reprit la parole. Aussitôt, mes pensées prirent un tour nettement moins torride.

— Vous croyez encore que vous pouvez échapper à votre destin, n'est-ce pas ? demanda-t-il avec détachement. Vous pensez qu'il ne s'agit que de trouver un livre et l'assassin de votre sœur ? La vérité, c'est que votre monde fonce tout droit vers l'enfer et que vous êtes l'une des rares à y pouvoir quelque chose. Si quelqu'un, ou quelque chose, de malintentionné met la main sur le Sinsar Dubh, ce n'est plus sur votre petit univers personnel couleur arc-en-ciel qu'il faudra faire une croix, mais sur la vie humaine telle que vous l'avez connue jusqu'à présent.

Il me jeta un regard éloquent.

— Combien de temps survivriez-vous dans un monde où Mallucé, ou l'être qui a posté ses chiens de garde unseelie un peu partout dans la ville, s'emparerait du Livre Noir ? Combien de temps en auriez-vous envie ? Vous vous occuperez plus tard de votre vie privée, mademoiselle Lane. La situation est dramatique. Ce n'est plus une question de vie ou de mort, mais de quelque chose de pire que la mort.

— Vous ne m'apprenez rien, répliquai-je, agacée par ses airs supérieurs.

Même si je n'en parlais pas, je pensais souvent à tout ce qu'il venait d'évoquer. J'étais consciente que les forces à l'œuvre dépassaient de loin ce que je pouvais en percevoir de mon modeste point de vue. J'avais vu l'Homme Gris dévorer littéralement une femme sans défense, et depuis, chaque soir, je me demandais qui était sa nouvelle victime. J'avais vu la Chose aux mille bouches et je savais qu'elle rôdait dans les parages, à

l'affût de proies humaines.

Je m'étais parfois demandé à quoi ressemblerait Dublin si je pouvais, d'un bond dans le temps, voir la ville dans un an ou deux. Sans doute le quartier abandonné était-il en train de gagner du terrain alors même que nous discutions, Barrons et moi. Quelque part, dans une rue, un lampadaire s'éteignait dans un faible chuintement, et les Ombres en profitaient pour étendre leur domaine. Demain, plus personne ne se souviendrait de cette rue, de ce pâté de maisons...

Ces sombres pensées m'accompagnaient aussi dans mes rêves. La nuit précédente, j'avais fait un cauchemar dans lequel je survolais Dublin. La ville était plongée dans l'obscurité, à l'exception d'une ultime citadelle qui brillait dans la nuit du haut de ses quatre étages. Je me trouvais à la fois au-dessus de la cité et à l'intérieur de ce bastion, par la porte duquel je scrutais les ténèbres. La nuit avait gagné tant de terrain que je savais que, même en me mettant en route dès le lever du soleil, je n'atteindrais pas le prochain bastion de lumière avant la tombée du soir. J'étais captive pour le reste de mes jours de Barrons - Bouquins & Bibelots.

Je m'étais réveillée la tête pleine d'images d'apocalypse, au lieu des agréables préoccupations qui étaient les miennes d'ordinaire le matin -

comment allais-je m'habiller, et qu'allais-je prendre pour mon petit déjeuner.

Barrons n'avait pas besoin de me le seriner, je savais qu'il ne s'agissait même plus d'une question de vie ou de mort. Il s'agissait de survivre au décès de ma sœur bien-aimée. De regarder le monde s'écrouler autour de moi. De voir se lever le voile sur ce que j'avais cru être ma vie, et qui n'était qu'un énorme mensonge.

J'étais venue à Dublin pour trouver l'assassin d'Alina, rendre justice à

celle-ci dans la mesure du possible, puis rentrer à la maison. C'était toujours mon intention. Je ne risquais plus rien de la part d'O'Bannion, et qui sait ? peut-être Mallucé avait-il définitivement disparu de la circulation. Loin des yeux, loin du cœur... ou plutôt, de mes pensées.

Peut-être Barrons saurait-il sauver Dublin des faës. Peut-être la souveraine seelie réussirait-elle à trouver le Livre Noir sans mon aide, renvoyer les méchants Unseelie en prison et faire en sorte que le monde redevienne normal. Peut-être, après mon départ, tous ceux qui recherchaient le Sinsar Dubh s'entre-dévoreraient-ils comme les piranhas qu'ils étaient...

Tout n'était pas perdu, et le monde n'avait certainement pas besoin de moi. J'étais lasse de Dublin, de ses mystères, de sa noirceur. Je voulais m'en aller avant que la réalité ne continue à dérouler son écheveau d'horreurs.

— Dans ce cas, riposta Barrons, à quoi rime votre comportement ?

Pourquoi n'avez-vous pas achevé votre visite du musée ?

— J'ai eu une mauvaise journée, ça ne vous arrive jamais ? rétorquai-je avec une pointe d'agressivité.

Il scruta longuement mon visage, puis il parut renoncer à me questionner.

— Très bien, dit-il en accompagnant ses paroles d'un geste las. Vous la terminerez demain.

— Ce qui nous ramène au point de départ. Pour ce soir, quel est le programme ?

Il m'adressa un sourire sans joie.

— Ce soir, mademoiselle Lane, vous allez suivre un cours.

— Oh ? Dans quelle discipline ?

— Meurtre de sang-froid.

Pour ceux d'entre vous qui se poseraient la question, la réponse est non, je n'avais pas appelé ma mère.

Il peut m'arriver d'être distraite, mais pas de manquer de cœur. Maman pleurait encore la mort d'Alina.

Ce n'était pas le moment de lui faire plus de mal encore.

Cela dit, il fallait que je démontre à la vieille folle qu'elle se trompait du tout au tout. Aussi, après avoir quitté le musée ce jour-là et avoir fait halte dans un magasin pour acheter une série de lampes de poche, avais-je appelé Christ Hospital dès mon retour à la librairie.

Ce qu'il y a de bien, dans les petites villes, c'est que tout le monde se connaît. On se croise à l'entraînement de foot des enfants, on se retrouve au bowling, on se revoit au pique-nique de la paroisse ou à la kermesse de fin d'année. Cela développe des liens de solidarité, à l'inverse de ce qui se passe dans les grandes villes.

Après m'avoir promenée de service en service, on m'avait enfin passé

Eugenia Patsy Bell, la responsable des archives de l'hôpital. Après m'avoir donné des nouvelles de sa nièce, avec qui j'étais allée au lycée, elle m'avait demandé ce qu'elle pouvait faire pour moi.

Bien entendu, m'avait-elle répondu, toujours aussi aimable, elle pouvait consulter les archives, qui existaient sous forme manuscrite et dans la base de données. En revanche, confidentialité oblige, elle n'était pas autorisée à me lire ma fiche au téléphone. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était l'imprimer et me la poster, après vérification de mon identité, à

l'adresse que je lui donnerais.

Je lui avais donc indiqué les coordonnées de Barrons - Bouquins & Bibelots. Je m'apprêtais à raccrocher lorsqu'elle m'avait dit d'attendre un instant. Ce que j'avais fait, pendant qu'elle pianotait sur son clavier. Elle m'avait demandé deux fois de confirmer les informations personnelles qui lui permettaient de m'identifier, et je m'étais exécutée, un peu surprise. Puis elle m'avait de nouveau priée de patienter, car elle devait aller consulter les registres manuscrits. Comme l'attente durait, je m'étais félicitée d'avoir appelé depuis la librairie.

