215

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mais assez pour faire impression. Et il avait envoyé à Annie un long mémo expliquant qu'il pensait que la couverture de Wall Street était surpassée par la concurrence. Elle ne s'en serait pas formalisée, s'il n'en avait adressé copie à quatre autres directeurs avant même de lui avoir parlé. Si ce vieux renard voulait la bagarre, soit. Plutôt que de lui téléphoner, elle avait rédigé une riposte immédiate et solide, truffée de faits et de chiffres, et envoyé copie aux mêmes personnes, plus, pour faire bonne mesure, à quelques autres qu'elle savait ses alliés. Touché. Mais Dieu, comme tout cela lui co˚tait...

Une fois franchi la colline et alors qu'elle longeait les cor-rals, elle vit les yearlings de Tom qui couraient dans l'arène, mais Tom n'était pas dans les parages et elle en ressentit une déception - dont elle sourit le moment d'après. En débouchant derrière la petite maison, elle constata la présence d'une camionnette de la compagnie de téléphone et, au moment o˘

elle posait le pied à terre, un homme en salopette sortit sur la véranda.

Il lui souhaita une bonne journée et lui annonça qu'il avait installé deux lignes.

¿ l'intérieur, elle découvrit deux nouveaux téléphones sur son bureau. Le signal du répondeur indiquait quatre messages, et trois fax étaient arrivés, dont un de Lucy Friedman. Elle en prenait connaissance lorsque l'un des appareils sonna.

- Bonjour...

C'était une voix masculine, qu'elle n'identifia pas sur le moment.

- qui est-ce?

- Pardon... Tom. Tom Booker. Je viens de voir le type repartir et je voulais vérifier que les lignes fonctionnaient.

Annie éclata de rire.

- Je puis vous affirmer que oui, en tout cas l'une des deux. J'espère que ça ne vous a pas ennuyé de le laisser entrer...

- Bien s˚r que non.

- Merci. C'est chic de votre part. Vous n'étiez pas obligé...

216

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Ce n'est pas grand-chose. Gr‚ce disait qu'elle avait parfois du mal à

joindre son papa.

- C'est très aimable à vous.

Ne sachant qu'ajouter, Annie lui raconta qu'elle était tombée en ville sur Diane, qui avait gentiment offert de ramener Gr‚ce.

- Elle aurait pu aussi la conduire là-bas, si nous avions su...

Après l'avoir encore remercié, Annie lui proposa de payer l'installation, mais il éluda la question et raccrocha. Elle se mit à lire le fax de Lucy, mais bizarrement, elle eut du mal à se concentrer et alla se préparer du café à la cuisine.

Vingt minutes plus tard, elle était de retour à son bureau et avait raccordé une ligne à son modem, et l'autre à son fax. Elle s'apprêtait à

appeler Lucy, qui était une fois de plus remontée contre Gates, lorsqu'elle entendit des pas sur les marches de la véranda et des petits coups frappés à la porte.

¿ travers le grillage, elle aperçut Tom Booker, qui sourit en la voyant. Il recula lorsqu'elle lui ouvrit la porte, et elle constata qu'il était venu avec deux chevaux sellés, Rimrock et un poulain. Elle croisa les bras, s'appuya au chambranle et lui adressa un sourire sceptique.

- La réponse est non.

- Vous ne connaissez pas la question!

- Je crois que j'ai deviné...

- Vraiment?

- J'en suis s˚re.

- Eh bien, je me suis dit que puisque vous aviez réussi à distraire une heure et demie de votre temps pour faire un saut à Choteau, vous pouviez être encline à en profiter pour prendre l'air...

- ¿ cheval?

- Oui.

Ils se dévisagèrent en silence. Tom portait une chemise rosé délavé et, par-dessus son Jean, les jambières en cuir rapiécées qu'il mettait toujours pour monter. Peut-être à

217

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux cause de la lumière, ses yeux semblaient aussi limpides et aussi bleus que le ciel derrière lui.

- Bon, en fait, c'est vous qui me rendrez service. Avec tous ces poulains fringants que je dois monter, ce pauvre Rimrock se sent un peu délaissé. Il serait heureux de pouvoir prendre soin de vous...

- Est-ce ainsi que je dois payer les nouvelles lignes?

- Non, chère madame. Ceci est en supplément...

La kinésithérapeute de Gr‚ce était un petit bout de femme affublé d'une tignasse de boucles teintes en mèche à mèche, et de grands yeux gris écarquillés qui lui donnaient un air perpétuellement étonné. Terri Carlson avait cinquante et un ans et était du signe de la Balance. Ses parents étaient morts et elle avait trois garçons que son mari lui avait faits coup sur coup, quelque trente ans plus tôt, avant de filer avec une reine du rodéo texane. Il avait tenu à appeler ses enfants John, Paul et George - et Terri remerciait le ciel qu'il f˚t parti avant le quatrième. Tout cela, Gr

‚ce l'avait découvert lors de sa toute première visite et, comme à chaque séance, Terri reprenait là o˘ elle en était restée, elle aurait pu désormais remplir plusieurs carnets de notes sur la vie de sa kinési. Non qu'elle f˚t ennuyée par ce déballage. Au contraire. Elle en profitait pour rester allongée sur le banc d'exercice, comme maintenant, sans plus penser à rien.

Gr‚ce avait protesté quand Annie lui avait signalé qu'elle avait fixé trois rendez-vous par semaine. Elle savait qu'après tous ces mois, c'était plus qu'il n'en fallait. Mais les médecins de New York avaient prétendu que plus on travaillait, moins on risquait de boiter.

- qui ça intéresse, que je boite...? avait dit Gr‚ce. ,

- Moi, ça m'intéresse, avait répondu Annie. Et il n'y avait pas eu à

discuter.

; En fait, Gr‚ce appréciait les séances davantage qu'à New York. D'abord, les exercices. Tout y passait. ¿ la fin, la kiné lui fixait des poids au moignon, la faisait transpirer sur le vélo

218

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'appartement, et même se trémousser devant les murs tapissés de miroirs.

Le premier jour, Gr‚ce avait fait la tête en écoutant la cassette.

- Tu n'aimes pas Tina Turner?

Gr‚ce avait répondu que Tina Turner, c'était bien. Mais elle était quand même un peu...

- Vieille? Sors d'ici! Elle a mon ‚ge!

Gr‚ce avait rougi, elles avaient éclaté de rire, et depuis tout marchait comme sur des roulettes. Terri lui avait proposé d'apporter ses propres cassettes et c'était devenu une inépuisable source de plaisanteries entre elles. Lorsqu'elle découvrait une nouveauté, Terri prenait un air de circonstance et déclarait avec un soupir : Éncore des nouvelles d'outre-tombe... ª

Après la rééducation, Gr‚ce prenait un peu de repos puis se rendait à la piscine. Ensuite, la dernière heure, elle retournait devant les glaces pour s'entraîner à marcher. Gr‚ce ne s'était jamais sentie plus en forme de sa vie.

Aujourd'hui, Terri avait appuyé sur la touche ´ pause ª du film de sa vie pour l'entretenir d'un jeune Indien, à qui elle rendait visite une fois par semaine dans sa réserve. C'était un jeune homme de vingt ans, très beau et très fier. L'été dernier, alors qu'il se baignait avec des amis, il avait plongé tête la première sur un écueil et s'était brisé net la colonne vertébrale. Il était désormais paralytique.

- Le jour o˘ je débarque, monsieur me fait la gueule, dit-elle. (E€e actionnait le moignon de Gr‚ce comme une pompe.) Il me dit qu'il ne veut pas de moi, et que si je refuse de partir, alors c'est lui qui s'en va, il ne veut pas s'exposer à être humilié... Il n'ajoute pas : ´ par une femme ª, mais l'intention y est. Je me dis : qu'est-ce qu'il raconte ? Il est cloué dans son lit! Mais tu sais quoi... il est réellement parti. Je me suis mise au travail et au bout d'un moment, quand je l'ai regardé, il était parti. Envolé.

Elle vit que Gr‚ce n'avait pas compris.

- Son esprit s'en était allé. Et ce n'était pas du bluff, je te 219

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux le garantis. Il était ailleurs. Et à la fin de la séance, il est revenu.

Maintenant, c'est réglé à chaque séance. Tourne-toi, ma grande, un peu de Jane Fonda...

Gr‚ce roula sur le côté gauche et commença les battements en ciseaux.

- Il a dit o˘ il allait? Terri gloussa.

- quand je lui ai posé la question, il m'a répondu qu'il ne me le dirait jamais, de peur que je ne lui coure après avec mes battoirs. C'est le surnom qu'il me donne : ´ Madame Battoirs ª. On pourrait croire qu'il me déteste, mais non. C'est sa façon de préserver sa fierté. Je suppose que nous sommes tous pareils sous ce rapport. C'est bien, ma grande. Un peu plus haut...? Bravo!

Bientôt, Terri l'accompagna à la piscine et la laissa seule. C'était un endroit paisible et, pour une fois, complètement désert. L'atmosphère sentait le propre et le chlore. Gr‚ce enfila son maillot de bain et s'accorda un passage dans le petit bain à remous. Le soleil tombait à la surface de l'eau depuis une lucarne. Des rayons ricochaient pour évoluer en reflets ondoyants au plafond - d'autres fusaient à l'oblique au fond du bassin o˘ ils formaient des motifs onduleux comme une colonie de serpents bleu p‚le - passant de vie à trépas et renaissant toujours.

Allongée dans les bienfaisants remous, elle songea à l'Indien. quel bonheur d'avoir le don de quitter son corps ! Cela lui rappela son coma. C'était peut-être ce qui s'était passé. Mais o˘ s'en était-elle allée et qu'avait-elle vu ? Elle ne se souvenait de rien, seulement du moment o˘ elle était sortie du tunnel visqueux, attirée par la voix de sa mère.

Elle avait toujours eu le don de se rappeler ses rêves. C'était facile, il suffisait de les raconter dès le réveil, même s'il n'y avait personne pour vous écouter. Plus jeune, elle aimait grimper le matin dans le lit de ses parents, pour se pelotonner dans les bras de son père, et lui raconter. Il lui posait toutes sortes de questions détaillées et, parfois, elle devait inventer

220

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux pour combler les trous. C'était toujours son père, parce qu'à cette heure-là sa mère était déjà en train de courir, ou sous la douche, lui criant qu'il était temps de s'habiller et de répéter son piano. Robert lui disait de les noter par écrit, qu'elle aurait plaisir à se relire une fois adulte.

Mais pour Gr‚ce, c'était trop d'efforts.

Elle avait cru qu'elle ferait des cauchemars terrifiants, sanglants, de l'accident. Mais pas une fois elle n'en avait rêvé. Et son seul rêve sur Pilgrim remontait à deux jours. Il se tenait sur la rive opposée d'un grand fleuve brun, et c'était bizarre, parce qu'il était plus jeune, presque un petit poulain, mais c'était bien lui tout de même, et quand elle l'avait appelé, il avait sondé l'eau puis s'était avancé dans le courant pour nager dans sa direction. Mais il n'était pas assez costaud pour lutter contre le courant, et il dérivait, elle voyait sa tête diminuer, et elle se sentait désemparée et pleine d'angoisse, car elle ne pouvait rien faire à part crier son nom. Puis elle sentait une présence à son côté et en se retournant elle voyait que c'était Tom Booker, qui lui disait de ne pas s'inquiéter, Pilgrim ne risquait rien, car le fleuve n'était pas très profond en aval, et il trouverait bien le moyen de traverser.

Gr‚ce n'avait pas dit à sa mère que Tom Booker lui avait demandé de lui raconter l'accident de peur qu'Annie en fît toute une histoire, ou en soit contrariée, ou essaye de décider à sa place. Ce n'était pas ses affaires.

C'était une chose entre Tom et elle, qui les concernait elle et Pilgrim, et la décision lui en revenait. Et voilà qu'elle comprenait maintenant qu'elle avait déjà fait son choix. Même si cette perspective l'intimidait, elle lui parlerait. Et après, peut-être mettrait-elle sa mère au courant.

La porte s'ouvrit sur Terri, qui lui demanda si tout allait bien. Gr‚ce apprit que sa mère venait de téléphoner pour prévenir que Diane Booker viendrait la chercher à midi.

Ils remontèrent le long de la rivière et traversèrent par le gué o˘ ils s'étaient rencontrés la dernière fois. Comme ils 221

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux atteignaient la basse prairie, le bétail se déplaça paresseusement pour les laisser passer. Les nuages avaient disparu des cimes enneigées et l'air fleurait bon les jeunes pousses en pleine croissance. Crocus rosés et primevères apparaissaient dans l'herbe et un soupçon de feuillage auréolait les peupliers.

Il la laissa marcher en tête en regardant la brise jouer dans ses cheveux.

C'était la première fois qu'elle montait sur une selle de cow-boy et, prétendait-elle, elle se sentait comme en bateau. Avant de partir, elle lui avait demandé de raccourcir les étrivières, qui avaient maintenant la bonne longueur pour attraper des bêtes au lasso, mais elle disait qu'elle avait plus d'assurance ainsi. On voyait qu'elle avait de l'expérience à sa façon de se tenir en épousant les mouvements de sa monture.

quand il sentit qu'elle était rodée, il la rattrapa et ils chevauchèrent de front, sans parler, sauf quand elle lui demandait le nom d'un arbre, d'une plante ou d'un oiseau. Elle écoutait alors sa réponse les yeux écarquillés, puis hochait la tête avec gravité en enregistrant l'information. Ils passèrent devant des bouquets de trembles, et il lui apprit que ce nom venait de ce que leur feuillage frémissait au moindre souffle d'air, puis il lui montra les cicatrices noires sur les troncs p‚les, là o˘ en hiver des élans avaient arraché des bandes d'écorce.

Ils remontèrent une longue crête escarpée, parsemée de pins et de potentilles, et parvinrent au bord d'une haute falaise d'o˘ l'on pouvait admirer les vallées jumelles qui avaient donné son nom au ranch. Là, ils marquèrent une pause pour faire reposer les chevaux.

- Belle vue, dit Annie.

- quand mon père s'est installé ici, mon frère et moi on faisait la course d'ici au ranch en pariant pour dix cents ou un quart de dollar, quand on était en veine. Il prenait par une rivière et moi par l'autre.

- qui gagnait?

- Ma foi, c'était lui le plus jeune et, souvent, il fonçait si 222

vite qu'il se cassait la figure, et je devais alors l'attendre sous les arbres, puis on finissait au coude à coude. «a lui faisait tellement plaisir de gagner qu'en général je le laissais... Elle lui sourit.

- Vous êtes bonne cavalière, dit-il. Elle fît la grimace.

- Avec ce cheval, ce n'est pas difficile.

Elle se pencha pour flatter Rimrock et, pendant un instant, on n'entendit plus que le souffle des chevaux qui s'échappait par les naseaux. Elle se redressa sur sa selle et reporta son attention sur la vallée. D'ici, on voyait juste le sommet de la petite maison par-dessus les arbres.

- qui est R. B.? dit-elle.

- R. B.?

- Sur la margelle du puits. Il y a des initiales, T. B. - vous, j'imagine

- et R. B.

Il rit.

- Rachel, ma femme.

- Vous êtes marié?

- Divorcé. Il y a longtemps.

- Des enfants?

- ... Un garçon. Il a vingt ans. Il vit avec sa mère et son beau-père à

New York. '

- Comment s'appelle-t-il?

Pour poser des questions, elle était forte. Son métier, s˚rement. Cela ne le dérangeait pas. En fait, il aimait bien son côté direct. Elle posait ses questions en vous regardant droit dans les yeux. Il sourit.

- HaÔ.

- HaÔ Booker. «a sonne bien.

- C'est un bon garçon. Vous avez l'air surpris...? Aussitôt, il regretta sa réflexion, car elle rougit et il comprit

qu'il l'avait embarrassée.

- Non, nullement. Je...

- Il est né dans la petite maison. !

- C'était votre foyer?

223

I

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Oui. Rachel n'avait jamais pu s'y faire. Les hivers sont plutôt rigoureux par ici.

Comme une ombre passait par-dessus la tête des chevaux, il leva les yeux vers le ciel, et Annie l'imita. C'était un couple d'aigles royaux, et il lui apprit qu'on pouvait les reconnaître à leur taille et à la couleur des ailes. Ensemble, en silence, ils regardèrent les rapaces s'élever lentement vers les sommets, avant de se perdre derrière les murailles grises de la montagne.

- Tu as déjà visité ce truc ? demanda Diane, en croisant l'albertasaurus sur la route.

Gr‚ce répondit que non. Diane pilotait son engin nerveusement, comme si la Toyota méritait une bonne leçon.

- Joe adore. Les jumeaux préfèrent leur Nintendo. Gr‚ce rit. Elle aimait bien Diane. C'était une bonne

femme un peu à cran, mais elle avait été sympa avec elle dès le début. Tout le monde était sympa, mais Diane lui parlait de façon particulière, sur le ton de la confidence, comme à une sour. Peut-être parce qu'elle n'avait eu que des garçons.

- Il paraît qu'ici c'était un lieu de reproduction pour les dinosaures. Et tu sais quoi, mon chou... ? Ils ont pas encore décanillé. Attends d'avoir rencontré certains types des environs...

Elles parlèrent de l'école et Gr‚ce lui raconta comment, le matin o˘ elle n'allait pas à la clinique, Annie lui faisait répéter ses leçons. Diane admit que ça devait être une sacrée astreinte.

- Et ton père, qu'est-ce qu'il en pense?

- Il s'ennuie tout seul.

- J'imagine...

- Mais il suit une affaire importante en ce moment. Alors, de toute façon, on se serait peut-être pas souvent vus...

- «a doit pas être toujours commode d'avoir des parents pareils, obsédés par leur carrière...

- Oh, papa n'est pas comme ça... i 224

I

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux C'était sorti tout seul, et le silence qui suivit ne fît qu'aggraver les choses. Gr‚ce n'avait pas voulu suggérer une quelconque critique à

l'encontre de sa mère, mais elle comprit à l'expression de Diane que cela revenait au même.

- Elle ne prend jamais de vacances ?

Le ton était compréhensif, compatissant, et Gr‚ce se sentit dans la peau d'une traître, comme si elle avait fourni une arme à Diane, et elle voulut dire : non, vous avez mal compris, ce n'est pas ça du tout. Mais à la place, elle se contenta de hausser les épaules en disant : Óh si, de temps en temps. ª

Elle détourna les yeux et le silence retomba. Il y avait certaines choses que les gens ne comprendraient jamais. Pour eux, c'était ou tout blanc ou tout noir, mais la vie était plus compliquée. Elle était fière de sa mère.

Et même si elle ne l'aurait jamais avoué à Annie, elle rêvait de devenir comme elle, plus tard. Peut-être pas exactement pareille, mais elle trouvait normal et juste qu'une femme p˚t mener ce genre de carrière. «a lui plaisait que ses camarades aient entendu parler d'Annie Graves, de tous ses succès. Elle n'aurait rien voulu changer, et même si elle lui reprochait parfois de ne pas être toujours là comme les autres mères, en toute honnêteté, elle ne souffrait jamais de ses absences. Elle était souvent seule avec son père, mais c'était bien. Mieux que ´ bien ª, parfois même elle préférait. Le seul problème, c'était qu'Annie était toujours si s˚re d'elle-même. Si excessive et décidée. Même quand on était d'accord avec elle, on avait envie de lui faire la guerre.

- Joli, non ? dit Diane.

- Ouais.

quoique tournée vers la vitre, Gr‚ce n'avait pas fait attention au paysage, et maintenant ´joli ª ne lui semblait pas le terme approprié. Mélancolique, plutôt.

- qui se douterait qu'il y a ici assez d'armes nucléaires pour pulvériser la planète...? , Gr‚ce se retourna. " - C'est vrai?

lS

225

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je pense bien. Le sous-sol est truffé de silos à missiles. On n'est peut-

être pas la région la plus peuplée d'Amérique, mais pour les bombes et le bouf, on est champion!

Le téléphone coincé sous le menton, Annie écoutait Don Farlow d'une oreille distraite en corrigeant une phrase qu'elle venait de dactylographier sur son clavier. Elle était en train de s'échiner sur un éditorial qui traînait dans la boue une initiative du maire de New York visant à lutter contre l'insécurité, mais elle avait du mal à trouver le ton juste, cocktail d'indignation et d'esprit caustique qui caractérisait le style d'Annie Graves, quand elle était au meilleur de sa forme.

Don Farlow lui brossait un tableau en accéléré des différents dossiers sur lesquels il travaillait avec ses collaborateurs - pour le plus grand ennui d'Annie. Abandonnant sa phrase, elle regarda par la fenêtre. Le soleil déclinait, et au niveau de la grande arène elle pouvait voir Tom penché à

la barrière, qui parlait avec Gr‚ce et Joe. Elle le vit rejeter la tête en arrière et faire mine de rire. Derrière lui, la grange projetait une longue ligne d'ombre sur le sable rouge.

Ils avaient fait travailler Pilgrim tout l'après-midi. Le cheval les observait désormais depuis le fond de l'arène, la robe luisante de sueur.

Joe, qui venait de rentrer de l'école, les avait rejoints aussitôt, comme à

son habitude. Depuis plusieurs heures déjà, Annie n'arrêtait pas de surveiller Gr‚ce et Tom, et elle commençait à ressentir les prémices de ce qui, si elle ne s'était mieux connue, aurait pu lui apparaître comme de la jalousie.

Elle avait mal aux cuisses depuis sa balade. Des muscles qu'elle n'avait pas sollicités depuis trente ans exprimaient leur indignation et Annie chérissait ces courbatures comme un bon souvenir. Voilà des années qu'elle n'avait éprouvé une telle allégresse. Comme si on avait ouvert sa cage.

Sous le coup de l'émotion, elle s'était confiée à Gr‚ce dès qu'elle était rentrée. Le visage de sa fille s'était vaguement rembruni avant de se figer dans ce masque d'indifférence avec lequel

226

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux elle accueillait toutes les nouvelles de sa mère, et Annie s'en était voulue de s'être livrée. quel manque de tact, avait-elle pensé. Elle se demandait à présent pourquoi.

- ... Et il a demandé de tout arrêter.

- quoi? Tu peux répéter?

- Il a dit d'arrêter les poursuites.

- qui ça?

- Annie, tu es s˚re que ça va?

- Ne fais pas attention. J'étais en train de faire une manipulation...

- Gates m'a demandé de laisser tomber Fiske. Tu te souviens, Fenimore Fiske ? Et qui, je te prie, est Martin Scor-sese?

