- C'est comme inviter une femme à danser, disait le vieil homme. Si tu n'as pas confiance, si tu as la frousse et que tu t'approches en regardant tes bottes, s˚r qu'elle va te rembarrer. Après, bien s˚r, tu peux toujours lui mettre le grappin dessus et la faire valser de force, mais au bout du compte, ça ne vous fera plaisir ni à toi ni à elle.

Son grand-père était un excellent danseur. Tom se souvenait de lui, glissant avec grand-mère sous les lampions au bal de la fête du 4 juillet, comme en apesanteur. C'était pareil quand il était à cheval.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- La danse et le cheval, c'est le même topo... une histoire de confiance et de consentement entre deux êtres. L'homme conduit, mais il ne traîne pas sa cavalière, il donne seulement le tempo ; la femme le perçoit et s'accorde à

son partenaire. Ils évoluent alors en toute harmonie, toujours sur le tempo.

Tout cela, Tom le savait déjà, même s'il ignorait comment il l'avait appris. Il comprenait le langage des chevaux, tout comme il distinguait les odeurs, les couleurs. ¿ tout moment, il devinait ce qui leur passait par la tête, et il savait que c'était réciproque. Il ´ démarra ª son premier poulain (jamais il ne parla de les ´ briser ª) à l'‚ge de sept ans.

Il en avait douze lorsque ses grands-parents décédèrent le même hiver, à un court intervalle. John léguait le ranch dans son intégralité au père de Tom. Ned arriva par avion de Los Angeles pour l'ouverture du testament. Ses visites avaient été rares et, si l'enfant se souvenait de lui, c'était pour ses souliers chic bicolores et son regard hanté. Il l'appelait ´ fiston ª

et lui apportait toujours des cadeaux inutiles, des gadgets qui faisaient fureur chez les gamins de la ville. Cette fois, il repartit sans dire un mot. Mais il leur adressa son avocat.

Ce litige traîna trois années. Tom entendait parfois sa mère sangloter dans la nuit, et la cuisine était toujours pleine d'hommes de loi, d'agents immobiliers et de voisins app‚tés par l'argent. Tom fuyait tout cela auprès des chevaux. Il faisait l'école buissonnière pour aller les retrouver, et ses parents avaient trop de soucis pour le remarquer ou s'en inquiéter.

Il ne se rappelait avoir vu son père heureux qu'une seule fois à cette époque : au printemps, pendant les trois jours o˘ ils guidèrent les troupeaux vers les hauts p‚turages d'été. Sa mère, Frank et Rosie étaient venus. Ils avaient passé les journées à cheval et dormi à la belle étoile.

- Si seulement cet instant pouvait durer pour l'éternité, dit Frank, une nuit o˘ ils étaient allongés à admirer une grosse moitié de lune par-dessus la ligne sombre de la montagne.

Frank avait onze ans, et n'avait pas la fibre philosophique. Ils étaient tous restés cois, à réfléchir. quelque part, au loin, un coyote lança son cri.

4

118

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Moi, je crois que c'est ça l'éternité, répondit le père. Rien qu'une longue suite de ´ maintenant ª. Et je pense aussi qu'il est bon de s'efforcer de vivre un moment à la fois, sans trop se soucier du passé ni du futur.

Tom s'était dit que c'était la meilleure recette de vie qu'il e˚t jamais entendue.

Son père sortit brisé des trois années de procès. Le ranch fut vendu à une société pétrolière et l'argent qui resta, après que les juristes et les percepteurs eurent prélevé leur dîme, fut partagé en deux. Ned ne donna plus jamais de ses nouvelles. Daniel et Ellen emmenèrent leurs enfants plus loin dans l'Ouest. Ils achetèrent sept mille arpents et une vieille baraque en ruines au pied des Rocheuses - là o˘ les Grandes Plaines venaient buter contre une muraille de calcaire vieille de cent millions d'années. C'était un lieu d'une ‚pre et majestueuse beauté, que Tom devait finir plus tard par aimer. Mais il n'était pas prêt. Son véritable foyer venait de lui être confisqué, et il aspirait à partir. Dès que ses parents furent installés, il s'en alla.

Il se rendit dans le Wyoming et se loua à la journée. Puis il vit de ces choses qui dépassaient l'entendement. Des cow-boys qui fouettaient et éperonnaient leur monture à sang. Dans un certain ranch, non loin de Sheridan, il comprit le sens de l'expression ´ briser ª un cheval. Il vit un homme ligoter un yearling par l'encolure à une barrière, puis lui entraver une jambe et le frapper avec un tuyau en zinc pour obtenir sa soumission. Jamais Tom n'oublierait la terreur dans le regard de l'animal, ni la stupide victoire de cet homme quand, au bout de plusieurs heures, le cheval se résigna à la selle pour sauver sa vie. Tom dit à cet homme qu'il était un abruti, fut entraîné dans une bagarre, et viré sur l'heure.

Il partit dans le Nevada o˘ il travailla sur de vastes propriétés. Partout o˘ il allait, il mettait son point d'honneur à rechercher les chevaux les plus ombrageux et s'offrait à les monter. La plupart de ses collègues étaient déjà dans le

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux métier avant sa naissance et, au début, certains ricanaient sous cape en le voyant enfourcher une bête enragée qui avait catapulté à maintes reprises les meilleurs d'entre eux. Mais ils révisaient leur attitude en voyant comment le gamin s'y prenait et le changement qui s'opérait chez l'animal.

Tom ne comptait plus le nombre de bêtes qu'il avait vues complètement bousillées par la crétinerie ou la cruauté humaine, mais jamais il n'en rencontra d'irrécupérable.

Telle fut sa vie pendant cinq années. Il passait chez lui de temps en temps, t‚chant d'être là quand son père avait le plus besoin d'aide. Pour Ellen, ses visites étaient comme des instantanés témoignant de l'évolution de son fils. Il était grand et maigre - de loin le plus beau de ses trois enfants. Ses cheveux blondis au soleil, il les portait plus longs qu'avant, et elle le taquina à ce sujet. Mais, en secret, elle était ravie. Il était toujours bronzé, même en hiver, et cela donnait de l'éclat à ses yeux bleu p‚le.

Sa vie, telle qu'il la décrivait à sa mère, semblait bien solitaire. Il citait des camarades, mais aucun véritable ami. Il avait des amourettes, mais rien de sérieux. De son propre aveu, le temps qu'il ne passait pas auprès des chevaux, il le consacrait à lire et à suivre des cours par correspondance. Ellen remarqua qu'il s'exprimait moins, ne parlait qu'à bon escient. Mais à la différence de son père, ce mutisme n'avait rien de triste. C'était plutôt le signe d'une profonde sérénité.

Avec le temps sa réputation s'établit et, partout o˘ il travaillait, on le contactait pour lui demander s'il voulait bien jeter un coup d'ceil à un cheval à problèmes.

- Tu leur prends combien? lui demanda un jour son frère Frank, un soir d'avril o˘ ils dînaient tous ensemble, à l'époque du marquage.

Rosie était en pension et Frank, ‚gé à présent de dix-neuf ans, travaillait à plein temps au ranch. Il avait le sens des affaires et c'était lui qui gérait de fait le domaine tandis que leur père s'enfonçait dans les ténèbres de la mélancolie.

- Oh, rien du tout...

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Frank reposa sa fourchette et lui jeta un long regard.

- Tu ne les fais pas payer...? Jamais?

- Non.

- Et pourquoi donc, bon sang? Ils ont du fric, non? Tom considéra la question, la bouche pleine. Ses parents

aussi le regardaient. La question semblait intéresser tout le monde.

- Vous savez, je ne le fais pas pour les gens. Mais pour les chevaux.

Un ange passa. Frank sourit et hocha la tête. Il était clair que leur père le trouvait lui aussi un peu bizarre. Ellen se leva et se mit à remplir les assiettes non sans une pointe d'agressivité.

- Eh bien moi, je trouve ça très bien.

Cela donna à réfléchir à Tom. Mais il s'écoula quelques années avant que l'idée de donner des consultations prît forme. Entre-temps, il étonna tout le monde en annonçant qu'il allait étudier à l'université de Chicago.

Inscrit en lettres et sciences humaines, il tint bon pendant dix-huit mois.

Il ne s'accrocha aussi longtemps que parce qu'il était tombé amoureux d'une jeune fille du New Jersey qui jouait du violoncelle dans un quatuor d'étudiants. Tom assista à cinq concerts avant de pouvoir lui parler. Elle avait une abondante chevelure noir de jais qu'elle rejetait derrière les épaules, et portait de grandes boucles d'oreilles en argent comme une chanteuse folk. quand elle jouait, la musique semblait nager à travers son corps. Il n'avait jamais rien vu d'aussi excitant.

La sixième fois, elle ne cessa de le regarder pendant toute la durée du concert et il l'attendit à la sortie. Elle parut et prit son bras sans un mot. Elle s'appelait Rachel Feinerman et cette nuit-là, dans une chambre inconnue, Tom crut qu'il allait mourir et toucher au paradis. Il la regarda allumer les bougies. Puis elle se retourna et ôta sa robe en le fixant droit dans les yeux. Il trouva étrange qu'elle gard‚t ses anneaux, mais en fut heureux par la suite, lorsque la flamme des bou-121

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux gies s'y refléta tandis qu'ils faisaient l'amour. Elle ne ferma pas les yeux, mais se cambra contre lui et le regarda faire, tandis qu'il contemplait avec émerveillement ses mains lancées dans leur exploration.

Elle avait les tétons couleur chocolat et la luxuriante toison triangulaire au creux de son ventre chatoyait comme l'aile d'un corbeau.

Il la ramena chez lui pour Thanksgiving, et elle prétendit qu'elle n'avait jamais eu aussi froid de sa vie. Elle s'entendit avec tout le monde, même les chevaux, et déclara que c'était le plus beau paysage qu'elle e˚t jamais contemplé. Tom savait lire sur le visage de sa mère. Cette jeune femme, pensait-elle, dont ni la façon de se chausser ni la religion ne convenaient, n'avait vraiment rien d'une épouse de cow-boy.

Peu de temps après, il dit à Rachel qu'il en avait assez des lettres et sciences humaines, et de Chicago, et qu'il rentrait chez lui dans le Montana. Elle lui fit une scène.

- On veut retourner jouer au cow-boy? dit-elle, caustique. Tom répondit que oui, parfaitement, c'était bien là son

idée. Ils se trouvaient dans sa chambre. Rachel pivota sur elle-même et désigna d'un geste exaspéré les livres sur les rayonnages.

- Et ça, tu t'en fous?

- Non. C'est aussi pour cela que je plaque mes études. quand je travaillais de mes mains, j'avais h‚te de retrouver mes bouquins après ma journée de boulot. Les livres, c'est mystérieux... Mais ces profs à la fac, à force de déblatérer sur tout... Il me semble qu'à trop parler de ces choses-là, le mystère s'évapore, et il ne reste plus que la parlote...

Elle le toisa un moment, le menton dardé, et le gifla.

- Grand bêta. Tu ne veux donc pas me demander en mariage ?

Ainsi fut fait. Une semaine plus tard, ils filaient dans le Nevada pour convoler en justes noces, conscients l'un comme l'autre que c'était sans doute une erreur. Les parents Feiner-man se montrèrent furieux. Les siens, juste stupéfaits. Tom et Rachel s'installèrent dans la grande maison pendant près

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'une année, le temps de retaper le cottage, une bicoque délabrée en surplomb de la rivière. Il y avait là un puits et sa vieille pompe en fonte. Tom le répara, refit la margelle, et imprima leurs initiales dans le ciment frais. Rachel emménagea juste à temps pour accoucher de leur fils.

On l'appela HaÔ.

Tom se mit à travailler avec son père et Frank. Pendant ce temps, sa femme entamait une lente descente aux enfers. Elle passait des heures au téléphone avec sa mère, pleurant ensuite toute la nuit dans le lit, à lui expliquer combien elle se sentait seule, et combien c'était bête de sa part, car elle les aimait si fort, lui et HaÔ, qu'elle n'avait aucune raison de se morfondre. Elle lui demandait sans cesse s'il l'aimait, l'éveillait parfois au cour de la nuit pour lui poser toujours cette même question, alors il la prenait dans ses bras et affirmait que oui.

La mère de Tom déclara que ces choses-là arrivaient parfois après un accouchement et qu'ils seraient peut-être bien inspirés de partir quelque temps, de prendre des vacances. Alors ils lui confièrent HaÔ et s'envolèrent pour San Francisco. Là-bas, et bien que la ville rest‚t sous l'emprise d'un brouillard froid et épais pendant toute la semaine qu'ils y passèrent, Rachel retrouva son sourire. Ils allèrent au concert, au cinéma, dans les restaurants chic, et se comportèrent en parfaits touristes. Mais au retour, ce fut pire encore.

L'hiver vint - jamais, de mémoire humaine, on n'avait vu un froid pareil dans la région. La neige tomba sans trêve dans la combe, transformant en pygmées les peupliers géants au bord de l'eau. Une nuit, assaillis par un froid polaire, ils perdirent trente têtes de bétail, qu'ils retrouvèrent une semaine plus tard, ench‚ssées dans la glace telles les statues déchues d'un rite ancien.

Le violoncelle de Rachel prenait la poussière dans un recoin de la maison.

Lorsqu'il lui demanda pourquoi elle ne jouait plus, elle répondit que la musique ne donnait rien par ici; elle se perdait, avalée par l'atmosphère.

quelque temps

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L'homme qui murmurait à l'ordlk des chevaux

plus tard, en nettoyant le foyer, Tom découvrit une corde métallique noircie et, en fouillant dans les cendres, l'extrémité carbonisée de la volute. Dans l'étui, ne restait que l'archet.

¿ la fonte des neiges, Rachel lui annonça qu'elle retournait dans le New Jersey avec HaÔ. Tom hocha la tête, l'embrassa et la serra dans ses bras.

Elle venait d'une planète trop lointaine, dit-elle, comme tous deux l'avaient compris depuis le début sans vouloir se l'avouer. Elle ne pouvait plus vivre ici, dans ces grands espaces oppressants balayés par les vents -

pas plus qu'elle n'e˚t vécu sur la Lune. Il n'y eut pas d'aigreur, seulement une tristesse sans fond. Tom ne souleva aucune objection sur le fait qu'elle emmenait l'enfant. Ce n'était que justice.

Le jeudi matin avant P‚ques, il chargea les valises à l'arrière de la camionnette pour les conduire à l'aéroport. Le front montagneux se perdait dans les nuages et un crachin froid venait des plaines. Tom prit le fils qu'il connaissait - et connaîtrait - à peine, entortillé dans une couverture, et vit sa famille alignée avec embarras pour les adieux. Rachel embrassa chacun à tour de rôle, en terminant par la mère. Les deux femmes étaient en larmes.

- Je vous demande pardon, dit Rachel. Ellen la retint et lui caressa les cheveux.

- Non, ma petite. C'est moi qui vous demande pardon. Tous, nous vous demandons pardon.

Au printemps de cette année-là, Tom Booker donnait sa première consultation à Elko, Nevada. De l'avis général, ce fut un grand succès.

ANNIE appela Liz Hammond de son bureau, le lendemain du jour o˘ elle avait reçu le message.

- Il paraît que vous m'avez trouvé un Chuchoteur...?

- Un... quoi?

Annie partit d'un petit rire.

- Rien. Une lecture que j'ai faite hier. C'était le nom qu'on leur donnait autrefois.

- Chuchoteur... «a me plaît. Celui-ci m'a l'air plutôt d'un cow-boy. Il vit dans le Montana.

Elle expliqua comment elle avait trouvé sa trace. La chaîne était longue : un ami connaissait quelqu'un, qui s'était rappelé qu'une connaissance lui avait dit qu'un gars qui avait un cheval à problèmes était allé avec ledit cheval dans le Nevada pour voir un type... Liz ne lui avait fait gr‚ce d'aucun détail.

- Liz, vous avez d˚ dépenser une fortune. Je vous rembourserai la facture du téléphone.

- Pensez-vous. Ils ont l'air d'être rares à pratiquer dans l'Ouest, mais on m'a affirmé qu'il était le meilleur. Bref, j'ai son téléphone.

Annie en prit note et remercia.

- ¿ votre service... Mais si c'est Clint Eastwood, vous me le gardez au chaud, promis?

Annie réitéra ses remerciements et raccrocha. Elle contempla le numéro sur son bloc-notes. Elle ne savait pas pourquoi

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mais elle ressentait une subite appréhension. Se traitant d'idiote, elle souleva le combiné.

Traditionnellement, il y avait toujours un barbecue chez Rona à l'issue du premier jour de stage. Cela rapportait un peu d'argent et, comme la viande était bonne, Tom restait volontiers, quoiqu'il lui tard‚t de quitter sa chemise poussiéreuse et mouillée de sueur pour se plonger dans un bain chaud.

Le repas était servi sur de longues tables disposées en terrasse, devant la maison blanche en pisé de style traditionnel. Tom se retrouva assis à côté

de la femme au pur-sang. Il savait que ce n'était pas un hasard, car elle lui courait après depuis le début de la soirée. Le chapeau avait disparu et ses cheveux étaient dénoués. Elle avait la trentaine - belle femme, selon lui. Et elle en était consciente. Ses grands yeux noirs étaient dardés sur lui, mais elle forçait un peu la note, posant des tas de questions et l'écoutant comme si elle n'avait jamais rencontré un type aussi passionnant de sa vie. Il savait déjà qu'elle s'appelait Dale, qu'elle travaillait dans l'immobilier et possédait une maison en bord de mer près de Santa Barbara.

Ah oui, et qu'elle était divorcée.

- Vraiment, je n'en reviens pas, répéta-t-elle pour la énième fois. Vous avez fait un miracle. Il est comme... délivré.

Tom opina et haussa vaguement les épaules.

- C'est cela même. Il avait juste besoin d'être rassuré, et vous aviez juste besoin de lui l‚cher un peu la bride.

La tablée voisine explosa de rire, et ils se retournèrent ensemble pour voir ce qui se passait. L'homme au baudet débitait un potin de Hollywood relatif à deux stars de cinéma dont Tom n'avait jamais entendu parler, et qui avaient été surprises dans une voiture à faire des choses dont les détails lui échappaient.

- D'o˘ vous vient cette science, Tom? Il se retourna.

- quelle science?

126

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Les chevaux... Vous avez été initié par un gourou, un maître...?

Il fixa sur elle un regard grave, comme avant de proférer un oracle.

- Vous savez, Dale, c'est l'éternelle histoire de l'écrou et de la vis.

Elle cilla.

- C'est-à-dire...?

- quand le maître est fêlé, le cheval débloque...

Elle partit d'un gloussement un peu trop joyeux et lui posa la main sur le bras. La blague n'en méritait pas tant.

- Non... Dites-moi, sérieusement...

- Ces choses-là, ça ne s'enseigne pas. On ne peut que mettre ceux qui veulent vraiment apprendre sur la bonne voie. Les meilleurs professeurs, ce sont encore les chevaux. Vous trouverez beaucoup de gens qui ont des opinions, mais si vous voulez du solide, adressez-vous directement aux bêtes.

Elle lui adressa un regard chargé apparemment de lui communiquer un émerveillement religieux devant sa vertigineuse profondeur, en même temps qu'autre chose de plus charnel. Le moment était venu de lever le camp.

Il quitta la table sous le prétexte de l‚cher Rimrock dans le pré - c'était fait depuis longtemps. Dale, à qui il souhaita le bonsoir, parut un peu f

‚chée d'avoir dépensé tant d'énergie en vain.

Sur la route du motel, il songea que ce n'était pas un hasard si la Californie avait toujours bien accueilli les sectes qui mêlaient sexe et religiosité. Les gens d'ici étaient de grands naÔfs.

Au fil de sa carrière, Tom avait rencontré quantité de femmes comme Dale.

Toutes cherchaient quelque chose. Et pour nombre d'entre elles, cela avait étrangement à voir avec la peur. Elles dépensaient une fortune pour un cheval fougueux qui les terrifiait. Elles avaient besoin qu'on les aide à

dompter cette peur-là, ou peut-être la peur en général. Elles auraient pu choisir le deltaplane, l'escalade ou la pêche au requin. Le hasard leur avait fait choisir le cheval.

127

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Elles arrivaient au stage avec une immense soif d'enseignement et de chaleur humaine. Pour l'enseignement, Tom ne savait pas - mais, dans un joli nombre de cas, la chaleur humaine avait été généreusement dispensée de part et d'autre. Dix ans plus tôt, pour un regard comme celui de Dale, ils seraient rentrés au motel à tombeau ouvert et auraient sauté au lit avant que la porte ait eu le temps de se refermer.

Aujourd'hui, il était certes loin de fuir systématiquement les bonnes fortunes. Mais il avait de plus en plus le sentiment que cela n'en valait pas la peine. Car la peine était toujours de la partie. Rares étaient en effet celles qui attendaient la même chose que lui de ces coucheries. Il avait mis du temps à le réaliser et à découvrir quelles étaient ses propres motivations, à défaut de comprendre celles de sa conquête d'un soir.

Longtemps, il s'était accusé de sa faillite conjugale. Il savait bien que ce n'était pas seulement l'isolement qui en était la cause. Rachel attendait de lui quelque chose qu'il n'avait pas su lui donner. Pourtant, quand il lui disait qu'il l'aimait, il était sincère. Et son départ avec l'enfant avait creusé un vide qu'il n'avait jamais su combler, même en s'abrutissant de travail.

Il s'était toujours plu en compagnie des femmes et considérait que le sexe était une chose qui venait tout naturellement, sans y penser. Aussi, lorsque sa carrière avait pris son essor et qu'il avait passé sur les routes une bonne partie de l'année, il avait trouvé un certain réconfort dans ces rencontres de hasard. C'étaient pour la plupart des aventures sans lendemain, sauf avec certaines femmes, aussi décontractées que lui en ce domaine, et qui encore aujourd'hui, lorsqu'il passait par chez elles, l'accueillaient dans leur lit en vieux camarade.

Pourtant, il avait continué à se sentir coupable vis-à-vis de Rachel.

