La nouvelle frappa Annie comme la foudre, pas seulement parce que Tom ne lui avait parlé de rien. Peut-être espérait-il en avoir fini avec Pilgrim à

cette époque-là. Plus odieux était le message implicite dans les propos de Diane. Dans une formule élégante, elle lui signifiait qu'il était temps de plier bagages. Annie réalisa qu'elle avait délibérément évité d'affronter cette question, laissant passer les journées sans les compter dans l'espoir que le temps aurait la politesse de l'oublier aussi.

En milieu de matinée, ils étaient déjà redescendus sous le col le plus bas.

Le ciel s'était couvert. Sans le bétail, leur progression était plus rapide, quoique dans les parties très escarpées la descente f˚t plus délicate que la montée, et bien plus cruelle aux muscles endoloris d'Annie.

L'atmosphère n'était plus à la liesse et, dans leur concentration, même les jumeaux finirent par se calmer. En chemin, Annie réfléchit longuement à la remarque de Diane et encore plus longuement aux paroles de Tom. qu'ils étaient simplement deux êtres humains et que ´ maintenant ª était seulement

´ maintenantª, et rien de plus.

311

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux La ligne de crête franchie, Joe poussa une exclamation. Tout le monde s'arrêta pour regarder dans la direction qu'il indiquait du doigt. Loin vers le sud, de l'autre côté du plateau, ils virent des chevaux. Tom expliqua à Annie que c'étaient les mustangs que la fameuse hippie avait l

‚chés en liberté. Ce fut pratiquement la seule fois de la journée o˘ il lui adressa la parole.

Ils atteignirent le ranch à la nuit, alors qu'il commençait à pleuvoir.

Trop fatigués pour parler, ils dessellèrent les chevaux en silence.

Annie et Gr‚ce saluèrent les Booker devant le portail de la grange et montèrent dans la Lariat. Tom déclara qu'il s'occuperait de Pilgrim. Le salut qu'il réserva à Annie n'eut rien de particulièrement chaleureux.

Sur le chemin de la petite maison, Gr‚ce avoua que sa prothèse lui faisait un peu mal, et il fut convenu que Terri Carlson l'examinerait dès le lendemain matin. Tandis que Gr‚ce montait prendre un bain, Annie prit connaissance des messages.

Le répondeur était saturé - le fax avait vomi tout un rouleau de papier sur le sol - et la ´ boîte à lettres ª de son ordinateur ronronnait. La plupart des messages exprimaient - à des degrés variés - stupéfaction, indignation et sympathie. Deux tranchaient sur le lot - et ce furent les seuls qu'Annie daigna lire en entier, l'un avec soulagement, l'autre avec des sentiments mêlés et confus.

Le premier, de Crawford Gates, disait qu'il était hélas ! au regret d'accepter sa démission. Le second était de Robert. Il prenait l'avion pour passer le prochain week-end dans le Montana. Et il les embrassait très, très fort.

28

TOM BOOKER regarda la Lariat disparaître derrière la crête en s'interrogeant une fois de plus sur l'homme que Gr‚ce et Annie étaient parties chercher. Le peu qu'il savait de lui, il le tenait de Gr‚ce. Comme par un accord tacite, Annie ne lui avait parlé que rarement de son époux, et toujours de façon impersonnelle, plutôt de sa profession que de son caractère.

Malgré toutes les qualités que Gr‚ce lui prêtait (ou peut-être à cause d'elles) et en dépit de ses propres efforts sur lui-même, Tom ne parvenait pas à éradiquer un préjugé défavorable qui n'était pourtant pas dans sa nature. Il s'était efforcé de rationaliser cette antipathie dans l'espoir de lui trouver un fondement plus acceptable. Ce type était avocat. Il détestait les avocats. Mais bien s˚r, ce n'était pas cela. Il suffisait que cet avocat-ci f˚t l'époux d'Annie. Dire que, dans quelques heures, il serait là pour reprendre ouvertement possession d'elle. Tournant les talons, Tom entra dans la grange.

Depuis le jour o˘ Pilgrim était arrivé au ranch, son harnais était resté

dans la sellerie, pendu au même clou. Il le décrocha et le mit en bandoulière sur son épaule. La selle anglaise était restée également sur son support, voilée d'un film de poussière que Tom essuya de la main. Il souleva la selle et le tapis, les emporta hors de la sellerie, et passa devant l'enfilade de boxes vides pour ressortir par la porte de derrière.

315

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Une belle et chaude matinée l'attendait. Certains yearlings dans le paddock au fond recherchaient déjà l'ombre des peupliers. Comme il se dirigeait vers l'enclos de Pilgrim, Tom regarda du côté des montagnes. Il comprit à

leurs contours découpés ainsi qu'à la présence d'une première traînée nuageuse qu'il pouvait s'attendre à un orage avant la fin de la journée.

Toute la semaine, il avait évité Annie, fuyant les moments d'intimité qu'il avait naguère recherchés. Il avait appris par Gr‚ce la venue de Robert.

Mais même avant, en descendant de la montagne, il avait décidé que c'était la meilleure solution. Depuis, il ne se passait pas une heure sans qu'il se rappel‚t son odeur, le contact de sa peau, la fusion de leurs bouches. Ce souvenir était trop intense, trop physique, pour n'être qu'un rêve, mais il ferait comme si c'était le cas, car il n'avait pas le choix. Son mari était en route et bientôt, dans quelques jours, elle s'en irait. Pour leur bien à

tous deux -pour le bien de tous - il avait intérêt à garder ses distances.

Ce n'était qu'à cette condition qu'il pourrait tenir bon.

Le premier soir, pourtant, son courage fut mis à rude épreuve. Lorsqu'il déposa Gr‚ce, Annie les attendait sur la véranda. Il la salua de loin, prêt à repartir, mais elle se dirigea vers la voiture tandis que Gr‚ce entrait dans la maison.

- Diane m'a dit qu'ils vont tous ensemble à Los Angeles la semaine prochaine... ?

- Oui. C'est top secret.

- Et tu vas dans le Wyoming... '

- C'est vrai. J'ai promis d'aller faire une visite là-bas. Un ami qui a des poulains à débourrer...

Elle hocha la tête et, pendant un moment, on n'entendit plus que le grondement impatient du moteur. Ils échangèrent un sourire, et il sentit qu'elle non plus ne savait pas très bien o˘ ils en étaient. Tom fit de son mieux pour ne pas se trahir par un regard, afin de ne pas lui rendre la situation encore plus difficile. Il était probable qu'elle regrettait ce qui s'était passé. Un jour, peut-être, lui aussi... La porte grillagée s'ouvrit à la volée, et Annie fit volte-face.

316

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Maman? Je peux appeler papa?

- Bien s˚r.

Gr‚ce disparut de nouveau dans la maison. Comme Annie se retournait vers lui, il sentit qu'elle avait quelque chose à exprimer. Si c'était un regret, il ne voulait rien entendre et préféra prendre la parole à sa place.

- J'ai cru comprendre qu'il venait ce week-end ?

- Oui.

- Gr‚ce est sur les charbons ardents. Elle ne tenait pas en place cet après-midi.

- Son père lui manque.

- «a se voit. On va t‚cher de rendre présentable notre vieux Pilgrim d'ici là. Comme ça, Gr‚ce pourra le monter...

- Sérieusement?

- Sans problème. J'ai encore pas mal de travail avec lui cette semaine, mais si tout se passe bien, j'essaierai de le monter. Et dans le meilleur des cas, Gr‚ce pourra faire une démonstration à son papa.

- Et on pourra le ramener à la maison...

- Oui.

- Tom...

- Bien s˚r, tu peux rester ici aussi longtemps qu'il te plaira. Ce n'est pas parce qu'on part que tu dois en faire autant.

Elle lui sourit bravement.

- Merci.

- D'ailleurs, j'imagine que pour emballer tout ton matériel il te faudra au moins une bonne semaine!

Elle rit - et il dut détourner les yeux de peur de trahir la douleur qui lui broyait la poitrine à l'idée de ce départ. Il passa une vitesse, sourit et la salua.

Depuis, il avait tout fait pour éviter de se retrouver seul avec elle. Il s'était jeté à corps perdu dans le travail, déployant pour Pilgrim une énergie qu'il avait cru perdue avec les années, depuis l'époque de ses premières consultations.

317

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Le matin, monté sur Rimrock, il le faisait circuler dans le corral, l'entraînant à passer du pas au galop, et du galop au pas, avec toute la douceur dont il devinait que l'animal avait jadis été capable - et ses pattes arrière venaient se poser sans faute dans les pas de ses antérieurs.

L'après-midi, il travaillait à pied avec la longe. Il lui faisait décrire des cercles, se rapprochait pour lui faire changer de direction en pivotant sur les postérieurs.

Parfois, Pilgrim se rebiffait et reculait. Tom courait alors après lui en maintenant sa position, jusqu'à ce que le cheval e˚t compris qu'il ne servait à rien de courir, parce que l'homme serait toujours là et que peut-

être, après tout, ce n'était pas si ennuyeux de faire ce qu'on vous demandait. quand la sarabande cessait, les deux partenaires en sueur se reposaient, appuyés l'un à l'autre comme deux boxeurs hors d'haleine.

Au début, ce changement de rythme avait perturbé le cheval, car même Tom n'avait aucun moyen de lui expliquer qu'il y avait désormais une échéance.

Non qu'il s˚t lui-même pourquoi il s'acharnait à h‚ter une guérison qui allait le priver pour toujours de l'objet de son désir. Mais pour Dieu sait quelle raison, Pilgrim parut réceptif à cet étrange regain d'énergie, et bientôt il répondit avec entrain aux efforts de Tom.

Aujourd'hui, enfin, c'était le grand jour.

Pilgrim le regarda refermer le portail et marcher jusqu'au milieu du corral, la selle et le harnais à l'épaule.

- Eh oui, vieux frère, tu as bien compris. Pas la peine d'ouvrir de grands yeux...

Il abandonna la selle dans l'herbe et s'écarta. Pilgrim détourna la tête, comme pour montrer que ce n'était pas une si grande affaire et qu'il n'était pas du tout intéressé. Mais ses yeux étaient comme aimantés par la selle et il finit par se décider à marcher dans sa direction.

Tom le regarda avancer sans faire un geste. L'animal s'arrêta à un mètre et allongea le cou presque comiquement pour en renifler l'atmosphère.

318

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- T'inquiète pas... ça ne te mordra pas!

Pilgrim lui lança un regard torve et reprit son inspection. H portait toujours à l'encolure le licou que son dresseur avait confectionnée pour lui. Il piaffa à plusieurs reprises, puis se rapprocha encore et repoussa légèrement la selle du nez. D'un geste naturel, Tom ôta de son épaule le harnais qu'il se mit à arranger, en le tenant à deux mains. Surpris par le tintement, Pilgrim releva la tête.

- Ne fais pas l'étonné. Comme si tu n'avais pas vu le truc arriver...

Tom attendit. Il était difficile d'imaginer que c'était la même bête qu'il avait vue dans cette stalle infernale, près de New York, coupée du monde.

Sa robe resplendissait, son oil était vif, et ses cicatrices au nez lui donnaient un air de noblesse, comme quelque gladiateur romain marqué par les combats. Jamais un cheval n'avait été à ce point transformé -lui et les vies qui gravitaient dans son orbite.

Voilà que Pilgrim marchait à présent vers lui, comme prévu, réservant au harnais le même cérémonial de reniflements. Et lorsque Tom défit le licou pour le remplacer par le harnais, il n'eut pas un tressaillement. Il y avait bien encore en lui de la raideur et une vague contraction des muscles, mais il laissa le dresseur le flatter à l'encolure, puis déplacer sa main et caresser l'endroit o˘ se poserait la selle. Et il ne broncha pas non plus quand il sentit le mors entre ses dents. quoique fragiles, la confiance et la foi que Tom avait travaillé à instaurer lui étaient acquises.

Il le conduisit par la bride - comme il l'avait fait si souvent avec la longe -, le fit tourner autour de la selle et s'arrêter juste à côté.

Tranquillement, en s'assurant que Pilgrim pouvait surveiller chacun de ses gestes, il souleva la selle et la plaça sur son dos, en le réconfortant toujours du geste ou de la voix. D'une main légère, il boucla la sangle, puis fit marcher le cheval pour lui permettre de tester ses sensations.

Les oreilles de Pilgrim remuaient sans arrêt, mais il ne montrait pas le blanc de l'oil et à tout instant il produisait un 319

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux léger bruit en soufflant par les naseaux -Joe appelait cela ćhasser les papillons ª. Tom se pencha pour resserrer la sangle puis se coucha en travers de la selle et laissa le cheval marcher encore un moment pour s'habituer à son poids, en l'encourageant tout du long. Enfin, quand l'animal fut prêt, il passa la jambe de l'autre côté et se cala en selle.

Pilgrim marcha - et marcha droit. Et même si ses muscles tremblaient encore sous l'effet de quelque profond et intouchable reliquat de peur qu'il garderait peut-être toujours en lui, il se comporta bravement - et Tom sut que s'il ne devinait pas un reflet de cette peur chez Gr‚ce, alors elle pourrait le monter à son tour.

Et quand elle l'aurait monté, sa mère et elle n'auraient plus aucune raison de rester.

Robert s'était procuré un guide du Montana dans sa librairie favorite à

Broadway et à l'heure o˘ le signal ATTACHEZ vos CEINTURES cliqueta, alors que s'amorçait la descente sur Butte, il en savait sans doute déjà plus sur cette localité que la plupart de ses 33 336 habitants.

quelques minutes plus tard, il survolait ´ la plus riche colline du monde ª, altitude 5 755 pieds, la plus grosse mine d'argent de la nation dans les années 1880 - et de cuivre, jusqu'au tournant du siècle. Aujourd'hui, si la ville n'était plus que le fantôme d'elle-même, elle avait toutefois d'après le guide conservé un ćachet ª, dont rien pourtant, jusque-là du moins, n'apparaissait à Robert depuis son avantageux poste d'observation. On avait l'impression qu'un voyageur distrait avait simplement déposé une pile de bagages sur un versant de colline - et oublié de venir les reprendre.

Il aurait préféré atterrir à Gré‚t Falls, mais un problème de dernière minute s'était présenté au bureau et il avait d˚ changer ses plans. Butte était la solution de repli. Malgré la distance, Annie avait tenu à venir le chercher en voiture.

Robert ne savait toujours pas à quel point son licenciement l'avait affectée. Les journaux de New York avaient bavé sur 320

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux la nouvelle pendant toute la semaine. GATES GRUGE GRAVES, avait claironné

l'un d'eux, tandis que d'autres se risquaient à des jeux de mots, dont le plus réussi était : GRAVE …CHEC POUR GRAVES. C'était déjà étrange de voir Annie distribuée pour une fois dans le rôle de la victime - ou d'une martyre, comme le laissait entendre l'article le plus compatissant. Mais le plus étrange, c'était bien la décontraction avec laquelle l'intéressée avait réagi au téléphone, lorsqu'elle était revenue de jouer les cow-boys.

- Je m'en fous complètement...

- C'est vrai?

- Absolument. Tant mieux si j'ai été virée. Je vais pouvoir passer à autre chose.

Robert s'était demandé s'il avait appelé le bon numéro. C'était peut-être pour garder la face. Elle avait prétendu qu'elle était fatiguée des jeux du pouvoir et de la politique, qu'elle voulait retourner à l'écriture, ses premières amours. D'ailleurs, Gr‚ce avait dit que c'était la meilleure chose qui pouvait lui arriver. Robert lui avait demandé si son excursion s'était bien déroulée. Magnifiquement, avait dit Annie. Puis elle lui avait passé Gr‚ce qui sortait de son bain et lui avait tout raconté. Elles devaient venir le chercher toutes les deux à l'aéroport.

Il y avait bien un petit comité d'accueil qui faisait des signes lorsqu'il foula l'asphalte, mais personne de sa connaissance. Puis il regarda de plus près les deux inconnues en Jean et chapeau de cow-boy qu'il avait déjà

remarquées, parce qu'elles avaient ricané sur son passage - avec un certain culot- et il les reconnut.

- Mon Dieu! Pat Garrett et Billy thé Kid!

- Salut, étranger! dit Gr‚ce d'une voix traînante. qu'est-ce qui t'amène en ville?

Elle ôta son chapeau et se jeta à son cou.

- Mon bébé, comment vas-tu? COMMENT VAS-TU?

- «a baigne!

Elle se pendait si fort après lui que Robert s'étouffa d'émotion. .

321

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- «a se voit... Laisse-moi te regarder.

Il la repoussa et eut la brusque vision d'un corps inerte et gris‚tre à

l'hôpital. C'était à peine croyable. Ses yeux pétillaient de vie et le soleil avait révélé toutes les taches de rousseur sur sa frimousse radieuse.

- Tu ne remarques rien?

- Tu veux dire : à part tout?

Elle se livra à une petite pirouette à son intention - et soudain, il comprit.

- Plus de canne!

- Plus de canne!

- Ma championne...!

Il l'embrassa et, au même moment, chercha Annie de la main. Elle aussi avait ôté son chapeau. Son bronzage rendait ses yeux clairs et réellement très verts. Jamais elle n'avait été aussi belle. Elle se rapprocha, mit les bras autour de lui, et l'embrassa. Robert l'étreignit aussi longtemps que l'autorisait la décence.

- Dieu, ça fait si longtemps...

- C'est vrai, dit Annie.

Ils mirent trois heures à retourner au ranch. Et, malgré sa h‚te de montrer à son père la région, Pilgrim, et de lui présenter les Booker, Gr‚ce ne s'ennuya pas un instant. Depuis sa place à l'arrière, elle planta son chapeau sur la tête de Robert. Le feutre, trop petit pour lui, lui donnait l'air ridicule, mais il le garda quand même et les fit bien rire en leur racontant son vol de correspondance pour Sait Lake City.

Presque toutes les places avaient été réservées par une chorale religieuse qui avait chanté pendant tout le trajet. Coincé entre deux volumineuses contraltos, Robert avait gardé le nez dans son guide tandis qu'autour de lui on entonnait le Plus près de Toi, mon Dieu - ce qui, à trente mille pieds d'altitude, était de circonstance.

Il invita Gr‚ce à chercher dans son sac les cadeaux de Genève. Il lui avait rapporté une grosse boîte de chocolats et

322

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux un coucou miniature qui avait vraiment un drôle de genre pour un coucou.

Son cri, Robert en convint, ressemblait plutôt à celui d'un perroquet sur piles. Mais il jura qu'il était authentique; il savait de source s˚re que les coucous taÔwa-nais, surtout ceux souffrant d'hémorroÔdes, avaient exactement cette tête, et ce cri-là. Les cadeaux pour Annie, que Gr‚ce avait également déballés, consistaient dans le traditionnel flacon de son parfum préféré et un foulard en soie qu'elle ne porterait jamais - comme ils le savaient tous les trois. Annie dit qu'elle le trouvait ravissant, et embrassa Robert sur la joue.

En voyant ses parents enfin réunis, Gr‚ce ressentit un authentique contentement. C'était comme si les demi'"es pièces du puzzle fracturé de sa vie se remettaient en place. Il n'en manquait plus qu'une : il fallait qu'elle monte Pilgrim. Si tout s'était bien passé aujourd'hui au ranch, cette lacune serait bientôt comblée. Tant que ce ne serait pas une certitude, ni elle ni sa mère n'en parleraient à Robert.

Cette perspective l'électrisait et la troublait à la fois. En fait, elle n'avait pas tant le désir de monter Pilgrim que le sentiment qu'il le fallait. Depuis qu'elle montait Gonzo, personne ne semblait douter qu'elle réussirait - dès lors que Tom était d'accord. Pourtant, elle avait des doutes.

Ce n'était pas de la peur, du moins pas au sens ordinaire. Bien s˚r, elle redoutait d'avoir le trac au moment fatidique, mais elle était pratiquement s˚re de parvenir à se dominer. Ce qu'elle craignait surtout, c'était de décevoir Pilgrim - de n'être pas à la hauteur.

Sa prothèse était à présent si serrée qu'elle avait toujours mal. Le jour de la transhumance, dans la dernière partie du trajet, la douleur avait été

presque insoutenable. Elle n'avait rien dit à personne, plaisantant même lorsque Annie avait remarqué qu'elle dévissait maintenant sa jambe dans l'intimité. Il avait été plus difficile d'abuser Terri Carlson. Constatant l'inflammation du moignon, la kiné avait déclaré qu'elle avait le besoin urgent d'un réglage. Hélas, personne dans la

323

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux région ne fabriquait ce modèle de prothèse. Il fallait se rendre à New York.

Gr‚ce était résolue à tenir bon. C'était l'affaire d'une semaine ou deux.

Elle espérait seulement que la douleur ne l'empêcherait pas de se concentrer au moment critique.

Lorsqu'ils changèrent de direction pour aller vers l'ouest, c'était déjà le soir. Droit devant eux, les Rocheuses se trouvaient sous un empilement de nuages orageux qui semblaient menacer de fondre sur la voiture.

Ils traversèrent Choteau et Gr‚ce montra à son père dans quel taudis elles avaient d'abord vécu, puis le dinosaure du musée. Il ne lui parut ni aussi grand ni aussi féroce qu'à son arrivée. En fait, elle n'aurait pas été

étonnée de le voir cligner de Fceil.

¿ l'heure o˘ ils quittèrent la route goudronnée, le ciel formait une vo˚te de nuages noirs, comme une église en ruines, à travers laquelle le soleil se frayait un accès capricieux. Tandis que la voiture avançait lentement sur la route caillouteuse qui menait au ranch, Gr‚ce se sentit gagnée par une certaine fébrilité. Elle tenait tellement à ce que son père f˚t impressionné. Annie aussi, peut-être, car une fois la crête franchie, lorsque le ranch s'offrit à leur vue, elle stoppa la voiture et laissa Robert apprécier le paysage.

Le nuage de poussière qu'ils avaient soulevé les dépassa et dériva lentement devant eux, pour se décomposer en particules d'or sous les rayons d'un soleil rageur. Des chevaux paissant près des peupliers qui frangeaient un coude de la rivière, redressèrent la tête dans leur direction.

- Ma parole ! dit Robert. Les filles, je comprends pourquoi vous ne voulez plus rentrer à la maison...!