Lorsqu'elle avait repris le combiné, elle m'avait expliqué, très ennuyée, qu'elle ne comprenait pas ce qui se passait. Ses registres étaient tenus avec soin et sa base de données, qu'elle mettait personnellement à jour, remontait jusqu'au début du XIXe siècle.

Elle était désolée, mais elle ne pouvait rien pour moi. Il n'y avait aucune trace, manuscrite ou informatique, d'une MacKayla Lane née au Christ Hospital vingt-deux ans auparavant.

Prise d'un mauvais pressentiment, je lui avais demandé de chercher la fiche d'Alina Lane, venue au monde vingt-quatre ans plus tôt. J'avais dû

patienter de nouveau, avec une nervosité croissante, jusqu'à ce que le verdict tombe. Elle ne trouvait pas non plus d'Alina Lane.

Aucun Lane n'était né au Christ Hospital durant les cinquante dernières années.

Pas le moindre Unseelie en vue.

Nous eûmes beau quadriller les rues de la ville, écumer tous les pubs situés sur notre route, nous n'en croisâmes pas un seul. J'étais folle de rage. Si au moins j'avais pu passer ma colère sur ces saletés qui avaient détruit ma vie... Mais rien, pas un faë, pas le moindre monstre. J'avais l'air fin, avec ma lance magique et mes regards féroces !

En vérité, je ne savais pas si je pourrais tuer de sang-froid. Bien sûr, je m'étais préparée à agir comme Barrons me l'avait indiqué, mais rien ne me disait que je saurais me contraindre au moment voulu. J'étais aussi peu sûre de moi qu'un garçon avant sa première bagarre, et je devais me poser à peu près les mêmes questions - aurais-je la force physique de terrasser mon adversaire ? N'allais-je pas me ridiculiser en tombant' par terre ou en manquant mon coup ?

— C'est précisément pour cette raison que je vous ai accompagnée ce soir, répondit Barrons lorsque je lui fis part de mes inquiétudes. Je préfère être là pour votre premier essai, plutôt que de prendre le risque que vous vous fassiez tuer par manque d'expérience.

Je refusai de me demander si ses paroles avaient une quelconque portée prophétique.

— Je vois, grommelai-je alors que nous sortions d'un nouveau pub, bredouilles. Vous protégez votre investissement !

Je ne l'aurais avoué pour rien au monde, mais j'étais soulagée de pouvoir compter sur lui en cas de besoin. Je n'avais toujours pas une grande confiance en lui, mais j'avais fini par développer une foi aveugle dans sa capacité de « gérer les situations de crise », comme disent les politiciens.

— Vous êtes bien certain que je n'ai rien d'autre à faire ? Il n'y a pas un truc qui pourrait m'aider ?

— Vous paralysez le faë, puis vous le transpercez avec la pointe de la lance, aussi vite que vous le pouvez. Il ne faut pas lui laisser le temps de vous transférer. S'il vous expédie dans je ne sais quelle dimension parallèle, je ne pourrai plus rien pour vous.

— Évidemment... Et quel endroit est-ce que je dois viser ? En supposant, bien entendu, que leur anatomie ressemble un tant soit peu à celle des humains...

Après tout, les vampires avaient bien un talon d'Achille - le cœur, où tout chasseur de morts vivants digne de ce nom était supposé enfoncer son pieu d'argent. Au fait, les faës avaient-ils un cœur ?

— Visez les tripes. Cela marche toujours.

Je baissai les yeux sur ma tenue, un top lavande et une minijupe à fleurs parme. Ces nuances s'accordaient à merveille avec ma nouvelle couleur de cheveux.

— Ils saignent ? demandai-je, vaguement inquiète à la perspective d'abîmer un ensemble si joli.

— En quelque sorte. Du moins, certains d'entre eux.

Il m'adressa un sourire qui n'avait rien d'encourageant, façon de me dire que ce qui jaillirait des entrailles du futur faë qui croiserait ma route risquait de ne pas me plaire du tout.

— La prochaine fois, portez plutôt du noir, ajouta mon mentor. Cela dit, il me restera toujours la ressource de vous laver au jet. J'en ai un dans le garage.

Je ravalai un cri de dégoût et poussai la porte du quatorzième bar que nous explorions.

— Ils ne pourraient pas faire « pof », tout simplement ?

N'était-ce pas ce que les monstres étaient censés faire lorsqu'on les tuait

: se désintégrer bien gentiment et s'évanouir sans laisser de saletés, poussés par une brise opportune ?

— Faire « pof » ? répéta Barrons d'un ton dubitatif.

Un groupe jouait ce soir dans ce pub. La salle était bondée, le bar littéralement pris d'assaut. Je suivis mon compagnon, qui fendait la foule avec assurance.

— Disparaître, si vous préférez. De façon qu'on n'ait pas à faire le ménage une fois qu'on les a tués et qu'on ne se retrouve pas avec des cadavres bizarres dont on ne sait comment expliquer la présence.

Barrons tourna la tête vers moi pour me lancer un regard intrigué et haussa un sourcil interrogateur.

— Je serais curieux de savoir où vous puisez vos informations...

— Dans les films et les romans, comme tout le monde. Normalement, quand on tue un vampire, il fait « pof », et c'est terminé.

— Ah, oui ?

Un rire désabusé lui échappa.

— Je crains que la réalité ne se montre pas toujours aussi accommodante. En vérité, je dirais même que la plupart du temps, elle fait preuve d'une mauvaise volonté tenace.

Puis, tout en continuant à jouer des coudes pour se frayer un passage vers le bar, qui se trouvait au centre de la salle, il ajouta :

— Et ne vous imaginez pas qu'un pieu suffise à tuer un vampire, mademoiselle Lane. Vous risqueriez d'être très déçue. Et très morte, si je puis dire.

— Oh. Alors, quelle est la bonne méthode pour s'en débarrasser ?

— Excellente question.

Une réponse typique de Barrons... c'est-à-dire une réponse qui n'en était pas une. Un jour, je le soumettrais à un interrogatoire en règle, et je ne le lâcherais pas tant qu'il ne m'aurait pas fourni d'explications satisfaisantes. Quand j'aurais un peu de temps devant moi, et l'esprit plus clair.

Pour l'instant, j'avais d'autres priorités. D'un regard attentif, je scrutai les visages autour de moi. L'un d'entre eux allait-il se mettre à fondre sous mes yeux tel un masque de cire au soleil, révélant le monstre qu'il dissimulait ?

Cette fois-ci, mon espoir ne fut pas déçu. Barrons le remarqua en même temps que moi.

— Là-bas, près de la cheminée, murmura-t-il d'une voix calme.

Un flot d'adrénaline monta en moi, tandis qu'une idée s'imposait à mon esprit. Celui-là allait payer pour les autres. Ainsi, je parviendrais peut-

être à retrouver le sommeil...

— Je le vois, confirmai-je sur le même ton. Que dois-je faire ?

— Rien pour le moment. Attendez qu'il quitte le bar. Nous ne livrons pas d'assaut en public. Une fois mort, il perdra son charme et montrera sa vraie nature. Il ne faut pas que les gens voient ça.

— Au contraire ! dis-je. Il est temps que tout le monde sache ce qui se passe, et quelle menace plane sur la ville.

