu m'étonnes, murmura-t-elle entre ses dents.

— Restons-en là pour l'instant, suggéra Caleb. La nuit porte conseil. J'ai dit que je vous emmenais demain à la Pierre Païenne, Quinn, et je tiendrai parole. Nous verrons bien ce qu'il en sortira.

— D'accord.

— Ça va aller à l'hôtel, toutes les deux ? Vous pouvez rester ici si vous ne vous sentez pas tranquilles à l'idée d'y retourner.

Quinn avait repris du poil de la bête.

— Nous ne sommes pas des mauviettes, n'est-ce pas, Layla ?

— Il y a quelques jours, je l'aurais affirmé sans hésiter. A présent, je n'en suis plus si sûre. Mais ça va aller, assura Layla qui n'avait qu'une envie : se blottir sous la couette de son grand lit douillet.

J'ai mieux dormi dans cet hôtel que durant toute la semaine, ce n'est pas rien.

Quinn décida d'attendre qu'elles aient regagné l'hôtel pour conseiller à Layla de baisser tous les stores, et peut-être aussi de laisser une lampe allumée.

8

Le lendemain matin, Quinn plaqua l'oreille contre la porte de Layla et, entendant le son assourdi du Today's Show, s'autorisa à frapper.

— C'est Quinn, annonça-t-elle, histoire de rassurer la jeune femme.

Layla ouvrit, vêtue d'un ravissant pyjama à rayures pourpres et blanches. Elle avait repris des couleurs et, à en juger par son regard, elle était réveillée depuis un moment déjà.

— Je m'apprête à aller chez Caleb, dit Quinn. Ça vous dérange si j'entre une minute ?

— Pas du tout, répondit Layla en s'effaçant. J'étais en train de ré-

fléchir à quoi j'allais bien pouvoir occuper ma journée.

— Vous pouvez m'accompagner si vous voulez.

— Dans les bois ? Non merci, je ne me sens pas d'attaque. Vous savez...

Layla éteignit le téléviseur et se laissa choir dans un fauteuil.

— J'ai réfléchi à votre phrase selon laquelle nous n'étions pas des mauviettes. Je n'ai jamais été froussarde, mais hier soir, alors que j'étais blottie au fond de mon lit avec les stores tirés et cette stupide chaise coincée sous le bouton de la porte, il m'est apparu que jamais jusqu'à présent je n'avais été mise à l'épreuve. Ma vie était tout ce qu'il y a de plus banal.

— Vous êtes venue jusqu'ici et y êtes encore. À mon avis, vous n'avez rien d'une mauviette. Bien dormi ?

— Oui. Ni cauchemars ni visites nocturnes. Du coup, je me demande pourquoi.

— Pas de cauchemars pour moi non plus, dit Quinn qui balaya la pièce du regard. Nous pourrions en conclure que votre chambre constitue une zone protégée, mais ça ne tient pas parce que la mienne, à deux portes d'ici, ne l'est pas. Si ça se trouve, notre créature a juste pris une nuit de congé. Peut-être a-t-elle besoin de recharger ses batteries.

— Très rassurant.

— Vous avez mon numéro de portable, ainsi que celui de Caleb et de Fox. Nous avons le vôtre. Nous pouvons tous nous joindre à tout moment. Je vous signale que le petit coffee shop d'en face propose un excellent petit déjeuner -j'imagine que vous n'allez pas retenter l'expérience en bas.

— Je pensais faire appel au room-service et commencer les livres que vous m'avez prêtés hier. Je n'ai pas envie de les garder comme lecture du soir.

— Sage idée. S'il vous prend l'envie de sortir, n'hésitez pas. C'est une jolie ville avec quelques boutiques sympas, un petit musée que je n'ai pas encore eu le temps de visiter, alors je ne peux pas vous donner mon avis, et, bien sûr, il y a le Bowling & Fun Center.

Une ébauche de sourire apparut au coin des lèvres de Layla.

— Pas de doute, on est dans l'Amérique profonde.

— N'est-ce pas ? L'endroit appartient à la famille de Caleb. Inté-

ressant, et il semble être le centre de la vie sociale du coin. Bon, je file. Je passe vous voir à mon retour ?

— D'accord. Euh... Quinn ? la rappela Layla alors qu'elle avait la main sur la poignée. Mauviette ou pas, je ne suis pas sûre que je traînerais encore dans le coin si je ne vous avais pas rencontrée.

— Je sais ce que vous ressentez. À plus tard.

À son arrivée, Caleb l'attendait déjà. Le temps qu'elle sorte de la voiture, il traversait la terrasse et descendait les marches, son chien trottinant sur les talons. Il la détailla de la tête aux pieds. De grosses chaussures de marche bien solides qui arboraient quelques cicatrices et marques d'usure, un jean délavé, une parka d'un rouge vif dans laquelle elle ne risquait pas d'être confondue avec un cerf, et la fameuse écharpe à rayures multicolores assor-tie au chapeau cloche enfoncé sur son crâne. Un couvre-chef ridicule, songea-t-il, mais qui, pour une raison incompréhensible, était plein de charme sur elle.

— Tenue réglementaire, mon adjudant ?

— Absolument, approuva Caleb qui descendit les dernières marches. Je tiens à vous présenter mes excuses pour mon attitude d'hier soir. J'ai déjà du mal à vous intégrer dans l'équation, mais avec cette deuxième inconnue qui débarque de nulle part... Enfin, bref, excusez-moi.

— Je ne peux pas vous en vouloir après d'aussi magnanimes paroles, à moins de vouloir jouer les garces. À mon tour d'être franche avec vous. Avant mon arrivée ici, il s'agissait juste d'une idée de bouquin, un boulot que d'aucuns considéreront comme tordu et qui pour moi est extra-ordinairement fascinant. À présent, c'est plus personnel. Si je peux comprendre que vous soyez quelque peu tendu, et quelque peu possessif, je pense pouvoir apporter de mon côté un atout important : l'expérience et l'objectivité. Ainsi que du cran. J'en ai à revendre.

— J'ai cru le remarquer.

— Bon alors, on y va ?

— On y va.

Quinn caressa le chien qui était venu se frotter à ses jambes. '

— Balourd nous accompagne ?

— Il adore se balader dans les bois. Et quand il aura sa dose, il fera une sieste sous un arbre jusqu'à ce qu'il soit d'humeur à rentrer.

— Attitude très raisonnable, je trouve.

Quinn sortit de sa voiture un petit sac à dos qu'elle hissa sur ses épaules, puis sortit son magnétophone de la poche à laquelle il était attaché.

— Je vais enregistrer mes observations et ce que vous voudrez bien me dire. Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

— Aucun, répondit Caleb qui y avait beaucoup réfléchi la nuit.

— Alors c'est quand vous voulez.

Le sentier va être boueux, la prévint-il, tandis qu'ils prenaient la direction des bois. Il va nous falloir environ deux heures - peut-

être plus - pour atteindre la clairière.

— Je ne suis pas pressée. Caleb jeta un coup d'œil au ciel.

— Vous le serez si le temps tourne ou si un contretemps nous retient après le coucher du soleil.

Quinn appuya sur la touche enregistrement, espérant avoir prévu une réserve suffisante de cassettes et de piles.

Pourquoi ?

— Il y a des années, on pratiquait la randonnée et la chasse dans ce secteur. C'était la routine. Aujourd'hui, plus personne ne s'y risque. Des gens se sont égarés, ont tourné en rond, effrayés.

Certains ont prétendu avoir entendu un ours ou des loups. Nous n'avons pas de loups par ici, et il est rare qu'un ours descende aussi bas dans la montagne. Des enfants, surtout des adolescents, avaient l'habitude de venir nager en cachette à l'étang d'Hester's Pool ou de batifoler sur les rives. Maintenant, ils ne s'y aventurent plus. Avant, les gens avaient coutume de dire que l'étang était hanté ; c'était une sorte de légende locale. Aujourd'hui, personne n'aime en parler.

— À votre avis, il est hanté ?

— Je sais qu'il y a quelque chose. Je l'ai vu de mes yeux. Mais nous en parlerons une fois sur place.

— D'accord. Est-ce le chemin que vous avez emprunté tous les trois le jour de votre anniversaire, il y a vingt et un ans ?

— Nous sommes venus par l'est. Le chemin le plus proche de la ville. De chez moi, celui-ci est plus court, mais de la ville, il aurait été plus long. Il ne s'est rien passé de... bizarre jusqu'à ce que nous arrivions à l'étang.

— Êtes-vous retournés là-bas à trois depuis cette nuit-là ?

— Oui, plus d'une fois, répondit Caleb qui coula un regard dans sa direction. Et je peux vous assurer que ce n'est pas une expé-

rience que je suis pressé de renouveler, surtout à l'approche des Sept.

— Des Sept ?

— C'est ainsi que nous appelons la fameuse semaine en juillet.

— Racontez-moi en détail les événements qui se produisent durant les Sept.

Le moment était venu d'en parler en toute franchise à quelqu'un qui, peut-être, contribuerait à trouver la clé de l'énigme.

— Les habitants de Hollow deviennent méchants et violents. Ils commettent des actes auxquels jamais ils ne se livreraient jamais en temps normal. Destruction de biens, bagarres, incendies. Et même pire.

— Meurtres. Suicides.

— Oui. Une fois la semaine écoulée, ils ne se rappellent plus grand-chose. C'est comme s'ils émergeaient d'une transe, ou d'une longue maladie. Certains ne seront plus jamais comme avant. D'autres quittent la ville. Et d'autres encore réparent leur boutique ou leur maison, et reprennent le cours de leur vie comme si de rien n'était. Tout le monde n'est pas touché, et ceux qui le sont ne sont pas tous logés à la même enseigne. La meilleure comparaison que je puisse trouver, c'est un épisode psychotique de masse, chaque fois plus virulent.

— Et la police ?

Par habitude, Caleb se baissa et ramassa un bâton. Inutile de le lancer à Balourd, ce qui serait embarrassant pour eux deux. Il se contenta donc de le tendre au chien qui le prit dans sa gueule et trottina fièrement avec.

— La dernière fois, c'était le shérif Larson qui dirigeait les opérations. Un homme bien qui était allé en classe avec mon père. Us étaient amis. La troisième nuit, il s'est enfermé dans son bureau.

Je crois qu'inconsciemment, il savait ce qui lui arrivait et ne voulait pas prendre le risque de rentrer retrouver sa femme et ses enfants. Un de ses adjoints, Wayne Hawbaker, le neveu de la secré-

taire de Fox, est venu le trouver il avait besoin de son aide. Il a entendu Larson pleurer dans son bureau. Il n'a pas réussi à le convaincre de sortir. Le temps que Wayne défonce la porte, Larson s'était tiré une balle dans la tête. C'est Wayne le chef de la police aujourd'hui. Un type bien, lui aussi.

À combien de drames avait-il assisté ? s'interrogea Quinn. Combien de deuils avait-il endurés depuis son dixième anniversaire ?

Et pourtant, il revenait dans ces bois, là où tout avait commencé.

N'était-ce pas là le summum du courage ?

— Et la police du comté, la police fédérale ?

— C'est comme si nous étions coupés du monde durant cette semaine-là.

À cet instant, un cardinal au plumage d'un rouge hardi voleta au-près d'eux, libre et insouciant.

— D'une manière générale, nous sommes livrés à nous-mêmes.

C'est comme si un voile recouvrait la ville, empêchant tout le monde de voir clairement. Aucune aide extérieure ne vient et, après coup, personne ne pose trop de questions. Personne ne regarde la situation en face ni ne s'interroge sur le pourquoi, et la vie reprend son cours... jusqu'à la fois suivante.

— Vous, vous restez, et vous regardez la situation en face.

— C'est ma ville, répondit-il simplement.

C'était bel et bien cela, le summum du courage, se corrigea Quinn.

— Comment avez-vous dormi la nuit dernière ? s'enquit-il.

— D'un sommeil sans rêves. Layla aussi. Et vous ?

— Même chose. Jusqu'à présent, une fois les phénomènes commencés, il n'y avait plus aucune interruption.

— Cette année, ce n'est pas le cas.

— Parce que j'ai vu quelque chose. Et Layla aussi.

— C'est la grande différence. Et ça n'avait jamais commencé aussi tôt, et avec tant de force, précisa Caleb qui étudia le visage de Quinn tout en marchant. Vous êtes-vous déjà intéressée à votre arbre généalogique ?

— Non. Vous croyez qu'il existe une lointaine parenté entre nous, ou avec quelqu'un qui était impliqué dans ce qui s'est passé autrefois à la Pierre Païenne ?

— Nous avons toujours pensé que le sang jouait un rôle dans tout cela, répondit Caleb en jetant un coup d'œil distrait à la cicatrice qui lui barrait le poignet. D'où vos ancêtres sont-ils originaires

?

— D'Angleterre, essentiellement, et un peu d'Irlande.

— Les miens aussi. Mais beaucoup d'Américains ont des ancê-

tres anglais.

— Je devrais peut-être chercher s'il y a des Dent ou des Twisse dans ma lignée, suggéra Quinn avant de hausser les épaules comme Caleb lui adressait un regard renfrogné. L'idée vient de votre arrière-grand-mère, précisât-elle. Avez-vous essayé de retrouver leur trace ? À Giles Dent,et à Lazarus Twisse ?

— Oui. Dent est peut-être un de mes ancêtres, s'il est effectivement le père des trois fils d'Ann Hawkins. Mais il n'existe aucun document officiel le concernant. Pas de certificat de naissance ou de décès. À part quelques témoignages de l'époque, quelques lettres ou journaux intimes, il n'apparaît nulle part. Pareil pour Twisse. Ils auraient tout aussi bien pu venir de Pluton.