L

29

ANNIE avait acheté les provisions du week-end sur la route de l'aéroport, et elle aurait mieux fait, bien s˚r, d'attendre le retour. Passer cinq heures dans une voiture surchauffée n'avait pas arrangé le saumon. ¿ Butte, elle avait enfin trouvé un supermarché digne de ce nom - ils avaient même des tomates séchées et du basilic en pots qui s'était flétri au cours du voyage. Elle avait arrosé et disposé les plants sur le rebord de la fenêtre. Ils s'en tireraient peut-être. Pour le saumon, c'était moins s˚r.

Elle alla le déposer dans l'évier et tenta de noyer sous l'eau froide son odeur d'ammoniaque.

Le jet couvrit le roulement continu du tonnerre. Plongeant les flancs du poisson sous l'eau, elle regarda les écailles ramollies frémir, tournoyer et disparaître dans le siphon. Puis elle ouvrit la poche intestinale et rinça à grande eau la chair membraneuse veinée de sang, jusqu'à ce qu'elle luise d'un rosé vif. L'odeur perdit de son ‚creté, mais le contact de ce corps flasque souleva en elle une telle vague de nausée qu'elle abandonna son dîner sur la paillasse et sortit en courant dans la véranda.

L'atmosphère était si lourde qu'elle n'éprouva aucun soulagement. Il faisait déjà presque nuit, et pourtant il était encore tôt. Les nuages, d'un noir malsain strié de jaune, étaient si bas qu'ils semblaient peser directement sur la terre.

Voilà presque une heure que Gr‚ce était partie avec 325

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Robert. Annie aurait préféré qu'elle attendît le lendemain, mais Gr‚ce avait insisté pour présenter son père aux Booker et lui montrer Pilgrim.

¿ peine s'il avait eu le temps de jeter un coup d'oil dans la maison avant de l'accompagner au ranch en voiture. La petite avait demandé à sa mère de les accompagner, mais Annie avait refusé, disant qu'elle avait le dîner à

préparer. Elle préférait ne pas assister à la rencontre des deux hommes.

Elle n'aurait pas su o˘ regarder. Rien que d'y penser, son malaise empirait.

C'était bien la peine d'avoir pris une douche et passé une robe, pour se sentir déjà toute moite... Elle descendit les marches de la véranda en emplissant ses poumons d'un air vicié, et contourna lentement la maison pour les voir passer côté façade.

Elle avait vu Tom, Robert et les gosses s'entasser dans la Chevy, et bientôt elle aperçut la voiture qui filait en contrebas vers les prairies.

Compte tenu de son angle d'observation, elle vit seulement Tom au volant.

Il ne leva pas les yeux. Il était en train de parler avec Robert, assis à

côté. Annie se demanda ce qu'il pensait de lui. C'était comme être jugé par procuration.

Toute la semaine, Tom l'avait évitée, et même si elle croyait savoir pourquoi, elle ressentait sa réserve comme un vide qui s'agrandissait en elle. Le matin, en l'absence de Gr‚ce, elle avait attendu qu'il l'appel‚t pour l'emmener en balade, tout en sachant au fond de son cour qu'il n'en ferait rien. Et lorsqu'elle était allée avec sa fille le voir entraîner Pilgrim, il avait été trop concentré pour lui accorder de l'attention.

Ensuite, leur conversation était restée d'une banalité navrante.

Elle voulait lui parler, lui dire qu'elle regrettait ce qui s'était passé, même si c'était faux. La nuit, seule dans son lit, elle repensait à leur tendre exploration mutuelle, la prolongeant par des fantasmes qui la consumaient de désir. Si elle voulait s'excuser, c'était simplement pour ne pas être mal jugée. Mais l'occasion ne s'était présentée qu'une seule fois, le

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L'homme gui murmurait à l'oreille des chevaux soir o˘ il avait ramené Gr‚ce à la maison. Et dès qu'elle avait ouvert la bouche, il l'avait interrompue comme s'il savait ce qu'elle voulait dire.

En voyant son regard, quand il était reparti, elle avait failli le rappeler en lui courant après.

Les bras croisés, Annie vit des éclairs danser par-dessus les massifs montagneux ensevelis dans leur suaire. Comme, à la hauteur du gué, elle distinguait les phares de la Chevy entre les arbres, oscillant sur la piste

- elle sentit une grosse goutte tomber sur son épaule. Elle releva la tête et une autre goutte atterrit au milieu de son front pour dégouliner sur sa figure. L'atmosphère soudain rafraîchie embaumait la terre mouillée. Annie vit la pluie tomber sur la vallée et fondre sur elle comme un mur. Tournant les talons, elle rentra en toute h‚te s'occuper du saumon.

Le type était sympa. quoi d'étonnant? Il était spontané, pétri d'humour, intéressant - et surtout, il s'intéressait. Robert se pencha en avant pour essayer de voir quelque chose au-delà de l'éventail balayé en vain par les essuie-glaces. Avec cette pluie qui tambourinait sur le toit de la voiture, il fallait crier pour s'entendre.

- Śi tu n'aimes pas le temps qu'il fait dans le Montana, attends donc cinq minutes ª, dit Robert.

Tom rit.

- C'est Gr‚ce qui vous a dit ça?

- C'était dans mon guide.

- Papa est complètement gaga avec les guides! brailla Gr‚ce depuis la banquette.

- Merci, chérie. Tom sourit.

Il les avait emmenés aussi haut que l'on pouvait s'y risquer en voiture.

Ils avaient vu une biche, un couple de faucons, et une harde d'élans, au fond de la vallée. Les petits, dont certains n'avaient pas plus d'une semaine, cherchaient à s'abriter du tonnerre sous les flancs de leur mère.

Robert avait sorti une paire de jumelles et ils avaient ainsi passé une dizaine de

327

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux minutes à les observer, chaque gosse revendiquant son tour. Ils avaient vu un m‚le avec ses bois majestueux à six cors. Tom essaya de bramer à son intention, mais sans s'attirer de réponse.

- «a pèse combien, une bête pareille ? demanda Robert.

- Dans les huit cents kilos. En ao˚t, ses bois atteindront une trentaine de kilos.

- Vous les chassez?

- Mon frère, de temps en temps. Je préfère voir leurs têtes dans le paysage plutôt que sur un mur.

Au retour, Robert posa encore bien des questions, sous les taquineries incessantes de sa fille. Tom songea à Annie, à sa manie des questions, et se demanda si elle avait déteint sur Robert ou le contraire. Ou s'ils étaient tout simplement bien assortis. Plutôt la seconde hypothèse. Il s'efforça de penser à autre chose.

Il pleuvait à torrents sur le chemin qui montait à la petite maison. L'eau jaillissait à gros bouillons par tous les angles du toit. Tom se gara le plus près possible de la véranda pour éviter d'infliger une douche à ses passagers. Robert descendit le premier. Il claqua la portière et Gr‚ce en profita pour demander discrètement à Tom comment ça s'était passé avec Pilgrim.

- Très bien. «a devrait marcher.

Elle eut un sourire ravi et Joe lui décocha un joyeux coup de coude. Mais il était trop tard pour demander des précisions, car Robert ouvrait la portière pour l'aider à descendre.

Tom aurait d˚ deviner que la pluie avait rendu glissants les abords terreux de la véranda. Mais il n'y pensa qu'au moment o˘ Gr‚ce tenta de s'extirper de la voiture. Elle tomba en poussant un cri. Tom bondit de son siège et fit le tour du véhicule.

Robert était penché sur sa fille avec anxiété.

- Mon Dieu, Gr‚ce, tu n'as rien?

- «a va. (Elle s'efforçait déjà de se relever et semblait plus gênée que blessée.) C'est vrai, papa, ça va...

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie, qui sortait en courant, manqua s'étaler à son tour.

- que s'est-il passé?

- Rien! dit Robert. Elle a glissé...

Joe était sorti lui aussi, très inquiet. Gr‚ce fut remise sur ses pieds.

Elle tressaillit en retrouvant son poids. Robert la tenait toujours par les épaules.

- Tu es s˚re que ça va, ma puce?

- S'il te plaît, papa, n'en fais pas un plat. Je n'ai rien.

Elle boitait, mais t‚cha de s'en cacher tandis qu'elle s'éloignait vers la maison. Craignant de rater quelque chose, les jumeaux étaient prêts à

suivre le mouvement, quand Tom les rappela à l'ordre en douceur et les renvoya dans la voiture. Il vit à l'air mortifié de Gr‚ce qu'il était temps de prendre congé.

- ¿ demain, alors...?

- Entendu, dit Robert. Merci pour la balade.

- ¿ votre service.

Tom adressa un clin d'oil à Gr‚ce et lui souhaita une bonne nuit. Elle acquiesça avec un sourire brave. Puis il passa la porte à la suite de Joe et se retourna pour saluer. Son regard croisa celui d'Annie. Ce coup d'oil ne dura qu'une fraction de seconde, mais il contenait tout ce que leurs cours avaient à se dire.

Effleurant son chapeau, il leur souhaita une bonne nuit.

Gr‚ce comprit qu'il y avait eu de la casse dès qu'elle toucha le sol de la véranda et, dans un moment d'horreur, crut que c'était son fémur. Ce ne fut qu'en se relevant qu'elle fut rassurée sur ce point. Elle était choquée, affreusement gênée, mais elle n'avait rien de cassé.

C'était pire. Le manchon de la prothèse était fissuré sur toute sa longueur.

Elle était assise au bord de la baignoire, la jambe de son jean ratatinée sur sa cheville gauche, la prothèse dans les mains. L'intérieur du manchon lézardé était chaud, humide et sentait la sueur. On pourrait peut-être le recoller ou le

329

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux scotcher. Mais il faudrait en parler à ses parents et, si ça ne marchait pas, ils ne la laisseraient jamais monter sur Pilgrim...

Après le départ des Booker, elle avait d˚ faire tout un numéro à propos de sa chute. Elle avait plaisanté là-dessus et répété à ses parents que TOUT

ALLAIT BIEN. Apparemment, ils l'avaient crue. quand elle avait été rassurée sur ce point, elle s'était réfugiée dans la salle de bains pour examiner tranquillement les dég‚ts. Elle avait bien senti cette saloperie jouer autour de son moignon, en traversant le living, et grimper l'escalier avait été vachement dur. Si elle ne pouvait même pas monter des marches avec ce truc, comment ferait-elle avec Pilgrim? Merde! C'était si bête. Elle avait tout g‚ché.

Longtemps, elle resta assise, perdue dans ses réflexions. Elle entendait Robert qui parlait avec animation de l'élan. Il essayait d'imiter le cri de Tom, mais ce n'était pas cela du tout et, Annie éclata de rire. C'était super de l'avoir enfin à la maison. Si elle leur disait la vérité

maintenant, la soirée serait g‚chée.

Elle savait quoi faire. Elle se leva, clopina jusqu'au lavabo et sortit la boîte à pansements de la pharmacie. Elle allait rafistoler ce truc et, demain matin, elle tenterait de monter Gonzo. Et si ça marchait, elle ne dirait rien à personne avant d'avoir monté Pilgrim.

Annie éteignit dans la salle de bains et marcha sans bruit dans le couloir jusqu'à la chambre de Gr‚ce. Elle poussa la porte entreb‚illée, qui grinça doucement. La lampe de chevet était restée allumée - celle qu'elles avaient achetée ensemble à Gré‚t Falls pour remplacer l'ancienne. La nuit de ce drame-là semblait dater d'une autre vie.

- Gracie?

Pas de réponse. Elle s'approcha du lit et éteignit la lumière, notant distraitement que la jambe artificielle n'était pas calée à sa place habituelle contre le mur, mais posée par terre, dans 330

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux la pénombre, entre la table et le lit. Gr‚ce dormait. Son souffle était si doux qu'Annie dut prêter l'oreille pour l'entendre. Ses cheveux répandus en volutes sur l'oreiller évoquaient l'embouchure d'une sombre rivière. Annie resta là un moment, à la contempler.

Elle avait été si courageuse après la chute. Pourtant, elle avait d˚ se faire mal. Mais pendant toute la soirée, elle s'était montrée drôle, spirituelle et gaie. Une brave gosse. Avant le repas, dans la cuisine, tandis que Robert prenait un bain à l'étage, elle lui avait rapporté ce que Tom avait dit au sujet de Pilgrim. Elle pétillait d'enthousiasme et avait tout arrangé pour faire la surprise à son père. Joe entraînerait Robert du côté de Bronty, pour le ramener juste au bon moment ?rm qu'il la vît montée sur Pilgrim. Annie se faisait du souci à ce sujet. Mais si Tom estimait que c'était sans danger...

- C'est un chic type, avait dit Robert en se resservant une part du saumon qui, contre toute attente, s'était révélé excellent.

- Il a été très aimable avec nous, répondit Annie d'une voix faussement détachée.

Dans le court silence qui suivit, ses mots semblèrent rester en suspens -

comme pour se prêter à une enquête. Dieu merci, Gr‚ce enchaîna sur une nouvelle histoire.

Annie se pencha pour embrasser sa fille. De très loin, Gr‚ce murmura une réponse.

Robert était déjà au lit. Il était nu. Lorsqu'elle se mit à se dévêtir, il abandonna son livre et la regarda. C'était un signal convenu depuis des années, et par le passé elle avait souvent aimé se déshabiller devant lui -

c'était excitant. Mais, aujourd'hui, elle trouvait ce regard silencieux dérangeant et presque intolérable. Elle savait, bien s˚r, qu'il avait l'intention de lui faire l'amour après une aussi longue séparation. Toute la soirée, elle avait redouté ce moment.

Elle ôta sa robe, la reposa sur la chaise, et sentit avec une telle acuité

le poids de ce regard et l'intensité du silence qu'elle gagna la fenêtre et écarta les stores.

331

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Il ne pleut plus.

- «a s'est arrêté il y a une demi-heure environ...

- Ah...

Elle regarda la grande maison. quoiqu'elle ne f˚t jamais entrée dans la chambre de Tom, elle savait o˘ était sa fenêtre et constata que la pièce était éclairée. Mon Dieu, pourquoi ce n'est pas toi? Pourquoi ce n'est pas nous? Cette réflexion la remplit d'un désir violent, si proche du désespoir qu'elle referma bien vite les stores et tourna les talons. Elle ôta ses sous-vêtements à la h‚te et attrapa le grand tee-shirt qui lui servait de chemise de nuit.

- Laisse, dit Robert doucement. (Elle se tourna vers lui et il lui sourit.) Viens...

Il lui tendit les bras, et elle fit de son mieux pour lui rendre son sourire, priant pour qu'il ne p˚t lire ce qu'elle craignait d'exprimer par son regard. Reposant son tee-shirt, elle marcha jusqu'au lit, se sentant scandaleusement exposée dans sa nudité.

Elle s'assit près de lui, et ne put réprimer un frisson lorsqu'il posa une main sur sa nuque et l'autre sur son sein gauche.

- Tu as froid?

- Un peu.

Délicatement, il attira sa tête à lui et l'embrassa - comme il l'embrassait toujours. Et elle essaya, de chacune des fibres de son être, de vider son esprit de toute comparaison pour se perdre dans les contours familiers de sa bouche, dans son odeur, et dans le contact de sa main sur son sein.

Elle ferma les yeux, sans parvenir à contenir un envahissant sentiment de trahison. Elle avait trahi cet homme bon et aimant, sinon par ses actes, du moins en pensée. Par-dessus tout, et même si c'était complètement idiot de sa part, elle avait l'impression de trahir Tom.

Ouvrant les draps, Robert bougea pour lui faire de la place. Elle vit le dessin familier des poils brun-roux sur son ventre et l'engorgement rosé de sa vibrante érection. Elle sen-332

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tit son membre contre sa cuisse quand elle se coucha à son côté.

- Oh, Annie. Tu m'as manqué...

- Toi aussi, tu m'as manqué.

- C'est vrai?

- Bien s˚r...

Elle sentit le plat de sa main parcourir son flanc, sa hanche et son ventre, et elle sut qu'il allait la caresser entre les cuisses - pour découvrir qu'elle n'était absolument pas excitée. Au moment o˘ ses doigts touchaient le bord de sa toison, elle se déroba légèrement.

- Laisse-moi faire..., dit-elle.

Elle se glissa entre ses jambes et cueillit son membre dans sa bouche. Il y avait longtemps, peut-être des années, qu'elle n'avait pas fait cela, et Robert en suffoqua.

- Oh, Annie, ça m'étonnerait que je tienne...

- «a ne fait rien. J'en ai envie.

quels fieffés menteurs l'amour fait de nous, songea-t-elle. quelles voies obscures et inextricables il nous fait parcourir... Et l'excitation venant, elle songea dans un flot de tristesse que, quoi qu'il arriverait, elle ne serait plus jamais la même et que cette mauvaise action était secrètement son cadeau d'adieu.

Plus tard, quand la lumière fut éteinte, il entra en elle. Si profonde était la nuit qu'ils ne pouvaient se regarder dans les yeux et, ainsi protégée, Annie se laissa enfin émouvoir. Elle se livra alors à la cadence fluide de leur étreinte - et par-delà sa peine trouva un bref oubli.

30

APR»S le petit déjeuner, Robert conduisit Gr‚ce à la grange. La pluie avait lavé et rafraîchi l'atmosphère -et le ciel n'était plus qu'une conque azur.

Il avait déjà remarqué que sa fille était plus réservée, plus grave que la veille, et il lui demanda en route si tout allait bien.

- Papa, arrête ! JE VAIS BIEN !

- Pardon.

Elle lui tapota la main et il n'insista pas. Elle avait téléphoné à Joe avant de partir et, quand ils arrivèrent, Gonzo avait déjà quitté son paddock. Joe les accueillit avec un grand sourire.

- Bonjour, jeune homme, dit Robert.

- Bonjour, monsieur Maclean.

- Robert, s'il te plaît.

- Entendu, monsieur.

Ils conduisirent Gonzo dans la grange. Robert nota que Gr‚ce semblait boiter davantage que la veille. Une fois, elle parut même perdre l'équilibre et dut se rattraper au portail d'une stalle. Il les regarda seller Gonzo en posant à Joe toutes sortes de questions sur le poney : son

‚ge, sa taille, si cette race-là avait un caractère spécial. Joe lui fit des réponses détaillées et courtoises. Gr‚ce ne dit pas un mot. Robert vit à son regard troublé qu'elle avait un souci. Il comprit en regardant Joe que le garçon partageait ses

334

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux doutes, même si lui non plus n'aurait pas osé demander des explications.

Gonzo quitta la grange par la porte du fond, et fut l‚ché dans l'arène. Gr

‚ce était prête à monter.

- Tu ne mets rien...?

- Sur la tête, tu veux dire?

- Oui.

- Non, papa. Pas de bombe. Robert haussa les épaules.

- Bon, comme tu veux.

Gr‚ce le dévisagea en plissant les yeux. Joe les regarda tour à tour, et sourit. Puis Gr‚ce rassembla les rênes et, appuyée à l'épaule de Joe, mit le pied gauche à l'étrier. Comme elle déportait son poids sur sa prothèse, quelque chose parut céder et Robert la vit sursauter.

- Merde!

- qu'y a-t-il?

- Rien. C'est bon...

Avec un grognement d'effort, elle lança sa jambe pardessus le troussequin et retomba en selle. Avant même qu'elle e˚t trouvé son assiette, il comprit qu'il y avait un problème puis il vit son visage crispé et réalisa qu'elle pleurait.

- Gracie, qu'y a-t-il?

Elle secoua la tête. Au début, il crut qu'elle souffrait mais quand elle ouvrit enfin la bouche, il comprit que c'étaient des larmes de rage.

- C'est foutu! explosa-t-elle. «a marchera jamais...

Robert passa le reste de la journée à tenter de joindre Wendy Auerbach. Le répondeur de la clinique indiquait un numéro pour les urgences qui, curieusement, semblait occupé en permanence. Peut-être d'autres prothèses à

New York avaient-elles craqué par sympathie ou en raison d'un défaut caché

qui s'était soudainement révélé. quand enfin il obtint la communication, l'infirmière de garde lui dit qu'elle regrettait mais le règlement de la clinique interdisait de divulguer

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux les numéros personnels. Toutefois, si c'était réellement urgent (ce dont elle doutait à l'entendre), elle essayerait de contacter le Dr Auerbach de son côté. Une heure plus tard, elle rappelait pour signaler que le docteur était absent de son domicile jusqu'en fin d'après-midi.

En attendant, Annie appela Terri Carlson, dont le numéro - à la différence de celui de Wendy Auerbach - était dans l'annuaire. Terri connaissait en effet un praticien à Gré‚t Falls qui serait en mesure de confectionner une autre prothèse. Mais elle les mit en garde : une fois qu'on s'était fait à

un modèle particulier, changer était risqué et pouvait demander du temps.

Si Robert avait été bouleversé par les larmes de Gr‚ce et comprenait sa frustration, il éprouvait également un secret soulagement à la perspective d'échapper à un petit numéro qui - c'était clair - avait été spécialement conçu à son intention. Déjà, voir Gr‚ce grimper sur Gonzp lui avait donné

des palpitations. La perspective de la voir monter Pilgrim, à l'amendement duquel il ne croyait qu'à moitié, était tout bonnement affolante.

Il ne cherchait pas à savoir pourquoi, d'ailleurs. C'était plus fort que lui. Les seuls chevaux auprès desquels il se f˚t jamais senti à l'aise, c'étaient ceux des galeries marchandes, qui se trémoussaient quand on glissait une pièce dans la fente. Dès lors qu'il fut établi que le projet avait l'aval non seulement d'Annie, mais de Tom - ce qui était plus embêtant -, Robert avait entrepris de sauver les apparences en feignant de soutenir à fond ce projet.

¿ six heures du soir, ils avaient un plan.

Wendy Auerbach finit par rappeler et demanda à Gr‚ce de décrire précisément la fêlure. Puis elle dit à Robert que si la petite pouvait rentrer à New York pour un nouveau moulage dans la soirée du lundi, la pose pourrait avoir lieu le mercredi et la prothèse serait prête pour le week-end.

- «a colle?

- «a colle! dit Robert, et il la remercia. /, 336

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

¿ l'issue du conseil de famille qui se déroula dans le living, le trio arrêta une décision. Annie partirait avec sa fille pour New York, et le week-end prochain elles seraient de retour pour que Gr‚ce p˚t monter Pilgrim. Robert ne pourrait se joindre à elles, à cause d'une nouvelle réunion à Genève. Il s'efforça d'avoir l'air raisonnablement attristé à

l'idée de manquer le grand événement.