Barrons me décocha un regard impatient.

— Pour semer la panique ? À quoi bon prévenir les gens d'un danger contre lequel ils n'ont pas les moyens de se protéger ? Pourquoi leur donner des cauchemars à cause de monstres qu'ils ne peuvent pas voir ?

Ce combat n'est pas celui des mortels.

Je posai une main sur mes lèvres pour réprimer un haut-le-cœur. Il me semblait que les pop-corn qui avaient constitué mon unique dîner continuaient à éclater dans mon estomac, lequel menaçait de se vider de son contenu.

— Je ne supporte pas de le regarder sans rien faire, protestai-je.

Je ne savais pas si les nausées qui me secouaient étaient dues au spectacle de l’Unseelie ou à celui de sa victime, mais je ne pourrais pas rester longtemps sans intervenir.

— Du calme, mademoiselle Lane. Il a presque fini, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué.

Oh, si, je m'en étais rendu compte. Dès l'instant où mes yeux s'étaient posés sur l'Homme Gris et sur sa compagne, j'avais compris que nous arrivions trop tard. La proie que le monstre de près de trois mètres de haut achevait de dévorer avait une superbe ossature - de celles qui faisaient toute la différence entre une jolie fille et un mannequin de premier plan. J'étais plutôt mignonne. Cette femme, elle, était d'une fabuleuse beauté.

Ou plutôt, avait été.

A présent, il ne restait plus grand-chose d'elle, à part ses os qui saillaient sous sa peau livide et ses chairs flasques. Pourtant, la malheureuse continuait à lever des yeux emplis d'adoration sur l'ignoble créature...

Quelle déchéance ! De l'endroit où je me trouvais, je pouvais voir ses yeux injectés de sang et son teint livide. Même ses dents, dont l'émail avait dû être autrefois brillant comme la perle la plus pure, étaient à

présent grisâtres et d'une vilaine apparence friable. Un bouton de fièvre suppurant avait éclos à la commissure de ses lèvres, ainsi qu'un autre sur son front.

Tout en adressant un sourire enjôleur à son prédateur - à ses yeux, un superbe blond au teint de miel -, elle secoua la tête d'un geste qui n'avait rien perdu de son élégance... et deux grosses mèches de cheveux se détachèrent de son crâne avant de tomber, l'une sur le sol et l'autre sur la chaussure d'un client assis près d'elle.

L'homme regarda par terre et, remarquant la sinistre touffe brunâtre sur son pied, s'en débarrassa avec une grimace de dégoût. Puis il se retourna, posa les yeux sur la victime de l'Homme Gris, prit sa compagne par la main et entraîna celle-ci au loin, comme s'il venait de voir une pestiférée.

Je détournai le regard. C'était plus que je n'en pouvais supporter.

— Je croyais qu'il ne faisait que voler leur beauté, murmurai-je. Je n'avais pas compris qu'il les dévorait jusqu'à ce qu'il n'en reste rien...

— Il ne va pas toujours jusque-là.

— Il est en train de la tuer, Barrons ! Nous devons l'arrêter ! m'écriai-je d'une voix chevrotante d'émotion.

Me prenant par les épaules, il me fit pivoter vers lui. Le contact de ses mains sur moi fut comme un éclair de chaleur crépitant sur ma peau.

— Ressaisissez-vous, mademoiselle Lane. Nous ne pouvons plus rien pour elle ; il est beaucoup trop tard. Ne voyez-vous pas que son cas est sans espoir ? Elle n'en a plus que pour quelques heures s'il continue à ce rythme, ou quelques jours, s'il ne l'achève pas et qu'elle met fin ellemême à ses souffrances. Au mieux - ou au pire -, elle survivra encore deux ou trois semaines, avant de succomber à un mal mystérieux que les médecins seront incapables d'identifier et, a fortiori, de guérir.

Je scrutai son regard pour m'assurer qu'il ne plaisantait pas.

— Vous voulez dire que même si l'une de ses proies réussit à lui échapper, elle est condamnée ?

— Dans un cas aussi extrême, oui. Il ne va pas toujours aussi loin.

D'ordinaire, il préfère laisser sa victime en vie, de façon à pouvoir se repaître de ses souffrances. Parfois, cependant, sa proie est d'une telle beauté qu'il ne supporte pas de la laisser en vie. Celle-ci n'aura probablement plus jamais l'occasion de se voir dans un miroir. Son séjour en enfer aura été de courte durée.

— C'est tout ce que vous avez à dire pour me consoler ? m'écriai-je. Que son martyre n'aura pas trop duré ?

— Vous sous-estimez la valeur de la brièveté, mademoiselle Lane.

Un sourire glacial se peignit sur ses lèvres.

— Quel âge avez-vous ? Vingt et un ans, vingt-deux tout au plus...

J'entendis alors derrière moi le tintement d'un verre qui se brisait, suivi du son sourd d'un corps tombant sur le sol. Puis des cris de stupeur fusèrent de l'assistance. Barrons regarda par-dessus mon épaule, et son sourire disparut.

— Elle est morte ! s'écria une femme.

— On dirait que son visage est en train de pourrir ! s'exclama un homme avec effroi.

— C'est le moment, mademoiselle Lane. Il s'en va. Il se dirige vers la porte ! Suivez-le, je vous couvre.

Je tentai de regarder derrière moi. Je ne saurais dire si c'était pour m'assurer que la malheureuse avait bel et bien cessé de souffrir, ou parce que j'étais mue par un instinct morbide mais bien humain de voir les macchabées - ce qui expliquerait, soit dit en passant, certaines de nos pratiques funéraires, sans parler de ces attroupements de badauds sur les lieux d'accident -, mais Barrons m'en empêcha. Prenant mon menton entre ses doigts, il m'obligea à le regarder droit dans les yeux.

— Ne faites pas cela, m'ordonna-t-il, sinon elle hantera vos souvenirs.

Allez plutôt vous occuper de son assassin.

Bien sûr, il avait raison. Je me lançai à la poursuite de l'Homme Gris, imitée par Barrons, qui marchait une dizaine de pas derrière moi.

La dernière fois que j'avais vu l'Unseelie, mes cheveux étaient longs et blonds ; sans doute ne me reconnaîtrait-il pas sous ma nouvelle apparence. En outre, il ignorait que j'étais une sidhe-seer, une null qui plus est, et que j'avais la lance.

En un mot, toutes les chances étaient de mon côté.

Si je parvenais à m'approcher de lui... ce qui n'était pas gagné. En effet, je m'aperçus rapidement que sa haute taille lui permettait de se déplacer à une vitesse bien supérieure à la moyenne. Je devais courir pour ne pas me laisser distancer, et il ne faisait pour l'instant que marcher ! Si je voulais le rattraper, j'allais devoir piquer un sprint d'anthologie... Pas très facile de bondir sur l'ennemi lorsqu'on doit galoper derrière lui avec des talons hauts !

— Il est en train de vous semer, m'avertit Barrons, toujours derrière moi.

— Merci, je m'en étais aperçue.

L'Homme Gris était déjà loin, et il semblait s'être soudain dépouillé de son charme. Les gens s'écartaient sur son passage, effectuant de larges détours, marchant au besoin sur la chaussée.