C'était l'une des impérissables gaffes de Fiske. Il s'était enferré dans sa nullité en qualifiant autrefois Taxi Driver de śordide navet signé par un talent insignifiant ª.

- Merci, Don, je me rappelle fort bien. Gates veut vraiment laisser tomber?

- Oui. Il dit que le procès co˚terait trop cher et pourrait nuire au journal.

- quelle ordure! Comment ose-t-il, sans m'en parler! C'est inouÔ.

- Je t'en prie, ne lui dis pas que tu tiens ça de moi.

- C'est inouÔ.

Comme elle pivotait sur son fauteuil, son coude renversa* une tasse de café.

- Merde!

- «a va?

- Ecoute, Don, je vais réfléchir et je te rappelle... Entendu ?

- Entendu.

Elle raccrocha et pendant un long moment fixa la tasse cassée et la tache qui s'élargissait sur le parquet.

- Merde.

Et elle partit chercher une éponge à la cuisine.

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux 20

_ T 'AI cru que c'était le chasse-neige. Je l'ai entendu venir I de très, très loin. Nous avions tout le temps. Si on avait su que c'était un camion, on aurait dégagé la route. J'aurais d˚ en parler à Judith, mais je n'y ai pas pensé. ¿ cheval, c'était toujours elle qui commandait, qui prenait les décisions. Pareil avec Gulliver et Pilgrim. C'était toujours Gulliver le chef, celui qui était raisonnable.

Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux, de sorte que l'éclairage de la grange capta son profil. La nuit tombait et une brise froide montait de la rivière. Le trio avait reconduit Pilgrim dans sa stalle. Puis, d'un regard, Tom avait congédié Joe qui s'était sauvé en prétextant des devoirs à faire. Tom et Gr‚ce avaient marché tranquillement jusqu'à l'enclos du fond o˘ se trouvaient les yearlings. En chemin, elle avait buté dans une ornière et Tom avait esquissé le geste de la retenir, mais elle s'était rattrapée toute seule et il se félicitait d'avoir combattu son réflexe.

Accoudés à la clôture, ils regardaient maintenant les yearlings.

Elle l'avait conduit pas à pas à travers la matinée de l'accident. La promenade dans le bois, les pitreries de Pilgrim, le moment o˘, ayant perdu la trace, elles avaient d˚ redescendre par un couloir raide longeant la cascade. Elle parlait sans le regarder, les yeux fixés sur les chevaux, mais Tom savait qu'elle voyait seulement ce qui s'était passé ce 228

1

jour-là, en compagnie d'une amie qui n'était plus. Et il se sentait de tout cour avec elle.

- Puis nous avons trouvé l'endroit que nous recherchions, un talus qui menait au pont du chemin de fer. On était déjà montées là-haut, on connaissait le chemin. Judith a pris la tête, et c'est bizarre, on aurait dit que Gulliver avait flairé le danger, car il ne voulait pas avancer, et pourtant il n'est pas comme ça, d'habitude...

Elle réalisa qu'elle venait de parler au présent et lui jeta un regard de côté.

- Je lui ai demandé si tout allait bien. Elle a dit que oui, mais qu'il fallait faire attention. Alors je l'ai suivie.

- Pilgrim a résisté lui aussi?

- Non, pas du tout. Il n'était pas comme Gully. Il était content...

Elle baissa les yeux, et le silence retomba. Un yearling hennit doucement du fond de l'enclos. Tom lui posa la main sur l'épaule.

- «a va?

Elle acquiesça.

- Alors Gully s'est mis à glisser. (Elle le regarda avec une soudaine ferveur.) Vous savez, on a prouvé par la suite que la plaque de glace se trouvait seulement à cet endroit. Si elle s'était trouvée à quelques centimètres sur la gauche, rien ne serait arrivé. Mais il a d˚ poser le sabot juste dessus, et voilà...

Une fois de plus, elle détourna les yeux, et il devina à sa façon de bouger les épaules qu'elle luttait pour se dominer.

- Il a dérapé... Il faisait de son mieux pour se retenir sur ses jambes, mais plus il se donnait du mal, pire c'était... Il venait droit sur nous.

Judith m'a crié de libérer le passage. Elle se cramponnait à l'encolure de Gully, et j'ai essayé de faire demi-tour avec Pilgrim, mais j'ai été trop brutale, je lui ai tiré sur la bouche... Si j'avais gardé mon sang-froid et si je m'y étais prise autrement, il aurait obéi. Mais je crois que je l'ai affolé complètement et il n'a pas... il n'a pas pu bouger!

Elle avala sa salive.

229

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Il nous a percutés. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas tomber.

(Elle fît entendre un petit rire.) «a aurait mieux valu. Sauf si j'étais restée accrochée comme Judith. quand elle a déboulé, on aurait dit... comme quand on agite un drapeau... on aurait dit qu'elle était toute molle à

l'intérieur. Elle rebondissait en dévalant la pente, sa jambe était restée bloquée dans l'étrier... on est partis tous ensemble dans le décor. «a a duré une éternité. Le plus curieux, c'est que je me rappelle avoir pensé, avec le ciel bleu, le soleil, et les arbres sous la neige, j'ai pensé que c'était une belle journée. (Elle le prit à témoin.) «a ne vous paraît pas bizarre?

Tom ne trouvait pas cela bizarre. Il savait qu'il existait des instants o˘

le monde choisissait de se révéler ainsi, non comme on aurait pu le croire, pour railler notre condition ou nos insuffisances, mais simplement pour affirmer - pour nous et pour toute la création - la valeur même de l'existence.

- Je ne sais pas si Judith a vu tout de suite le camion. Elle devait s'être fait très mal à la tête et Gully, qui avait complètement paniqué, la piétinait. Mais moi, dès que je l'ai vu déboucher du tunnel, j'ai pensé

qu'il ne pourrait jamais s'arrêter et j'ai cru que si j'attrapais Gully, je pourrais sauver tout le monde. qu'est-ce que j'ai été bête...

Elle se prit la tête dans les mains et ferma les yeux quelques instants.

- J'aurais d˚ mettre pied à terre. «a aurait été plus facile de l'attraper.

D'accord, il était paniqué, mais comme il s'était blessé à la jambe, il n'aurait pas pu aller loin. J'aurais fait filer Pilgrim d'une bonne claque au derrière, et ensuite j'aurais écarté Gully de la route. Mais je ne l'ai pas fait.

Elle renifla.

- Pilgrim a été formidable. Il était affolé lui aussi, mais il s'est repris tout de suite. C'était comme s'il avait deviné ce que je voulais. Il aurait pu marcher sur Judith, lui aussi, mais il ne l'a pas fait. Et si le type n'avait pas klaxonné, on aurait réussi. On a failli réussir. J'avais les doigts dessus...

Gr‚ce le regarda, et il vit que son visage était défiguré par 230

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux la souffrance - et enfin les larmes coulèrent. Tom l'entoura de ses bras, la serra contre lui. Elle appuya la joue contre sa poitrine et sanglota.

- J'ai vu le visage de Judith levé vers moi, à côté des sabots de Gully, juste avant le coup de klaxon. Elle avait l'air si petite, si apeurée.

J'aurais pu la sauver. J'aurais pu tous nous sauver.

Il se garda de prononcer un mot, car il savait que les paroles étaient trop futiles pour changer ces souvenirs-là, que même le passage des années ne pourrait effacer. Pendant un long moment, ils restèrent sans bouger, tandis que la nuit les enveloppait, puis il posa sa main en coupe sur sa nuque et sentit la fraîche odeur juvénile de ses cheveux. Et quand les larmes furent taries et qu'il sentit son corps se détendre, il lui demanda gentiment si elle voulait poursuivre. Elle fit signe que oui, renifla, et reprit sa respiration.

- On a entendu le klaxon, et tout s'est précipité. Pilgrim a fait face au poids lourd. C'était dingue, on aurait dit qu'il ne voulait pas le laisser faire. Il ne voulait pas laisser ce grand monstre nous faire du mal. Il était prêt à combattre. Combattre un quarante tonnes, rien que ça... ! Il était vraiment décidé, je l'ai bien senti. Et quand le camion a été sur nous, il s'est cabré. Je suis tombée sur la tête. Après, je ne me souviens plus de rien...

La suite, Tom la connaissait, au moins dans les grandes lignes. Annie lui avait donné les coordonnées de Harry Logan et ce dernier lui avait tout raconté au téléphone. Le vétérinaire lui avait relaté les conditions du transfert de Pilgrim à Cornell - clinique que Tom connaissait de réputation

- et le traitement qu'on lui avait infligé.

Lorsque Tom avait affirmé que, sincèrement, il avait accompli un miracle, Logan avait éclaté de rire et déclaré qu'il regrettait sa performance.

Selon lui, tout était allé par la suite de travers chez les Dyer. Il se sentait coupable lui aussi.

Gr‚ce prenait froid. Il était tard et sa mère allait s'inquiéter. Ils rentrèrent lentement dans la grange, traversèrent le 231

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux vaste espace vide et sombre qui résonna de leurs pas, et sortirent par l'autre côté o˘ la voiture les attendait. Les faisceaux des phares tressautèrent au gré des cahots du chemin. Pendant un moment, les chiens les devancèrent en courant, précédés d'ombres pointues, et quand ils tournèrent la tête pour regarder la voiture, leurs yeux étincelèrent d'un éclat vert et fantomatique.

Gr‚ce lui demanda si son récit lui servirait avec Pilgrim et il répondit qu'il allait y songer, mais qu'il avait de l'espoir. Lorsqu'il fut garé, il constata avec soulagement qu'elle s'était complètement ressaisie, et alors qu'elle mettait pied à terre elle lui sourit, et il vit qu'elle voulait le remercier mais que sa timidité l'en empêchait. Il reporta son attention sur la maison, dans l'espoir de voir Annie, mais elle n'était pas là.

-

¿ demain?

,

- Oui, dit-elle.

(! Et elle claqua la portière.

\

A l'heure o˘ il rentra, tout le monde avait déjà dîné. Frank, qui aidait Joe à résoudre un problème de mathématiques à la table de la salle à

manger, demandait aux jumeaux, pour la dernière fois, de baisser le son de la télé, ou il allait se f‚cher. Sans un mot, Diane prit sa part et la fit réchauffer au micro-ondes tandis qu'il se débarbouillait dans la salle de bains du rez-de-chaussée.

- Elle est contente de ses nouveaux téléphones?

Par la porte ouverte, il la vit retourner s'asseoir à la table de la cuisine et reprendre sa couture.

- Oui. Elle m'a beaucoup remercié.

Il s'essuya les mains et quitta la salle de bains. Le microondes émit un déclic; il sortit son assiette et se mit à table. Tourte au poulet, haricots verts et pommes de terre au four. Diane avait toujours cru que c'était son plat favori et il n'avait jamais eu le cour de la détromper. Il n'avait pas faim du tout, mais il ne voulait pas la contrarier et attaqua son assiette.

232

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Moi, je ne comprends pas ce qu'elle fait du troisième..., déclara Diane, le nez dans son ouvrage.

- qu'est-ce que tu veux dire?

- Elle n'a que deux oreilles...

- Oh, elle a un fax et des appareils qui fonctionnent sur des lignes séparées, et avec tous les appels qu'elle reçoit... Elle m'a proposé de régler l'installation.

- Et tu as refusé, je parie...

Il ne nia pas, et vit Diane se sourire à elle-même. Il savait qu'il ne servait à rien de discuter quand elle était dans cet état d'esprit. Dès le début, elle n'avait pas caché qu'elle était loin d'être emballée par la présence d'Annie, et Tom avait cru préférable de la laisser dire. Il continua à manger, et quelques minutes s'écoulèrent ainsi dans le silence.

Frank et Joe se disputaient pour savoir si un certain nombre devait être multiplié ou divisé.

- Frank m'a dit que tu l'avais emmenée en balade aujourd'hui...

- C'est vrai. Elle n'avait pas monté depuis des années. C'est une bonne cavalière.

- Sa pauvre petite fille... quelle histoire...

- Oui.

- Elle a l'air si solitaire. Elle ferait mieux de retourner à l'école, à

mon avis.

- Je ne sais pas. Je la trouve bien-Après avoir terminé son repas et vérifié que tout était normal du côté des chevaux, Tom déclara qu'il avait une lecture à faire et prit congé.

Sa chambre occupait tout l'angle nord de la maison et, depuis la fenêtre, la vue portait sur les hauteurs. La pièce, déjà vaste, le paraissait plus encore en raison de son dépouillement. Le lit, qui avait appartenu à ses parents, était haut et étroit, avec un chevet en érable orné d'une volute.

Il était recouvert d'un édredon - ouvre de sa grand-mère - qui à l'origine avait été rouge et blanc. Mais le rouge avait p‚li en rosé et, aux points d'usure, le tissu était si mince que la dou-233

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux blure apparaissait. Il y avait encore une petite table en pin avec une simple chaise, une commode et un vieux fauteuil recouvert d'une housse, sous une lampe, près du poêle à bois.

Le sol s'ornait de carpettes mexicaines que Tom avait achetées à Santa Fe, mais elles étaient trop petites pour donner une impression de confort; en fait, elles produisaient juste l'effet inverse, larguées comme des îles perdues sur le sombre océan du parquet. Au fond, deux portes : l'une ouvrait sur la penderie, l'autre sur une petite salle de bains. Sur la commode, quelques photos modestement encadrées. L'une de Rachel avec HaÔ

bébé, et qui commençait à perdre ses couleurs. ¿ côté, une autre, plus récente, représentait HaÔ, avec le même sourire mystérieux que sa mère. De fait, devant ces photos et ces murs tapissés de livres et de numéros de revues spécialisées, un étranger aurait pu s'étonner qu'un homme parvenu à

cet ‚ge ait accumulé aussi peu.

Tom s'assit à sa table avec une brassée de La Revue du cheval, qu'il se mit à trier. L'article qu'il recherchait était signé d'un entraîneur californien qu'il avait rencontré jadis, et concernait une jeune jument réchappée d'un grave accident. Cette bête s'était trouvée avec six autres chevaux dans une remorque qu'un chauffeur convoyait depuis le Kentucky. En Arizona, l'homme s'était endormi au volant, avait quitté la route, et l'attelage s'était retourné. On avait retrouvé la remorque couchée sur le côté de l'ouverture, de sorte que l'équipe de secours avait d˚ découper la tôle à la tronçonneuse. On avait découvert les bêtes pendues par l'attache qui les retenait à leur box. Seule la jument avait survécu.

L'entraîneur avait une théorie selon laquelle on pouvait utiliser la réaction naturelle du cheval à la douleur pour l'aider. C'était un peu fumeux, et Tom n'était pas s˚r d'avoir tout saisi, mais la thérapie était basée sur l'idée que si l'instinct du cheval lui commandait de fuir, quand la douleur était là, il l'affrontait en face.

L'homme appuyait sa démonstration par des anecdotes sur ces chevaux sauvages qui, poursuivis par une meute de loups, 234

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux se retournent à la première morsure pour combattre. Comme un bébé qui se fait les dents : il n'évite pas la douleur, mais s'acharne dessus. L'auteur soutenait que cette théorie l'avait aidé à guérir la jument traumatisée.

Tom trouva le numéro et relut l'article dans l'espoir que cette lecture jetterait quelque lumière sur ce qu'il convenait de faire dans le cas de Pilgrim. C'était un peu sommaire mais, apparemment, le type s'était contenté d'aider la jument à retrouver les principes de base, comme si elle repartait de zéro, facilitant les bonnes actions et contrariant les mauvaises. Fort bien, mais il n'y avait rien de nouveau pour Tom. C'était déjà ainsi qu'il pratiquait. quant à ´ rendre douloureuses certaines actions ª, il ne comprenait pas ce que cela signifiait. que cherchait-il au juste ? Un tour de passe-passe ? Il n'y avait pas de tour de passe-passe, il était bien placé pour le savoir. C'était une affaire entre lui et le cheval. Il repoussa le magazine, se cala dans son siège et soupira.

En écoutant Gr‚ce ce soir-là, et Harry Logan quelque temps plus tôt, il avait analysé à fond leur discours en quête de quelque chose à quoi se raccrocher, une clé. En vain. Et voilà qu'il comprenait à présent ce qu'exprimaient les yeux de Pilgrim : une totale décomposition intérieure.

La confiance de l'animal, en lui-même et dans son entourage, avait volé en éclats. Ceux qu'il aimait et à qui il se fiait l'avaient trahi. Gr‚ce, Gulliver, tout le monde. Ils l'avaient entraîné sur cette côte comme s'il n'y avait pas de danger, et puis ils l'avaient disputé et brutalisé, quand il s'était révélé que ce n'était pas le cas.

Pilgrim se tenait peut-être pour responsable de l'accident. Pourquoi les êtres humains auraient-ils le monopole du remords? Tom avait souvent vu des chevaux protéger leur cavalier, en particulier les enfants, des dangers auxquels les exposait leur inexpérience. Pilgrim avait laissé Gr‚ce tomber.

Et lorsqu'il avait voulu la protéger du camion, il n'avait récolté que souffrance et ch‚timent. Puis ces inconnus l'avaient tourmenté, agressé, blessé, piqué avec des aiguilles et bouclé dans le noir, la crasse et la puanteur.

235

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Plus tard, allongé dans son lit, en proie à l'insomnie, dans la grande maison silencieuse et obscure, Tom sentit un poids s'enfoncer en lui et se déposer sur son cour. Il avait désormais le tableau qu'il recherchait - un tableau sombre et sans espoir.

Car, dans le jugement que Pilgrim avait porté sur les horreurs qui l'avaient accablé, il n'y avait nulle illusion, nulle sottise ni légèreté.

C'était un jugement logique et c'était bien ce qui rendait difficile de l'aider. Tom, pourtant, voulait de toutes ses forces l'aider. Pour le cheval et pour la fillette. Mais il savait aussi - et c'était un tort -

que, surtout, il le voulait pour la femme avec laquelle il s'était promené

aujourd'hui, et dont la bouche et les yeux lui apparaissaient aussi distinctement que si elle avait été dans son lit.

21

LA nuit o˘ mourut Matthew Graves, Annie et son frère séjournaient chez des amis dans les montagnes Bleues à la JamaÔque. C'était la fin des vacances de NoÎl et leurs parents étaient rentrés à Kingston en les laissant s'amuser encore quelques jours sur place. Annie et son frère George dormaient dans le grand lit tendu d'une vaste moustiquaire, lorsqu'en pleine nuit l'amie de leur mère vint les réveiller en chemise de nuit. Elle alluma la lampe de chevet et s'assit sur la couverture, tandis que les enfants se frottaient les yeux. Vaguement, à travers la gaze de la moustiquaire, Annie aperçut dans le fond le mari en pyjama rayé, le visage dans la pénombre.

Annie se souviendrait toujours de l'étrange sourire de la femme. Plus tard, elle devait comprendre que c'était un sourire d'appréhension mais, sur le moment, son expression lui parut comique, et lorsque la femme déclara qu'elle avait de mauvaises nouvelles et que leur père était mort, Annie crut à une farce. Pas une farce très drôle, mais tout de même une farce.

Des années plus tard, désireuse de faire quelque chose contre ses insomnies (lubie qui la prenait tous les quatre ou cinq ans, avec ce seul résultat qu'elle déboursait des sommes folles pour s'entendre dire des vérités qu'elle savait déjà), elle avait consulté une hypnothérapeute. La technique de cette

237

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux femme était órientée sur l'événement ª. Cela signifiait apparemment qu'elle demandait à ses clients de lui fournir un incident qui avait marqué

le début de leurs ćrises ª ou de leurs problèmes. Elle les jetait alors dans un état second, les ramenait dans le passé - et réglait la question.

¿ l'issue de la première séance à cent dollars, la pauvre femme se montra clairement désappointée devant l'incapacité de sa cliente à suggérer un incident idoine, si bien qu'Annie se tortura les méninges pendant toute une semaine pour trouver quelque chose. Ce fut Robert, à qui elle s'était confiée, qui mit le doigt dessus : Annie réveillée à l'‚ge de dix ans pour apprendre que son père était mort.

D'émotion, la thérapeute faillit en tomber de sa chaise. Annie jubilait elle aussi, comme ces chipies à l'école qui avaient toujours le doigt levé

au premier rang. Ne t'endors pas, sinon un être cher risque de mourir. Pas très convaincant. Le fait qu'elle avait dormi ensuite comme une b˚che pendant vingt bonnes années ne semblait pas gêner la thérapeute.

Cette dernière lui demanda alors si elle aimait son père, si elle aimait sa mère - et, après avoir écouté les réponses, si elle voulait bien se livrer à un ´ petit exercice de séparation ª. Volontiers, dit Annie. La femme tenta alors de l'hypnotiser, mais elle était tellement survoltée qu'elle br˚la les étapes et rata complètement son coup. Pour ne pas la décevoir, Annie fit de son mieux pour simuler une transe, mais elle eut bien du mal à

garder son sérieux quand la femme, plaçant ses parents sur de petits disques d'argent, les expédia l'un après l'autre, en les saluant sereinement de la main, dans le vaste espace intersidéral.

Mais si la mort de son père, comme du moins Annie le croyait, n'avait aucun rapport avec ses insomnies, ses répercussions sur presque tout le reste étaient incommensurables.

Dans le mois suivant le drame, sa mère avait débarrassé la maison de Kingston et disposé de certaines choses qui étaient les pivots de l'existence de ses enfants. Elle vendit le petit 238

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux bateau o˘ leur père leur avait appris à naviguer et dans lequel il les avait emmenés sur des îles désertes, pour pêcher la langouste parmi les coraux et courir sur le sable blanc des plages de cocotiers. quant à leur chienne Bella, un croisement de labrador noir, elle avait été donnée à un voisin qu'ils connaissaient à peine. Ils l'avaient vue derrière le portail, dans le taxi qui devait les conduire à l'aéroport.

Ils s'étaient envolés pour l'Angleterre, pays étrange, humide et froid, o˘

personne ne souriait, et leur mère les avait abandonnés dans le Devon à ses parents, tandis qu'elle rentrait à Londres pour ćlasser ª, disait-elle, les affaires de son défunt mari. Elle ne perdit pas de temps à ćlasser ª

également les siennes car, moins de six mois plus tard, elle s'apprêtait à

se remarier.

Le grand-père d'Annie était un homme doux et falot, fumeur de pipe et cruciverbiste, dont le souci principal en cette vie était d'éviter les ires ou le simple mécontentement de sa moitié. Cette dernière était une petite femme malveillante avec une permanente blanche et raide, sous laquelle la peau rosé du cr‚ne luisait comme une menace. Son aversion pour les enfants n'était pas pire que celle qu'elle affichait pour presque tout le reste.