Jusqu'au jour o˘ il avait compris que cette chose que Rachel n'avait pas trouvée en lui, c'était le reflet

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux de ses propres manques. Il aurait fallu qu'il dépendît d'elle comme elle dépendait de lui. Et Tom savait que c'était sans espoir. Car il n'était pas homme à dépendre de quiconque, f˚t-ce de Rachel. Et sans se l'être jamais avoué ni en tirer la moindre gloire, il savait qu'il possédait de naissance une sorte d'équilibre intérieur - cet équilibre que d'autres recherchent

‚prement toute leur vie. Il ne voyait rien d'exceptionnel à cela. Il se sentait tout simplement intégré à un tout, relié à un ordre des êtres et des choses tant par l'esprit que par la chair.

La Chevy bifurqua sur le parking du motel, et il trouva, une place juste sous sa chambre.

La baignoire était trop petite pour donner envie de s'y,, prélasser; il fallait choisir entre avoir les pieds ou les; épaules au froid. Il alla se sécher devant la télévision. L'his- ! toire du couguar faisait toujours la une. Une expédition se préparait pour l'exterminer. Des hommes armés de fusils, en gilet jaune fluorescent, ratissaient un versant de colline. > Tom trouva le détail amusant. Le couguar verrait ces gilets t de très, très loin. Il se mit au lit, coupa la télévision, et appela à la maison. C'est son neveu Joe, l'aîné des trois fils de Frank, qui répondit.

- Salut, Joe... «a va?

- «a baigne. Tu es o˘?

- Dans un motel paumé... et un lit pour nains. Je ne risque pas d'oublier d'ôter mes bottes et mon chapeau.

Joe s'esclaffa. C'était un garçon de douze ans assez flegmatique, comme Tom à son ‚ge. Il savait s'y prendre avec les chevaux.

- Et comment va notre brontosaure? ,.

- «a va. Elle est énorme. Papa dit qu'elle va poulinen avant la fin de la semaine. j-

- Tu l'aideras bien à faire ce qu'il faut, hein?

- Compte sur moi. Tu veux lui parler?

- ... S'il est dans les parages.

Il entendit le petit appeler son père. La télévision était allu-129

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mée et, comme d'habitude, Diane braillait après l'un des jumeaux. «a lui faisait toujours quelque chose de penser qu'ils vivaient tous dans la grande maison. Pour lui, c'était toujours la maison de ses parents, même s'il y avait déjà trois années que son père était mort et que sa mère était partie habiter chez Rosie, à Gré‚t Falls.

Lorsque Frank avait épousé Diane, le jeune couple avait repris la petite maison, celle que Tom et Rachel avaient brièvement occupée, et procédé à

des aménagements. Mais avec trois enfants en pleine croissance, ils s'étaient retrouvés às l'étroit et Tom avait insisté pour qu'ils s'installent dans la grande maison. De toute façon, il était toujours par monts et par vaux et, quand il était chez lui, l'endroit lui paraissait immense et désert. Il ne demandait qu'à procéder à un simple échange, mais Diane avait soutenu qu'il n'en était pas question, il y avait de la place pour tous. Tom avait donc conservé sa chambre et tout le monde vivait à

présent au même endroit. La petite maison, réservée aux visiteurs, à la famille et aux amis, restait déserte la plus grande partie de l'année.

Tom perçut un bruit de pas et comprit que Frank approchait du téléphone.

- Salut! Comment ça se passe?

- «a roule. J'ai des clients par-dessus la tête et je couche chez les Sept Nains, mais à part ça...

La conversation s'orienta sur le ranch. Ils étaient en pleine période de vêlage, époque de nuits blanches, quand il faut se rendre sur les p‚turages en pleine nuit pour surveiller le troupeau. Le travail était dur, mais ils n'avaient perdu aucun veau et Frank était content. Tom apprit qu'ils avaient reçu de nombreux appels. On voulait savoir s'il y avait une chance pour qu'il revînt sur sa décision de suspendre ses consultations à la belle saison.

- qu'est-ce que tu as répondu?

- que tu étais un homme ‚gé, usé...

- Merci, vieux.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Une Anglaise a appelé de New York. Elle n'a pas dit pourquoi elle appelait, juste que c'était urgent. Tu l'aurais entendue quand j'ai refusé

de lui donner ton numéro ! Je lui ai dit que tu la rappellerais.

Tom prit le bloc sur la table de chevet et nota le nom d'Annie ainsi que les quatre numéros de téléphone qu'elle avait laissés.

- C'est tout? Pas de numéro pour la villa de Miami?

- Eh non...

Ils parlèrent encore de Bronty puis raccrochèrent. Tom considéra le bloc-notes. Il ne connaissait guère de monde à New York, à part HaÔ et Rachel.

Peut-être cet appel les concernait-il? Non, la femme l'aurait dit. Il consulta sa montre. Vingt-deux heures trente. Cela donnait une heure trente à New York. Il reposa le bloc et éteignit la lumière. Il appellerait dans la matinée.

Il n'en eut pas l'occasion. Il faisait encore nuit lorsque le téléphone sonna. Il alluma avant de répondre et constata qu'il était seulement un peu plus de cinq heures du matin.

- Tom Booker?

¿ l'accent, il comprit qui c'était.

- Il me semble. quoiqu'il soit un peu tôt pour en être certain...

- Je comprends. J'ai pensé que vous deviez vous lever de bonne heure et je ne voulais pas vous manquer. Annie Graves au téléphone... J'ai appelé votre frère hier, j'ignore s'il vous l'a dit...

- La commission a été faite. J'allais vous rappeler. Je croyais qu'il ne vous avait pas communiqué mon numéro.

- Je me suis débrouillée autrement. Bon, je crois savoir que vous aidez les personnes qui ont des chevaux à problèmes...

- Non, ma petite dame... | II y eut un silence interloqué à l'autre bout de la ligne.

- Oh, pardon...

131

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- C'est tout le contraire. J'aide les chevaux qui ont des maîtres à

problèmes.

Voilà qui ne les avançait guère et Tom regretta d'avoir fait le malin. Il demanda quel était le problème en question et la laissa raconter en silence son histoire. C'était un récit terrible, d'autant plus qu'il était raconté

sur un ton mesuré, presque détaché. L'émotion était bien là, mais enfouie en profondeur et d˚ment contrôlée.

- C'est affreux, dit-il lorsque ce fut fini. Je suis désolé. Il l'entendit prendre une profonde respiration.

- Oui. Bon... Vous viendrez le voir?

- O˘... à New York?

- Oui.

- Ma petite dame, je crains...

- Naturellement, je payerai vos frais de déplacement.

- Ce que j'allais dire, c'est que je ne fais pas ce genre de choses. Même sans la question de la distance... Je donne des consultations, c'est tout.

Et d'ailleurs, je m'apprête à prendre des vacances. C'est mon dernier stage jusqu'à l'automne...

- Vous avez donc toute liberté pour venir...

Ce n'était pas une question. Elle avait une sacrée arrogance. Peut-être l'accent.

- quand s'achève votre stage?

- Mercredi, mais...

- Vous ne voulez pas venir jeudi... ?

Ce n'était pas seulement l'accent. Elle avait décelé l'ombre d'une hésitation et poussait son avantage à fond. On agissait de même avec un cheval : toujours travailler le point de moindre résistance.

- Désolé, madame, dit-il avec fermeté. Je suis navré de ce qui vous arrive. Mais j'ai du travail qui m'attend chez moi et je ne peux rien pour vous.

- Ne dites pas cela. Je vous en prie, ne dites pas cela. Promettez-moi au moins de réfléchir...

Là non plus, ce n'était pas une question.

- Madame...

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je vous laisse. Pardon de vous avoir réveillé... Et sans lui laisser placer un mot ni lui dire au revoir, elle raccrocha.

Le lendemain matin, à la réception, le gérant du motel lui remit un colis envoyé en express. L'envoi contenait la photo d'une fillette montée sur un splendide morgan - et un billet d'avion pour New York.

10

TOM allongea le bras sur le dossier de la banquette en moleskine et regarda son fils s'affairer derrière le comptoir. On e˚t dit que le gosse avait fait ça toute sa vie, à voir avec quel naturel € déplaçait et retournait les biftecks sur le grill tout en plaisantant avec un serveur. ¿ en croire HaÔ, il se trouvait dans le restaurant le plus branché de Greenwich Village.

L'adolescent travaillait là gracieusement trois ou quatre fois dans la semaine contre un hébergement dans un loft qui appartenait au propriétaire, un ami de Rachel. Le reste du temps, il fréquentait une école de cinéma. Un peu plus tôt, il avait raconté à son père le scénario d'un court métrage de son cru en cours de tournage.

- C'est l'histoire d'un type qui bouffe la moto de sa copine pièce après pièce.

- Sujet ćoriace ª, on dirait...

-Je veux! C'est comme un road movie, sauf que toute l'action se déroule dans un même lieu.

Tom était pratiquement s˚r que c'était une blague. Enfin, c'était à

espérer.

- quand il a fini la moto, il fait pareil avec la fille. Tom hocha la tête.

- L'histoire d'un amour dévorant, en quelque sorte...? HaÔ s'esclaffa. Il tenait de sa mère ses épais cheveux noirs

134

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux et son regard ténébreux, quoiqu'il e˚t les yeux bleus. Tom avait une grande affection pour lui. Si leurs relations étaient épisodiques, ils s'écrivaient et avaient toujours grand plaisir à se voir. HaÔ avait été

élevé à la ville, mais il aimait venir dans le Montana. Et il se défendait d'ailleurs pas mal à cheval.

Tom n'avait pas revu sa mère depuis des années, mais ils se téléphonaient pour parler de leur fils, et là non plus la conversation n'était jamais difficile.

Rachel avait épousé un marchand d'art, Léo, qui lui avait fait trois enfants aujourd'hui adolescents. HaÔ, qui avait une vingtaine d'années, semblait avoir connu une enfance heureuse. C'était la perspective de le voir qui avait décidé Tom à accepter l'offre de l'Anglaise. Ils s'étaient fixé un rendez-vous dans l'après-midi.

- Et voilà! Un cheeseburger au bacon.

HaÔ déposa l'assiette devant son père et prit place, l'air content. Lui-même ne s'était accordé qu'un café.

- Tu ne manges pas? >5 - Plus tard. Go˚te...

j] Tom avala une bouchée et manifesta son approbation. H - Excellent.

" - Certains se contentent de les laisser sur le gril. Il faut savoir les saisir pour préserver les sucs... - Tu as le droit de faire une pause?

- Pas de problème. S'il y a du monde, j'irai donner un coup de main.

Il n'était pas encore midi et le calme régnait dans l'établissement. Tom n'avait jamais beaucoup d'appétit à déjeuner et n'était pas non plus un gros mangeur de viande, mais HaÔ avait proposé de lui préparer ce bifteck avec un tel enthousiasme qu'il n'avait pas su refuser. ¿ la table voisine, quatre hommes en complet aux poignets chamarrés de breloques parlaient tout fort d'une affaire qu'ils venaient de conclure. Pas la clientèle habituelle, lui avait précisé discrètement HaÔ. Mais Tom avait apprécié le spectacle. New York était une ville formidable. Heureusement toutefois qu'il n'était pas obligé d'y vivre.

135

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Et ta mère, ça va...?

- La forme. Elle s'est remise au violoncelle. Léo lui a organisé un concert dans une galerie pour dimanche...

- Formidable.

- Elle voulait passer te voir, mais hier au soir il y a eu une méga-engueulade avec la pianiste, et maintenant c'est la panique pour trouver un remplaçant. Tu as son bonjour.

- Tu lui donneras le mien.

La conversation porta sur les études de HaÔ et ses projets pour l'été. Il déclara qu'il aimerait passer quelques semaines dans le Montana, et Tom eut le sentiment qu'il était sincère et ne pensait pas seulement à lui faire plaisir. Il expliqua de son côté qu'il ferait travailler les yearlings et les autres poulains plus ‚gés. ¿ force d'en parler, il lui tardait d'y être. Enfin un été sans consultations, sans ennuis. Rester là, sous la protection des montagnes, et regarder le pays renaître à la vie.

Le restaurant s'animait, et HaÔ devait retourner au travail. Il refusa l'argent de son père et l'accompagna sur le trottoir. Tom remarqua son regard, quand il remit son Stetson. Il espérait qu'il n'était pas trop embarrassant d'être vu en compagnie d'un cow-boy. Les adieux étaient toujours maladroits, car Tom avait le réflexe d'embrasser son fils mais, ces derniers temps, ils avaient pris l'habitude de se serrer simplement la main. Ce qu'ils firent là encore.

- Bonne chance avec le cheval. '

- Merci. Bonne chance pour ton film.

- Merci. Je t'enverrai une cassette.

- Avec plaisir. Allez, à la prochaine... '

- Salut!

Tom décida de marcher un peu avant de chercher un taxi. Il faisait un temps froid et gris, et de la vapeur s'échappait en écharpes des bouches d'égout.

Un jeune mendiait, debout dans un coin. Il avait les cheveux hirsutes, en queue de rat, et une mine de papier m‚ché. Ses doigts sortaient de ses mitaines effilochées et, comme il n'avait pas de manteau, il 136

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux battait la semelle pour se réchauffer. Tom lui donna un billet de cinq dollars.

Il avait rendez-vous aux écuries à seize heures, mais lorsqu'il arriva à la gare, il constata qu'il y avait un train plus tôt dans la journée et décida d'en profiter. Autant voir l'animal à la lumière du jour. De surcroît, il aurait ainsi une chance de jouir d'un peu de tranquillité. C'était toujours mieux, quand on n'avait pas le client sur le dos. Les chevaux sentent les tensions. L'Anglaise ne s'en formaliserait pas.

Annie s'était demandé comment s'y prendre pour parler à Gr‚ce de Tom Booker. Le nom de Pilgrim n'avait pratiquement plus été prononcé depuis la fameuse visite à l'écurie. Une fois, Annie et Robert avaient bien essayé

d'aborder le sujet, mais Gr‚ce s'était montrée si susceptible que sa mère avait abandonné.

- Je m'en fous... Je vous ai dit ce que je voulais. Je veux qu'il retourne dans le Kentucky. Mais comme vous savez tout mieux que moi, débrouillez-vous.

Robert avait posé une main lénifiante sur son épaule en ajoutant quelques mots, mais elle l'avait repoussé brutalement en criant : ´ Laisse-moi ! ª

L'affaire en était donc restée là.

En fin de compte, ils s'étaient quand même décidés à lui parler de l'homme du Montana. Gr‚ce se borna à déclarer qu'elle ne voulait pas être présente quand il viendrait à Chatham. Il fut donc convenu qu'Annie ferait seule le déplacement. Elle était venue la veille par le train et avait passé la matinée à la ferme, à donner des coups de téléphone et à essayer de se concentrer sur l'écran de son ordinateur o˘ s'affichait un texte transmis par modem de New York.

Impossible. Le lent tic-tac de l'horloge, d'habitude si rassurant, était une torture. Et à mesure que les heures s'écoulaient, sa fébrilité

augmentait. Elle se demandait pourquoi il devait en être ainsi et ne trouvait pas de réponse satisfaisante. Seulement l'intuition, aussi aiguÎ

qu'irrationnelle, que ce

137

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux n'était pas seulement le destin de Pilgrim que cette visite allait sceller irrévocablement - mais celui de toute la famille.

¿ la gare de Hudson, il n'y avait pas de taxi. Il bruinait et Tom dut attendre cinq minutes sous la marquise. Lorsque enfin un véhicule s'arrêta, il monta à l'arrière avec son sac et donna au chauffeur l'adresse des écuries.

Hudson donnait l'impression d'un village qui avait d˚ être autrefois charmant, mais qui était à présent dans un état déplorable. De beaux édifices de l'époque coloniale tombaient en ruines. Nombre de boutiques bordant ce qui devait avoir été la grand-rue étaient barricadées, et celles qui restaient ouvertes proposaient de la camelote. Les passants arpentaient les trottoirs, courbés sous la pluie.

Il était un peu plus de quinze heures lorsque le taxi s'engagea dans l'allée qui montait chez Mme Dyer. Tom aperçut des chevaux sous la pluie, dans la boue des champs. Ils pointèrent les oreilles sur son passage.

L'entrée de la cour était bloquée par un van. Tom descendit après avoir prié le chauffeur de l'attendre.

Comme il se faufilait entre le mur et le van, il entendit des éclats de voix et des bruits de sabots martelant le pavé.

- Coince-le, ce trou-du-cul!

Les fils Dyer s'évertuaient à charger deux poulains apeurés dans le van.

Tim tirait le premier par la longe. ¿ ce petit jeu-là, il e˚t aisément perdu, si Eric ne s'était trouvé par-derrière, à jouer du fouet en esquivant les coups de sabots. Sa main libre retenait par la longe l'autre poulain tout aussi effaré. Tout cela, Tom le découvrit en débouchant dans la cour.

- Eh là, qu'est-ce qu'il se passe ici?

Les deux garçons se retournèrent et le dévisagèrent sans mot dire, avant de reprendre leur occupation comme si de rien n'était.

- «a ne va pas, nom de Dieu..., disait Tim. Essayons avec l'autre...

138

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II éloigna la bête si brutalement que Tom dut se plaquer contre le mur pour les laisser passer. Finalement, Eric le considéra à nouveau.

- Vous cherchez quelque chose?

C'était dit avec un tel mépris dans l'oil et dans la voix que Tom ne put qu'en sourire.

- Effectivement, jeune homme. Je cherche un cheval nommé Pilgrim.

Propriété de Mme Annie Graves. >´

- Vous êtes qui?

- M. Booker...

…ric désigna la grange de la tête. i

- Voyez avec ma vieille...

Tom remercia et prit la direction indiquée. Il entendit un ricanement assorti d'une plaisanterie sur Clint Eastwood, mais passa son chemin sans se retourner. Mme Dyer sortait justement des écuries. Il se présenta et lui serra la main qu'elle venait d'essuyer après sa veste. Elle hocha la tête en contemplant la scène qui se jouait dans la cour.

- Il est d'autres façons de procéder, dit-il.

- Je sais, soupira-t-elle. (Mais à l'évidence, elle préférait en rester là.) Vous êtes en avance. Annie n'est pas encore arrivée.

- J'ai pris un train plus tôt. J'aurais d˚ prévenir... «a vous ennuie si je jette un coup d'oil... ?

Elle hésita. Il lui adressa alors un sourire de conspirateur, qui signifiait qu'elle-même, connaissant les chevaux, comprendrait ce qu'il allait dire.

- Vous savez bien que c'est parfois plus facile quand le maître n'est pas dans les parages...

Elle comprit l'allusion et acquiesça.

- Par ici...

Tom fit avec elle le tour de la grange et découvrit les écuries désaffectées. Devant une certaine porte, elle se retourna, soudain nerveuse, et lui fit face.

- Je dois vous avertir qu'il s'agit d'une histoire lamentable de bout en bout. Je ne sais pas ce qu'elle vous a dit, mais en 139

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux vérité, tout le monde sauf elle considère qu'on aurait d˚ abréger les souffrances de cette pauvre bête depuis le début. Pourquoi les vétérinaires lui ont cédé, je l'ignore. Franchement, j'estime que garder cette bête en vie est cruel et absurde. Cette sortie prit Tom par surprise. Il opina vaguement et contempla la porte fermée au verrou. Il avait déjà remarqué le liquide moutarde qui suintait sous le battant et l'odeur fétide.

- Il est ici?

- Oui, soyez prudent.

Tom débloqua le verrou et entendit aussitôt du vacarme. La puanteur lui souleva le cour.

- Personne ne nettoie...?

- Nous avons tous peur..., dit Mme Dyer à mi-voix. Tom ouvrit lentement le volet supérieur et se pencha à

l'intérieur. Il vit le cheval dans la pénombre, qui le regardait aussi, les oreilles aplaties, en montrant ses dents jaunes. Soudain la bête s'élança et se cabra en le visant de ses sabots. Tom se rejeta vivement en arrière et les fers s'abattirent contre la partie inférieure du battant, le manquant de peu. Tom referma le volet et le verrou.

- qu'un inspecteur voie ça, et vous mettez la clé sous la porte, dit-il.

Devant cet accès de colère froide, Mme Dyer baissa les yeux.

- Je sais, j'ai essayé de leur dire... - C'est une honte!

Il fit volte-face et rebroussa chemin. La cour vibrait des vrombissements d'un moteur emballé et des cris d'un cheval affolé par un klaxon. En tournant le coin de la grange, il constata que l'un des poulains était attaché dans le van. Il saignait à la jambe. Eric faisait de son mieux pour tirer l'autre à l'intérieur en le fouettant, tandis que son frère, installé

dans une vieille guimbarde, l'aiguillonnait par-derrière à coups de klaxon.

Tom marcha droit sur le véhicule, ouvrit la portière à la volée, et traîna le gamin par le cou.

140

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Putain, vous vous prenez pour qui...? protesta l'adolescent.

Mais la fin de son intervention se perdit dans les aigus, car Tom venait de lui faire exécuter un demi-tour qui s'acheva dans la poussière.

- Clint Eastwood! gronda Tom.

Et il passa son chemin en direction d'…ric qui battit en retraite.

- Eh là, cow-boy...

Tom l'empoigna par la gorge, libéra le poulain et, d'une torsion du poignet, arracha le fouet au gamin qui poussa un glapissement de douleur.

L'animal s'échappa dans la cour pour se mettre à l'abri. D'une main, Tom tenait le fouet, et de l'autre la gorge d'…ric, dont les yeux étaient exorbités par la peur. Tom le tint devant lui - face contre face.

- Si je pensais que tu en valais la peine, je botterais tes fesses de petit merdeux jusqu'à ce qu'il ne te reste plus rien pour t'asseoir...

Il le repoussa et le dos du garçon alla percuter le mur. Pardessus son épaule, Tom aperçut Mme Dyer, qui s'avançait dans la cour. Il se retourna et se glissa entre le mur et le flanc de la remorque.

Juste au moment o˘ il s'extirpait du passage, une femme sortit d'une Ford Lariat gris métallisé garée à côté du taxi. Pendant un moment, Tom et Annie Graves se firent face.

- Monsieur Booker?

Tom était hors d'haleine. Sur le coup, il nota seulement la chevelure auburn et les yeux verts au regard troublé.

- Annie Graves... Vous êtes en avance...

- Non, madame. J'arrive foutrement trop tard, au contraire...

Il monta dans le taxi, claqua la portière, et donna le signal du départ. Le taxi était déjà au bout de l'allée lorsqu'il réalisa qu'il avait gardé le fouet. Il abaissa la vitre et le jeta dans le fossé.