Annie appela les Booker et tomba sur Diane, qui s'était montrée adorable quand elle avait appris la nouvelle. Bien entendu, on pouvait laisser Pilgrim sur place. Smoky garderait l'oil sur lui. La famille Booker rentrerait le samedi de Los Angeles - pour Tom, elle ne savait pas. Elle les invita au barbecue qu'ils organisaient ce soir-là. Annie accepta avec joie.

Puis Robert appela la compagnie d'aviation. Un problème se présenta. Il ne restait plus qu'une place libre dans son vol Sait Lake City-New York. Il la réserva provisoirement.

- Je prendrai un autre vol, dit Annie.

- Pourquoi? Tu peux rester.

- Elle ne pourra pas rentrer toute seule...

- Pourquoi ? protesta Gr‚ce. Je suis bien allée toute seule à Londres quand j'avais dix ans!

- Là, il y a une correspondance. Je ne veux pas que tu te balades toute seule dans un aéroport.

- Annie! s'exclama Robert. C'est Sait Lake City... Il y a là-bas plus de chrétiens au mètre carré qu'au Vatican.

- Maman, je ne suis plus un bébé!

- Tu parles.

- Les hôtesses prendront soin d'elle, dit Robert. …coute, si tu y tiens, Eisa pourra l'accompagner.

Il y eut un flottement. Le père et la fille regardaient Annie, attendant sa décision. Il y avait quelque chose de nouveau chez elle, un changement indéfinissable que Robert avait remarqué le jour o˘ elle était venue le chercher à l'aéroport. Il l'avait d'abord mis simplement sur le compte de son apparence, sa bonne mine rayonnante de santé. Pendant le trajet, 337

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux elle avait suivi son badinage avec Gr‚ce dans une sorte de sérénité amusée.

Mais plus tard, sous le calme, il avait cru percevoir une certaine mélancolie. Au lit, son comportement avait été sublime, et pourtant aussi un peu choquant. Elle lui avait paru inspirée non par le désir mais par quelque intention secrète et triste.

Robert s'était dit que ce changement était sans doute lié au contrecoup de son licenciement. Mais maintenant, il devait s'avouer que sa femme lui était devenue une énigme.

Par la fenêtre, Annie regardait la belle soirée de printemps, Elle se retourna, avec une grimace apitoyée.

- Vous me laissez toute seule alors?

Gr‚ce la prit par la taille. l

- Pauvre petite maman... Robert lui sourit.

- Décompresse... Profites-en! Après une année chez Crawford Gates, si quelqu'un mérite une récréation, c'est bien toi!

Il rappela la compagnie pour confirmer la réservation.

Le feu pour le barbecue fut allumé dans un méandre abrité de la rivière, sous le gué - là o˘ restaient à longueur d'année deux tables et des bancs fixes en bois brut, que les intempéries avaient érodé, creusé et blanchi.

Annie avait remarqué cette installation lors de son footing matinal - sa corvée quotidienne à laquelle elle semblait avoir réussi à échapper sans inconvénient apparent. Depuis la transhumance, elle n'était allée courir qu'une fois, et s'était surprise à dire à Gr‚ce qu'elle sortait jogger. Si elle joggait, maintenant, autant abandonner.

Les hommes étaient allés préparer le feu à l'avance. Gr‚ce n'aurait pas pu monter avec sa prothèse rafistolée et sa canne ressuscitée ; elle était donc partie avec Joe dans la Chevy chargée de victuailles. Annie et Diane suivaient à pied avec les jumeaux. Elles marchaient lentement, profitant des dernières lueurs du soleil. La virée à Los Angeles avait cessé d'être un secret et les petits ne parlaient plus que de ça.

338

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Diane était plus amicale que jamais. Elle semblait sincèrement réjouie que le problème de Gr‚ce e˚t trouvé une solution, et ne s'était pas du tout hérissée à l'idée qu'Annie rest‚t sur place, comme cette dernière l'avait appréhendé.

- ¿ dire vrai, je suis contente que vous soyez dans les parages. Smoky est gentil, mais ce n'est qu'un gosse et je ne crois pas qu'il en ait beaucoup dans la caboche...

Elles poursuivirent leur chemin, les jumeaux courant devant. Une seule fois, la conversation s'interrompit, lorsqu'un couple de cygnes vola au-dessus de leurs têtes. Elles virent le soleil caresser les cols blancs sagement tendus vers les hauteurs, et entendirent le battement des ailes s'évanouissant dans la paix du soir.

Bientôt, Annie perçut le crépitement du feu et une volute blanche s'éleva par-dessus les peupliers.

Les hommes avaient fait le feu sur une langue d'herbe rase qui avançait dans le cours d'eau. De son côté, Frank se livrait devant les enfants à une démonstration de ricochets saluée par des rires moqueurs. Robert, une bière en main, s'occupait des steaks. Il prenait son rôle avec tout le sérieux qu'on pouvait attendre de lui, parlant à Tom avec un hémisphère de son cerveau - l'autre surveillant la viande qu'il harcelait constamment, redisposant chaque pièce à l'aide d'une longue fourchette. Auprès de Tom, en chemise écossaise et mocassins, il paraissait si décalé dans le paysage qu'elle ressentit une bouffée d'affection pour lui.

Ce fut Tom qui les aperçut le premier. Il alla leur chercher à boire dans la glacière. Diane prit une bière et Annie go˚ta le vin blanc qu'elle avait fourni. Elle eut du mal à affronter le regard de Tom, quand il lui tendit son verre. Leurs doigts se touchèrent une fraction de seconde et cette sensation lui fit bondir le cour.

- Merci, dit-elle.

- Alors comme ça, il paraît que c'est vous la maîtresse du ranch la semaine prochaine?

- Oh, absolument.

339

1

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Au moins, il y aura quelqu'un d'assez finaud pour savoir se servir du téléphone, fit Diane.

Tom adressa un regard complice à Annie et sourit. Il n'avait pas son chapeau, et repoussa tout en parlant une mèche blonde qui lui barrait le front.

- Diane ne croit pas que le pauvre Smoky soit capable de compter jusqu'à

dix...

Annie lui rendit son sourire.

- C'est très aimable à vous. Nous abusons de votre hospitalité.

Il ne répondit pas, et cette fois Annie réussit à soutenir son regard. Il lui semblait que, si elle n'y prenait garde, elle pourrait se noyer dans le bleu de ses yeux. Au même moment, Craig surgit en disant que Joe l'avait poussé à l'eau. Son pantalon était trempé jusqu'aux genoux. Diane cria après Joe et s'en alla mener l'enquête. Restée seule avec Tom, Annie sentit la panique monter en elle. Elle avait tant de choses à lui dire, mais rien ne semblait convenir à la situation. Elle n'aurait su dire s'il partageait ou devinait cet embarras.

- Je suis désolé pour Gr‚ce, dit-il.

- Eh bien... «a va s'arranger. Je veux dire, si vous... si tu n'y vois pas d'inconvénient, elle pourra monter Pilgrim quand tu seras de retour.

- Entendu.

- Merci. Robert ne sera pas là pour voir ça, mais ce serait bête, après tout ce...

- Pas de problème. Gr‚ce m'a dit que tu avais démissionné ?

- Si l'on veut...

- Elle prétend que ça ne t'a pas trop démoralisée.

- C'est vrai. Je suis plutôt contente.

- Tant mieux.

Annie sourit encore et prit une gorgée de vin, dans l'espoir de dissiper le silence qui était retombé. Elle regarda vers le feu et Tom suivit son coup d'oeil. Livré à lui-même, Robert accordait aux steaks toute son attention.

Annie savait que le résultat serait impeccable.

340

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Il a le coup de main avec les steaks, ton mari...

- Oh, oui. «a l'amuse.

- C'est quelqu'un de bien.

- Oui. C'est vrai.

- Je me demandais qui était le plus verni...

Annie le considéra. Son attention était toujours dirigée sur Robert. Le soleil tombait en plein sur son visage. Il se tourna vers elle.

- Toi d'être avec lui, ou lui d'être avec toi...

Ils passèrent à table. Les enfants à une table, les adultes à une autre.

Les rires montèrent dans les peupliers. Le soleil déclinait et, entre les arbres qui se découpaient en ombres chinoises, Annie vit la surface en fusion de la rivière se teinter de rosé, de pourpre et d'or. quand il fit assez sombre, ils allumèrent des bougies dans des photophores pour les protéger d'une brise qui ne vint pas, et observèrent le vol périlleux des phalènes au-dessus des flammes.

Maintenant que ses espoirs de monter Pilgrim étaient restaurés, Gr‚ce avait retrouvé le sourire. Après le repas, elle demanda à Joe de montrer à Robert le tour de la montre, et les enfants se rassemblèrent autour de la table pour la démonstration.

La première fois o˘ la montre sauta, ce fut un rugissement général.

Intrigué, Robert demanda à Joe de le refaire, puis encore une fois, plus lentement. Il était assis face à Annie, entre Diane et Tom. Les flammes des bougies dansaient sur son visage tandis qu'il se concentrait, suivant tous les mouvements des doigts, comme toujours à la recherche de l'explication rationnelle. Annie se surprit à espérer, avec une ferveur presque religieuse, qu'il ne trouverait pas - ou, sinon, qu'il n'en laisserait rien paraître.

Il fit lui-même plusieurs tentatives sans succès. Joe lui débita son boniment sur l'électricité statique avec maestria. Il était sur le point de l'amener à plonger la main dans l'eau, pour ´ renforcer la charge ª, lorsque Robert sourit et Annie comprit qu'il avait trouvé. Ne g‚che pas tout, se dit-elle. Je t'en prie, ne g‚che pas tout.

341

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- J'y suis. Tu la fais sauter avec l'ongle. C'est ça? Laisse-moi essayer.

Frottant la montre après ses cheveux, il la ramena lentement au-dessus de la paume de sa main, o˘ se trouvait l'autre montre. Au contact des deux boîtiers, la montre sauta dans sa main avec un claquement. Les enfants applaudirent. Robert sourit avec candeur, comme un gosse qui a ferré le plus gros poisson. Joe s'efforça de cacher sa déception.

- Ils sont malins, ces avocats, dit Frank.

- Et le tour de Tom ! s'écria Gr‚ce. Maman ? Tu as toujours la cordelette?

- Bien s˚r...

Annie l'avait gardée dans sa poche depuis le jour o˘ Tom lui en avait fait cadeau. Elle la conservait précieusement. C'était la seule chose qu'elle possédait de lui. Sans réfléchir, elle la sortit de sa poche et la confia à

Gr‚ce. Son regret fut immédiat. Voilà qu'elle avait une prémonition soudaine, effrayante, si forte qu'elle faillit crier. Elle savait que si elle le laissait faire, Robert allait aussi démystifier cela. Et s'il le faisait, alors une chose précieuse - une chose au-delà de la raison -

serait perdue pour toujours.

Gr‚ce tendit la corde à Joe, qui demanda à Robert de lever le doigt. Tout le monde regardait. Sauf Tom. Il s'était reculé un peu, et observait Annie par-dessus la bougie. Elle sut qu'il lisait dans ses pensées. Joe avait passé la boucle au doigt de Robert.

- Non! fit Annie.

Tout le monde la fixa, rappelé à l'ordre par ce cri anxieux. Elle sentit la chaleur lui monter aux joues. Elle sourit désespérément, cherchant du secours parmi ces visages.

- Je... je voudrais trouver d'abord par moi-même. Joe hésita, pour voir si c'était sérieux. Puis il ôta la boucle

et la rendit à sa propriétaire. Annie crut voir dans le regard de l'adolescent qu'il comprenait, comme Tom. Ce fut Frank qui vint à sa rescousse.

- Bien joué, Annie. Ne rien montrer à un avocat avant d'avoir un bon contrat!

342

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Chacun se mit à rire, même Robert. Pourtant, lorsque leurs regards se croisèrent, elle vit qu'il était déconcerté, et peut-être même blessé. Plus tard, lorsque la conversation eut repris sur un terrain plus s˚r, seul Tom la vit enrouler tranquillement la corde et la glisser dans sa poche.

31

DANS la nuit du dimanche, Tom alla voir une dernière fois ses chevaux puis rentra boucler ses bagages. Scott, en pyjama sur le palier, essuyait un dernier avertissement de sa mère qui ne croyait pas du tout à ses prétendues insomnies. L'avion décollait le lendemain matin à sept heures, et les enfants avaient été envoyés se coucher depuis belle lurette.

- Si tu n'arrêtes pas cette comédie, tu restes. Compris?

- Tu ne laisserais pas ton petit garçon tout seul, ici?

- C'est ce que tu crois.

- Tu ne ferais pas ça...

- Attends un peu que je me f‚che-En haut de l'escalier, Tom tomba sur un bric-à-brac de

vêtements et de valises à demi remplies. Il adressa un clin d'oil à Diane et ramena Scott dans la chambre des jumeaux. Craig dormait déjà. Assis sur le lit, ils parlèrent à mi-voix de Disneyland, jusqu'au moment o˘ le petit finit par battre des paupières et s'assoupit.

Sur le chemin de sa chambre, il croisa Frank puis Diane, qui le remercia et lui souhaita une bonne nuit. Il sélectionna tout ce dont il avait besoin pour la semaine - bien peu de choses - puis essaya de lire mais ne put se concentrer.

Dehors, en allant voir ses chevaux, il avait aperçu Annie revenant de l'aéroport o˘ elle était allée en voiture déposer sa famille. Il gagna la fenêtre et leva les yeux sur la petite mai-344

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux son. Les stores jaunes de sa chambre étaient éclairés et il guetta quelques instants sa silhouette, mais en vain.

Il fit sa toilette, se dévêtit et se mit au lit avec son livre. Là non plus, sans succès. Alors il éteignit et resta allongé sur le dos, les mains derrière la tête, l'imaginant toute seule, là-haut dans la maison.

Puisqu'il devait prendre la route vers neuf heures, il irait la saluer avant son départ. Il se retourna avec un soupir et se plongea d'autorité

dans un sommeil qui ne devait pas lui apporter la paix.

Annie se réveilla vers cinq heures du matin et resta couchée à admirer le jaune lumineux des stores. La maison renfermait un silence délicat qu'elle craignait de fracasser au moindre geste. Elle devait s'être assoupie, car elle fut de nouveau réveillée par une voiture qui passait au loin et elle devina que c'étaient les Booker en route pour l'aéroport. Elle se demanda si Tom s'était levé pour leur dire adieu. S˚rement. Elle se leva et alla ouvrir les stores, mais la voiture avait disparu et il n'y avait personne devant la grande maison.

Elle descendit l'escalier en tee-shirt et se fit du café. Puis elle alla se poster, sa tasse dans les mains, à la fenêtre du living. Il y avait du brouillard sur la rivière et dans les creux du versant de la vallée. Il était peut-être déjà auprès de ses chevaux, à leur faire ses adieux. Si elle courait, elle avait peut-être une chance de tomber sur lui. Mais s'il venait lui dire au revoir et qu'elle était sortie?

Elle monta se faire couler un bain. Sans Gr‚ce, la maison était vide et le silence oppressant. Elle sélectionna un programme à peu près acceptable sur le transistor de sa fille et s'allongea dans l'eau chaude, sans grand espoir d'y trouver l'apaisement.

Une heure plus tard, elle était habillée. Elle avait passé pratiquement tout ce temps à choisir sa tenue, enfilant un vêtement après l'autre, si bien qu'à la fin, exaspérée par sa propre sottise, elle s'était punie en se rabattant sur un tee-345

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux shirt et son vieux jean. quelle importance, crétine ? Il vient simplement prendre congé.

Enfin, comme elle regardait pour la vingtième fois par la fenêtre, elle l'aperçut qui sortait de la maison et jetait son sac à l'arrière de la Chevy. Le voyant marquer un arrêt à la bifurcation, elle eut une bouffée d'angoisse à l'idée qu'il pourrait s'engager dans l'autre direction et passer son chemin. Mais le nez du véhicule pointa bel et bien vers sa maison. Annie fila à la cuisine. Il devait la trouver occupée, prise par le train-train quotidien, comme si son départ n'avait vraiment aucune importance. Elle regarda autour d'elle, affolée. Il n'y avait plus rien à

faire. Le lave-vaisselle avait été vidé, les ordures jetées, et elle était même allée - Seigneur ! - jusqu'à récurer l'évier. Tout cela pour passer le temps jusqu'à sa venue. Elle décida de préparer du café frais. Le crissement des roues attira son attention. Elle vit le véhicule décrire un cercle et stopper dans le sens du départ. Il l'aperçut et la salua de loin.

Chapeau bas, il entra en frappant discrètement au chambranle.

- Bonjour...

- Bonjour.

' II restait là, tournant le bord de son feutre dans ses mainsª

- Gr‚ce et Robert ont attrapé leur avion?

- Oui, merci. J'ai entendu partir Frank et Diane.

- C'est vrai?

f

- Oui.

Un long moment s'écoula, dans un silence seulement troublé par les gouttes du café s'écoulant du filtre. Ils ne pouvaient plus ni parler ni même se regarder dans les yeux. Annie, le dos à l'évier, jouait les décontractées, les ongles fichés dans ses paumes.

- Tu prends du café?

- Merci, je suis pressé. }

- Bon...

- Eh bien... (De sa poche poitrine, il sortit un petit papier 346

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux qu'il alla lui donner.) Mon numéro à Sheridan. On ne sait jamais...

- Merci. Tu rentres quand?

- Samedi, normalement. Smoky arrive demain. Il s'occupera des chevaux. Il sait que tu nourris les chiens. N'hésite pas à monter Rimrock...

- Merci. J'y penserai.

Il se retourna, poussa la porte, et elle le suivit dans la véranda. C'était comme si des mains lui broyaient le cour pour en exprimer la dernière parcelle de vie. Il remit son chapeau.

- Eh bien, au revoir, Annie.

- Au revoir.

Debout sur la véranda, elle le regarda remonter en voiture. Il lança le moteur, effleura son chapeau à son intention, et repartit sur la piste.

Il conduisit pendant quatre heures et demie - et à chaque tour de roue la douleur se creusait dans sa poitrine. ¿ l'ouest de Billings, perdu dans ses pensées, il faillit emboutir un convoi de bestiaux. Il décida de prendre la prochaine sortie et de poursuivre vers le sud par une petite route qui traversait Lovell.

Ce détour le conduisit non loin de Clark's Fork, dans une région qu'il avait connue tout enfant et qui était désormais méconnaissable. Le ranch des origines n'était plus. La compagnie pétrolière avait depuis longtemps pris ce qui l'intéressait, dépeçant la propriété pour la vendre en parcelles trop petites pour faire vivre dignement un homme et sa famille.

Il passa devant le modeste cimetière isolé o˘ étaient inhumés ses grands-parents, et les parents de ses grands-parents. Un autre jour, il se serait arrêté avec un bouquet, mais pas aujourd'hui. Seules les montagnes semblaient lui offrir un mince espoir de réconfort et, au sud de Bridger, il tourna à gauche et fila sur des pistes de terre rouge vers les montagnes Pryor.

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Cela ne fit qu'augmenter son malaise. Il abaissa la vitre et sentit sur son visage une bouffée d'air chaud au parfum de sauge. Regardez-moi cet abruti transi d'amour. Il allait trouver un endroit pour s'arrêter et faire le point.

Depuis sa dernière visite, on avait aménagé un nouveau belvédère au-dessus du Bighorn Canyon, avec un vaste parking et des panneaux d'informations concernant la géologie du site. Deux cars de touristes japonais se faisaient prendre en photo et un jeune couple lui demanda s'il voulait bien le photographier. Il s'exécuta et en fut amplement remercié, puis tout le monde s'entassa dans les cars et il resta seul dans le paysage.

Accoudé au garde-fou, il plongea le regard quelque trois cent cinquante mètres plus bas, et contempla le cours d'eau d'un vert cru qui serpentait au pied de cette falaise de calcaire striée de rosé et de jaune.

Pourquoi ne l'avait-il pas prise dans ses bras? Elle ne demandait que ça, alors pourquoi ? Depuis quand avait-il des scrupules en ces matières?

Jusque-là, il avait toujours agi selon cette philosophie que si un homme et une femme se plaisaient, ils se comportaient en conséquence. Certes, elle était mariée Mais ça ne l'avait pas toujours an-été par le passé, sauf si le mari était un copain ou avait des pulsions homicides. qu'est-ce qu'il avait? Il chercha une réponse et n'en trouva aucune, excepté qu'il se trouvait devant une situation sans précédent pour lui.

¿ mi-distance, il suivit l'essor d'un vol d'oiseaux aux ailes noires déployées sur le fond vert de la rivière. Soudain, il comprit ce qu'il ressentait. Le manque. Un sentiment que Rachel avait connu autrefois et qu'il avait été incapable d'éprouver envers elle, ni envers aucun être humain. Maintenant, il savait. Il avait été un être complet, et il ne l'était plus. C'était comme si le contact des lèvres d'Annie lui avait volé

une part vitale de lui-même dont il découvrait seulement maintenant l'absence.

348

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux C'était mieux ainsi, songea Annie. Elle lui était reconnaissante - ou du moins, elle aurait d˚ l'être - de s'être montré plus fort qu'elle.

Après le départ de Tom, elle avait été ferme avec elle-même, s'imposant toutes sortes de résolutions pour la journée et la semaine à venir. Elle téléphonerait aux amis dont les fax de condoléances étaient restés sans réponse ; puis à son avocat au sujet des conditions de son licenciement. Et elle expédierait le reste des affaires courantes. Puis elle jouirait de sa solitude. Elle marcherait, ferait du cheval, elle lirait - peut-être qu'elle écrirait, même si elle ne savait pas sur quoi. Et pour le retour de Gr‚ce, sa tête, et peut-être son cour, aurait retrouvé la paix.

Ce ne fut pas si facile. Après la dissipation d'un nuage élevé, la journée fut splendide, claire et ensoleillée. Mais malgré ses efforts pour en profiter et accomplir toutes les t‚ches qu'elle s'était fixées, elle échoua à combler ce gouffre d'inertie qui se creusait en elle.