Mais tandis que les objets de sa détesta-tion étaient abstraits, inanimés, ou simplement ignorants de ses sentiments - avec ses petits-enfants, la réponse était bien plus gratifiante, et dans les mois qui suivirent, elle s'appliqua à leur rendre la vie impossible.

Elle favorisa George, non qu'elle le détest‚t moins, mais afin de les diviser, et rendit ainsi Annie, dans les yeux de qui elle était prompte à

détecter l'insolence, encore plus malheureuse. Elle prétendit que son séjour aux ćolonies ª lui avait donné des manières vulgaires, négligées, et entreprit de l'en guérir en l'envoyant au lit sans dîner et en lui tapant sur les jambes, à la moindre peccadille, avec une longue cuillère en bois. Leur mère, qui prenait le train chaque week-end pour leur rendre visite, écoutait impartialement les doléances de ses enfants. Des enquêtes d'une stupéfiante objectivité

239

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux furent menées, et Annie eut ainsi l'occasion d'apprendre comment des faits pouvaient être subtilement réarrangés pour rendre différents sons de cloche.

- Cette enfant a une imagination si fertile, disait sa grand-mère.

Réduite à une attitude de muet mépris et à des actes de vengeance mesquine, Annie volait des cigarettes dans le sac à main de la sorcière et allait les fumer derrière les rhododendrons ruisselants, méditant avec amertume sur l'imprudence qu'il y a à aimer, quand ceux qui vous sont chers peuvent mourir et vous abandonner.

Son père, homme gai et pétulant, avait toujours été le seul à penser qu'elle valait quelque chose. Et à dater de sa mort, la vie d'Annie ne fut qu'une quête continuelle pour lui donner raison. ¿ l'école, à l'université, et dans sa vie professionnelle, c'était cet objectif qui la guidait : leur montrer de quoi elle était capable.

Après la naissance de sa fille, elle avait cru toucher au but. Dans ce petit visage rosé et fripé, qui tétait si avidement son sein, le calme était venu comme après la tempête. C'était le temps des mises au point.

Maintenant, elle pouvait enfin être elle-même. Puis il y avait eu la fausse couche. Une série de fausses couches, chaque échec en engendrant un autre, et bientôt Annie redevint la petite fille p‚le de colère derrière les rhododendrons. Eh bien, elle allait leur montrer de quoi elle était capable.

Mais ce n'était plus comme avant. ¿ ses débuts à Rolling Stone, cette frange des nouveaux médias qui suivait ces questions l'avait qualifiée de ´

brillante et ardente ª. Dans son nouveau rôle de chef - le genre de job qu'elle aurait juré ne jamais accepter - la première épithète lui restait acquise. Mais comme pour prendre acte de ce que sa flamme intérieure s'était refroidie, árdente ª s'était mué en śans pitié ª. En fait, Annie avait été la première étonnée de la brutalité dont elle avait fait preuve dans ses nouvelles fonctions.

¿ l'automne dernier, elle avait rencontré une ancienne 240

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux camarade de pension. Comme Annie évoquait quelque affrontement sanglant au journal, cette femme lui avait demandé en riant si elle se souvenait d'avoir joué Lady Macbeth dans la pièce de l'école. Annie s'en souvenait fort bien. Et même, elle se rappelait avoir obtenu un beau succès.

- Tu te rappelles quand tu plongeais les bras dans le bidon d'hémoglobine pour le grand monologue? Tu étais rouge jusqu'aux coudes!

- Tu parles! «a c'était un numéro...

Annie avait ri elle aussi, mais l'image l'avait poursuivie pendant tout un après-midi, jusqu'au moment o˘ elle avait décidé que cela n'avait aucun rapport, car Lady Macbeth était motivée par la carrière de son mari, pas par la sienne propre, et de toute façon il n'y avait aucun lien de parenté.

Le lendemain, peut-être pour marquer le coup, elle avait viré Fenimore Fiske.

\

A présent, depuis la trompeuse place forte de son bureau en exil, Annie réfléchissait à ses exploits et aux failles qui en étaient à l'origine.

Elle en avait eu un aperçu à Little Bighorn, quand elle s'était effondrée contre le monument de pierre gravé aux noms de tous ces inconnus. Ici, dans les nuages, la vérité se révélait à elle encore plus cr˚ment, comme si ses secrets se mettaient à pousser avec la saison. Et dans un silence affligé

issu de cette connaissance, elle voyait comme derrière une vitre le monde extérieur se réchauffer et reverdir avec les jours de mai.

Ce n'était que lorsqu'il était là qu'elle se sentait vivante. Par trois fois, il était revenu frapper à sa porte, et ils s'étaient rendus sur de nouveaux sites à cheval.

Tous les mercredis, désormais, Diane ramenait Gr‚ce de la clinique et parfois, dans la semaine, elle ou Frank allaient aussi la déposer à

l'occasion d'une course en ville. Ces matins-là, Annie se surprenait à

attendre l'appel de Tom, et lorsque le téléphone sonnait, elle s'efforçait de ne pas trahir son impatience.

La dernière fois, elle était au milieu d'une conférence, 241

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux lorsqu'elle avait vu Tom sortir de la grange avec les chevaux sellés, et elle en avait perdu le fil de la discussion. Soudain, elle prit conscience que New York se taisait.

- Annie? fit l'un de ses collaborateurs.

- Pardon. Il y a de la friture. J'ai raté la fin... Lorsque Tom arriva, elle était toujours en conférence, et

elle lui fit signe par la porte grillagée. Il ôta son feutre et entra.

Annie lui exprima par des grimaces qu'elle s'excusait et le priait de se servir un café. Ce qu'il fit, avant de s'installer sur l'accoudoir du canapé.

quelques numéros récents de son magazine tramaient là; il en prit un et se mit à le feuilleter. Remarquant son nom à la page de l'óurs ª, il montra qu'il était impressionné. Puis elle le vit sourire devant un papier ´ mode ª signé Lucy Friedman et titré : ´ Les Nouveaux Péquenots ª. On avait emmené une brochette de top models au fin fond de l'Arkansas pour les photographier autour du śujet ª : des hommes rogues aux ventres de buveurs de bière, avec tatouages et fusils en bandoulière, qui posaient à

la portière de leur guimbarde. Annie se demandait comment le photographe, type génial et extravagant qui se maquillait les yeux et faisait admirer à

tout le monde ses mamelons percés, avait réussi à sauver sa peau.

La réunion était à dix minutes de la fin et Annie, consciente que Tom écoutait, se sentit gagnée par la timidité. Elle se rendit compte qu'elle s'exprimait avec plus de solennité que d'ordinaire, pour l'impressionner, et se trouva puérile. Rassemblés autour du haut-parleur du téléphone, Lucy et les autres devaient se demander ce qui lui prenait. quand ce fut terminé, elle raccrocha et se retourna.

- Pardon...

- Ce n'est rien. J'aime vous entendre quand vous travaillez. Et maintenant, je saurai comment m'habiller quand j'irai dans l'Arkansas. (Il rejeta le magazine sur le divan.) C'est très amusant.

- C'est éreintant.

Comme elle était déjà en tenue, ils rejoignirent aussitôt les 242

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux chevaux. Annie se déclara prête à monter avec des étriers plus longs et il lui montra comment s'y prendre, car le système de réglage était particulier. Elle se rapprocha pour le regarder faire et, pour la première fois, sentit son odeur : une chaude odeur de cuir et de savon. Pendant tout ce temps, leurs bras se frôlèrent, mais aucun d'eux ne s'écarta.

Ce matin-là, ils se promenèrent du côté de la rivière méridionale et remontèrent la berge jusqu'à un certain endroit o˘ Tom avait prétendu que l'on pouvait observer des castors. Mais ils n'en virent aucun, seulement deux nouveaux îlots compliqués, échafaudés par les rongeurs. Ils mirent pied à terre et allèrent s'asseoir sur le tronc gris, blanchi par les intempéries, d'un peuplier déraciné, tandis que les chevaux se désaltéraient dans leur propre reflet.

Un poisson, ou une grenouille, jaillit de l'onde juste devant le poulain, qui fit un bond en arrière, comme dans un dessin animé. Rimrock lui jeta un coup d'oil désabusé et continua à s'abreuver. La scène amusa Tom, qui se leva et rejoignit le cheval. Là, il lui toucha l'encolure d'une main, la tête de l'autre, et ne bougea plus. Annie n'aurait su dire s'il lui parlait, mais elle remarqua que le cheval avait l'air d'écouter. Puis, sans se faire prier, l'animal s'approcha de l'eau, et après quelques reniflements méfiants se remit à boire comme si de rien n'était. En retournant à sa place, Tom la vit sourire.

- qu'est-ce qu'il y a?

- Comment faites-vous ça?

- quoi... ´çaª?

- Lui redonner confiance...

- Oh, il savait qu'il ne risquait rien... Il est un peu comédien sur les bords. Ô

- Et comment le savez-vous? , II lui adressa le même regard amusé que le jour o˘ ellq l'avait assassiné de questions sur sa femme et son fils, t

- «a s'apprend...

Il comptait en rester là, mais il dut deviner qu'elle se sentait rabrouée, car il poursuivit:

243

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- C'est toute la différence entre regarder et voir. Si vous regardez assez longtemps, bien comme il faut, alors vous vous mettrez à voir. Même chose dans votre partie. Vous savez reconnaître un bon article parce que vous avez acquis de l'expérience...

Cela la fit sourire.

- De l'expérience sur ´ Les Nouveaux Péquenots ª ?

- Par exemple. Je n'aurais jamais deviné que c'était un sujet susceptible d'intéresser les gens.

- «a ne les intéresse pas.

- Mais si. «a les amuse.

- C'est idiot.

l C'avait été dit sur un ton hargneux et définitif qui jeta un froid. Comme il la regardait, elle se radoucit et lui offrit un sourire d'autodénigrement.

- C'est idiot, condescendant et bidon.

- Vous publiez aussi des articles sérieux...

- Oui. Mais qui les lit?

Il haussa les épaules. Annie reporta son attention sur les chevaux. Ils avaient étanché leur soif et broutaient les jeunes pousses sur la berge.

- Vous, ce que vous faites est réel..., lui dit-elle.

Sur le chemin du retour, elle lui parla des livres qu'elle avait lus en bibliothèque, sur les Ćhuchoteurs ª, la sorcellerie, et le reste. Il rit et affirma que lui aussi avait lu ces histoires et qu'en certaines occasions ça ne lui aurait pas déplu d'être un sorcier, en effet. Il connaissait Sullivan et J. S. Rarey.

- Certains - pas Rarey, qui était un véritable cavalier -faisaient des choses qui passaient pour de la magie mais étaient de la pure et simple cruauté. Comme verser de la grenaille de plomb dans une oreille, ce qui paralysait la bête de terreur. Les gens étaient époustouflés, mais ce qu'ils ignoraient, c'est que, pour avoir maté le cheval fou, le type l'avait aussi probablement tué.

Il expliqua que souvent, un cheval perturbé devait aller de 244

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux mal en pis avant de s'améliorer, qu'il fallait le laisser franchir la limite - quitte à aller en enfer, avant de s'en retourner. Et elle ne répondit pas, parce qu'elle savait qu'il ne parlait pas seulement de Pilgrim, mais de quelque chose de plus vaste qui les concernait tous.

Elle savait que Gr‚ce avait parlé à Tom de l'accident - pas par lui, mais en surprenant une conversation entre Gr‚ce et son père, quelques jours plus tôt. Gr‚ce adorait lui faire ce coup-là, la laisser apprendre des choses par procuration pour lui permettre de prendre la mesure précise de son exclusion. Cette fois-là, Annie avait tout entendu depuis son bain par la porte ouverte - comme Gr‚ce devait s'en douter, car elle n'avait fait aucun effort pour baisser la voix.

Elle avait été avare de détails, disant simplement à Robert que la mémoire de l'accident lui était revenue et qu'elle se sentait mieux d'en avoir parlé. Par la suite, Annie avait attendu qu'elle la mît au courant, tout en sachant que c'était sans espoir.

Sur le moment, elle en avait voulu à Tom d'avoir d'une certaine façon violé

leur intimité. Le lendemain, elle s'était montrée cassante.

- Il paraît que Gr‚ce vous a parlé de l'accident?

- Oui, avait-il dit.

Rien de plus. Il était évident qu'à ses yeux c'était une affaire entre lui et Gr‚ce et, lorsque Annie eut surmonté sa colère, elle le respecta pour cela et se rappela que ce n'était pas lui qui avait violé son intimité mais elle, la sienne.

Tom lui parlait rarement de Gr‚ce et, quand c'était le cas, c'était sur des sujets neutres et concrets. Mais Annie savait qu'il avait vu ce qui se passait dans son foyer. Comment e˚t-il pu en être autrement?

22

BLOTTIS tout au fond du corral bourbeux, les veaux s'efforçaient de se cacher les uns derrière les autres en utilisant leur mufle noir et humide pour se pousser mutuellement en avant. quand l'un d'eux était expédié en première ligne, il fallait voir sa panique, et quand il n'en pouvait plus, il se sauvait à l'arrière et tout recommençait.

C'était le samedi matin avant Mémorial Day et les jumeaux montraient à Joe et Gr‚ce leurs progrès dans le maniement du lasso. Scott, dont c'était le tour, étrennait une paire de cuissardes flambant neuves et un feutre trop grand pour lui. Il avait déjà arrêté à plusieurs reprises de faire tournoyer la boucle. ¿ chaque fois, Joe et Craig riaient comme des bossus et Scott, tout rouge, faisait de son mieux pour feindre de trouver ça drôle lui aussi. La boucle tournoyait depuis si longtemps que Gr‚ce commençait à

avoir le tournis.

- On revient la semaine prochaine ? dit Joe.

- Je choisis, d'accord ?

- Ils sont là-bas. Noirs, avec quatre pattes et une queue...?

- «a va, monsieur Je-sais-tout.

- Bon, alors, tu te décides?

- D'accord, d'accord!

Joe hocha la tête et sourit à Gr‚ce. Ils étaient juchés sur la barrière et Gr‚ce se sentait encore fière d'avoir réussi Fesca-246

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux lade. Elle avait fait comme si ce n'était rien du tout, et bien que cela lui fît un mal de chien là o˘ le barreau appuyait contre son moignon, elle n'était pas près d'en bouger.

Elle portait un nouveau Wrangler qu'elle et Diane avaient fini par dégoter à Gré‚t Falls, et elle se savait à son avantage, car elle avait passé une heure à se regarder dans la glace. Gr‚ce à Terri, les muscles de sa fesse droite le remplissaient bien. C'était drôle, à New York elle serait morte plutôt que de porter autre chose qu'un Levis, mais ici tout le monde portait des Wrangler. Le vendeur lui avait dit que c'était parce que les coutures intérieures étaient plus confortables en selle.

- J' suis plus fort que toi, de toute manière, dit Scott.

- Tu fais de plus belles boucles, c'est s˚r...

Joe sauta dans le corral et marcha dans la gadoue en direction des veaux. -

Joe, dégage!

- Ne fais pas le bébé. Je les bouge un peu pour t'aider... ¿ son approche, les veaux s'éloignèrent pour se regrouper

dans un angle. Leur seul salut résidait désormais dans la fuite et Gr‚ce vit l'anxiété croître dans leurs rangs jusqu'au moment o˘ ils furent prêts à tenter une percée. Joe s'arrêta. Un pas de plus, et ils déguerpissaient.

- Prêt? lança-t-il.

Scott se mordilla la lèvre inférieure et fit tournoyer un peu plus vite la boucle, qui ronronna dans les airs. Sur un signe de sa part, Joe avança d'un pas. Aussitôt, les veaux foncèrent. Scott lança la corde avec un involontaire petit cri d'effort. Elle fendit l'air en ondulant et atterrit en une boucle impeccable sur la tête du premier veau.

- Ouais! hurla-t-il, en tirant d'un coup sec.

Mais sa victoire ne dura qu'une seconde car, dès que la bête sentit la boucle se resserrer, elle détala - et Scott avec. Il laissa son chapeau en l'air et piqua une tête dans la fange comme un nageur de compétition.

- L‚che ! L‚che ! cria Joe.

247

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Mais soit que Scott ne l'entendît pas, soit que sa fierté l'en empêch‚t, il resta cramponné à la corde comme si ses mains y étaient engluées et continua sa course. Ce que le veau ne possédait pas en taille, il le compensait en énergie, et il sautait, ruait et bottait tel un bouvillon à

un rodéo, tirant Scott dans la boue comme une luge.

De peur, Gr‚ce porta les mains à son visage et manqua en tomber à la renverse. Mais dès lors qu'ils comprirent que Scott ne s'agrippait à cette corde que parce qu'il le voulait bien, Joe et Craig se mirent à rire et poussèrent des hourras. Scott tenait toujours bon. Le veau le traîna d'un bout à l'autre de l'enclos sous les yeux du troupeau ahuri.

Le vacarme fit sortir Diane en toute h‚te de la maison, mais Tom et Frank la battirent à la course depuis la grange. Ils rejoignirent Gr‚ce au moment précis o˘ Scott l‚chait prise.

L'enfant resta allongé, parfaitement inerte, face contre terre, et le calme se fit. Oh, non ! se dit Gr‚ce. Sur ce, Diane arriva et poussa un cri d'effroi.

Une main se souleva lentement de la boue dans une sorte de salut comique.

Puis, thé‚tralement, le petit garçon se redressa tout seul et se tourna vers eux, pour qu'ils puissent rire de lui - ce dont personne ne se priva.

Et lorsque Gr‚ce vit les dents blanches de Scott fendre la couche uniformément brune, elle se joignit aux rires. Alors tous ensemble ils s'esclaffèrent à pleine voix, longuement et sans malice, et Gr‚ce se sentit à sa place - et songea que la vie, peut-être, pouvait encore être belle.

Une demi-heure plus tard, tout le monde avait disparu. Diane avait emmené

Scott dans la maison pour le débarbouiller, et Frank, qui voulait avoir l'avis de Tom sur un veau qui lui donnait du souci, l'avait conduit avec Craig à la prairie. Annie était descendue à Gré‚t Falls pour acheter des provisions en vue de ce qu'elle s'obstinait à appeler, au grand embarras de Gr‚ce, un ´dînerª, auquel elle avait

248

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux convié ce soir-là les Booker. Gr‚ce était donc restée seule avec Joe, et ce fut ce dernier qui suggéra de rendre visite à Pilgrim.

Le cheval occupait à présent un corral à lui tout seul, à côté des poulains dont Tom faisait l'éducation, et il répondait à l'intérêt que ceux-ci lui portaient, derrière la double barrière, avec un mélange de méfiance et de dédain. Il vit Gr‚ce et Joe arriver de très loin et se mit à ren‚cler et hennir en arpentant au trot le sillon de boue qu'il avait névrotiquement creusé le long de la barrière du fond.

Marcher dans l'herbe creusée d'ornières était un peu délicat, mais Gr‚ce se concentrait pour lancer sa jambe, et si elle savait que Joe marchait plus lentement qu'à l'ordinaire, cela ne la gênait pas. Elle se sentait aussi à

l'aise avec lui qu'avec Tom. Arrivés au portail, ils s'accoudèrent pour l'admirer.

- Il était si beau, dit-elle.

- Il l'est toujours.

Elle acquiesça. Elle lui parla de ce jour - presque un an déjà - o˘ ils étaient partis pour le Kentucky. Et tandis qu'elle parlait, Pilgrim semblait interpréter du fond du corral quelque vicieuse parodie des événements qu'elle décrivait. Il longeait la barrière en une parade narquoise, tenant sa queue bien droite - mais cette queue était emmêlée, agitée et tordue, et Gr‚ce savait que ce n'était pas sous l'effet de l'orgueil mais de la peur.

Joe l'écoutait parler et elle vit dans ses yeux le même calme contenu que dans les yeux de Tom. C'était ahurissant comme il pouvait ressembler à son oncle, tant dans l'apparence que dans le comportement. Ce sourire naturel et cette façon d'ôter son chapeau pour passer la main dans ses cheveux.

Plus d'une fois, Gr‚ce s'était surprise à regretter qu'il n'e˚t pas un ou deux ans de plus - non qu'il aurait pu s'intéresser à elle, bien s˚r. Pas comme ça, pas maintenant, avec sa jambe. Enfin, c'était déjà sympa d'être copains.

Elle avait beaucoup appris à le regarder manipuler les petits poulains, en particulier celui de Bronty. Il ne s'imposait 249

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux jamais par la force, mais les laissait venir à lui et les accueillait avec une aisance qui les mettait en confiance. Il jouait avec eux, mais si jamais ils manquaient d'assurance, U n'insistait pas.

- Tom dit qu'il faut les mettre sur la voie, lui avait-il dit un jour o˘

ils étaient avec le poulain. Mais si on les bouscule trop, ils s'emmêlent les pinceaux. Il faut les laisser se mettre dans le bain. Il dit que c'est une question d'autoprotection.

Pilgrim s'était arrêté et les regardait de loin.

- Alors, tu vas le remonter?

Gr‚ce se tourna vers Joe, sourcils froncés.

- quoi?

- quand Tom l'aura remis dans la bonne voie... Elle éclata d'un rire qui, même à elle, parut faux. Joe haussa les épaules et fit signe qu'il avait compris.

Entendant un coup de sabots dans le corral à côté, ils se retournèrent pour voir des yearlings qui jouaient à une version chevaline du ´jeu du chat ª.

Joe se pencha et arracha un brin d'herbe qu'il se mit à suçoter.

- Dommage, dit-il.

- quoi?

- Dans quelques semaines, papa conduit le troupeau sur les p‚turages d'été, et on l'accompagne tous. C'est super, et puis c'est très joli là-haut, tu sais...

Ils s'approchèrent des poulains et leur offrirent des friandises que Joe gardait dans sa poche. En marchant vers la grange, à côté du garçon qui suçait toujours son brin d'herbe, Gr‚ce se demanda pourquoi elle s'entêtait à prétendre qu'elle ne voulait pas monter. D'une certaine façon, elle s'était prise à son propre piège. Et elle devinait, comme sur d'autres sujets, que cela avait probablement un rapport avec sa mère.