11

CE fut Robert qui suggéra d'aller prendre le petit déjeuner chez Lester.

Une décision qu'il m˚rissait depuis deux semaines. Ils n'étaient pas retournés là-bas depuis que Gr‚ce avait repris l'école, et ce fait dont personne ne parlait commençait à lui peser. Si le sujet n'avait pas été

abordé, c'était qu'un petit déjeuner chez Lester n'avait rien d'un événement exceptionnel. L'autre raison, tout aussi importante, était qu'il fallait prendre le bus.

Cette petite tradition remontait aux jeunes années de Gr‚ce. Parfois Annie les accompagnait mais, en général, c'était une affaire entre le père et la fille. Ils allaient s'asseoir au fond du bus en faisant comme si c'était une grande aventure. Ils s'amusaient à chuchoter à tour de rôle des histoires sur les autres passagers. Le chauffeur était en réalité un tueur androÔde et ces vieilles dames des rock stars déguisées. Par la suite, ils s'étaient contentés de potiner mais, jusqu'à l'accident, jamais il ne leur serait venu à l'esprit de ne pas prendre le bus. Et maintenant, il se demandait si Gr‚ce serait capable de grimper à bord.

Jusque-là, elle n'avait repris l'école que pour deux, puis trois jours par semaine, et seulement le matin. Robert la conduisait en voiture et Eisa passait la chercher en taxi à midi. Annie et lui essayaient d'avoir l'air naturel lorsqu'ils lui demandaient comment ça se passait. Très bien, d'après elle.

142

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Tout allait très bien. Et comment se portent Becky, Cathy et Mme Shaw ?

Très bien aussi. Robert la soupçonnait de deviner parfaitement les interrogations qu'ils n'osaient pas formuler. Est-ce qu'on regarde ta jambe ? Est-ce qu'on te pose des questions? Est-ce qu'on jase dans ton dos?

- Et si on allait chez Lester ? demanda Robert ce matin-là, d'une voix à

la neutralité affectée.

Annie était déjà partie à une réunion. Gr‚ce haussa les épaules.

- Ouais. Pourquoi pas?

Ils descendirent par l'ascenseur et saluèrent Ramon, le portier.

- Je vous appelle un taxi ?

Robert hésita, juste une fraction de seconde.

- Merci, nous prenons le bus.

En chemin, il bavarda et essaya d'avoir l'air naturel, comme s'il était parfaitement normal de marcher à ce pas de tortue. Il savait que Gr‚ce ne l'écoutait pas. Ses yeux rivés au trottoir cherchaient à repérer les chausse-trapes, et elle se concentrait pour bien placer l'embout caoutchouté de la canne avant de balancer sa jambe en avant. quand ils atteignirent l'arrêt du bus, elle était en sueur malgré le froid.

Lorsque le bus se présenta, elle monta à l'intérieur avec l'aisance d'une vieille habituée. Il y avait afÔluence et, pendant un moment, ils restèrent debout à l'avant. Un vieux monsieur, qui avait remarqué la canne de Gr‚ce, lui offrit sa place. Elle refusa poliment, mais il insista. Robert aurait voulu lui crier de n'en rien faire, mais il n'osa pas et Gr‚ce, le feu aux joues, s'assit à regret. Elle leva les yeux sur Robert avec un petit sourire humilié qui lui brisa le cour.

En entrant dans le salon de thé, Robert comprit brusquement qu'il aurait d˚

prévenir afin d'éviter les questions embarrassantes. Mais il s'était inquiété pour rien. quelqu'un, peut-être de l'école, avait déjà colporté la nouvelle, et tout le personnel se montra aussi alerte et enjoué que de coutume.

Ils s'installèrent à leur table près de la fenêtre, et passèrent 143

L'homme qui murmurait à l'ordlk des chevaux

leur commande habituelle : bagels à la crème aigre et saumon fumé. En attendant d'être servi, Robert fit de son mieux pour entretenir la conversation. C'était nouveau pour lui, ce besoin de meubler les silences quand ils étaient tous les deux. Lui qui avait toujours eu un bon contact avec Gr‚ce... Il remarqua que son regard se déportait sans cesse vers les passants qui se h‚taient sur le trottoir. Lester, petit homme sémillant à

la moustache en brosse à dents, avait allumé la radio derrière son comptoir et, pour une fois, Robert lui fut reconnaissant de ce constant et inepte flux de conseils aux automobilistes. Lorsque les assiettes arrivèrent, Gr

‚ce toucha à peine à ses bagels.

- «a te dirait de visiter l'Europe cet été? ''

- Tu veux dire en vacances?

- On pourrait aller en Italie, louer une maison en Toscane. qu'en dis-tu?

Elle haussa les épaules.

- Bon, d'accord.

- On peut aller ailleurs...

- Non, c'est chouette.

- Si tu es sage, on pourra aussi voir ta grand-mère en Angleterre.

Gr‚ce grimaça d'un air entendu. La menace de la larguer chez la mère d'Annie était une vieille blague familiale. Gr‚ce regarda par la vitre puis se tourna vers son père.

- Bon, j'y vais...

- Tu n'as pas faim?

Elle fit non de la tête. Il comprit : elle voulait entrer à l'école avant la cohue. Il reposa brusquement sa tasse et régla l'addition.

Gr‚ce préféra le quitter au coin de la rue plutôt que de se laisser accompagner jusqu'à l'entrée. Il s'éloigna après l'avoir embrassée, luttant contre l'envie de se retourner pour la regarder disparaître à l'intérieur du b‚timent. Elle aurait pu s'en apercevoir et prendre son attention pour de la pitié. Il repartit à pied vers la Troisième Avenue et se rendit à son bureau.

144

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pendant qu'ils prenaient le petit déjeuner, le ciel s'était éclairci. Cela promettait d'être l'une de ces journées lumineuses et glaciales comme Robert les aimait. Un temps idéal pour la marche, et il avança d'un bon pas en s'efforçant de chasser de son esprit l'image de cette silhouette solitaire clopinant vers l'école, pour songer plutôt aux t‚ches qui l'attendaient au bureau.

D'abord, comme d'habitude, téléphoner à l'avocate qu'il avait mandatée pour suivre cet imbroglio juridique que l'accident de Gr‚ce semblait condamné à

devenir.

Seul un individu sensé e˚t été assez naÔf pour croire que l'affaire se résumait à déterminer si les fillettes avaient commis une faute en chevauchant sur cette route ce matin-là, ou si le camionneur avait commis une faute en les renversant. Au lieu de quoi, tout le monde faisait des procès à tout le monde : les assurances des victimes, le chauffeur, sa compagnie d'assurances, la société de transport à Atlanta, sa propre compagnie d'assurances, la société qui avait vendu le camion, au routier en crédit-bail, la compagnie d'assurances de cette \ dernière, le fabricant du camion, celui des pneus, le comté, la, papeterie, les chemins de fer.

Personne n'avait encore engagép de poursuites contre le bon Dieu responsable de la neige, mais l'affaire en était à ses débuts. C'était un paradis pour juristes, que Robert découvrait de l'autre côté de la barrière avec une certaine consternation.

Au moins, Dieu merci, ils avaient réussi à préserver Gr‚ce de tout cela. En plus de son témoignage à l'hôpital, il ne lui restait plus qu'à faire une déposition sous serment à l'avocate. Gr‚ce l'avait déjà rencontrée de façon informelle et n'avait pas paru ennuyée de reparler de l'accident. Elle avait répété qu'elle ne se souvenait plus de rien après sa chute.

Peu après le Nouvel An, le chauffeur leur avait adressé une lettre d'excuse. Robert et Annie avaient longuement argumenté sur l'opportunité de la montrer à Gr‚ce, pour décider finalement que tel était son droit. Après lecture, elle l'avait rendue en déclarant simplement que c'était bien de sa part.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pour Robert, la question était de savoir s'il fallait ou non la montrer à

l'avocate qui, naturellement, se jetterait avec joie sur cet aveu de culpabilité. L'avocat en Robert était pour. Sa fibre charitable était contre. Pour se couvrir, il avait joint la pièce au dossier.

Au loin, il aperçut les froids reflets du soleil sur les parois en verre de la tour vertigineuse o˘ il avait son bureau.

Un membre amputé, avait-il lu dans une publication professionnelle digne de foi, valait de nos jours dans les trois millions de dollars en dommages et intérêts. Il revit le visage livide de sa fille, tourné vers la vitre du salon de thé. Ils étaient bien calés, ces experts, pour avoir su chiffrer cela.

Le hall de l'école était plus animé que de coutume. Gr‚ce survola la foule du regard, dans l'espoir de n'apercevoir aucune de ses camarades. La mère de Becky parlait avec Mme Shaw, mais ni l'une ni l'autre ne la remarqua, et Becky elle-même n'était nulle part en vue - elle devait être déjà à la bibliothèque, penchée sur un ordinateur. Autrefois, c'est là que Gr‚ce aurait filé elle aussi. Elles se seraient amusées à se laisser des messages dans leur ´ boîte à lettres ª jusqu'à la sonnerie. Et ensuite, elles auraient fait la course dans l'escalier en chahutant jusqu'à la porte de la classe.

Depuis que Gr‚ce ne pouvait plus monter l'escalier, toutes ses copines se sentaient obligées de l'accompagner dans l'ascenseur, une antiquité

poussive. Pour leur épargner cet embarras, Gr‚ce se rendait directement en classe et elle était déjà assise quand les autres arrivaient.

Elle se fraya un chemin jusqu'à l'ascenseur et appuya sur le bouton d'appel, en évitant de tourner la tête pour permettre à celles qui l'auraient éventuellement aperçue de l'éviter.

Tout le monde était si sympa avec elle, depuis son retour en classe.

C'était bien là le problème. Elle aurait préféré plus de naturel. Et ce n'était pas tout. En son absence, ses amies semblaient s'être subtilement regroupées. Becky et Cathy, ses deux meilleures copines, s'étaient rapprochées. Toutes trois

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux étaient jadis inséparables. Elles papotaient, se taquinaient, se disputaient - et tous les soirs se réconciliaient au téléphone. Leur trio était parfaitement équilibré. Mais maintenant, bien qu'elles fissent de leur mieux pour l'inclure, ce n'était plus pareil. Comment pouvait-il en être autrement?

L'ascenseur arriva et Gr‚ce entra dans la cabine, contente d'être seule à

en profiter. Mais juste avant la fermeture des portes, deux élèves de la petite section se ruèrent à l'intérieur en jacassant avec entrain. ¿ sa vue, elles se calmèrent aussitôt.

Gr‚ce sourit.

- Salut...

- Salut.

Elles avaient répondu en chour, mais la conversation ne s'engagea pas, et les trois fillettes restèrent figées dans leur malaise, tandis que l'ascenseur entamait sa laborieuse ascension. Gr‚ce remarqua l'application avec laquelle les petites étudiaient les murs et le plafond nus, posant les yeux partout sauf sur ce qu'elles br˚laient de regarder : sa jambe.

Toujours la même chose.

Elle en avait parlé à la psychologue, encore une spécialiste des traumatismes, qui venait la voir une fois par semaine à la demande de ses parents. Cette femme voulait bien faire et était sans doute compétente, mais Gr‚ce trouvait que ces séances étaient du temps perdu. Comment cette étrangère - comment quiconque - aurait-elle pu savoir ce qu'elle ressentait ?

- Dis-leur qu'elles peuvent regarder, avait conseillé la spécialiste.

Explique-leur que ça ne te dérange pas d'en parler.

Mais ce n'était pas ça, le problème. Gr‚ce ne voulait pas qu'on la regarde, elle ne voulait pas parler. Parler. Ces psy croyaient que tout pouvait se résoudre par la parole, mais ce n'était pas vrai.

La veille, la psychologue avait voulu la faire parler de Judith et c'était la dernière chose dont Gr‚ce avait envie.

- quels sont tes sentiments vis-à-vis de Judith?

147

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Gr‚ce en aurait hurlé. Mais elle se borna à déclarer froidement : Élle est morte. qu'est-ce que vous voulez que je ressente ? ª La femme avait fini par comprendre et le sujet avait été abandonné.

quelques semaines plus tôt, elle avait également essayé de la faire parler de Pilgrim. Il était aussi estropié et inutile qu'elle, et chaque fois que Gr‚ce pensait à lui, elle ne voyait plus que ces yeux atroces, luisant dans la pénombre de cette stalle puante. ¿ quoi pouvait bien servir d'y penser ou d'en parler ?

La cabine se stabilisa à un étage, et les deux petites en sortirent. Gr‚ce les entendit reprendre aussitôt leur conversation dans le couloir.

Comme elle l'espérait, elle trouva sa classe encore déserte. Elle sortit ses affaires de son cartable, dissimula soigneusement sa canne sous son pupitre, et s'assit lentement sur le Spartiate siège en bois. Si Spartiate que, à la fin de la matinée, elle en aurait des élancements à la jambe.

Mais elle le supporterait. Cette douleur-là était supportable.

Annie mit trois jours à pouvoir parler à Tom Booker. Elle imaginait sans mal ce qui s'était passé à l'écurie. Après avoir vu le taxi repartir dans l'allée, elle s'était rendue dans la cour et avait compris l'essentiel en voyant la mine des fils Dyer. Leur mère lui avait déclaré froidement que Pilgrim devrait avoir vidé les lieux avant lundi prochain.

Annie avait contacté Liz Hammond, et elles s'étaient rendues ensemble chez Harry Logan. Le vétérinaire venait d'achever une hystérectomie sur un chihuahua et sortait de la salle d'opération en tenue de chirurgien. ¿ leur vue, il étouffa un cri et fit mine de se cacher. Il avait derrière sa clinique quelques stalles de réanimation o˘ - après bien des soupirs -il accepta d'héberger Pilgrim.

- Seulement une semaine!

- Deux! dit Annie.

Il adressa à Liz un sourire de vaincu.

148

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- C'est votre amie...? Entendu, deux semaines. Maximum. Le temps que vous trouviez une autre solution.

- Harry, vous êtes un amour, dit Liz.

- Je suis un idiot. Ce canasson me mord, me donne des coups de sabot et me traîne dans une rivière glaciale, et qu'est-ce que je fais ? Je l'invite chez moi !

- Merci, Harry, dit Annie.

Le lendemain matin, tous trois se rendirent sur place. Les fils Dyer ne se montrèrent pas, et leur mère ne fit qu'une brève apparition à sa fenêtre.

Au bout de deux heures d'une lutte acharnée et après une triple dose de calmants, Pilgrim monta dans la remorque et partit pour la clinique.

Le jour suivant l'altercation, Annie avait tenté de reprendre contact avec Tom Booker dans le Montana. La femme qui répondit au téléphone - son épouse, sans doute - répondit qu'il était attendu pour le lendemain au soir. Son ton n'était guère aimable, et Annie s'était dit qu'elle avait eu vent de la scène. Elle promit toutefois de transmettre le message. Annie attendit deux longues journées sans recevoir de nouvelles. ¿ l'issue du deuxième jour, elle profita que Robert lisait au lit et que Gr‚ce était endormie pour rappeler. Ce fut encore la femme qui décrocha.

- Il est à table.

Annie entendit une voix masculine demander qui c'était, et une main s'emparer du combiné. Une voix chuchota : Ć'est encore l'Anglaise. ª

Silence. Annie réalisa qu'elle retenait son souffle et se força au calme.

- Tom Booker à l'appareil...

- Monsieur Booker, je voulais m'excuser pour ce qui s'est passé...

J'aurais d˚ être au courant, mais j'ai sans doute préféré fermer les yeux...

- «a se comprend...

Elle attendit qu'il continu‚t sur sa lancée, mais non.

- Nous l'avons changé de lieu, il est beaucoup mieux installé, et je me demandais si vous pourriez... (Elle comprit combien sa requête était vaine, stupide, avant d'avoir ter-149

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux miné.) Je me demandais si vous seriez disposé à revenir le voir.

- Je regrette, c'est non. Même si j'avais le temps, franchement, je ne vois pas à quoi ça servirait.

- Vous ne pouvez pas vous libérer un ou deux jours? Votre prix sera le mien.

Elle l'entendit rire et regretta ses paroles.

- Madame, pardonnez ma brutalité, mais que cela soit clair : il y a des limites à la capacité de souffrance de ces bêtes. Je crois que votre cheval en a trop vu depuis trop longtemps.

- Alors vous croyez qu'il faut l'abattre, vous aussi... ? S'il était à

vous, monsieur Booker, vous feriez cela?

- Chère madame, il ne s'agit pas de mon cheval et je me félicite de ne pas avoir à prendre cette décision. Mais à votre place : oui, c'est ce que je ferais.

Elle fit une nouvelle tentative pour le fléchir, sans résultat. L'homme était courtois, pondéré, et inébranlable. Elle raccrocha après l'avoir remercié et se rendit dans le living.

Tout était éteint et le couvercle du piano luisait vaguement dans l'obscurité. Elle s'approcha de la fenêtre et resta un moment à contempler les grands immeubles de l'East Side par-delà la ligne des arbres du parc.

On e˚t dit la toile de fond d'une scène de thé‚tre, ces milliers de petites fenêtres épinglées sur une nuit factice. On avait du mal à se dire que, derrière chacune, une vie se déroulait avec son lot de joies et de peines.

Robert s'était endormi. Elle lui ôta le livre des mains, éteignit sa lampe de chevet et se dévêtit dans le noir. Longtemps, elle resta allongée sur le dos, à écouter sa respiration, les yeux fixés sur les formes orangées que dessinaient au plafond les éclairages publics filtrés par les jalousies.

Elle savait déjà ce qu'elle allait faire. Mais elle ne dirait rien à ses proches avant d'avoir tout mis au point.

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POUR son talent à promouvoir aux postes clés de son empire des jeunes loups aux dents longues, Crawford Gates avait reçu, entre autres sobriquets peu flatteurs, celui de ´ Roi des Salopards ª. Raison pour laquelle Annie était toujours un peu ennuyée d'être vue en sa compagnie.

Attablé devant elle, il était en train de déguster son espadon fumé sans jamais regarder son assiette. Annie voyait avec fascination la fourchette piquer le prochain morceau, et atteindre infailliblement son objectif comme sous l'attraction d'un aimant. C'était dans ce même restaurant qu'il l'avait invitée un an plus tôt pour lui offrir son poste de direction -un vaste volume sans ‚me au décor minimaliste d'un noir mat, dont le sol de marbre blanc évoquait vaguement un abattoir.

Un mois de congé, c'était certes beaucoup, mais elle savait qu'elle le méritait. Jusqu'à l'accident, elle n'avait pratiquement pas pris de vacances et, même depuis, ses absences avaient été rares.

- J'ai le téléphone, un fax, un modem, tout... Vous ne verrez pas la différence.

Fl˚te. Voilà un quart d'heure qu'elle argumentait et son ton ne convenait plus du tout. Elle donnait l'impression de plaider sa cause, au lieu d'aller droit au but et de dévoiler carrément ses intentions. Pour l'instant, rien dans l'attitude

151

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux du grand patron ne trahissait la désapprobation. Il se contentait d'écouter, tandis que ce damné espadon s'autopilotait dans sa bouche. quand elle était inquiète, Annie avait la manie idiote de combler les silences de la conversation. Elle décida d'arrêter et attendit une réaction. Crawford Gates finit de mastiquer sa bouchée, acquiesça, et prit une longue gorgée de Perrier.

- Vous emmenez Robert et Gr‚ce?

- Seulement Gr‚ce. Robert a trop de travail. Mais Gr‚ce a besoin de souffler. Depuis qu'elle a repris sa scolarité, elle régresse. Un changement d'air sera salutaire.

Ce qu'elle passait sous silence, c'est que ni Gr‚ce ni Robert n'étaient au courant de ses projets. C'était pratiquement le dernier détail à régler.

Tout le reste, elle l'avait mis au point depuis son bureau avec la complicité d'Anthony.

Elle avait trouvé une location à Choteau, la localité la plus proche du ranch de Tom Booker. Elle n'avait pas eu le choix, mais la maison était meublée et, au vu du descriptif envoyé par l'agence, adaptée à leurs besoins. Elle avait déniché un kinésithérapeute sur place et des écuries prêtes à accueillir Pilgrim (de fait elle était loin d'avoir été franche sur son cas). Le plus dur serait de tramer la remorque à travers sept …

tats. Mais Liz Hammond et Harry Logan avaient pris leur téléphone et mis en place une série de points de chute o˘ ils pourraient se reposer en cours de route.

Crawford Gates se tamponna les lèvres.

- Ma chère Annie, au risque de me répéter, je vous affirme que vous êtes entièrement libre... Les enfants sont un précieux don du ciel et, dans le malheur, nous devons être à leurs côtés et agir au mieux.

Pour un homme qui avait plaqué quatre épouses et huit enfants, le couplet était magnifique. Il était aussi sincère que Ronald Reagan après un échec retentissant, et cette sincérité hollywoodienne ne fit qu'aiguiser la colère qu'Annie ressentait depuis sa pitoyable intervention. Cette vieille crapule déjeunerait sans doute dès demain, à cette même table, avec 152

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux son successeur. Elle avait à demi espéré qu'il aurait la réaction de la virer sur-le-champ.

Dans la Cadillac noire ridiculement longue qui la ramenait au bureau, Annie résolut de tout dire à Robert et Gr‚ce le soir même. Gr‚ce pousserait les hauts cris et Robert lui dirait qu'elle était folle. Mais comme toujours, ils céderaient.

Resterait alors à prévenir l'unique autre personne de qui dépendait l'ensemble du plan : Tom Booker. C'était peut-être curieux, mais elle ne se faisait pas le moindre souci de ce côté-là. En sa qualité de journaliste, elle savait comment s'y prendre. Sa spécialité, c'étaient les gens qui disaient non. Un jour, elle avait fait huit mille kilomètres jusqu'à une île du Pacifique pour frapper à la porte d'un célèbre écrivain qui ne donnait jamais d'interviews. Elle avait passé deux semaines en sa compagnie et son article avait été primé et traduit partout dans le monde.

Car c'était là une vérité toute simple et irréfutable à ses yeux - qu'à une femme qui avait pris son b‚ton de pèlerin pour aller se jeter à ses pieds, aucun homme ne pouvait rien refuser.