— J'ai une amie qui est un génie de la recherche. Je lui ai envoyé un message. Et arrêtez de me regarder ainsi. Je la connais depuis des années et nous avons souvent travaillé ensemble.

Faites-moi confiance, si elle accepte de venir, vous ne le regrette-rez pas. Elle est brillante.

Caleb garda le silence. Dans quelle mesure sa résistance était-elle imputable à sa crainte de perdre le contrôle de la situation ? L'avait-il jamais eu, d'ailleurs ? En tout cas, plus il y avait de personnes impliquées, plus sa responsabilité s'alourdissait, aucun doute là-dessus.

— Cette histoire a valu une certaine publicité à Hollow depuis toutes ces années - c'est du reste ainsi que vous avez entendu parler de nous, commença-t-il. Mais elle est demeurée modérée et n'a eu d'autre conséquence que d'attirer quelques touristes curieux. Avec votre implication, et celle, éventuelle, de deux autres personnes, Hollow risque de devenir une sorte d'attraction à sensation dans les guides touristiques.

— Vous aviez conscience de ce risque en acceptant de me rencontrer, fit remarquer Quinn qui suivait le rythme soutenu que Caleb lui imposait, fonçant vers l'inconnu sans hésitation.

Vous seriez venue avec ou sans mon accord.

— Donc, votre coopération est en partie une tactique destinée à limiter les dégâts. Je ne peux guère vous en blâmer, admit-elle.

Mais vous devriez peut-être prendre un peu de hauteur. Davantage de personnes impliquées, cela signifie davantage de méninges, donc une probabilité plus élevée d'arrêter ce cauchemar.

Voulez-vous y mettre un terme ?

— Plus que je ne saurais le dire.

— Moi, je veux une histoire, inutile de vous raconter des craques.

Mais je veux aussi que cela cesse, parce qu'en dépit de mon cran légendaire, cette créature me fiche la frousse. Et nous aurons, il me semble, plus de chance en mettant toutes nos ressources en commun.

— J'y réfléchirai, répondit Caleb qui jugeait lui avoir donné assez de grain à moudre pour l'instant. Dites-moi, qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire sur le surnaturel ?

— Facile, j'ai toujours aimé ça. Gamine, quand j'avais le choix entre, disons, La Petite Maison dans la prairie et Stephen King, c'était toujours King qui gagnait. J'écrivais mes propres histoires d'horreur qui flanquaient des cauchemars à mes copines. C'était le bon temps, soupira-t-elle, ce qui fit rire Caleb. Le tournant dé-

cisif fut, je suppose, ma visite avec un groupe d'amis dans une maison réputée hantée. Pour Halloween. J'avais douze ans. Un sacré défi. L'endroit tombait en ruine et était promis à la démolition. Nous avons eu de la chance de ne pas passer à travers le plancher. Nous avons fureté dans les coins à grand renfort de cris. Une bonne partie de rigolade. C'est alors que je l'ai vue.

— Qui?

— L'apparition, bien sûr, répondit Quinn avec un coup de coude amical. Il faut suivre, Caleb. Personne ne la voyait à part moi. Elle descendait l'escalier, couverte de sang. Elle m'a regardée, continua-t-elle d'une voix calme. Il me semble qu'elle m'a regardée droit dans les yeux, puis elle est passée juste à côté de moi et j'ai senti le froid qui irradiait de tout son être.

— Qu'avez-vous fait ? Laissez-moi deviner... Vous l'avez suivie.

— Évidemment. Pendant que mes amis continuaient de se faire peur en piaillant à qui mieux mieux, je l'ai suivie dans la cuisine délabrée, puis dans l'escalier vermoulu de la cave à la lueur de ma lampe torche Princesse Leia. On est prié de ne pas rire.

— Je serais mal placé. Moi, j'en avais une Luke Sky-walker.

— Bien. J'ai découvert des tas de toiles d'araignée, des crottes de souris, des insectes morts, et une dalle de béton sale. Soudain, le béton a disparu, et il n'y avait plus qu'une surface en terre battue avec un trou au milieu - une tombe. Elle s'en est approchée et, après un nouveau regard dans ma direction, s'y est glissée comme dans un bain de mousse. Et je me suis retrouvée sur la dalle de béton.

— Qu'avez-vous fait ?

— À votre avis ?

- Je dirais que Leia et vous avez déguerpi à toutes Jambes.

— Encore exact. J'ai jailli de la cave comme une fusée. J'ai tout raconté à mes amis qui ne m'ont pas crue. Ils étaient convaincus que j'essayais juste de les effrayer, comme d'habitude. Je n'en ai parlé à personne d'autre de crainte que nos parents n'apprennent notre escapade et nous privent de sortie jusqu'à notre majorité.

Mais lors des travaux de démolition, quand les ouvriers ont cassé la dalle au marteau-piqueur, ils ont découvert les ossements d'une femme. Elle était là depuis les années 1930. C'était l'épouse du propriétaire de la maison qui prétendait qu'elle avait quitté le domicile conjugal sans plus donner de nouvelles. Il était mort dans l'intervalle, si bien que le mystère est demeuré entier.

Mais moi, je savais. Depuis le jour où je l'ai vue jusqu'à la découverte de sa dépouille, je voyais son meurtre en rêve. Je n'en ai parlé à personne, j'avais trop peur. Depuis, je révèle toujours ce que j'apprends, peut-être en partie pour honorer la mémoire de Mary Bines - c'était son nom. Et sans doute aussi parce que j'ai passé l'âge des punitions.

Caleb garda le silence un moment.

— Avez-vous souvent ces visions d'événements passés ? finit-il par demander.

— J'ignore s'il s'agit véritablement de visions ou juste d'intuition, ou bien du fruit mon imagination qui est encore plus légendaire que mon cran. Mais j'ai appris à me fier à ce que je ressens et à agir en conséquence.

Caleb s'immobilisa.

— La croisée des chemins se trouve ici. Enfants, nous sommes arrivés de cette direction, expliqua-t-il en tendant le bras. Nous étions chargés comme des baudets. Ma mère avait préparé un panier de pique-nique, croyant que nous allions camper dans le jardin de Fox. Nous avions aussi son ghetto-blaster, les provisions qu'il avait achetées au marché et nos sacs à dos remplis de tout ce que nous imaginions indispensable à notre survie. Nous n'étions encore que des gamins intrépides et insouciants. Quand nous sommes ressortis de ces bois, tout avait changé.

Alors qu'il allait se remettre en marche, la main de Quinn se crispa sur son bras.

— Cet arbre saigne-t-il ou la sève des végétaux est-elle vraiment bizarre dans cette contrée ?

Caleb se tourna dans la direction qu'elle indiquait. Un liquide rouge et poisseux gouttait de l'écorce d'un vieux chêne sur la terre détrempée au pied du tronc.

— Ce genre de phénomène se produit de temps à autre. Ça dissuade les randonneurs.

— Je m'en doute, dit Quinn, les yeux fixés sur Balourd qui s'était allongé au pied du tronc après l'avoir à peine reniflé. Il s'en moque, on dirait.

— Pour lui, c'est la routine.

Elle s'apprêtait à contourner l'arbre à une distance respectueuse quand elle se figea.

— Une seconde ! C'est à cet endroit que j'ai vu le faon égorgé.

J'en suis sûre.

— C'est lui qui l'a invoqué par sa magie. L'innocent et pur.

Quinn s'apprêtait à répondre, mais se ravisa devant l'expression étrange de Caleb : ses yeux s'étaient assombris et son visage avait blêmi.

— Le sang pour lier le pacte. Le sang de l'animal, son sang et le sang de la créature des ténèbres. Il a éprouvé de la peine quand sa lame lui a tranché la gorge, et que sa vie s'est écoulée sur ses mains, puis dans le calice.

Pris d'un violent vertige, Caleb se plia en deux.

— Doucement, dit Quinn qui ôta prestement son sac à dos et sortit sa bouteille d'eau. Tenez, buvez un peu.

Lorsqu'elle lui prit la main et y fourra la bouteille, la vague de nausée avait déjà presque reflué.

— J'ai vu la scène, murmura-t-il. Je la ressentais. Je suis déjà passé devant cet arbre, même quand il saignait, et pourtant jamais je n'ai eu cette réaction.

— Nous sommes deux cette fois. C'est peut-être ce qui a permis la révélation.

Caleb but à petites gorgées. Ce n'était pas seulement le fait d'être à deux, songea-t-il. Il avait parcouru ce sentier avec Fox et Cage. Nous deux, conclut-il. Quelque chose liée à leur présence conjointe.

— Le faon était un sacrifice, expliqua-t-il.

— Je comprends maintenant. Devoveo. Un sacrifice de sang en latin. La magie blanche n'y a pas recours. Il a été contraint de franchir la ligne et d'emprunter certains sortilèges aux ténèbres pour ce qu'il considérait comme la bonne cause. S'agissait-il de Dent ? Ou de quelqu'un venu longtemps avant lui ?

— Je n'en sais rien.

Comme il reprenait peu à peu des couleurs, Quinn sentit son pouls s'apaiser.

— Vous voyez dans le passé ?

— Des bribes, des flashs. C'est très morcelé. En général, j'en ressors un peu nauséeux. Si j'insiste, c'est bien pire.

— N'insistons pas dans ce cas. Êtes-vous en état de continuer ?

— Oui, oui, assura-t-il.

Il avait l'estomac encore un peu retourné, mais les vertiges avaient disparu.

— Nous allons bientôt arriver à Hester's Pool, ajouta-t-il.

— Je sais. Je vous décrirai l'endroit avant que nous y parvenions.

Je n'y ai jamais mis les pieds, pas dans la vraie vie du moins, mais il y a deux nuits je me trouvais en rêve sur la rive de l'étang.

Il y a des roseaux et des herbes folles. Il est à l'écart du sentier ; il faut traverser des broussailles et des buissons épineux. Comme il faisait nuit, l'eau était noire. Opaque. La forme de l'étang n'est pas ronde, et pas non plus ovale ; c'est plutôt un gros croissant en-combré d'une multitude de rochers et de cailloux de toutes tailles.

Ceux dont elle avait rempli ses poches semblaient grands comme la main ou plus petits. Les poches se déformaient sous leur poids. Elle avait les cheveux courts, taillés n'importe comment, et il y avait dans ses yeux une lueur de folie.

— Selon les témoignages, son corps ne serait pas resté au fond.

— Je les ai lus, approuva Quinn. On l'a retrouvée flottant à la surface de l'étang qu'on a, du coup, baptisé de son nom. Et parce qu'il s'agissait d'un suicide, elle a été inhumée en terre non consacrée. Les documents que j'ai consultés jusqu'à présent n'indiquent pas ce qu'il est advenu de la petite fille qu'elle a laissée.

Avant de replacer le sac sur son dos, elle en sortit un sachet de muesli aux fruits secs. Elle l'ouvrit et en proposa à Caleb qui refusa d'un signe de tête.

— Ce ne sont pas les écorces et les brindilles qui manquent dans le coin si j'en arrive à ce degré de désespoir.

— Ce n'est pas mauvais, assura-t-elle. Qu'avait préparé votre mère pour votre pique-nique ?

— Sandwichs jambon-fromage, œufs durs, pommes, bâtonnets de céleri et de carotte, biscuits aux flocons d'avoine, limonade maison, énuméra-t-il avec un sourire attendri. Des Pop-Tarts, des barres aux céréales pour le petit déjeuner.

— Une maman en or.

— Oui, depuis toujours.

— Combien de temps vais-je devoir attendre avant de rencontrer vos parents ?

Caleb réfléchit.

— Ils veulent que je passe dîner un de ces soirs prochains. Si ça vous tente.

— Un repas maison cuisiné par maman ? Et comment ! Que pense-t-elle de tout ça ?

— C'est dur pour mes parents. Et ils ne m'ont jamais laissé tomber.

— Vous êtes un homme chanceux, Caleb.

Il quitta le sentier et, longeant des entrelacs de ronces, suivit une bifurcation plus étroite et moins fréquentée. Balourd avait pris de l'avance, comme s'il savait où ils se rendaient. Dès qu'il entr'aperçut l'étang, un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. Comme d'habitude.

Les oiseaux chantaient toujours, et Balourd - plus par accident qu'à dessein - leva un lièvre qui bondit devant eux et plongea dans un fourré. Entre les branches dénudées, le soleil baignait de ses rayons le sol couvert d'un tapis de feuilles mortes. Et luisait sans éclat sur l'eau brunâtre de l'étang.

— Il paraît différent en plein jour, observa Quinn. Il est loin d'être aussi menaçant. Mais il faudrait que je sois très jeune et que j'aie vraiment très chaud pour me baigner là-dedans.

— Nous étions jeunes et la chaleur était accablante. Fox a plongé le premier, nous avons suivi. Je m'attendais que la main osseuse d' Hester m'agrippe la cheville et m'attire vers le fond. Et c'est ce qui est arrivé.

Quinn haussa les sourcils, attendant qu'il poursuive. Comme il se taisait, elle s'assit sur un rocher.

— Je vous écoute.

— Fox n'arrêtait pas de m'asticoter dans l'eau. Je suis meilleur nageur, mais il est sournois. Gage, lui, nageait comme une pa-tate, même s'il n'avait pas froid aux yeux. J'ai cru que c'était encore Fox qui faisait des siennes. Mais non. Quand j'ai coulé, je l'ai vue. Elle n'avait pas les cheveux courts comme dans votre rêve.

Je me souviens qu'ils flottaient entre deux eaux. Elle ne ressemblait pas à un fantôme. On aurait dit une femme. Une jeune fille, rectifia-t-il, je l'ai réalisé en grandissant. J'ai jailli de l'eau comme une fusée, et j'ai hurlé à Fox et à Gage de ne pas rester là-dedans. Ils n'avaient rien vu.