Annie l'avait surprise en soutenant sa décision, au point d'éveiller sa méfiance. Cela, bien s˚r, à cause du côté Ńoblesse oblige ª des Anglais, qui veut que vous remontiez aussitôt en selle après la chute pour ne pas rester sur un échec. Et même si ce qui était advenu était plus grave qu'une 250

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux simple culbute, Gr‚ce soupçonnait Annie de jouer quelque sournois double jeu, feignant la conciliation pour mieux provoquer la réaction opposée. Le seul point qui ne cadrait pas avec sa théorie, c'était que sa mère se f˚t remise à l'équitation après toutes ces années. En secret, Gr‚ce enviait ces chevauchées matinales en compagnie de Tom Booker. Mais l'étrange, c'était qu'Annie devait bien se douter qu'elle aboutirait ainsi à dégo˚ter définitivement sa fille du cheval.

Mais pourquoi, se demandait Gr‚ce, voyait-elle partout des arrière-pensées?

¿ quoi bon refuser à sa mère une victoire imaginaire en se privant de quelque chose qu'elle était dorénavant presque certaine de désirer?

Elle savait qu'elle ne remonterait plus jamais Pilgrim. Même s'il allait mieux, il n'y aurait plus de confiance entre eux, et il sentirait toujours en elle une peur diffuse. Mais elle pouvait essayer avec une monture plus petite. Si seulement elle arrivait à ne pas en faire toute une histoire, de sorte que si elle chutait ou se montrait ridicule, cela n'ait aucune importance.

Une fois à la grange, Joe ouvrit le portail et passa en tête. Maintenant que le temps était plus clément, tous les chevaux étaient au pré, et Gr‚ce ne comprenait pas pourquoi il l'emmenait là. Le cliquetis de sa canne sur le sol en ciment se répercutait dans le vide. Joe tourna à gauche dans la sellerie et Gr‚ce s'arrêta sur le seuil, intriguée.

La pièce sentait bon le cuir et l'odeur de pin des boiseries neuves. Elle le vit marcher jusqu'aux selles alignées au mur sur leur support. Lorsqu'il lui parla, ce fut par-dessus son épaule, le brin d'herbe entre les dents et d'une voix détachée, comme s'il lui demandait de choisir un soda dans le frigo.t

- Mon cheval ou Rimrock? ; Annie regretta son invitation presque aussitôt après l'avoir lancée. La petite maison n'était pas précisément conçue pour de la haute cuisine, non que sa ćuisine ª f˚t si ´ haute ª que cela, d'ailleurs. En partie parce qu'elle trouvait cela plus créa-251

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tif, mais surtout par manque de patience, elle cuisinait plutôt à

l'instinct qu'en suivant des recettes. Et à part un fonds de trois ou quatre plats qu'elle pouvait confectionner les yeux fermés, le résultat avait une chance sur deux de se révéler ou génial ou infect. Ce soir-là, elle sentait déjà que les probabilités penchaient plutôt vers la deuxième hypothèse.

Elle avait joué la sécurité, pensait-elle, en optant pour des p‚tes. Son grand succès de l'an dernier. Chic mais facile. Les gosses aimeraient et il y avait même une chance pour que Diane f˚t épatée. Elle avait également remarqué que Tom évitait de manger trop de viande, et plus qu'elle ne voulait l'admettre, elle tenait à lui plaire. Nul besoin d'ingrédients recherchés. Elle n'avait besoin que de penne rigata, moz-zarella, basilic frais et tomates séchées, toutes choses qu'elle avait cru pouvoir se procurer à Choteau.

Le commerçant l'avait regardée comme une extraterrestre. Elle avait d˚

pousser jusqu'au grand supermarché de Gré‚t Falls, o˘ elle n'avait toujours pas trouvé son bonheur. C'était sans espoir. Elle avait tout repensé sur place en se tramant dans les rayons, de plus en plus contrariée - mais plutôt mourir que de capituler et servir des steaks. Elle avait dit que ce serait des p‚tes, ce serait donc des p‚tes. Elle finit par choisir un paquet de spaghettis, une sauce bolognaise en conserve, ainsi que quelques ingrédients afin de relever le tout et faire passer le résultat pour une création personnelle. Elle s'en tira avec deux bonnes bouteilles de chianti et le strict minimum d'honneur intact.

Au retour, elle se sentit mieux. Elle tenait à cette invitation, c'était bien le moins. Les Booker étaient tous si gentils, même si l'amabilité de Diane semblait toujours un peu sur le fil. Lorsque Annie posait la question des frais de la location et du traitement de Pilgrim, Tom se dérobait. On s'arrangerait plus tard, disait-il. Frank et Diane lui avaient fait la même réponse. Ce dîner était donc une façon provisoire de les remercier.

Les victuailles mises de côté, elle alla déposer sa nouvelle 252

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux pile de journaux sur la table, o˘ trônait déjà un petit amoncellement. Elle avait au préalable pris connaissance des messages. Il n'y en avait qu'un, transmis par Robert dans la ´ boîte à lettres ª de son ordinateur.

Il avait espéré prendre l'avion pour passer le week-end avec elles mais, à

la dernière minute, il avait été convoqué à un rendez-vous à Londres pour lundi. De là, il se rendrait à Genève. La veille, il avait passé une demi-heure à s'excuser auprès de Gr‚ce. Le message était une plaisanterie qu'il avait rédigée juste avant son départ dans un code secret que lui et Gr‚ce appelaient ćyberspeak ª et qu'Annie comprenait à demi. En conclusion, il avait dessiné par logiciel l'image d'un cheval arborant un grand sourire.

Annie fit un tirage-papier sans le lire.

Lorsque Robert lui avait annoncé qu'il ne viendrait pas, sa première réaction avait été de soulagement. Cette attitude l'avait ennuyée et, depuis, elle avait activement évité de l'analyser plus en profondeur.

Elle prit un siège en se demandant distraitement o˘ Gr‚ce était passée.

¿ son retour, elle n'avait vu personne au ranch. Ils devaient tous être à

l'intérieur, ou alors près des corrals du fond. Elle jetterait un coup d'oil lorsqu'elle reviendrait d'avoir acheté les hebdomadaires, rituel du samedi qu'elle persistait à honorer ici, bien qu'il lui en co˚t‚t, semblait-il, largement plus d'efforts. Croquant dans une pomme, elle ouvrit Time Magazine.

Gr‚ce mit environ dix minutes à se frayer un chemin sous les corrals et parmi le bosquet de peupliers pour atteindre le site dont Joe lui avait parlé. L'endroit ne lui était pas connu, mais lorsqu'elle émergea des arbres elle comprit pourquoi il l'avait choisi.

En contrebas, au pied d'un talus arrondi, s'étendait une ellipse parfaite de prairie, bordée par un coude de la rivière formant comme une douve.

C'était une arène naturelle, isolée de tout sauf des arbres et du ciel.

L'herbe était profonde,

253

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux d'un luxuriant bleu-vert, et sur ce tapis poussaient des fleurs sauvages telles que Gr‚ce n'en avait jamais vu.

Elle attendit en prêtant l'oreille. C'était à peine si un souffle d'air inquiétait le feuillage des grands peupliers dans son dos, et elle n'entendait plus que le bourdonnement des insectes et son cour qui battait.

Personne ne devait savoir. Tel était leur accord. Entendant la voiture d'Annie, ils l'avaient épiée à travers un jour dans la porte de la grange.

Scott serait bientôt dehors et, pour prévenir toute indiscrétion, Joe lui avait conseillé de prendre les devants. Il avait sellé le cheval, vérifié

que la voie était libre, et l'avait suivie.

Joe avait dit que Tom ne serait pas f‚ché si elle montait Rimrock, mais Gr

‚ce n'avait pas voulu et ils avaient sellé Gonzo, le poney pie de Joe.

Comme les autres chevaux au ranch, il était doux et placide, et Gr‚ce s'en était déjà fait un ami. Sa taille par ailleurs lui convenait davantage.

Elle entendit une branche craquer et le souffle discret du cheval. En se retournant, elle les vit apparaître à travers les arbres.

- On t'a vu? dit-elle.

- Non.

Il passa à côté d'elle et invita délicatement Gonzo à descendre le talus.

Gr‚ce le suivit, mais la pente était difficile et, à un mètre environ de la prairie, elle se prit la jambe et tomba. Elle atterrit dans une posture plus alarmante que grave. Joe mit pied à terre.

- «a va?

- Merde!

- Tu es blessée?

- Non. «a va. Merde, merde, merde!

Il la laissa fulminer tout en lui époussetant le dos. Elle constata que son nouveau Jean était sali sur un côté, mais elle s'en fichait.

- «a va, ta jambe?

- Oui. Excuse-moi. Des fois, ça m'énerve.

Pendant un moment il ne dit rien et la laissa s'arranger. j> - Tu veux toujours essayer?

254

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Oui.

Joe guida Gonzo et le trio s'avança dans le pré. Des papillons s'élevaient à leur approche, tandis qu'ils marchaient au soleil en s'enfonçant dans l'herbe haute qui se froissait sous leurs bottes. ¿ cet endroit, le ruisseau peu profond courait sur des galets, et bientôt Gr‚ce entendit la chanson de l'eau. Un héron se souleva sur ses échasses et s'éloigna le long de la rive en ajustant ses pas.

¿ la hauteur d'une souche basse de peuplier, noueuse et envahie par l'herbe, Joe s'arrêta et fit passer Gonzo de l'autre côté pour bénéficier d'une marche.

- «a ira?

- Hum... si je réussis à grimper là-dessus.

Il resta devant l'épaule du cheval, le retenant d'une main et aidant Gr‚ce de l'autre. Comme Gonzo s'écartait, il lui flatta l'encolure et le tranquillisa de la voix. Gr‚ce se hissa sur la souche avec sa bonne jambe en s'appuyant à l'épaule de son camarade.

- «a va?

- Je crois.

- L'étrier est trop court?

- Non, c'est bon.

Elle avait laissé sa main gauche sur son épaule. Elle se demanda s'il sentait les palpitations violentes de son cour.

- Bien. Retiens-toi à moi et, quand tu es prête, mets la main droite sur le pommeau.

Gr‚ce prit une profonde inspiration et obéit. Gonzo bougea la tête légèrement, mais ses sabots restèrent plantés dans le sol. quand il eut la certitude qu'elle était en équilibre, Joe la l‚cha et saisit l'étrier.

C'était l'étape difficile. Pour loger le pied gauche dans l'étrier, tout le poids de Gr‚ce devrait se déporter sur sa prothèse. Elle craignait de glisser, mais elle sentit que Joe s'arc-boutait, assumant une bonne partie de la charge, si bien qu'en un rien de temps son pied fut calé dans l'étrier comme s'ils avaient une vieille expérience. Gonzo fit encore un léger

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux écart, mais Joe l'interpella, calmement mais fermement, et l'animal se figea à l'instant.

Il ne lui restait plus qu'à soulever la jambe artificielle, mais ça faisait un drôle d'effet de ne plus sentir rien au bout, et elle se rappela soudain que la dernière fois qu'elle avait fait ce genre de mouvement, c'était le matin de l'accident.

- O.K.?

- Oui.

- Vas-y.

Elle s'arc-bouta sur la jambe gauche, déportant son poids sur l'étrier, puis essaya de soulever la droite par-dessus la croupe.

- J'y arrive pas.

- Appuie-toi un peu plus sur moi. Penche-toi, tu auras un meilleur angle.

Ainsi fit-elle, et rassemblant toutes ses forces comme si sa vie en dépendait, elle souleva sa jambe. En même temps, elle basculait en se tirant après le pommeau et, comme eue sentait que Joe la poussait aussi, elle fit un dernier effort et retomba en selle.

Elle fut surprise de ne pas se sentir plus dépaysée. Voyant qu'elle cherchait l'autre étrier, Joe s'empressa de faire le tour pour lui venir en aide. Elle sentait l'intérieur de sa cuisse mutilée contre la selle et, si l'endroit était sensible, il était impossible de dire précisément o˘

s'arrêtaient les sensations.

Joe fit un pas de côté, prêt à parer à une défaillance, mais elle était trop concentrée pour le remarquer. Rassemblant les rênes, elle invita Gonzo à avancer. Il démarra sans broncher et elle lui fit décrire une longue courbe le long du ruisseau. Elle pouvait donner plus de pression avec sa jambe qu'elle ne l'aurait cru possible quoique, sans le muscle du mollet, elle d˚t générer l'impulsion avec son moignon et mesurer la réponse d'après la réaction du cheval. Il se comporta comme s'il comprenait et, au moment o˘ ils atteignirent le fond du pré et tournaient sans une faute de pas, monture et cavalier ne faisaient plus qu'un.

256

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Joe l'attendait, debout parmi les fleurs. Elle le rejoignit en décrivant un S harmonieux et s'arrêta. Il lui sourit, avec le soleil dans les yeux et la prairie qui s'étendait derrière lui, et soudain Gr‚ce eut envie de pleurer.

Mais elle se mordit cruellement la lèvre inférieure et lui rendit son sourire.

- Au petit poil, dit-il.

Gr‚ce approuva de la tête, et dès qu'elle osa se fier à sa voix, dit que ouais, c'était au petit poil.

23

LA cuisine de la petite maison était un antre Spartiate, éclairé par de froids tubes au néon dont le boîtier était devenu un cercueil pour une collection d'insectes. En déménageant, Frank et Diane avaient emporté le matériel en bon état. Les casseroles et les poêles étaient désassorties et le lave-vaisselle avait besoin d'un grand coup pour enchaîner ses cycles sur un déclic. La seule chose qu'Annie ne maîtrisait pas parfaitement, c'était le four qui semblait avoir ses idées à lui. Le joint de la porte était moisi et le cadran des températures déréglé, si bien que cuisiner demandait à la fois flair, vigilance et chance.

Réaliser la tarte avait été un jeu d'enfant par rapport aux efforts qu'il avait fallu déployer pour trouver la vaisselle. Annie avait découvert trop tard qu'il manquait des plats, des couverts et même des chaises. Et avec embarras (car curieusement cela semblait flanquer tout par terre), elle avait d˚ téléphoner à Diane, puis descendre en voiture pour emprunter le nécessaire. Ensuite, il s'était révélé que la seule table assez grande était celle qui lui servait de bureau, et elle avait d˚ la débarrasser, de sorte que son matériel était à présent entassé sur le plancher parmi ses notes et magazines.

La soirée avait commencé dans la panique. Annie était habituée à recevoir des invités qui pensaient que plus on arrivait tard, plus c'était chic, aussi n'aurait-elle jamais imaginé

258

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux qu'ils débarqueraient à l'heure pile. Mais à dix-neuf heures tapantes, alors qu'elle ne s'était même pas changée, elle avait vu toute la famiUe -

sauf Tom - gravir à pied la colline. Alertant Gr‚ce d'un cri, elle avait filé comme une flèche dans l'escalier et s'était jetée sur une robe qu'elle n'avait plus le temps de repasser. Au moment o˘ des voix résonnaient devant la véranda, elle s'était maquillée, brossé les cheveux, parfumée, et était déjà redescendue au rez-de-chaussée pour les accueillir.

En les voyant tous plantés comme des piquets, Annie comprit combien il était idiot d'inviter des gens dans leur propre maison. Tout le monde avait l'air mal à l'aise. Frank déclara que Tom avait été retenu par une pouliche malade mais il était sous la douche quand ils avaient quitté la maison et ne tarderait pas. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient boire et, ce faisant, se rappela qu'elle avait oublié d'acheter des bières.

- Je prendrais bien une bière, dit Frank.

La situation s'améliora tout de même. Annie déboucha une bouteille de vin, tandis que Gr‚ce emmenait Joe et les jumeaux devant l'ordinateur o˘ ils tombèrent sous le charme des programmes d'Internet. Les adultes transportèrent les sièges dans la véranda et engagèrent la conversation à

la lueur du crépuscule. Ils plaisantèrent sur la mésaventure de Scott avec le veau, présumant que Gr‚ce avait tout raconté à sa mère. Annie fit comme si c'était le cas. Puis Frank raconta une longue histoire sur un rodéo désastreux datant de ses jeunes années o˘ il s'était humilié devant une fille qu'il aurait voulu impressionner.

Annie écouta avec une feinte attention, n'attendant que le moment o˘ elle verrait Tom passer le coin de la maison. Et lorsque cela arriva, son sourire et la façon dont il ôta son chapeau en demandant pardon pour son retard étaient juste comme elle l'avait imaginé.

Elle le précéda dans la maison, s'excusant d'emblée de n'avoir pas de bière. Tom dit qu'il prendrait volontiers du vin 259

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux et la regarda faire le service. Elle lui tendit le verre, le fixa droit dans les yeux pour la première fois - et ce qu'elle voulait dire lui sortit complètement de la tête. Il y eut un point d'orgue.

- «a sent bon, dit-il, venant à son secours.

- Rien d'extraordinaire, hélas. Votre pouliche va bien?

- Oh, oui. Elle fait un peu de température, mais rien de grave. Vous avez passé une bonne journée?

Elle allait répondre, quand Craig se précipita en criant à Tom qu'il devait venir absolument voir un truc sur l'ordinateur.

- Hé, je suis en train de parler avec la maman de Gr‚ce-Annie dit en riant qu'ils pouvaient disposer, la maman de

Gr‚ce devait de toute façon s'occuper du repas. Diane vint l'aider et les deux femmes bavardèrent tout en s'activant. Mais à tout moment, Annie jetait des coups d'oil dans le living et voyait Tom, en chemise bleu p‚le, accroupi parmi les gosses qui rivalisaient pour attirer son attention.

Les spaghettis furent un succès. Diane demanda même la recette de la sauce et Annie serait passée aux aveux si sa fille ne l'avait devancée en disant que tout sortait d'une boîte. Elle avait dressé la table au milieu de la pièce et allumé des bougies achetées à Gré‚t Falls. Gr‚ce avait prétendu que c'était le comble du ridicule, mais Annie se félicitait d'avoir persisté dans son idée, car les flammes donnaient une lumière douce et projetaient des ombres dansantes sur les murs.

Et elle songea qu'il était bon d'entendre cette maison bourdonner de rires et de conversations. Les enfants étaient assis à un bout de la table et les adultes à l'autre. Tom était à son côté. Un étranger, se dit-elle, les aurait pris pour un couple.

Gr‚ce parlait de tous les jeux auxquels on avait accès sur Internet, comme L'Homme visible, un assassin du Texas qui était exécuté et donnait son corps à la science.

- Ils le congèlent et le découpent en deux mille petits morceaux qui sont photographiés un par un.

- C'est dégueu, dit Scott.

I

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Sommes-nous obligés d'écouter cela à table? protesta Annie.

Le ton était léger, mais Gr‚ce décida de le prendre comme une rebuffade.

Elle lui décocha un regard méprisant.

- C'est l'Académie de médecine, maman. C'est de l'éducatif, quoi, pas du zigouillage à la con...

- Du ´ découpage ª plutôt, dit Craig.

- Continue, Gr‚ce, dit Diane. C'est passionnant.

- Oui, je vous assure que ça l'est..., enchaîna Gr‚ce. Elle parlait sans ferveur maintenant, signalant à tous que

sa mère, comme d'habitude, l'avait rabrouée, elle et un sujet à la fois intéressant et amusant.

- Ils le reconstituent et on peut intervenir sur l'écran et le disséquer.

- Vous faîtes tout ça sur ce petit écran? dit Frank.

- Oui.

Le mot était si plat et définitif qu'il n'appelait que le silence. Il ne dura qu'un instant, qui parut toutefois une éternité à Annie. Et Tom dut lire le désespoir dans son regard, car il adressa à Frank un coup d'oil sardonique et lança :

- Tiens, mon vieux... La vo€à, ta chance d'être immortel.

- Dieu nous garde, fit Diane. Le corps de Frank Booker exposé à

l'Amérique...

- Et qu'est-ce qu'il a mon corps, si je puis me permettre ?

- Par quoi tu veux qu'on commence ? lança Joe. Rire général.

- Remarque..., dit Tom. ¿ partir de deux mille morceaux, tu pourrais le reconstituer dans un ordre plus flatteur.

L'atmosphère se détendit de nouveau et, dès qu'elle fut rassurée sur ce point, Annie lança à Tom un regard de soulagement et de gratitude, dont il prit acte avec un regard légèrement plus doux. Elle trouva troublant que cet homme qui n'avait jamais élevé un enfant p˚t saisir chaque pique blessante entre elle et Gr‚ce.

La tarte aux pommes fut un peu décevante. Annie, qui avait oublié la cannelle, comprit en découpant la première

260

261

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux part qu'elle aurait pu la laisser encore un quart d'heure au four. Mais personne ne parut le remarquer; d'ailleurs les gosses avaient tous pris de la glace et ils retournèrent dare-dare devant l'ordinateur, tandis que les adultes prenaient le café à table.

Frank se plaignait des défenseurs de l'environnement, les ´ Verts ª, qui ne comprenaient rien aux problèmes des éleveurs. Il s'adressait à Annie, car les autres connaissaient manifestement son couplet par cour. Ces irresponsables l‚chaient dans la région des loups du Canada qui áidaient ª les grizzlis à dévorer le bétail. Récemment, un éleveur d'Augusta avait perdu deux génisses.

- Tous ces types qui se pointent de Missoula en hélicoptère avec leur bonne conscience... ´ Désolé, mon pote, on va le déplacer par avion, mais si vous le descendez, on vous traîne en justice. ª Ces salauds-là doivent être en train de lézarder au bord de la piscine d'un cinq étoiles, et c'est vous et moi qui payons la note.

Tom sourit à Annie. Voyant cela, Frank le désigna du doigt.

- Il est des leurs, vous savez ! Il est éleveur dans l'‚me et aussi ´ vert ª qu'un crapaud patraque sur un billard. Attendez que Monsieur Loup lui pique un de ses poulains, doux Jésus... «a sera les trois F!

Tom éclata de rire et vit Annie sourciller.

- Tu le Flingues, tu le Fourgues et tu la Fermes. La réponse pleine d'amour de l'éleveur à Dame Nature.

Annie rit à son tour et prit soudain conscience du regard de Diane sur elle. Et comme elle se tournait vers son invitée, Diane lui adressa un sourire forcé.

- qu'en pensez-vous, Annie?

- Oh, je n'ai pas à vivre avec ces problèmes. (

- Mais vous devez avoir une opinion.

- Pas vraiment.

- Mais si. Vous devez tout le temps couvrir ce genre de sujets dans votre journal. s 262

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Cette insistance la prit de court. Elle haussa les épaules.

- Je suppose que toute créature a le droit de vivre.

- Même les rats porteurs de la peste et les mouches à malaria ?

Diane souriait toujours et son ton était badin, mais cela cachait quelque chose, qui mit Annie sur ses gardes.

- Vous avez raison, dit-elle après réflexion. Tout dépend de l'identité de la victime.

Frank poussa un rugissement de rire, et Annie s'accorda un petit coup d'oil à Tom. Il lui souriait. Et Diane aussi, quoique d'une façon moins fine.