Vers dix-neuf heures, elle se servit un verre de vin qu'elle posa sur le rebord de la baignoire et se fit un shampooing. Elle avait trouvé du Mozart sur le transistor et, malgré la friture, la musique l'aida à tromper sa solitude. Pour se donner du courage, elle enfila sa robe préférée, la noire à petites fleurs rosés.

\

A l'heure o˘ le soleil sombrait derrière les montagnes, elle monta en voiture et alla nourrir les chiens. Fusant de nulle part, les bêtes lui firent fête et l'escortèrent comme une vieille amie jusqu'à la grange o˘

l'on entreposait leur p‚tée.

Elle finissait de remplir les gamelles à l'intérieur, quand elle entendit une voiture et s'étonna de l'indifférence des chiens. Disposant les rations au sol, elle gagna la sortie.

Elle le vit - un instant seulement avant qu'il ne la vît.

Il se tenait devant la voiture. La portière était restée ouverte et les phares formaient deux ronds p‚les dans le demi-jour. Comme elle se figeait sur le seuil, il se retourna et l'aperçut. Il ôta son chapeau, mais sans le manipuler ner-349

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux veusement comme la dernière fois. Son visage était grave. Ils restèrent là

sans faire un geste, à quelques pas l'un de l'autre, et longtemps aucun mot ne fut prononcé.

- J'ai pensé..., dit-il d'une voix étranglée. Je suis revenu. Elle hocha la tête.

- Oui.

Sa voix était plus évanescente que l'air.

Elle voulait marcher vers lui, mais elle ne pouvait plus bouger. Il comprit et, posant son chapeau sur le capot, marcha dans sa direction. En le voyant s'approcher, elle craignit d'être submergée et emportée par la vague qui enflait en elle avant qu'il ne l'atteignît. De peur, elle jeta alors les bras en avant comme une femme qui se noie - et il entra dans le cercle de ses bras, l'enlaça, la soutint - la sauva.

La vague se brisa sur elle, les pleurs la secouèrent des pieds à la tête, elle s'agrippa à lui. Sentant qu'elle tremblait, il la serra plus fort, enfouissant son visage contre le sien, apaisant de ses lèvres ce torrent de larmes. Et quand le tremblement décrut, elle se frotta à ce visage mouillé

et trouva sa bouche.

Il l'embrassa comme l'autre fois dans la montagne, mais avec une fougue qui n'admettait plus de retour en arrière. Il lui prit le visage pour approfondir son baiser, et elle glissa les bras dans son dos, s'arrima à

lui, et sentit comme son corps était dur et si mince qu'elle pouvait poser les doigts entre ses côtes. Puis il l'enlaça à son tour et ce contact la fit grelotter.

Ils se séparèrent pour reprendre haleine.

- Je n'arrive pas à croire que tu es revenu, dit-elle.

- Je ne sais pas comment j'ai pu partir.

Il lui prit la main et l'entraîna devant la Chevy dont la portière était restée ouverte et dont les phares trouaient à présent plus franchement le crépuscule. Au-dessus de leurs têtes, le ciel était un dôme orange foncé

qui entrait en contact avec le noir des montagnes dans une débauche de rouges carmin et vermillon. Annie attendit dans la véranda tandis qu'il ouvrait la porte.

Sans faire de lumière, il la guida parmi les ombres du 350

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux living. Les craquements de leurs pas résonnaient sur le parquet, et les visages en sépia suivirent leur passage depuis les cadres noyés de pénombre.

Le désir d'Annie était si fort qu'il confinait à la nausée, alors qu'elle gravissait le bel escalier. Ils s'avancèrent main dans la main dans le couloir, devant des portes ouvertes sur des chambres au sol jonché de vêtements et de jouets, comme un navire à l'abandon. La porte de la chambre de Tom était ouverte aussi. Il s'effaça pour la laisser passer, la suivit en refermant la porte.

La pièce, vaste et nue, ne correspondait pas à ce qu'elle avait imaginé

toutes ces nuits o˘ elle avait contemplé sa fenêtre éclairée ; par cette même fenêtre, voilà qu'elle apercevait à présent la petite maison en ombre chinoise. L'endroit était baigné d'une lueur rasante qui transformait tout en corail.

Il allongea les bras vers elle et l'attira pour l'embrasser encore une fois. Puis, sans un mot, il entreprit de défaire la longue rangée de boutons qui fermait sa robe. Elle le regarda - le travail de ses doigts, son visage tendu par la concentration. Il leva les yeux, et soutint ce regard, mais sans sourire, tandis qu'il défaisait le dernier bouton. La robe s'ouvrit, il glissa la main sous l'étoffe, et elle frémit au contact de cette main sur sa peau. Il la prit par les hanches, et s'inclinant, l'embrassa tendrement sur les seins, par-dessus le soutien-gorge.

La tête rejetée en arrière, Annie ferma les yeux en pensant : il n'y a rien d'autre que nous, que cet instant. Nul besoin bassement terrestre de calculer les conséquences, de songer à l'avenir, au bien et au mal, car rien - rien - n'existait que ce moment.

Tom la guida jusqu'au lit et resta debout tandis qu'elle se déchaussait et commençait à lui déboutonner sa chemise. C'était maintenant à son tour de regarder - ce qu'il fit, dans Péblouissement.

351

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Jamais il n'avait fait l'amour dans cette chambre - ni d'ailleurs, depuis Rachel, dans aucun cadre intime. Il avait fréquenté le lit de certaines femmes, mais jamais il ne leur avait permis d'entrer dans le sien. Il avait banalisé le sexe, le tenant à distance pour préserver sa liberté et se protéger de lui-même. La présence d'Annie dans ce sanctuaire prenait un sens à la fois intimidant et merveilleux.

La lumière du dehors nacrait la parenthèse de nudité que découvrait sa robe. Elle défit sa ceinture et le haut de son jean, tira sur sa chemise, et dénuda ses épaules.

Comme il ôtait son tee-shirt par la tête, dans ce bref instant d'aveuglement, il sentit qu'elle posait les mains sur son torse. Il l'embrassa entre les seins et inspira profondément son odeur comme pour s'y noyer. Avec délicatesse, il la débarrassa de sa robe.

- Annie...

Elle écarta les lèvres sans rien dire, son regard rivé au sien, et passa les mains dans le dos pour dégrafer son soutien-gorge. C'était un modèle simple, blanc, bordé d'un point de dentelle. Elle en souleva les bretelles de ses épaules et le laissa tomber. Elle avait un corps splendide. Une peau p‚le, sauf au cou et aux bras o˘ le soleil avait semé des taches de rousseur dorées. Ses seins étaient plus épanouis qu'il l'aurait cru, très fermes, avec des mamelons larges et haut placés. Il y posa la main, puis la figure, et sentit comme ils se raidissaient sous la caresse de ses lèvres.

Elle avait les mains sur sa braguette.

- Je t'en prie, dit-elle.

Il rabattit l'édredon et ouvrit les draps pour qu'elle p˚t s'y étendre et le regarder ôter ses bottes, ses chaussettes - puis son jean et son caleçon. Et il ne ressentit en lui nulle honte, et en elle pas davantage -

car pourquoi auraient-ils d˚ avoir honte d'une chose qui n'était pas de leur fait, mais venait d'une force plus profonde, qui animait non seulement leurs corps mais leurs ‚mes, et se trouvait par-delà le bien et le mal?

Comme il s'agenouillait sur le lit, elle tendit les mains et 352

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux saisit son sexe roide. Tête basse, elle en effleura le pourtour de ses lèvres, si savamment qu'il frissonna et dut fermer les yeux pour calmer le jeu.

Les yeux d'Annie, quand il se risqua à les regarder, étaient sombres et luisants de désir. Abandonnant son sexe, elle se renversa en arrière et souleva ses hanches pour qu'il lui retir‚t sa culotte. Un modèle banal de coton gris. Il passa la main sur le doux renflement, puis tira la culotte délicatement.

Sa toison était épaisse, foisonnante, et de l'ambre le plus foncé. Les pointes frisées captaient les derniers éclats de lumière. Juste au-dessus, courait la cicatrice p‚le d'une césarienne. Curieusement, cette découverte l'émut et il y porta ses lèvres pour en retracer le dessin. Le contact de sa toison sur sa figure, et son odeur chaude et suave, le bouleversèrent plus encore et, relevant la tête, il bascula sur les talons pour reprendre haleine et l'admirer plus en détails.

Ils se contemplèrent dans leur mutuelle nudité, avec des regards égarés, affamés - incrédules. L'atmosphère vibrait à l'unisson de leur souffle et la pièce semblait palpiter à leur rythme comme une membrane protectrice.

- Prends-moi, dit-elle.

Les traits contractés de désir, elle tendit de nouveau la main et, quand ses doigts se refermèrent sur son sexe, il sentit qu'elle avait pris possession de toutes les fibres de son être. Il se remit alors à genoux et elle l'attira entre ses cuisses.

Devant ce corps offert, Tom revit soudain en esprit ces grands oiseaux noirs du canyon aux ailes éployées. Il eut le sentiment qu'il était de retour d'un lointain exil - et qu'ici, seulement ici, il pourrait de nouveau être complet.

Pour Annie, ce fut comme si on réveillait dans ses reins quelque br˚lante source de vie, qui déferla lentement à l'intérieur de son corps pour aller clapoter et rayonner autour de son cerveau. Elle sentit son entrée houleuse en elle, la fusion aérienne de leurs deux moitiés. Elle sentit la caresse de ses mains calleuses sur ses seins et ouvrit les yeux pour le voir 353

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux quand il se mit à les baiser. Elle sentit sa langue voyageuse, ses dents qui taquinaient ses mamelons.

Il avait la peau p‚le, moins p‚le que la sienne cependant, et la toison de son buste était plus sombre que ses cheveux dorés. Il y avait chez lui une sorte de souplesse anguleuse, née du travail, et qui ne l'étonnait pas. Il lui faisait l'amour avec cette application assurée qu'elle lui connaissait

- mais qui, là, lui était exclusivement consacrée. Elle se demanda comment ce corps qu'elle n'avait jamais vu, cette peau jamais touchée, pouvaient lui être si familiers et s'accorder si bien à elle.

La bouche de Tom explorait l'anse ouverte de ses bras. Sa langue léchait sa chevelure qu'elle avait laissé pousser depuis son arrivée. En tournant la tête, elle aperçut les photos sur la commode. Et l'espace d'un instant, cette vision menaça de la relier à un autre monde, un lieu qu'elle avait fréquenté dans une autre vie et o˘ elle se retrouverait souillée de culpabilité si elle lui accordait ne f˚t-ce qu'un regard. Pas maintenant, pas encore... Prenant la tête de son amant, elle mendia en aveugle l'oubli dans ses baisers.

Lorsque leurs lèvres se détachèrent, il se souleva et la regarda, et pour la première fois, sourit en bougeant en elle au rythme lent de leur union.

- Tu te souviens, dit-elle, notre première chevauchée?

- Je n'ai rien oublié.

'

- Ce couple d'aigles royaux? Tu te souviens?

- Oui.

- C'est nous... Tu sais, c'est nous...

Il acquiesça. Leurs yeux se nouèrent, graves, avec un sentiment grandissant de l'urgence, jusqu'à l'instant o˘ elle le vit ciller et tressaillir - et il jaillit en elle. Comme elle se cambrait contre lui, au même moment, ses reins furent secoués d'une longue implosion charnelle qui l'atteignit au plus intime d'elle-même, puis rejaillit par vagues jusqu'aux limites extrêmes de son être, la remplissant tout entière de son amant au point de les rendre indiscernables.

32

IL s'éveilla à l'aube et sentit aussitôt la chaleur de ce endormi à son côté. Elle était nichée contre lui, dans le creux de son bras. Il sentait son souffle sur sa peau et le doux mouvement de houle de sa poitrine. Elle avait calé sa jambe droite par-dessus la sienne ; sa toison lui chatouillait la cuisse. Et elle avait posé sa main droite sur son torse, au-dessus du cour.

C'était l'heure raisonnable, quand l'homme s'en va et que la femme voudrait le retenir. Maintes fois, il avait connu ce besoin de s'éclipser comme un voleur au point du jour. Ce n'était pas tant la mauvaise conscience que la peur - peur de se compromettre dans une relation de confort ou de compagnonnage à laquelle les femmes semblaient aspirer après une nuit de débauche. Peut-être était-ce en lui l'ouvre d'un instinct primitif, commandant à l'homme de répandre sa semence et d'aller voir ailleurs.

Ce matin-là, pourtant, il n'avait aucune envie de fuir.

Il resta immobile pour ne pas la réveiller. Et la pensée l'effleura qu'il redoutait peut-être cet instant. ¿ aucun moment au cours de cette nuit, de leurs longs ébats infatigables, elle n'avait montré le moindre regret. Mais il savait qu'avec l'aube viendraient, sinon le regret, du moins des considérations plus terre à terre. Aussi restait-il là, tandis que la lumière montait, veillant précieusement sur ce corps alan-gui dans son innocence.

355

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II se rendormit pour se réveiller de nouveau en entendant une voiture.

Annie s'était retournée, et il se trouvait maintenant étroitement collé à

elle, le visage contre sa nuque parfumée. Comme il se dégageait, elle murmura dans son sommeil. Il se glissa hors du lit et ramassa ses affaires sans bruit.

C'était Smoky. Il s'était garé entre les deux voitures et examinait le chapeau qui avait passé la nuit sur le capot. Son air soucieux fit place à

un sourire soulagé, lorsqu'il entendit claquer la porte grillagée et qu'il aperçut Tom qui venait à sa rencontre.

- Bonjour, Smoky!

- Tu devais pas aller à Sheridan?

- Oui. Changement de programme. Pardon, j'aurais d˚ t'appeler.

Si Tom avait pensé à prévenir l'homme de Sheridan depuis une station-service à Lovell, il avait complètement oublié le jeune Smoky.

- J'ai pensé que t'avais p't-êt'r été enlevé par des extraterrestres... (Il regardait la voiture d'Annie, visiblement désorienté.) Annie, elle devait pas partir avec Gr‚ce?

- Eh bien... Gr‚ce est partie, mais il n'y avait plus de place dans l'avion pour Annie. Elle est restée ici.

- Ah bon.

Smoky avait beau hocher lentement la tête, Tom devina qu'il n'était pas certain d'avoir tout compris. La portière de la Chevy était restée ouverte et il se rappela que les phares étaient restés allumés toute la nuit.

- Ma batterie m'a l‚ché hier. Tu ne pourrais pas me remorquer ?

Ce n'était pas vraiment une explication, mais la perspective de se rendre utile sembla gommer les derniers doutes de Smoky.

- S˚r. J'ai ce qu'il faut dans le coffre.

Annie ouvrit les yeux et se rappela presque aussitôt o˘ elle était. Comme elle se retournait, elle eut une bouffée

356

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'angoisse en découvrant sa solitude. Puis elle entendit des voix, une portière qui claquait, et se sentit soulagée. Se redressant dans le lit, elle extirpa ses jambes du désordre des draps et marcha jusqu'à la fenêtre, en éprouvant d'exquises courbatures.

Par l'étroite fente des rideaux, elle vit le camion de Smoky qui s'éloignait de la grange, et Tom qui agitait la main derrière lui. Puis il se retourna et repartit vers la maison. Elle savait qu'il ne pouvait pas la voir, même s'il levait les yeux dans sa direction et, tout en l'observant, elle se demanda si cette nuit les avait changés tous les deux. que pensait-il d'elle après ces abandons? Et elle, que pensait-elle de lui?

Tom scruta le ciel o˘ les nuages br˚laient déjà. Comme les chiens venaient se jeter dans ses jambes, il les flatta à la tête, leur parla en marchant, et Annie comprit que pour elle du moins rien n'avait changé.

Elle alla prendre une douche dans la petite salle d'eau, s'attendant à être assaillie par le remords ou sa mauvaise conscience, mais rien ne vint -

rien que de la fébrilité concernant les sentiments de Tom. La vue de ses humbles affaires de toilette rassemblées sur le lavabo la toucha. Elle utilisa sa brosse à dents. Un grand peignoir en éponge bleu était pendu derrière la porte. Elle le passa et rentra dans la chambre, enveloppée de l'odeur de son amant.

Il avait ouvert les rideaux et regardait par la fenêtre. En l'entendant, il se retourna, et elle se rappela le jour o˘ il lui avait rendu visite à

Choteau. Deux bols fumants étaient posés près de lui sur la table. Il y avait de l'inquiétude dans son sourire.

- J'ai fait du café.

- Merci.

Elle alla chercher son bol, qu'elle prit dans le creux de ses mains. Seuls dans cette grande pièce vide, ils avaient l'air de deux étrangers arrivés trop tôt à une réception. Il remarqua le peignoir.

- Il te va bien.

357

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elle sourit et prit une gorgée de café. Il était noir, fort et br˚lant.

- Il y a une salle de bains plus grande, si tu... - La tienne me convient parfaitement.

- C'était Smoky. J'avais oublié de le prévenir...

Le silence retomba. quelque part près de la rivière, un cheval hennit. Il avait l'air si soucieux qu'elle craignit de l'entendre dire qu'il était désolé, que c'avait été une erreur et qu'il valait mieux oublier ce qui s'était passé.

- Annie?

- quoi? Il déglutit.

- Je voulais simplement te dire que... quels que soient tes sentiments, quelle que soit ta décision, pour moi c'est d'accord...

- Et toi, quels sont tes sentiments? Il répondit simplement :

- Je t'aime, c'est tout.

Et il sourit avec un léger haussement d'épaules à vous briser le cour.

Elle reposa son bol, alla se jeter contre lui - et ils s'étrei-gnirent comme si le monde conspirait déjà à les séparer. Elle couvrit de baisers son visage incliné.

Ils avaient quatre jours devant eux avant le retour de Gr‚ce et des Booker

- quatre jours et quatre nuits. Rien qu'un instant d'éternité dans la suite de ´ maintenant ª. Et Annie résolut de ne plus vivre, de ne plus respirer que pour cela. Il n'y avait plus ni passé ni avenir. Peu importait ce qui arriverait, tant pis s'ils étaient un jour brutalement forcés de rendre des comptes, ce moment-là resterait pour toujours gravé dans leur tête et leur cour.

Ils s'aimèrent encore tandis que le soleil s'élevait par-dessus le coin de la maison et entrait en complice dans leur lit. Plus tard, bercée dans ses bras, elle lui dit ce qu'elle désirait. Elle voulait partir avec lui sur les hauts p‚turages o˘ ils s'étaient embrassés pour la première fois - et l'aimer avec les montagnes et le ciel pour uniques témoins.

358

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ils passèrent le gué un peu avant midi.

Tandis que Tom sellait les montures et chargeait un cheval de b‚t, Annie était remontée en voiture jusqu'à sa maison pour se changer et prendre ses affaires. Chacun emporterait des vivres. Si la question n'avait pas été

abordée, il savait qu'elle en profiterait pour joindre son mari à New York et inventer un prétexte à son absence. Il avait fait de même avec Smoky, que ces changements commençaient à perturber.

- Bon, si je comprends bien, tu vas voir le bétail...

- Oui.

- Tout seul ou...?

- Non, Annie vient aussi.

- Ah bon. Ah bon.

Il y eut un flottement. Les éléments s'emboîtaient lentement dans le cerveau du gosse.

- «a serait bien, Smoky, si tu gardais ça pour toi.

- Oh s˚r, Tom. Compte sur moi.

Il avait déjà réaffirmé qu'il passerait voir les chevaux, comme c'était convenu depuis le début. Tom savait qu'il pouvait compter sur lui.

Avant de partir, il mena Pilgrim au pré. D'habitude, le cheval partait au galop, mais aujourd'hui, il n'avait pas l'air décidé.

Tom avait choisi de monter la même jument que le jour de la transhumance.

Sur le chemin de la petite maison, guidant par la bride Rimrock et le petit cheval de charge, il se retourna et constata que Pilgrim était resté tout seul à la barrière, et qu'il le regardait s'éloigner. ¿ croire qu'il avait deviné qu'il était arrivé quelque chose.

Tom attendit avec les chevaux sur la piste qui passait sous la petite maison, et bientôt il aperçut Annie qui dévalait la pente à grands pas.

Une herbe luxuriante avait poussé dans le pré au-delà du gué. Bientôt, ce seraient les foins. Les longues touffes vertes 359

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux léchaient les jambes des chevaux que les cavaliers menaient côte à côte, dans un silence ponctué par les grincements des selles.

Longtemps, aucun d'eux n'éprouva le besoin de parler. Annie ne posait plus de questions sur le paysage. Et Tom eut l'impression que ce n'était pas parce qu'elle connaissait le nom des choses, mais parce que leurs noms n'avaient plus d'importance. Seule importait leur présence.

Ils firent halte au plus chaud de l'après-midi pour rafraîchir les chevaux dans la mare. Ils mangèrent le repas tout simple qu'elle avait apporté : une miche de pain, du fromage et des oranges. Elle éplucha son fruit adroitement, en une seule volute, et se moqua de lui quand il essaya sans succès de l'imiter.

Ils traversèrent le plateau o˘ les fleurs avaient commencé à p‚lir et, cette fois, gagnèrent ensemble la ligne de crête. Ils ne devaient pas surprendre de biche mais aperçurent, à un demi-mile de distance dans la montagne, une bande de mustangs. Tom fit signe à Annie de s'arrêter. Ils étaient sous le vent, et les mustangs ne les avaient pas encore repérés.

C'était une famille qui comptait sept juments et cinq poulains. Il y avait également deux jeunes, trop petits encore pour avoir été chassés. Tom n'avait encore jamais vu l'étalon.

- quelle bête splendide, fit Annie.

Il était en effet magnifique. Avec son large poitrail et ses épaules puissantes, il devait peser plus de cinq cents kilos. Sa robe était d'un blanc immaculé. S'il n'avait pas encore repéré les cavaliers, c'était pour la simple raison qu'il devait déjà faire face à un intrus autrement plus pressant. Un jeune étalon bai revendiquait les juments.

- Les choses se corsent toujours à cette époque, expliqua Tom. C'est la saison des amours et ce jeune-là pense que son tour est venu. Il a pisté

cette bande pendant des jours, probablement avec un petit groupe. (Il tendit le cou.) Tiens, là-bas...

Il les montra du doigt. Plus au sud, Annie aperçut dans le lointain encore une dizaine de chevaux.