— Mais ils vous ont cru.

— C'est comme ça, entre amis.

— Vous êtes-vous baigné en d'autres occasions ?

— Deux fois. Mais je ne l'ai jamais revue.

Quinn offrit une poignée de muesli à Balourd qui n'était pas aussi difficile que son maître.

— Il fait beaucoup trop froid pour essayer maintenant, mais en juin, j'aimerais piquer une tête, histoire de voir ce qui se passe.

C'est un bel endroit, tout compte fait, ajoutât-elle après un regard à la ronde. Primitif, mais néanmoins pittoresque. Un endroit idéal pour trois gamins en mal d'aventure.

Elle inclina la tête de côté.

— Alors, c'est ici que vous emmenez d'ordinaire vos conquêtes féminines ?

— Vous seriez la première.

— Vraiment ? Est-ce parce qu'elles ne sont pas intéressées ou parce que vous ne voulez pas répondre aux questions qui s'y rat-tachent ?

— Les deux.

— Je romps donc avec la tradition, ce qui est un de mes hobbies favoris, déclara Quinn avant de contempler l'eau sombre. Elle devait être infiniment triste pour en arriver à croire qu'il n'y avait pas d'autre solution. La folie est un facteur à prendre en compte également, mais je pense qu'elle devait être accablée de chagrin et de désespoir pour se lester ainsi de pierres. C'est ce que je ressentais dans le rêve, et ce que je ressens maintenant, assise ici.

Son insondable désespoir. Plus fort même que sa peur quand la créature l'a violée.

Elle frissonna et se leva.

— Pouvons-nous continuer ? C'est trop dur de rester ici.

— Ce serait pire ensuite, songea Caleb. Si elle ressentait déjà les choses ainsi, ce serait forcément pire. Il lui prit la main pour la ramener sur le sentier. Comme il était assez large pour marcher de front, du moins au début, il garda sa main dans la sienne. On aurait presque dit une banale promenade hivernale dans les bois.

— Apprenez-moi quelque chose de surprenant sur vous, dit-elle soudain. Un truc que je n'aurais jamais imaginé.

Il inclina la tête.

— Pourquoi ?

— Je ne vous demande pas un sombre secret, juste quelque chose d'inattendu.

— J'ai été médaillé en athlétisme au lycée.

Quinn secoua la tête.

— Impressionnant, mais pas surprenant. J'aurais pu le deviner avec les jambes à rallonge que vous avez.

— D'accord, d'accord, fit Caleb, qui réfléchit un instant avant de lâcher : J'ai cultivé un potiron qui a battu le record de poids du comté.

— Le plus gros potiron dans l'histoire du comté ?

— J'ai manqué le record fédéral de quelques dizaines de grammes. Il y a même eu un article dans le journal.

— Voilà qui est surprenant. J'espérais quelque chose de plus croustillant, mais je suis forcée d'admettre que je n'aurais jamais deviné cette histoire de record.

— Et vous ?

— Désolée, les cucurbitacées, ce n'est pas mon rayon.

— Surprenez-moi.

— Je sais marcher sur les mains. Je vous ferais bien une dé-

monstration, mais le terrain ne s'y prête guère à cette saison. Allez, avouez, vous n'auriez pas deviné.

— Exact. J'exigerai cependant une démonstration ultérieurement.

Après tout, j'ai un document officiel pour le potiron.

— Ce n'est que justice.

Quinn continua à bavarder avec légèreté, si gaiement qu'il était obligé de rire. Il n'avait pas souvenir d'avoir ri sur ce sentier depuis cette randonnée funeste avec ses amis. En cet instant, pourtant, avec le soleil qui perçait entre les branches et le pépiement des oiseaux, cela lui semblait tout à fait naturel.

Jusqu'à ce qu'il entende le grognement.

Quinn l'entendit aussi. Sinon, pourquoi se serait-elle tue brusquement et lui aurait-elle agrippé le bras, le serrant comme dans un étau ?

— Caleb...

— Oui, j'ai entendu. Nous y sommes presque. Parfois, il se manifeste par des bruits, d'autres fois, par une apparition.

« Mais jamais à cette époque de l'année », songea-t-il, remontant le col de sa veste. Apparemment, les règles du jeu avaient changé.

— Restez près de moi, lui conseilla-t-il.

— Croyez-moi, je... commença Quinn qui s'arrêta net en voyant l'imposant couteau de chasse à lame dentelée que Caleb venait de dégainer. Vous trimbaler avec cet engin digne de Crocodile Dundee, voilà ce que j'appelle un truc inattendu.

— Je ne viens jamais par ici sans arme.

Elle s'humecta les lèvres.

— Et vous savez sans doute comment vous en servir, le cas échéant ?

Il lui jeta un coup d'œil.

— Sans doute. Voulez-vous continuer ou préférez-vous qu'on rebrousse chemin ?

— Pas question de tourner les talons.

Caleb percevait des bruissements dans les broussailles, le bruit de succion de ses pas dans la boue. « Il nous traque », se dit-il. Le couteau s'avérerait probablement inutile si la créature passait aux choses sérieuses, mais l'avoir à la main le rassurait.

— Balourd ne l'entend pas, chuchota Quinn en désignant du menton le chien couché au bord du sentier, quelques mètres devant eux. Même lui ne peut être si paresseux. S'il l'entendait ou le sentait, il montrerait quelque inquiétude. Donc, cette chose n'est pas réelle, conclut-elle, inspirant avec lenteur. Ce n'est qu'un si-mulacre.

— Pour Balourd en tout cas.

Lorsqu'un long mugissement se fit entendre, Caleb agrippa fermement Quinn par le bras et l'entraîna dans la clairière où la Pierre Païenne semblait jaillir de la terre boueuse.

— Je dois avouer que j'attendais à demi un monument du genre de Stonehenge, commenta Quinn.

Elle s'écarta de Caleb, contourna la pierre, et enchaîna :

— Mais à y regarder de plus près, cette forme est vraiment éton-nante. On dirait une table, ou un autel. Incroyable comme le dessus est plat et lisse.

Elle posa la main dessus.

— C'est chaud, ajouta-t-elle. Plus chaud qu'une pierre devrait l'être en février au milieu des bois.

Caleb la toucha à son tour.

— Parfois, elle est froide, dit-il en rengainant le couteau dans son fourreau. Il n'y a rien à craindre quand elle est chaude. Jusqu'à présent.

Il remonta sa manche et examina la cicatrice sur son poignet.

— Jusqu'à présent, répéta-t-il, posant sans réfléchir la main sur celle de Quinn. Tant que...

— Elle se réchauffe ! Vous sentez ?

Alors qu'elle s'apprêtait à plaquer l'autre main sur la pierre, Caleb se sentit animé d'une force aussi soudaine qu'irrésistible. Il se sentit bouger comme s'il avait pu traverser la muraille de feu.

Comme pris de folie.

Il agrippa Quinn par les épaules, la fit pivoter et lui plaqua le dos contre la pierre. Puis, pour assouvir la faim désespérée qui s'était emparée de lui, il captura ses lèvres avec fougue.

Un instant, il fut un autre. Et elle aussi. La saveur de ses lèvres, sa peau, les battements de son cœur. Et cet insondable chagrin qui les enveloppait tous deux...

Puis il redevint lui-même et sentit la bouche de Quinn sous la sienne comme il avait senti la pierre se réchauffer sous leurs mains. C'était son corps qui frissonnait contre le sien, ses doigts à elle qui étaient enfoncés dans la chair de ses hanches.

Il voulait davantage. Il mourait d'envie de la renverser sur l'autel de pierre, de couvrir son corps du sien, de se perdre en elle à jamais.

Pas lui, songea-t-il confusément. Enfin si, mais... Il se força à s'écarter, à rompre le lien.

L'air tremblota un instant.

— Désolé, parvint-il à articuler. Pas complètement, mais...

— Surpris, coupa-t-elle d'une voix rauque. Moi aussi. Voilà qui était pour le moins inattendu. J'en ai eu le vertige, murmura-t-elle.

Mais je ne me plains pas. Ce n'était pas nous, et puis après, si.

Elle inspira de nouveau un grand coup, histoire de se calmer les nerfs.

— Traitez-moi de fille facile si vous voulez, mais j'ai bien aimé dans les deux cas.

Puis sans détacher son regard du sien, elle replaça la main sur la pierre avec une lenteur tentatrice.

— Ça vous dit de recommencer ?

— Je ne suis qu'un homme, alors oui, évidemment. Mais je ne crois pas que ce serait futé, ni même particulièrement sûr. Et puis, je n'apprécie pas que quelqu'un - quelque chose - joue avec mes hormones. La prochaine fois que je vous embrasserai, il n'y aura que vous et moi.

Elle hocha la tête, et déclara :

— Je suis plus que jamais en faveur de la théorie des liens.

Peut-être par le sang, ou alors une histoire de réincarnation. Une voie qui mérite d'être explorée.

Quinn s'écarta de la pierre. Et de Caleb.

— Donc, plus de contact l'un avec l'autre et avec ce truc pour le moment. Revenons à nos moutons.

— Ça va ?

— Ça m'a chamboulée, je dois l'admettre. Mais il n'y a pas de mal.

Elle ressortit sa bouteille d'eau et, cette fois, but à longs traits.

— J'ai éprouvé du désir pour toi. Dans les deux cas, lâcha Caleb.

Abaissant le bras, Quinn croisa son regard tranquille. Elle venait de siffler la moitié de sa bouteille et pourtant, sa gorge s'assécha brutalement.

— Je sais. Ce que j'ignore, c'est si ça va poser problème.

— Ça va poser problème. Mais je vais en faire abstraction.

Le cœur de Quinn s'autorisa quelques extrasystoles erratiques.

— Euh... ce n'est probablement pas l'endroit pour...

— Non, en effet.

Caleb fit un pas en avant, mais sans la toucher. Pourtant, elle sentit sa peau s'embraser.

— Il y en aura bien un autre plus propice.

— Euh... d'accord, bredouilla-t-elle avant de se racler la gorge.

Bon, eh bien... au travail.

Elle fit à nouveau le tour de la pierre, et il la suivit des yeux. Il l'avait déstabilisée, et s'en moquait. En fait, cette nervosité jouait en sa faveur. Quelque chose l'avait peut-être poussé à l'embrasser ainsi, mais il savait ce qu'il avait ressenti quand ce quelque chose avait relâché son emprise. Il savait ce qu'il ressentait depuis qu'elle était sortie de sa voiture devant chez lui.

Du désir pur et simple.

— Vous avez campé ici cette nuit-là.

Croyant à l'évidence Caleb sur parole quant à la sécurité du lieu, Quinn se déplaçait avec décontraction dans la clairière.

— Si ma connaissance des jeunes garçons est bonne, vous avez mangé des saloperies, chahuté et peut-être raconté des histoires de fantômes.

— Un peu. On a aussi bu la bière que Gage avait volée à son père et feuilleté le Penthouse qu'il avait aussi piqué.

— Bien sûr, quoique j'eusse plutôt attribué ces activités à des gamins de douze ans.

— On était précoces, répliqua Caleb qui s'ordonna de cesser de penser à elle et de se ressaisir. On a fait un feu de camp. On avait mis de la musique. La nuit était belle, encore chaude, mais pas oppressante. Et puis, c'était notre nuit, notre endroit. Une terre sacrée.

— Selon les propres termes de votre... enfin, de ton arrière-grand-mère.

— Dans pareil endroit, un rituel s'imposait.

Il attendit qu'elle se tourne vers lui avant de poursuivre :

— Nous avons écrit le texte d'un pacte que nous avons prononcé à voix haute à minuit. Avec mon couteau suisse, j'ai entaillé nos poignets. Nous avons prêté serment en pressant nos poignets les uns contre les autres afin de mêler nos sangs. Et là, l'enfer s'est déchaîné.

— Que s'est-il passé ?

— Je ne sais pas exactement. Les autres non plus, pour autant que nous puissions nous en souvenir. Il y a eu comme une explosion accompagnée d'une lumière aveuglante, et la puissance du choc m'a projeté en arrière. J'ai carrément décollé du sol. J'ai entendu des cris, mais je n'ai jamais su si c'étaient les miens, ceux de mes amis ou... autre chose. Le feu fusait droit vers le ciel. On aurait dit qu'il y avait des flammes partout et pourtant, nous n'avons pas eu la moindre brûlure. Quelque chose a jailli et a comme qui dirait pris possession de moi. La douleur, je me souviens d'une douleur atroce. J'ai alors vu une masse noire s'élever et j'ai senti le froid glacial qui en émanait. Puis ç'a été fini ; nous étions seuls, terrorisés. La terre autour de nous était carbonisée.

— Dix ans, songea Quinn. Encore un enfant. Comment vous êtes-vous enfuis ?

— Nous sommes repartis le lendemain matin comme nous étions venus. À l'exception de quelques changements. À mon arrivée dans la clairière, je portais des lunettes. J'étais myope.

Elle haussa les sourcils.

— Étais ?

— 6 dioptries à l'œil gauche et 4 au droit. Le lendemain, à dix ans tout rond, j'avais dix-dix. Aucun de nous trois n'avait plus la moindre cicatrice sur le corps, c'était d'autant plus étonnant que Gage était blessé au dos. Depuis cette nuit-là, nous n'avons plus jamais été malades. Et en cas de blessure, elle guérit seule.

Elle n'affichait pas le moindre scepticisme, seulement de l'intérêt et, lui sembla-t-il, un soupçon de fascination. Il se fit la remarque qu'en dehors de sa famille, elle était la seule à savoir. La seule à croire.