Elle avait enfin l'air prête à abandonner le sujet. Pourquoi? Cela resta un mystère car, soudain, il y eut un hurlement et Scott apparut derrière sa mère dont il agrippa l'épaule, les joues br˚lantes d'indignation.

- Joe ne veut pas que je touche à l'ordinateur !

- Ce n'est pas ton tour! cria Joe sans bouger de l'écran.

- Si, c'est mon tour!

- Ce n'est pas ton tour, Scott!

Diane fit venir son aîné et tenta une médiation. Mais la dispute s'envenima, Frank bientôt s'en mêla, et le conflit se déplaça du particulier au général.

- Tu ne me laisses jamais rien faire ! disait Scott, au bord des larmes.

- Ne fais pas le bébé, dit Joe.

- Les enfants, les enfants..., fit Frank, les tenant chacun par l'épaule.

- Tu crois que t'es grand, parce que...

- Oh, la ferme!

- ... parce que tu donnes des leçons d'équitation à Gr‚ce. Le silence se fit, à l'exception d'un petit oiseau de bande dessinée qui continuait à piailler en toute insouciance sur l'écran. Annie regarda Gr‚ce qui détourna immédiatement les yeux. Personne apparemment ne savait que dire. Scott était un peu intimidé par l'effet produit par sa déclaration.

- Je vous ai vus ! (Le ton était plus sarcastique mais moins assuré.) Je l'ai vue monter Gonzo !

263

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Petit con! l‚cha Joe entre ses dents et, au même moment, son poing se détendit.

La confusion fut générale. Scott percuta la table, et tasses et verres s'envolèrent. Les deux garçons tombèrent par terre au corps à corps, tandis que leurs parents essayaient de les séparer. Craig rappliqua en vitesse, se sentant tenu de participer, mais Tom allongea le bras et le retint en douceur. Annie et Gr‚ce regardaient, impuissantes.

Le moment d'après, Frank faisait dénier les garçons hors de la maison, Scott pleurnichant, Craig l'accompagnant par sympathie, et Joe drapé dans une rage muette plus expressive que tout le reste. Tom les raccompagna jusqu'à la porte de la cuisine.

- Annie, je suis désolée, dit Diane.

Elles se tenaient près de la table dévastée telles les rescapées hébétées d'un ouragan. Gr‚ce, blafarde, restait au fond de la pièce. Comme Annie la regardait, quelque chose qui n'était ni la peur ni le chagrin, mais un hybride des deux, effleura le visage de l'adolescente. Tom, qui sortait de la cuisine, s'en rendit compte lui aussi, car il alla lui poser la main sur l'épaule.

- «a va?

Elle fît signe que oui, mais sans le regarder.

- Je monte...

Ramassant sa canne, elle traversa la pièce avec un gauche empressement.

- Gr‚ce, fit Annie.

- Laisse-moi!

Elle sortit et les trois adultes écoutèrent sans bouger le bruit de ses pas inégaux dans l'escalier. Annie vit de l'embarras sur le visage de Diane.

Celui de Tom exprimait une compassion qui, se f˚t-elle laissée aller, l'aurait fait pleurer. Elle respira à fond et esquissa un sourire.

- Vous étiez au courant? Est-ce que tout le monde était au courant sauf moi?

Tom fit un signe de tête. , 264

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Je crois que personne ne savait.

- Elle voulait peut-être vous faire une surprise, ajouta Diane.

Annie préféra en rire.

- Eh bien, c'est réussi...

Elle avait h‚te d'être seule, mais Diane insista pour réparer les dég‚ts.

Ils chargèrent donc le lave-vaisselle et débarrassèrent la table jonchée de verre brisé. Puis Diane retroussa ses manches et s'attaqua aux poêles et aux casseroles. Considérant sans doute que la bonne humeur était de mise, elle jasa devant l'évier à propos de la soirée campagnarde à laquelle Hank les avait tous conviés pour le lundi prochain.

Tom dit à peine un mot. Il aida Annie à tirer la table près de la fenêtre et attendit qu'elle e˚t éteint l'ordinateur. Puis, côte à côte, ils redisposèrent toutes ses affaires sur le plateau.

Pour Dieu sait quelle raison, Annie lui demanda soudain ce qu'il pensait de Pilgrim. Il ne répondit pas aussitôt, mais continua à démêler des c‚bles sans la regarder, en réfléchissant. Son ton, lorsqu'il ouvrit la bouche, était presque neutre.

- Je crois qu'il s'en sortira.

- C'est vrai?

- Oui.

'*

- Vous en êtes s˚r? '

- Non... Mais voyez-vous, Annie, là o˘ il y a de la douleur, il y a encore de la sensibilité. Et là o˘ il y a de la sensibilité, il y a de l'espoir.

* II brancha le dernier c‚ble.

* - Et voilà...

4 II se retourna et leurs regards s'affrontèrent.

* - Merci, dit simplement Annie.

J - De rien. Ne la laissez pas vous repousser...

¿ la cuisine, Diane était venue à bout de son travail et toute la vaisselle, sauf celle qu'elle avait apportée, était rangée mieux qu'Annie n'aurait su le faire. Après avoir repoussé les remerciements de son hôtesse et réitéré ses excuses pour les garçons, elle prit congé et partit avec Tom.

265

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Debout sous l'éclairage de la véranda, Annie les regarda s'éloigner. Et à

mesure que les silhouettes étaient avalées par la nuit, elle ressentit le besoin de le rappeler pour qu'il reste, qu'il la prenne dans ses bras et la préserve du froid qui retombait sur la maison.

Tom quitta Diane devant la grange et entra s'occuper de la pouliche malade.

En chemin, Diane n'avait cessé d'incriminer Joe, qui avait été assez bête pour emmener la fillette à cheval sans rien dire. Tom avait répliqué qu'il ne trouvait pas cela idiot. Il comprenait pourquoi Gr‚ce avait voulu garder le secret. Joe était son ami, voilà tout. Diane avait répondu que ce n'était pas l'affaire de Joe et, franchement, elle serait soulagée quand Annie plierait bagages pour ramener cette pauvre gamine à New York.

L'état de la pouliche n'avait pas empiré, même si sa respiration était un peu courte. La température était retombée à quarante degrés. Tom lui flatta l'encolure et prit son pouls en lui parlant doucement. Il compta les pulsations pendant vingt secondes et multiplia le résultat par trois.

quarante-deux pulsations minute, toujours au-dessus de la normale. Elle avait manifestement une infection et il faudrait peut-être appeler le veto, s'il n'y avait pas d'amélioration au matin.

Lorsqu'il sortit, il y avait de la lumière dans la chambre d'Annie, et c'était encore le cas quand, sa lecture terminée, il éteignit sa lampe de chevet. C'était devenu une habitude, ce dernier coup d'oil à la petite maison. Les stores jaunes de la fenêtre se découpaient dans la nuit.

Parfois, il voyait son ombre passer par-derrière, tandis qu'elle accomplissait quelque secret cérémonial du coucher. Une fois, il l'avait même vue s'arrêter là et se déshabiller dans la lumière. Il s'était alors senti dans la peau d'un voyeur et s'était détourné.

Mais ce soir-là, les stores étaient relevés et il sut que cela signifiait qu'une chose était advenue ou était en train de se produire, peut-être à

cet instant justement. Mais il savait aussi que c'était une chose qu'elles étaient seules à pouvoir

r

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux régler et il songea - une idée idiote - que peut-être les stores étaient relevés non pour inviter les ténèbres à entrer mais au contraire pour les chasser.

Jamais, depuis le jour o˘ il avait posé les yeux sur Rachel, il n'avait désiré une femme à ce point.

Ce soir, c'était la première fois qu'elle se montrait en robe. Une robe toute simple, en coton imprimé, une multitude de fleurettes rosé et noir, fermée sur le devant jusqu'à l'ourlet par des boutons de nacre. La robe cachait largement le genou, et les petites manches à épaulettes découvraient le haut des bras.

quand il était arrivé et qu'elle l'avait prié de l'accompagner dans la cuisine pour prendre un verre, il avait été incapable de détacher les yeux de sa personne. Il l'avait suivie dans la maison en respirant à fond son parfum et, lorsqu'elle avait versé le vin dans le verre, il avait remarqué

qu'elle tirait la langue entre ses dents pour se concentrer. Il avait eu aussi la brève vision d'une bretelle en satin, qu'il avait essayé de ne plus regarder de la soirée, mais sans y parvenir. En lui tendant son verre, elle avait souri, creusant les commissures de ses lèvres d'une façon qu'il espérait n'être que pour lui.

Au cours du dîner, il en était presque arrivé à croire que c'était le cas, parce que les sourires qu'elle destinait aux autres étaient d'une tout autre espèce. Et peut-être se faisait-il des idées, mais quand elle parlait, quel que f˚t le sujet, elle semblait toujours s'adresser à lui.

C'était la première fois qu'il la voyait maquillée, et il avait remarqué

comment ses yeux verts chatoyaient et captaient la flamme des bougies quand elle riait.

Au moment de la bagarre, seule la présence de Diane l'avait retenu de prendre Annie dans ses bras pour la laisser pleurer comme elle en avait envie, ainsi qu'il l'avait vu. Il n'avait pas la bêtise de croire que cet élan était purement charitable. C'était le besoin de la tenir tout contre lui, de sentir étroitement la forme de son corps, la douceur de sa peau -

son odeur.

266

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Mais pour Tom, ce mobile n'avait rien de vil, même si d'autres auraient pu en juger ainsi. La douleur de cette femme, et son enfant, et la douleur de son enfant - tout cela faisait partie d'elle, n'est-ce pas? Et quel homme pouvait prétendre se mettre à la place de Dieu pour juger des subtiles divisions du sentiment appropriées à chacune de ces parties ?

Toutes choses étaient une, et comme un cavalier en harmonie avec sa monture, le mieux qu'un homme p˚t faire, c'était d'être à l'écoute de ces choses, de suivre son impression et d'être aussi loyal envers lui-même que son cour le lui permettait.

Après avoir tout éteint au rez-de-chaussée, Annie monta l'escalier et vit que la porte de Gr‚ce était close et qu'aucune lumière ne filtrait sous le battant. Elle se rendit dans sa propre chambre, alluma, et s'arrêta dans l'embrasure, consciente que franchir ce seuil serait lourd de signification. Comment pouvait-elle laisser passer ceci - laisser sans protester une nouvelle strate se déposer entre elle et sa fille, comme si quelque inexorable processus géologique était à l'ouvre dans la nuit? Ce n'était pas une fatalité.

La porte grinça, dépliant un éventail de lumière sur le parquet. Elle crut voir bouger la couverture, sans en être certaine, car le lit se trouvait au-delà de l'axe de lumière et ses yeux mirent du temps à accommoder.

- Gr‚ce?

Elle était tournée contre le mur, les épaules d'une immobilité appliquée sous le drap.

- Gr‚ce?

- quoi?

- On peut parler?

- J'ai sommeil.

- Moi aussi, mais je crois que ça nous ferait du bien de parler.

- De quoi...?

268

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Annie s'avança et prit place sur le lit. La jambe artificielle était appuyée contre le mur près de la table de chevet. Gr‚ce soupira et se retourna sur le dos, les yeux au plafond. Annie prit une profonde inspiration. Sois fine, se dit-elle. Ne te montre pas blessée, sois décontractée, gentille.

- Alors comme ça, tu as recommencé à monter...

- J'ai essayé.

- Et alors...?

Gr‚ce haussa les épaules.

- «a s'est passé comment?

Elle gardait les yeux au plafond, l'air volontairement ennuyé.

- C'est formidable.

- Tu trouves?

- Pas toi?

- J' sais pas. Tu sais ça mieux que moi.

Luttant contre les battements de son cour, Annie s'efforça au calme.

Continue, laisse venir. Mais au lieu de cela elle s'entendit dire :

- Tu n'aurais pas pu m'en parler?

Gr‚ce la toisa et il y avait tant de colère et de douleur dans ses yeux que sa mère faillit en avoir le souffle coupé.

- Pourquoi j'aurais d˚ t'en parler?

- Gr‚ce...

- Tu me dis pas pourquoi ? Parce que ça t'intéresse ? Ou parce que tu dois toujours tout connaître et tout contrôler et ne laisser personne rien faire sans ta permission?

- Oh, Gr‚ce...

Annie, qui avait soudain un besoin de lumière, allongea le bras pour allumer la lampe, mais Gr‚ce l'en empêcha d'un coup de poing.

- Non! Pas de lumière!

Le coup atteignit sa mère à la main et envoya la lampe s'écraser par terre.

Le pied de céramique se brisa en trois morceaux bien nets.

- Tu fais comme si ça t'intéressait, mais tout ce qui t'inté-269

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux resse, c'est toi et ce qu'on va penser de toi. Et ton boulot - et tes copains haut placés!

Elle se souleva sur les coudes, comme pour soutenir une rage déjà aggravée par les larmes qui déformaient ses traits.

- De toute manière, tu ne voulais pas que je remonte, alors pourquoi j'aurais d˚ t'en parler? Et pourquoi je devrais te parler, d'abord ? Je te déteste !

Sa mère tenta de la prendre dans ses bras mais Gr‚ce la repoussa.

- Va-t'en! Laisse-moi! Va-t'en!

Annie se mit debout, mais se sentit vaciller et crut qu'elle allait tomber.

¿ l'aveuglette, elle traversa le pan de lumière qui la conduisait à la porte. Elle ignorait ce qu'elle allait faire, elle savait simplement qu'elle obéissait à une sorte de condamnation sans appel. Une fois à la porte, elle entendit un murmure et fit volte-face. La fillette était retournée contre le mur et ses épaules tremblaient.

- qu'est-ce qu'il y a?

Elle attendit. …tait-ce sa propre peine ou bien celle de Gr‚ce qui ensevelit ces mots pour la seconde fois - elle n'en sut rien, mais quelque chose dans le ton la fit retourner sur ses pas. Elle marcha jusqu'au lit, prête à toucher sa fille mais s'en garda bien, de peur d'un nouvel accès de violence.

- que dis-tu, Gr‚ce?

- «a a commencé...

Les mots avaient été prononcés dans un sanglot et, sur le coup, Annie ne comprit pas.

- qu'est-ce qui a commencé? - Mes règles.

- Ce soir...?

- quand je suis remontée, j'avais du sang dans ma culotte. Je l'ai lavée dans la salle de bains, mais ça n'est pas parti...

- Oh, ma chérie...

Annie posa la main sur l'épaule de Gr‚ce, qui se retourna. Son visage n'exprimait plus qu'une immense détresse. Sa

r

L'homme gui murmurait à l'oreille des chevaux mère s'assit et la prit dans ses bras. Gr‚ce se cramponna à elle - et les sanglots les convulsèrent comme si elles n'avaient plus fait qu'un seul corps.

- qui voudra de moi?

- quoi, chérie?

- qui voudra jamais de moi? Personne...

- Oh, Gr‚ce! C'est faux...

- Pourquoi est-ce qu'on voudrait de moi?

- Parce que tu es merveilleuse. Parce que tu es belle et forte. Et parce que tu es la personne la plus courageuse que j'aie rencontrée de toute ma vie.

Elles pleurèrent, serrées l'une contre l'autre. Et quand la parole fut de nouveau possible, Gr‚ce dit qu'elle n'avait jamais pensé tous ces mots affreux qu'elle avait prononcés, et Annie répondit qu'elle le savait bien, mais qu'€ y avait tout de même une part de vérité là-dedans et qu'elle avait fait beaucoup, beaucoup d'erreurs. Elles restèrent ainsi, la tête sur l'épaule l'une de l'autre, et laissèrent s'épancher de leur cour des mots qu'elles avaient à peine osé se chuchoter à elles-mêmes.

- Toutes ces années o˘ papa et toi vous avez essayé d'avoir un autre bébé... Chaque soir, je priais pour que ça marche. Et ce n'était ni pour vous ni parce que j'aurais voulu un petit frère ou une petite sour... mais parce que, comme ça, je n'aurais pas eu à continuer d'être... oh, je ne sais pas...

- Dis-moi...

- La meilleure. En tant que fille unique, je sentais que vous me demandiez d'être bonne en tout, parfaite, et je n'étais pas parfaite, j'étais seulement moi. Et maintenant, j'ai tout bousillé...

Annie la serra plus étroitement, lui caressa les cheveux, et lui dit qu'elle se trompait. Et elle songea sans le dire que l'amour était une marchandise bien dangereuse, et que le bon dosage entre ´ donner ª et ´

prendre ª était trop délicat pour de simples mortels.

Combien de temps restèrent-elles ainsi - Annie aurait bien 270

271

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux été en peine de le dire, mais les larmes s'étaient taries et refroidies depuis longtemps sur sa robe, lorsque Gr‚ce s'assoupit dans ses bras. Elle ne se réveilla même pas lorsque sa mère la recoucha et s'allongea à son côté.

Annie écouta le souffle de sa fille, régulier et confiant, et pendant un moment regarda la brise écarter les rideaux défraîchis. Puis elle dormit aussi, d'un sommeil profond et sans rêve, tandis qu'au-dehors la terre se déroulait, vaste et silencieuse sous la vo˚te des cieux.

24

PAR la vitre zébrée de pluie, Robert regarda la pin-up en Raybans et maillot de bain qui lui adressait des signes depuis dix minutes sur son panneau d'affichage. Avec son bras électroniquement animé, elle faisait de son mieux pour persuader les centaines de voyageurs pris par la pluie et les embouteillages qu'ils auraient mieux fait d'acheter un billet d'avion pour la Floride.

Point de vue discutable - et plus difficile à défendre qu'il n'y paraissait, car toute la presse britannique ne parlait plus que de ces touristes anglaises qui avaient été agressées, violées et tuées en Floride.

Tandis que le taxi recommençait à se traîner, il vit qu'un plaisantin avait gribouillé aux pieds de l'effigie : Ń'oubliez pas votre Uzi. ª

II réalisa trop tard qu'il aurait d˚ prendre le métro. Voilà une dizaine d'années qu'à chacune de ses visites ón ª défonçait une nouvelle section de la route d'accès à l'aéroport. Le vol pour Genève partait dans trente-cinq minutes et, à ce train-là, il allait largement le rater. Le chauffeur lui avait déjà signalé, avec un entrain suspect, que l'aéroport était dans une vraie purée de pois.

C'était vrai. Et Robert ne rata pas son vol parce qu'il fut annulé. Il alla s'asseoir dans la salle réservée aux ćlasse affaires ª et, quelques heures durant, profita de la camaraderie d'un groupe grossissant de cadres supérieurs surmenés,

273

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tous promis à un glorieux infarctus. Il essaya d'appeler Annie mais tomba sur le répondeur et se demanda o˘ elle était passée. Il avait oublié de lui demander ses projets pour ce premier Mémorial Day qu'ils ne passeraient pas ensemble depuis des années.

Il laissa un message et entonna quelques mesures des Ch‚teaux de Montezuma pour Gr‚ce, code convenu pour exprimer sa grogne et une envie de tout casser. Puis il jeta un dernier coup d'ceil aux notes de sa réunion de la journée (qui s'était bien passée) ainsi qu'aux documents préparatoires à la réunion du lendemain (qui devrait également bien se passer s'il parvenait à

y assister) puis rangea le tout et alla se promener une fois de plus dans la zone des départs.

Alors qu'il regardait par pur désouvrement une brochette de pulls de golf en cachemire qu'il n'aurait pas souhaités à son pire ennemi, quelqu'un le salua et il aperçut un individu qui, parmi ses connaissances, se rapprochait le plus de cette catégorie.

Freddie Kane gravitait dans les sphères inférieures de l'édition - le genre de personnage que l'on n'interroge jamais précisément sur la nature de ses fonctions de peur d'être soi-même embarrassé. Il compensait les obscures faiblesses que cachait cette zone fangeuse en ne faisant pas mystère qu'il possédait une fortune personnelle et connaissait en outre le moindre potin courant sur tous ceux qui avaient un nom à New York. En oubliant celui de Robert dans les rares occasions o˘ ils s'étaient rencontrés, Freddie ne cachait pas non plus qu'à ses yeux l'époux d'Annie Graves ne faisait pas partie du lot. Annie, en revanche, si - et plutôt deux fois qu'une.

- Hello! Il me semblait bien... qu'est-ce que vous faites ici?

D'une main il lui écrasa l'épaule et, de l'autre, lui pompa la main d'une façon qui réussissait à être simultanément énergique et molle. Robert nota en souriant qu'il arborait des lunettes à verres réfléchissants comme ces stars qui voudraient avoir l'air intellectuel. Il avait manifestement encore oublié son nom.

274

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ils parlèrent pulls de golf, échangèrent des informations sur les destinations, les estimations des arrivées et les propriétés du brouillard londonien. Sur le motif de sa présence en Europe, Robert resta évasif, non que ce f˚t un secret, mais pour jouir de la déception de Freddie. Et peut-

être fut-ce le désir de se venger qui motiva les remarques finales de ce dernier.

- Il paraît qu'il y aurait du tangage entre Annie et Gates... ?

- Pardon?

Il porta la main à sa bouche comme un collégien pris en faute.

- Oups! On n'est peut-être pas censé le savoir?

- Excusez-moi, Freddie, je ne vous suis plus...

- Oh ! c'est seulement que mon petit doigt m'avait dit que Crawford Gates était reparti en chasse. Il n'y a s˚rement pas un mot de vrai là-dedans.

- En chasse...?

- Oh! vous savez comment ça se passe dans cette boîte, les chaises musicales et autres... J'ai entendu dire qu'il faisait tourner Annie en bourrique, c'est tout.

- Ma foi, c'est la première fois que...

- Des ragots, rien de plus. Je n'aurais pas d˚ en parler. Il lui adressa un sourire satisfait et, ayant atteint ce qui était peut-être l'unique objectif de cette rencontre, déclara qu'il devait retourner au guichet de sa compagnie pour faire une nouvelle réclamation.

De retour dans la salle d'attente, Robert s'accorda une autre bière et feuilleta YEconomist en réfléchissant aux paroles de Freddie. S'il avait joué les naÔfs, il avait tout de suite compris o˘ le bonhomme voulait en venir. C'était la deuxième fois que cela lui arrivait dans la même semaine.

Le mardi, il avait assisté à une réception donnée par l'un des plus gros clients de sa boîte. C'était le genre de corvées auxquelles il se dérobait d'ordinaire, mais en l'absence de Gr‚ce et d'Annie, il avait eu plaisir à

s'y rendre. Le raout se

275

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux tenait sur des kilomètres de bureaux somptueux près de Rockfeller Center, et on y servait des montagnes de caviar hautes comme des pistes de ski.