13

ENTRE les clôtures convergentes, la route s'étirait en ligne droite sur d'innombrables kilomètres vers l'horizon bombé d'un noir d'orage. Au loin, là o˘ la voie semblait s'élever dans le ciel, des éclairs dansaient dans l'atmosphère comme pour vaporiser l'asphalte. Derrière les barrières, de chaque côté, la prairie de l'Iowa se déployait à l'infini tel un océan plat et anonyme, allumé par intermittences entre les bandes de nuages par des flèches de soleil éclatantes et ondu-leuses, décochées par quelque géant en quête de sa proie.

Dans un tel paysage, le temps et l'espace étaient comme disloqués et Annie ressentit les prémices de ce qui, si elle se laissait aller, tournerait à

la panique. Elle scruta la ligne d'horizon à la recherche d'un point de repère, un signe de vie, un silo à grains, un arbre, un oiseau, n'importe quoi. En vain. Elle compta alors les poteaux des barrières ou les bandes jaunes de la route qui affluaient du lointain, comme imprimées par les éclairs. Elle se représentait la Ford Lariat gris métallisé et sa remorque fuselée, gobant ces marques en cadence.

En deux jours, elles avaient parcouru plus de mille huit cents kilomètres et, pendant tout ce temps, Gr‚ce avait à peine ouvert la bouche. Elle avait passé presque toute sa journée à dormir, recroquevillée sur la banquette arrière. quand elle était réveillée, elle restait à sa place, à écouter son walk-154

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux man ou à regarder vaguement par la vitre. Une fois, une seule, Annie avait surpris son regard dans le rétroviseur et lui avait souri. Gr‚ce avait détourné aussitôt les yeux.

Elle avait réagi au projet exactement comme sa mère l'avait prédit, piquant une crise de nerfs et déclarant qu'elle n'irait pas, on ne pouvait pas la forcer, point final. Elle avait quitté la table pour se retirer dans sa chambre en claquant la porte. Annie et Robert étaient restés assis en silence. Annie avait parlé un peu plus tôt à son mari, ripostant par des arguments massue à chacune de ses objections.

- Elle ne peut pas éluder indéfiniment la question. C'est son cheval, bon sang. Elle ne peut pas s'en laver les mains.

- Pense à ce qu'elle a subi...

- Ce n'est pas de fuir ses problèmes qui l'aidera. Tu sais combien elle est attachée à ce cheval. Tu as vu sa réaction à l'écurie. Tu ne vois pas qu'elle est hantée par ce souvenir?

Il ne répondit pas, mais baissa les yeux. Annie lui prit les mains.

- Nous avons les moyens d'agir, dit-elle avec douceur. J'en suis certaine.

Pilgrim peut se rétablir. Cet homme en a le pouvoir. Et Gr‚ce aussi ira mieux.

Robert la regarda.

- Il est s˚r de lui?

Annie hésita, mais pas assez pour lui laisser un doute.'

- Oui, dit-elle.

C'était la première fois qu'elle mentait pour de bon à ce sujet. Tout naturellement, Robert supposait que Tom Booker était au courant. Gr‚ce avait été également entretenue dans cette illusion.

Ne trouvant pas en son père un allié, la petite s'était inclinée, comme Annie l'avait prédit. Mais le mutisme plein de ressentiment en quoi sa colère s'était muée durait depuis plus longtemps que prévu. Jadis, avant l'accident, Annie aurait sapé cette bouderie par des taquineries ou en l'ignorant allègrement. Mais ce silence était d'un genre nouveau, aussi épique et immuable que l'aventure dans laquelle la fillette avait été

155

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux embarquée et, à mesure que les kilomètres défilaient, Annie ne pouvait que s'émerveiller de tant d'endurance.

Robert les avait aidées à boucler les bagages, avant de les conduire à

Chatham, puis chez Harry Logan, le matin du départ. Aux yeux de Gr‚ce, cela faisait de lui un complice. Tandis qu'ils chargeaient Pilgrim dans la remorque, elle était restée figée dans la Lariat, les écouteurs sur les oreilles, feignant de lire un magazine. Les cris du cheval et le bruit des sabots pilonnant les flancs de la remorque se répercutaient dans la cour, mais pas une fois Gr‚ce n'avait levé les yeux.

Harry administra à la bête une forte dose de barbituriques et remit à Annie une boîte de médicaments ainsi que des aiguilles de rechange. Il s'approcha de la vitre pour saluer Gr‚ce mais, lorsqu'il voulut lui expliquer comment nourrir le cheval, elle lui coupa la parole :

- Voyez avec maman...

Au moment du départ, sa réponse au baiser de Robert fut pratiquement de pure forme.

Cette nuit-là, elles avaient couché chez des amis de Harry Logan qui vivaient aux abords d'une petite ville au sud de Cleveland. Le mari, Elliott, ancien condisciple de Harry, travaillait dans un important cabinet vétérinaire de la région. Elles arrivèrent à la nuit et Elliott insista pour que ses invitées entrent et se rafraîchissent tandis qu'il examinait l'animal. Il déclara qu'il avait l'habitude lui aussi d'héberger des chevaux et qu'il avait préparé une stalle dans la grange.

- Harry a dit qu'il fallait le laisser dans la remorque.

- quoi... pendant tout le voyage?

- C'est ce qu'il a dit.

Il haussa un sourcil et la gratifia d'un sourire condescendant, professionnel.

- Entrez. Je m'en occupe...

Il commençait à pleuvoir et Annie n'avait aucune envie de discuter.

L'épouse s'appelait Connie. C'était une petite femme soumise dont la permanente cartonneuse avait Pair faite du jour. Elle les fit entrer et leur montra les chambres.

156

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux La maison était vaste et résonnait du silence des enfants qui avaient grandi et s'en étaient allés. On les voyait sourire sur des photos exposées aux murs, souvenirs de succès scolaires et de belles journées ensoleillées o˘ ils avaient reçu leur diplôme universitaire.

Gr‚ce fut installée dans l'ancienne chambre de leur fille, et Annie dans la chambre d'amis au fond du couloir. Après avoir montré la salle de bains à

son invitée, Connie s'éclipsa en disant que le dîner serait servi à leur convenance. Annie la remercia et retourna sur ses pas.

La fille de Connie avait épousé un dentiste et vivait maintenant dans le Michigan, mais sa chambre était restée telle qu'elle l'avait quittée. On y voyait des livres, des trophées de natation et une ménagerie de cristal sur les étagères. Au milieu du bazar de cette enfance étrangère, Gr‚ce, debout près du lit, cherchait dans son sac ses affaires de toilette. Elle ne releva pas la tête lorsque sa mère parut.

- Tout va bien?

Gr‚ce se contenta de hausser les épaules. S'efforçant au naturel, Annie fit mine de s'intéresser aux photos sur les murs. Elle s'étira avec un b

‚illement.

- Ouf! Mes courbatures...

- qu'est-ce qu'on fiche ici? > La voix était glaciale et hostile. En se retournant, Annie constata que Gr‚ce la fixait, les poings aux hanches.

- que veux-tu dire?

Gr‚ce balaya la chambre d'un geste plein de mépris.

- Mais enfin, tu peux me dire ce qu'on fout dans cette piaule ?

Annie soupira mais, avant qu'elle ait eu le temps de parler, Gr‚ce lui dit de laisser tomber, aucune importance. Raflant sa canne et sa trousse de toilette, elle se dirigea vers la porte. Devant la sobriété de cette réaction, Annie comprit à quel point sa fille était furieuse.

j

, - Gr‚ce, s'il te plaît...

- J'ai dit: laisse tomber. C'est clair? $

157

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Sur ce, elle disparut.

Annie bavardait avec Connie lorsque Elliott rentra dans la cuisine. Il était p‚le et avait tout un côté souillé de boue. H s'efforçait aussi visiblement de ne pas boiter.

- Je l'ai laissé dans la remorque..., dit-il.

¿ table, Gr‚ce joua avec la nourriture et ne parla que lorsqu'on lui adressa la parole. Les trois adultes faisaient de leur mieux pour entretenir la conversation, mais il y avait de longs moments o˘ l'on n'entendait plus que le cliquetis des couverts. La discussion porta sur Harry Logan, Chatham, et une nouvelle épidémie de méningite qui semait la panique dans la région. Elliott raconta qu'il connaissait une petite fille de l'‚ge de Gr‚ce qui avait contracté la maladie et dont la vie était complètement g‚chée. Comme Connie le fusillait du regard, il rougit et enchaîna aussitôt.

Dès la fin du repas, Gr‚ce dit qu'elle était fatiguée et demanda la permission d'aller se coucher. Annie, qui voulait l'accompagner, se heurta à un refus. La petite prit congé poliment de ses hôtes, mais tandis qu'elle gagnait la porte, sa canne sonna sur le sol nu, et Annie surprit le regard apitoyé du couple.

Le lendemain - hier - elles étaient reparties de bonne heure et avaient traversé presque d'une traite l'Indiana, l'Illi-nois et une partie de l'Iowa. Et de toute la journée, tandis que le vaste continent s'ouvrait devant elles, Gr‚ce n'avait pas desserré les dents.

Le soir, elles s'étaient arrêtées chez une lointaine cousine de Liz Hammond qui avait épousé un fermier et vivait près de Des Moines. La ferme se dressait, solitaire, au bout d'une voie privée de huit kilomètres, comme sur une planète brune labourée à perte de vue de sillons impeccables.

C'étaient des gens calmes et pieux, des baptistes apparemment, et aussi différents de Liz que possible. Le fermier prétendit que Liz lui avait tout dit sur Pilgrim, mais il se montra tout de même choqué par ce qu'il vit. Il aida Annie à nourrir et abreuver la bête, puis ratissa et remplaça de son mieux la paille humide et souillée sous les sabots déchaînés.

158

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Le repas fut servi à une longue table en bois en présence des six enfants.

Tous avaient les cheveux blonds et les grands yeux bleus de leur père, et ils regardaient les invitées avec une sorte d'émerveillement poli. La nourriture, simple et abondante, était servie avec du lait, présenté avec sa crème et encore tiède de l'étable, dans des cruches en verre pleines à

ras bord.

Au matin, la femme leur prépara un petit déjeuner avec des oufs, des pommes de terre sautées et du jambon maison. Au moment du départ, alors que Gr‚ce était déjà en voiture, le fermier tendit quelque chose à Annie.

- Voici pour vous...

C'était un vieux livre à la couverture de toile défraîchie. Annie l'ouvrit devant le couple. Le Voyage du pèlerin, de John Bunyan. Annie se rappelait en avoir entendu lire des passages à l'école primaire.

- Cela semble de circonstance, dit le fermier. Annie avala sa salive et remercia.

- Nous prierons pour vous, dit la femme.

Le livre était resté sur le siège passager. Et chaque fois qu'Annie y posait les yeux, elle repensait aux paroles de cette femme.

quoiqu'elle f˚t installée en Amérique depuis des années, l'expression franche de sentiments religieux heurtait toujours en elle un fond de réserve anglaise et la mettait mal à l'aise. Mais ce qui la troublait encore davantage, c'était que cet étranger e˚t clairement compris qu'ils avaient tous besoin de prières. Il avait vu en elles des victimes. Pas seulement Gr‚ce et Pilgrim - c'était compréhensible - mais Annie également.

Jamais personne n'avait vu Annie Graves sous cet angle-là.

Mais voilà que, sous les éclairs à l'horizon, quelque chose lui attirait l'oil. Ce fut d'abord une flammèche, qui grandit peu à peu et se condensa sous la forme fluide d'un camion. Bientôt, elle aperçut les tours des silos à céréales, puis des b‚timents plus bas, une ville, qui poussaient alentour. Jaillie du bas-côté de la route, une volée de moineaux fut emportée d'un coup de vent. ¿ présent, le camion était presque sur 159

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux elles, et Annie vit sa calandre au chrome rutilant, qui grossissait, grossissait, jusqu'au moment o˘ il les croisa dans une rafale qui fit trembler voiture et remorque. Gr‚ce s'étira à l'arrière.

- C'était quoi?

- Rien. Un camion.

Dans le rétroviseur, Annie la vit se frotter les yeux.

- On approche d'une ville. Je vais prendre de l'essence. Tu as faim?

- Un peu.

La voie de sortie décrivait une longue boucle autour d'une église blanche en bois qui se dressait à l'écart sur une pelouse décolorée. Devant la façade, un petit garçon à bicyclette les regarda passer et, au même moment, l'église fut soudain mondée de soleil. Annie s'attendait presque à voir un doigt pointer à travers les nuées.

Il y avait un petit restaurant à côté de la station-service et, après avoir fait le plein, elles consommèrent en silence leur sandwich oufs-salade, parmi des hommes qui portaient des casquettes de base-bail aux sigles de produits agricoles et parlaient à mi-voix du blé d'hiver et du cours du soja. Pour Annie, c'était du chinois. Elle alla régler l'addition, puis retourna dire à Gr‚ce qu'elle se rendait aux toilettes et lui donnait rendez-vous à la voiture.

- Tu veux bien vérifier si Pilgrim a soif? -j Pas de réponse. *

- Gr‚ce? Tu m'écoutes?

Annie réalisa brusquement que le silence s'était fait autour d'elle.

L'affrontement était voulu, mais elle regretta d'avoir cédé à l'impulsion d'en faire une affaire publique. Gr‚ce ne leva pas les yeux. Elle termina son Coca et le bruit du verre heurtant la table ponctua le silence.

- Vas-y toi-même...

La première fois o˘ Gr‚ce avait envisagé le suicide, c'était le jour o˘ on lui avait posé la prothèse, dans le taxi qui la 160

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ramenait à la maison. La rotule artificielle s'était encastrée dans son fémur, mais elle avait dit qu'elle se sentait très bien et s'était mise au diapason de la gaieté forcée de son père, tout en s'interrogeant sur le meilleur moyen d'en finir.

Deux ans plus tôt, une élève de troisième s'était jetée sous une rame de métro. Personne n'avait compris pourquoi et, comme tout un chacun, Gr‚ce avait été sous le choc. En secret, pourtant, elle avait aussi éprouvé de l'admiration. quel cran à l'instant fatal! Gr‚ce s'était dit qu'elle n'aurait jamais pu rassembler un tel courage et que, en e˚t-elle été

capable, ses muscles auraient refusé d'exécuter l'ultime détente.

¿ présent, elle voyait la chose sous un jour entièrement différent, et pouvait envisager cette possibilité (sinon la méthode particulière) en toute impartialité. Sa vie était fichue - c'était là un simple constat, que les efforts ardents de son entourage pour lui prouver le contraire ne faisaient que souligner. De toute son ‚me, elle regrettait de ne pas être morte avec Judith et Gulliver. Mais au fil des semaines, elle comprit - et ce fut presque une déception - qu'elle n'était pas du genre suicidaire.

Ce qui la retenait, c'était son incapacité à voir la chose de son unique point de vue. C'était un truc si mélodramatique, si extravagant, plutôt dans l'esprit extrémiste de sa mère. Gr‚ce ne se disait pas que c'était peut-être le sang des Maclean, cette maudite hérédité de juriste, qui la rendait si objective en cette matière. Car, dans sa famille, les reproches abondaient toujours dans le même sens. C'était toujours la faute d'Annie.

Gr‚ce aimait et détestait sa mère dans une mesure presque égale et souvent pour le même motif. Son assurance, par exemple, et sa manie d'avoir toujours raison. Et par-dessus tout, la connaissance si intime qu'elle avait de sa fille. Elle devinait ses réactions à l'avance, ses go˚ts et dégo˚ts, son opinion sur n'importe quel sujet. C'était peut-être le cas de toutes les mères et parfois c'était formidable d'être ainsi percée 161

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux à jour. Mais le plus souvent, et surtout ces derniers temps, Gr‚ce avait l'impression d'une abominable violation de son intimité.

De cela, ainsi que de mille petites injustices moins caractérisées, Gr‚ce se vengeait enfin. Car, avec ce long silence, elle tenait une arme efficace, et en constatait les effets sur sa mère avec délectation. Cette dernière commettait d'habitude ses abus de pouvoir sans l'ombre d'un remords ou scrupule. Aujourd'hui, Gr‚ce percevait chez Annie ces deux sentiments. L'aveu tacite et exploitable qu'elle avait fait une erreur en la forçant à se joindre à cette escapade. Vue de la banquette arrière de la Lariat, sa mère lui faisait l'effet d'une joueuse misant la vie même sur un dernier tour de roulette.

Elles cinglèrent cap à l'ouest vers le Missouri, puis remontèrent vers le nord en laissant sur leur gauche les larges méandres bruns du fleuve.

¿ Sioux City, elles s'engagèrent dans le Dakota du Sud et se dirigèrent de nouveau vers l'ouest sur la 90 qui les conduirait tout droit jusque dans le Montana. Elles traversèrent les Badlands du Nord et virent le soleil se coucher derrière les Black Hills dans une traînée de ciel orange sanguine.

Elles voyagèrent sans parler et ce fut comme si la tristesse qui couvait entre elles se multipliait et se répandait pour finir par se mêler aux millions d'autres chagrins qui hantaient ces vastes paysages inoubliables.

Comme ni Liz ni Harry n'avaient d'amis dans ces contrées, Annie avait réservé une chambre dans un petit hôtel près du mont Rushmore. Elle n'avait jamais vu le monument et s'était réjouie de venir là avec Gr‚ce. Mais lorsqu'elle s'arrêta sur le parking désert, il faisait sombre et il pleuvait - et Annie se consola en songeant qu'au moins là elle n'aurait pas à faire la conversation avec des hôtes qu'elle n'avait jamais vus - et ne reverrait jamais de sa vie.

Chaque chambre portait le nom d'un président. On leur avait attribué 1' Ábraham Lincoln ª. Sa barbe pointait dans leur direction depuis des reproductions affichées aux quatre

162

T

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux murs, et un extrait de la Déclaration de Gettysburg était accroché au-dessus de la télévision, en partie masqué par un panneau en carton brillant vantant des films pour adultes. Il y avait là deux grands lits jumeaux, et Gr‚ce s'affala dans celui qui était le plus éloigné de la porte, tandis qu'Annie sortait sous la pluie pour voir Pilgrim.

L'animal semblait s'être fait aux rituels de la journée. Confiné dans le compartiment de la remorque, il ne bondissait plus lorsque Annie montait dans l'étroit espace protégé à l'avant. Il se contentait de s'écarter tout doucement, l'oil attentif. Elle sentait son regard, tandis qu'elle accrochait une nouvelle balle de foin et poussait avec précaution les seaux d'eau et de nourriture à sa portée. Il n'y touchait pas avant son départ.

Annie était à la fois épouvantée et troublée par cette hostilité

frémissante et, lorsqu'elle referma la porte, son cour battait la chamade.

quand elle rentra dans la chambre, Gr‚ce était déjà déshabillée et au lit.

Elle lui tournait le dos. Impossible de savoir si elle était endormie pour de bon.

- Gr‚ce? fit-elle avec douceur. Tu ne veux pas dîner?

Pas de réaction. Annie envisagea de se rendre seule au restaurant, mais c'était au-dessus de ses forces. Elle prit un long bain chaud dans l'espoir d'en retirer du réconfort. ¿ la place, elle se mit à douter. En suspension dans la touffeur de l'atmosphère, le doute l'enveloppait. qu'est-ce qui lui prenait de trimbaler ces deux ‚mes en peine à travers tout un continent, dans une imitation horrible de la folie pionnière ? Le silence de Gr‚ce et le vide implacable des grands espaces lui donnaient des idées noires. Pour les effacer, elle glissa les mains entre ses jambes et se caressa, approfondissant ses attouchements dans un refus de céder à cet engourdissement tenace -et, lorsque ses reins furent secoués d'une décharge, le plaisir l'inonda et elle oublia tout.

Cette nuit-là, elle rêva qu'ils marchaient, son père et elle, sur une arête enneigée, encordés comme des alpinistes, alors que, dans la réalité, ils n'avaient jamais fait de montagne. De

163

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux chaque côté, des murailles de roc et de glace plongeaient à pic dans le néant. Ils se trouvaient sur une corniche, une mince cro˚te de neige suspendue au-dessus du vide - sans aucun danger, d'après son père. Lui-même était en tête, et il se retournait pour lui sourire comme sur sa photo préférée -un sourire qui affirmait avec une complète assurance qu'il était avec elle et que tout allait bien. Mais au même moment, derrière lui, elle voyait une fissure zigzaguer dans leur direction et la lèvre de la corniche se mettait à se détacher et basculait sur le versant de la montagne. Elle voulait crier, mais c'était impossible, et juste au moment o˘ la fissure les atteignait, son père se retournait et voyait tout. Puis il disparaissait et Annie voyait la corde onduler derrière lui, et elle comprenait que le seul moyen de les sauver tous deux, c'était de sauter de l'autre côté. Alors elle s'élançait sur l'autre versant de l'arête. Mais au lieu de sentir la corde se tendre d'une saccade et se bloquer, elle continuait de tomber, en chute libre, dans le vide.

quand elle se réveilla, c'était le matin. Elles avaient fait la grasse matinée. Dehors, la pluie tombait de plus belle. Le mont Rushmore et ses figures de pierre étaient masqués sous une écharpe nuageuse, qui d'après la réceptionniste n'était pas près de se dissiper. Non loin de là, expliqua-t-elle, il y avait une autre montagne sculptée à laquelle elles pourraient jeter un coup d'oil, une représentation géante de Crazy Horse.

- Merci, dit Annie. Nous sommes pressées.

Après avoir pris le petit déjeuner et réglé la note, elles repartirent par V Interstate. Elles passèrent la frontière du Wyo-ming, contournèrent sur la droite Devil's Tower et Truander Basin, puis franchirent la Powder River en direction de She-ridan, o˘ il cessa enfin de pleuvoir.

Les véhicules qu'elles croisaient étaient de plus en plus souvent conduits par des hommes arborant le feutre des cow-boys. Certains en effleuraient le large bord ou les saluaient respectueusement de la main. Comme ils s'éloignaient, le soleil irisait d'un arc-en-ciel leur panache de gouttelettes.

164

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'après-midi était bien avancé lorsqu'elles arrivèrent dans le Montana.

Mais Annie n'en éprouva ni soulagement ni plaisir du devoir accompli. Elle avait tellement lutté pour ne pas se laisser abattre par le mutisme de Gr

‚ce. Toute la journée, elle avait zappé de radio en radio, écoutant les sermons des prédicateurs, les cours du bétail et, ce qui était plus plaisant, de la musique country. Mais cela n'avait rien arrangé. Elle se sentait enfermée dans un espace toujours plus réduit, coincée entre la morosité de sa fille et sa propre colère contenue. Finalement, elle craqua.