Tout à coup, je l'aperçus au milieu du trottoir, seul. Cela ne me convenait pas du tout. Comment le filer discrètement si plus personne ne me dissimulait à lui ? Maintenant que je ne pouvais plus tabler sur l'effet de surprise, j'allais devoir me montrer plus prompte que mon adversaire.

Au même instant, je le vis pivoter sur ses talons et fixer son regard sur moi. Aussitôt, je compris qu'il savait qui j'étais... et qu'il savait que je savais qu'il le savait.

Plus moyen de feindre l'innocence.

— Enfer ! jura Barrons à mi-voix.

J'entendis derrière moi un raclement d'acier sur le pavé, un bruissement d'étoffe, puis plus rien. Le silence absolu.

Je soutins le regard de l'Homme Gris, le cœur battant. Soudain, un sourire cruel se peignit sur son visage monstrueusement étroit.

— Je te vois, sidhe-seer, coassa-t-il, avant d'éclater d'un rire métallique.

Tu étais dans le bar.

Après un grincement de dents de mauvais augure, il demanda :

— Quelle mort préfères-tu, ma jolie ? Lente... ou très lente ?

Je regrettai soudain de ne pas avoir songé à me faire confirmer par Barrons la signification du mot pri-ya, que je pensais avoir devinée. Si mes déductions étaient bonnes, et si je pouvais me fier au ton qu'avait pris la vieille femme pour le prononcer et au contexte dans lequel elle l'avait utilisé, j'en avais compris le sens général.

J'allais bientôt être fixée.

Je passai ma langue sur mes lèvres desséchées, tentai de calmer les battements affolés de mon cœur et, priant pour ne pas m'être trompée, répondis, le souffle court :

— À ta guise, mon seigneur et maître. Je suis une pri-ya.

À ces mots, l'Homme Gris retroussa sa bouche sans lèvres sur une rangée de chicots noirâtres et prit une inspiration saccadée, signe d'un trouble intense. Toute trace de moquerie disparut de son expression, tandis qu'une lueur d'intérêt nouveau s'allumait dans ses yeux noirs - un intérêt où se mêlaient une intense excitation sexuelle et un sadisme meurtrier qui faisaient froid dans le dos...

Je dus me mordre les lèvres pour réprimer une grimace de dégoût.

J'avais vu juste. Pri-ya signifiait, approximativement, « fille à faës ». Il serait toujours temps de demander plus de précisions à Barrons une fois que j'en aurais fini avec l'Homme Gris.

A moins que ce ne soit lui qui en finisse avec moi...

Pour l'instant, ma priorité était de m'approcher de lui. Si Y Unseelie avait compris que je possédais la faculté de le voir tel qu'il était réellement, il ne pouvait savoir que j'étais une null, et encore moins que je possédais une arme potentiellement létale pour lui.

C'était manifeste, il voulait ce que je feignais de lui offrir, et il le voulait suffisamment pour croire que j'étais bien ce que je prétendais. J'avais trouvé son point faible. Il pouvait voler la beauté, jeter un charme pour que les plus belles femmes s'éprennent de lui, mais jamais il ne serait désiré pour ce qu'il était en réalité.

Sauf, peut-être, par une pri-ya, l'une de ces femmes qui recherchaient la compagnie des faës, seelie ou unseelie, pour se donner volontairement à

eux, et dont la dévotion malsaine était ce qu'un être comme l'Homme Gris pouvait espérer de mieux en matière de sentiment amoureux.

Il frotta ses mains lépreuses avec délectation.

— A genoux, pri-ya ! éructa-t-il.

Décidément, les faës semblaient faire une fixation sur cette position. Un fantasme d'adoration ? J'étirai mes lèvres en un sourire complaisant, le même que celui que j'avais vu sur le visage de la groupie gothique de Mallucé, et tombai à genoux sur le pavé humide. Je n'entendais plus Barrons derrière moi ; la rue semblait déserte, et je n'osais me retourner.

Où étaient partis tous les passants ? C'était à croire que la puissance de répulsion de l'Homme Gris était aussi efficace que celle de V’lane lui-même !

Mon sac à main était ouvert, mes mains prêtes à passer à l'action. Si l’Unseelie restait paralysé moitié moins longtemps que la Chose aux mille bouches, j'aurais amplement le temps de plonger la lance dans son corps. À peine parviendrait-il à ma portée qu'il serait mort.

Cela aurait pu, cela aurait dû se passer ainsi... si je n'avais pas commis une erreur de taille. Que dire pour ma défense, sinon que j'étais entièrement novice en la matière ?

Puisque l'Homme Gris avait descendu la rue à grandes enjambées, j'avais supposé qu'il reviendrait vers moi de la même façon.

Il n'en fit rien.

En un éclair, il fondit sur moi. En se transférant.

Avant que j'aie compris ce qui se passait, il avait pris mes cheveux à

pleines mains et m'avait soulevée du sol avec une force surhumaine.

Heureusement, je retrouvai immédiatement mes réflexes de null et tendis mes deux paumes vers son torse alors qu'il m'élevait dans les airs.

Par malchance, il se figea dans cette position, me laissant danser à

cinquante centimètres au-dessus du sol.

Petit rappel : mes bras étaient de longueur normale. Mon sac à main était sur le trottoir. La lance se trouvait à l'intérieur.

— Barrons ! sifflai-je entre mes dents. Faites quelque chose, bon sang !

— Incroyable, grinça une voix au-dessus de moi. J'avais envisagé tous les scénarios, sauf celui-ci.

Je tentai de lever les yeux et y renonçai rapidement. Dans la position où

je me trouvais, cela ne faisait qu'accentuer la douleur qui me vrillait le crâne. En revanche, mon inconfortable situation ne m'interdisait pas de penser. Que faisait Barrons sur ce toit ? D'ailleurs, comment y était-il arrivé ? Je ne me souvenais pas d'avoir vu une échelle sur le trajet... et l'immeuble avait deux étages.

— Dépêchez-vous, ça fait mal ! m'écriai-je.

Une fois de plus, je me félicitai de sa présence. Si je m'étais lancée seule dans cette aventure, j'aurais dû me scalper pour pouvoir m'échapper, et rien ne disait que j'en aurais eu le courage, ni même la possibilité. J'étais dotée d'une solide chevelure, et l'Homme Gris en tenait une bonne poignée.

— Vite ! Prenez mon sac ! Je ne sais pas combien de temps il va rester paralysé !

Barrons atterrit sur le trottoir devant moi dans un son mat de semelles de cuir heurtant le sol, son long manteau noir claquant dans l'air autour de lui.

— Il fallait y penser avant de le toucher, mademoiselle Lane, dit-il, très calme.

Je refermai les mains sur le bras de l'Homme Gris pour me soulever et soulager la douleur qui irradiait dans tout mon crâne.

— On ne pourrait pas parler de tout ça après que vous m'aurez fait descendre ? gémis-je.

Il croisa les bras sur sa poitrine, l'air buté.

— Croyez-vous qu'il y aurait un après, si je n'étais pas là pour veiller sur vous ? J'ai deux mots à vous dire à propos de votre méthode de chasse au faë, si vous le voulez bien.

Que je le veuille ou non, quelque chose me disait qu'il ne me libérerait que quand il m'aurait sermonnée. Je tentai pourtant de protester.

— Vous êtes certain que nous n'avons rien de plus urgent à faire ?