Robert reconnut de nombreuses têtes et il en conclut que si leur hôte avait invité toute la concurrence, c'était pour que le cabinet élu continu‚t à se tenir à carreau. Dans la foule, se trouvait Don Farlow. Pour ne l'avoir rencontré qu'une seule fois, Robert l'appréciait et savait qu'Annie le tenait en haute estime.

Farlow lui réserva un accueil chaleureux et Robert découvrit avec plaisir au cours de la conversation qu'ils partageaient, outre un appétit pour le caviar frisant la voracité, une attitude sainement cynique vis-à-vis de leurs bienfaiteurs. Ils confisquèrent à leur profit les pistes pour débutants et Robert rapporta à cette oreille compatissante l'évolution du litige relatif à l'accident de Gr‚ce - ou plutôt l'absence d'évolution, car l'affaire devenait si compliquée qu'elle menaçait de tramer encore des années. Puis la conversation reprit. Farlow demanda des nouvelles d'Annie.

- C'est une grande professionnelle, dit-il. La meilleure. Le plus drôle, c'est que cet abruti de Crawford le sait bien.

Comme Robert lui demandait ce qu'il entendait par là, Farlow parut surpris, puis embarrassé. Il changea vivement de sujet et se borna à ajouter en partant que Annie serait bien inspirée de revenir au plus tôt Robert était rentré directement à l'appartement pour lui téléphoner. Annie l'avait pris à la légère.

- Ils sont tous paranoÔaques dans cette boîte... (Bien s˚r, Gates lui cassait les pieds, mais pas plus que d'habitude.) Cette vieille canaille a trop besoin de moi...

Robert n'avait pas insisté, même s'il avait senti que la bravade était d'abord destinée à la rassurer elle-même. Mais si Freddie Kane était au courant, tout New York devait l'être également. Et même si ce n'était pas son milieu, Robert le connaissait assez pour savoir ce qui comptait le plus

- des racontars ou de la vérité.

25

D'HABITUDE, Hank et Darlène donnaient leur fête le 4 juillet, jour de la Déclaration d'Indépendance. Mais cette année-là, Hank avait pris rendez-vous pour se faire opérer des varices à la fin juin, et comme il ne se voyait pas danser avec des béquilles, la fête avait été avancée au 30 mai, jour du Mémorial Day.

C'était prendre des risques. quelques années plus tôt, deux pieds de neige étaient tombés justement au cours de cette semaine-là. Et certains invités considéraient qu'un jour consacré à honorer les morts pour la Patrie était mal choisi pour faire la fête. Hank avait dit : fl˚te alors, célébrer l'Indépendance, c'était encore plus idiot quand on était mariés depuis aussi longtemps que lui et Darlène, et d'ailleurs il ne connaissait pas un vétéran du Viêt-nam qui e˚t été contre une bonne fiesta.

Rien que pour l'embêter, il plut.

Des torrents de pluie glissèrent des b‚ches goudronnées et ventrues pour siffler parmi les hamburgers, les côtelettes et les steaks disposés sur le barbecue, puis une boîte à fusibles explosa, soufflant toutes les guirlandes lumineuses qui décoraient la cour. L'événement ne souleva pas une grande émotion et tout le monde alla simplement s'entasser dans la grange. quelqu'un offrit à Hank un tee-shirt qu'il enfila immédiatement et o˘ s'étalait un ´JE TE L'AVAIS BIEN DIT ª en grosses lettres noires.

277

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Tom arriva en retard, parce que le vétérinaire n'avait pu se déplacer avant la fin de la journée. Il avait administré une nouvelle piq˚re à la pouliche en déclarant que cela devait suffire. Ils étaient encore en train de la soigner lorsque les autres étaient partis à la fête. Par le portail ouvert, Tom avait vu les gosses s'entasser dans la Lariat. Comme Annie lui demandait s'il venait, il lui avait répondu qu'il irait plus tard, non sans noter avec satisfaction qu'elle portait sa robe à fleurs.

Ni elle ni Gr‚ce n'avait reparlé de ce qui s'était passé cette nuit-là. Le dimanche, il s'était levé avant l'aube et, en s'habillant dans le noir, il avait remarqué que les stores d'Annie étaient toujours relevés et l'électricité allumée. Il avait eu envie de monter là-haut pour vérifier si tout allait bien, mais il avait préféré attendre, de crainte de se montrer indiscret. Lorsqu'il était rentré déjeuner après avoir vu les chevaux, Diane lui avait dit qu'Annie venait d'appeler pour demander si elle pouvait les accompagner à l'église avec Gr‚ce.

- S˚rement en vue d'un article..., avait-elle ajouté.

Tom lui avait dit qu'elle exagérait, et Diane ne lui avait plus reparlé de la journée.

Ils étaient partis tous ensemble à l'église avec les deux voitures et Tom avait découvert que la situation avait évolué entre la mère et la fille. La tension avait disparu. Lorsque Annie s'adressait à Gr‚ce, la petite la regardait désormais en face, et une fois les voitures garées, elles entrèrent dans l'église en se donnant la main.

Comme tout le monde ne pouvait tenir sur un rang, Annie et Gr‚ce prirent place devant, là o˘ une flèche de lumière tombée d'une ouverture captait de lents mouvements verticaux de poussière. Tom vit les autres paroissiens lorgner les nouvelles, les femmes aussi bien que les hommes. Et il surprit son propre regard qui retournait à la nuque d'Annie lorsqu'elle se levait pour un hymne ou penchait la tête pour prier.

Au ranch, Gr‚ce avait monté Gonzo de nouveau, mais 278

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux cette fois dans la grande arène et devant tout le monde. Elle marcha au pas puis, au signal de Tom, se lança au trot. Au début, elle était un peu tendue, mais une fois qu'elle se décontracta, Tom vit qu'elle avait une bonne assiette. Il lui donna quelques conseils pour sa jambe et, quand tout fut au point, lui demanda de passer au galop.

- Au galop?

- Pourquoi pas?

Tout se déroula parfaitement, et lorsqu'elle détendit les hanches et évolua dans le mouvement, il vit le sourire revenir sur son visage.

- Elle ne devrait pas mettre quelque chose sur sa tête ? lui demanda Annie.

Elle voulait parler de ces bombes de protection comme on en porte en Angleterre et dans l'est des …tats-Unis, et il lui répondit que non, sauf si elle avait l'intention de tomber. Il savait qu'il aurait d˚ la prendre au sérieux, mais Annie parut lui faire confiance et elle n'insista pas.

Gr‚ce ralentit en conservant une assiette parfaite et arrêta Gonzo en douceur au milieu des applaudissements et des bravos. Le petit cheval avait l'air aussi fier que s'il avait gagné le Derby du Kentucky. Et le sourire de Gr‚ce était épanoui et limpide comme un ciel de printemps.

Après le départ du vétérinaire, Tom prit une douche, changea de chemise et partit sous la pluie. Il pleuvait si fort que les essuie-glaces de la vieille Chevy renoncèrent, et il dut scruter la route caillouteuse, le nez sur la vitre, pour négocier son chemin entre les cratères inondés. Il y avait tant de voitures lorsqu'il arriva chez Hank qu'il dut se garer juste dans l'allée et serait arrivé trempé à la grange s'il n'avait pensé à

prendre son imperméable.

Le maître de maison se précipita pour l'accueillir avec une bière. Tom plaisanta sur le tee-shirt et se rendit compte en ôtant son imperméable qu'il cherchait Annie dans la foule. La grange, pourtant vaste, était encore trop petite pour la masse des invités. La musique country était presque noyée

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux sous les conversations et les rires. On mangeait toujours. ¿ tout instant, le vent rabattait par les portes ouvertes un nuage de fumée provenant du barbecue. La plupart des gens mangeaient debout, car les tables tirées à

l'intérieur étaient encore mouillées.

Tout en bavardant avec Hank, Tom parcourut la salle du regard. Au fond, un box avait été converti en buvette et il vit Frank qui faisait le service derrière le comptoir. Les adolescents, parmi lesquels Gr‚ce et Joe, s'étaient agglutinés autour de la sono et fouillaient dans la caisse des cassettes en r‚lant à la perspective embarrassante de voir leurs parents s'essayer à danser sur les Eagles ou Fleetwood Mac. Non loin de là, Diane ordonnait aux jumeaux de cesser de jeter de la nourriture, sinon elle les ramenait directement à la maison. Il y avait beaucoup de têtes que Tom reconnut, et nombre de gens le saluèrent. Mais un seul être l'intéressait, et enfin il la vit.

Elle se tenait tout au fond, dans un coin, un verre vide à la main, et parlait avec Smoky qui revenait du Nouveau-Mexique o˘ il avait travaillé

depuis la dernière série de consultations de Tom. C'était Smoky qui semblait faire tous les frais de la conversation. Annie n'arrêtait pas de jeter des coups d'oil dans la salle et Tom se demanda si elle cherchait quelqu'un en particulier, et si ce quelqu'un était lui. Puis il se traita d'imbécile et se dirigea vers le buffet.

Smoky sut qui était Annie dès qu'ils furent présentés.

- C'est vous la dame qui l'a appelé quand on était dans le comté de Marin!

Annie sourit.

- Précisément.

- Il m'a téléphoné quand je suis rentré de New York, fl disait qu'il était pas question qu'il s'occupe de cette bête. Et voilà que maintenant...

- Il a changé d'avis.

- Pour s˚r, madame, qu'il a changé d'avis. J'ai jamais vu Tom agir contre sa volonté.

i

Annie l'interrogea sur son travail, le but de ces consultations, et il apparut que Smoky avait une véritable vénération pour Tom. A l'entendre, il y avait pas mal de types à présent qui donnaient des consultations, mais aucun ne lui arrivait à la cheville. Il lui parla de certaines choses que Tom avait accomplies sous ses yeux, des chevaux qu'il avait aidés alors que tout le monde en aurait terminé d'un coup de fusil.

- quand il pose les mains sur eux, c'est comme s'ils se dépouillaient de toute leur rage.

Annie dit qu'il n'avait pas encore fait de même avec Pilgrim et Smoky répondit que c'était s˚rement vrai, car le cheval n'était pas encore prêt.

- On dirait de la magie, dit-elle.

- Non, madame. C'est plus que de la magie. La magie, c'est seulement des tours.

Si ce n'était pas de la magie, Annie avait tout de même ressenti quelque chose. Cette impression, elle l'avait eue en regardant Tom travailler, quand ils se promenaient à cheval - et presque à tout instant lorsqu'ils étaient ensemble.

C'était à cela qu'elle avait réfléchi la veille, lorsqu'elle s'était réveillée à côté de Gr‚ce, pour voir l'aube filtrer à travers les rideaux immobiles. Longtemps, elle resta sans bouger, bercée par le souffle de sa fille. Une fois, d'un rêve lointain, Gr‚ce murmura quelque chose qu'Annie chercha en vain à décrypter.

C'est alors qu'elle remarqua parmi la pile de livres et de revues près du lit, l'exemplaire du Voyage du pèlerin que lui avait donné la cousine de Liz Hammond. Elle ne l'avait pas ouvert et ignorait que Gr‚ce l'avait rapporté dans sa chambre. Se glissant doucement hors du lit, elle prit le livre et gagna le fauteuil près de la fenêtre o˘ il y avait juste assez de lumière pour permettre la lecture.

Elle se revoyait enfant, écoutant l'histoire et ouvrant de grands yeux, naÔvement captivée par la légende du petit chrétien lancé dans sa quête héroÔque de la Cité céleste. ¿ la relecture, l'allégorie lui semblait transparente et maladroite. Mais un passage vers la fin retint son attention. r

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Ét j'ai vu dans mon rêve qu'en ce temps-là les pèlerins furent menés sur la Terre enchantée et entrèrent au pays de Beulah, o˘ l'air était doux et plaisant ; et comme leur chemin traversait ce pays, ils s'y réconfortèrent toute une saison durant. Là, ils entendaient continuellement le chant des oiseaux, voyaient chaque jour les fleurs sortir du sol et entendaient la voix de la tortue sur la terre ferme. Dans ce pays, le soleil brillait nuit et jour ; et ceci était donc au-delà de la vallée de la Mort et très loin aussi du géant Désespoir; et de là leur regard ne portait pas non plus jusqu'au ch‚teau du Doute. Ici, ils étaient en vue de la Cité, dont ils rencontrèrent aussi certains des habitants. Car sur cette terre les Glorieux marchaient communément, parce que c'étaient les marches du Paradis. ª

Annie lut trois fois ce passage et n'alla pas au-delà. C'était ce qui l'avait incitée à téléphoner à Diane pour lui demander la permission de venir à l'église avec Gr‚ce. Toutefois, cette ferveur soudaine - si farouchement étrangère à son caractère que c'en était comique - avait peu à

voir avec la religion. Mais tout avec Tom Booker.

Annie savait qu'un homme avait planté le décor pour ce qui était arrivé. Il avait ouvert une porte - et par cette porte elle avait retrouvé son enfant.

Ńe la laissez pas vous repousserª, lui avait-il dit. Et elle l'avait écouté. Maintenant, elle voulait simplement le remercier mais d'une façon ritualisée pour ne gêner personne. Gr‚ce l'avait taquinée à ce sujet, lui demandant depuis combien de siècles elle n'était pas entrée dans une église. Mais cela avait été dit sur un ton affectueux et Gr‚ce l'avait accompagnée de bonne gr‚ce.

Les pensées d'Annie se focalisèrent de nouveau sur la fête. Smoky ne semblait pas avoir remarqué sa distraction. Il était lancé dans un long récit circonstancié sur l'homme qui possédait le ranch o˘ il avait travaillé au Nouveau-Mexique. Tout en l'écoutant, Annie retourna à son occupation favorite depuis le début de la soirée : chercher Tom. Peut-être ne viendrait-il pas.

r

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Hank se fit aider pour ressortir les tables sous la pluie et on se mit à

danser. La musique jouait plus fort et comme c'était de la country, les gamins pouvaient continuer à r‚ler, secrètement ravis de ne pas avoir à se lancer en piste - rire de ses parents était nettement plus amusant que de faire rire de soi-même. Une ou deux adolescentes avaient pourtant rompu les rangs et, à cette vue, Annie s'inquiéta. Stupidement, jusqu'à présent, la pensée ne l'avait pas effleurée que voir danser les autres pouvait bouleverser sa fille. Elle s'excusa auprès de Smoky et partit à sa recherche.

Gr‚ce était assise près des stalles avec Joe. Voyant sa mère approcher, elle confia quelque chose à son camarade qui sourit. Il avait repris tout son sérieux à l'arrivée d'Annie et se leva pour l'accueillir.

- Vous dansez, madame?

Gr‚ce éclata de rire et Annie lui adressa un coup d'oil soupçonneux.

- Tout cela est entièrement impromptu, bien s˚r ? dit-elle.

- Bien s˚r, madame.

- Et pas un pari, par hasard?

- Maman, tu es impolie! protesta Gr‚ce. Comment peux-tu soupçonner une chose pareille? Joe était sérieux comme un pape.

- Non, madame. Absolument pas.

Annie regarda de nouveau Gr‚ce, qui lisait à présent clairement en elle.

- Maman, si tu espères que je vais danser avec lui, laisse tomber.

- Dans ce cas, merci Joe. J'en serai enchantée.

Et ils dansèrent. Et Joe s'en tira plutôt bien et ne flancha pas une fois sous les quolibets des autres gamins. Ce fut au cours de cette danse qu'elle vit Tom. Il l'observait du bar et lui fit un petit signe. Sa vue lui donna un tel frisson d'adolescente qu'elle se sentit gênée à l'idée qu'on avait pu s'en apercevoir.

Lorsque la musique cessa, Joe se fendit d'une courtoise 282

283

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux courbette et l'escorta jusqu'à Gr‚ce qui n'avait cessé de se tordre de rire. Sentant qu'on lui touchait l'épaule, Annie se retourna. C'était Hank, qui voulait la prochaine danse et n'aurait jamais accepté un refus. ¿ la fin du morceau, Annie riait tellement qu'elle en avait mal aux côtes. Mais elle n'eut pas de répit. Frank prit la relève, puis Smoky.

Tout en évoluant, elle aperçut Gr‚ce et Joe qui se livraient à une sorte de danse bouffonne avec les jumeaux et d'autres marmots - juste assez bouffonne pour leur donner l'illusion qu'ils ne dansaient pas réellement ensemble.

Elle vit Tom danser avec Darlène, Diane, puis une jeune femme très jolie qu'Annie ne connaissait pas - et ne tenait pas à connaître. Peut-être une fiancée dont on ne lui avait pas parlé. Et chaque fois que la musique s'arrêtait, Annie regardait dans sa direction et se demandait pourquoi il ne venait pas l'inviter.

Il la vit se diriger vers le bar après avoir dansé avec Smoky et, dès qu'il put le faire poliment, il remercia sa partenaire et s'éclipsa. C'était la troisième fois qu'il essayait de l'atteindre, mais il avait toujours été

pris de vitesse par un autre.

Se faufilant à travers la foule échauffée, il la vit essuyer son front en sueur et passer les mains dans ses cheveux, comme la fois o˘ il l'avait rencontrée en train de courir. Il y avait une tache sombre dans son dos, là

o˘ l'étoffe de sa robe lui collait à la peau. Et en se rapprochant, il sentit son parfum - mêlé à une odeur plus subtile et puissante qui était entièrement la sienne.

Frank, qui était revenu au bar, demanda à Annie pardessus les têtes ce qu'elle désirait. Elle voulait un verre d'eau. Désolé, dit-il, il n'avait pas d'eau, seulement du Dr Peppers. Comme il lui tendait une cannette, elle le remercia, se retourna - et se retrouva nez à nez avec Tom.

- HeUo! dit-elle.

- Hello! Alors comme ça, Annie Graves aime danser...

- En vérité, j'ai horreur de ça. Mais personne ne m'a demandé mon avis.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II rit et décida donc de ne pas l'inviter, même s'il n'avait attendu que cela toute la soirée. quelqu'un qui se frayait de force un passage les sépara. La musique avait repris et ils devaient crier pour se faire entendre.

- Vous, vous aimez ça! dit-elle.

- quoi?

- Danser. Je vous ai vu.

- Possible, oui. Mais je vous ai vue aussi et je crois que ça vous plaît plus que vous ne dites.

- Oh, ça dépend des moments...

- Vous voulez de l'eau?

- Ma vie pour un verre d'eau!

Tom apostropha Frank pour lui demander un verre propre et rendit le Dr Peppers. Puis il posa une main légère dans le dos d'Annie et sentit la chaleur de son corps sous la robe trempée.

- Venez!

Il lui fraya un passage parmi la foule et elle ne pensait à rien d'autre qu'au contact de sa main, juste sous les omoplates et l'agrafe du soutien-gorge.

Longeant la piste de danse, elle s'en voulut d'avoir prétendu qu'elle n'aimait pas danser, car il lui aurait s˚rement demandé, et rien n'aurait pu lui faire plus plaisir.

Le portail de la grange était resté ouvert et les jeux de lumière faisaient de la pluie un rideau de perles aux couleurs changeantes. Le vent s'était calmé, mais la pluie tombait si dru qu'elle provoquait une brise et un petit groupe s'était rassemblé pour profiter de la fraîcheur.

Ensemble ils restèrent au bord de cet abri, scrutant la pluie dont le crépitement rendait lointaine la musique. Tom n'avait plus de raison de laisser sa main dans son dos et, quoiqu'elle e˚t espéré qu'il n'en ferait rien, il la retira. Elle distinguait au fond de la cour les lumières de la maison pareille à un vaisseau fantôme, là o˘, pensait-elle, ils allaient chercher de l'eau.

285

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- On va se faire saucer, dit-elle.

-Je vous croyais prête à mourir pour un verre d'eau?

- Oui, mais pas noyée. quoiqu'on dise que c'est la meilleure façon d'en finir. Je me suis toujours demandé comment on pouvait le savoir...

Il rit.

- Toujours en train de cogiter, hein...?

- «a bouillonne là-dedans. Je ne peux pas m'en empêcher.

- Et parfois vous ne savez plus o˘ vous en êtes, pas vrai... ? Voyant qu'elle n'avait pas compris, il désigna du doigt la maison.

- Nous voici devant un rideau de pluie et vous pensez : dommage, pas d'eau...

Annie lui lança un regard ironique et lui prit le verre des mains.

- C'est l'histoire de l'arbre qui cache la forêt, non?

Il haussa les épaules, sourit, et elle tendit le verre dans la nuit. Le mitraillage de la pluie sur son bras nu était saisissant, presque douloureux. Le bruit de cataracte les isolait du reste du monde. Et tandis que le verre se remplissait, leurs regards s'affrontèrent dans une communion o˘ l'humour n'était que de surface. Cela dura moins longtemps qu'il ne leur parut -et qu'ils l'auraient voulu.

Annie lui offrit de boire en premier mais il refusa et se contenta de la regarder. Elle le regarda à son tour par-dessus le bord du verre en se désaltérant. L'eau était fraîche, pure -d'une pureté si proche du néant qu'elle en aurait pleuré.

26

GRACE eut la puce à l'oreille dès qu'elle monta dans la voiture au côté de Tom. C'était à cause de son sourire - un gosse qui a caché le bocal à

bonbons. Elle claqua la portière et la Chevy redescendit en direction des corrals. Gr‚ce revenait seulement de chez la kiné et avait emporté son sandwich.

- qu'est-ce qu'il y a?

- quoi?

Elle lui lança un regard aigu, mais il était l'innocence en personne.

- Pour commencer, vous êtes en avance.

- Ah oui? (Il secoua sa montre.) Maudite breloque. Voyant qu'elle n'aurait pas gain de cause, elle se renfonça

dans son siège et mordit dans son sandwich. Tom lui adressa de nouveau son drôle de sourire et poursuivit son chemin. Le second indice fut la corde qu'il rapporta de la grange avant de se diriger vers le corral. Plus courte que celle qu'il utilisait pour le lancer du lasso et d'une section plus fine, tressée d'un entrecroisement serré de vert et violet.

- C'est quoi?

- Une corde. Jolie, non...?

- Pour quoi faire?

- Eh bien... innombrables sont les usages qu'une main peut faire d'une pareille corde.

287

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Comme se balancer à un arbre, ligoter quelqu'un...

- Oui, ces sortes de choses...

Arrivée au corral, Gr‚ce alla se pencher à la barrière tandis que Tom entrait dans l'arène. Au fond, fidèle à lui-même, Pilgrim se mit à trotter de long en large en s'ébrouant, comme pour baliser un ultime et dérisoire territoire. Sa queue, ses oreilles et ses flancs agités de spasmes semblaient branchés sur un courant. Il observa l'approche de Tom.