Soixante kilomètres après la frontière, elle sortit de Yinterstate sans se soucier de savoir o˘ cette voie la menait.

Elle aurait voulu s'arrêter mais aucun endroit ne semblait approprié. Il y avait là un casino massif, dont l'enseigne d'un rouge criard clignotait dans le demi-jour. Elle monta une côte, passa devant un snack-bar et un ruban de boutiques bordées par une rangée de parkings poussiéreux. Plantés auprès d'une camionnette cabossée, deux Indiens aux longs cheveux noirs, des plumes piquées dans leurs chapeaux de cow-boy, la regardèrent s'approcher. Ces regards la mirent mal à l'aise et elle poursuivit jusqu'au sommet de la côte, obliqua sur la droite, et s'arrêta. Elle tourna la clé

de contact et resta sans bouger pendant un moment. Elle sentait Gr‚ce dans son dos, attentive.

- qu'est-ce qu'il y a?

La voix de la fillette était circonspecte. *

- quoi? fit Annie sèchement.

- C'est fermé. Regarde...

Au bord de la route, une pancarte annonçait : ´ Monument national, Champs de bataille de Little Bighorn ª. Gr‚ce avait raison. D'après les horaires affichés, l'endroit était fermé depuis une heure. ¿ l'idée que sa fille ait pu se tromper sur son humeur au point de croire qu'elle avait fait le détour délibérément, en touriste, Annie fulmina. Elle préféra ne pas se retourner. Les yeux fixés droit devant elle, elle prit une profonde inspiration.

165

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- «a va durer encore longtemps?

- quoi?

- Tu le sais bien. Je voudrais savoir combien de temps ça va durer.

Long silence. Annie aperçut une boule d'amarante qui chassait son ombre le long de la route et frôla la carrosserie sur son passage. Elle se retourna.

Gr‚ce regarda ailleurs avec un haussement d'épaules.

- Eh bien ? Nous venons de faire presque trois mille kilomètres et tu n'as pas dit un mot. Alors je te pose la question, comme ça je serai fixée...

C'est ainsi que tu vois nos relations, désormais ?

Les yeux baissés, Gr‚ce tripotait son walkman. Nouvel haussement d'épaules.

- J' sais pas.

- Tu veux qu'on rentre à la maison? Gr‚ce eut un ricanement amer.

- Alors... ? Je t'écoute...

La petite leva les yeux et regarda par la vitre d'un air décontracté, mais Annie voyait bien qu'elle luttait contre les larmes. Un bruit sourd indiqua que PiÔgrim venait de bouger dans la remorque.

- Parce que, si tel est ton désir...

Brusquement, Gr‚ce lui fit face, le visage déformé de rage. Les larmes avaient jailli et cet échec à se maîtriser redoubla sa fureur.

- De toute manière, tu t'en fous! C'est toujours toi qui décides! Tu fais croire que tu t'intéresses aux autres, mais c'est pas vrai... c'est du vent!

- Gr‚ce, fit Annie avec douceur, en allongeant le bras. Mais l'enfant se défendit d'un coup de poing.

- Non! Fous-moi la paix!

Annie la considéra un moment, puis ouvrit la portière et descendit de voiture. Elle se mit à marcher à l'aveuglette, le visage offert à la brise.

Passé un bouquet de pins, la route aboutissait à un parking et un b‚timent bas, tous deux

166

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux déserts. Elle poursuivit son chemin par un sentier qui montait la colline et se retrouva à longer un cimetière fermé par une grille noire. Au sommet, se trouvait un simple monument de pierre, et ce fut là qu'elle s'arrêta.

Sur ce versant de la colline, un jour de juin 1876, George Armstrong Custer et deux cents soldats avaient été mis en pièces par ceux-là mêmes qu'ils traquaient pour les massacrer. Leurs noms étaient gravés dans la pierre. En se retournant, Annie aperçut l'éparpillement des tombes blanches, dont les ombres s'allongeaient sous la dernière caresse d'un soleil p‚le. Immobile, elle contempla la vaste prairie ondu-leuse d'herbe couchée sous le vent, qui s'étirait depuis ce lieu désolé jusqu'à un horizon d'une infinie mélancolie. Et elle se mit à pleurer.

Plus tard, elle devait s'étonner du hasard qui l'avait amenée sur ce site.

Elle ne devait jamais savoir si un autre lieu de passage e˚t fait couler les larmes qu'elle refoulait depuis si longtemps. Ce monument était une cruelle anomalie, honorant les agents d'un génocide dont les victimes partout ailleurs étaient condamnées à un éternel anonymat. Mais l'atmosphère de souffrance et la présence de tant de fantômes transcendaient tout le reste. C'était simplement le bon endroit pour pleurer. Alors, baissant la tête, Annie versa des larmes. Elle pleura pour Gr‚ce et Pilgrim, et pour les ‚mes égarées des enfants morts dans son sein.

Et par-dessus tout, elle pleura sur elle-même, sur ce qu'elle était devenue.

Toute sa vie, elle avait vécu en terre étrangère. L'Amérique n'avait jamais été sa patrie. Et l'Angleterre ne l'était plus. Dans chaque pays, on la traitait en paria. En vérité, elle venait de nulle part. Depuis la mort de son père, elle n'avait plus de foyer. Elle errait à la dérive, sans racines, sans tribu.

Jadis, eue avait cru que c'était là sa plus grande force. Elle avait l'art de se ´ brancher ª. Elle savait s'adapter sans heurt, s'insinuer dans n'importe quel groupe, culture ou situation. Elle devinait d'instinct ce qui était requis, ce qu'il fallait savoir et faire, pour gagner. Et dans son travail, sa vieille

167

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux obsession, ce talent l'avait aidée à conquérir tout ce qui en valait la peine. Mais depuis l'accident, plus rien n'avait d'importance.

Ces trois derniers mois, elle avait assumé le rôle de la femme forte, se berçant de l'illusion que c'était pour le bien de Gr‚ce. En réalité, elle ne savait pas réagir autrement. Elle avait perdu le contact avec sa fille, comme elle l'avait perdu avec elle-même, et le remords la consumait.

L'action était devenue un substitut des sentiments - ou du moins, son expression. Voilà pourquoi, elle le comprenait maintenant, elle s'était lancée dans cette entreprise de cinglée avec Pil-grim.

Annie sanglota à en avoir mal aux épaules, puis s'effondra le dos à la pierre froide et s'accroupit la tête dans les mains. Elle resta là, jusqu'à

ce que le soleil s'abîme, p‚le et fluide, derrière la lointaine ligne enneigée des monts Bighorn, et que les peupliers au bord de l'eau se fondent dans une unique cicatrice noire. Lorsqu'elle releva les yeux, il faisait nuit et le monde était une lanterne d'étoiles.

- Madame... ?

C'était un garde forestier. Il avait une torche électrique dont il détournait avec tact le faisceau de son visage.

- «a va, madame?

Annie s'essuya la figure et déglutit. I

- Oui, merci. Je vais bien. (Elle se mit debout.) |

- Votre fille se faisait un peu de bile, toute seule... 9

- Je suis désolée. Je m'en vais...

Il effleura son chapeau. ,

- Bonne nuit, madame. Soyez prudente.

Elle retourna à la voiture, consciente d'être surveillée. Gr‚ce dormait sur la banquette arrière. Annie mit le contact, alluma les phares et fit demi-tour au sommet de la côte. Elle effectua une boucle pour s'engager sur Yinterstate et conduisit dans la nuit, sans s'arrêter, jusqu'à Choteau.

Troisième partie

17ª

14

DEUX cours d'eau traversaient le ranch des frères Booker et lui donnaient son nom : le Double Divide. Ils s'écoulaient de plis adjacents du front montagneux et, dans le premier demi-mile, on e˚t dit des jumeaux. La crête qui les séparait était basse - si basse qu'en un certain point ils auraient pu se rencontrer - mais ensuite elle se redressait brusquement en une chaîne déchiquetée d'éperons imbriqués, les écartant d'un coup d'épaule.

Ainsi forcés de chercher leur voie, ils devenaient alors très différents.

Le ruisseau du nord courait, vif et peu profond, jusqu'à un val dégagé. Ses berges, quoique raides par moments, étaient d'un accès facile pour les troupeaux. Des truites de rivière, tournées vers l'amont, infestaient rapides et tourbillons, tandis que les hérons arpentaient d'un air digne les plages de galets. La route que le ruisseau du sud était contraint d'emprunter était plus luxuriante, pleine d'obstacles et d'arbres. Il louvoyait entre des fourrés touffus de saules et de cornouillers au tronc rouge, puis disparaissait provisoirement dans un marais. Plus bas, serpentant dans une prairie si plate que ses méandres se bouclaient sur eux-mêmes, il formait un dédale d'étangs sombres, stagnants, et d'îlots verdoyants dont la géographie était perpétuellement recomposée par les castors.

Ellen Booker aimait à dire que ses fils étaient à l'image de 171

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ces rivières : Frank, le nord et Tom, le sud. C'était avant que Frank, qui avait dix-sept ans à l'époque, fît un soir la remarque que ce n'était pas juste, parce que lui aussi aimait la touffe de castor. Son père lui avait dit d'aller se laver la bouche et de monter se coucher. Tom n'était pas certain que sa mère avait compris la grivoiserie - sans doute que si, car elle n'avait plus jamais fait cette comparaison.

La petite maison o˘ Tom et Rachel avaient vécu, et qui était désormais vide, se trouvait sur une falaise en surplomb d'un coude que formait la rivière du nord. De là, la vue embrassait la vallée et, par-dessus la ligne des peupliers, on apercevait la grande maison rustique, éloignée d'un demi-mile parmi les granges chaulées, les étables et les corrals. Les maisons étaient reliées par un chemin de terre qui se poursuivait en lacets jusqu'aux basses prairies o˘ le bétail passait l'hiver. En ces premiers jours d'avril, la neige avait disparu de cette partie-là du ranch. Elle ne restait qu'à l'ombre des ravines rocailleuses, et parmi les pins et les sapins qui parsemaient le versant nord de la crête.

Depuis le siège passager de la vieille Chevy, Tom leva les yeux sur la petite maison et songea, comme souvent, à s'y installer. Lui et Joe revenaient d'avoir nourri le bétail, et le garçon négociait avec adresse les nids-de-poule. Joe, qui était petit pour son ‚ge, devait se tenir droit comme une baguette pour voir par-dessus le tableau de bord. En semaine, Frank se chargeait de cette t‚che, mais le week-end, son fils aîné aimait s'en occuper et Tom l'accompagnait avec plaisir. Ils avaient déchargé les pavés de luzerne et s'étaient amusés à voir les vaches se précipiter avec leurs petits.

- On peut aller voir le poulain de Bronty? demanda Joe.

- Bien s˚r.

- Un garçon à l'école dit qu'on aurait d˚ le dégourdir tout de suite...

- Hum...

- Il dit que si on les forme à la naissance, ils sont plus faciles à

dresser ensuite...

172

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Ouais, j'ai déjà entendu dire ça...

- ¿ la télé, ils ont montré un type qui faisait pareil avec des oies. Il passe en avion, et les petites oies grandissent en le prenant pour leur maman. Elles le suivent en courant après l'avion...

- Je sais...

- qu'est-ce que t'en penses, toi?

- Ma foi, Joe, je n'ai pas une grande expérience des oies... Peut-être que c'est bon pour elles de grandir en se prenant pour des avions... (Joe rit.) Mais pour un cheval, l'important c'est qu'il apprenne d'abord à se conduire comme un cheval.

Au ranch, le véhicule fut garé devant la longue grange o˘ Tom abritait certains de ses chevaux. Les frères de Joe, Scott et Craig, sortirent en courant de la maison pour les accueillir. Tom vit Joe se rembrunir. Les jumeaux étaient dans leur neuvième année, et ces petits blondinets qui faisaient tout dans un bruyant unisson lui volaient toujours la vedette.

- Vous allez voir le poulain? On peut venir?

Tom posa une main grande comme la griffe d'une grue sur chaque tête.

- Du moment que vous vous tenez tranquilles...

Il les précéda dans la grange et resta à l'écart avec les jumeaux, tandis que Joe pénétrait dans la stalle de Bronty. C'était une belle jument de dix ans, d'un bai tirant sur le roux. Elle avança le mufle vers Joe, qui y posa la main, tout en lui flattant délicatement l'encolure. Tom aimait voir le garçon parmi les chevaux. Il savait les traiter avec naturel et assurance.

Couché dans un coin, le poulain, légèrement plus sombre que sa mère, luttait à présent pour se mettre debout. Chancelant sur ses cocasses pattes d'échassier, il chercha refuge contre le flanc maternel et épia Joe derrière la croupe. Les jumeaux éclatèrent de rire.

- Il est rigolo, fit Scott.

- J'ai une photo de vous à cet ‚ge-là, dit Tom. Et vous savez quoi...?

- On dirait des grenouilles, acheva Joe. ´

173

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Les petits, bientôt lassés, s'éclipsèrent. Tom et Joe sortirent les chevaux dans le paddock derrière la grange. Après le déjeuner, ils avaient l'intention d'entraîner certains yearlings. Comme ils se dirigeaient vers la maison, les chiens les dépassèrent à fond de train en jappant. Tom aperçut une Ford Lariat gris métallisé qui franchissait la pointe de la crête et descendait l'allée dans leur direction. Le chauffeur était seul à

bord, et lorsque la voiture ne fut plus qu'à une courte distance, il constata que c'était une femme.

´ - Ta maman attend une visite?

4 L'enfant haussa les épaules.

j Ce ne fut que lorsque la voiture s'arrêta au milieu des ćhiens qui chahutaient en aboyant que Tom comprit.

^Incroyable. Joe surprit son expression.

*. - Tu la connais?

- Elle, oui... Mais je me demande ce qu'elle fait par ici.

Il cria pour faire taire les chiens et s'avança. Annie descendit de voiture et marcha nerveusement dans sa direction. Elle portait un Jean, de grosses chaussures de marche et un vaste pull beige qui lui arrivait à mi-cuisses.

Le soleil enflammait ses cheveux et Tom découvrit qu'il avait gardé de leur première rencontre un souvenir précis de ses yeux verts. Elle eut un sourire timide, presque penaud.

- Bonjour, monsieur Booker.

- Eh bien, bonjour-Silence.

- Joe, je te présente Mme Graves... Joe, mon neveu. \ Annie lui tendit la main. ,ª

- Enchantée, Joe. Comment allez-vous?

- Bien.

> Elle prit le paysage à

témoin. ? - C'est magnifique, ici. i

- C'est vrai.

Il se demandait quand elle allait se décider à dire ce qu'elle fabriquait par ici, quoiqu'il e˚t déjà sa petite idée. Elle prit une profonde inspiration.

174

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Monsieur Booker, vous allez penser que c'est de la folie, mais... vous devinez sans doute pourquoi je suis venue...

- Pas seulement pour dire bonjour, je suppose...? Elle avait presque souri.

- Je suis désolée d'arriver à l'improviste, mais je savais ce que vous diriez si je vous téléphonais. Il s'agit du cheval de ma fille.

- Pilgrim.

- Oui. Je sais que vous pouvez m'aider, et je suis venue vous demander, vous supplier, de l'examiner une fois encore.

- Madame Graves...

- Je vous en supplie. Rien qu'un coup d'ceil. «a ne vous prendra qu'un moment.

Tom rit.

- quoi, le vol pour New York? (Il indiqua la Lariat.) ¿ moins que vous n'envisagiez de me conduire là-bas en voiture?

- Il est ici. ¿ Choteau.

[ Tom la fixa, incrédule. >

- Vous l'avez traîné jusqu'ici?

Elle acquiesça. Joe les regardait tour à tour, complètement perdu. Diane, qui venait de sortir sur la véranda, se tenait sur le seuil, la main sur la porte grillagée, et suivait la scène.

- Toute seule?

- Avec Gr‚ce, ma fille.

- Simplement pour que je puisse le voir? J

- Oui.

- Les garçons, vous venez à table? appela Diane.

En vérité, elle br˚lait de demander qui était cette femmel Tom posa la main sur l'épaule de l'enfant.

- Dis à ta maman que j'arrive, dit-il. * Le garçon fit mine de s'en aller, puis se retourna sur Annie.

L'espace d'un moment, ils se dévisagèrent. Elle haussa vaguement les épaules et sourit - enfin. Tom remarqua que ce sourire étirait ses lèvres, mais ne changeait rien à l'expression inquiète de son regard. On était en train de lui forcer la main, et il se demandait pourquoi cela lui était égal.

175

L'homme qui murmurait à l'oreilk des chevaux

- Sauf votre respect, madame, je crois que ça ne servirait à rien de vous dire non.

- En effet, répondit simplement Annie. Je suppose que non.

Allongée sur le plancher, dans sa chambre puant le renfermé, Gr‚ce exécutait ses exercices au son des carillons électroniques de l'église méthodiste qui s'élevait de l'autre côté de la rue. Ils ne se contentaient pas de sonner l'heure, mais jouaient des airs entiers. Gr‚ce aimait bien, surtout parce que cela rendait sa mère hystérique. Annie téléphonait justement du rez-de-chaussée à l'agent immobilier.

- Il n'y a pas de loi réglementant ces choses-là? C'est de la pollution sonore!

C'était la cinquième fois qu'elle l'appelait en deux jours. Le pauvre homme avait fait l'erreur de lui donner son téléphone personnel, et Annie lui ruinait son week-end en le bombardant de doléances : le chauffage était en panne. Les lits, humides. La ligne supplémentaire qu'elle avait demandée n'était toujours pas installée. Le chauffage était toujours en panne. Et maintenant, les carillons.

- Si au moins les airs étaient potables... C'est grotesque. Les méthodistes ont pourtant de beaux hymnes!

La veille, Gr‚ce avait refusé de l'accompagner au ranch. Restée seule, elle était partie explorer l'endroit. C'était vite fait. Choteau se résumait à

une longue rue principale bordée d'un côté par la voie ferrée, et de l'autre par un quadrillage de rues résidentielles. Il y avait un salon de toilettage pour chiens, un vidéo-club, un grill-room, ainsi qu'un cinéma o˘

passait un film que Gr‚ce avait vu l'année dernière. Le seul titre de gloire de cette ville, c'était un musée o˘ l'on pouvait voir des oufs de dinosaure. Dans les boutiques, les gens étaient aimables, mais distants.

Elle sentit les regards dans son dos, lorsqu'elle repartit lentement dans la rue, en s'appuyant sur sa canne. Arrivée à la maison, elle se sentait si déprimée qu'elle éclata en sanglots.

176

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie était rentrée pleine d'allégresse, en disant que Tom Booker avait accepté de venir examiner Pilgrim le lendemain matin. Gr‚ce s'était contentée de répondre : Ón va devoir rester encore longtemps dans cette turne ? ª

C'était une grande maison biscornue, à la façade en bardeaux bleu clair écaillée, et uniformément ornée de la même moquette moutarde à bouclettes maculée de taches. Le mobilier sommaire donnait l'impression d'avoir été

récupéré dans un débarras. Annie avait été consternée en découvrant l'endroit. Gr‚ce, ravie. Cette criante médiocrité apportait de l'eau à son moulin.

En secret, elle était loin d'être aussi opposée à la mission de sa mère qu'elle le prétendait. C'était un soulagement d'échapper à l'école et à la corvée de faire constamment bonne figure. Mais ses sentiments pour Pilgrim étaient mélangés. Effrayants. Mieux valait lui condamner la porte de sa conscience. Mais sa mère l'en empêchait. Tous ses actes visaient à

l'obliger à affronter le problème. Elle traitait toute cette affaire comme si Pilgrim était à elle, alors que ce n'était pas le cas, justement. Bien s˚r, Gr‚ce désirait qu'il se rétablisse, mais seulement... elle réalisa brusquement, et pour la première fois, qu'elle ne le voulait peut-être pas.

Le tenait-elle pour responsable de l'accident? Non, c'était idiot. Voulait-

elle qu'il reste lui aussi infirme à vie ? Pourquoi aurait-il d˚ se rétablir et pas elle? C'était injuste. Arrête, arrête... Ces idées folles, délirantes, c'était à cause de sa mère, et Gr‚ce refusait de les laisser envahir son cerveau.

Elle redoubla d'efforts dans ses exercices, jusqu'à sentir la sueur dégouliner sur sa nuque. Elle souleva son moignon en l'air, une-deux, une-deux, sentant ses muscles tirer à la fesse droite et dans la cuisse. Elle n'hésitait plus à regarder sa jambe, à présent, et acceptait de la reconnaître pour sienne. La cicatrice était nette - plus de ce rosé

enflammé et irritant. Ses muscles revenaient super-bien, au point qu'elle commençait à se sentir à l'étroit dans le manchon de la prothèse. Elle entendit Annie raccrocher.

177

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Gr‚ce, tu as fini? Je fais un tour... Gr‚ce ne répondit pas.

- Gr‚ce!

- quoi encore?

Elle devinait la réaction de sa mère - son expression contrariée cédant à

la résignation. Elle l'entendit soupirer et retourner dans la triste salle à manger - salle à manger qu'en priorité absolue, bien s˚r, Annie avait transformée pour en faire son bureau.

15

o 4 n

I

Tour ce que Tom avait promis, c'était d'aller voir le cheval. C'était bien le moins, après le mal qu'elle s'était donné. Mais il y avait mis la condition qu'il serait seul. Il ne voulait pas qu'elle regarde dans son dos, qu'elle lui mette la pression. Elle avait le chic pour ça. En échange, il avait promis de passer ensuite chez elle pour lui délivrer son verdict.

Il connaissait bien l'adresse des Petersen à la sortie de Choteau, là o˘

Pilgrim avait été mis en pension. C'étaient de braves gens, mais si la bête était dans l'état o˘ il l'avait vue la dernière fois, ils ne pourraient pas la garder longtemps.

Le vieux Petersen avait la trogne d'un hors-la-loi - une barbe poivre et sel de trois jours et des dents noires comme le tabac qu'il chiquait à

longueur de journée. Il les découvrit dans un sourire farceur, lorsque Tom gara la Chevy.