360

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- C'est ce qu'on appelle une bande de célibataires. Ils trament ensemble, ils font la bringue, fanfaronnent, gravent leur nom sur les arbres, jusqu'au jour o˘ ils sont assez costauds pour aller piquer la femme du voisin.

T Ah...

¿ son intonation, il réalisa soudain ce qu'il venait de dire. Elle lui lançait un regard entendu, mais il fit comme si de rien n'était. Il savait exactement à quoi ressemblerait son sourire et cette certitude lui plut.

Les deux étalons se faisaient face, sous les regards des juments, de leurs poulains, et des amis du perturbateur. Puis soudain, ils poussèrent des cris aigus en secouant leurs crinières. C'était le moment o˘ le plus faible aurait d˚ céder, mais le jeune bai n'en fit rien. Il se cabra en hurlant, et l'étalon blanc se dressa plus haut encore et le frappa de ses sabots.

Même à cette distance, on pouvait voir leurs dents blanches et entendre l'impact des coups. Puis, au bout de quelques instants, le combat fut terminé et le bai détala, vaincu. L'étalon blanc le regarda partir. Et, sur un coup d'oil aux humains, il emmena toute sa famille.

Tom sentit de nouveau le regard d'Annie. Il haussa les épaules et lui sourit.

- C'est la vie...

- Il reviendra?

- Bien s˚r. Il va passer un peu plus de temps à la gym, mais il recommencera...

Ils firent du feu près du cours d'eau, tout près de l'endroit o˘ ils s'étaient embrassés. Ils enfouirent comme l'autre fois des patates sous les braises et, pendant qu'elles cuisaient, déroulèrent les tapis de sol côte à

côte, en utilisant les selles en guise de chevet. Puis ils solidarisèrent leurs sacs de couchage. Un petit comité de génisses curieuses les observait, la tête basse, depuis l'autre rive.

Lorsque les patates furent cuites, ils les mangèrent avec des saucisses rissolées dans une poêle noircie et des oufs dont 361

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie n'aurait jamais cru qu'ils résisteraient au voyage. Ils saucèrent leur assiette avec le reste de pain. Le ciel s'était couvert. Les ustensiles furent rincés dans le courant du ruisseau et mis à égoutter dans l'herbe. Puis ils se déshabillèrent et, devant les flammes qui dansaient sur leur peau, ils firent l'amour.

Leur union fut consommée avec une gravité dont Annie trouva qu'elle convenait à ce lieu. C'était comme s'ils étaient venus honorer une promesse qui avait été faite ici.

Plus tard, Tom se cala contre la selle et elle se blottit dans ses bras, le dos et la tête contre sa poitrine. Le temps s'était considérablement rafraîchi. Très haut dans la montagne, ils entendirent des glapissements et des plaintes, et Tom lui apprit que c'étaient des coyotes. Il drapa une couverture autour de ses épaules, referma les pans sur eux pour la protéger de la nuit - et de tout le reste. Rien, songea Annie, rien ne pouvait les atteindre ici, depuis l'autre versant du monde.

Pendant des heures, devant le feu, ils parlèrent. Elle lui parla de son père et de tous ces pays exotiques o˘ ils avaient vécu jusqu'à sa mort.

Elle lui parla de sa rencontre avec Robert, qui lui avait paru si intelligent et sérieux, si adulte et pourtant si sensible. Et il l'était toujours, il était resté un homme très, très bien. Leur mariage avait été

une réussite -et l'était toujours, à bien des égards. Mais à la réflexion, elle réalisait que ce qu'elle avait cherché en lui, c'était précisément ce qu'elle avait perdu avec son père : la stabilité, la sécurité et un amour aveugle. Tout cela, Robert le lui avait donné spontanément et sans y mettre de condition. Ce qu'elle lui avait donné en retour, c'était sa loyauté.

- «a ne veut pas dire que je ne l'aime pas. Je l'aime vraiment. Mais c'est un amour qui est surtout... qui ressemble à de la gratitude.

- Pour l'amour qu'il te porte...

- Oui. Et pour Gr‚ce. C'est épouvantable, n'est-ce pas?

- Non.

Elle lui demanda si c'était ainsi entre lui et Rachel, et il 362

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux répondit que non, c'était différent. Et Annie écouta en silence son histoire. Par la pensée, elle donna vie au portrait qu'elle avait vu dans la chambre de Tom, le beau visage aux yeux noirs et à la longue chevelure chatoyante. Le sourire de la photo cadrait mal avec l'histoire triste que Tom lui contait.

C'était surtout l'enfant dans les bras de la femme qui l'avait émue, excitant sa jalousie, même si elle ne l'aurait jamais admis sur le moment.

Cette même jalousie qu'elle avait éprouvée devant les initiales imprimées dans le ciment du puits. Curieusement, l'autre portrait, celui du fils adolescent, l'avait apaisée. S'il avait les cheveux noirs de sa mère, ses yeux étaient ceux de Tom. Même sur papier glacé, ces yeux-là désarmaient toute animosité.

- Tu la revois?

- «a fait des années qu'on ne s'est vus. On parle au téléphone, surtout de HaÔ.

- J'ai vu sa photo chez toi. Il est très beau. Elle devina qu'il avait souri dans son dos.

- Il est beau, oui.

Le silence retomba. Une branche, sous son manteau de cendres blanches, s'effondra dans le feu en crachant dans la nuit une pluie d'étincelles orange.

Il lui demanda :

- Tu n'as pas voulu d'autres enfants?

- Nous avons essayé. Mais je n'ai pas pu les garder. Finalement, on a abandonné. C'est surtout pour Gr‚ce que je regrette. J'aurais voulu lui donner un petit frère ou une petite sour...

Ils se turent de nouveau, et Annie devina - ou crut deviner - à quoi il pensait. Mais c'était une pensée trop triste, même sur cet autre versant du monde, pour qu'on p˚t l'exprimer par des mots.

Le chour des coyotes se prolongea toute la nuit. Ces bêtes-là

s'accouplaient pour la vie, lui apprit Tom. Et elles étaient si fidèles que si l'une était prise au piège, l'autre lui apportait à manger.

363

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Deux jours durant, ils chevauchèrent sur les falaises et dans les ravines de la montagne. Parfois, ils descendaient de cheval et marchaient à pied.

Ils virent des élans, un ours, et une fois Tom crut apercevoir un loup qui les observait depuis un surplomb. La bête se détourna et disparut sans lui laisser le temps d'en avoir le cour net. Il n'en parla pas à Annie pour ne pas l'inquiéter.

Ils traversèrent des vallons cachés couverts de yuccas et de fleurs des glaciers ; et ils pataugèrent jusqu'aux genoux dans des prairies que les lupins transformaient en lacs d'un bleu éclatant.

La première nuit qu'il plut, il dressa la petite tente qu'il avait emportée sur un terrain plat et verdoyant jonché de branches de trembles décolorées.

Complètement trempés, ils se blottirent en riant à l'entrée de la tente, en frissonnant sous des couvertures. Ils burent du café bouillant dans des quarts noircis, tandis qu'au-dehors les chevaux continuaient à brouter en toute insouciance, la pluie ruisselant sur leur dos. Comme Annie les contemplait, avec son visage mouillé et sa nuque qu'éclairait par en dessous la lampe à pétrole, il songea qu'il n'avait jamais vu - et ne reverrait jamais plus - une créature aussi belle.

Cette nuit-là, tandis qu'elle dormait dans ses bras, il écouta le crépitement de la pluie sur la toile de tente, et s'efforça de faire comme elle avait dit : ne pas penser au-delà du moment présent, se contenter de le vivre. Mais il ne pouvait pas.

Le lendemain, le ciel était limpide et il faisait très chaud. Ils découvrirent un bassin alimenté par le coude d'une cascade. Comme Annie déclarait qu'elle voulait nager, il répliqua qu'il était trop vieux, et l'eau trop froide. Mais elle était têtue et, sous le regard dubitatif des chevaux, ils se déshabillèrent et se jetèrent à l'eau. La température en était si glaciale qu'ils poussèrent des clameurs et remontèrent à toute vitesse pour se réchauffer l'un contre l'autre, les fesses nues et bleus de froid, bredouillant comme deux gosses attardés.

364

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Cette nuit-là, le ciel se para d'un chatoiement vert, bleu et rouge. Annie n'avait jamais vu une aurore boréale - et Tom lui dit que celle-ci était exceptionnellement éclatante et claire. C'était une vaste arche lumineuse qui ondulait et se déployait dans le ciel, tramant des stries de couleurs dans les plis de son sillage. Il en vit les reflets crénelés dans ses yeux quand ils firent l'amour.

Ce fut la dernière nuit de leur idylle aveugle, même si ni l'un ni l'autre ne lui avait donné ce nom, sinon par la fusion de leurs corps. Par un accord tacite de la chair, ils ne se donnèrent aucun répit, ne gaspillèrent pas leur temps à dormir. Mais ils se rassasièrent l'un de l'autre comme des créatures promises à un hiver terrible et qui n'aurait pas de fin. Ils ne cessèrent que lorsque leur squelette meurtri et leur chair exacerbée leur arrachèrent un cri de douleur. Le cri flotta dans la paix lumineuse de la nuit, parmi les pins assombris, et monta jusqu'aux pics attentifs.

Annie dormait quand il entendit, comme en lointain écho, un hurlement aigu et primitif qui rappela au silence toutes les bêtes de la nuit. Et Tom sut alors que c'était bien un loup qu'il avait vu.

33

ELLE pela les oignons, puis les coupa en deux et les éminça, en respirant par la bouche pour éviter de pleurer. Elle devinait le regard de Tom suivant ses moindres gestes et se sentait curieusement inspirée, comme si ce regard l'investissait de talents qu'elle n'aurait jamais cru posséder.

Elle ressentait cela aussi quand ils faisaient l'amour. Peut-être (cette pensée la fit sourire), peut-être les chevaux éprouvaient-Ÿs la même chose en présence de Tom.

Il se trouvait au fond de la pièce, adossé au meuble de séparation. Il n'avait pas touché au verre de vin qu'elle lui avait servi. Dans le living, le programme musical qu'elle avait sélectionné sur le transistor avait fait place à une causerie sur un compositeur dont elle n'avait jamais entendu parler. Tous ces gens de la radio nationale semblaient s'exprimer avec la même voix sirupeuse.

- qu'est-ce que tu regardes? dit-elle doucement. Il haussa les épaules.

- Toi. «a t'embête?

- Au contraire. «a me donne l'impression de savoir ce que je suis en train de trafiquer.

- Tu es bonne cuisinière.

- Tu parles ! Je ne saurais pas réussir un plat même si ma vie en dépendait.

- Ne change rien pour moi. C'est parfait.

366

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux En retournant au ranch cet après-midi-là, elle avait redouté d'être agressée par la réalité. Mais non, bizarrement. Elle se sentait armée d'une sorte de paix inviolable. Elle avait profité que Tom descendait voir ses chevaux pour prendre connaissance des messages dont aucun n'avait pu la perturber. Le plus important était de Robert, qui lui communiquait le numéro du vol de Gr‚ce et l'heure de son arrivée pour le lendemain à Gré‚t Falls. Tout avait bien ćollé ª avec Wendy Auerbach - en fait, Gr‚ce était si contente de sa nouvelle prothèse qu'elle envisageait de se mettre au marathon.

Cette sérénité avait persisté même lorsque Annie avait téléphoné à sa famille. Le message qu'elle avait laissé le mardi -elle partait quelques jours dans la cabane en rondins-n'avait pas provoqué le moindre remous.

Depuis son mariage, elle avait gardé l'habitude de partir de son côté et Robert devait croire que c'était sa façon de prendre du recul après son licenciement. Il lui avait demandé simplement si ça s'était bien passé.

Merveilleux, avait-elle répondu. Elle n'avait pas eu à mentir, sauf par omission.

- «a m'inquiète, ce retour à la nature, fit-il sur le ton de la plaisanterie.

- Comment ça?

- Bientôt tu vas vouloir déménager, et je vais devoir me recycler dans les litiges entre éleveurs...

Après avoir raccroché, Annie s'était demandé pourquoi le son de ces voix ne l'avait pas précipitée dans un océan de mauvaise conscience. C'était comme si cette part sensible d'elle-même attendait, l'oil sur la pendule, qu'elle e˚t épuisé ses derniers moments d'intimité avec Tom.

Elle était en train de préparer à son intention le plat de p‚tes qu'elle avait voulu leur offrir le soir de son invitation à dîner. Le basilic en pot acheté à Butte prospérait. Elle ciselait les feuilles, lorsqu'il surgit derrière elle et l'embrassa dans le cou, les mains posées légèrement sur ses hanches. Le contact de ses lèvres lui coupa le souffle.

- «a sent bon..., dit-il.

367

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- quoi? Moi ou le basilic?

- Les deux.

- Tu sais, dans l'ancienne Egypte, le basilic était utilisé pour embaumer les morts. Cela prévient la corruption des chairs.

- Je croyais que c'était contre la luxure.

- Aussi. Alors n'en abuse pas...

Elle jeta sa préparation dans la poêle, o˘ mijotaient déjà les oignons et les tomates, puis pivota lentement entre les bras de Tom. Il baisa son front qui lui arrivait juste à hauteur des lèvres. Elle baissa les yeux et enfonça les pouces dans les poches de son amant. Et dans la quiétude de cet instant partagé, elle sut qu'elle ne pourrait jamais le quitter.

- Oh Tom, comme je t'aime...

- Moi aussi je t'aime.

Ils allumèrent les bougies et éteignirent le néon pour dîner à la petite table de cuisine. Les p‚tes étaient succulentes. ¿ la fin du repas, il lui demanda si elle avait trouvé la solution du tour de la corde. Elle lui rappela que, d'après Joe, ce n'était pas un tour. Non, elle n'avait pas trouvé.

- Tu l'as

toujours? ;

- qu'est-ce que tu crois?

Elle sortit de sa poche la cordelette, qu'elle lui confia, et il lui demanda de lever le doigt - et de bien regarder car il ne lui montrerait qu'une fois. Elle suivit les passes compliquées de sa main jusqu'au moment o˘ la boucle faisait un tour et semblait prise au piège de leurs doigts.

Puis, comme il tirait lentement sur la boucle, au tout dernier moment, Annie comprit.

- Laisse-moi essayer!

Elle découvrit qu'elle pouvait se représenter exactement les mouvements des mains de Tom et les transposer en miroir. Et fatalement, lorsqu'elle tira, la cordelette se détacha.

Il s'adossa à son siège et lui offrit un sourire à la fois aimant et triste.

- Voilà. Maintenant, tu sais...

368

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je peux garder la corde ?

- Tu n'en as plus besoin.

Et il la prit pour la remettre dans sa poche.

Ils étaient tous là - et Gr‚ce aurait préféré qu'il n'y e˚t personne.

L'événement était tellement attendu qu'il fallait que ce f˚t une réussite complète. Elle regarda les visages attentifs derrière la rambarde de la grande arène : sa maman, Frank et Diane, Joe, les jumeaux avec leurs casquettes des Studios Universal, même Smoky était venu. Et si tout ratait ? Non. Elle ne le permettrait pas.

Pilgrim était sellé, et Tom réglait les étriers. Le cheval était magnifique, même si ça lui faisait toujours un drôle d'effet de le voir avec une selle du Far West. Depuis qu'elle montait Gonzo, elle s'était mise à préférer ces selles-là au modèle anglais. Elle s'y sentait plus en sécurité.

Ce matin-là, Tom et elle avaient réussi à éliminer les derniers nouds dans ses crins, et ils l'avaient étrillé jusqu'à le rendre éclatant. Cicatrices à part, on aurait dit un cheval de concours - toujours sa fameuse prestance. Il y avait presque un an qu'elle avait vu la première photo de lui, celle qu'on lui avait envoyée du Kentucky.

Tom venait d'accomplir plusieurs tours d'arène sur son dos, sous les yeux des spectateurs. Gr‚ce, debout à côté de sa mère, s'était efforcée de chasser ses crampes d'estomac en respirant bien à fond.

- Et s'il ne veut pas que je le monte? Annie la serra contre elle.

- Chérie, Tom ne te laisserait pas le faire, si c'était dangereux...

C'était la vérité. Mais elle n'en était pas moins nerveuse.

Tom venait d'abandonner Pilgrim et marchait maintenant dans leur direction.

Elle s'avança. Sa nouvelle prothèse était parfaitement adaptée.

- Prête?

Elle acquiesça, la gorge nouée. Elle n'était pas s˚re de pou-369

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux voir se fier à sa voix. La voyant contractée, il lui dit à voix basse, pour que personne ne p˚t l'entendre :

- Tu sais, on peut remettre à plus tard... ¿ dire vrai, je ne m'attendais pas à un tel cirque.

- «a va. Je m'en fiche.

- C'est vrai?

t

- Oui, oui.

Il la prit par les épaules et l'entraîna au milieu du corral, o˘ Pilgrim les attendait. Elle vit l'animal pointer les oreilles dans leur direction.

Le cour d'Annie battait si fort qu'elle se demanda si Diane, sa voisine, ne l'entendait pas. Difficile de savoir si ses palpitations étaient plutôt pour Gr‚ce - ou pour elle-même. Car ce qui se passait sur cette bande de sable rouge était d'une importance capitale. C'était à la fois un début et une fin, même si elle ne savait pas encore de quoi - ni pour qui. C'était comme s'ils avaient tous été entraînés dans quelque énorme centrifugeuse à

émotions, qui devrait d'abord s'arrêter de tourner pour qu'elle p˚t comprendre ce qu'ils étaient devenus en cours de route - et ce qui les attendait.

- Elle en a du courage, cette petite ! s'exclama Diane.

- Je sais...

Tom avait demandé à Gr‚ce de s'arrêter à quelques pas de Pilgrim, pour ne pas le bousculer. Il parcourut les derniers mètres seul, s'arrêta auprès de l'animal et allongea délicatement le bras pour l'attraper par la bride.

Puis, la tête appuyée contre celle de l'animal, il lui caressa l'encolure du plat de la main pour l'apaiser. Pilgrim ne quittait pas Gr‚ce des yeux.

De loin, Annie comprit qu'il y avait un problème.

Lorsque Tom essaya de le faire avancer, l'animal résista, leva la tête et regarda Gr‚ce de haut, en montrant le blanc de l'oil. Tom l'emmena à

l'écart et le fit marcher en rond, comme elle l'avait vu faire autrefois quand il travaillait avec la longe, tirant sur la bride, le forçant à céder à la contrainte, à danser sur ses postérieurs. Il parut se calmer. Mais dès que Tom voulut le ramener vers Gr‚ce, il redevint nerveux.

370

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Comme Gr‚ce regardait dans l'autre direction, Annie ne pouvait voir son expression. Mais elle devinait sans peine ce qu'elle ressentait.

- Je me demande si c'était une bonne idée, soupira Diane.

- «a va se tasser, répliqua Annie avec trop de h‚te, presque durement.

- «a devrait..., dit Smoky.

Mais même lui, il semblait en douter.

Tom éloigna Pilgrim et lui fit accomplir de nouveaux tours. Comme cela ne donnait rien, il monta en selle et le fit partir au galop autour de l'arène. Gr‚ce se tourna lentement, en le suivant des yeux. Elle jeta un coup d'oil à Annie, mais le sourire qu'elles échangèrent manquait de conviction.

L'attention de Tom était entièrement consacrée à Pilgi jn. Il avait les traits tendus, et Annie n'aurait su dire si c'était seulement un effet de sa concentration ou parce qu'il était inquiet - quoiqu'elle e˚t appris qu'il ne montrait jamais son inquiétude quand il était en présence d'un cheval.

Il mit pied à terre et guida Pilgrim une fois de plus vers Gr‚ce. Là

encore, l'animal regimba. Cette fois, Gr‚ce tourna les talons et faillit tomber. Lorsqu'elle traversa l'étendue sablonneuse, sa bouche tremblait, et Annie vit qu'elle refoulait ses larmes.

- Smoky? appela Tom.

Le jeune homme escalada la barrière et le rejoignit.

- «a ira, déclara Frank à l'adresse de Gr‚ce. Attends un peu... Tom va tout arranger, tu vas voir.

Gr‚ce acquiesça avec l'ébauche d'un sourire, mais sans pouvoir le regarder

- ni lui ni personne, et encore moins sa mère. Annie aurait voulu la prendre dans ses bras, mais elle se domina. Elle savait que Gr‚ce serait incapable de le supporter, qu'elle pleurerait et que cela la gênerait et la mettrait en colère. Mais elle attendit qu'elle f˚t assez proche, pour lui dire d'une voix posée :

- Frank a raison. «a va s'arranger.

- Il a vu que j'avais la frousse, fit Gr‚ce dans un souffle.

371

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Là-bas dans l'arène, réunis en conciliabule, Tom et Smoky poursuivaient une discussion animée que seul Pilgrim pouvait entendre. Au bout d'un moment, Smoky fit demi-tour et partit à petites foulées vers le fond de l'arène.

Puis il escalada la barrière et disparut à l'intérieur de la grange.

Abandonnant Pilgrim, Tom rejoignit l'assistance.

- Bon, Gr‚ce... On va tenter quelque chose dont j'aurais préféré me passer. Mais c'est malheureusement nécessaire. Moi et Smoky, on va essayer de le ćoucher ª. Compris ?

Gr‚ce hocha la tête. Annie vit que sa fille n'avait pas plus compris qu'elle-même.

- qu'est-ce que cela implique? demanda-t-elle.

Il la regarda et elle eut subitement une vision frappante de leurs corps enlacés.

- Ce que je viens de dire à peu près... Mais je dois vous prévenir que ce n'est pas un joli spectacle. Il arrive que le cheval se défende avec acharnement... C'est pourquoi j'aime autant procéder autrement, quand j'ai le choix. Ce gars-là nous a déjà montré qu'il n'était pas contre une bonne bagarre... Alors, si vous préférez, je suggère que vous rentriez à la maison et je vous rappellerai quand il sera prêt.

Gr‚ce secoua la tête.

- Non, je veux regarder.

Smoky réapparut dans le corral avec le matériel que Tom lui avait demandé.

Son patron avait déjà procédé à ce type d'intervention quelques mois plus tôt, lors d'une consultation au Nouveau-Mexique, et il savait à quoi s'en tenir. Pourtant, très calmement, et comme s'ils étaient seuls, Tom lui rappela toutes les étapes du processus, pour qu'il n'y e˚t pas d'erreurs et que personne ne f˚t blessé.