Mais Tom ne le regardait pas. En marchant, il faisait quelque chose de la corde. quoi ? Gr‚ce n'aurait su le dire, car il lui tournait le dos. Au milieu de l'arène, il poursuivit son manège, les yeux toujours baissés.

Gr‚ce vit que Pilgrim était aussi intrigué qu'elle. Il avait cessé ses va-et-vient et, immobile, suivait la scène. Et même si, à tout instant, il secouait la tête et piaffait, ses oreilles pointaient vers Tom, comme tirées par un élastique. Gr‚ce longea lentement la barrière pour observer le dresseur sous un meilleur angle. Elle n'eut pas à aller loin, car il se retourna vers elle, de sorte que son épaule cachait ses manigances des regards de Pilgrim. Gr‚ce vit seulement qu'il était occupé à former une série de nouds. Brusquement, il leva les yeux et lui sourit sous son chapeau.

- Il est curieux, hein... ?

Pilgrim était plus que curieux. Et maintenant qu'il ne voyait plus rien, il fit comme Gr‚ce : il se rapprocha pour bénéficier d'un meilleur point de vue. Tom l'entendit et s'éloigna en lui tournant carrément le dos. Pilgrim resta là un moment, et détourna la tête pour faire le point. Puis il se tourna de nouveau vers Tom et fit quelques pas hésitants dans sa direction.

Et Tom, l'entendant de nouveau, se déplaça encore, de sorte que l'espace entre eux restait presque - mais pas tout à fait - le même.

Gr‚ce vit qu'il avait terminé ses nouds, mais il continuait à les tirer et à les façonner, et soudain elle comprit ce qu'il avait créé. Un simple licou. Incroyable.

- Vous allez essayer de lui passer ça? [

288

I

Tom lui sourit et déclara dans un chuchotement de thé‚tre :

- Seulement s'il me supplie...

Gr‚ce était trop prise par l'action pour savoir combien de temps cela dura

- dix ou quinze minutes, guère plus. Chaque fois que Pilgrim se rapprochait, Tom le fuyait, ce qui alimentait sa curiosité. Puis le dresseur s'arrêtait et chaque station réduisait d'un pouce l'intervalle qui les séparait. Lorsque, après deux tours de corral, Tom fut revenu au milieu, ils n'étaient plus qu'à dix pas l'un de l'autre.

Tom se tourna alors de profil tout en continuant tranquillement à manier la corde, et s'il leva une seule fois les yeux en souriant à Gr‚ce, jamais il ne s'intéressa au C!K ral. Ainsi méprisé, Pilgrim souffla par les naseaux et regarda d'un côté, puis de l'autre. Il avança encore d'un ou deux pas.

Gr‚ce comprit qu'il s'attendait à voir l'homme se dérober de nouveau, mais cette fois ce ne fut pas le cas. Le changement l'étonna, et il s'arrêta pour regarder une nouvelle fois autour de lui, histoire de voir si quelque chose au monde, Gr‚ce incluse, pouvait l'aider à donner un sens à tout ceci. ¿ défaut d'une réponse, il se rapprocha - se rapprocha encore, soufflant et tendant le cou pour flairer quel piège cet homme pouvait cacher, partagé entre la peur et une envie folle de savoir.

¿ la fin, il fut si proche que les poils de sa barbe effleurèrent le bord du chapeau, et Tom dut sentir qu'on lui reniflait dans le cou.

Alors le dresseur s'écarta et, quoique son mouvement n'e˚t rien de brusque, Pilgrim sauta comme un chat effarouché et hennit. Mais il ne s'en alla pas.

Et lorsque Tom lui fit face, il s'apaisa. Maintenant, il distinguait la corde. Tom la tenait à deux mains pour qu'il p˚t bien la voir. Mais voir n'était pas suffisant. Il lui fallait également la flairer.

Pour la première fois, Tom le regardait et disait quelque chose aussi, que Gr‚ce n'entendit pas, car elle était trop loin. Elle se mordit les lèvres en suivant la scène, priant pour que

289

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux le cheval fît le premier pas. Vas-y, il ne te fera aucun mal. Mais la curiosité de l'animal était un encouragement suffisant. Timidement mais avec une confiance croissant à chaque pas, Pilgrim marcha jusqu'à Tom et posa le nez sur la corde. Et une fois qu'il l'eut reniflée, il renifla les mains de Tom, qui ne bougea pas et se laissa faire.

Au moment de ce contact frémissant entre l'homme et l'animal, Gr‚ce sentit maintes choses se connecter. Elle n'aurait pu l'expliquer, même à ellemême. C'était comme si un sceau venait de s'apposer sur tout ce qui était advenu ces derniers jours. Retrouver sa mère, monter de nouveau à cheval, son aisance à la fête - tout cela, Gr‚ce n'avait osé s'y fier, comme si à

tout instant quelqu'un pouvait le lui arracher. Mais il y avait un tel espoir, une telle promesse de lumière dans cet hésitant témoignage de confiance, qu'elle sentit que quelque chose bougeait et s'ouvrait en elle, et elle sut que c'était pour toujours.

Avec l'entier consentement de l'animal, Tom porta lentement la main à

l'encolure. Le cheval frissonna et parut se figer. Mais ce n'était que de la prudence et, lorsqu'il comprit que cette main ne lui voulait aucun mal, il se détendit et se laissa flatter.

Cela dura un long moment. Peu à peu, Tom amplifia son mouvement jusqu'à

couvrir toute l'encolure, et Pilgrim se laissa faire. Puis il lui permit de passer de l'autre côté et même de toucher sa crinière. Elle était si emmêlée qu'elle piquait comme des épines. Alors, en douceur et sans h‚te, Tom lui glissa la boucle du licou par-dessus la tête. Et pas une fois Pilgrim ne regimba.

S'il avait hésité à montrer cela à Gr‚ce, c'était qu'il craignait de lui donner de faux espoirs. Ce stade-là était toujours critique, surtout dans ce cas précis. Tom lisait dans l'oil de Pilgrim, et dans ses flancs frissonnants, combien il était près de tout rejeter. Et s'il se butait, la prochaine fois - s'il y en avait une - serait encore plus délicate.

290

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Pendant des jours, Tom y avait travaillé, le matin, en cachette de Gr‚ce.

En sa présence, l'après-midi, il passait à d'autres exercices. Mais pour l'initiation au licou, € voulait être seul. Et ce matin encore, il ne savait pas s'il réussirait, même si l'étincelle d'espoir dont il avait parlé à Annie était véritablement là. Lorsqu'il avait vu cette étincelle, il avait tout arrêté, car il voulait que Gr‚ce f˚t là quand il soufflerait dessus pour la faire rougeoyer.

Il n'eut pas besoin de la regarder pour savoir combien elle était émue. Ce qu'elle ignorait, et peut-être aurait-il d˚ lui en parler avant de faire le malin, c'était que ça n'irait pas forcément de soi à partir de maintenant.

Il y avait encore un travail à accomplir, qui pourrait donner l'impression que Pilgrim replongeait dans sa folie. Mais cela pouvait attendre. Cet instant-là appartenait à Gr‚ce et il ne voulait pas le g‚cher.

Il lui demanda de venir, sachant qu'elle en mourait d'envie. Elle cala sa canne contre le poteau de la barrière et marcha prudemment, avec à peine l'ombre d'une claudication, à l'intérieur du corral. Elle était presque au milieu quand il lui dit de s'arrêter. Mieux valait que le cheval vînt à

elle que le contraire et, sur une légère indication de la longe, l'animal avança.

Gr‚ce s'efforça de ne pas trembler lorsqu'elle tendit les mains sous le nez du cheval. La peur était présente des deux côtés et c'était sans nul doute un accueil de moindre qualité que ceux dont Gr‚ce devait garder la mémoire.

Mais dans ces craintifs reniflements, Tom crut entrevoir enfin ce que ces deux-là avaient été l'un pour l'autre - et qu'ils redeviendraient peut-

être.

- Annie, c'est Lucy. Tu es là?

Annie laissa la question en suspens. Elle était en train de rédiger un important mémo destiné à préciser à tous ses collaborateurs comment il convenait de réagir aux ingérences de Gates. Fondamentalement, en lui disant d'aller se faire

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux foutre. Elle avait branché le répondeur pour t‚cher d'habiller son propos d'une tournure plus élégante.

- Merde. Tu dois être dehors, en train de couper les couilles des vaches ou Dieu sait quoi. …coute, je... Rappelle-moi, veux-tu?

La note d'anxiété dans la voix la fit décrocher.

- Les vaches n'ont pas de couilles.

- Parle pour toi, ma belle. Alors, on se cache...?

- Je filtre, Luce. «a s'appelle filtrer. qu'y a-t-il ?

- Il m'a virée.

- quoi?

- Cet enfant de putain m'a lourdée.

Annie avait vu la chose arriver depuis des semaines. Lucy était la première personne qu'elle avait engagée et sa plus proche alliée. En la remerciant, Gates envoyait un signal sans ambiguÔté. Le cour serré, Annie écouta toute l'histoire.

Le prétexte était un papier sur les camionneuses. Annie l'avait lu et trouvé génial, quoique centré sur le sexe, comme on pouvait s'y attendre.

Les photos étaient du tonnerre. Lucy avait souhaité en gros titre : IA MAIN

TOUJOURS SUR LE MANCHE - mais Gates avait mis son veto, traitant Lucy d'obsédée. Devant toute l'équipe, ils avaient eu une bagarre à couteaux tirés, au cours de laquelle Lucy avait dit carrément à Gates ce qu'Annie s'efforçait d'exprimer de manière plus ch‚tiée dans son mémo.

- Je ne vais pas le laisser faire.

- C'est fait, ma belle. Je suis balancée.

- Oh que non! Il n'a pas le droit.

- Mais si, Annie. Tu le sais bien, et puis merde, j'en avais marre. Ce n'était plus drôle du tout.

Il y eut quelques secondes d'un silence méditatif de part et d'autre. Annie soupira.

- Annie?

- Oui?

- Tu ferais mieux de rentrer. Et vite.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Gr‚ce revint tardivement à la maison, tout excitée par les derniers événements. Elle aida sa mère à servir le dîner et raconta à table ce qu'elle avait ressenti en touchant Pilgrim, combien il avait tremblé. Il ne l'avait pas laissée le caresser comme Tom, et elle avait été un peu déçue de voir qu'il ne la tolérait à son côté que pour un temps très court. Mais Tom avait dit que cela viendrait, il fallait seulement respecter les étapes.

- Il ne voulait pas me regarder. C'était bizarre. Comme s'il avait honte...

- Pour l'accident?

- Non, je sais pas. Peut-être seulement de ce qu'il est devenu.

Elle raconta qu'ensuite Tom avait reconduit le cheval dans la grange o˘ ils l'avaient lavé à grande eau. Pilgrim avait laissé Tom soulever ses sabots pour en retirer certaines saletés incrustées, et s'il avait refusé qu'on touch‚t à ses crins, ils avaient tout de même réussi à l'étriller presque entièrement. Gr‚ce marqua soudain une pause et posa sur Annie un regard soucieux.

- «a va?

- Oui. Pourquoi?

- Je ne sais pas. Tu avais l'air préoccupé.

- Je suis un peu fatiguée, c'est tout.

Le repas se terminait lorsque Robert appela. Gr‚ce quitta la table et alla s'installer au bureau d'Annie pour recommencer son récit depuis le début, tandis que sa mère débarrassait.

Debout devant l'évier, elle lava les casseroles en écoutant le cliquetis frénétique d'une bestiole prise au piège dans la lumière du néon parmi les cadavres de ses congénères. Sa conversation avec Lucy l'avait plongée dans une mélancolie pensive que même les bonnes nouvelles de Gr‚ce n'avaient pas entièrement dissipée.

Elle avait brièvement repris ses esprits en entendant crisser les roues de la Chevy qui ramenait Gr‚ce. Elle n'avait pas reparlé avec Tom depuis la fête, quoiqu'il f˚t rarement sorti

293

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux de ses pensées, et elle avait vérifié de quoi elle avait l'air en se mirant dans la porte vitrée du four, croyant, espérant, qu'il entrerait. Mais il s'était contenté de la saluer de loin, avant de repartir.

L'appel de Lucy l'avait tirée en arrière - comme Robert maintenant, mais d'une autre façon - dans ce qu'elle reconnaissait avec ennui être sa véritable vie. Ce qu'elle entendait par ´ véritable ª était toutefois un mystère. En un sens, rien ne pouvait être plus réel que la vie qu'elle avait découverte ici. Alors, quelle était la différence entre les deux ?

L'une, semblait-il, était composée d'obligations, et l'autre de possibilités. D'o˘ peut-être la notion de réalité. Car les obligations étaient palpables, fondées sur une juste réciprocité des actes. Les possibilités, au contraire, étaient des chimères inconsistantes et sans valeur, et qui pouvaient même se révéler dangereuses. Si bien que, lorsqu'on avançait en ‚ge et en sagesse, on comprenait ceci et on les laissait à la porte. «a valait mieux. Naturellement.

L'insecte dans le néon essayait une nouvelle tactique, prenant de longs repos avant de se jeter contre le boîtier en plastique avec des efforts redoublés. Gr‚ce était en train de dire à Robert que demain elle accompagnait le troupeau sur les p‚turages d'été et qu'elle dormirait à la dure. Oui, bien s˚r qu'elle monterait à cheval.

- Papa, t'inquiète pas. Gonzo est super.

Sa t‚che achevée, Annie quitta la cuisine et éteignit pour donner une chance à la bestiole. Elle se rendit sans h‚te dans le living et s'arrêta derrière Gr‚ce, lui arrangea distraitement les cheveux sur les épaules.

- Elle ne vient pas, disait Gr‚ce. Elle dit qu'elle a trop de boulot.

Elle est là, tu veux lui parler? D'accord. Je t'embrasse.

Laissant la place libre à sa mère, elle monta à l'étage prendre son bain.

Robert, qui était toujours à Genève, déclara qu'il rentrerait probablement à New York le lundi suivant. Il avait rapporté à Annie deux nuits plus tôt les pro-294

I

pos de Freddie Kane et, avec lassitude, elle lui apprit que Lucy avait été

virée. Après l'avoir écoutée en silence, Robert lui demanda ce qu'elle comptait faire. Elle soupira.

- Je ne sais pas. ¿ ton avis ?

Il y eut un silence et Annie devina qu'il choisissait ses mots avec soin.

- De là o˘ tu es, tu n'as pas une grande marge de manouvre.

- Tu me conseilles de rentrer?

- Non, je n'ai pas dit cela.

- Au moment o˘ tout se passe si bien pour Gr‚ce et Pilgrim?

- Non, Annie. Je n'ai pas dit cela.

- Ah bon, je croyais...

Elle l'entendit prendre une profonde respiration et s'en voulut de déformer ses propos alors qu'elle-même n'était pas honnête sur ses propres motivations. La voix de Robert, lorsqu'il reprit, était circonspecte.

- Je regrette si je t'ai donné cette impression. Ce qui arrive à Gr‚ce et Pilgrim est formidable. Il est important que vous restiez aussi longtemps que nécessaire.

- Plus important que ma carrière, tu veux dire?

- Annie, voyons!

- Pardon.

Ils parlèrent d'autres sujets moins litigieux et, lorsqu'ils se quittèrent, ils étaient réconciliés. Après avoir raccroché, Annie resta assise. Elle n'avait pas voulu l'agresser. C'était plutôt elle-même qu'elle punissait pour son inaptitude - ou sa réticence - à démêler la confusion de désirs à

demi réalisés et de dénégation qui bouillonnait en elle.

Gr‚ce avait allumé la radio dans la salle de bains. Une station diffusait ce que les animateurs du coin appelaient une ´ Rétrospective des Grands Succès ª. Après Dqydream Believer, c'était Last Train to Clarksville. Gr‚ce s'était endormie, ou bien elle avait les oreilles sous l'eau.

Soudain, avec une lucidité suicidaire, Annie sut ce qu'elle 295

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux allait faire. Elle allait dire à Gates que s'il ne réintégrait pas Lucy Friedman, elle démissionnerait. Elle lui faxerait l'ultimatum demain. Si c'était toujours d'accord avec les Booker, elle participerait à ce sacré

convoi de bétail. Et, à son retour, elle verrait bien si elle était au chômage.

27

LF, troupeau montait vers lui, s'enroulant autour de l'épaule de la crête comme le flot d'un torrent noir à rebours. Ici, la configuration du terrain suffisait à assurer la discipline, car le bétail était forcé de progresser sur une piste arrondie qui, même en l'absence de clôture ou d'un marquage, représentait sa seule option. Tom aimait prendre de l'avance pour suivre son approche depuis le sommet.

Les autres cavaliers venaient d'apparaître, disséminés stra-tégiquement autour du troupeau : Joe et Gr‚ce sur la droite, Frank et Annie sur la gauche - et se montrant enfin à la traîne, Diane et les jumeaux. Derrière eux, le plateau qu'ils venaient de traverser était un océan de fleurs sauvages o˘ leur passage avait labouré un sillon d'un vert plus sombre; sur ce rivage lointain, ils s'étaient reposés sous le soleil de midi en regardant les bêtes s'abreuver.

De son point d'observation, on ne voyait plus guère que le chatoiement évanescent de la mare et plus rien de la vallée au-delà, à partir de l'endroit o˘ le terrain descendait jusqu'aux prairies et aux peupliers du Double Divide. C'était comme si le plateau déclinait directement et sans rupture jusqu'aux vastes plaines que bordait le ciel à l'orient.

Avec leur poil finement lustré, les veaux avaient un air fringant et robuste. Tom songea aux pauvres bêtes qu'il avait conduites avec son père un certain printemps, quelque trente

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux ans plus tôt, lors de la première transhumance. Certaines étaient si efflanquées qu'on pouvait presque entendre leurs côtes s'entrechoquer.

Daniel Booker avait affronté des hivers rigoureux à Clark's Fork mais jamais d'aussi ‚pres que dans ces régions montagneuses. Cet hiver-là, il avait perdu presque autant de veaux qu'il en avait sauvés, et le froid et les soucis avaient raviné un visage déjà marqué à vie par sa faillite. Mais sur cette crête-là, son père avait souri en réalisant enfin que sa famille pourrait survivre dans ce pays, et - qui sait - prospérer.

Tom avait raconté cette histoire à Annie lors de la traversée du plateau.

Dans la matinée, et même à la pause-déjeuner, ils avaient eu trop à faire pour parler. Mais après, l'expédition étant bien engagée, ils avaient eu tout le temps. Ils avaient chevauché côte à côte et elle lui avait demandé

le nom des fleurs. Il lui avait désigné la fleur bleue du lin, le coucou et le narcisse, et celle appelée ´ tête-de-coq ª. Annie l'avait écouté avec sa gravité coutumière, emmagasinant tout ce savoir comme une écolière.

C'était l'un des printemps les plus chauds que Tom e˚t jamais connus.

L'herbe grasse se couchait sous les pas des chevaux avec un chuintement huilé. Tom avait pointé le doigt vers la crête en expliquant qu'autrefois il avait chevauché avec son père jusqu'à cette arête pour vérifier qu'ils étaient bien sur la voie des hauts p‚turages.

Aujourd'hui, il montait l'une de ses jeunes juments, une jolie rouan lie-de-vin. Annie montait Rimrock. Toute la journée, il avait admiré son allure. La mère et la fille arboraient des chapeaux qu'il avait choisis la veille avec elles, quand Annie avait annoncé qu'elle prenait part à

l'équipée. Au magasin, elles avaient ri côte à côte en découvrant leur dégaine dans la glace. Annie lui avait demandé si elle devait aussi prendre un revolver, et il avait répondu que oui, si elle avait l'intention d'assassiner quelqu'un. Annie avait dit que son seul ennemi, c'était son patron à New York, si bien qu'une fusée Tomahawk était peut-être plus indiquée.

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\

I

Ils avaient pris leur temps pour traverser le plateau. Mais en atteignant le pied de la crête, flairant peut-être qu'une longue escalade les séparait du but, les bêtes avaient pressé le mouvement en s'apostrophant, comme pour appeler à un effort collectif. Tom avait proposé à Annie de prendre de l'avance avec lui, mais elle avait répondu qu'elle préférait retourner en arrière au cas o˘ Diane aurait besoin d'aide. Aussi, il était venu seul.

Maintenant, le troupeau était presque sur lui. Il tourna bride et franchit le sommet. Une petite harde de biches détala devant lui. Elles s'arrêtèrent à une prudente distance pour regarder en arrière. Les femelles, grosses de leurs faons, le jaugèrent sous leurs grandes oreilles penchées, puis le m

‚le les emmena à l'écart. Entre les têtes bondissantes, Tom aperçut le premier des étroits défilés bordés de pins qui conduisaient aux hauts p

‚turages et, les dominant de toute leur masse, les deux pics enneigés.

Il e˚t aimé voir le visage d'Annie quand elle découvrirait cette vue et s'était senti spolié par son refus. Peut-être avait-elle vu dans son offre un désir d'intimité qui n'était pas dans son intention - ou plutôt qui était bien là, mais qu'il n'avait pas voulu exprimer.

¿ l'heure o˘ les cavaliers l'atteignirent, la passe était déjà dans l'ombre des montagnes. Comme ils cheminaient lentement entre les rangées d'arbres obscurcis, ils se retournèrent pour voir l'ombre s'étaler à l'est comme une tache, jusqu'aux lointaines plaines qui retenaient encore le soleil. Au-dessus des arbres, des murailles abruptes de roche grise les environnaient, répondant en écho aux cris des enfants et à la rumeur du troupeau.

Frank jeta une nouvelle branche dans le feu et l'impact projeta un volcan d'étincelles dans le ciel nocturne. Le bois, qui provenait d'un arbre déraciné, était si sec qu'il semblait assoiffé des flammes qui l'assaillaient et s'effilaient dans l'air immobile avec une vigueur qui était entièrement de leur fait.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux Entre les flammes dansantes, Annie contempla les visages rougeoyants des enfants et remarqua comme leurs yeux et leurs dents étincelaient quand ils riaient. Ils en étaient aux devinettes et Gr‚ce les tenait en haleine avec l'une des énigmes favorites de Robert. Elle portait son chapeau neuf cr

‚nement penché sur le front et ses cheveux retombaient en cascade sur ses épaules, captant la lueur du feu en un spectre de rouges, d'ambres et d'or.

Jamais sa fille n'avait été plus jolie.