— Ça vous a procuré une sorte d'immunité.

— On peut l'appeler ainsi.

— Tu ressens la douleur ?

— C'est rien de le dire. La cicatrisation est rapide, mais elle fait un mal de chien. Je suis aussi capable de voir des événements passés, comme tout à l'heure sur le sentier. Mais pas en permanence, juste de temps en temps.

— Une sorte de clairvoyance inversée.

— Il m'est arrivé de voir ce qui s'est passé ici le 7 juillet 1652.

— Et ?

— Le démon était retenu prisonnier sous la pierre. Mes amis et moi l'avons libéré.

Quinn s'approcha de lui. Elle aurait voulu lisser d'une caresse cette préoccupation sur son visage, mais n'osa pas.

— Quand bien même, ce n'était pas ta faute.

La frontière est mince entre faute et responsabilité. Et puis zut !

Elle posa les mains sur ses joues, le sentit tressaillir sous ses doigts, et effleura ses lèvres des siennes.

— C'est normal. Tu te considères comme responsable parce que, selon moi, tu te sens tenu d'assumer cette responsabilité. Tu es resté là où tant d'autres auraient fui, à toutes jambes même.

Mais il y a sûrement un moyen de renvoyer cette chose d'où elle vient. Et je suis prête à t'y aider par tous les moyens.

Elle ouvrit son sac.

— Je vais prendre des photos, des mesures, des notes et poser des tas de questions agaçantes.

Le baiser de Quinn l'avait ébranlé, et tout autant ses paroles, sa confiance. Il aurait voulu l'attirer dans ses bras et la serrer contre lui. C'était normal, lui avait-elle assuré. Et en la regardant maintenant, il rêvait de connaître le bonheur de la normalité.

Ce n'est pas l'endroit, se rappela-t-il.

— Tu as une heure. Dans une heure, nous repartons. Je tiens à avoir quitté ces bois avant le crépuscule.

— Tout à fait d'accord.

Pour cette fois, songea-t-elle, et elle se mit au travail.

9

De l'avis de Caleb, Quinn passa beaucoup de temps à errer sans but dans la clairière. Marmonnant entre ses dents, elle griffonna d'abondantes notes et mitrailla l'endroit sous tous les angles avec son appareil numérique miniature.

Il ne voyait pas comment cette agitation pouvait être particulièrement utile, mais puisqu'elle semblait absorbée au plus haut point par son activité, il s'assit sous un arbre auprès de Balourd qui ronflait et la laissa s'affairer.

Il n'y eut plus de hurlement, plus de sensation d'être surveillé.

Peut-être le démon avait-il autre chose à faire, songea Caleb. Ou alors il se contentait de les observer sans bruit, attendant son heure.

Après tout, lui aussi attendait. Et cela ne le dérangeait pas, en particulier lorsque la vue était belle.

C'était intéressant de regarder évoluer Quinn. Vive et directe un instant, elle se déplaçait avec lenteur au suivant. Comme si elle ne parvenait pas tout à fait à choisir son approche.

— Avez-vous déjà fait analyser cette pierre ? lui demandât-elle.

Une analyse scientifique ?

— Oui. Quand nous étions au lycée, nous avons prélevé un échantillon que nous avons apporté à notre professeur de géologie. C'est du calcaire. Du banal calcaire. Quelques années plus tard, Gage en a emporté un autre à un laboratoire de New York.

Mêmes résultats.

— D'accord. Vois-tu une objection à ce que j'en prenne un que j'expédierai à un labo de ma connaissance, histoire d'avoir une confirmation supplémentaire ?

— Je t'en prie.

Caleb souleva la hanche pour prendre son couteau, mais elle avait déjà sorti un couteau suisse de sa poche. Il sourit : il aurait dû s'en douter.

La plupart des femmes de sa connaissance avaient du rouge à lèvres dans leur poche, pas un couteau suisse. Il aurait parié que Quinn avait les deux.

Il observa ses mains, tandis qu'elle grattait la pierre du bout de sa lame et versait les débris dans un sachet hermétique sorti de son sac. Un trio de bagues ornait deux doigts et le pouce de sa main droite. À chaque mouvement, elles réverbéraient avec vivacité les rayons du soleil

La brillance des reflets s'intensifia, dardant droit dans ses yeux.

La lumière s'adoucit soudain comme un matin d'été. L'air lui-même se réchauffa et devint moite. Comme par magie, les branches nues se couvrirent de bourgeons qui éclatèrent en un épais feuillage vert tendre jetant un patchwork d'ombre et de lumière sur le sol. Sur la pierre.

Et la femme.

Ses longs cheveux détachés sur ses épaules avaient la couleur du miel et encadraient son visage anguleux aux grands yeux en amande légèrement inclinés. Vêtue d'une longue robe bleu foncé sous un tablier blanc, elle se déplaçait avec précaution, mais toute la grâce que lui permettait sa grossesse avancée. Elle portait deux seaux à travers la clairière vers une petite cabane derrière la pierre.

En marchant, elle chantait d'une voix claire et gaie : Dans mon jardin verdoyant, sur un lit de camomille étendue, un baladin soudain j'ai aperçu...

La seule vue de cette femme, son chant cristallin emplirent le cœur de Caleb d'un amour si ardent, si impérieux qu'il craignait qu'il n'explose.

Un homme sortit sur le seuil de la cabane, le visage rayonnant d'amour. La femme s'arrêta et lui adressa un signe de tête agui-cheur et complice, puis reprit son chant tandis que l'homme se dirigeait vers elle.

Une jolie damoiselle il tenait enlacée. Lui fit sa cour de tout son art et, le cœur de la belle conquis, lui murmura à l'oreille « embras-sez-moi tendrement, ma mie ».

Levant son visage vers lui, elle lui offrit ses lèvres. L'homme y déposa un baiser et, tandis que le rire de sa bien-aimée montait jusqu'au ciel, il lui prit les seaux et les posa sur la terre avant de l'envelopper dans ses bras.

Ne t'ai-je pas déjà dit de ne pas porter l'eau ou le bois ? Ton fardeau est déjà assez lourd.

Ses mains caressèrent son ventre proéminent et s'y attardèrent quand elle les couvrit des siennes. Nos fils sont résistants et en pleine santé. Je te donnerai des garçons aussi vifs et vaillants que leur père. Mon bien-aimé, et là Caleb vit des larmes briller au coin de ses yeux en amande, dois-je te quitter ?

Jamais tu ne me quitteras vraiment, et moi non plus. Alors plus de larmes. Il les sécha d'un baiser et Caleb sentit l'étau qui étreignait le cœur de l'homme. Plus de larmes.

Non. J'ai fait le serment de les bannir, assura-t-elle, se forçant à sourire. L'heure est encore lointaine. Il reste de longues et douces journées d'été. La mort ne sera pas. Tu me le jures ?

La mort ne sera pas. Viens maintenant. Je vais porter l'eau.

Ils disparurent peu à peu et Caleb aperçut Quinn accroupie devant lui, répétant inlassablement son nom.

— Ouf, tu es revenu à toi. Tu semblais très loin. Tes yeux sont devenus noirs et... profonds, c'est le seul adjectif qui me vient quand tu es dans cet état. Où es-tu allé, Caleb ?

— Ce n'est pas toi.

— Euh... d'accord.

Elle n'avait osé le toucher avant, redoutant d'être entraînée ailleurs à son tour ou de l'arracher prématurément à sa transe.

Maintenant, elle posa la main sur son genou.

— Qui ça ?

— La femme que j'ai embrassée. Enfin si, au début. Et puis c'était toi, mais d'abord... bon sang, bougonna-t-il, plaquant les paumes sur ses tempes. Quel mal de tête carabiné.

— Allonge-toi et ferme les yeux. Je vais...

— Ça va passer dans une minute. C'est toujours le cas. Nous ne sommes pas eux. Il ne s'agit pas de réincarnation. De possession sporadique peut-être, ce qui est déjà assez grave.

— C'était qui ?

— Comment le saurais-je ?

La douleur lui taraudait le crâne au point qu'il dut baisser la tête entre les genoux pour faire refluer une nausée aussi soudaine qu'aiguë.

— Je te ferais un dessin, si je savais dessiner. Laisse-moi reprendre mon souffle une minute.

Quinn alla s'agenouiller derrière lui et entreprit de lui masser la nuque et les épaules en silence.

— Excuse-moi. Bon sang, j'ai l'impression d'avoir une perceuse électrique qui me vrille les tempes. Enfin, ça va mieux. J'ignore qui ils étaient ; ils n'ont pas prononcé leurs noms. Mais selon l'hypothèse la plus plausible, il s'agissait de Giles Dent et Ann Hawkins. À l'évidence, ils vivaient ici même. La femme était enceinte jusqu'aux yeux. Et elle chantait.

Quinn l'écouta tout en poursuivant son massage.

— Donc ils savaient qu'il allait venir et Dent l'aurait éloignée avant. « La mort ne sera pas. » Voilà qui mérite qu'on s'y inté-

resse. Mais pour l'instant, je crois que tu as assez vu cet endroit.

Et moi aussi.

Elle s'assit par terre et inspira un grand coup.

— Pendant que tu étais, disons, ailleurs, il est revenu.

— Bon Dieu !

Caleb voulut se lever d'un bond, mais elle le retint par le bras.

— Il est parti maintenant, alors reste tranquille. En l'entendant grogner, j'ai fait volte-face, mais je me suis retenue de te secouer de crainte que tu ne m'entraînes avec toi.

— Auquel cas nous aurions été tous les deux sans défense, conclut-il, effaré.

— Et maintenant M. Responsabilité bat sa coulpe parce qu'il n'a rien vu venir et n'a pas su combattre les puissances magiques pour rester ici protéger la fille.

En dépit de son mal de tête, Caleb parvint à la gratifier d'un regard glacial.

— Quelque chose de ce genre.

— J'apprécie, même si ton protectionnisme est agaçant. Mais tu sais, j'avais mon couteau suisse qui possède un tire-bouchon et une pince à épiler très pratiques. On ne sait jamais quand on peut en avoir besoin. Ne fais pas attention, je parle pour ne rien dire parce que je n'ai pas encore tout à fait repris mes esprits. En fait, il s'est contenté de nous tourner autour en lançant des menaces du genre « Je vais te dévorer, ma jolie, et ton gros chien paresseux aussi », mais il ne s'est pas montré. Puis ça s'est arrê-

té, et tu es revenu à toi.

— Combien de temps ?

— Je n'en sais rien. Pas plus d'une ou deux minutes, je dirais, même si ça m'a paru plus long sur le coup. Quoi qu'il en soit, je suis prête à décamper d'ici au plus vite. J'espère de tout cœur que tu peux marcher parce que, si forte et endurante que je sois, je serais bien incapable de te porter sur mon dos.

— Je peux marcher.

— Bien, alors fichons le camp d'ici, et quand nous aurons retrouvé la civilisation, Hawkins, tu me paieras une énorme bière.

Ils rassemblèrent leurs affaires, et Caleb réveilla Balourd d'un sifflement. Tandis qu'ils se mettaient en route, il se demanda pourquoi il ne lui avait pas parlé de la pierre verte veinée de rouge dont Fox et Gage et lui détenaient chacun une partie. Une pierre qui, comme il le savait désormais, constituait l'amulette que Giles Dent portait au cou quand il vivait dans la clairière de la Pierre Païenne.

Tandis que Caleb et Quinn rebroussaient chemin, Layla s'imposait une promenade dans Hawkins Hollow. Comme c'était curieux de laisser ses pas la conduire au hasard des rues. À New York, elle avait toujours une destination précise, et une ou plusieurs tâ-

ches tout aussi précises à accomplir dans un laps de temps donné.

Aujourd'hui, elle avait traîné toute la matinée, se contentant de lire quelques chapitres des livres étranges que Quinn lui avait laissés.

Elle aurait pu rester cloîtrée dans sa chambre - la zone de sécurité, selon l'expression de Quinn. Mais elle avait besoin de s'aérer un peu après sa lecture, ce qui permettrait en outre au personnel de faire le ménage. Et puis, ce serait l'occasion de regarder de plus près cette ville dans laquelle une force mystérieuse l'avait ir-résistiblement attirée.

Elle n'éprouvait le besoin d'entrer dans aucune boutique, alors qu'à l'instar de Quinn elle en trouvait quelques-unes très intéressantes.

Mais même le lèche-vitrines la faisait se sentir coupable d'avoir laissé en plan le personnel de la boutique. Elle était partie comme une voleuse, prenant à peine le temps d'appeler sa patronne sur la route pour lui annoncer qu'elle avait une urgence personnelle et serait absente quelques jours.

Urgence personnelle. Une excuse bidon qui ne collait pas si mal, tout bien réfléchi. Et qui risquait de lui coûter son boulot. Pourtant, même en connaissance de cause, elle était incapable de rentrer et de reprendre sa vie là où elle l'avait laissée en tirant un trait sur ce qui était arrivé.

En cas de coup dur, elle trouverait un autre travail. Elle avait quelques économies, un petit bas de laine. Si sa patronne n'était pas capable de lui lâcher un peu la bride, elle ne voulait plus de ce stupide job de toute façon.

« N'y pense pas, s'ordonna-t-elle. Pas maintenant. »

Elle continua son chemin au-delà des magasins et n'aurait su dire pourquoi ses pas l'emmenèrent jusqu'à un bâtiment au pied duquel elle s'immobilisa. Le mot BIBLIOTHEQUE était gravé dans la pierre du linteau qui surmontait la porte, mais un panneau annon-

çait FOYER MUNICIPAL DE HAW-KINS HOLLOW.

« Plutôt inoffensif », se dit-elle. Mais lorsqu'un frisson glacé courut sur sa peau, elle se hâta de passer son chemin.