Smoky l'écouta gravement, acquiesçant à tout instant. quand Tom vit qu'il avait assimilé sa leçon, ils rejoignirent ensemble l'animal. Il s'était réfugié au fond de l'arène, et on voyait aux tressaillements de ses oreilles qu'il flairait un traquenard. Il laissa Tom venir à lui et lui tapoter l'encolure,

372

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mais il ne détachait pas les yeux de Smoky resté un peu à l'écart, avec les cordes et le reste de son attirail.

Tom retira le harnais pour le remplacer par le licou. Puis Smoky lui passa l'une après l'autre l'extrémité des deux longues cordes enroulées autour de son bras. Tom en attacha une au licou et l'autre au pommeau de la selle.

Il procédait dans le calme, ne donnant à Pilgrim aucune raison de s'alarmer. Ce subterfuge lui causait des remords car, connaissant la suite, il savait que la relation de confiance qu'il avait forgée entre l'animal et lui allait devoir être rompue avant de pouvoir être rétablie. Peut-être était-ce sa faute. Peut-être sa liaison avec Annie l'avait-elle affecté au point que le cheval l'avait deviné. Le plus probable, c'était que Pilgrim avait perçu la peur de Gr‚ce. On ne pouvait jamais savoir avec un cheval.

Peut-être qu'au plus profond de lui-même, Tom lui faisait comprendre qu'il ne voulait pas d'un dénouement heureux, parce que ce dénouement entraînerait le départ d'Annie.

Il réclama l'entrave. Elle se composait d'une vieille bande de toile à sac prolongée par une corde. Passant le plat de la main sur l'antérieur gauche de Pilgrim, Tom lui souleva le sabot. Le cheval remua vaguement. Tom le rassurait sans cesse de la main et de la voix. Puis, quand l'animal fut immobile, il passa la bande de toile autour du sabot, s'assura qu'elle était bien ajustée, et tira sur la corde qu'il ficela rapidement au pommeau de la selle. Pilgrim n'était plus qu'un cheval à trois pattes. L'explosion était imminente.

Elle eut lieu, comme c'était prévisible, dès que Tom s'écarta pour attraper l'une des cordes - celle du licou - des mains de Smoky. En voulant bouger, Pilgrim découvrit qu'il lui manquait une jambe. Il tituba, sautilla sur sa jambe droite, et cette sensation l'effraya tellement qu'il marqua un arrêt brutal - puis de nouveau un petit bond, qui acheva de le terroriser.

S'il ne pouvait plus marcher, il pourrait peut-être courir... Il fit une tentative, et son regard se gonfla d'angoisse. Tom et 373

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Smoky, arc-boutés, tiraient chacun sur une corde pour le faire tourner en rond autour d'un certain périmètre. Et Pil-grim tournait, tournait, comme un cheval fou à la jambe cassée.

Tom considéra les visages derrière la barrière. Gr‚ce était devenue blême et Annie la serrait contre elle. Il se maudit de leur avoir laissé le choix au lieu de les forcer à rentrer dans la maison, pour leur épargner ce triste spectacle.

Annie tenait Gr‚ce par l'épaule, et ses phalanges étaient blanches. Tous les muscles de la mère et la fille se crispaient nerveusement à chaque sursaut de la bête martyrisée.

- Pourquoi il fait ça? s'écria Gr‚ce. - Je ne sais pas.

- Ne t'inquiète pas, dit Frank. Je l'ai déjà vu agir de la sorte une fois.

Annie se tourna vers lui et esquissa un sourire. Mais le visage de Frank démentait ses paroles rassurantes. Joe et les jumeaux avaient l'air presque aussi consterné que Gr‚ce.

- Vous devriez peut-être la ramener à l'intérieur, déclara Diane d'une voix calme.

- Non ! dit Gr‚ce. Je veux regarder.

¿ présent, Pilgrim était en sueur, mais il avançait toujours. Son pied entravé battait l'air comme une nageoire folle, déformée. ¿ chacun de ses pas, sa démarche sautillante projetait des giclées de sable rouge qui flottaient au-dessus de la scène comme un délicat brouillard.

C'était si bizarre, si peu dans le caractère de Tom... Annie savait qu'il pouvait être ferme avec des bêtes, mais jamais elle ne l'avait vu faire preuve de cruauté. Tout son travail avec Pilgrim avait consisté à b‚tir une relation de confiance. Et maintenant, voilà qu'il lui faisait du mal.

C'était incompréhensible.

Enfin, le cheval s'arrêta. Au même moment, Tom fît signe à Smoky, et ils rel‚chèrent les cordes. Puis le cheval repartit, et les cordes retrouvèrent leur tension. Nouvel arrêt. L'ani-374

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mal restait figé là, pantelant, les flancs humides. Il haletait comme un asthmatique et ce r‚le était si atroce qu'Annie résista à l'envie de se boucher les oreilles.

Cette fois Tom parla à Smoky, qui lui confia sa corde et alla ramasser le lasso qu'il avait laissé sur le sable. Il fit tournoyer une belle boucle qui, à la seconde tentative, atterrit sur le pommeau de la selle. Il resserra le noud en tirant sur la corde, dont il alla ensuite attacher l'extrémité à la barrière, au ras du sol. Ensuite, il revint se charger des deux cordes.

Tom gagna la barrière et commença à exercer une pression sur le lasso.

Pilgrim résista. La pression l'attirait vers le sol et le pommeau de la selle pencha.

- qu'est-ce qu'il fait? demanda Gr‚ce d'une petite voix terrorisée.

- Il veut le mettre à genoux, expliqua Frank. L'animal lutta longtemps,

‚prement, et quand enfin il

tomba à genoux, cela ne dura qu'un instant. Rassemblant ses dernières forces, il se remit debout. Par trois fois, il retomba et se releva, tel un converti malgré lui. Mais la pression était trop impérieuse et, finalement, il s'effondra pour de bon. Annie sentit le soulagement dans les épaules de sa fille. Mais ce n'était pas fini. Tom continua à exercer une pression. Il cria à Smoky de l‚cher les cordes pour venir l'aider. Ensemble, ils tractèrent la bête au bout du lasso.

- Pourquoi ils ne le laissent pas tranquille ! s'écria Gr‚ce. «a ne leur suffit pas?

- Il doit rester couché, dit Frank.

Pilgrim ren‚clait comme un taureau blessé. Sa bouche vomissait de l'écume.

Du sable était collé à ses flancs souillés de sueur. Il lutta encore longtemps. Mais il était le moins fort. Alors, lentement, il chavira sur le côté, la tête dans le sable - et ne bougea plus.

Pour Annie, c'était une capitulation totale et humiliante. Elle sentit le corps de Gr‚ce secoué de sanglots. Elle-même en avait les larmes aux yeux.

Gr‚ce se jeta contre elle et cacha son visage contre sa poitrine.

375

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Gr‚ce! cria Tom.

Annie releva les yeux. Il se tenait avec Smoky auprès du corps prostré de ranimai. On e˚t dit deux chasseurs posant devant la carcasse de leur victime.

- Gr‚ce? répéta Tom. Tu veux bien venir?

- Non!

Abandonnant Smoky, il vint la trouver. Son visage était menaçant, presque méconnaissable, comme s'il était possédé par une force sombre et vengeresse. Elle garda Gr‚ce sous la protection de ses bras. Tom se campa devant elle.

- Viens avec moi, Gr‚ce.

- Non! Je veux pas.

- Il le faut.

- Non. Vous allez encore lui faire mal.

- Il ne souffre pas. Il va très bien.

- Ah oui?

Annie voulut intervenir, la protéger. Mais si intimidante était la présence de cet homme que, malgré elle, elle se laissa arracher sa fille. Il agrippa l'enfant par les épaules et l'obligea à le

regarder.

,

- Il faut le faire, Gr‚ce. Crois-moi.

- Faire quoi?

- Viens. Je vais te montrer.

¿ contrecour, elle se laissa conduire dans l'arène. Guidée par son instinct maternel, Annie escalada la barrière à son tour sans y avoir été invitée, et les suivit. Elle resta un peu en arrière, prête à parer à toute éventualité. Smoky voulut lui sourire, mais il comprit que ce n'était pas le moment.

- Bon, Gr‚ce... Tu vas le caresser en commençant par les postérieurs... et puis, tu lui bougeras les jambes. Ensuite tu le t‚teras bien partout.

- Pour quoi faire? Il est mort...

- Fais comme je te dis.

Gr‚ce s'approcha de la croupe d'un pas hésitant. Pilgrim ne souleva pas la tête, mais Annie vit qu'il essayait de la suivre de son oil unique.

376

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Bien. Maintenant, caresse-le. Vas-y. La jambe d'abord. Continue. Agite-la. C'est bien.

- Il est tout mou! qu'est-ce que vous lui avez fait? Annie eut soudain une vision de Gr‚ce dans le coma, à

l'hôpital.

- Ne t'en fais pas. Maintenant, mets la main sur sa hanche et frictionne-le. Vas-y, Gr‚ce. C'est bien.

Pilgrim ne bougeait pas. Peu à peu, Gr‚ce progressait sur son corps, étalant la poussière collée aux flancs palpitants, remuant les membres selon les instructions de Tom. Finalement, elle flatta l'encolure et la joue soyeuse et humide.

- Bien, maintenant, tu vas lui monter dessus.

- quoi?

Gr‚ce le regarda comme s'il avait perdu la raison.

- Tu vas lui monter dessus.

- Pas question.

- Gr‚ce...

Annie fit un pas en avant.

- Tom...

- Annie, restez o˘ vous êtes.

Il ne l'avait même pas regardée.

- Obéis, Gr‚ce ! dit-il d'une voix tonnante. Monte sur lui.

Immédiatement !

D était impossible de lui désobéir. Gr‚ce se mit à pleurer. Il la prit par la main et la conduisit devant le ventre rebondi de l'animal.

- Monte. Vas-y, monte-lui dessus!

Elle obéit. Et le visage barbouillé de larmes, frêle et malheureuse, elle resta debout sur le flanc de la créature qu'elle aimait le plus au monde, et sanglota sur sa propre brutalité.

En se retournant, Tom vit qu'Annie pleurait également, mais il n'y prêta aucune attention, et dit à Gr‚ce qu'elle pouvait descendre.

- Pourquoi faites-vous cela? balbutia Annie. C'est cruel, humiliant !

- Non, vous vous trompez...

377

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II était en train d'aider Gr‚ce à redescendre et ne regardait même pas sa mère.

- Ah bon? fit Annie, d'un ton méprisant.

- Vous vous trompez. Ce n'est pas de la cruauté. Il avait le choix.

- quel choix?

Il se retourna et, enfin, la regarda. Gr‚ce pleurait à son côté, mais il ne faisait plus attention à elle. La pauvre ne semblait pas comprendre elle non plus comment Tom pouvait être aussi dur et impitoyable.

- Il avait le choix entre se battre jusqu'à la mort ou accepter.

- Il n'avait pas le choix.

- Si. «a aurait été un combat très dur, mais il aurait pu continuer. Il aurait pu se rendre de plus en plus malheureux. Mais à la place, il a choisi de monter sur le pont et de regarder l'autre côté. Il a vu alors ce qui l'attendait - et il a choisi d'accepter.

Se tournant vers Gr‚ce, il lui posa les mains sur les épaules.

- Ce qui vient de lui arriver, il ne pouvait rien envisager de pire. Et tu sais quoi? Il a découvert qu'il pouvait le supporter. Même quand tu es montée sur lui. Il a compris que tu ne lui voulais pas de mal. C'est toujours avant l'aube qu'il fait le plus sombre. Pilgrim a connu son heure la plus sombre et il a survécu. Tu comprends?

Gr‚ce essuyait ses larmes, cherchant à comprendre.

- Je sais pas... Je crois que oui.

Tom se tourna alors vers Annie, et elle vit dans ses yeux une douceur implorante qu'elle reconnaissait enfin, à quoi elle pouvait se raccrocher.

- Annie? C'est très important que vous compreniez ceci. Parfois, ce qui apparaît comme une reddition n'est pas une reddition. C'est dans le cour que ça se passe. quand on a compris certaines choses, on les accepte loyalement, même si ça doit faire mal, parce qu'un refus causerait une douleur plus grande encore. Annie... je sais que vous comprenez.

378

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elle essuya ses yeux et s'efforça de sourire. Elle savait qu'il y avait dans ses paroles un autre message, un message qui lui était exclusivement destiné. Cela ne concernait plus Pilgrim, mais ce qui leur était arrivé. Et même si elle fit mine d'avoir compris, ces paroles restèrent obscures, et elle dut se contenter d'espérer que l'heure viendrait o˘ elles prendraient un sens.

Gr‚ce regarda les deux hommes ôter l'entrave et les cordes. Pilgrim resta allongé un moment, en les suivant d'un oil mais sans bouger la tête. Puis, avec une certaine hésitation, il se releva en chancelant. Il se dégourdit les épaules, hennit, s'ébroua, puis fit quelques pas pour vérifier qu'il était bien en un seul morceau.

Tom demanda à Gr‚ce de le conduire à l'abreuvoir qui se trouvait sur le côté de l'arène, et elle resta à son côté tandis qu'il s'abreuvait longuement. quand il eut fini, il souleva la tête et b‚illa - ce fut un éclat de rire général.

- Il chasse les papillons ! s'écria Joe.

Tom remit le harnais en place et demanda à Gr‚ce de poser le pied dans l'étrier. Pilgrim resta d'une immobilité de pierre. Tom supporta le poids de la fillette sur son épaule, puis elle lança sa jambe et retomba en selle.

Elle n'avait plus peur. Elle lui fit faire le tour de l'arène dans un sens, puis dans l'autre. Ensuite, elle le mena au galop, et il se comporta merveilleusement, gardant une allure disciplinée et lisse comme de la soie.

Elle mit du temps à réaliser qu'on la félicitait comme le jour o˘ elle avait monté Gonzo.

Mais là, il s'agissait de Pilgrim. Son Pilgrim. Il avait survécu. Et elle sentait qu'il était redevenu le cheval d'autrefois -généreux, honnête et droit.

34

LA fête était une idée de Frank. Il la tenait, prétendait-il, de la bouche du cheval : Pilgrim lui avait dit qu'il voulait une fête - on ferait donc la fête. Il téléphona à Hank, qui se déclara ´ partant ª. Le bonhomme ajouta que sa maison était pleine de cousins désouvrés, qui étaient ´

partants ª eux aussi. Lorsqu'ils eurent téléphoné à toutes leurs connaissances, on était passé d'une ´ petite fête ª à une ´ fête moyenne ª

puis au grand modèle, et Diane avait cinquante raisons de se demander comment elle allait réussir à nourrir tout ce monde.

- On ne peut quand même pas l‚cher Annie et Gr‚ce sur les routes sans leur souhaiter bon voyage! déclara Frank.

Diane haussa les épaules. Tom comprit qu'elle pensait : fl˚te, et pourquoi pas?

- Ah, et la musique, ajouta Frank. Parce qu'on va danser... !

- Danser! Et puis quoi encore...?

Frank demanda à Tom ce qu'il en pensait, et son frère répondit qu'il trouvait que c'était une bonne idée. Aussi, Frank rappela Hank, et Hank proposa d'apporter la sono et les guirlandes lumineuses en prime. Une heure plus tard il débarquait et les hommes a€aient tout installer devant la grange avec les gosses, tandis que Diane, faisant contre mau-380

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux vaise fortune bon cour, partait faire les courses avec Annie à Gré‚t Falls.

¿ sept heures, tout était prêt et chacun alla se changer.

En sortant de la douche, Tom posa les yeux sur le peignoir bleu et éprouva un vague vertige. Espérant que l'odeur d'Annie serait restée, il enfouit son visage dans le tissu en éponge, mais l'odeur était partie.

Depuis le retour de Gr‚ce, il n'avait pas eu l'occasion de s'isoler avec elle et il ressentait cette séparation comme une mutilation barbare. En la voyant pleurer pour Pilgrim, il avait eu envie de se précipiter pour la prendre dans ses bras. Ne pas pouvoir la toucher lui était presque insupportable.

Il s'habilla sans h‚te, s'attardant dans la chambre, tandis que la cour résonnait des bruits des voitures, des rires et des premiers accords de la musique. quand il regarda dehors, il constata qu'il y avait foule. C'était une belle soirée. Les lumières commençaient à luire dans le crépuscule. Des nuages de fumée s'élevaient lentement du barbecue o˘ il aurait mieux fait d'aller aider Frank. Parmi tous ces visages, il reconnut Annie. Elle causait avec Hank. Elle portait une robe bleu foncé à bretelles qu'il ne lui connaissait pas. Au moment o˘ il l'admirait, elle rejeta la tête pour rire à une remarque de Hank. Tom se dit qu'elle était splendide. De toute sa vie, jamais il n'avait eu moins le cour à rire.

Elle l'aperçut dès qu'il sortit dans la véranda. L'épouse de Hank rentrait dans la maison avec un plateau de verres et il lui tint la porte en riant d'une chose qu'elle lui disait au passage. Puis il accrocha le regard d'Annie et lui sourit. Elle réalisa que Hank venait de lui poser une question.

- Pardon, vous disiez...?

- Il paraît que vous êtes sur le départ...?

- Oui. Nous partons demain.

- Pas moyen de vous convaincre de rester, hein? Annie rit, un peu trop fort, comme elle n'avait cessé de le

faire depuis le début de la soirée. Calme-toi. Parmi la foule, 381

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux elle constata que Tom avait été kidnappé par Smoky qui voulait lui présenter des amis.

- Mince, ça sent drôlement bon. On attaque, Annie...? Suivez-moi !

Elle se laissa conduire, comme si elle n'avait plus eu de volonté propre.

Hank lui procura une assiette o˘ il empila de gros morceaux de viande grillée qu'il noya sous une louche de haricots aux piments. Annie avait le cour au bord des lèvres, mais elle garda le sourire. Elle avait déjà pris sa décision.

Elle allait parler à Tom en tête à tête - elle lui demanderait de danser, si c'était nécessaire - et elle lui dirait qu'elle quittait Robert. Elle rentrerait à New York pour annoncer la nouvelle. D'abord à Robert, ensuite à Gr‚ce.

Mon Dieu ! songea Tom, ça recommence comme la dernière fois. On dansait depuis plus d'une demi-heure et, chaque fois qu'il essayait de la rejoindre, elle était accostée ou alors c'était lui. Juste au moment o˘ il se croyait libre, il sentit qu'on lui tapotait l'épaule. C'était Diane.

- Alors, les belles-sours n'ont pas le droit de danser...?

- Diane, enfin tu te décides à me demander...!

- Puisque toi, tu ne te proposes pas...

Il la prit dans ses bras et son cour se serra quand il réalisa que le morceau suivant était un slow. Diane portait la robe neuve qu'elle avait rapportée de Los Angeles et elle avait tenté de se farder les lèvres dans un rouge assorti, mais ce n'était pas une réussite. Sous son parfum capiteux, on sentait les vapeurs d'une ivresse qui se lisait aussi dans ses yeux.

- Tu es très belle, ce soir, dit-il.

- Monsieur est trop aimable...

Il y avait longtemps qu'il n'avait vu Diane ivre. Il ne savait pourquoi, cela lui fit de la peine. Elle plaquait ses hanches contre lui et se cambrait au point que s'il la l‚chait, elle tomberait à la renverse. Son sourire aguichant, chargé de sous-entendus, ne présageait rien de bon.

382

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Smoky m'a dit que tu n'étais pas allé dans le Wyoming, en fin de compte?

- Il t'a dit ça?

- Hé hé...

- C'est exact. Le type là-bas était tombé malade... J'irai la semaine prochaine.

- Hé hé...

- qu'est-ce que tu veux dire, à la fin?

Il le savait, bien s˚r. Et il s'en voulut de lui offrir l'occasion de le dire. Il aurait d˚ mettre un terme à cette conversation.

- J'espère que tu as été sage, c'est tout.

- Tu as trop bu, Diane.

C'était une erreur. Ses yeux lancèrent des éclairs.

- Ah, j'ai trop bu ? Tu crois qu'on n'a pas tous remarqué ?

- ´ Remarqué ª quoi ? Nouvelle erreur.

- Tu le sais bien... Vous êtes comme deux chiens en chaleur.

Il leva les yeux au ciel comme si elle disait une folie, mais elle vit qu'elle avait fait mouche et pointa le doigt sur lui avec un sourire de victoire.

- «a t'embête qu'elle foute le camp, hein...?

Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'à la fin du morceau, puis elle lui lança un dernier regard entendu et s'en retourna en ondulant de la croupe comme une catin. Il récupérait encore au bar, quand Annie surgit derrière lui.

- Si seulement il pleuvait..., murmura-t-elle.

- Viens, on va danser...

Il la prit par le bras, pendant qu'il en était encore temps, et l'entraîna sur la piste.

C'était un rock, et ils dansèrent sans se toucher, ne détachant leurs regards que lorsque l'émotion menaçait de les déborder ou de les trahir.

L'avoir si près de soi et malgré tout inaccessible était une forme d'exquise torture. Après le second morceau, Frank voulut tenter sa chance, mais Tom invoqua en plaisantant ses prérogatives d'aîné pour reconduire.

383

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Le morceau suivant était un slow - le chant d'amour d'une femme pour son amant condamné à mort. Enfin, ils pouvaient se toucher. Le contact de la peau d'Annie ainsi que la discrète pression de son corps à travers les vêtements faillirent le faire craquer, et il dut fermer les yeux pendant quelques instants. Diane ne devait pas en perdre une miette, mais ça lui était égal.

On se bousculait sur la piste poussiéreuse. Annie regarda les visages autour d'elle, et déclara posément :

- J'ai à te parler. O˘ pouvons-nous aller ?

Il faillit dire : ´ qu'y a-t-il encore à dire ? Tu t'en vas. Il n'y a rien à ajouter. ª Mais à la place, il répondit :

- La piscine. Dans vingt minutes. Rendez-vous là-bas... Elle eut à peine le temps d'acquiescer, car Frank revenait

déjà à la charge et l'entraînait au loin.