- Comme on disait dans le bon vieux temps : Śi tu cherches la bagarre, t'es à la bonne adresse. ª Dame, il m'a presque tué, l'autre soir... Et depuis, Ta pas arrêté de botter et beugler comme un perdu.

Il conduisit Tom par un chemin creux et bourbeux qui longeait des carcasses rouillées de voitures, jusqu'à une vieille grange flanquée de stalles. Les autres bêtes avaient été l‚chées dans le pré. Tom l'entendit bien avant d'être sur place.

- La porte date de l'été dernier, dit Petersen. 'l'aurait déjà

179

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux défoncé, l'ancienne, à c't heure... La petite dame dit qu' tu vas lui arranger ça...

- Elle a dit ça?

- S˚r qu'elle l'a dit. Et moi, mon gars, j' te conseille de demander à

Bill Larson de prendre tes mesures...

Sur ce, il explosa de rire et lui donna une bonne claque dans le dos. Bill Larson était l'entrepreneur des pompes funèbres locales.

Le cheval était dans un plus piètre état encore que la dernière fois. Son antérieur était si amoché que c'était à se demander comment il arrivait même à se tenir debout - sans parler de ruer.

- C'a d˚ être une belle bête, dit Petersen.

- Je pense bien.

Tom fit demi-tour. Il en avait assez vu.

Sur la route de Choteau, il regarda le bout de papier o˘ Annie avait noté

son adresse. Lorsqu'il se gara devant la maison, les carillons de l'église jouaient un air qu'il n'avait plus entendu depuis ses jeunes années, les jours de catéchisme. Il monta sur le perron et frappa à la porte.

Le visage qu'il aperçut quand on lui ouvrit le laissa pantois. Ce n'était pas tant qu'il se f˚t attendu à voir la mère, que la franche hostilité

émanant de ce visage enfantin semé de taches de son. Il se rappela la photo qu'Annie lui avait envoyée. Une gamine heureuse sur son cheval. Le contraste était saisissant. Il sourit.

- Gr‚ce, je suppose...

Elle ne lui rendit pas son sourire, mais s'effaça pour le laisser passer.

Il ôta son chapeau et attendit qu'elle e˚t refermé la porte. Il entendait Annie parler dans une pièce donnant sur le couloir.

- Elle est au téléphone. Vous pouvez attendre ici. Elle le précéda dans un austère living en L. Tom baissa les

yeux sur la jambe et la canne, et s'ordonna mentalement de ne plus y penser. La pièce était sinistre et sentait le moisi. Il y avait là deux vieux fauteuils, un divan affaissé, et une télé-180

L'homme gui murmurait à l'oreille des chevaux vision o˘ passait un vieux film en noir et blanc. Gr‚ce alla se planter devant le poste.

Tom se percha sur l'accoudoir d'un fauteuil. La porte du couloir était à

demi ouverte, et il aperçut un fax, l'écran d'un ordinateur et un fouillis de fils électriques. Tout ce qu'il vit d'Annie, c'était une jambe croisée et une botte qui battait la mesure avec fébrilité. Elle avait l'air joliment énervé.

- quoi? Il a dit quoi? Pas possible. Lucy... Lucy, je m'en fous. «a n'a rien à voir avec Crawford. C'est moi la rédactrice en chef, et c'est cette couverture qui passera...

Tom vit Gr‚ce lever les yeux au plafond et se demanda si c'était à son intention. Sur l'écran, une actrice dont il n'avait jamais réussi à retenir le nom se tramait aux genoux de James Cagney en le suppliant de ne pas s'en aller. «a durait depuis un moment, et Tom ne voyait pas o˘ était le problème.

- Gr‚ce, si tu offrais un café à M. Booker? lança Annie depuis la pièce à

côté. J'en prendrai aussi...

Elle retourna à sa conversation. quant à Gr‚ce, elle éteignit la télévision et se leva, manifestement exaspérée.

- Je n'ai besoin de rien, dit Tom. 5

- Il est chaud.

Elle le toisait comme s'il avait dit une grossièreté.

- En ce cas, merci. Mais continuez à regarder votre film,! j'irai me servir.

- Je l'ai déjà vu. C'est chiant.

Elle ramassa sa canne et s'éloigna dans la cuisine. Tom la suivit avec un temps de retard. Elle l'accueillit d'un regard noir et fit plus de bruit que nécessaire avec les tasses. Il gagna la fenêtre.

- Votre mère... qu'est-ce qu'elle fait?

- quoi?

- Votre mère... dans quelle branche est-elle? 4

- Elle dirige un journal.

' Elle lui tendit une tasse.

- Lait, sucre?

'

f

- Non, merci. «a doit être stressant, comme boulot... f 181

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Gr‚ce partit d'un petit rire. Tom fut frappé de son amertume.

- «a, vous pouvez le dire.

Il y eut un silence gêné. Gr‚ce se détourna. Mais alors qu'elle était sur le point de remplir une nouvelle tasse, elle marqua une pause et le regarda dans les yeux. Elle était si tendue que l'on pouvait voir le café trembler à la surface du récipient en verre. Il était clair qu'elle avait une déclaration importante à lui faire.

- Au cas o˘ elle ne vous l'aurait pas dit, je vous signale que je ne veux rien savoir, vu?

Tom acquiesça lentement et attendit la suite. Maintenant qu'elle lui avait craché les mots à la figure, elle semblait un peu déconcertée par son absence de réaction. Elle versa le café, mais si brusquement que des gouttes se répandirent à côté. Puis elle reposa sèchement la cafetière.

- Tout ça, c'est son idée, dit-elle. Je pense que c'est complètement con.

On aurait d˚ se débarrasser de lui.

Et elle s'en alla d'un pas d'éléphant, sans un regard en arrière. Tom suivit sa sortie puis reporta son attention sur la courette à l'abandon. Un chat dévorait quelque chose de coriace près d'une poubelle renversée.

Il était venu dans l'intention de dire à la mère, une bonne fois pour toutes, que le cas de son cheval était désespéré. Ce serait dur, après un aussi long voyage. Il y avait beaucoup réfléchi depuis la visite d'Annie au ranch. Pour être précis, il avait beaucoup réfléchi à Annie et à son regard triste. Il en était venu à se dire que s'il prenait le cheval en charge, cela pourrait au moins aider cette femme, à défaut de l'animal. Non. Il ne faisait jamais cela. C'était une mauvaise raison.

- Excusez-moi, c'était important.

Il se retourna. Annie portait une vaste chemise en jean et ses cheveux, lissés en arrière, étaient encore humides de la douche. Cela lui donnait un côté garçon manqué.

- «a ne fait rien.

Elle alla remplir de nouveau sa tasse, puis s'approcha de lui avec la cafetière et le resservit sans lui demander son avis.

182

T

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Vous l'avez vu?

- Oui. J'en viens...

Elle reposa la cafetière, sans se détourner. Elle sentait bon le savon, le shampooing, un truc de luxe.

- Et...?

Tom ne savait toujours pas comment il allait s'y prendre pour lui balancer la chose, même maintenant qu'il avait commencé à parler.

- Ma foi, c'est un miracle qu'il soit encore en vie... Dans le silence qui suivit, il perçut une petite flamme dans

ses yeux. Puis, par-dessus son épaule, il vit Gr‚ce dans l'embrasure de la porte, qui essayait de jouer celle qui s'en fichait complètement, avec une terrible maladresse. Cette fillette, c'était comme le dernier tableau d'un triptyque. Tout s'éclairait. Ces trois-là - la mère, la fille, le cheval -

étaient inextricablement liés dans le malheur. Et si, en aidant le cheval, il aidait les deux autres ? quel mal y avait-il ? Et franchement, comment pouvait-il se désintéresser de tant de souffrance ?

Il s'entendit dire :

- Il y a peut-être quelque chose à tenter. Le soulagement illumina le visage d'Annie.

- Une minute, madame, s'il vous plaît... J'ai dit : peut-être. Avant d'aller plus loin, j'ai besoin de savoir quelque chose. C'est une question qui concerne Gr‚ce.

Il vit l'enfant se crisper.

- Vois-tu, quand je m'occupe d'un cheval, ce n'est pas seulement moi qui travaille. Non. Le cavalier doit s'impliquer aussi. Alors, voUà ma proposition : je ne sais pas si je peux faire grand-chose pour ce vieux Pilgrim, mais si tu veux bien m'aider, je suis partant...

Gr‚ce fit encore entendre son petit rire amer et regarda ailleurs, comme si elle se demandait comment on pouvait lui faire une offre aussi bête. Annie fixa le sol.

- Tu es contre, Gr‚ce? reprit Tom.

Le regard qu'elle lui lança était indiscutablement de mépris, mais ce fut d'une voix chevrotante qu'elle déclara :

183

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- «a ne se voit pas? Tom médita un moment.

- Non. Je ne trouve pas. En tout cas, tu as le marché en main. Merci pour le café.

Il reposa sa tasse et gagna la porte. Annie se tourna vers Gr‚ce, qui s'éclipsait dans le living. Puis elle courut après lui et le rattrapa dans le vestibule.

- qu'est-ce qu'elle devrait faire?

- Simplement être là, donner un coup de main, participer.

Une petite voix lui souffla de ne pas mentionner ´ monter à cheval ª. Il mit son chapeau et ouvrit la porte. Le regard de cette femme était désespéré.

- Il fait froid chez vous. Vous devriez mettre du chauffage. Il était sur le point de descendre les marches lorsque Gr‚ce apparut sur le seuil du living. Elle ne le regarda pas, mais marmonna quelque chose. Si bas qu'il n'y comprit rien.

- Pardon, Gr‚ce...?

Elle se dandina, mal à l'aise, les yeux ailleurs.

- J'ai dit : d'accord. Je viendrai.

Sur ce, elle fit volte-face et disparut dans la maison.

Diane, qui avait fait cuire la dinde, la découpait comme si elle avait quelque chose à lui reprocher. L'un des jumeaux qui tentait de rafler un morceau écopa d'une gifle sur la main. Il était censé faire la navette des assiettes entre le buffet et la table, o˘ tout le monde attendait.

- Et les yearlings ? dit-elle. Je croyais que tu avais plaqué les consultations pour t'occuper de tes chevaux.

- Rien ne presse, répondit Tom.

Il ne comprenait pas pourquoi Diane était si irritée.

- Pour qui se prend-eUe, à débarquer sans crier gare... ? Elle en a du culot... Oust!

Cette fois, elle manqua son coup, et l'enfant repartit avec son larcin.

Diane brandit le couteau à découper.

- La prochaine fois... compris? Frank, tu ne trouves pas qu'elle a du culot?

184

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- J'en sais rien. ¿ mon avis, ça regarde Tom. Craig, tu fais passer le maÔs, s'il te plaît?

Diane prépara la dernière assiette - la sienne - et revint prendre place à

la table. Tout le monde fit silence pendant que Frank prononçait le bénédicité.

- De toute façon, reprit Tom, Joe pourra m'épauler avec les yearlings. Pas vrai, Joe?

- Tu penses!

- Pas tant qu'il aura école..., trancha Diane.

Tom et Joe échangèrent un regard. Pendant un moment, plus personne ne parla et l'on fit circuler le plat de légumes et la sauce aux airelles. Tom espérait que la discussion était close, mais Diane était comme un chien après un os.

- Elles s'attendent, j'imagine, à être nourries, si elles passent toute leur journée ici...

- Je ne crois pas, non...

- quoi? Tu les vois faire soixante kilomètres jusqu'à Cho-teau pour prendre le café?

- Thé, dit Frank.

Diane lui lança un coup d'oil mauvais.

- Hein... ?

- Thé. Elle est anglaise. Elle boit du thé. Voyons, Diane, fiche-lui la paix...

- Elle est drôle, la jambe de la fille, intervint Scott la bouche pleine.

- Drôle! lança Joe. T'es bizarre, toi...

- Non, je veux dire... c'est une jambe en bois ou...

- Mange, Scott! dit Frank.

Le repas se poursuivit en silence. Tom sentait la mauvaise humeur de Diane planer au-dessus d'elle comme un nuage. C'était une femme grande et pleine d'énergie, qui s'était endurci le corps et l'‚me au contact de ce pays.

Pourtant, depuis qu'elle avait franchi le cap de la quarantaine, il émanait d'eue comme un parfum d'occasion manquée. Elle avait grandi dans une ferme non loin de Gré‚t Falls, o˘ Tom l'avait rencontrée. Ils étaient sortis quelquefois ensemble,

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mais il ne lui avait pas caché qu'il n'était pas m˚r pour se caser, et d'ailleurs il était si rarement présent que leur histoire avait tourné

court. ¿ défaut du grand frère, Diane avait alors épousé le cadet. Tom avait une grande tendresse pour elle, quoiqu'il la trouv‚t un brin trop mère-poule, surtout depuis que sa propre mère était partie vivre à Gré‚t Falls. Par moments, il redoutait qu'elle lui prêt‚t plus d'attention qu'à

Frank. Ce dernier, toutefois, semblait ne se douter de rien.

- quand comptes-tu procéder au marquage? demanda-t-il à son frère.

- Dans deux semaines. S'il fait beau.

Dans nombre de ranches, le marquage avait lieu plus tard, mais Frank préférait procéder en avril, car les enfants aimaient participer et les veaux étaient alors assez petits pour eux. C'était toujours un grand événement. Les amis venaient apporter leur aide et Diane préparait un grand festin o˘ tout le monde était invité. C'était une tradition que le père de Tom avait instaurée et que Frank perpétuait parmi bien d'autres. Par exemple, le fait qu'une bonne part du travail continuait à être effectuée à

cheval, alors qu'ailleurs on utilisait des véhicules. Réunir un troupeau à

moto, ce n'était quand même pas pareil...

Tom et Frank avaient toujours partagé la même vision de ces choses. Ils n'avaient jamais été en désaccord sur les problèmes de gestion, ni sur d'autres points. En partie parce que Tom considérait le ranch davantage comme la propriété de Frank que la sienne. C'était Frank qui était resté

sur place pendant toutes les années o˘ il donnait ses stages. Et Frank était meilleur homme d'affaires et plus féru d'élevage qu'il ne le serait jamais. Les deux frères s'entendaient parfaitement et Frank était sincèrement enthousiaste à l'idée que Tom prît un peu de repos, car cela signifiait qu'il serait plus souvent à la maison. Si le bétail était surtout le domaine de Frank, et les chevaux celui de Tom, ils échangeaient leurs points de vue et s'entraidaient quand l'occasion s'en présentait.

L'année d'avant, Frank avait supervisé l'aménagement d'une arène et 186

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'une piscine d'entraînement pour les chevaux que Tom avait dessinées.

Soudain, Tom eut conscience que l'un des jumeaux lui posait une question.

- Pardon... qu'est-ce que tu as dit?

- Elle est célèbre? répéta Scott.

- qui, Seigneur? glapit Diane.

- La femme de New York.

Diane ne donna pas à Tom l'occasion de répondre.

- Tu la connais... Non? Alors, c'est qu'elle n'est pas célèbre... Mange !

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Au nord, Choteau était défendu par un dinosaure de trente-cinq mètres de haut. Si les érudits reconnaissaient en lui un albertasaurus, aux yeux du profane il avait tout simplement l'air d'un vulgaire tyrannosaure. Le reptile montait la garde sur le parking du musée, et c'était la première chose que l'on apercevait dès qu'on avait dépassé le panneau annonçant : ´

Bienvenue à Choteau - son accueil, son site exceptionnel. ª Peut-être conscient de ce qu'une telle vision pouvait avoir de réfrigérant, l'artiste avait imprimé un petit sourire entendu aux crocs en couteau à viande. Le résultat était inquiétant : on ne savait pas s'il voulait vous lécher ou vous dévorer tout cru.

Il y avait désormais deux semaines qu'Annie croisait quatre fois par jour ce regard reptilien. Elle prenait la route du ranch à midi, après une matinée que Gr‚ce avait consacrée à ses devoirs ou à une séance exténuante chez la kinésithérapeute. Une fois la petite déposée au ranch, elle revenait à la maison, se jetait sur le téléphone et le fax, et repartait vers dix-huit heures.

Le trajet durait environ quarante minutes, et c'était un vrai plaisir, surtout le soir, depuis le redoux. Voilà cinq jours que le ciel était dégagé - et elle n'avait jamais imaginé qu'un ciel p˚t être aussi vaste et aussi bleu. Après s'être énervée tout l'après-midi au téléphone, conduire dans cette

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux contrée, c'était comme s'immerger dans une immense piscine balsamique.

Son itinéraire formait un L et, sur les premiers trente kilomètres, Annie était souvent seule sur la route. ¿ sa droite, la prairie s'étirait à

l'infini, et tandis qu'à sa gauche le soleil décrivait un arc au-dessus des Rocheuses, l'herbe jaunie de l'hiver prenait des tons d'or p‚le.

Elle tourna sur le chemin caillouteux qui continuait en ligne droite sur une vingtaine de kilomètres jusqu'au ranch borné par le front montagneux.

La Lariat laissait dans son sillage un nuage de poussière qui dérivait lentement sous la brise. Des courlis qui se pavanaient sur la route se fondirent au dernier moment dans les herbages. Annie inclina le pare-soleil et se sentit gagnée par l'allégresse.

Ces derniers jours, elle s'était mise à venir un peu plus tôt au ranch pour voir Tom Booker à l'ouvre. Non que le travail avec Pilgrim e˚t réellement commencé. Pour l'instant, il s'agissait surtout de fortifier son épaule blessée par la natation. Le cheval accomplissait ses tours de bassin avec le regard de qui a des crocodiles aux trousses. Il occupait une stalle à

côté de la piscine, et pour le moment Tom n'avait de contact étroit avec lui que lorsqu'il entrait ou sortait de l'eau. Ce qui présentait déjà un certain danger.

La veille, avec Gr‚ce, Annie l'avait regardé tirer Pilgrim du bassin. Comme l'animal refusait de sortir, redoutant un piège, Tom était descendu sur le plan incliné, pour finir par avoir de l'eau à la taille. Pilgrim s'était déchaîné autour de lui, allant même jusqu'à se cabrer. Mais Tom, trempé, était resté imperturbable. Annie trouvait miraculeuse cette façon qu'il avait de flirter avec la mort. Comment pouvait-on calculer des marges aussi étroites? Pilgrim, apparemment dégo˚té par cette audace, était bientôt sorti d'un pas titubant pour se laisser reconduire dans la stalle.

Tom revint se camper devant ses spectatrices et s'égoutta devant elles. Il ôta son chapeau et le vida jusqu'à la dernière goutte. Comme Gr‚ce éclatait de rire, il la gratifia d'un coup

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'oil désabusé - qui la fit rire de plus belle - puis se tourna vers Annie et hocha la tête.

- Elle n'a pas de cour, votre fille. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que, la prochaine fois, c'est son tour...

Le rire de Gr‚ce, Annie l'entendait toujours. Sur la route de Choteau, la petite lui avait rapporté comment ils s'y étaient pris avec Pilgrim et les questions que Tom lui avait posées. Elle lui avait parlé aussi de Bronty et son poulain, de Frank, Diane et des garçons - des jumeaux qui étaient casse-pieds et de Joe qui était gentil. C'était la première fois qu'elle s'exprimait librement depuis qu'elle avait quitté New York, et Annie s'était appliquée à faire comme si de rien n'était. «a n'avait pas duré.

¿ la hauteur du dinosaure, Gr‚ce s'était tue, comme si elle venait de se rappeler qu'elle était censée faire la tête à sa mère. Au moins, c'était un début.

Les pneus de la Lariat crissèrent sur le gravier lorsqu'elle franchit la crête pour descendre dans la vallée, sous le double ´ D ª gravé dans le bois qui signalait l'entrée du ranch. Des chevaux s'ébattaient dans un grand enclos. En se rapprochant, Annie aperçut Tom qui chevauchait au milieu de la bande. Il tenait au bout d'une perche un drapeau orange, qu'il agitait devant eux pour les faire fuir. Il y avait là peut-être une dizaine de jeunes chevaux, qui restaient toujours en groupe. Un seul se démarquait du lot - Pilgrim.

Penchée à la barrière, Gr‚ce suivait la scène en compagnie de Joe et des jumeaux. Annie s'approcha en flattant les chiens qui n'aboyaient plus à son arrivée. Joe lui adressa un sourire et la salua.

- que se passe-t-il?

- Oh, il leur donne une leçon d'orientation...

Annie se pencha à son tour à la barrière et regarda : les poulains détalaient en zigzag d'un bout à l'autre de l'arène, laissant des ombres allongées dans leur sillage et soulevant des nuages ambrés qui piégeaient le soleil rasant. Tom lançait Rimrock à leurs trousses, reculant ou s'écartant pour les intercepter ou ouvrir la voie. Annie l'avait déjà vu monter cet

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animal. Le cheval aux guêtres blanches exécutait des pas compliqués sans donner l'impression d'obéir à des instructions, comme guidé par la pensée de son cavalier. L'homme et sa monture semblaient ne faire qu'un. Annie trouvait le spectacle fascinant. Comme il passait devant elle, il effleura son feutre et lui sourit.

- Bonjour, Annie.

C'était la première fois qu'il ne l'appelait ni ´ madame ª ni ´ Mme Graves ª et l'entendre prononcer son prénom à l'improviste lui fit plaisir et lui donna l'impression d'être acceptée. Elle le regarda se diriger vers Pilgrim qui s'était arrêté comme les autres au fond de l'enceinte. Le cheval se tenait à l'écart et c'était le seul qui transpirait. Ses cicatrices à la face et au poitrail ressortaient au soleil et il rejetait la tête en ren

‚clant. Il semblait aussi troublé par ses congénères que par Tom.

- Vous voyez, Annie, j'essaye de lui apprendre à redevenir un cheval. Les autres savent déjà... vous voyez? Voilà comment ils se comportent en troupeau dans la nature. quand ils ont un problème, comme maintenant, ils se regardent entre eux. Mais notre vieux Pilgrim, il a tout oublié. Il croit qu'il n'a plus un ami au monde. L‚chez-les dans la montagne, ces jeunes sauront se débrouiller. Notre Pilgrim, lui, se ferait massacrer. Ce n'est pas qu'il refuse de se faire des amis, mais il ne sait pas comment s'y prendre...

Lançant Rimrock sur le troupeau, il leva vivement son drapeau qui claqua en l'air. Les yearlings s'échappèrent tous ensemble sur la droite et cette fois, au lieu de s'enfuir sur la gauche, Pilgrim les suivit. Dès qu'il fut loin de Tom, cependant, il s'isola de nouveau pour s'arrêter dans son coin.