— Petit a, poursuivit-il sans m'écouter, vous ne vous étiez manifestement pas préparée à ce qu'il opère un transfert. Votre lance se trouvait par terre près de vous. Il fallait conserver votre sac à la main et frapper votre victime à travers le tissu.

— Justement, passez-le-moi, qu'on en finisse !

— Petit b, vous vous êtes séparée de votre arme. Vous ne devez jamais la laisser hors de votre portée. Gardez-la toujours sur vous, au besoin en la glissant sous vos vêtements.

Je tentai de hocher la tête, sans succès.

— Compris. Si c'était un effet de votre bonté, pourrais-je avoir mon...

— Petit c, vous n'avez pas réfléchi avant d'agir. Votre seul avantage dans un combat singulier contre un faë réside dans le fait qu'il ignore votre qualité de null. En ce qui concerne ce faë-là, ne comptez plus l'avoir par surprise.

Il ramassa enfin mon sac, et je tendis les mains pour m'en saisir, mais il le garda hors de ma portée. Désespérée, je m'agrippai de nouveau au bras de l'Homme Gris. Je commençais à avoir une migraine format XXL.

Je tentai de donner un coup de pied à mon coéquipier, mais celui-ci s'écarta d'un geste fluide. Jéricho Barrons était doté de cette sorte de réflexes phénoménaux que l'on ne rencontre que chez les athlètes de très haut niveau et chez les animaux.

— Ne pétrifiez un faë, mademoiselle Lane, que si vous êtes certaine à

cent pour cent de pouvoir le tuer avant qu'il ne retrouve sa mobilité. Car celui-ci...

Il tapota l’Unseelie rigide auquel j'étais suspendue et poursuivit :

— ... est tout à fait conscient de ce qui se passe, bien qu'il soit immobile, et dès qu'il le pourra, il vous transférera. Vous aurez disparu avant que votre esprit n'ait enregistré qu'il a retrouvé sa liberté de mouvement. Il vous expédiera où il le voudra, par exemple au beau milieu d'une douzaine de ses congénères. Vous serez là-bas, votre lance ici, et je n'aurai aucune idée de l'endroit où vous...

— Bonté divine, Barrons ! m'écriai-je en donnant des coups de pied dans les airs. Bouclez-la et passez- moi ce fichu sac à main !

Je le vis baisser les yeux vers la lance, dont la pointe dépassait du sac, et en retirer la boule de papier d'aluminium. Puis il se pencha et se plaça juste devant moi. À présent que son visage était tout près du mien, je pouvais voir à quel point il était furieux contre moi. Ses lèvres étaient décolorées, ses narines frémissantes ; son regard lançait des éclairs.

— Ne vous séparez jamais de cette arme, vous m'avez compris ? Vous la garderez sur vous pour manger, pour dormir, pour vous laver, et même pour baiser !

J'allais lui répondre que je trouvais ce terme très désobligeant et que, à

ce propos, je n'avais personne en ce moment avec qui pratiquer la chose, lorsqu'un liquide visqueux m'aspergea de la tête aux pieds.

L'Homme Gris remua-t-il avant que Barrons le frappe aux tripes ou après ? Toujours est-il qu'il me libéra soudain et que je retombai sans grâce en mordant la poussière... ou, plus exactement, le pavé froid et humide de Dublin, aussitôt suivie dans ma chute par l'Homme Gris.

J'eus tout juste le temps de bondir à quatre pattes. De la blessure à son abdomen jaillissait le même liquide vert qui, à ma grande consternation, souillait mon top, ma jupe et mes jambes nues.

L'air à la fois hagard et fou de rage, l’Unseelie posa successivement son regard sur Barrons et sur la lance, dont la pointe sortait de ce qui avait été mon sac à main préféré - et le serait resté s'il n'avait pas été

irrémédiablement souillé d'un répugnant jus verdâtre.

Bien que sa colère fut surtout dirigée contre Barrons, l'Homme Gris tourna la tête et c'est à moi que s'adressèrent ses dernières paroles.

— Le Haut Seigneur est de retour, sale petite garce, et il te fera subir le même sort qu'à la dernière jolie sidhe-seer qui est tombée entre ses mains. Tu n'auras qu'un regret : ne pas être morte de mes mains. Et tout comme elle, tu le supplieras de t'achever.

Quelques instants plus tard, Barrons me rendit mon sac. Même si je savais que l'Homme Gris ne vivait plus, je pris la lance et la plantai dans le ventre de l'immonde créature.

20

Au cours de l'année qui s'est écoulée depuis que j'ai pris le premier vol pour Dublin dans l'espoir de trouver l'assassin de ma sœur et de lui faire payer son crime, j'ai découvert qu'on en apprend autant, voire plus, de ce qu'on vous cache que de ce qu'on vous dit.

Écouter les paroles ne suffit pas : il faut sonder les silences, riches d'informations. Bien souvent, c'est dans les mensonges que votre interlocuteur refuse de proférer devant vous que se nichent les vérités que vous recherchez.

Barrons se débarrassa du corps de l'Homme Gris - je ne cherchai pas à

savoir comment. Une fois de retour à la librairie, je montai dans ma chambre, pris une longue douche brûlante et me lavai trois fois les cheveux, la lance à côté de moi. Je n'étais pas près d'oublier la leçon de cette soirée...

Le lendemain, je me rendis au National Muséum pour achever ma visite, qui se déroula sans anicroche. Je ne vis ni V’lane ni la vieille femme, et pas le moindre Objet de Pouvoir.

Pour la première fois depuis que j'avais pris mes quartiers chez Barrons -

Bouquins & Bibelots, le propriétaire ne rentra pas à la tombée de la nuit.

Mais après tout, me dis-je, nous étions samedi. Peut-être Barrons avait-il un rendez-vous galant... même si je le voyais assez mal sacrifier au classique ciné-resto du samedi soir. Cela me semblait bien trop conventionnel pour lui et pour le genre de femme qu'il devait fréquenter.

Je me souvins alors de celle que j'avais croisée à Casa Blanc. Comme je m'ennuyais à mourir, je m'amusai à les imaginer dans leurs ébats...

avant de renoncer quand je m'aperçus qu'au fil de ma rêverie la fille prenait une troublante ressemblance avec une certaine MacKayla Lane.

Mieux valait trouver une occupation moins risquée.

Je passai finalement la soirée toute seule devant le petit poste de télévision que Fiona avait installé sous le comptoir, en essayant d'oublier la présence du téléphone à côté de moi.

Le dimanche matin, je renonçai. Je fis ce que je m'étais formellement interdit : je décrochai le combiné et composai le numéro de la maison.

Ce fut papa qui répondit, comme chaque fois que j'avais appelé depuis mon arrivée à Dublin.

— Salut ! m'exclamai-je d'une voix légère. Comment ça va ?

Assise sur le confortable canapé au fond du magasin, je croisai les jambes tout en jouant avec le fil du téléphone. Cela faisait du bien d'entendre la voix de papa. Si seulement il avait pu éviter ces réflexions sans intérêt sur la météorologie comparée de la Géorgie et de l'Irlande !

Comme si cela ne suffisait pas, il se lança ensuite dans un long commentaire sur les différences culinaires entre Ashford et Dublin, avant d'enfourcher son dada préféré, la hausse du prix de l'essence et les errements du gouvernement en matière d'économie.