Gr‚ce avait le tournis et ce n'était pas seulement à cause de ses deux verres de punch. Elle avait dansé avec presque tout le monde - Tom, Frank, Hank, Smoky, et même ce cher Joe - et l'image qu'elle avait d'elle-même était exaltante. Elle pouvait valser, danser le rock, et même swinguer. Pas une fois elle n'avait perdu l'équilibre. Elle pouvait tout faire. Si seulement Terri Carlson avait été là pour la voir. Pour la première fois de sa nouvelle vie - peut-être de toute sa vie - elle se sentait belle.

Elle avait envie d'aller au petit coin. Il y avait bien un W.C. attenant à

la grange mais, lorsqu'elle s'y rendit, on faisait la queue à la porte.

Songeant que personne ne dirait rien si elle utilisait les cabinets de la maison - elle était presque de la famille et puis, après tout, c'était sa fête - elle se dirigea vers la véranda.

Passant la porte grillagée, elle retint d'instinct le battant pour éviter qu'il se referme en claquant. Comme elle traversait le vestiaire en L qui conduisait à la cuisine, elle entendit des éclats de voix. Frank et Diane se disputaient.

- Tu as trop bu, voilà tout, disait-il. \

384

L'homme qui murmurait à l'oreilk dei> chevaux

- Fous-moi la paix avec ça!

- D'ailleurs, ça ne te regarde pas, Diane..

- Elle a eu des vues sur lui depuis le premier jour. Tu l'as voie... ?

Elle a le feu aux fesses.

- Tu es ridicule.

- Vous êtes si bêtes, vous les hommes...

Il y eut un vilain fracas de vaisselle. Gr‚ce s'était arrêtée dans son élan. Juste au moment o˘ elle décidait de rebrousser chemin, elle entendit Frank se diriger vers la porte ouverte. Elle comprit que si elle partait maintenant, il ne manquerait pas de la voir. Et en la voyant filer en douce, il comprendrait qu'elle venait de les espionner. Le mieux, c'était de continuer à avancer et de tomber sur lui comme si elle venait seulement d'entrer.

Au moment o˘ Frank apparaissait sur le seuil, il marqua un arrêt et fit volte-face.

- ¿ t'entendre, on dirait que tu es jalouse...

- Oh, fous-moi la paix!

- Fous-lui la paix! Il a l'‚ge de raison, que je sache.

- Et elle, elle a une gosse et un mari, que je sache! Comme il se retournait et s'avançait dans le vestiaire en hochant la tête, Gr‚ce fit un pas dans sa direction.

- Salut, fit-elle gaiement.

Il eut l'air un peu plus que surpris, mais se ressaisit immédiatement.

- Tiens, la plus belle! Comment ça va, la grande? Il lui mit les mains sur les épaules.

- Je m'amuse beaucoup. Merci pour cette fête. Et pour tout le reste.

- Gr‚ce, tout le plaisir est pour moi, tu peux me croire ! Et il l'embrassa sur le front.

-Je peux utiliser les toilettes? Il y a la queue là-bas...

- Bien s˚r que oui... File!

quand elle entra dans la cuisine, il n'y avait plus personne. Elle entendit des bruits de pas montant l'escalier. Assise sur la cuvette, elle se demanda qui était l'objet de cette dispute, et eut la désagréable impression qu'elle le savait déjà.

385

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie arriva sur place avant lui et fit lentement le tour de la piscine.

L'air sentait le chlore, et son pas sur le ciment résonnait en écho dans les ténèbres profondes. Elle s'appuya au mur passé à la chaux et en ressentit la fraîcheur apaisante dans son dos. Un éclat de lumière filtrait depuis la grange, et elle en admira le reflet sur les eaux dormantes du bassin. Dans un autre monde, une chanson country succédait à sa sour jumelle.

Il semblait impossible que ce f˚t seulement la veille qu'ils s'étaient retrouvés dans la cuisine de la petite maison, sans personne pour les déranger ou les séparer. Elle regrettait de ne pas avoir prononcé là-haut les paroles qu'elle s'apprêtait maintenant à dire, mais elle avait redouté

de ne pas trouver les mots justes. Ce matin même, quand elle s'était réveillée dans ses bras, elle avait encore hésité - dans ce même lit qu'une semaine plus tôt elle avait partagé avec son mari. Sa seule honte était qu'elle n'en ressentait aucune. Pourtant, quelque chose l'avait retenue de parler. Et maintenant, elle se demandait si c'était parce qu'elle avait peur de sa réaction.

Elle ne doutait pas de son amour - comment aurait-elle pu en douter ? Mais il y avait cette chose en lui, une sorte de résignation confinant au fatalisme. Il lui en avait encore donné la preuve aujourd'hui, quand il avait voulu à tout prix qu'elle comprît son comportement vis-à-vis de Pilgrim.

Un bref flot de lumière apparut au fond du passage qui menait à la grange.

Tom s'arrêta pour scruter les ténèbres. Comme elle s'avançait dans sa direction, il l'aperçut et marcha vers elle. Annie parcourut à la course les derniers mètres, comme si on avait pu lui arracher brusquement son amant. Et dans leur étreinte, elle sentit une forme de rel‚chement nerveux qui la délivrait enfin de la tension de cette soirée. Voilà qu'ils n'avaient plus qu'un seul souffle, qu'une seule bouche, leurs pouls battaient à l'unisson, comme reliés au même cour.

quand elle put parler, blottie dans l'asile de ses bras, elle 386

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux lui dit qu'elle était prête à quitter Robert. Elle parla avec tout le calme dont elle était capable, la joue pressée contre sa poitrine, peut-être de crainte de ce qu'elle aurait pu lire dans ses yeux, si elle avait relevé la tête. Elle dit qu'elle savait qu'elle leur infligerait une terrible peine.

Mais c'était une douleur qu'elle pouvait imaginer, à la différence de l'idée de le perdre, lui.

Il l'écouta en silence, en lui caressant le visage et les cheveux. Mais quand elle eut fini, son silence se prolongea, et Annie sentit le doigt glacé de l'épouvante pointer sur son front. Elle leva la tête, osant enfin le regarder, et vit qu'un trop-plein d'émotion l'empêchait de parler. Il dirigea son regard de l'autre côté de la piscine; là-bas, la musique se déchaînait en cadence. Il reporta les yeux sur elle et hoc^a la tête.

- Oh, Annie...

- quoi? Dis-moi...

- Tu ne peux pas faire cela.

- Si, je le peux. J'irai tout lui expliquer.

- Et Gr‚ce? Tu crois que tu pourras lui expliquer? Elle le scruta, cherchant son regard. ¿ quel jeu jouait-il ?

Elle avait espéré son approbation, et il ne professait que le doute, la soumettant immédiatement à la seule question qu'elle n'avait pas encore osé

affronter. Et voilà à présent qu'elle comprenait que, dans ses délibérations, elle avait eu recours à sa vieille habitude de se protéger par des rationalisations : certes, un enfant était bouleversé par un divorce, c'était inévitable. Mais si les parents se comportaient en civilisés, avec tact, on n'avait pas à redouter des séquelles du traumatisme; il ne s'agissait pas de la mort d'un parent mais d'une association qui n'avait plus de raison d'être. Annie savait que c'était ainsi en théorie; d'ailleurs, elle connaissait des exemples dans ses relations qui montraient que c'était possible. Dans son propre cas, c'était bien s˚r une absurdité.

- Après ce qu'elle a enduré..., dit-il.

, - Tu crois que je ne suis pas au courant!

387

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Ce que je veux dire, c'est qu'à cause de cela, tu n'irais jamais jusqu'au bout, même si tu crois maintenant le contraire.

Elle sentit les larmes affluer et sut qu'elle ne pourrait pas les refouler.

- Je n'ai pas le choix.

Ces accents déchirants se répercutèrent contre les murs nus comme une plainte.

- Tu as dit la même chose pour Pilgrim, mais tu avais tort.

- Le seul choix qui me reste, c'est de te perdre ! (Il hocha la tête.) Ce n'est pas un choix, tu ne le vois pas ? Tu pourrais choisir de me perdre?

- Non. Mais moi je n'ai pas à choisir.

- Tu te rappelles ce que tu disais au sujet de Pilgrim? qu'il s'était avancé sur le pont pour voir ce qu'il y avait de l'autre côté, et qu'il avait choisi d'accepter ? Mais si l'on voit la souffrance et la peine, seul un idiot choisirait de traverser le pont.

- Eh bien, pour nous, ce sera la souffrance et la peine. Il acquiesça.

Annie sentit monter en elle une bouffée de

colère. Contre lui qui avait prononcé les paroles qu'elle reconnaissait pour justes au fond de son cour, et contre elle-même pour les pleurs qui torturaient son corps.

- Tu ne m'aimes pas, dit-elle, en se haÔssant aussitôt pour ce puéril accès d'auto-apitoiement - et plus encore pour son sentiment de victoire quand elle vit des larmes dans les yeux de Tom.

- Oh, Annie... Tu ne sais pas combien je t'aime. Elle pleura dans ses bras et perdit la notion du temps et de

l'espace. Elle lui dit qu'elle ne pouvait pas vivre sans lui, mais ne vit pas un mauvais présage dans le fait qu'il lui réponde que c'était vrai pour lui, mais non pour elle. Il dit qu'avec le temps elle finirait par considérer cette expérience non avec regret, mais comme un cadeau de la nature qui avait embelli leurs vies.

quand elle eut versé toutes les larmes de son corps, elle se 388

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux rafraîchit le visage dans l'eau froide du bassin. Il trouva une serviette et l'aida à éponger les coulées de mascara. Ils attendirent, sans presque plus parler, d'avoir repris une contenance. Puis, séparément, quand la voie fut libre, ils s'en allèrent.

35

ANNIE se faisait l'effet d'une créature de la vase observant le monde depuis le fond d'une mare. C'était la première fois qu'elle prenait un somnifère depuis des mois. Il s'agissait de ces pilules réputées pour être en usage chez les pilotes de ligne - ce qui est censé vous donner confiance dans les somnifères et non vous faire douter des pilotes. De fait, quand par le passé elle en avait pris de façon régulière, les effets secondaires avaient été minimes. Ce matin, elle avait le cr‚ne pris sous une épaisse couverture paralysante qu'elle était impuissante à déplacer, mais qui lui laissait tout de même assez de lucidité pour qu'elle p˚t se rappeler les raisons - tout à fait fondées - de son acte.

Elle était à peine sortie de la grange que Gr‚ce était venue la trouver pour lui annoncer carrément qu'elle voulait partir. Elle avait l'air p

‚lichon et contrarié, mais quand Annie lui avait demandé ce qui n'allait pas, elle avait répondu que c'était seulement la fatigue, en fuyant son regard. Sur le chemin du retour, elle avait à peine desserré les dents. Et lorsque sa mère lui avait de nouveau demandé si tout allait bien, elle avait répété qu'elle se sentait fatiguée et avait mal au cour.

- C'est le punch?

- J'en sais rien.

- Tu en as bu combien de verres? , *

390

L'homme qui murmurait à l'oreilk des chevaux

- Je sais pas ! C'est rien du tout, n'en fais pas une montagne!

Elle monta directement se coucher et, quand sa mère vint l'embrasser, elle se contenta de marmonner, tournée vers le mur. Exactement comme aux premiers temps de leur installation. Annie s'était jetée sur ses somnifères.

Elle tendit le bras vers sa montre et dut forcer son cerveau embrumé à se concentrer sur le cadran. Presque huit heures. La veille, se rappelait-elle, Frank lui avait demandé si elle souhaitait les accompagner à l'église et cela lui avait paru tellement de circonstance, comme une sorte de punition finale, qu'elle avait dit oui. Tirant sa carcasse récalcitrante hors du lit, elle se traîna jusqu'à la salle de bains. La porte de Gr‚ce était légèrement entrouverte. Elle décida de prendre un bain avant de réveiller sa fille avec un jus de fruits.

Allongée dans les vapeurs d'eau, elle tenta de se raccrocher aux ultimes effets du somnifère. ¿ travers les brumes, elle sentait déjà la froide géométrie de la douleur qui se dessinait en elle. Des formes habitent en toi - et à ces points et lignes, il te faudra t'accoutumer.

Une fois habillée, elle alla chercher le jus de fruits de Gr‚ce à la cuisine. Il était huit heures trente. Depuis que sa somnolence s'était dissipée, elle avait cherché une diversion dans le fait de dresser mentalement la liste des t‚ches à accomplir pour son dernier jour au ranch.

Boucler les bagages ; nettoyer la maison ; faire le plein d'essence et vérifier la pression des pneus, acheter des provisions pour la route, régler la note...

En arrivant sur le palier, elle constata que la porte de Gr‚ce n'avait pas bougé. Elle frappa et entra. Les rideaux étaient restés tirés et elle traversa la pièce pour les écarter légèrement. Il faisait très beau.

En se retournant, elle vit que le lit était vide.

Ce fut Joe qui découvrit que Pilgrim avait disparu lui aussi. ¿ ce moment-là, ils avaient déjà fouillé à fond chaque b‚timent - sans trouver trace de Gr‚ce. Ils s'étaient séparés pour

391

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ratisser les bords de la rivière, les jumeaux braillant le nom de Gr‚ce à

tout bout de champ, sans obtenir d'autre réponse que le pépiement des oiseaux. Puis Joe était monté des corrals en hurlant que le cheval n'était plus là, et tout le monde était alors revenu en courant vers la grange pour constater que le harnais et la selle avaient également disparu.

- Pourquoi se faire de la bile ? déclara Diane. Elle est allée se balader, c'est tout.

Tom remarqua le regard angoissé d'Annie. Tous deux savaient que c'était plus grave.

- Elle avait déjà agi de cette façon par le passé?

- Jamais.

- Comment était-elle en montant se coucher?

- Calme. Elle avait un peu mal au cour. Comme si elle était contrariée.

Annie avait l'air si fragile et bouleversé que Tom aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter, ce qui aurait paru tout naturel, mais il n'osa pas en présence de Diane et Frank prit sa place.

- Diane a raison. Il n'y a pas de raison de s'inquiéter. Annie regardait toujours Tom.

- Et Pilgrim ? Il n'y a pas de danger pour elle ? Elle ne l'a monté qu'une fois...

- Lui, ça ira, dit Tom.

Ce n'était pas tout à fait un mensonge. La vraie question, c'était de savoir si ´ ça irait ª pour Gr‚ce - et tout dépendait de sa disposition d'esprit.

- Je pars avec Frank. On va t‚cher de la retrouver. Joe déclara qu'il voulait venir aussi, mais Tom refusa et

l'envoya avec les jumeaux seller les chevaux, tandis que lui et Frank allaient se changer.

Tom fut le premier sorti. Abandonnant Diane à la cuisine, Annie le suivit dans la véranda et l'accompagna à la grange. Ils n'auraient pas d'autre occasion de se parler.

- Je crois que Gr‚ce sait...

Elle parlait à voix basse en regardant droit devant elle. Elle se dominait à grand-peine. Tom opina gravement.

392

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je le pense aussi.

- Je regrette...

- Ne regrette rien, Annie. Jamais.

Ils n'en dirent pas plus, car Frank les rattrapait en courant et le trio marcha en silence jusqu'à l'endroit o˘ Joe avait attaché les chevaux.

- On voit ses traces, remarqua Joe.

Il désigna les marques nettes dans la poussière. Pilgrim avait des fers particuliers. Ces empreintes étaient sans aucun doute les siennes.

Au moment de lancer son cheval au galop, Tom jeta un coup d'oil en arrière, mais Annie n'était plus là. Diane avait d˚ la ramener à l'intérieur. Seuls les gosses les regardaient. Il les salua de la main.

Ce n'était qu'en trouvant les allumettes dans sa poche que Gr‚ce avait eu cette idée... Elle les avait fourrées là après s'être entraînée à exécuter un tour que son père lui avait montré à l'aéroport, en attendant l'avion.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était partie. S˚rement un bon bout de temps, car le soleil était haut. Elle chevauchait comme une folle, de façon délibérée, de tout son cour, se jetant dans la démence et exhortant Pilgrim à retrouver la sienne. Il avait reçu ce message et foncé

ventre à terre toute la matinée, l'écume aux lèvres, telle la monture d'une sorcière. On l'aurait dit prêt à s'envoler.

Au début, elle n'avait pas eu de but, seulement une rage aveugle, destructrice, qui n'avait pas encore trouvé sa cible et aurait pu aisément se reporter sur un tiers. En sellant Pilgrim aux premières lueurs de l'aube, elle n'avait voulu que les punir. Leur donner des remords pour ce qu'ils avaient fait. Ce n'était qu'en atteignant les p‚turages, quand elle avait galopé au contact de l'air frais, qu'elle s'était mise à pleurer. De grosses larmes avaient ruisselé sur ses joues et, penchée sur l'encolure de son cheval, elle avait donné libre cours à ses sanglots.

393

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Maintenant que Pilgrim s'abreuvait à la mare du plateau, sa fureur n'avait pas diminué, mais s'était comme distillée. Elle passa la main sur son cou en sueur et revit en esprit les deux silhouettes des coupables sortant furtivement de l'ombre de la grange, comme des chiens dans la cour d'une boucherie, croyant passer inaperçues. Elle revoyait sa mère, son maquillage barbouillé par le vice et les joues encore rouges, lui demandant la bouche en cour si tout allait bien.

Comment Tom avait-il pu agir ainsi? Son Tom. Lui qui avait été si gentil, il avait montré son vrai visage. Tout cela n'avait été qu'un numéro, un bon prétexte pour cacher leurs manigances... Dire qu'il n'y avait qu'une semaine - une semaine ! - qu'il avait bavardé et rigolé avec son père. Et tout le monde était au courant, tout le monde. Diane l'avait bien dit. Elle avait dit que sa mère avait le feu aux fesses. C'était à vous rendre malade, complètement malade.

En haut du plateau, par-delà la crête, elle aperçut le premier col, taillé

comme une cicatrice arrondie dans la montagne. Là-haut, dans la cabane o˘

ils s'étaient amusés tous ensemble - c'était là-haut que tout s'était passé. Ils avaient souillé, abîmé ce lieu. Sa mère avait menti sans vergogne. Inventer qu'elle partait s'isoler là-bas pour ´ faire le point ª.

Tu parles!

Elle allait leur montrer. Elle avait les allumettes. Tout flamberait comme du papier. On retrouverait ses os calcinés dans les cendres, et ils regretteraient. Oh oui, ils regretteraient.

Il était difficile de déterminer l'avance qu'elle avait prise. Tom connaissait un jeune Indien de la réserve qui était capable de dire, en voyant une trace, à quelle heure elle avait été faite, pratiquement à la minute près. En sa qualité de chasseur, Frank avait d'assez bonnes notions de ces choses, supérieures à celles de Tom, mais insuffisantes toutefois pour lui permettre de se prononcer. On pouvait seulement dire qu'elle menait Pilgrim à un train d'enfer et que, si ça continuait, il allait finir à genoux.

394

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ils devinèrent qu'elle se dirigeait vers les hauts p‚turages avant même d'avoir repéré les traces de sabots dans la vase de la mare. Gr‚ce à Joe qui l'avait emmenée en balade, elle connaissait bien les parties basses du ranch, mais elle n'était venue qu'une seule fois en altitude, lors du rassemblement des troupeaux. Si elle cherchait un refuge, le seul endroit qu'elle connaissait, c'était la cabane. Du moins si elle se rappelait le chemin, une fois arrivée à la hauteur des cols. Après deux semaines d'été, le paysage avait changé. Même sans la tornade qui - à en juger par son allure - tempêtait dans son cr‚ne, elle pouvait facilement se perdre.

Frank mit pied à terre et alla examiner de plus près les empreintes au bord de l'eau. Il ôta son chapeau et essuya son visage en sueur après sa manche.

Tom descendit lui ausoi et retint les bêtes pour les empêcher d'effacer les indices.

- qu'est-ce que tu en dis?

- J'hésite... C'est déjà sec, mais avec ce soleil ça ne veut rien dire. Une demi-heure, peut-être plus.

Laissant les bêtes se désaltérer, ils s'épongèrent le front et regardèrent vers le sommet du plateau.

- Je pensais qu'on la verrait..., dit Frank.

- Moi aussi.

Pendant un moment, plus personne ne parla. On n'entendait plus que les lapements des bêtes.

- Tom?

Il se retourna et remarqua le sourire gêné de son frère.

- «a ne me regarde pas, mais la nuit dernière, Diane... tu sais, elle avait un verre dans le nez... on était à la cuisine, et elle a fait des commentaires sur toi et Annie... Enfin, ça n'est pas nos affaires.

- C'est bon, continue.

- Elle a dit un ou deux trucs, et puis Gr‚ce est entrée... Je n'ai pas de certitude, mais il se peut qu'elle ait entendu...

Tom hocha la tête. Frank lui demanda si Diane avait eu raison, et Tom répondit que oui. Les deux frères se regardèrent, et la douleur que Tom avait dans le cour devait se refléter dans ses yeux, car Frank dit : 395

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- T'es bien accroché, hein?

- Autant qu'on peut l'être...

Sans ajouter un mot, ils éloignèrent les bêtes du point d'eau et se remirent en route.

Ainsi Gr‚ce savait - peu lui importait comment elle l'avait appris. C'était bien ce qu'il avait craint, avant même que Annie e˚t exprimé cette peur à

haute voix. quand Gr‚ce avait quitté la fête, il lui avait demandé si elle s'était amusée, et elle l'avait à peine regardé. Comme elle devait souffrir, pour avoir fichu le camp... Une souffrance dont il était la cause, et qui ajouta à sa peine.

Sur la ligne de crête, ils s'attendaient là encore à la voir, mais cet espoir fut déçu. Les traces, quand ils les repérèrent, montraient un léger ralentissement de son allure. Elle ne s'était arrêtée qu'une fois, à une cinquantaine de mètres du seuil du défilé. On avait l'impression qu'elle avait freiné Pilgrim et décrit un petit cercle comme pour réfléchir ou examiner quelque chose. Puis elle était repartie au galop.

Frank tira sur ses rênes juste à l'endroit o˘ le terrain montait brutalement entre les pins. Il désigna le sol à l'attention de Tom.

- qu'est-ce que ça signifie?

Il y avait là de nombreuses empreintes de sabots, parmi lesquelles on reconnaissait clairement celles de Pilgrim. Impossible de dire quelles étaient les plus récentes.