Tom sourit.

- «a va venir.

Le soleil avait disparu depuis longtemps lorsque Pilgrim réintégra sa stalle. Il faisait froid. Diane appela les garçons à dîner et Gr‚ce les suivit pour reprendre son manteau. Tom et Annie marchèrent ensemble jusqu'à

la voiture, et elle réalisa

191

J

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux soudain avec acuité qu'ils étaient seuls tous les deux. Personne ne parlait plus. Une chouette la survola en direction de la rivière, et elle la regarda se fondre dans la masse noire des peupliers. Consciente d'être observée, elle se retourna. Tom lui souriait sereinement, sans aucune gêne, et son regard n'était plus celui d'un étranger mais d'un ami de longue date. Annie réussit à lui sourire aussi et vit avec soulagement Gr‚ce sortir de la maison.

- Demain, c'est jour de marquage. Si vous voulez nous donner un coup de main...

Annie partit d'un petit rire.

- ¿ part vous embêter, je ne vois pas ce qu'on pourrait faire... !

Il haussa les épaules.

- Du moment que vous ne vous mettez pas devant le fer à marquer, aucune importance... et de toute façon, c'est un joli tatouage. «a vous fera de beaux souvenirs, quand vous serez rentrées à la ville.

Annie se tourna vers Gr‚ce et vit qu'elle était enthousiaste, même si elle ne voulait pas le montrer.

- D'accord, dit-elle. Pourquoi pas?

Il leur signala que la journée commençait à neuf heures du matin, mais qu'elles pouvaient venir quand il leur plairait. Puis il leur dit bonsoir.

Gomme elle engageait la voiture sur la piste, Annie constata dans le rétroviseur qu'il était toujours là, et qu'il les regardait.

17

LES frères Booker remontaient la prairie, chacun par un côté. L'idée était de rabattre les traînards, mais les vaches n'avaient aucun besoin d'être encouragées. Elles pouvaient voir la vieille Chevy garée au fond du pré, là

o˘ le véhicule se trouvait toujours à l'heure de la distribution de la nourriture, et elles entendaient Frank et les jumeaux qui, à l'arrière de la camionnette, braillaient et menaient grand tapage avec le sac de boulettes pour les attirer. Le troupeau mugissant déboulait des hauteurs, les veaux suivant tant bien que mal en beuglant aussi, de crainte d'être laissés à la traîne.

Si le père de Tom avait pratiqué l'élevage des herefords, Frank s'était lancé depuis quelques années dans un croisement de black angus et d'herefords. Les angus étaient de bonnes mères et supportaient mieux le climat, car leurs pis étaient noirs et non rosés, ce qui leur évitait d'être br˚lées par la réverbération du soleil sur la neige. Tom suivit la cavalcade des yeux, puis guida Rimrock vers la gauche et se glissa dans le lit ombragé de la rivière.

De la vapeur s'élevait des eaux au contact de l'air chaud, et une poule d'eau s'envola à tire-d'aile devant lui, si vite que ses ailes ardoise écumèrent la surface. ¿ cette distance, les mugissements du bétail ne lui parvenaient plus qu'en sourdine, et il n'entendait ici que le doux flic-flac des sabots, tandis qu'il remontait vers le sommet de la colline.

Parfois, dans

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ces parages, un veau s'empêtrait dans les fourrés épais. Mais ce ne fut pas le cas ce jour-là, et Tom fit remonter sa monture sur la berge, avant de la lancer au galop en plein soleil vers la ligne de crête. Là, il s'arrêta.

Sur le versant de la vallée, il aperçut Joe, monté sur son poney pie brun et blanc. L'enfant le salua de la main, et il lui fit signe à son tour. En contrebas, une marée de bêtes affluait sur la Chevy, se répandant autour de la carrosserie, de sorte que, de loin, on aurait dit un bateau pris dans un bouillonnement noir. Les jumeaux jetaient les boulettes pour retenir les bêtes, tandis que Frank reprenait son volant en escaladant la banquette.

Puis le véhicule repartit au ralenti. Le troupeau app‚té se rua à sa suite.

De la crête, la vue portait directement tout au bas de la vallée, sur le ranch et les corrals o˘ le cheptel était à présent conduit. Et tandis qu'il suivait la scène, Tom comprit brusquement ce qu'il avait guetté toute la matinée. La voiture d'Annie avançait sur la piste, laissant au ras du sol un sillage de poussière grise. Gomme le véhicule décrivait une courbe devant la maison, le soleil ricocha sur le pare-brise.

Plus d'un kilomètre le séparait des deux personnages qui sortirent de l'habitacle, minuscules et indistincts. Mais Tom discernait les traits d'Annie comme si elle avait été devant lui. Il la voyait comme hier, lorsqu'elle avait regardé la chouette avant de deviner qu'elle était observée. Il l'avait vue si désemparée, si belle, qu'il aurait voulu la prendre dans ses bras. C'est la femme d'un autre, s'était-il dit, tandis que les feux arrière de la Lariat se fondaient dans la nuit. Mais il n'avait cessé de penser à elle. D'un léger coup de talons, il invita Rimrock à repartir et descendit le pré à la suite du troupeau.

Un nuage de poussière flottait au-dessus du corral qui sentait la chair roussie. Séparés de leurs mères qui ne cessaient de mugir, les veaux étaient entraînés à travers une succession d'enclos jusqu'à un étroit tunnel d'o˘ il n'y avait plus de retour en arrière possible. Débouchant de là, un par un, ils

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux étaient immobilisés par une pince et couchés sur un plateau o˘ quatre paires de mains passaient aussitôt à l'action. Avant d'avoir compris ce qui lui arrivait, le veau était marqué -piq˚re de guêpe dans une oreille, pastille de croissance dans l'autre - puis une br˚lure au fer chaud au derrière. Sur ce, la table basculait de nouveau à la verticale, la pince se desserrait - il était libre. Encore tout étourdi, il repartait alors d'un pas chancelant pour aller se consoler sous la mamelle de sa mère.

Tout cela se déroulait sous l'oil indolent et d'une royale indifférence des pères, cinq énormes taureaux qui ruminaient dans un enclos voisin. Annie, de son côté, contemplait la scène avec un sentiment proche de l'horreur. Et elle sentait que Gr‚ce était comme elle. Les veaux s'égosillaient comme des perdus et prenaient des revanches dérisoires en déféquant sur leurs agresseurs et en bottant les tibias sans défense. Des voisins étaient venus avec leurs enfants qui s'exerçaient à ligoter et maîtriser les veaux les plus petits. En suivant le regard de Gr‚ce, Annie comprit quelle terrible erreur elle avait commise en venant. C'était tellement physique, tout cela, que le handicap de sa fille n'en était que plus patent.

Comme s'il avait lu dans sa pensée, Tom se déplaça et eut tôt fait de lui trouver un emploi. Il la mit au travail dans un couloir d'accès au tunnel, en tandem avec une grande brute joviale affublée de lunettes de soleil à

verres réfléchissants et d'un tee-shirt proclamant : Cereal KÔller. L'homme se présenta sous le nom de Hank et lui infligea une poignée de main à lui broyer les phalanges. Il déclara venir du ranch voisin.

- Notre aimable psychopathe de voisin, dit Tom.

- Ne vous en faites pas, protesta Hank. J'ai déjà déjeuné ! Au moment de se mettre au travail, Annie vit Tom

s'approcher de Gr‚ce, la prendre par les épaules et l'entraîner - o˘ cela ?

Elle n'eut pas le temps de le voir, car un veau lui marcha sur le pied puis lui défonça le genou. Elle glapit de douleur, ce qui fit rire Hank qui lui montra comment pousser les bêtes dans le tunnel sans prendre trop de coups ou se faire

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux souiller. C'était un dur labeur, qui exigeait toute sa concentration mais, gr‚ce aux plaisanteries de Hank et au chaud soleil de printemps, elle commença à se détendre.

Plus tard, elle put constater que Tom avait emmené Gr‚ce en première ligne pour lui apprendre à manier le fer à marquer. Au début, la petite garda les yeux fermés. Il l'amena pourtant à se concentrer sur la technique, au point que toute sensiblerie l'abandonna.

- Inutile d'appuyer..., disait Tom. (Il se tenait derrière Gr‚ce et guidait ses avant-bras.) Couche-le légèrement-Dès flammes brasillèrent lorsque la pointe rougie au feu entra en contact avec le cuir du veau.

- C'est cela, avec tact et fermeté. Il déguste, mais bientôt il n'y pensera plus. Fais-le rouler un peu. Bien. Maintenant, soulève... Gr‚ce, ton marquage est parfait. Le meilleur double D de la journée.

Les bravos fusèrent. L'enfant avait les joues rouges et les yeux brillants.

Elle rit et salua l'assistance d'une courbette. Tom aperçut Annie et la désigna du doigt.

- Et maintenant, à vous...

En fin d'après-midi, tous les veaux avaient été marqués, à l'exception des plus petits, et Frank annonça qu'il était l'heure de passer à table. Chacun se dirigea vers la maison, les enfants courant en tête avec des cris de sauvage. Annie chercha Gr‚ce du regard. On ne les avait pas invitées et elle sentait que le moment était venu de partir. Elle finit par apercevoir sa fille qui marchait un peu plus loin en compagnie de Joe. La petite se retourna en entendant qu'on l'appelait par son nom.

- On s'en va...

ª - quoi...? Pourquoi?

4 - Oui, pourquoi? Rien ne vous y oblige.

n C'était Tom, qui venait de la rattraper à la hauteur de l'enclos à taureaux. Ils ne s'étaient pratiquement pas parlé de la journée. Annie haussa les épaules.

- Eh bien... il se fait tard, vous savez... i 196

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je sais. Vous devez rentrer nourrir votre fax et donner tout un tas de coups de téléphone... pas vrai?

Il avait le soleil derrière lui et, la tête sur l'épaule, Annie lui lança un regard de biais. Elle n'était pas habituée à se faire taquiner par la gent masculine. Ce n'était pas désagréable.

- Mais voyez-vous, nous avons une tradition ici. L'auteur du meilleur marquage doit faire un discours à la fin du repas.

- quoi? s'exclama Gr‚ce.

- Parfaitement. Ou s'enfiler dix pintes de bière. Alors, je te conseille d'aller te préparer.

La fillette se tourna vers Joe, pour s'assurer qu'il s'agissait d'une plaisanterie. Tom désigna la maison, sérieux comme un pape.

- Joe, montre-lui le chemin.., j Joe s'exécuta, en t‚chant de garder son sérieux. '

- Si vous croyez que nous sommes invitées..., dit Annie^

- Vous l'êtes.

- Merci.

- Pas de quoi.

Ils échangèrent un sourire. Dans le silence qui suivit, ils n'entendirent plus que le meuglement du bétail. Un mugissement plus doux, depuis que la frénésie de la journée était passée. Ce fut Annie qui éprouva la première le besoin de parler. Elle regarda les taureaux qui paressaient sous les derniers rayons du soleil.

- qui voudrait être une vache, quand on peut traînasser toute la journée comme ces fainéants? dit-elle.

- Eh oui. Ils passent tout l'été à faire l'amour et l'hiver à se prélasser et à se gaver. (Il observa une pause, pensif.) D'un autre côté, rares sont ceux qui bénéficient de ce traitement de faveur. Un jeune taureau a 90 pour cent de chances de finir d'abord castré puis servi en hamburger. quitte à

choisir, je préfère être une vache...

Us s'installèrent à une longue table ornée d'une nappe blanche amidonnée o˘

trônaient des jambons glacés, de la

197

L'homme qui murmurait à l'oreÔlk des chevaux

dinde et des plats fumants de maÔs, de haricots et de patates douces. Si la pièce o˘ ils se trouvaient était visiblement le living, Annie avait plutôt l'impression d'un vaste vestibule séparant les deux ailes de la maison. Le plafond était haut ; le sol et les murs en bois foncé. Il y avait là des tableaux représentant des Indiens chassant le bison et de vieilles photos sépia d'hommes à longues moustaches et de femmes aux visages sévères très simplement vêtues. Sur un côté, un escalier s'enroulait jusqu'à une vaste mezzanine qui surplombait la salle sous la protection d'une rambarde.

Annie s'était sentie un peu gênée en réalisant que, pendant le marquage, la plupart des femmes étaient restées à l'intérieur pour faire la cuisine.

Mais personne ne parut s'en formaliser. Diane, qui jusqu'à ce jour ne s'était pas montrée particulièrement amicale, la mit à l'aise, s'offrant même à lui prêter des vêtements. Mais voyant que les hommes avaient gardé

leur tenue de travail, elle refusa poliment.

Les enfants, installés en bout de table, faisaient un tel raffut que les adultes devaient hausser le ton pour s'entendre. ¿ tout instant, Diane leur braillait de mettre la sourdine, mais sans grand succès, de sorte que, mené

par Frank et Hank, le tumulte fut bientôt général. Gr‚ce était assise auprès de Joe. Annie l'entendait parler d'une amie de New York qui s'était fait soutirer sa paire de Nike neuves dans le métro. Joe semblait ne pas en croire ses oreilles.

Tom était assis entre sa mère et sa sour Rosie. Les deux femmes avaient fait le voyage de Gré‚t Falls avec les filles de Rosie, ‚gées de cinq et six ans. Ellen Booker était une femme distinguée, à la silhouette frêle, aux cheveux d'un blanc immaculé et aux yeux aussi bleus que ceux de son fils. Elle parlait peu, préférant écouter et observer ce qui se passait autour d'elle avec un sourire indulgent. Annie remarqua que Tom était aux petits soins pour elle et lui parlait avec douceur du ranch et des chevaux.

¿ voir les regards qu'Ellen lui réservait, on voyait qu'il était son enfant préféré.

- Alors, Annie, vous allez écrire un bel article sur nous dans votre magazine? demanda Hank.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Mais bien entendu, Hank. Vous faites la page centrale. Hurlement de rire du bonhomme.

- Hé, Hank! intervint Frank. Tu ferais bien de passer d'abord à la...

comment on dit, déjà: liposuçon?

- Liposuccion, idiot! dit Diane.

- Pas de problème, rugit Hank. Enfin... je demande d'abord à voir qui fait les suçons!

Annie apprit par Frank comment la famille s'était installée dans ce ranch.

Il l'emmena devant les photos et lui expliqua qui étaient ces gens. Annie trouva émouvante cette galerie de portraits solennels. C'était comme si le simple fait de survivre dans cette rude contrée était déjà en soi une belle victoire. Frank était en train de lui parler de son grand-père, lorsque l'attention d'Annie dériva vers la tablée et accrocha le regard de Tom, qui lui sourit.

quand elle revint à table, Joe était en train de parler à Gr‚ce d'une hippie qui vivait dans la montagne. Cette femme avait acheté des mustangs quelques années plus tôt pour les l‚cher dans la nature. Ils s'y étaient reproduits et formaient à présent un beau troupeau en liberté.

- Elle a aussi un tas d'enfants, qui vont sans rien sur le dos. Elle vient de Los Angeles.

- Califomication ! beugla Hank. …clat de rire général.

Plus tard, devant une tarte au potiron et la glace maison à la cerise, Frank dit :

- Tu sais quoi, Tom? Tu devrais demander à nos amies de s'installer dans la petite maison. Tous ces va-et-vient, c'est de la folie...

Annie surprit le regard aigu de Diane à son mari. La question, à

l'évidence, n'avait pas été débattue. Tom regarda Annie.

- Je trouve que c'est une bonne idée, dit-il. (

- C'est très aimable à vous, mais...

- Je connais votre baraque à Choteau, intervint Frank. Elle peut vous tomber sur le cr‚ne du jour au lendemain.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Frank, protesta Diane, la petite maison n'a rien d'un palace... !

D'ailleurs, je suis s˚re qu'Annie tient à garder son intimité.

Avant que l'intéressée ait pu s'exprimer, Frank se pencha par-dessus la table.

- Gr‚ce? qu'en dis-tu?

Gr‚ce se tourna vers sa mère, mais son expression était assez éloquente.

Frank n'en demandait pas davantage. - Voilà qui est réglé, dit-il. Sa femme se leva de table.

- Je vais faire le café, dit-elle.

18

UN quartier de lune couleur d'os moucheté était encore visible dans le ciel p‚lissant lorsque Tom poussa la porte grillagée de la véranda. Il marqua un arrêt pour enfiler ses gants, et sentit le froid sur son visage. Le monde était tout blanc, cassant de givre, et rien ne venait troubler les nuages de son haleine. Les chiens se précipitèrent pour lui faire fête, en se tortillant d'aise. Il les flatta à la tête et, d'un simple signe du menton, les envoya courir vers les corrals. La meute détala en chahutant, griffant sur son passage l'herbe phosphorescente. Relevant le col de sa grosse veste, Tom descendit les marches à leur suite.

Les stores jaunes à l'étage de la petite maison étaient baissés. Ses locataires dormaient encore. La veille, il les avait aidées à s'installer après avoir fait un brin de ménage avec Diane. Sa belle-sour avait à peine desserré les dents de toute la matinée, mais il n'était qu'à voir son menton dardé et sa façon de manier l'aspirateur pour être fixé sur sa façon de penser. Annie devait dormir dans la grande chambre en façade qui donnait sur la rivière. Gr‚ce avait été installée dans l'ancienne chambre de Joe.

- Elles vont rester longtemps? avait demandé Diane, en bordant le grand lit.

Tom était en train de tester le radiateur près de la porte. Il se retourna, mais elle regardait ailleurs.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je l'ignore. «a dépend du cheval...

Diane ne fit aucun commentaire mais, lorsqu'elle remit le lit en place d'un coup de genou, le dosseret cogna contre le mur.

- Si ça t'ennuie, je...

- Pourquoi ça m'ennuierait ? «a ne m'ennuie pas du tout. Elle repartit vers le palier au pas de charge et ramassa par terre une pile de serviettes.

- J'espère seulement qu'elle sait faire la cuisine, c'est tout...

Tom était venu accueillir les invitées et les aider à décharger la voiture.

Il avait constaté avec soulagement qu'elles avaient apporté deux grands cageots de provisions. Le soleil qui entrait par la grande fenêtre, en façade, donnait luminosité et gaieté au living. Annie se répandit en compliments. Elle demanda la permission de pousser la longue table contre la fenêtre pour en faire son bureau et jouir de la vue sur la rivière et les corrals. Ils déplacèrent ensemble le meuble, puis Tom l'aida à apporter les ordinateurs et les fax, ainsi que d'autres gadgets électroniques dont l'usage lui échappait complètement.

Il avait trouvé curieux que le premier souci d'Annie, avant même de défaire ses bagages ou demander à voir sa chambre, f˚t d'installer son bureau. Gr

‚ce, elle, n'avait pas eu l'air de s'en étonner.

La veille au soir, en faisant son tour auprès des chevaux, comme de coutume, il avait remarqué la lumière dans la petite maison et s'était demandé ce qu'elles faisaient, toutes les deux - de quoi elles parlaient.

En voyant la maison découpée sur le clair de lune, il avait pensé à Rachel, à la douleur que ces murs avaient jadis renfermée. La douleur était revenue hanter ces lieux - une douleur plus raffinée, admirablement forgée par une mutuelle culpabilité et utilisée par des ‚mes en peine pour punir les êtres qui leur étaient chers.

Il dépassa les corrals, le givre crissant sous les semelles de ses bottes.

Au bord de l'eau, les branches des peupliers

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux étaient brodées d'argent et, par-dessus leur faîte, le ciel se teintait au levant d'une lueur rosé. Les chiens l'attendaient devant la porte de la grange. Ils avaient beau savoir qu'il ne les laissait jamais entrer, ils essayaient toujours. Cette fois-là encore, il les chassa avant de tirer la porte.

Une heure plus tard, alors que le soleil avait fait déjà fondre de grandes taches sombres sur le toit de la grange vernissée de gel, Tom fit sortir l'un des poulains qu'il avait débourrés une semaine plus tôt et se hissa en selle. Le cheval, comme tous ceux qu'il avait élevés, était souple d'allure et il se dirigea tranquillement sur le chemin qui montait aux prairies.

En passant sous la petite maison, Tom remarqua que les stores de la grande chambre étaient relevés. Plus loin, il aperçut en bordure de route des traces de pas qui finissaient par se perdre parmi les saules, là o˘ la route coupait la rivière à gué. Des pierres permettaient de passer à sec, et il nota, d'après les croisillons d'humidité en surface, que c'était bien ce que le promeneur avait fait.

Le poulain l'aperçut avant lui. Averti par le frémissement de ses oreilles, Tom releva les yeux et vit Annie qui redescendait le pré en courant. Elle portait un pull gris p‚le, des jambières noires, et une paire de tennis dernier cri dont il avait vu la publicité à la télévision. Comme elle ne l'avait pas encore repéré, il arrêta le cheval au bord de la rivière et la regarda s'approcher. Sous le chuchotis de l'eau, il l'entendait respirer.

EUe avait noué ses cheveux en arrière et son visage avait rosi au contact de l'air froid. Elle regardait ses pieds avec une telle concentration que, si le cheval n'avait pas ren‚clé, elle se serait peut-être jetée contre eux. Mais ce léger bruit lui fit relever la tête et elle s'arrêta dans son élan, à dix pas de lui.

- Bonjour!

Tom effleura le bord de son feutre.

- Alors, comme ça vous ´joggezª...

Elle le gratifia d'une petite grimace dédaigneuse.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme gui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je ne jogge pas, monsieur Booker. Je cours.

- Tant mieux. Nos grizzlis ne s'en prennent qu'aux jog-geurs.

Elle ouvrit de grands yeux.

- Des grizzlis? C'est vrai?

- Oh, vous savez, on les nourrit bien-Voyant qu'elle tiquait, il ajouta :

- Je plaisante. Nous avons effectivement des grizzlis, mais ils préfèrent les hauteurs. Vous ne risquez rien.

Il faillit ajouter : à moins de tomber sur un couguar, mais si elle avait entendu parler du fait divers californien, elle aurait pu ne pas trouver cela drôle.

Elle accueillit sa boutade en plissant les yeux puis sourit et se rapprocha, de sorte que son visage se retrouva complètement dans le soleil et qu'elle dut s'abriter les yeux sous sa main en visière. Ses épaules se soulevaient au rythme de sa respiration et de la vapeur montait lentement en volutes de son corps pour se dissiper dans l'atmosphère.