Ne pouvions-nous pas avoir une vraie conversation, au lieu d'enfiler les poncifs ? Mon père n'avait-il donc rien d'autre à me dire ? Pendant vingt-deux ans, cet homme avait été mon roc, mon héros, mon plus fidèle allié. Malgré ma réussite scolaire très limitée et mon absence totale d'ambition professionnelle, je croyais être sa joie et sa fierté. Et voilà que nous parlions de la pluie et du beau temps, comme deux étrangers. J'en aurais pleuré ! Il avait pourtant perdu une fille, et moi une sœur. Nous avions tant besoin l'un de l'autre ! Qui me consolerait, si ce n'était lui ? Et qui lui rendrait un peu d'espoir dans la vie, s'il s'éloignait de moi ?

Je jouai nerveusement avec le fil du téléphone, n'osant exprimer mes pensées. Puis ce fut plus fort que moi, je l'interrompis. Cette discussion ne nous menait nulle part.

— Papa, est-ce que je pourrais parler à maman ?

Il se réfugia dans l'explication toute faite à laquelle j'avais droit chaque fois que je posais cette question. Maman dormait, et il ne fallait pas la déranger car elle avait un très mauvais sommeil malgré les médicaments qu'elle prenait. Le médecin avait dit qu'elle devait absolument se reposer pour retrouver la santé, et papa voulait que sa femme guérisse, et n'avais-je pas envie, moi aussi, que maman aille mieux ?

Cette fois-ci, je refusai de me laisser décourager.

— Papa, je dois lui parler, insistai-je.

Il refusa tout net. Il était aussi têtu que moi, songeai- je. Pas moyen de lui faire entendre raison ! Pourtant, mon agacement laissa soudain place à l'inquiétude.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demandai-je. Qu'essaies-tu de me cacher ?

En l'entendant pousser un long soupir de découragement, je compris que j'avais vu juste. J'essayai de me le représenter, à l'autre bout du fil, et j'eus soudain la certitude qu'il avait vieilli de vingt ans en deux semaines.

— Le chagrin lui a un peu... fait perdre la tête, Mac. Elle s'en veut terriblement de ce qui est arrivé à Alina, et je ne réussis pas à la convaincre qu'elle se trompe.

— Elle n'est pour rien dans toute cette histoire ! Que se reproche-t-elle ?

— D'avoir laissé ta sœur partir pour l'Irlande, répondit-il d'un ton si las que je sus tout de suite qu'il avait entendu cet argument des dizaines de fois déjà.

Je me dis alors que j'avais hérité de mes deux parents mon tempérament de tête de mule. Quand elle le voulait, maman pouvait se montrer extrêmement opiniâtre.

— C'est ridicule, protestai-je. Si demain je prends un taxi et que j'ai un accident, vous n'y serez pour rien, l'un comme l'autre.

— Sauf si quelqu'un nous a mis en garde, répondit-

il.

Il avait parlé d'une voix si faible que je l'entendis à peine, et que je doutai même d'avoir compris le sens de ses paroles.

— Pardon ? Quelqu'un vous avait dit de ne pas laisser Alina partir pour l'Irlande ? Enfin, papa, il ne faut pas écouter les mauvaises langues !

Avec le recul, n'importe qui peut s'écrier : « Je l'avais bien dit » ! C'est un peu facile, tu ne trouves pas ?

J'adore Ashford, mais l'honnêteté m'oblige à reconnaître que nous avons notre lot de commères et de gens malintentionnés. Il me semblait les voir se pencher vers leur voisin, en croisant mes parents à l'épicerie, pour murmurer d'un air réprobateur : « Eh bien, à quoi s'attendaient-ils

? On n'envoie pas sa fille toute seule à l'autre bout du monde ! »

— Quels parents envoient leur fille toute seule à l'autre bout du monde ?

gémit papa au même instant.

Je l'aurais parié !

— Tous ! répondis-je. Au nom de quoi peut-on refuser à son enfant la chance d'aller étudier à l'étranger ? Maman et toi n'avez rien à vous reprocher !

— Et maintenant, toi aussi, tu es partie ! Reviens, Mac. Rentre à la maison ! Tu ne te plaisais donc pas, au pays ? Maman et moi avons toujours cru que tu étais heureuse avec nous.

— Je l'étais, affirmai-je. Vraiment. Jusqu'à ce qu'Alina soit assassinée.

Un silence lourd s'abattit entre nous, et je regrettai aussitôt mes paroles brutales. J'allais demander à papa de m'excuser de l'avoir blessé lorsqu'il dit :

— Laisse tomber, Mac. Quitte ce maudit pays. Ça ne sert à rien...

— Pardon ?

De stupeur, je faillis lâcher le combiné. Comment pouvait-il dire cela ?

— Tu me demandes de rentrer à la maison et de laisser le salaud qui a tué Alina s'en sortir ? Pour qu'il assassine la fille d'un autre ?

— Il peut faire ce qu'il veut aux filles des autres, je m'en fous, murmura mon père. Tout ce que je veux, c'est garder celle qu'il me reste.

Je tressaillis. C'était bien la première fois que j'entendais papa tenir un tel langage. Lui toujours si calme, si responsable !

— Alina est morte, reprit-il. Toi, tu es encore en vie, et je veux que tu le restes. Maman a besoin de toi, Mac, et moi aussi. Rentre à la maison.

Prends le premier avion et reviens vite. S'il te plaît.

Parole d'honneur, ce n'était pas ainsi que j'avais prévu de poser la question qui me brûlait les lèvres. J'avais envisagé toutes les entrées en matière possibles, depuis les quelques phrases d'explication bien tournées destinées à faire appel au bon sens jusqu'à l'interminable couplet d'excuses entrecoupé de larmes pour le mal que je m'apprêtais à

faire à mes parents. Toutes, sauf la formule lapidaire qui s'imposait soudain à mon esprit et que je ne parvenais pas à exprimer à haute voix.

Je me figeai, incapable de parler, pendant que défilait dans mon esprit l'interminable liste de ce que je pouvais, ou devais, ou voulais dire, sans oublier l'hypothèse qui consistait à me taire, purement et simplement.

Un jour, au collège, le prof de sciences nous avait expliqué un certain nombre de vérités à propos des yeux bleus et des yeux bruns, des gènes récessifs ou dominants, et de la question simple mais universelle que l'on pourrait résumer par : quels parents pour quels bébés ?

Ce soir-là, en rentrant à la maison, j'avais regardé papa et maman avec méfiance. Je n'avais rien dit car Alina et moi avions les mêmes yeux verts, ce qui signifiait que nous étions du même sang. Pour le reste, j'avais pratiqué la politique de l'autruche. Quoi qu'en disent bien des gens, et non les moins savants, la perception est la réalité. C'est ce que vous décidez de croire qui fait de vous ce que vous êtes.

Ce jour-là, onze ans auparavant, j'avais décidé que j'étais l'enfant heureuse d'une famille sans histoire. Je m'étais lovée dans mon cocon douillet, où je me sentais aimée et protégée. J'avais choisi d'être une fille du Sud et de revendiquer mes racines, que j'avais plantées avec ardeur dans le sol de Géorgie. De toutes mes forces, j'avais nié Mendel, ses petits pois lisses et ses petits pois ridés, et tout ce qui touchait de près ou de loin au concept d'ADN. Mon prof de sciences ne savait pas de quoi il parlait, et il restait du chemin aux savants avant qu'ils ne percent tous les mystères de la génétique.