- Les mustangs de la hippie..., déclara Frank.

- «a m'en a tout l'air...

- Je ne les avais jamais vus à cette altitude. Et toi ?

- Non.

Ils entendirent le vacarme dès qu'ils atteignirent le tournant qui se trouvait environ au milieu du col, et s'arrêtèrent pour écouter. C'était un profond grondement que Tom prit pour une chute de pierres quelque part, parmi les arbres. Il entendit alors un concert de clameurs aiguÎs et sut qu'il s'agissait des chevaux.

Ils gagnèrent en vitesse mais avec prudence la sortie du 396

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux défilé, s'attendant à tout moment à tomber sur une cavalcade de mustangs.

Mais à part les traces, ils ne firent pas de rencontres. Difficile d'évaluer leur nombre. Une bonne dizaine, d'après Tom.

A son point culminant, le col bifurquait comme les jambes d'un pantalon serré en deux pistes divergentes. Pour accéder aux hauts p‚turages, il fallait prendre à droite. Ils firent de nouveau halte pour étudier le sol.

Il avait été si piétiné que l'on ne pouvait plus distinguer les traces de Pilgrim ni deviner par o˘ il était passé.

Les frères se séparèrent, Tom prenant à droite et Frank à gauche. quelques mètres plus loin, Tom retrouva les empreintes de Pilgrim, mais elles se dirigeaient vers le bas et non vers les hauteurs. Un peu plus loin, il y avait encore des traces de piétinements, qu'il s'apprêtait à considérer lorsque Frank le rappela.

Lorsqu'il l'e˚t rejoint en tirant sur les rênes, Frank lui demanda d'écouter. Pendant un moment, rien. Puis, Tom entendit aussi de nouveaux cris frénétiques.

- O˘ mène cette piste?

- Je ne sais pas. Je ne suis jamais passé par là. Tom planta ses talons dans les flancs de Rimrock, et le

cheval s'élança au grand galop.

La piste montait, descendait, remontait. Elle était tortueuse, étroite, et de chaque côté les arbres étaient si rapprochés qu'ils semblaient défiler dans l'autre sens, comme animés d'un mouvement propre. Ici et là, des troncs s'étaient abattus en travers de la piste. Il les franchissait en baissant la tête ou en s'élevant d'un bond. Rimrock n'hésita pas une seule fois, mais passa tous les obstacles en calculant son allure et sans frôler la moindre branche.

Au bout de quelques centaines de mètres, le terrain descendait de nouveau puis butait sur une côte raide et encombrée de rochers o˘ la piste se prolongeait en formant un long croissant ascendant. Dessous, le sol tombait à pic sur un chaos obscur de pins et de rochers.

397

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Le chemin conduisait à ce qui se révéla être quelque vaste et ancienne carrière creusée dans le calcaire, tel un chaudron de géant qui aurait craqué et déversé son contenu dans la montagne. De là o˘ il était, sous le martèlement des sabots de Rimrock, Tom entendit à nouveau les hurlements des chevaux. Puis il entendit un autre cri et comprit, avec un coup au cour, que c'était Gr‚ce. Ce ne fut que lorsque Rimrock atteignit le rebord du chaudron, qu'il vit ce qui se passait.

La fillette était recroquevillée contre la muraille du fond, prise au piège d'un tourbillon de juments hurlantes. Elles étaient sept ou huit, qui tournaient avec leurs poulains, et chaque passage les affolait davantage.

L'écho de leurs clameurs contre les parois ne faisait que redoubler leur panique, et la poussière qu'elles soulevaient les aveuglait et mettait le comble à leur terreur. Au milieu, ruant, criant, et se battant à coups de sabots, se trouvaient Pilgrim et l'étalon blanc.

- Mon Dieu!

Frank venait de parvenir à sa hauteur. Son cheval regimba en découvrant le spectacle, et il dut tirer fermement sur les rênes et décrire un petit cercle avant de venir se ranger au côté de son frère. Rimrock n'avait pas bougé en dépit de son trouble. Gr‚ce ne les avait pas vus. Tom mit pied à

terre et confia ses rênes à son frère.

- Reste là au cas o˘ j'aurais besoin de toi, mais il faudra dégager en vitesse quand elles sortiront...

Frank hocha la tête.

Il partit sur la gauche, le dos à la muraille, sans quitter les juments des yeux. Elles tournoyaient devant lui comme un manège fou. La poussière lui piquait la gorge, formant un rideau si dense que, derrière les juments, Pilgrim n'était plus qu'une tache sombre qui se détachait sur la forme blanche de l'étalon cabré.

Gr‚ce n'était plus qu'à quelques pas de lui. Enfin, elle l'aperçut. Elle était livide. t

- Tu es blessée? lança-t-il.

398

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Gr‚ce essaya de crier pour lui signaler qu'elle allait bien, mais sa voix était trop ténue pour porter à travers le vacarme et la poussière. Elle s'était fait mal à l'épaule et tordu la cheville en tombant, mais c'était tout. Si elle était paralysée, c'était de peur - plus pour Pilgrim que pour elle-même. Elle voyait les gencives rosés de l'étalon blanc chaque fois qu'il tailladait l'encolure de Pilgrim, d'o˘ avait jailli un sang noir.

Mais le pire, c'étaient ces cris - des cris qu'elle avait déjà entendus jadis, en un autre lieu, par un matin d'hiver ensoleillé.

Elle vit Tom ôter son chapeau et s'avancer en l'agitant devant les juments en furie. Elles pilèrent et détalèrent dans l'autre direction, en se heurtant à celles qui arrivaient par-derrière. Lorsqu'elles furent toutes reparties, il les suivit rapidement, en les chassant devant lui, loin des deux m‚les. L'une essaya de s'enfuir sur la droite, mais il la contourna et la remit dans le droit chemin. ¿ travers le nuage de poussière, Gr‚ce vit un autre homme, peut-être Frank, qui éloignait deux chevaux du gouffre. Les juments sortirent comme un ouragan, les poulains dans leur sillage, et se sauvèrent sans demander leur reste.

Tom se retourna et longea la paroi, laissant de l'espace aux deux combattants pour, Gr‚ce le supposait, ne pas les attirer vers elle. Il s'arrêta à peu près au même endroit que la dernière fois, et l'appela de nouveau.

- Reste o˘ tu es. Ne t'inquiète pas.

Puis, sans montrer aucune peur, il s'approcha du lieu du combat. Gr‚ce vit ses lèvres bouger, mais elle n'entendit pas ce qu'il disait au milieu des hurlements. Peut-être se parlait-il à lui-même, ou peut-être qu'elle s'était fait des idées.

Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut juste devant eux et, là seulement, ils semblèrent se rendre compte de sa présence. Elle le vit allonger le bras pour s'emparer des rênes de Pilgrim. Fermement, mais sans geste violent, il força le cheval à reposer les antérieurs à terre, et l'écarta de son adversaire. Puis il le fit détaler d'une bonne claque sur la croupe.

399

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ainsi contrarié, l'étalon reporta son courroux sur Tom.

La scène qui suivit devait hanter Gr‚ce jusqu'à la fin de ses jours. Jamais elle ne saurait ce qui s'était réellement passé. L'animal se déplaça en cercles resserrés, secouant la tête et projetant de ses sabots des jets de sable et d'éclats de pierre. ¿ présent que les autres étaient partis, sa rage semblait prendre possession de l'espace et grandir à chaque écho que renvoyaient les parois. Pendant un moment, il parut ne savoir que faire de cet homme qui se tenait, sans peur, devant lui.

Tom aurait pu s'écarter. Deux ou trois pas l'auraient soustrait à la portée des sabots et mis hors de danger. Le cheval, croyait Gr‚ce, l'aurait épargné pour rejoindre sa horde. Mais Tom fit un pas en avant.

¿ l'instant o˘ il s'avançait, comme s'il n'attendait que cela, l'étalon se cabra devant lui avec un hurlement. Mais là encore, Tom aurait pu s'écarter. Une fois, Gr‚ce avait vu Pil-grim se cabrer devant lui et elle avait remarqué avec quelle adresse il parait le danger. Il savait o˘ les sabots allaient retomber, quel muscle allait bouger et pourquoi - avant même que le cheval le s˚t lui-même. Pourtant, ce jour-là, Tom ne s'esquiva pas ni ne baissa la tête, et sans même un tressaillement il fit un pas en avant.

Le voile de poussière était encore trop épais pour que Gr‚ce p˚t en avoir la certitude, mais elle crut voir Tom ouvrir légèrement les bras, dans un geste si minimal qu'elle l'avait peut-être imaginé, et montrer ses paumes.

On e˚t dit qu'il offrait quelque chose à la bête, et c'était peut-être ce qu'il avait toujours offert, le don de l'alliance et de la paix. Mais même si elle ne devait jamais pouvoir le dire à quiconque, elle eut la brusque et vive impression que c'était autre chose et que Tom, sans peur ni désespoir, faisait cette fois le don de lui-même.

Puis, avec un bruit terrible, suffisant pour ratifier son trépas, les sabots s'abattirent sur sa tête et le fracassèrent comme une idole d'argile.

400

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'étalon se cabra encore, mais moins haut, et seulement pour éviter de retomber sur le corps de l'homme. Pendant un moment, il parut déconcerté

par une si prompte capitulation et piaffa dans la poussière autour de la tête. Puis agitant sa crinière, il poussa un dernier cri, fit une embardée, et gagna le haut du gouffre avant de disparaître.

Cinquième partie

36

CETTE année-là, Chatham connut un printemps tardif. Une nuit, dans les derniers jours d'avril, il tomba un bon pied de neige. C'était une neige lourde, languide, qui disparut dans la journée, mais Annie craignit pour les bourgeons en train de se former sur les six petits cerisiers. Pourtant, en mai, lorsque le monde se réchauffa, ils semblèrent reprendre des forces et la floraison fut spectaculaire.

¿ présent, le plus beau était passé. Les fleurs rosés p‚lissaient et se bordaient délicatement de brun. Le moindre souffle d'air délogeait une nouvelle rafale de pétales qui allaient joncher l'herbe sur une vaste circonférence. Ceux qui tombaient tout seuls se perdaient dans l'herbe folle au pied des troncs. Certains trouvaient un bref et ultime répit sur le tulle blanc du berceau qui, depuis que le temps s'était adouci, restait toute la journée dans l'ombre pommelée.

C'était un vieux berceau en osier tressé. Il avait été transmis par une tante de Robert à la naissance de Gr‚ce après avoir abrité plusieurs bébés promis à un avenir d'hommes de loi plus ou moins distingués. Le tulle, dans l'ombre duquel Annie se tenait maintenant, était neuf. Elle avait remarqué

que l'enfant aimait regarder les pétales s'y déposer et se garda donc d'y porter la main. En se penchant, elle vit qu'il était endormi.

Il était encore trop tôt pour dire à qui il ressemblait. Sa 405

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux peau était p‚le et ses cheveux ch‚tain clair, avec toutefois des reflets roux qui lui venaient s˚rement d'Annie. Depuis bientôt trois mois qu'il était né, ses yeux étaient restés indéniablement bleus.

Le médecin lui avait conseillé d'attaquer en justice. Le stérilet était en place depuis seulement quatre ans, soit une année de moins que sa durée d'utilisation conseillée. ¿ l'examen, le cuivre s'était révélé complètement usé. Le fabricant préférerait transiger plutôt que de s'attirer une mauvaise publicité. Annie s'était contentée d'en rire - réaction qui lui ressemblait si peu qu'elle en avait été choquée. Non, avait-elle dit, elle ne voulait attaquer personne. Et du reste, en dépit de ses tristes antécédents et de l'éloquent tableau des risques que le praticien lui avait brossé, elle tenait à mener sa grossesse à terme.

Si les choses avaient mal tourné, elle se demandait si cela ne leur aurait pas été fatal à tous. Cela aurait pu, aurait d˚, aggraver la situation, devenir un amer point de fixation à toutes leurs peines. Au contraire, après le choc de la révélation, sa grossesse avait, petit à petit, apporté

la guérison et une sorte de calme purificateur.

Annie sentit ses seins se gonfler et, pendant un instant, hésita à

réveiller l'enfant pour l'allaiter. Il était très différent de Gr‚ce. Très tôt, sa fille s'était montrée agitée en tétant, comme si le sein ne pouvait la contenter et, à cet ‚ge déjà, elle était au biberon. Ce petit-là

s'accrochait simplement au sein et tétait en vieil habitué. Et quand il était repu, il s'endormait.

Elle consulta sa montre. Presque quatre heures. Dans une heure, Robert et Gr‚ce quitteraient New York. Annie envisagea de rentrer pour se remettre au travail, puis changea d'avis. Elle avait passé une bonne journée et le texte auquel elle travaillait, quoique d'un style et d'un contenu diamétralement différents de ses écrits d'autrefois, prenait tournure. Elle décida de longer la mare et d'aller voir les chevaux. ¿ son retour, le bébé

serait probablement réveillé.

406

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Tom Booker avait été inhumé auprès de son père. Annie le tenait de Frank.

Il lui avait écrit une lettre, qui était arrivée à Chatham un mercredi matin, à la fin de juillet, alors qu'elle était seule et qu'elle venait de découvrir sa grossesse.

La cérémonie, disait Frank, aurait d˚ se dérouler dans la plus stricte intimité. Mais ce jour-là, quelque trois cents personnes s'étaient présentées, dont certaines venaient d'aussi loin que Charleston ou Santa Fe. Comme l'église était trop petite pour contenir tout ce monde, on avait ouvert largement les portes et la foule s'était massée au soleil.

Frank ajoutait qu'il savait qu'Annie serait contente de le savoir.

quant à l'objet principal de sa lettre, poursuivait-il, il se trouvait que, la veille de sa mort, Tom avait apparemment déclaré à Joe qu'il voulait faire un cadeau à Gr‚ce. Tous les deux avaient pensé lui offrir le poulain de Bronty. Frank voulait savoir ce qu'elle en pensait. Si elle estimait que c'était une bonne idée, il était disposé à expédier le poulain avec Pilgrim dans la remorque.

C'était Robert qui avait eu l'idée de construire l'écurie. Annie la voyait à présent dressée au fond de la longue avenue de noisetiers qui décrivait une courbe depuis la mare. La construction se découpait en sombre contre la rangée de peupliers et de bouleaux dans leurs habits neufs de feuillage. La voir était toujours une surprise. La couleur du bois avait à peine passé, comme pour celui du nouveau portail et de l'enclos attenant. Les différentes nuances de vert des arbres étaient si vives, si intenses, qu'on s'attendait presque à les entendre bourdonner.

¿ son approche, les chevaux levèrent la tête puis se remirent tranquillement à brouter. Le ´ poulain ª de Bronty était devenu un turbulent yearling qui, en public, était traité par Pilgrim avec morgue.

C'était surtout pour la galerie, car elle les avait plus d'une fois surpris à s'ébattre ensemble. Elle s'accouda au portail et les observa.

Gr‚ce entraînait le poulain tous les week-ends. Il n'y avait 407

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux qu'à la regarder pour mesurer tout ce qu'elle avait appris auprès de Tom.

On le voyait dans ses gestes, même dans sa façon de parler à l'animal. Elle ne le bousculait jamais, se contentait de le mettre sur la voie. Il promettait. On pouvait déjà observer chez lui la douceur propre aux chevaux du Double Divide. Gr‚ce l'avait baptisé Gully, après avoir demandé à Annie si les parents de Judith ne seraient pas l‚chés. Annie avait répondu qu'elle était s˚re que non.

Ces derniers temps, il lui était difficile de penser à sa fille sans un mélange de respect et d'émerveillement. La petite, qui allait sur ses quinze ans, était un miracle constamment renouvelé.

Le souvenir de la semaine qui avait suivi la mort de Tom restait brumeux, et c'était sans doute mieux pour toutes les deux. Elles étaient reparties à

New York dès que Gr‚ce avait été en état de supporter le voyage. Pendant des jours, elle ^ était restée prostrée.

La vue des chevaux un certain matin d'ao˚t, avait, semblait-il, provoqué le changement. Cette vision avait déverrouillé une vanne et pendant deux semaines elle avait pleuré et s'était purgée de sa douleur. Cela aurait pu tous les achever. Mais dans le calme surabondant qui avait suivi la crise, elle avait paru reprendre pied et décider, comme Pilgrim, de survivre.

Ce jour-là, Gr‚ce était devenue adulte. Mais parfois, quand elle ne se savait pas observée, on pouvait saisir dans son regard quelque chose qui était plus qu'une maturité d'adulte. Par deux fois elle était allée aux enfers et par deux fois elle en était revenue. Elle avait vu des choses et glané là-bas une sorte de sagesse triste et calme, qui était aussi vieille que l'humanité.

¿ l'automne, Gr‚ce retourna à l'école et l'accueil qu'on lui réserva valait bien un millier de séances chez sa nouvelle thérapeute qu'elle continuait néanmoins à voir une fois par semaine. quand ∞nfin, dans les affres de l'inquiétude, Annie lui avait parlé du bébé, Gr‚ce avait été transportée de joie.

408

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pas une fois jusqu'à ce jour elle n'avait demandé qui était le père.

Robert non plus. Nul test n'avait établi la vérité, et il n'avait pas cherché à savoir. Comme s'il préférait la possibilité que l'enfant f˚t le sien à la certitude du contraire.

Annie lui avait tout raconté. Et de même que ses sentiments mêlés de culpabilité resteraient à jamais gravés dans son cour comme dans celui de sa fille, jamais elle n'oublierait la douleur qu'elle avait infligée à

Robert.

Pour le bien de Gr‚ce, ils avaient ajourné toute décision engageant l'avenir de leur couple - à supposer qu'il en e˚t un. Annie restait à

Chatham, Robert à New York. Gr‚ce faisait la navette entre eux, réparant fil après fil le tissu déchiré de leurs vies. Depuis la rentrée scolaire, elle venait à Chatham tous les week-ends, en général par le train. Parfois, pourtant, Robert la conduisait en voiture.

Au début, il la déposait, l'embrassait et, après quelques mots de politesse avec Annie, repartait directement à New York. Un certain vendredi soir d'octobre o˘ il pleuvait des cordes, Gr‚ce le décida à rester. Ils dînèrent ensemble. Avec Gr‚ce, il était toujours drôle et affectueux. Avec Annie, réservé, ni plus ni moins que courtois. Il dormit dans la chambre d'amis et repartit le lendemain de très bonne heure.

C'était devenu une sorte de routine tacite du vendredi. Et même s'il n'était jamais resté plus d'une nuit, son départ intervenait de plus en plus tard dans la journée du lendemain.

Le samedi avant Thanksgiving, ils allèrent prendre tous ensemble le petit déjeuner à La Boulangerie. C'était la première fois qu'ils s'y rendaient en famille depuis l'accident. Sur le trottoir, ils tombèrent sur Harry Logan.

Il fit grand cas de Gr‚ce et la fit rougir en déclarant qu'elle avait bien grandi et qu'elle était superbe. C'était vrai. Il leur demanda s'il pouvait passer dire bonjour à Pilgrim un jour prochain, et ils répondirent que ce serait avec plaisir.

409

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Apparemment, personne à Chatham n'avait eu vent de ce qui s'était passé

dans le Montana, si ce n'est que le cheval était guéri. Harry regarda le ventre rebondi d'Annie, hocha la tête et sourit.

- «a me réjouit de vous voir réunis tous les trois - tous les quatre ! Je suis très, très heureux pour vous.

C'était un miracle si, après toutes ces fausses couches, elle avait réussi à atteindre le terme sans difficulté. L'obstétricien avait déclaré qu'on voyait d'étranges choses chez les femmes ‚gées. Merci bien, avait dit Annie.

Le bébé naquit début mars par une césarienne planifiée. On lui avait demandé si elle voulait une péridurale pour pouvoir assister à

l'accouchement, ce à quoi elle avait répondu : Ńon merci, donnez-moi tout ce que vous avez en rayon ! ª Elle s'était réveillée, comme la première fois, pour trouver le bébé sur l'oreiller. Robert et Gr‚ce étaient présents, et ils avaient ri et pleuré tous ensemble.

On l'avait nommé Matthew, comme le père d'Annie.

¿ présent, voilà que des vagissements lui parvenaient, portés par la brise.

Lorsqu'elle se détourna du portail pour repartir en direction des cerisiers, les chevaux ne relevèrent même pas la tête.

Elle l'allaiterait, puis irait le changer dans la maison. Ensuite, elle le ferait asseoir dans un coin de la cuisine, pour qu'il p˚t la contempler de ses yeux bleu glacier tandis qu'elle préparerait le dîner. Peut-être réussirait-elle à persuader Robert de rester jusqu'à la fin du week-end.

Comme elle passait devant la mare, des canards sauvages s'envolèrent dans un battement d'ailes.

Il y avait encore une chose dans la lettre que Frank lui avait envoyée l'été dernier. En rangeant la chambre de Tom, il avait trouvé sur la table une enveloppe au nom d'Annie, et l'avait jointe à son envoi.

Annie contempla longuement l'enveloppe avant de l'ouvrir. C'était étrange de penser qu'elle n'avait encore

410

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux jamais vu son écriture. ¿ l'intérieur, dans une simple feuille de papier blanc pliée, se trouvait la boucle qu'il lui avait confisquée lors de la dernière nuit qu'ils avaient passée ensemble dans la petite maison. Sur la feuille de papier, il avait écrit : Pour que tu n'oublies pas.

Tous mes remerciements à :

Huw Alban Davies, Michelle Hamer, Tim Galer, Joséphine Haworth, Patrick de Freitas, Bob Peebles et sa famille, Tom Dorrance, Ray Hunt, Buck Brannaman, Leslie Des-mond, Lonnie et Darlene Schwend, Beth Ferris et Bob Ream, ainsi que les deux routiers, Rick et Chris, qui m'ont emmené en balade dans leur

´ fourmilier ª.

Et surtout, toute ma reconnaissance à quatre grands amis : Fred et Mary Davis, Caradoc King et James Long; et à Rob-bie Richardson, qui m'a parlé

le premier des Ćhuchoteurs ª.

Cet ouvrage a été réal˘é par la SOCI…T… NOUVELLE FIRMIN-DIDOT

Mesnil-sur-l'Estrée

pour le compte des …ditions Albin Michel en ao˚t 1998

Imprimé en France Dépôt légal : ao˚t 1998

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