Elle envisagea d'aller faire un tour au musée, mais ne parvint pas à se décider, Elle songea ensuite à traverser la rue pour entrer dans un salon de beauté et tuer le temps avec une manucure, mais elle dut admettre qu'elle se fichait éperdument de l'état de ses ongles.

Fatiguée et agacée par son attitude, elle faillit rebrousser chemin lorsqu'une plaque en laiton attira son regard. Elle s'en approcha.

FOX O'DELL, AVOCAT

Au moins quelqu'un qu'elle connaissait - plus ou moins. L'avocat craquant aux yeux pleins de compassion. Sans doute était-il occupé avec un client ou en rendez-vous à l'extérieur, mais tant pis.

Elle en avait assez d'errer dans les rues à s'apitoyer sur son sort.

Elle poussa la porte, et se retrouva dans une réception au décor sobre et élégant. La femme derrière le magnifique bureau ancien lui adressa un sourire poli.

— Bonjour, que puis-je pour vous ?

— En fait, je... j'espérais parler un instant à M. O'Dell s'il est disponible.

— Maître O'Dell est en rendez-vous, mais il ne devrait plus en avoir pour très longtemps. Si vous voulez bien...

À cet instant, une femme à la chevelure d'un rouge improbable jaillit du bureau dans un staccato de talons. En pull-over rose, Jean moulant et bottes vertigineuses, elle tramait un blouson en cuir.

— Je veux que tu l'étripes, Fox, tu m'entends ? J'ai donné à cette ordure les plus beaux deux ans et trois mois de ma vie, et je veux que tu l'écorches comme un lapin !

— C'est noté, Shelley.

— Comment ce salaud a-t-il pu me faire ça ?

Laissant échapper un gémissement, elle s'effondra dans les bras de Fox.

Lui aussi portait un jean, avec une chemise à rayures qui flottait par-dessus.

— Ça va aller, ça va aller, bougonna-t-il en adressant un regard résigné à Layla tout en tapotant le dos de sa cliente en pleurs.

— Je venais juste de lui acheter des pneus neufs pour sa camionnette ! Je vais les crever tous les quatre !

— Ne fais pas ça, lui conseilla Fox qui l'attrapa par les épaules avant qu'elle ne s'arrache à ses bras, le visage baigné de larmes.

Ne t'approche pas de sa camionnette et, pour l'instant, garde aussi tes distances avec lui. Et Sami.

— Cette traînée !

— Tu vas retourner à ton travail et me laisser m'occuper de cette affaire, d'accord ? C'est pour ça que tu m'as engagé, non ?

— J'imagine. Mais tu l'étripes, hein, Fox ? Tu brises les noix de ce salaud comme de vulgaires pécans.

— C'est exactement ce que je vais faire, lui assura-t-il en la raccompagnant jusqu'à la porte. Mais toi, tu restes au-dessus de la mêlée. Je te tiendrai au courant.

Après avoir refermé la porte, Fox O'Dell s'adossa au battant avec un soupir.

— Sainte Mère de Dieu.

— Vous auriez dû refuser l'affaire, commenta Alice.

— Vous ne pouvez pas rembarrer la première fille que vous avez embrassée quand elle vient vous voir pour une procédure de divorce. C'est contre les lois de Dieu et des Hommes. Bonjour, Layla, vous avez besoin d'un avocat ?

— J'espère que non.

Il était plus séduisant que dans son souvenir, la preuve que la veille au soir elle n'avait pas les yeux en face des trous. Et puis, il n'avait pas du tout l'allure d'un avocat.

— Ne le prenez pas mal, ajouta-t-elle.

— Pas de problème, Layla. C'est Darnell, votre nom, n'est-ce pas

?

— Oui.

Il fit les présentations.

— Layla Darnell. Alice Hawbaker. Mme H, j'ai un peu de temps libre ?

— Oui.

— Entrez, Layla, fit-il en indiquant son bureau. D'habitude, nous ne nous donnons pas en spectacle si tôt, mais ma vieille copine Shelley qui rendait visite à sa sœur jumelle Sami au restaurant d'en face est tombée sur son mari qui avait entre les mains les pourboires de ladite Sami.

— Attendez, elle demande le divorce parce que son mari tenait les pourboires de sa sœur ?

— Lesquels pourboires se trouvaient à ce moment-là dans son soutien-gorge Miracle Bra de chez Victoria s Secret.

— Oh, je vois.

— Sans rompre le secret professionnel, parce que l'information est connue de tous, je peux vous raconter qu'elle les a éjectés manu militari de l'arrière-salle et pourchassés avec une serpillière jusque dans Main Street - où les passants ont pu admirer le soutien-gorge effectivement miraculeux de Sami. Vous voulez un Co-ca ?

— Non, merci. Je crois qu'il vaut mieux que j'évite les excitants pour l'instant.

Comme elle paraissait d'humeur à faire les cent pas, il ne lui proposa pas de siège et s'adossa contre son bureau.

— Dure nuit ?

— Non, au contraire. Je n'arrive pas à comprendre ce que je fais ici, c'est tout. Je ne comprends rien à tout ça, et surtout pas à mon rôle dans cette histoire. Il y a deux heures, je me suis dit que j'allais remballer mes affaires et rentrer à New York comme une personne saine d'esprit. Mais je n'en ai rien fait. Je n'ai pas pu, ajouta-t-elle en pivotant vers lui. Et ça, je ne le comprends pas non plus.

— Vous êtes à l'endroit où vous êtes censée vous trouver. C'est la réponse la plus simple.

— Avez-vous peur ?

— Souvent.

— Je ne pense pas avoir jamais eu vraiment peur. Je me demande si je serais si horriblement nerveuse si j'avais quelque chose à faire. Une mission, je ne sais pas... une corvée même.

— Écoutez, je dois aller voir une cliente à quelques kilomètres d'ici pour lui apporter des documents.

— Oh, excusez-moi, je vous dérange !

— Bien sûr que non, et quand je commencerai à penser qu'une jolie femme me dérange, s'il vous plaît prévenez mes proches, c'est que je serai à l'agonie. Vous cherchiez une occupation, j'allais vous proposer de m'accompagner. Vous auriez droit à une tisane à la camomille et à des biscuits au citron rassis avec Mme Oldinger. Comme corvée, ce n'est pas mal. Elle aime la compagnie, ce qui est la véritable raison de ce quinzième codicille qu'elle m'a demandé d'ajouter à son testament.

Par ces bavardages, il espérait calmer Layla Darnell qui paraissait sur des charbons ardents.

Après, je passerai voir un autre client qui habite dans le même coin et je lui éviterai ainsi un trajet en ville. Caleb et Quinn devraient être de retour quand nous aurons terminé. Nous pourrions passer, histoire de prendre des nouvelles.

— Vous pouvez vous absenter de votre bureau tout ce temps ?

— Mme H saura me prévenir si on a besoin de moi ici, croyez-moi, répondit-il en attrapant sa veste et son porte-documents.

Mais à moins que vous ayez mieux à faire, je vais lui demander de sortir les dossiers dont j'ai besoin et nous pourrons y aller.

C'était toujours mieux que de ruminer, décida Layla. Une fois en route, elle trouvait quand même un peu bizarre pour un avocat, même d'une petite ville, de rouler dans un vieux pick-up Dodge avec des emballages de barres chocolatées vides sur les tapis de sol.

— Que faites-vous pour votre deuxième client ? s'enquit-elle.

Charlie Deen s'est fait renverser par un chauffard en état d'ébriété en rentrant du travail et la compagnie d'assurance pi-naille sur certaines factures médicales. Mais je veille au grain.

Divorces, testaments, dommages corporels. Vous n'êtes pas spécialisé si je comprends bien.

— Tout le droit, tout le temps, répondit-il avec un sourire à la fois suave et un brin provocateur. Enfin, sauf le droit fiscal si je peux l'éviter. Je le laisse à ma sœur. Elle est avocate spécialisée en fiscalité et droit des entreprises.

— Vous n'êtes pas associés ?

— Ce serait difficile. Sage est partie faire lesbienne à Seattle.

— Pardon ?

— Désolé, c'est une boutade familiale, s'excusa-t-il, appuyant sur l'accélérateur comme ils sortaient de la ville. Ma sœur est une ac-tiviste ; avec son associée, elle a un cabinet depuis... huit ans, je dirais. Elles l'ont appelé De fille à fille. Sérieusement, insista-t-il comme Layla gardait un silence perplexe. Elles défendent une clientèle gay.

— Votre famille désapprouve ?

— Vous plaisantez ? Mes parents boivent du petit-lait, de soja bien sûr. Quand Sage et Paula, son associée, se sont mariées -

ou pacsées, enfin bref-, on est tous allés là-bas et on a fait une fiesta à tout casser. Elle est heureuse et c'est ce qui compte. Aux yeux de mes parents, un style de vie alternatif est un bonus. À

propos de famille, c'est là qu'habite mon frère.

Layla découvrit une maison en rondins nichée dans les arbres.

Un panneau près du virage indiquait

CÉRAMIQUES D' HAWKINS CREEK.

— Votre frère est potier ?

— Oui, et il est doué. Ma mère aussi quand elle est d'humeur.

Vous voulez qu'on s'arrête ?

— Euh... je...

— Mieux vaut pas, décida-t-il. Ridge sera occupé, et Mme H a prévenu Mme Oldinger de notre arrivée. Une autre fois.

— D'accord.

Faire la conversation, se dit Layla. Parler de tout et de rien.

L'image de la normalité.

— Alors comme ça, vous avez un frère et une sœur. ,

— Deux sœurs. La plus jeune tient le petit restaurant végétarien en ville. C'est pas mauvais du tout, tout compte fait. De nous quatre, je suis celui qui s'est le plus écarté du chemin semé de fleurs qu'avaient tracé pour nous nos parents contre-culture. Mais ils m'aiment quand même. Voilà, c'est à peu près tout pour moi. Et vous ?

— Eh bien... ma famille est loin d'être aussi intéressante que la vôtre, mais je suis presque sûre que ma mère possède quelques vieux albums de Joan Baez.

— Et voilà nos destins qui se croisent encore étrangement.

Layla se mit à rire, puis poussa un petit cri en apercevant un cerf.

— Regardez ! N'est-il pas magnifique à brouter là, en lisière de bois ? Oh, il y en a d'autres !

Pour lui faire plaisir, Fox se gara sur le bas-côté afin qu'elle puisse les admirer.

— Vous avez l'habitude d'en voir, j'imagine, dit-elle.

— Cela ne signifie pas que je n'apprécie pas le spectacle. Nous devions les chasser de la ferme par troupeau entier quand j'étais gamin.

— Vous avez grandi dans une ferme.

Il y avait dans sa voix cette nostalgie si typique des citadins qui imaginent les jolis cerfs, les lapins, les tournesols, les joyeux dindons. Et pas le bêchage, le binage, le désherbage.

— Une petite ferme familiale. Nous faisions pousser nos légumes, nous avions des poulets, des chèvres et des ruches. Nous vendions le surplus au marché, ainsi que les créations artisanales de ma mère. Il y avait aussi les travaux d'ébénisterie de mon père.

— Ils l'ont encore ?

— Oui.

— Mes parents possédaient une petite boutique de mode quand j'étais enfant. Ils l'ont vendue il y a une quinzaine d'années. J'ai toujours souhaité... Ô mon Dieu ! Mon Dieu !

Layla agrippa le bras de Fox.

Jailli d'entre les arbres, le loup bondit sur le dos d'un jeune cerf qui rua en vain, tandis que les autres continuaient de brouter tranquillement, indifférents au drame qui se jouait à deux pas.

— Ce n'est pas réel.

La voix de Fox était métallique et lointaine. Devant les yeux horri-fiés de Layla, le loup renversa sa proie et entreprit de la déchi-queter.

— Ce n'est pas réel, répéta Fox.

Il la prit par les épaules et elle ressentit comme un déclic intérieur qui l'attira vers lui, l'éloignant de l'horreur de la scène qui se dé-

roulait à la lisière de la forêt.

— Regardez-le en face, lui dit-il, et ayez conscience que ce n'est pas réel.

Le sang était si rouge, si humide. Il giclait en une pluie hideuse, souillant l'herbe tassée par la neige qui avait fondu.

— Ce n'est pas réel, répéta Layla.

— Ne vous contentez pas de le dire. Ayez-en pleinement conscience. Il vit dans le mensonge, Layla. Ce n'est pas réel.

La jeune femme prit une profonde inspiration, puis expira brusquement.

— Ce n'est pas réel. C'est une illusion affreuse et cruelle. Le champ était vide, l'herbe intacte. Comment vivez-vous avec cela

? demanda Layla qui pivota sur son siège et dévisagea Fox.

Comment le supportez-vous ?

— Je le supporte parce que, de même que je savais il y a un instant qu'il s'agissait d'une illusion, je sais qu'un jour, d'une façon ou d'une autre, nous aurons le dessus.

Layla avait la gorge sèche et irritée.

— Quand vous m'avez parlé en me tenant par les épaules, vous m'avez fait quelque chose.

— Non, nia-t-il sans état d'âme, conscient d'avoir agi uniquement pour le bien de la jeune femme. Je vous ai juste aidée à vous rappeler que ce n'était pas réel. Allons-y, à présent, Mme Oldinger va nous attendre. Une petite tisane à la camomille ne nous fera pas de mal.

— Vous croyez qu'elle a du whisky pour aller avec ?

— Ça ne me surprendrait pas.

Ils distinguaient la maison de Caleb à travers les arbres quand le portable de Quinn signala lʼarrivée dʼun texto.

— Flûte Pourquoi nʼa-t-elle pas plutôt appelé ?