- Vous avez bien dormi chez nous?

- Je ne dors bien nulle part.

- Le chauffage marche? «a fait longtemps que...

- Tout est parfait. C'est vraiment très aimable à vous de nous héberger.

'

- «a fait plaisir de voir cette maison habitée.

- Bon. Eh bien... merci quand même. ! Pendant un moment, personne ne sut quoi dire. Annie

allongea le bras pour caresser le cheval, mais l'animal effarouché se déroba et recula de quelques pas.

- Pardon...

Tom se pencha et flatta la bête.

- Tendez simplement la main. Un peu plus bas, pour qu'il puisse sentir votre odeur.

Le poulain baissa le museau, et explora cette main étran-gère avec les poils de sa barbe avant de la renifler.

Annie le regardait faire, avec un début de sourire. Tom nota une fois de plus que les commissures de ses lèvres semblaient mystérieusement animées d'une vie propre.

204

- Il est splendide...

- J'en suis content... Vous montez?

- Oh, autrefois. quand j'avais l'‚ge de Gr‚ce.

Son visage changea et il regretta aussitôt sa question. Et il se sentit tout bête, car il était évident qu'elle se tenait pour responsable de l'accident de sa fille.

- Je m'en vais, dit-elle. Je suis en train de prendre froid. Elle passa son chemin au large du cheval et leva des yeux

malicieux vers lui.

- Je croyais que c'était le printemps.

- Oh, vous connaissez le dicton : Śi tu n'aimes pas le temps qu'il fait dans le Montana, attends donc cinq minutes... ª

II se retourna pour la voir progresser prudemment sur les pierres du cours d'eau. Elle dérapa et lança un juron quand son pied s'enfonça brièvement dans l'eau glaciale.

- Je vous aide ?

- Non, merci.

- Je viendrai chercher Gr‚ce vers quatorze heures.

- Entendu!

Une fois sur l'autre rive, elle fit volte-face pour le saluer. Il toucha son chapeau et la regarda repartir à petites foulées, concentrée sur ses pieds - toujours aussi aveugle à ce qui se passait autour d'elle.

Pilgrim fusa dans l'arène comme un boulet de canon. Il galopa directement au fond de l'enceinte et pila dans une gerbe de sable rouge. Sa queue pincée s'agitait par saccades et ses oreilles remuaient. De ses yeux fous, il fixait le portail ouvert par o˘ il venait d'entrer, sachant que l'homme allait le suivre.

Tom était à pied et tenait un drapeau orange au bout d'un b‚ton ainsi qu'un rouleau de corde. Il entra, referma le portail et marcha jusqu'au centre de l'arène. De petits nuages blancs défilaient dans le ciel, et le plein soleil alternait sans cesse avec l'ombre.

205

I

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pendant presque une minute, les deux adversaires restèrent immobiles, à se jauger mutuellement. Ce fut Pilgrim qui bougea le premier. Il s'ébroua, baissa la tête, et recula de quelques petits pas. Tom restait comme une statue, l'extrémité du drapeau dans le sable. Puis il fit un pas en direction de Pilgrim et, au même moment, il leva le drapeau qui claqua en l'air. Immédiatement, le cheval se catapulta sur la gauche au grand galop.

Il fit des tours d'arène dans un nuage de sable, secouant la tête et ren

‚clant bruyamment. Sa queue broussailleuse et retroussée, déployée derrière lui, dansait et sifflait dans le vent. Il courait la croupe contractée, la tête déjetée en arrière, et toutes les fibres de ses muscles étaient tendues et polarisées sur cet homme. Sa tête adoptait un angle tel qu'il avait dir mal à l'apercevoir de l'oil gauche. Mais jamais il ne dévia, contenu dans un cercle de peur si ensorcelant que, pour l'autre oil, le monde n'était qu'un tourbillon flou sans signification.

Bientôt, ses flancs commencèrent à luire de sueur et l'écume lui souilla la bouche. Mais l'homme ne le laissait pas en repos et, à chaque tentative pour ralentir, le drapeau claquait de nouveau et le forçait à repartir.

Tout cela, Gr‚ce le voyait depuis le banc que Tom avait installé à son intention derrière les barreaux de l'arène. C'était la première fois qu'elle le voyait travailler ainsi, et il émanait de lui une concentration qu'elle avait tout de suite remarquée, quand il était passé la chercher en voiture. Car c'était aujourd'hui que le véritable travail avec Pilgrim commençait.

Gr‚ce à la natation, la jambe blessée avait retrouvé ses muscles et les balafres au poitrail et à la face avaient meilleur aspect. C'étaient les cicatrices intérieures qu'il fallait désormais panser. Après avoir garé la voiture, Tom avait escorté Gr‚ce dans la travée centrale jusqu'à la grande stalle du fond, là o˘ Pilgrim était désormais hébergé. Il y avait des barreaux au niveau du volet supérieur de la porte, et ils pouvaient

´206

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux constater qu'il ne les quittait pas des yeux quand ils s'approchaient.

quand ils étaient devant la porte, il se reculait toujours en baissant la tête, les oreilles aplaties en arrière. Mais il ne les chargeait plus quand ils entraient et, ces jours-ci, Tom avait autorisé Gr‚ce à lui apporter sa pitance. Sa robe était souillée, ses crins sales et emmêlés - Gr‚ce avait h

‚te de l'étriller.

Au fond du box, une porte coulissante ouvrait sur un passage en dur, donnant sur la piscine ou l'arène. Pour l'orienter dans l'une ou l'autre direction, il suffisait d'ouvrir la bonne porte et de le houspiller pour le faire décamper. Aujourd'hui, comme flairant quelque nouveau complot, Pilgrim avait refusé d'avancer, et Tom avait d˚ s'approcher très près pour lui gifler le postérieur.

¿ présent que Pilgrim passait devant elle, peut-être pour la centième fois, Gr‚ce le vit tourner la tête franchement vers Tom, se demandant pourquoi tout à coup il avait le droit de ralentir sans s'attirer une punition. Tom le laissa modérer son allure et s'arrêter. Le cheval regardait autour de lui en soufflant, intrigué. Au bout d'un moment, Tom marcha dans sa direction. Pilgrim pointa les oreilles en avant - en arrière - en avant.

Ses flancs étaient parcourus de spasmes musculaires qui se propageaient comme des vagues.

- Tu vois, Gr‚ce, comme il est contracté? Il a un sacré caractère, crois-moi ! Il aurait bien besoin de se faire ćuisinerª, le pauvre...

Elle comprit à quoi il faisait allusion. L'autre jour, il lui avait parlé

d'un vieil homme, Dorrance, originaire du comté de Wallowa dans l'Oregon -

le meilleur cavalier que Tom e˚t jamais connu. Pour détendre un cheval, il lui enfonçait le doigt dans les muscles en disant qu'il voulait vérifier si les patates étaient cuites. Mais Gr‚ce voyait bien que Pilgrim n'était pas prêt à permettre une telle chose. Il bougeait la tête sur le côté, jaugeant l'approche de l'homme d'un oil craintif et, lorsque Tom ne fut plus qu'à

cinq mètres de lui, il s'échappa, toujours dans la même direction. Cette fois, Tom

207

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux s'interposa et le bloqua avec le drapeau. Le cheval pila dans le sable et fit un écart sur la droite. Il repartit en arrière et, comme sa croupe virevoltait, Tom s'élança avec adresse et lui assena un coup avec le drapeau. Pilgrim plongea en avant et se mit à tourner comme l'aiguille d'une montre - et la leçon recommença de zéro.

- Il veut me faire plaisir, dit Tom. Le problème, c'est qu'il ne sait pas comment.

Et si jamais il y parvient, songea Gr‚ce, que se passera-t-il alors ? Tom ne lui avait pas dit à quoi tout cela les menait. Il prenait chaque jour comme il venait, sans h‚te, laissant Pilgrim progresser à son rythme et faire ses choix. Et ensuite ? Est-ce qu'elle était censée le monter de nouveau?

Gr‚ce savait bien que des handicapés, dont certains l'étaient plus gravement qu'elle, remontaient à cheval. Il y en avait même qui n'avaient jamais monté avant leur accident. Elle avait vu ces gens-là à des épreuves hippiques et avait même pris part à un jumping sponsorisé dont les recettes avaient été entièrement reversées à une association locale. Elle les avait plaints et admirés, pour leur courage. Mais elle ne pouvait supporter l'idée d'être à son tour un objet de pitié. Pas question. Elle avait dit qu'elle ne remonterait plus jamais, point final.

Deux heures plus tard, après que Joe et les jumeaux furent revenus de l'école, Tom ouvrit le portail et laissa Pilgrim filer dans la stalle. Gr

‚ce avait déjà nettoyé, changé la litière, et Tom monta la garde tandis qu'elle apportait le seau de nourriture et accrochait une nouvelle balle de foin.

Lorsqu'il la ramena chez elle, le soleil était bas. En amont, les rochers et les sapins flexibles projetaient des ombres effilées sur l'herbe p‚le.

Ils ne parlaient pas, et Gr‚ce se demanda pourquoi le silence, en présence de cet homme qu'elle connaissait si peu, ne la gênait jamais. Elle sentait qu'il avait quelque chose à lui dire. La voiture décrivit une courbe derrière la maison et s'arrêta au niveau de la véranda. Puis il coupa le contact, s'adossa à son siège et se tourna vers elle en la fixant droit dans les yeux.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Gr‚ce, j'ai un problème...

Elle se demanda si elle était censée dire quelque chose, mais il poursuivit :

- Tu sais, quand je travaille avec un cheval, j'aime connaître son itinéraire. En règle générale, c'est lui qui me raconte tout de lui-même, avec plus de clairvoyance que son cavalier. Mais parfois, il est tellement perturbé qu'il faut aller plus loin pour savoir exactement ce qui s'est passé. Et souvent, ce n'est pas le problème le plus évident qui est en cause, c'est un truc plus ancien, auquel on n'avait pas fait attention...

Il vit qu'elle n'avait pas compris.

- C'est comme si j'avais percuté un arbre au volant de cette voiture et qu'on me demandait ce qui s'est passé... Je n'irais pas répondre : ´ Voilà, j'ai heurté un arbre. ª Je dirais que j'avais bu un verre de trop ou qu'il y avait de l'huile sur la route, ou encore que le soleil m'avait aveuglé...

tu saisis?

Elle hocha la tête.

- J'ignore si tu as envie d'en parler, et je comprendrai si ce n'est pas le cas. Mais si je dois me figurer ce qui trotte dans la tête de Pilgrim, ça m'aiderait beaucoup de savoir ce qui s'est passé le jour de l'accident...

Détournant les yeux, Gr‚ce reporta son attention sur la maison et nota qu'on pouvait voir directement dans le living à travers la cuisine. Elle apercevait l'écran bleu-gris de l'ordinateur et sa mère, pendue au téléphone, cadrée dans la lumière rasante qui entrait par la grande fenêtre.

Elle n'avait confié à personne ses véritables souvenirs. Ni à la police, ni à l'avocate, ni aux médecins. Même devant ses parents, elle avait continué

à feindre qu'il y avait un grand vide dans son cerveau. Le problème, c'était Judith. Elle ne savait toujours pas si elle pourrait parler de Judith. Ni même de Gulliver. Lorsqu'elle tourna la tête, elle vit que Tom Booker lui souriait. Dans ses yeux, il n'y avait pas une ombre de pitié et elle comprit en cet instant qu'elle était acceptée, et non jugée. C'était peut-être parce qu'il ne connaissait que la

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux partie amputée, défigurée, d'elle-même - pas la Gr‚ce d'autrefois.

- Je ne veux pas te forcer... Tu me parleras quand tu voudras. Et seulement si tu le veux.

quelque chose attira l'oeil de Tom et, en suivant son regard, elle constata que sa mère venait de sortir sur la véranda. Elle se retourna et le regarda dans les yeux.

- J'y penserai, dit-elle.

Robert repoussa ses lunettes sur le front, se renversa dans son fauteuil, et se frotta les yeux. Il avait retroussé ses manches de chemise et sa cravate était roulée en boule parmi les monceaux de documents et de manuels de droit qui jonchaient son bureau. Il entendait les femmes de ménage qui investissaient méthodiquement les bureaux en bavardant en espagnol. Tout le monde était parti depuis longtemps. Bill Sachs, l'un de ses plus jeunes associés, avait voulu le traîner au cinéma avec sa femme pour voir le dernier film avec Gérard Depardieu dont la critique faisait grand cas.

Robert avait prétexté qu'il avait trop de travail.

Bill n'était pas le seul à faire des efforts particuliers pour lui remonter le moral. Robert en était touché, mais à tout prendre, il e˚t préféré

échapper à ces attentions. Mener quelque temps une vie de célibataire ne justifiait pas une telle sollicitude et il soupçonnait ses collègues d'imaginer des choses. L'un d'eux lui avait même proposé de reprendre le dossier des valeurs Dunford. Bon sang, c'était la seule chose qui lui permettait de tenir.

Depuis pratiquement trois semaines, il travaillait sur cette affaire jusqu'aux petites heures du jour. Le disque dur de son ordinateur était prêt à exploser. Ce dossier, l'un des plus compliqués qu'il ait eu à

traiter, impliquait des milliards de dollars en titres circulant à travers un dédale de sociétés implantées sur trois continents. Aujourd'hui, il avait passé deux heures au téléphone avec des avocats et des clients de Hong Kong, Genève, Londres et Sydney. Les décalages 210

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux horaires étaient un cauchemar. Mais bizarrement, ce stress lui donnait de l'allant et, surtout, l'occupait suffisamment pour l'empêcher de se morfondre.

Ouvrant ses yeux endoloris, il allongea le bras et appuya sur la touche ´

rappel ª du téléphone. Puis il se renversa dans son fauteuil et contempla par la vitre le diadème illuminé qui couronnait la flèche du Chrysler Building. Le nouveau numéro d'Annie était toujours occupé.

Il avait marché jusqu'à l'angle de la Cinquième Avenue et de la 59' Rue avant de héler un taxi. L'air froid lui faisait du bien et il avait eu l'idée de rentrer à pied en traversant Central Park. Il l'avait déjà fait de nuit, mais ne s'était risqué qu'une seule fois à s'en vanter auprès d'Annie. Elle l'avait engueulé pendant dix bonnes minutes, disant qu'il était fou de se balader dans le parc à cette heure-là, est-ce qu'il voulait se faire étriper? Il en avait déduit qu'il avait raté un fait divers dans les journaux, mais n'avait pas jugé utile de demander des éclaircissements.

D'après le nom affiché à l'arrière du taxi, le chauffeur devait être sénégalais. Il y avait une petite communauté sénégalaise à New York, et Robert aimait époustoufler ces gars-là en s'adressant à eux, mine de rien, en wolof ou en jola. Le jeune homme fut si épaté qu'il faillit emboutir un autobus. Ils parlèrent de Dakar, des endroits qu'ils connaissaient, et la conduite en souffrit au point que Robert en vint à penser qu'il aurait été

plus en sécurité dans le parc. Lorsque la voiture s'arrêta devant son immeuble, Ramon descendit pour lui ouvrir la portière. Le chauffeur le remercia chaudement pour le pourboire et promit de prier Allah pour qu'il lui donne plein de garçons robustes.

Après que Ramon lui eut délivré une info apparemment toute chaude sur un joueur qui avait signé chez les Mets, Robert prit l'ascenseur et rentra chez lui. L'appartement était dans le noir et le bruit de la porte refermée se répercuta à travers le labyrinthe des pièces désertes.

211

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Dans la cuisine, il trouva le dîner qu'Eisa lui avait concocté, assorti du petit mot habituel précisant de quoi il s'agissait et le temps de réchauffage au micro-ondes. Comme d'habitude, il balança le tout à la poubelle non sans mauvaise conscience. Il lui avait déjà demandé par de semblables petits billets de ne pas s'embêter à cuisiner pour lui, qu'il pouvait passer chez le traiteur ou faire la cuisine. Mais chaque soir, c'était pareil - chère Eisa.

En vérité, le vide étouffant de l'appartement lui donnait le cafard et il évitait au maximum de rester chez lui. Le week-end, c'était encore plus éprouvant. Il avait essayé de se rendre à Chatham, mais sa solitude n'en avait été que plus insupportable. Pour couronner le tout, il avait découvert là-bas que le thermostat de l'aquarium était tombé en panne et que tous les poissons exotiques étaient morts de froid. La vue de ces cadavres p‚lis flottant dans le caisson l'avait profondément affecté. Il n'avait rien dit à Gr‚ce, ni même à Annie, mais, après s'être ressaisi, il avait pris des notes précises et commandé d'identiques remplaçants chez le grainetier.

Depuis qu'il était seul, la conversation téléphonique avec Gr‚ce et Annie était le grand moment de sa journée. Et ce soir-là, après avoir essayé

pendant des heures, sans résultat, de les joindre, le désir d'entendre leurs voix n'en était que plus aigu.

Pour qu'Eisa ne s˚t rien du destin honteux de son dîner, il scella le sac-poubelle et le déposa devant la porte de service quand la sonnerie du téléphone retentit. Il se précipita à l'intérieur. Le répondeur s'était déjà enclenché, et il dut élever la voix pour concurrencer la cassette.

- Ne quitte pas, je suis là... Bonsoir, je viens de rentrer.

- Tu es essoufflé. D'o˘ sors-tu?

- Oh... la tournée des grands ducs. Bars et boîtes de nuit... C'est crevant.

- Ne me dis rien, surtout!

- Mais tu ne sauras rien ! Alors, comment ça va au doux pays des biches et des antilopes ? Impossible de te joindre de la journée.

212

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Pardon. Je n'ai qu'une ligne et, au bureau, ils ont essayé de m'ensevelir sous les fax.

Elle lui apprit que Gr‚ce avait essayé de le contacter une heure plus tôt à

son travail, probablement juste après son départ. Maintenant, elle était couchée.

Comme Annie lui racontait sa journée, Robert se rendit au salon et, sans allumer, s'installa sur le canapé devant la fenêtre. Annie semblait lasse et abattue, et il essaya sans grand succès de lui remonter le moral.

- Et Gr‚ce?

Dans le silence qui suivit, il l'entendit soupirer.

- Oh, je ne sais plus... (Elle parlait à mi-voix, certainement pour ne pas la réveiller.) Je vois comment elle se comporte avec Tom Booker et Joe...

tu sais, le gosse de douze ans? Ils s'entendent comme larrons en foire.

Avec eux, elle semble heureuse. Mais en tête à tête avec moi... Je ne sais plus. C'est au point qu'elle ne me regarde même plus en face. (Nouveau soupir.) Enfin...

Pendant un moment, ils gardèrent le silence, et au loin il entendit ululer une sirène, en route vers un drame anonyme.

- Tu me manques, Annie.

- Je sais. Tu nous manques aussi...

19

ANNIK déposa Gr‚ce à la clinique un peu avant neuf heures et se faufila jusqu'à la station-service du centre-ville. Elle fit le plein à côté d'un petit homme au visage tanné qui arborait un chapeau assez large pour abriter un cheval. Il vérifiait l'huile d'une vieille Dodge attelée à un chargement de bétail. Reconnaissant des black angus, elle résista à l'envie de lui confier quelque remarque d'initiée, inspirée de ses connaissances sommaires glanées le jour du marquage. Elle répéta en secret. Belles vaches. Non, pas ´ vaches ª. Bestioles? Bestiaux... ? Elle abandonna. ¿ la vérité, elle ne savait absolument pas si ces bêtes étaient belles, laides ou infestées de puces. Aussi, elle préféra la boucler et se contenter d'un vague signe de tête assorti d'un sourire.

Comme elle se dirigeait vers la caisse, quelqu'un l'appela et elle aperçut Diane qui descendait de sa Toyota près de l'autre rangée de pompes. Annie lui fit signe et s'approcha.

- Ainsi, il vous arrive de l‚cher le téléphone! On commençait à se demander...

Annie répondit aimablement qu'elle conduisait sa fille chez la kinésithérapeute trois fois par semaine. Elle rentrait justement travailler et reviendrait la chercher à midi.

- J'irai à votre place ! J'ai un tas de courses à faire en ville. Elle est au Bellevue?

- Oui, mais vous n'allez pas...

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Ne dites pas de bêtises. C'est de la folie de passer tout ce temps sur les routes.

Annie tergiversa, mais Diane ne voulut rien savoir - vraiment ça ne posait aucun problème - si bien qu'elle finit par céder. Elles bavardèrent encore quelques minutes à propos de leur emménagement dans la petite maison et Diane lui demanda s'il lui manquait quelque chose, puis elle prit congé.

Sur le chemin du retour, Annie songea à cette rencontre avec perplexité. Si l'offre de Diane était généreuse, son ton l'était nettement moins. Un brin accusateur, comme si elle lui reprochait d'être trop occupée pour assumer son rôle de mère. C'était peut-être de la paranoÔa...

En route, elle admira la prairie. Les ombres noires du bétail ressortaient sur l'herbe p‚le comme les fantômes des bisons d'un autre ‚ge. Devant elle, le soleil faisait naître des mirages sur l'asphalte. Elle abaissa sa vitre et laissa le vent couler dans ses cheveux. C'était la mi-mai et on avait enfin l'impression que le printemps était là pour de bon. Lorsqu'elle quitta la route goudronnée, le front des Rocheuses surgit devant elle, coiffé de nuages qui semblaient volés à quelque galactique jatte de crème Chantilly. Il ne manquait plus que la cerise et la petite ombrelle en papier. Puis elle se rappela tous les fax et messages qui devaient l'attendre et réalisa que cette pensée lui avait fait lever le pied de l'accélérateur.

Elle avait déjà épuisé son mois de congé accordé par Crawford et appréhendait le moment de solliciter une prolongation. Car, en dépit de ses beaux discours, elle ne se faisait guère d'illusions. Ces jours-ci, Crawford avait manifesté son impatience sans aucune ambiguÔté par une succession d'ingérences dont aucune en soi ne justifiait une protestation mais qui, considérées dans leur ensemble, signalaient une menace.

Il avait critiqué le papier de Lucy Friedman sur les ´ dandys ª, qu'Annie jugeait brillant. Il avait questionné l'équipe des maquettistes sur deux couvertures - sans trop insister