Ils avaient fini de manger, un simple repas de haricots, côtelettes et bacon, cuisiné sur le feu et accompagné de patates cuites sous les braises.

Tandis que Frank surveillait le feu, Tom était allé puiser l'eau du café au ruisseau. Voilà que Diane essayait de trouver la clé de l'énigme, elle aussi. Tout le monde croyait qu'Annie connaissait la réponse et, bien qu'elle l'e˚t oubliée depuis longtemps, elle était ravie de pouvoir rester tranquillement adossée à sa selle, en observatrice.

quand ils étaient arrivés sur place, les ultimes rayons du soleil s'évanouissaient des plaines lointaines. Le dernier col, très escarpé, avait été négocié à l'ombre des montagnes penchées par-dessus leurs têtes comme les murailles d'une cathédrale. Finalement, ils avaient suivi le bétail à travers une porte ancestrale dans le roc - et les p‚turages s'étaient révélés à leurs yeux.

L'herbe était drue et sombre dans la lumière du soir, et parce que le printemps devait arriver là plus tardivement, les fleurs étaient encore rares. Là-haut, seul demeurait le pic le plus élevé, et son axe s'était modifié pour laisser apparaître sur sa face ouest un pan de neige d'un rosé

doré, sous la caresse d'un soleil depuis longtemps disparu.

Le p‚turage était cerné par la forêt. Sur un côté, là o˘ le terrain se relevait en pente douce, se dressait une petite cabane en rondins et un simple enclos à chevaux. En face, un ruisseau louvoyait parmi les arbres; c'était là qu'ils avaient fait boire les chevaux à côté de la masse indisciplinée du bétail. Tom leur avait conseillé d'emporter des vêtements chauds, car il pouvait geler la nuit à cette altitude. Mais le beau temps s'était maintenu.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Comment va, Annie?

Frank, qui venait de redresser les rondins, s'installait à son côté. Elle vit Tom sortir de l'obscurité, du côté o˘ l'on entendait les meuglements du troupeau invisible.

- J'ai les fesses en compote, mais sinon c'est parfait... Frank éclata de rire. En fait, ce n'était pas seulement les

fesses. Elle avait des courbatures aux mollets et les cuisses si endolories qu'elle frissonnait au moindre mouvement. Gr‚ce, qui avait pourtant moins d'entraînement qu'elle, lui avait répondu qu'elle était en pleine forme -

non, sa jambe ne la faisait pas du tout souffrir. Annie n'en croyait rien mais elle n'avait pas insisté.

- Tom, tu te rappelles ces Suisses, l'an dernier? Tom, qui versait de l'eau dans la cafetière, répondit en

riant qu'il s'en souvenait fort bien. Puis il posa le récipient dans le feu et alla s'asseoir auprès de Diane.

Frank raconta que, en conduisant à travers les montagnes, Pryor, lui et Tom avaient trouvé la route bloquée par un troupeau. Derrière, ils avaient vu arriver des cow-boys en tenue d'opérette.

- L'un d'eux portait des jambières fait main qui devaient lui avoir co˚té

dans les mille dollars. Le plus marrant, c'est qu'ils n'allaient pas à

cheval, mais à pied! Ils tiraient leurs chevaux par la bride et avaient l'air plutôt mal en point. Tom et moi, on a abaissé la vitre pour leur demander si tout allait bien, mais pas moyen de se faire comprendre...

Annie regarda Tom par-dessus le feu. Il observait son frère avec un sourire décontracté. Comme alerté par un pressentiment, il tourna les yeux vers elle, et elle ne vit dans ce regard aucun étonnement, mais un calme si rassurant qu'elle en eut le cour serré. Elle soutint son regard aussi longtemps qu'elle en eut le courage, puis sourit et reporta son attention sur Frank.

- De notre côté, comme on ne comprend rien non plus à ce qu'ils racontent, on les salue et nous voilà repartis. Mais en haut de la route, on tombe sur un vieux qui roupille au

301

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux volant d'une Winnebago toute neuve, le modèle haut de gamme. Il soulève son chapeau et je le reconnais : c'est Lonnie Harper, une vraie baraque, mais la fainéantise en personne. On lui demande si c'est son troupeau qui est là-bas et il dit que oui, c'est bien son troupeau et que les cow-boys sont tous des Suisses en vacances.

ª II a ajouté qu'il faisait maintenant chambre d'hôtes et que ces types lui payaient une fortune pour effectuer un travail qui par le passé lui co˚tait le prix de la main-d'ouvre. quand on lui a demandé pourquoi ils allaient à

pied, il a dit que c'était ça le plus beau : " Comme au bout d'une journée, ils ont trop de cloques au cul pour tenir en selle, ils fatiguent même pas les chevaux ! "

- C'est pratique..., dit Diane.

- ... Pendant que ces pauvres Suisses dormaient à la dure et se contentaient d'une gamelle de haricots, lui flemmardait dans sa belle auto, regardait la télé, et se tapait la cloche!

Lorsque l'eau se mit à bouillir, Tom prépara le café. Les jumeaux en avaient terminé avec les devinettes et Craig demanda à son père de montrer le ´ tour de la montre ª à Gr‚ce.

- Oh non! fit Diane. C'est reparti...

Frank sortit deux montres d'une boîte qu'il gardait dans la poche de sa veste, et en plaça une dans la paume retournée de sa main droite. Puis, l'air grave, il se pencha sur Gr‚ce et frotta l'autre montre après sa chevelure. Elle eut un rire un peu dérouté.

- Tu étudies la physique à l'école, je suppose?

- Euh, oui...

- Alors, tu dois savoir ce qu'est l'électricité statique. C'est de ça qu'il s'agit. Pour le moment, je suis en train de la charger...

- C'est ça! dit Scott, sarcastique.

Mais Joe lui ordonna de se taire. La montre ćhargée ª entre le pouce et l'index de sa main gauche, Frank la ramena lentement au-dessus de sa main droite et rapprocha les deux

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux cadrans. Au premier contact, il y eut un gros claquement et la première montre sauta dans sa main. Gr‚ce poussa un cri de surprise et tout le monde éclata de rire.

Elle lui demanda de répéter plusieurs fois l'opération puis fit une tentative par elle-même, mais bien s˚r sans réussir. Frank hocha la tête thé‚tralement, comme décontenancé par cet échec. Les gosses étaient ravis.

Diane, qui devait avoir vu la scène une centaine de fois, jeta à Annie un sourire las et indulgent.

Les deux femmes s'entendaient bien, mieux qu'Annie ne l'avait prévu, quoique, la veille, elle e˚t ressenti une certaine froideur lorsqu'elle avait annoncé à la dernière minute qu'elle participerait à l'expédition.

¿ cheval, elles avaient bavardé tranquillement. Pourtant, sous l'amabilité

de Diane, Annie percevait une réserve qui tenait moins de l'aversion que de la méfiance. Surtout, elle avait remarqué que Diane l'observait quand elle était avec Tom. Raison pour laquelle elle avait refusé de chevaucher avec lui jusqu'à la ligne de crête.

- qu'est-ce que tu préconises, Tom ? demanda Frank. On essaye avec l'eau?

- Va pour l'eau...

En conspirateur consciencieux, il passa à son frère le bidon qu'il avait rempli au ruisseau et Frank conseilla à Gr‚ce de retrousser ses manches et de s'immerger les bras jusqu'aux coudes. L'adolescente gloussait tellement qu'elle s'en renversa la moitié sur la chemise.

- Comme ça, elle se charge encore plus en électricité, tu comprends...?

Dix minutes plus tard, complètement trempée, son élève abandonnait. Entre-temps, Tom et Joe avaient réussi à faire sauter la montre, et Annie avait essuyé un échec, comme les jumeaux. Diane confia à Annie que la première fois o˘ Frank avait essayé son tour sur elle, il avait réussi à la faire asseoir tout habillée dans un abreuvoir.

Puis Scott réclama à Tom le tour de la corde.

- Ce n'est pas un tour ! protesta Joe.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Si, c'en est un.

- Ce n'est pas un tour. Pas vrai, Tom? L'interpellé sourit.

- «a dépend de ce qu'on entend par là, dit-il en sortant quelque chose de sa poche.

C'était un simple bout de corde grise d'une soixantaine de centimètres. Il en noua les extrémités de façon à obtenir une boucle.

- Bon. On va essayer avec Annie... Il se releva et s'approcha d'elle.

- Si ça fait mal, c'est non!

- Madame, c'est sans danger...

Il s'agenouilla auprès d'elle et lui demanda de lever l'index de la main droite. Puis il lui passa la boucle au doigt et lui demanda d'être très attentive. Sa main gauche tenant l'autre extrémité de la boucle tendue, il rabattit un côté de la corde par-dessus l'autre, avec le majeur de la main droite. Ensuite il entortilla sa main, de façon à la placer sous la boucle, puis une seconde fois, avant d'appuyer le bout de son index contre celui d'Annie.

On avait l'impression que leurs doigts étaient désormais liés, et que le noud ne pourrait se défaire que si ce contact était rompu. Tom marqua une pause et elle leva les yeux sur lui. Il sourit et la proximité de ses yeux bleu p‚le la chavira.

- Regardez...

Comme elle baissait de nouveau les yeux, il tira délicatement sur la corde qui se détacha en les libérant, alors que le noud était toujours là et leurs doigts toujours en contact.

Il recommença la démonstration plusieurs fois, puis Annie fit un essai, mais ni elle ni Gr‚ce ou les jumeaux n'aboutirent à un quelconque résultat.

Joe fut le seul à s'en tirer, quoique Annie e˚t compris à son sourire que Frank était lui aussi dans le secret. Elle n'aurait su dire si Diane savait, car cette dernière se contenta de suivre la scène en sirotant son café avec une sorte de détachement amusé.

quand tout le monde eut essayé, Tom se releva et enroula 304

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux la boucle autour de son doigt pour en faire un rouleau bien net, qu'il tendit à Annie.

- Un cadeau?

- Non. Un prêt... Vous me le rendrez quand vous aurez compris.

Elle se réveilla et, pendant un moment, se demanda ce qu'elle était en train de regarder. Puis elle se rappela o˘ elle était, et comprit qu'il s'agissait de la lune. Si proche qu'on avait l'impression qu'il suffirait de tendre les bras pour loger les doigts dans ses cratères. En tournant la tête, elle vit le visage de Gr‚ce, endormie à son côté. Frank leur avait proposé la cabane en rondins qui, en temps ordinaire, ne servait qu'en cas de pluie. Elle-même n'aurait pas dit non, rr is Gr‚ce avait tenu à dormir comme les autres à la belle étoile. Annie distinguait les corps dans les sacs de couchage, tout près du feu mourant.

Elle avait soif et se sentait trop alerte pour espérer se rendormir.

Redressée sur son séant, elle regarda autour d'elle. Le bidon d'eau restait invisible et il était à parier qu'à le chercher elle allait réveiller toute la compagnie. Au fond du pré, les formes noires du bétail projetaient des ombres plus sombres encore dans l'herbe éclairée par un p‚le clair de lune.

Glissant doucement les jambes hors du sac de couchage, elle ressentit de nouveau les ravages causés à ses muscles par son équipée. Ils avaient dormi tout habillés, après avoir retiré seulement bottes et chaussettes. En jean et tee-shirt blanc, Annie s'en alla pieds nus en direction du ruisseau.

L'herbe humide de rosée était d'une fraîcheur saisissante sous la plante de ses pieds, quoiqu'elle se déplaç‚t avec prudence, de peur de marcher dans quelque chose de moins romantique. Dans les arbres, un hibou ulula et elle se demanda si c'était cet oiseau, la lune, ou le fait d'être habillée qui l'avait réveillée. Les bêtes du troupeau levèrent la tête sur son passage, et elle les salua à mi-voix avant de réaliser sa bêtise.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux L'herbe de la rive avait été complètement piétinée par les sabots. Le ruisseau suivait son cours, lent et silencieux, dominé par une forêt noire qui se reflétait sur sa surface cristalline. En amont, Annie trouva un endroit o˘ le courant se divisait en douceur autour d'un îlot o˘ poussait un arbre isolé. En deux enjambées, elle atteignit l'autre rive et redescendit jusqu'à une langue de terre en surplomb o˘ elle put s'agenouiller pour se désaltérer.

Vue d'ici, l'eau ne reflétait plus que le ciel. Et si parfaite était la lune qu'Annie hésita à la déranger. La fraîcheur de l'eau, quand enfin elle se décida, lui coupa le souffle. Elle était plus froide que de la glace, comme si elle avait pris sa source au cour d'un ancien glacier caché dans la montagne. Annie la recueillit dans ses mains d'une p‚leur spectrale, et se rafraîchit la figure. Puis elle en prit encore un peu et but dans sa main.

Elle l'aperçut d'abord dans l'eau, quand il se dressa dans l'image de la lune qui l'avait tellement hypnotisée qu'elle en avait perdu la notion du temps. Elle ne s'effraya pas, car elle' avait déjà deviné que c'était lui.

- Tout va bien?

La rive en face était plus haute, et elle dut cligner les yeux à cause du clair de lune. Il avait l'air soucieux. Elle sourit.

- «a va.

- Je me suis réveillé et j'ai vu que vous n'étiez plus là.1

- J'avais soif.

- Le bacon...

- Je suppose.

$

- Est-ce que l'eau est aussi bonne que le verre d'eau dé pluie, l'autre jour?

- Presque. Essayez...

Il baissa les yeux et comprit que ce serait plus pratique depuis l'autre berge.

- «a vous ennuie si je vous rejoins? Si je vous embête... Elle eut presque envie de rire.

- Oh non ! vous ne m'embêtez pas du tout. Je vous en prie.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux II remonta vers la petite île pour traverser à gué, et Annie comprit que c'était plus qu'un simple cours d'eau qui venait d'être franchi. Il s'approcha en souriant et s'agenouilla sans un mot pour se désaltérer. Un peu d'eau ruissela entre ses doigts, avivant de fils d'argents le clair de lune.

Annie eut le sentiment - et elle resterait toujours par la suite sur cette impression - que, dans ce qui suivit, son libre arbitre n'avait aucune part. Peut-être n'y avait-il pas d'explication, tout simplement. Elle tremblait au moment de l'événement comme elle tremblerait plus tard en y repensant, mais jamais elle n'eut de regret.

Sa soif étanchée, il se tourna vers elle, et le voyant sur le point d'essuyer son visage humide, elle tendit la main et le devança. Au contact de l'eau froide, elle aurait pu s'effaroucher et se raviser, mais elle sentit la chaleur rassurante de sa peau. Alors, le monde s'arrêta de tourner.

Les yeux de Tom avaient la p‚leur uniforme de la lune. Clarifiés de leur couleur, ils semblaient receler une profondeur sans limites o˘ elle s'abîma, avec étonnement mais sans crainte. Cette main restée sur sa joue, il s'en saisit, la retourna et en pressa la paume contre ses lèvres, comme pour sceller un accueil longtemps différé.

Annie le regarda faire et aspira un long frisson d'air. Puis, tendant l'autre main, elle parcourut son visage, de la joue piquante de barbe jusqu'aux cheveux si doux. Elle sentit que Tom frôlait l'intérieur de son bras et lui caressait à son tour le visage. ¿ ce contact, elle ferma les yeux et, en aveugle, laissa ses doigts tracer un chemin délicat de ses tempes à la commissure de ses lèvres. quand il parvint aux lèvres, elle les écarta et lui permit d'en explorer tendrement les contours.

Elle n'osait pas ouvrir les yeux, de crainte de lire dans les siens de la réticence, un doute, ou même de la pitié. Mais quand elle le regarda, elle ne découvrit en lui qu'une calme certitude, et un désir aussi lisible que le sien. Il la prit par les coudes, glissa les mains dans les manches de son tee-shirt et la retint par les bras. Annie sentit sa peau se contracter. Posant

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux les mains sur les cheveux de Tom, elle l'attira délicatement à elle et ressentit une tension égale dans ses propres bras.

¿ l'instant o˘ leurs bouches allaient se toucher, elle eut soudain l'envie de lui demander pardon, de dire qu'il fallait l'excuser, elle n'avait pas voulu ça. Il dut lire cette pensée dans son regard, car elle n'avait pas articulé un mot qu'il lui faisait signe de se taire d'un imperceptible mouvement des lèvres.

Lorsqu'ils s'embrassèrent, Annie eut l'impression d'avoir touché au but que, d'une certaine façon, elle avait toujours connu le go˚t de ce baiser.

Et si elle faillit s'évanouir au contact de ce corps, elle n'aurait pas su dire exactement o˘ sa peau à elle finissait - et o˘ commençait l'autre.

Combien de temps dura ce baiser - Tom ne put en juger que d'après son ombre changée sur le visage d'Annie lorsqu'ils se séparèrent pour se contempler.

Elle lui adressa un sourire triste, puis leva les yeux sur la lune qui s'était déplacée, et dont ses prunelles captèrent des éclats. Il gardait sur ses lèvres la douceur mouillée de sa bouche satinée et sentait son haleine chaude sur sa figure. Il glissa les mains le long de ses bras nus et sentit qu'elle grelottait.

- Tu as froid?

- Non.

- J'ignorais que la nuit pouvait être aussi douce, ici, au mois de juin.

Elle baissa les yeux, prit sa main dans les siennes, la paume en l'air, et en redessina les callosités du bout des doigts.

- Comme tu as la peau dure...

- Ah ça... Ce n'est pas une très jolie main, c'est s˚r...

- Oh, mais si. «a fait du bien?

- Oui.

Elle avait la tête toujours baissée. Sous l'arc sombre de ses cheveux répandus, il vit une larme rouler sur sa joue.

- Annie?

Elle secoua la tête, sans pouvoir le regarder. Il lui prit les mains.

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux

- Annie, tout est bien. C'est vrai, tu sais.

- Je sais. C'est justement pour ça... Tout est bien et je ne sais pas comment je dois le prendre.

- Nous sommes deux êtres humains, c'est tout. Elle hocha la tête.

- qui se sont rencontrés trop tard...

Levant enfin les yeux, elle lui sourit et s'essuya les yeux. Tom ne répondit pas. Si elle avait raison, il ne voulait pas l'approuver. ¿ la place, il lui rapporta ce qu'avait dit son frère par une nuit semblable à

celle-ci, sous une lune plus mince, bien des années plus tôt. Comment son frère avait souhaité que cet instant dur‚t pour l'éternité, et comment son père lui avait répondu que l'éternité n'était qu'une longue suite d'instants et qu'un homme n'avait rien de mieux à faire que de vivre pleinement chacun d'eux.

Elle l'écouta sans le quitter des yeux, et quand il eut fini, comme elle gardait le silence, il craignit brusquement qu'elle e˚t mal compris et interprété sa tirade comme une invite intéressée. Derrière eux, le hibou recommença à ululer dans la pinède, et l'un de ses congénères lui répondit depuis le fond du pré.

Annie se pencha en avant pour reprendre sa bouche et il sentit en elle une ardeur nouvelle. Il go˚ta le sel de ses larmes à la commissure de ses lèvres, l'endroit qu'il avait tant aspiré à toucher sans jamais rêver l'embrasser un jour. Et tandis qu'il la tenait dans ses bras et posait les mains sur son corps, pressé contre ses seins, il ne ressentit aucune honte mais seulement la crainte qu'elle p˚t éprouver ce genre de scrupules. Mais si cela était mal, qu'y avait-il de ´ bien ª en cette vie ?

Finalement, elle se dégagea et le repoussa, hors d'haleine, comme intimidée par la violence de son propre appétit et ses fatales conséquences.

- Il faut que je parte, dit-elle.

- «a vaut mieux.

Elle l'embrassa plus tendrement, puis nicha la tête contre son épaule pour cacher ses larmes. Il l'embrassa dans le cou

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L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux et respira son odeur animale, comme s'il avait voulu s'en imprégner, peut-

être pour toujours.

- Merci, chuchota-t-elle.

- Pourquoi?

- Pour ce que tu as fait pour nous.

- Je n'ai rien fait.

- Oh, Tom...!

Elle se libéra et se releva, en laissant ses mains posées légèrement sur ses épaules. Elle lui sourit, lui caressa les cheveux - il prit sa main et l'embrassa. Elle le quitta, s'éloigna en direction du petit îlot, et traversa à gué.

Une fois sur l'autre rive, elle se retourna pour le regarder, mais la lune était derrière elle et il ne put deviner son expression. Il suivit la tache blanche de son tee-shirt à travers la prairie, son ombre laissant des empreintes de pas dans la rosée argent, tandis que les bêtes glissaient autour d'elle, tels des vaisseaux noirs et silencieux.

¿ son retour, le feu était complètement éteint. Diane remua mais seulement dans son sommeil. Annie glissa doucement ses pieds mouillés dans le sac de couchage. Bientôt les hiboux cessèrent d'ululer et on n'entendit plus que le ronflement discret de Frank. Plus tard, quand la lune s'en fut allée, elle comprit que Tom était revenu, mais n'osa pas le regarder. Longtemps, elle resta allongée à compter les étoiles, en se demandant ce qu'il devait penser d'elle. C'était l'heure o˘ le démon familier du doute venait la tourmenter et Annie s'attendait à ressentir de la honte pour ce qu'elle avait fait. Mais la honte ne vint pas.

Au matin, quand elle trouva enfin le courage de regarder Tom, elle ne vit rien chez lui qui aurait pu les trahir. Pas de coups d'oil secrets ni même, lorsqu'il prit la parole, de propos à double sens. En fait, il était si égal à lui-même qu'Annie en conçut une certaine déception, si total était le changement qui s'était opéré en elle.

Au petit déjeuner, elle chercha du regard l'endroit o˘ ils 310

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux s'étaient retrouvés mais la lumière du jour avait modifié la géographie du pré et elle ne retrouva rien. Même les empreintes de pas avaient été

foulées par le bétail, et le soleil acheva de les faire disparaître.

Après le repas, Tom et Frank allèrent faire un tour dans les environs tandis que les enfants jouaient au bord du ruisseau et que les deux femmes lavaient la vaisselle. Diane confia à Annie qu'elle et son mari réservaient une grande surprise aux enfants. La semaine prochaine, toute la famille s'envolait pour Los Angeles.

- On se fait la totale : Disneyland, les studios Universal...

- C'est formidable. Ils ne se doutent vraiment de rien?

- Non. Frank voudrait convaincre Tom de venir, mais il a promis à un type de Sheridan de passer voir son cheval.

Elle ajouta que c'était pratiquement la seule période de l'année o˘ ils pouvaient s'absenter. Smoky viendrait surveiller le ranch. Sinon, l'endroit serait désert.