— Elle a peut-être essayé. Dans ces bois, il y a beaucoup de zones non couvertes.

— Pas étonnant.

Elle afficha le message et esquissa un sourire en reconnaissant le style de Cybil.

OccuP ms ltriguée. Peux venir ds 1 sem., 2 au +. Parlerons dès q.

poss. Sois prudente. Sérieux. C.

— D'accord, dit Quinn qui rangea son téléphone et prit la décision qu'elle avait soupesée durant tout le trajet de retour. Je crois que nous allons appeler Fox et Layla quand je boirai l'énorme bière que tu vas m'offrir devant un bon feu.

— C'est dans mes cordes.

— Ensuite, vu que tu es un notable dans cette ville, c'est à toi que je m'adresserai pour te demander de trouver une jolie maison, pratique et plutôt spacieuse, à louer pour les, disons, six prochains mois.

— Et qui sera le locataire ?

— Les locataires. Ce seraient moi, ma délicieuse amie Cybil que je vais persuader de venir s'incruster, et très probablement Layla qui, je crois, sera plus difficile à convaincre. Mais je sais me montrer très persuasive.

— Tu ne devais pas rester une semaine pour les recherches pré-

liminaires, puis revenir en avril pour le suivi ?

— Les projets évoluent, répondit-elle avec désinvolture avant de lui sourire, tandis qu'ils s'engageaient dans l'allée. Ça te dérange

?

— Pas vraiment.

Ils montèrent ensemble les marches qui menaient à la terrasse et lorsque Caleb ouvrit la porte, Quinn se faufila avant lui dans la maison silencieuse.

10

La maison dans laquelle Caleb avait grandi était, selon son opinion, en évolution permanente. Tous les deux ou trois ans, sa mère décidait que les murs avaient besoin d'être « rafraîchis », ce qui signifiait repeints, ce terme recouvrant, dans le vocabulaire maternel, une foule de techniques - peinture au chiffon, à l'éponge, au peigne... -dont il s'empressait d'oublier les noms.

Évidemment, une nouvelle peinture impliquait de nouveaux rideaux et tissus d'ameublement et, bien sûr, du linge de lit neuf si elle s'attaquait aux chambres. Ce qui, invariablement, conduisait à revoir l'agencement des pièces.

Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait déplacé les meubles pour les chantiers titanesques que sa mère lançait à intervalles réguliers.

Comme son père se plaisait à le dire, dès que Frannie avait la maison qu'elle désirait, il était temps pour elle de tout reprendre de zéro.

À une époque, Caleb s'imaginait que sa mère bricolait, cousait, décorait et redécorait à tout va parce qu'elle s'ennuyait. Bien qu'appartenant à de nombreux comités et associations, elle n'avait jamais travaillé à l'extérieur. À la fin de son adolescence et autour de la vingtaine, Caleb avait eu une période où il se repré-

sentait sa mère, non sans pitié, comme une femme au foyer insa-tisfaite et pas loin d'être désespérée.

Une fois même, riche d'une expérience de deux semestres à l'université, il l'avait prise entre quatre yeux et lui avait expliqué qu'il comprenait à quel point elle devait être frustrée. Elle avait ri si fort qu'elle avait été obligée de poser les coussins qu'elle était occupée à bâtir pour s'essuyer les yeux.

— Mon chéri, avait-elle répondu, il n'y a pas en moi la moindre once de frustration. J'adore les couleurs, les textures, les motifs, les parfums. En fait, j'utilise cette maison comme laboratoire et showroom. Je suis l'architecte, le designer, la décoratrice, bref la star du spectacle tout entier. Dis-moi, pourquoi voudrais-je d'un travail ou d'une carrière à l'extérieur - alors que nous n'avons pas besoin d'argent - avec quelqu'un sur le dos qui me dirait que faire et quand ?

Comme elle lui faisait signe de l'index, il s'était penché vers elle et elle lui avait caressé la joue.

— Tu es un ange, Caleb. Tu apprendras que tout le monde ne veut pas ce que la société essaie d'imposer aux gens selon la mode du moment. Je me considère comme chanceuse, privilé-

giée même, d'avoir eu le choix de rester à la maison et d'élever mes enfants. Et aussi d'avoir un mari à qui il est égal que j'emploie mes talents - et je n'en manque pas - à perturber son foyer tranquille avec mes nouveaux projets de déco chaque fois qu'il a le dos tourné. Je suis heureuse, Caleb. Et j'adore que tu te pré-

occupes de mon bonheur.

Il avait eu l'occasion de constater que sa mère disait vrai. Elle faisait ce qu'elle aimait et elle était très douée. Au bout du compte, avait-il réalisé, c'était elle qui dirigeait la maison. Son père faisait bouillir la marmite, mais c'était elle qui tenait les cordons de la bourse. À lui l'entreprise, à elle la maison.

Et tout le monde y trouvait son compte.

Il n'avait pas pris la peine de lui dire de ne pas se casser la tête pour le dîner de ce dimanche soir - de même qu'il n'avait pas tenté de la dissuader d'étendre son invitation à Quinn, à Layla et à Fox. Elle adorait concocter des repas compliqués y compris pour des invités qu'elle ne connaissait pas.

Fox ayant proposé de passer chercher les jeunes femmes en ville, Caleb s'était rendu directement chez ses parents en avance.

Il lui semblait sage de leur faire un topo préliminaire assorti, si possible, de quelques conseils de base pour affronter une journaliste venue dans l'intention d'écrire un livre sur Hollow.

Devant son piano de chef, Frannie vérifiait la température de son filet mignon. À l'évidence satisfaite, elle traversa la cuisine jusqu'au plan de travail en pierre de lave et continua à disposer les couches de son fameux anti-pasto.

— Maman, commença Caleb en ouvrant le réfrigérateur.

— Je sers du vin au dîner, alors pas de bière.

Refroidi, il referma la porte.

— D'accord. Je voulais juste te rappeler que Quinn écrit un livre.

— Tu m'as déjà vue oublier quelque chose ?

Jamais, ce qui était d'ailleurs un peu intimidant.

— Non. Ce que je veux dire, c'est que nous devons tous être conscients que nos paroles peuvent finir imprimées.

— Hmm, fit Frannie en disposant de fines tranches de poivron sur du provolone. Crains-tu que ton père ou moi ne disions quelque chose d'embarrassant à l'apéritif ? Ou peut-être attendrons-nous le dessert ? Une tarte aux pommes, soit dit en passant.

— Non, je... Tu as fait une tarte aux pommes ? Elle le gratifia d'un sourire entendu.

— Ton dessert favori, si je ne m'abuse.

— Oui, mais tu as peut-être perdu le coup de main. Je devrais en goûter un morceau avant l'arrivée des invités. Histoire de t'éviter tout embarras si elle est ratée.

— Ce stratagème ne marchait déjà pas quand tu avais douze ans.

— Je sais, mais c'est toi qui m'as appris qu'il ne fallait jamais renoncer.

— Surtout ne te décourage pas, mon chéri. Bon, alors, pourquoi t'inquiètes-tu que cette fille avec qui, à ce qu'on m'a rapporté, tu as été vu plusieurs fois, dîne ici ce soir ?

— Il ne s'agit pas de ça, mais de la raison de sa présence ici.

Nous ne devons pas l'oublier, c'est tout ce que je veux dire.

— Je n'oublie jamais. Comment le pourrais-je ? Nous devons continuer à vivre malgré, ou peut-être à cause de tout cela, ré-

pondit-elle avec un soupçon de férocité dans la voix qu'il identifia comme du chagrin. Et cela implique de pouvoir organiser un dî-

ner dominical en bonne compagnie.

— J'aimerais tant que ce soit différent.

— Je sais, mais ce n'est pas le cas.

Tout en continuant de s'affairer, elle leva les yeux vers son fils.

— Caleb, mon garçon, tu ne peux pas faire plus que tu ne le fais déjà. En fait, par moments, je préférerais que ce soit moins. Mais, dis-moi... tu l'aimes bien, cette Quinn Black ?

— Bien sûr.

Il ne serait pas contre goûter à nouveau cette jolie bouche pul-peuse, mais chassa aussitôt cette traîtresse pensée, conscient du talent de sa mère pour percer ses enfants à jour.

— Alors je vais lui offrir, ainsi qu'aux autres, une agréable soirée et un délicieux repas. Et puis, Caleb, je te connais par cœur : si tu ne voulais pas d'elle ici, tu ne la laisserais pas franchir le seuil et, malgré toute mon autorité, je n'y pourrais rien.

Caleb contempla sa mère, surpris comme cela lui arrivait parfois que cette belle femme aux cheveux courts rehaussés de mèches blondes, à la silhouette si menue et à l'esprit créatif en diable, l'ait mis au monde, ait fait de lui l'homme qu'il était aujourd'hui. Il pouvait se laisser abuser par son apparente fragilité, puis il se rappelait sa force de caractère à la limite du terrifiant.

— Je ne laisserai personne te faire du mal, dit-il.

— Ça vaut dans l'autre sens, en double. Et maintenant sors de ma cuisine. Je dois finir ces mises en bouche.

Caleb lui aurait volontiers proposé son aide, mais il aurait récolté un de ses regards apitoyés. Non pas qu'elle n'autorisât personne à lui donner un coup de main. Son père était fortement encouragé à s'occuper des grillades. Et tout un chacun était appelé à apporter sa contribution comme marmiton de temps à autre.

Mais quand elle était en mode « dîner gastronomique dans les règles de l'art », elle tenait à avoir la cuisine pour elle seule.

Il traversa la salle à manger où, bien entendu, la table était déjà dressée. Frannie avait sorti le service d'apparat - ce qui ne l'em-pêchait pas de soigner le couvert même pour un repas tout simple à l'improviste. Serviettes en lin pliées avec art, bougies dans des photophores en cobalt, centre de table composé de baies hivernales.

Même durant les Sept, Caleb savait qu'en venant ici il trouverait des fleurs fraîches arrangées avec goût, pas un grain de poussière sur les meubles et d'intrigants petits savons sur le lave-mains des toilettes du rez-de-chaussée.

Pas même l'enfer ne pouvait perturber les habitudes de Frannie Hawkins.

Peut-être, songea Caleb en entrant d'un pas tranquille dans le salon, était-ce en partie - ou même surtout - grâce à elle qu'il avait tenu bon lui aussi. Car quoi qu'il advienne, sa mère savait toujours imposer ordre et raison à sa façon. Son père aussi du reste.

Ils lui avaient offert des fondations si solides que pas même un démon tout droit sorti de l'enfer n'avait pu les ébranler.

Alors qu'il se dirigeait vers l'escalier pour aller trouver son père, dont il soupçonnait qu'il s'était retranché dans son bureau, il aperçut par la fenêtre le pick-up de Fox qui se garait devant le perron.

Il s'immobilisa, regarda d'abord Quinn sortir, un bouquet de fleurs emballé dans du papier de soie vert à la main. Layla apparut à son tour avec ce qui semblait être une bouteille de vin dans un sac-cadeau. Sa mère allait apprécier ces présents. Elle-même avait dans son atelier impeccablement organisé des rayonnages sur lesquels elle conservait avec soin un choix de petits cadeaux d'urgence en cas d'invitation inopinée, des sacs-cadeaux, des papiers de couleur et un assortiment de nœuds et de rubans.

Quand Caleb ouvrit la porte, Quinn entra sans préambule.

— Bonsoir. J'adore la maison et le jardin ! Je comprends maintenant d'où tu tiens ton œil pour l'aménagement paysager. Quel endroit magnifique. Layla, regarde ces murs. On dirait une villa italienne.

— C'est leur dernière incarnation, commenta Caleb.

— A la fois très confortable et élégant. On aurait envie de se pelotonner sur ce fabuleux canapé pour y faire une sieste, mais seulement après avoir lu Propriétés toscanes de rêve.

Frannie fit son entrée.

— Merci beaucoup. Voilà un charmant compliment. Caleb, prends les manteaux, veux-tu ? Je suis Frannie Hawkins.

— Enchantée de vous rencontrer. Je suis Quinn. Merci beaucoup pour votre invitation. J'espère que vous aimez les bouquets mé-

langés. Comme pour presque tout, je n'ai pas réussi à me décider pour une seule sorte.

— Ces fleurs sont superbes, merci, répondit Frannie qui accepta le bouquet, puis sourit à Layla.

— Je suis Layla Darnell, merci de nous recevoir chez vous, madame Hawkins. J'espère que le vin conviendra.

— J'en suis sûre, dit Frannie qui glissa un coup d'œil à l'intérieur du sac. Excellent choix, c'est le cabernet préféré de Jim. Merci mille fois à vous deux. Caleb, monte prévenir ton père que nos invités sont là. Bonsoir, Fox.

— J'ai moi aussi quelque chose pour vous, dit celui-ci avant de la faire basculer en arrière avec style comme un danseur de tango et de l'embrasser sur les deux joues. Alors, beïla donna, qu'y a-t-il au menu ce soir ?

— Tu le découvriras bien assez tôt. Quinn et Layla, installez-vous. Fox, viens avec moi. Il faut que je mette ces fleurs dans l'eau.

— Pouvons-nous vous aider ? s'enquit Quinn.

— Non, merci. Je vous en prie, mettez-vous à l'aise.

Lorsque Caleb redescendit avec son père, Fox servait les amuse-bouches, singeant les manières d'un maître d'hôtel con-descendant. Les jeunes femmes riaient à la lueur des chandelles, tandis que sa mère apportait le plus beau vase en cristal de sa grand-mère dans lequel elle avait disposé le bouquet multicolore de Quinn.

« Parfois, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes », songea-t-il.