J'avais soigneusement enfoui cette question tout au fond de moi, et jamais je ne l'avais évoquée devant qui que ce soit. Mon opinion était faite, cela me suffisait. J'avais achevé l'année scolaire avec une moyenne cala- miteuse en sciences naturelles et ne m'étais plus jamais inscrite à

un cours de biologie.

— Est-ce que j'ai été adoptée, papa ? m'entendis-je demander.

Un halètement douloureux résonna à l'autre bout de la ligne, comme si mon père venait d'être frappé à la poitrine.

« Dis non, papa, dis non ! » priai-je.

Le silence s'étira, interminable. Je fermai les paupières pour retenir les larmes qui me brûlaient les yeux.

— Eh bien, réponds !

Il y eut un autre silence effrayant, ponctué par un soupir à fendre l'âme.

— Mac, je dois retourner auprès de maman. Je ne peux pas la laisser toute seule, elle est trop fragile. Après ton départ pour Dublin, elle...

comment dire... elle s'est effondrée. Le mieux que tu puisses faire maintenant, pour elle comme pour moi, c'est de rentrer à la maison.

Maintenant. Ce soir.

Il marqua une pause, avant d'ajouter :

— Mon bébé, tu es notre petite fille chérie.

— Vraiment ? Dans tous les sens du terme ? insistai- je d'une voix trop aiguë. Peux-tu me jurer que vous êtes bien mes parents biologiques ?

Je rouvris les yeux, mais ma vision était brouillée par un rideau de larmes.

— Écoute, Mac, je ne sais pas où tu es allée pêcher ces questions. À quoi est-ce que cela rime d'aborder un sujet pareil, comme ça, maintenant ?

Rentre à la maison !

— Peu importe d'où viennent ces questions ; ce qui compte, ce sont les réponses. Dis-moi que je n'ai pas été adoptée, papa, et Alina non plus.

Comme il ne répondait pas, j'insistai :

— Allez, dis-le et je te ficherai la paix. « Alina et toi n'avez pas été

adoptées. » Tu vois ? C'est simple ! Dis- le. Sauf si tu ne le peux pas.

Le silence, à l'autre bout du fil, était plus terrible que tout. Enfin, papa reprit la parole.

— Mac, ma petite fille, nous t'aimons plus que tout, maman et moi.

Rentre à la maison.

Son ton habituellement grave s'était envolé d'une octave sur ce dernier mot. Il toussota, et lorsqu'il reprit la parole, il avait retrouvé sa voix d'inspecteur des impôts sûr de lui et de son expérience - une voix qui vous disait que vous pouviez lui faire confiance car il savait mieux que vous ce qui était bon pour vous. Elle avait le timbre un peu rocailleux qui trahissait l'homme du Sud aux valeurs profondément ancrées, le géant à

la force tranquille, et sur moi, elle avait toujours eu le même effet apaisant et rassurant.

— Écoute, poursuivit-il, je vais te réserver un billet dès que nous aurons raccroché. Prépare ton sac immédiatement et prends un taxi pour l'aéroport. Tu n'as rien à faire, ni à te préoccuper de quoi que ce soit ; je réglerai tes dépenses par carte bancaire. Tu m'entends ? Je te rappellerai dès que je saurai l'heure de départ de ton vol. Tout ce que je te demande, c'est de rassembler tes affaires et de te rendre à l'aéroport. Tu m'as bien compris ?

Je laissai mon regard errer par la fenêtre. Une pluie fine tombait du ciel.

Le monde était noyé dans la grisaille. Mon père avait refusé de me mentir. Si j'avais été sa fille biologique, il aurait éclaté de rire et se serait écrié : « Mais non, tu n'as pas été adoptée, tête de linotte ! » J'aurais ri avec lui, en me demandant comment j'avais pu nourrir le moindre doute.

Il n'en avait rien fait. Parce qu'il ne le pouvait pas.

— Mais alors, papa, qui suis-je ?

Cette fois-ci, c'était ma voix qui s'était envolée dans les aigus.

— Tu es ma princesse, répondit-il d'un ton vibrant d'émotion. Voilà qui tu es. La petite fille adorée de Jack et Rainey Lane !

Ce n'était qu'une partie de la vérité. Je n'étais pas entièrement leur enfant, même s'il ne pouvait se résoudre à le reconnaître. À ma façon, j'avais moi aussi évité de regarder la réalité en face, mais je l'avais toujours su.

1)

Les fées existent, on les appelle des faës ;

2)

Les vampires sont bien réels ;

3)

Un gangster et quinze de ses hommes sont morts à cause de moi ; 4)

J'ai été adoptée.

Je relus les quelques lignes que je venais d'écrire, sans m'attarder sur les larmes qui constellaient ma page et diluaient l'encre bleue de mon stylo en minuscules lagons parsemés çà et là sur le papier.

Des quatre phrases que j'avais notées, une seule me paraissait irréelle.

La dernière. Je voulais bien croire aux fées, aux vampires et aux monstres venus de l'espace, mais je refusais d'admettre ce fait, pourtant si banal.

J'avais été adoptée.

Le monde s'était écroulé autour de moi, j'avais du sang sur les mains, mais j'étais restée debout tant que j'avais pu affirmer : « Je suis MacKayla Lane, des Frye-Lane d'Ashford, en Géorgie. Dans la famille, on est tous fabriqués selon la même recette génétique, de mon arrière-grand-mère à mon petit-cousin. Je suis comme eux, vous voyez ? C'est mon clan. »

Souvent, c'est quand on perd quelque chose qu'on mesure combien cela nous était précieux. Toute ma vie, je m'étais blottie dans un cocon rassurant, parmi mes oncles et tantes, mes cousins au deuxième degré, mes grands-parents...

Et voilà que, tout à coup, je tombais du nid. Je tremblais de peur et de froid. J'étais seule au monde.

« O'Connor », m'avait appelée la vieille femme. D'après elle, j'avais les yeux et le teint d'une O'Connor. Elle avait aussi mentionné un étrange prénom. Patrona. De qui s'agissait-il ? Et moi, qui étais-je ? Avais-je de la famille ici, en Irlande ? Si c'était le cas, pourquoi ne m'avait-elle pas gardée ? Pour quelle raison nous avait-on abandonnées, Alina et moi ?

Comment papa et maman nous avaient-ils adoptées ? Où ? Quand ? Et comment se faisait-il que ma famille, d'ordinaire si bavarde et curieuse, n'ait jamais trahi ce secret par une allusion, une gaffe, un mot de trop ?

A quel âge Alina et moi étions-nous arrivées chez les Lane ? Cela devait être très peu de temps après ma naissance, car je n'avais aucun souvenir d'une autre vie, dans une autre maison, avec d'autres gens... Alina n'avait jamais rien mentionné de la sorte. Or, elle avait deux ans de plus que moi. J'en déduisais qu'elle devait avoir été adoptée à cet âge-là, alors que je venais de naître. Ou alors, sa mémoire avait confondu sa vie d'avant et sa vie d'après.

J'avais été adoptée.