Au milieu du repas, alors que la conversation s'était cantonnée jusqu'à présent à ce que Caleb considérait comme un terrain sûr, Quinn posa sa fourchette et secoua la tête.

— Madame Hawkins, ce repas est si sensationnel que je dois vous poser une question : avez-vous une carrière de grand chef derrière vous ou sommes-nous juste tombés sur un de vos jours de chance aux fourneaux ?

— J'ai pris quelques cours.

— Frannie a très souvent pris « quelques cours », intervint Jim.

Dans les domaines les plus divers. Mais elle a un talent inné pour la cuisine, le jardinage et la décoration. Tout ce que vous voyez ici, c'est son œuvre.

— C'est vrai ? s'exclama Quinn. Même les peintures à effets et les patines ?

— C'est ma marotte.

— Elle a déniché ce meuble il y a des années dans un marché aux puces et m'a obligé à le rapporter à la maison, expliqua Jim en désignant un buffet en acajou rutilant. Quand j'ai dû le trans-bahuter au salon quelques semaines plus tard, j'ai cru qu'elle s'était débarrassée en douce de cette vieillerie et avait acheté un autre buffet chez un antiquaire.

— Martha Stewart ne vous arrive pas à la cheville, la complimenta Quinn.

— Merci.

— Moi, je suis nulle pour la peinture. J'arrive tout juste à me ver-nir les ongles. Et toi ? demanda Quinn à Layla.

— Je ne sais pas coudre, mais j'aime bien peindre. Les murs, je veux dire. Je me suis essayée à la peinture au chiffon et le résultat rend plutôt bien.

— Avec mon ex-fiancé, on se disputait comme des chiffonniers, mais ça n'a rien à voir avec la peinture murale, s'esclaffa Quinn.

— Vous avez été fiancée ? demanda Frannie.

— Je le croyais, oui. Mais nos conceptions respectives de la chose divergeaient considérablement.

— Il peut s'avérer difficile de concilier carrière et vie privée.

— Je ne sais pas. Beaucoup de gens y parviennent - à des de-grés divers, bien sûr, mais quand même. Je crois qu'il s'agit juste de trouver la bonne personne. L'astuce, c'est de réussir à la reconnaître. En a-t-il été ainsi pour vous ?

— La première fois que j'ai vu Frannie, j'ai su que c'était la femme de ma vie, assura Jim en gratifiant son épouse d'un sourire. De son côté, elle s'est montrée un peu plus myope.

— Disons plus pragmatique, corrigea-t-elle, vu que nous avions huit et dix ans à l'époque. Et puis, j'adorais que tu me fasses la cour, c'était très romantique.

Frannie reporta les yeux sur Quinn.

— Vous avez raison. Il faut se reconnaître et voir chez l'autre quelque chose qui vous pousse à courir le risque, qui vous con-vainque de vous engager sur ce long chemin.

— Mais parfois on croit voir quelque chose, commenta Quinn, et ce n'était qu'un... trompe-l'œil.

Frannie Hawkins n'était pas une proie facile, mais Quinn sut jouer de son charme pour s'introduire dans la cuisine afin de l'aider à servir le dessert et le café.

— J'adore les cuisines. Je suis une piètre cuisinière, mais j'adore les ustensiles, les surfaces rutilantes.

— J'imagine qu'avec votre métier, vous mangez souvent à l'exté-

rieur.

— En fait, je mange la plupart du temps chez moi, ou je commande à domicile. Il y a deux ans, j'ai décidé de changer mon alimentation. Nourriture plus saine, moins de plats préparés, enfin vous voyez. À présent, je sais déjà faire d'excellentes salades.

C'est un début. Mon Dieu, de la tarte aux pommes maison ! Pour ma pénitence, je vais devoir passer deux fois plus de temps dans la salle de gym après l'énorme part que je vais vous demander.

Visiblement ravie, Frannie lui adressa un sourire malicieux.

— Avec de la glace à la vanille Bourbon ?

— Oui, mais seulement pour montrer mes manières irréprocha-bles.

Quinn hésita un instant, puis se jeta à l'eau.

— J'ai une question à vous poser, mais si vous trouvez que je dépasse les bornes alors que je profite de votre hospitalité, dites-le-moi franchement. Alors voilà : est-ce difficile pour vous de mener une vie normale, de vous occuper de votre famille, de votre maison tout en ayant conscience de la menace qui pèse sur ce qui vous est cher ?

— Très, répondit Frannie qui se tourna vers ses tartes, tandis que le café passait. Mais c'est aussi indispensable. Je voulais que Caleb parte, et s'il l'avait fait, j'aurais convaincu Jim de partir aussi. J'aurais pu tourner le dos à cette drôle de vie. Mais pas Caleb.

Et je suis si fière qu'il reste, qu'il ne renonce pas.

— Voulez-vous me raconter ce qui s'est passé à son retour ce matin-là, le jour de son dixième anniversaire ?

— J'étais dans le jardin.

Frannie s'avança vers la fenêtre qui s'ouvrait sur l'arrière de la propriété. Elle revoyait chaque détail comme si c'était la veille.

L'herbe si verte, le ciel si bleu. Elle avait tuteuré ses hydrangeas dont les têtes étaient sur le point de s'ouvrir, et était occupée à étêter ses rosiers et certains de ses coréopsis déjà fanés. Elle entendait encore le clip-clip affairé de son sécateur et le bourdonnement de la tondeuse des voisins - les Peterson à l'époque, Jack et Lois. Elle se rappela aussi qu'elle songeait à Caleb et à sa fête d'anniversaire. Son gâteau était au four.

Une génoise double chocolat à la crème. Elle avait eu l'intention de la couvrir d'un glaçage blanc pour imiter la planète de glace d'un des épisodes de Star Wars. Caleb avait été fan de Star Wars pendant des années. Elle avait même prévu de petites figurines à disposer dessus avec les dix bougies.

Avait-elle entendu ou seulement pressenti son arrivée ? Sans doute un peu des deux.

— Je me suis retournée à l'instant où il a débouché au bout de l'allée, roulant en trombe sur son vélo. Blême, sale, en sueur. « Il y a eu un accident », ai-je d'abord pensé. Je me suis précipitée vers lui avant de remarquer qu'il n'avait plus ses lunettes.

« La partie de moi-même qui s'en est rendu compte était prête à lui passer un savon, mais l'autre courait éperdument vers lui quand il est descendu de vélo pour se ruer vers moi. Il tremblait comme une feuille... Mon petit garçon. Je suis tombée à genoux et je l'ai attiré contre moi, cherchant du sang, une fracture.

Qu 'est-il arrivé ? Tu es blessé ? Les questions affolées avaient fusé d'une traite. Dans les bois, avait-il répondu. Maman, maman, dans les bois ! « Que faisais-tu dans les bois, Caleb Hawkins ? »

avait hurlé la même petite voix en elle. Il m'a tout raconté : les préparatifs avec Fox et Gage, ce qu'ils avaient fait, où ils étaient allés. Et pendant qu'un coin de mon cerveau réfléchissait froide-ment à une punition à la hauteur du forfait, j'étais terrifiée, et soulagée de serrer mon petit garçon sale et collant dans mes bras. Il m'a tout dit.

— Vous l'avez cru ?

— J'aurais préféré croire qu'avec toutes les sucreries dont il s'était gavé, il avait fait un cauchemar amplement mérité. Ou même que quelqu'un les avait attaqués dans les bois. Mais je ne pouvais pas regarder son visage et croire à cette version si commode. Et puis, bien sûr, il y avait ses yeux. Il voyait une abeille survoler les delphiniums à l'autre bout du jardin. Et sous la crasse et la sueur, sa peau était intacte. Je l'avais laissé partir la veille avec des égratignures aux genoux et des bleus sur les tibias. Et l'enfant qui me revenait n'avait plus le moindre bobo, à part une fine cicatrice blanche en travers du poignet qu'il n'avait pas en partant. En dépit de ces bizarreries, beaucoup d'adultes, même de mères, n'auraient pas cru une histoire aussi abracadabrante.

Je ne dirai pas que Caleb ne m'a jamais menti. Je ne me leurre pas à ce point. Mais là, je savais qu'il me disait la vérité.

— Qu'avez-vous fait ?

— Je l'ai emmené à l'intérieur et lui ai dit d'aller se laver et se changer. J'ai prévenu son père et demandé à ses sœurs de rentrer. J'ai carbonisé son gâteau d'anniversaire que j'avais complè-

tement oublié -je n'ai jamais entendu la minuterie. Cela aurait pu se terminer par un incendie si Caleb lui-même n'avait senti le brû-

lé. Il n'a jamais eu sa planète de glace ni soufflé ses dix bougies.

Je déteste m'en souvenir. Idiot, n'est-ce pas ?

— Bien sûr que non, assura Quinn, compatissante.

— Après cela, il n'a plus été vraiment un petit garçon, soupira Frannie. Nous sommes allés droit chez les O'Dell où se trouvaient déjà Fox et Gage. Nous avons eu ce qu'on pourrait appeler notre première réunion de crise.

— Qu'ont dit... ?

— Nous devons servir le dessert et le café. Pouvez-vous porter ce plateau ?

Comprenant que le sujet était clos pour l'instant, Quinn s'avança.

— Bien sûr, madame Hawkins. Ça a l'air délicieux.

Entre deux compliments et soupirs extasiés sur la tarte, Quinn décida d'exercer son charme sur Jim Hawkins. Caleb, elle en avait la certitude, l'évitait par tous les moyens depuis leur visite à la Pierre Païenne.

— Monsieur Hawkins, vous avez passé toute votre vie à Hollow, n'est-ce pas ?

— J'y suis né et j'y ai grandi. Les Hawkins habitaient déjà ici quand la ville se résumait à quelques cabanes de pierre.

— J'ai rencontré votre grand-mère. Elle semble incollable sur l'histoire de la ville.

— Personne ne la connaît mieux qu'elle.

— Il paraît que vous, vous êtes le spécialiste de l'immobilier, des entreprises et de la politique locale.

— Sans doute.

— Alors peut-être pourriez-vous m'aiguiller.

Elle coula un regard à Caleb avant de sourire de nouveau à son père.

— Je cherche une maison à louer, en ville ou à proximité. Rien de luxueux, mais j'aimerais qu'il y ait de la place. J'ai une amie qui arrive bientôt, et j'ai presque réussi à convaincre Layla de rester un peu. Je pense que ce serait plus confortable et plus pratique pour nous trois d'avoir une maison plutôt que de résider à l'hôtel.

— Combien de temps pensez-vous rester ?

— Six mois, jusqu'à juillet inclus.

Du coin de l'œil, elle capta le froncement de sourcils de Caleb.

— J'imagine que vous avez bien réfléchi, dit Jim Hawkins.

— Oui. J'ai mon livre à écrire, et j'aimerais en rédiger une partie du point de vue des nombreux habitants qui restent malgré tout, et continuent à vivre leur vie. Pour ce faire, ma présence ici est indispensable avant, pendant et après. D'où la maison.

Jim croqua un morceau de tarte, puis avala une gorgée de café.

— Il se trouve que j'en connais une dans High Street, à deux pas de Main Street. C'est une maison ancienne ; la partie principale date d'avant la guerre de Sécession. Elle a quatre chambres et trois salles de bains. Une jolie terrasse devant et derrière. Le toit a été refait il y a deux ans. La cuisine est assez grande pour y manger, mais il y a une petite salle à manger attenante. Les appareils ménagers ne sont pas dernier cri, mais ils n'ont que cinq ans. Les peintures viennent juste d'être refaites. Les locataires sont partis le mois dernier.

— Voilà qui semble parfait. Vous paraissez bien connaître l'endroit.

— Normal, nous en sommes propriétaires. Caleb, tu devrais y emmener Quinn et Layla, peut-être en les raccompagnant tout à l'heure. Tu sais où sont les clés.

— Oui, répondit-il comme Quinn le gratifiait d'un sourire radieux, je sais où sont les clés.

Tandis que Layla montait avec Fox, Quinn prit place dans la voiture de Caleb. Elle étira les jambes et laissa échapper un soupir.

— Pour commencer, je trouve tes parents formidables. Tu as de la chance d'avoir grandi dans un foyer aussi chaleureux et accueillant.

— Entièrement d'accord.

— Ton père a un côté James Stewart qui me fait fondre comme la tarte aux pommes de ta mère. Ta mère, elle, me fait penser à Martha Stewart et à Grâce Kelly avec un je-ne-sais-quoi de Doris Day.

Caleb ébaucha un sourire.

— Ils apprécieraient tous deux ces comparaisons.

— Tu savais pour la maison dans High Street, dit-elle à brûle-pourpoint. Et tu ne m'en as pas parlé.

— Je savais, oui. Et toi aussi. Tu l'as appris juste avant le dîner.

— Voilà pourquoi tu m'as court-circuité.

— Exact, répondit Quinn qui, de l'index, lui tapota l'épaule. Je sais qu'il m'aime bien. Je me suis dit qu'il m'aiderait peut-être.

As-tu évité de m'en parler parce que tu n'es pas à l'aise avec ce que je pourrais écrire sur Hawkins Hollow ?

— Il y a un peu de ça. Mais surtout, j'espérais que tu changerais d'avis et que tu partirais. Parce que moi aussi, je t'aime bien.

— Tu m'aimes bien et tu veux que je parte ?

— Je tiens à ta sécurité, nuance, corrigea-t-il avant de lui jeter un coup d'œil appuyé. Mais certaines des choses que tu as dites au dessert me rappellent fortement les propos que m'a tenus ma mère aujourd'hui. Ce qui dissipe complètement mon malaise au sujet de ce que tu pourrais décider d'écrire. Mais je ne t'en ap-précie que davantage, là est le problème.

— Tu aurais dû te douter qu'après ce qui nous est arrivé dans les bois, je ne partirais pas.

— Certes.

Caleb se gara dans une courte allée en pente.

— C'est la maison ? s'écria Quinn. Elle est parfaite ! Regarde-moi ces murs. Et la grande terrasse. Il y a des volets aux fenê-

tres. Comme c'est pittoresque ! Ceux-ci étaient peints dans un bleu sombre qui tranchait sur le gris de la pierre. Le petit jardin en façade était séparé en deux par une volée de marches et une étroite allée pavée. Un arbre élancé, peut-être un cornouiller, se dressait sur le côté gauche.

Tandis que le pick-up de Fox s'arrêtait derrière eux, Quinn descendit et se planta devant la maison, les mains sur les hanches.

— C'est mignon comme tout. Tu ne trouves pas, Layla ?

— Si, mais...

— Pas de si ; pas encore. Jetons un coup d'œil à l'intérieur. D'accord, monsieur le propriétaire ? ajouta-t-elle à l'adresse de Caleb.

Le petit groupe gagna le porche, et Caleb sortit un trousseau de clés étiqueté.

La porte s'ouvrit sans un grincement, preuve que l'endroit était bien entretenu. Elle donnait directement sur un salon deux fois plus long que large. L'escalier qui menait à l'étage se trouvait à quelques pas sur la gauche. Le parquet massif montrait des signes d'usure, mais était impeccablement astiqué. Une odeur de peinture fraîche flottait dans l'air froid.

La petite cheminée en brique ravit Quinn.

— Les talents de décoratrice de ta mère auraient pu être mieux mis à profit en matière de peinture, observa-t-elle.

— Tous nos biens en location ont droit à une peinture coquille d'œuf. C'est la tradition chez les Hawkins. Après, les locataires décorent à leur goût.

— Raisonnable. J'ai envie de commencer par le haut. Layla, tu veux monter te disputer les chambres ?

— Non, rétorqua celle-ci avec, selon Caleb, une mine mi-rebelle, mi-contrariée. J'en ai déjà une. À New York.

— Tu n'es pas à New York, se contenta de répliquer Quinn avant de s'élancer dans l'escalier.

— Elle ne m'écoute pas, marmonna Layla. Et apparemment, je n'écoute pas non plus la petite voix qui me conseille de rentrer.

— Puisque nous sommes ici, autant jeter un coup d'œil, intervint Fox. J'ai un faible pour les vieilles bicoques.

— Je monte, dit Caleb qui joignit le geste à la parole.

Il trouva Quinn dans l'une des chambres, celle qui donnait sur le minuscule jardin. Elle se tenait devant la haute fenêtre étroite, le bout des doigts de la main droite plaqué contre la vitre.

— Je pensais choisir une des chambres sur la rue, histoire de suivre un peu les allées et venues comme à mon habitude. Je suis incorrigible, je dois savoir ce qui se passe. Mais celle-ci me plaît trop. Je parie que de jour, on a une vue superbe sur les jardins, les autres maisons et même jusqu'aux montagnes.

— Tu te décides toujours aussi vite ?

— Oui, en général. Même quand je me surprends moi-même comme maintenant. La salle de bains est jolie aussi, ajouta-t-elle, se tournant juste assez pour désigner la porte de la pièce attenante. Et comme nous serons entre filles, ça ne sera pas trop bizarre de la partager avec celle qui occupera la chambre de l'autre côté.

— Tu sembles persuadée que tout le monde va abonder dans ton sens.

Quinn pivota d'un bloc vers lui.

— L'assurance est le premier pas vers le succès. J'espère que Layla et Cybil reconnaîtront qu'il est plus pratique et confortable de partager cette maison quelques mois plutôt que de camper à l'hôtel. Surtout depuis l'épisode de la grosse bestiole gluante.

— Vous n'avez pas de mobilier.

— Il y a les dépôts-ventes et les marchés aux puces. On se limi-tera à l'essentiel. Caleb, j'ai déjà connu des hébergements bien moins reluisants, et je les ai acceptés dans le seul but d'écrire un bon papier. Ici, ça va plus loin. D'une façon ou d'une autre, je suis impliquée. Je ne peux pas tourner les talons et m'en aller comme si de rien n'était.

Caleb aurait préféré qu'elle le pût, même s'il avait conscience que si elle l'avait fait, ses sentiments pour elle ne seraient pas aussi forts et complexes.

— D'accord, mais que les choses soient claires, si tu changes d'avis et décides de partir, tu n'es en rien obligée de fournir une justification.

— Marché conclu. Maintenant parlons loyer. Combien cette maison va-t-elle nous coûter ?

— Vous paierez les charges : chauffage, électricité, téléphone, câble.

— Évidemment. Et ?

— C'est tout.

— Comment ça ?

— Nous n'allons pas demander un loyer alors que tu restes ici, du moins en partie, à cause de moi, de ma famille, de mes amis, de ma ville. Pas question d'en tirer profit.

— Toujours hyper réglo, hein, Caleb ?

— La plupart du temps.

— Je tirerai bien bénéfice du bouquin que j'ai l'intention d'écrire, fit-elle remarquer avec son optimisme coutumier.

— Si nous survivons à juillet et que tu écris ton livre, tu l'auras mérité.

— Eh bien, tu es dur en affaires, mais je crois que nous tenons un accord.

Elle s'avança vers lui, la main tendue.

Il la saisit, puis glissa l'autre derrière son cou. Une étincelle de surprise dansa dans le regard de Quinn, mais elle ne résista pas tandis qu'il l'attirait à lui avec lenteur. Leurs lèvres se joignirent comme au ralenti, puis s'entrouvrirent, laissant leurs langues se découvrir timidement. Cette fois, nulle explosion presque douloureuse de désir comme dans la clairière. Ce fut un long glissement graduel de la simple curiosité à un plaisir de plus en plus exacer-bé qui donna le vertige à Quinn.

Caleb la sentit s'abandonner peu à peu, et ses doigts se détendre entre les siens. La tension qui ne l'avait pas quitté de la journée s'évanouit. Seul demeura cet instant infiniment serein.

Même lorsqu'il interrompit leur baiser, ce calme intérieur perdura.

Quinn ouvrit les yeux et plongea son regard dans le sien.

— Nous étions seuls cette fois-ci.

Il lui caressa la nuque du bout des doigts.

— Oui, juste toi et moi.

— Je tiens à souligner que j'observe une règle de conduite stricte dans mon travail : pas de relation amoureuse ou même juste sexuelle - histoire de couvrir tous les cas de figure - avec un protagoniste direct d'une de mes enquêtes.

— Intelligent, probablement.

— Je suis une fille intelligente. Je tiens aussi à préciser que dans cette affaire particulière, je vais faire une exception.

Caleb sourit.

— Et comment !

— Hyper réglo avec une once de pragmatisme, voilà un mélange intéressant. Malheureusement, il faut que je rentre à l'hôtel. J'ai encore pas mal de détails à régler avant d'emménager ici

— Bien sûr. Je saurai me montrer patient.

Gardant sa main dans la sienne, il éteignit la lumière et l'entraîna dans le couloir.

11

Caleb fit livrer une douzaine de roses à sa mère. Elle aimait cette tradition du bouquet pour la Saint-Valentin. Comme son père lui en offrait toujours des rouges, il opta pour le rose pâle. S'il l'avait oublié, Amy Yost, la fleuriste, se serait chargée de lui rafraîchir la mémoire, comme tous les ans.

— Votre père a commandé une douzaine de roses rouges la semaine dernière, livraison prévue aujourd'hui, plus un géranium en pot pour sa grand-mère et l'offre spéciale Saint-Valentin à vos sœurs.

— Quel fayot, plaisanta-t-il, sachant que ça ferait rire Amy. Alors on va dire une douzaine de roses jaunes pour mon arrière-grand-mère. Dans un vase, Amy. Je ne veux pas qu'elle s'embête à les arranger elle-même.

— Quelle délicate attention ! J'ai l'adresse d'Estelle dans mon fichier. Il ne vous reste plus qu'à remplir la carte.

Il en choisit une sur le présentoir et réfléchit un instant avant d'écrire :

Rouges sont les cœurs, jaunes sont ces roses.

Joyeuse Saint-Valentin

de la part de ton meilleur copain !

Bon d'accord, c'était bateau, mais Estelle allait adorer.

Alors qu'il sortait son portefeuille, Caleb remarqua les tulipes rayées blanc et rouge derrière la vitre du présentoir réfrigéré.

— Tiens, ces tulipes sont... intéressantes.

— N'est-ce pas qu'elles sont jolies ? Pas de problème si vous voulez changer l'un ou l'autre des bouquets de roses, lime suffit de...

— Non, non... en fait, je vais en prendre aussi une douzaine. Une autre livraison dans un vase, Amy.

Le visage de la fleuriste s'illumina de curiosité à la perspective d'un ragot croustillant.

— Bien sûr. Peut-on savoir qui est l'heureuse élue ?

— C'est plutôt pour une pendaison de crémaillère. Pourquoi n'of-frirait-il pas des fleurs à Quinn ? C'était la Saint-Valentin et elle emménageait dans la maison de High Street, se dit-il en remplis-sant la fiche. Ce n'était pas comme s'il lui achetait une bague de fiançailles et en était à choisir l'orchestre pour le mariage. C'était juste un joli geste.

— Quinn Black, lut Amy qui joua des sourcils. Meg Stanley l'a croisée au dépôt-vente hier, avec son amie de New York. Il paraît qu'elles ont acheté un tas de choses. J'ai entendu dire que vous étiez ensemble.

— Nous ne sommes pas...

Ou bien si ? Dans un cas comme dans l'autre, mieux vaut laisser courir, décida-t-il.

— Alors, à combien se monte la douloureuse, Amy ?

La carte de crédit encore brûlante, Caleb quitta la boutique et, la tête rentrée dans les épaules, affronta de nouveau le froid. Malgré les tulipes rayées comme des sucres d'orge Mère Nature ne semblait guère encline à offrir un avant-goût de printemps. Ce matin, le ciel crachait un grésil glacial qui transformait la chaussée et les trottoirs en patinoire.

Il était venu à pied du bowling, comme à son habitude, faisant coïncider son arrivée chez la fleuriste avec l'ouverture de la boutique, à 10 heures. C'était le meilleur moyen d'éviter la ruée des clients affolés qui auraient attendu la dernière minute pour se préoccuper de la Saint-Valentin.

Il semblait s'être inquiété pour rien : non seulement aucun autre client n'était entré pendant qu'il faisait ses achats, mais il n'y avait aucun passant sur les trottoirs, et nulle voiture roulant à la vitesse d'un escargot ne cherchait à se garer à proximité de la boutique.

— Bizarre.

Sa voix elle-même sonnait creux dans le grésillement des cristaux de glace qui tombaient sur l'asphalte. Même lorsque le temps était exécrable, il croisait toujours du monde lors de ses balades en ville. Il fourra ses mains nues dans ses poches et se maudit de ne pas être venu en voiture.

— Voilà où conduisent les petites habitudes : à se geler les fesses, bougonna-t-il.

Il rêvait d'être dans son bureau à siroter un café bien chaud. S'il avait eu la bonne idée de prendre sa voiture, il y serait déjà.

Ruminant sur son imprévoyance, il leva les yeux et vit que les feux du carrefour de la grand-place étaient éteints.

Panne de courant, conclut-il. Aïe. Il pressa le pas. Il savait que Bill Turner s'occuperait de mettre en marche le générateur de secours, mais sa présence s'imposait : s'il n'y avait pas d'école, les gamins allaient se bousculer dans la galerie des jeux vidéo.

Pourvu quand même qu'il ne soit pas obligé d'annuler le bal de la Saint-Valentin si la météo empirait.

Le sifflement du grésil s'amplifia, évoquant presque la marche forcée d'une armée d'insectes géants. En dépit du trottoir glissant, Caleb se mit à courir quand l'étrangeté de la situation le frappa soudain.

Pourquoi n'y avait-il pas la moindre voiture sur la place, ni même le long des trottoirs ?

Il s'arrêta net et, dans le silence qui s'ensuivit, il n'entendit plus que les battements de son propre cœur tel un poing contre une plaque d'acier.

Elle se tenait si près qu'il lui aurait suffi de tendre le bras pour la toucher. Mais s'il avait essayé, il savait que ses doigts l'auraient traversée comme de l'eau.

Ses longs cheveux blond foncé flottaient sur ses épaules comme lorsqu'elle portait les seaux vers la cabane dans les bois. Mais sa silhouette était fine sous sa robe.

La pensée ridicule lui vint que s'il devait voir une apparition, au moins elle n'était pas enceinte.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle sourit.

— Je ne suis pas ta peur, mais tu es mon espoir. Toi et ceux qui te complètent, Caleb Hawkins, pour former le tout que sont passé, présent et avenir.

— Qui êtes-vous ? Ann ?

— Je suis celle qui t'a précédé. Longtemps, bien longtemps avant de naître de l'amour, tu étais déjà aimé.

— L'amour ne suffit pas.

— Non, mais c'est le roc sur lequel se bâtit tout le reste. Tu dois regarder. Tu dois voir. Le temps est venu, Caleb. Il en a toujours été décidé ainsi.

— Le temps de quoi ?

— La fin. Sept fois trois. La vie ou la mort. Il le retient, l'empêche de nuire. Sans son combat sans fin, son sacrifice, son courage, tout ceci serait anéanti, répondit-elle, accompagnant ses paroles d'un large geste des bras. Maintenant, c'est à ton tour.

— Dites-moi juste ce que je dois faire, bon sang !

— Si seulement j'en avais le pouvoir. Et celui de t'épargner, soupira-t-elle.

Elle leva la main, la laissa retomber.