Rien que d'y penser, j'en avais le vertige. Pourtant, ce n'était pas là le pire. Le plus douloureux, le plus frustrant, le plus insupportable était de me dire que la seule personne au monde dont j'étais absolument certaine d'être la parente était morte. Alina. Ma sœur. Ma chair et mon sang...

Une idée me traversa l'esprit. Alina savait-elle la vérité ? Me l'avait-elle cachée ? Était-ce à cela qu'elle avait fait allusion lorsqu'elle avait dit : « Il y a tellement de choses que tu ignores » ? Avait-elle été aussi choquée, aussi désorientée que je l'étais en cet instant ?

Soudain, je m'aperçus que mes joues étaient inondées de larmes. Je ne tentai pas de contenir mon chagrin, et je pleurai sans retenue. Je pleurai sur moi, sur ma sœur, sur tout ce que je ne pouvais expliquer... Le monde venait de s'écrouler autour de moi. Je ne savais pas quelle nouvelle vie émergerait de ce chaos, mais j'avais une certitude : elle ne ressemblerait à rien de ce que j'avais connu avant.

La Mac d'autrefois était morte.

J'ignore combien de temps je restai ainsi, à pleurer toutes les larmes de mon corps. Tout ce dont je me souviens, c'est que finalement, la tête lourde et le cœur en miettes, je me levai et m'essuyai les yeux.

Il me revint alors en mémoire l'endroit où l'on avait retrouvé le corps d'Alina, dans une impasse crasseuse de l'autre côté de la ville, sur la rive opposée de la Liffey. J'avais vu des photos de la scène de crime dans le dossier envoyé par la police. Je m'étais promis de me rendre sur les lieux avant de quitter l'Irlande, afin de dire un dernier adieu à ma sœur.

Le moment était venu de tenir ma parole.

Je me levai péniblement du canapé et montai dans ma chambre. Là, en quelques gestes rapides, je glissai un peu d'argent et mon passeport dans la poche de mon jean, mis la lance dans mon sac, dont je remontai la bandoulière sur mon épaule, vissai une casquette sur mon crâne et chaussai une paire de lunettes de soleil. Puis je sortis pour héler un taxi.

Tout compte fait, décidai-je en chemin, ce ne serait pas un adieu mais un bonjour. Bonjour à une sœur que je n'avais pas réellement connue et que je considérais à présent sous un jour nouveau. Bonjour à celle qui avait été ma seule parente au monde, s'était laissé prendre au piège de Dublin, s'était révélée dans cette épreuve, avait entrevu la vérité et l'avait payé de sa vie.

Si, au terme d'un séjour de plusieurs mois ici, elle avait appris ne fut-ce que la moitié de ce que j'avais découvert, son attitude, jusqu'alors incompréhensible, devenait parfaitement logique.

Je me souvenais que papa et maman avaient envisagé à deux reprises d'aller lui rendre visite en Irlande et qu'elle s'était toujours arrangée pour que le projet échoue, la première fois en prétextant une mauvaise grippe qui lui avait fait prendre du retard sur ses cours, la seconde en affirmant qu'elle devait bûcher ses partiels.

Jamais elle ne m'avait invitée, et le jour où j'avais laissé entendre que j'avais commencé à économiser pour aller passer quelques jours avec elle à Dublin, elle m'avait répondu de garder mon argent pour m'acheter de jolis vêtements et de profiter de la vie pour elle pendant qu'elle étudiait, en me promettant qu'elle serait très bientôt de retour à la maison. Je mesurais à présent ce que ces mensonges avaient dû lui coûter, et je les comprenais.

Moi qui savais quels dangers hantaient les rues de Dublin, aurais-je permis à ceux que j'aimais de venir me voir ? Jamais. J'aurais menti pour les protéger.

Si j'avais eu une petite sœur, ma seule vraie parente au monde, et qu'elle ait été en sécurité à des milliers de kilomètres de là, lui aurais-je révélé

ce que j'avais découvert, au risque de l'entraîner dans le piège qui était en train de se refermer sur moi ? Jamais. J'aurais tout fait pour qu'elle demeure dans une bienheureuse ignorance.

J'avais toujours admiré mon aînée, mais ce sentiment prenait une dimension nouvelle à présent que le voile des illusions se déchirait. Il fallait que je me rende là où elle était allée, dans un endroit qu'elle avait marqué de sa présence. Son appartement ne pouvait convenir à mon pèlerinage. À l'exception du parfum de pêche et de vanille qui y flottait encore, le studio ne portait pas son empreinte personnelle - comme si elle n'avait fait qu'y passer, pour prendre quelques heures de sommeil et m'appeler rapidement. De même, ce que j'avais vu du campus ne m'avait rien dit sur elle.

Je ne connaissais qu'un lieu où j'étais certaine de percevoir sa présence : celui où elle était tombée, quelques heures à peine après m'avoir laissé

son « testament ». Il fallait que j'affronte cette douleur ultime : me recueillir à l'endroit même où elle avait rendu son dernier souffle.

Un peu morbide, j'en conviens, mais j'étais dans un tel état de stupeur que plus rien ne me choquait. Et puis, tout est relatif. J'appartiens tout de même à une culture où l'on enterre les dépouilles des êtres chers dans de jolis cimetières fleuris près de chez soi, afin de pouvoir leur parler lorsqu'on a un coup de blues. N'est-ce pas cela qui est morbide ?

Moi qui voyais des lignes de démarcation partout depuis quelque temps, je venais d'en franchir une nouvelle : la Liffey, qui sépare Dublin en deux parties distinctes, le Nord et le Sud. L'abondance d'un côté, la sobriété, pour employer une litote, de l'autre...

La rive sud, où je séjournais, avec les hauts lieux touristiques de Temple Bar District, Trinity College, le National Muséum et Leinster House, pour ne citer que quelques-uns de ses nombreux attraits, est généralement considérée comme la partie riche de Dublin.

La rive nord, où l'on peut voir O'Connell Street avec ses statues et monuments, le marché de Moore Street, la pro-cathédrale St. Mary et Custom House, qui domine la Liffey, abrite les classes les plus laborieuses et les moins fortunées.

Bien entendu, comme la plupart des frontières, celle- ci n'est pas parfaitement hermétique. On trouve aussi des coins très chics au nord et des ruelles sordides au sud. Cependant, je pense que personne ne le contestera, l'impression d'ensemble n'est pas la même de chaque côté de la Liffey. Je ne saurais dire exactement à quels détails je le ressentais, mais la différence était nette. Peut-être tenait-elle à des petits riens -

l'écho d'une voix, la démarche d'une silhouette au loin...

Le chauffeur qui me conduisit jusqu'à Allen Street ne semblait guère enthousiaste à la perspective de m'y abandonner, mais un généreux pourboire le convainquit de s'en aller. J'avais affronté trop de situations réellement effrayantes pour me laisser impressionner, du moins en plein jour, par ce quartier aux maisons délabrées !

L'impasse anonyme dans laquelle on avait retrouvé le corps d'Alina, une ruelle pavée de pierres hors d'âge, usées et craquelées par le temps, s'étirait entre des immeubles en ruine sur ma droite, et un entrepôt bardé de planches sur ma gauche. Le sol était jonché de vieux journaux, de canettes de bière et de débris divers. L'atmosphère qui régnait ici me rappelait celle du quartier fantôme derrière l'immeuble de Jéricho Barrons, aussi n'avais-je pas l'intention de m'attarder dans ces lieux assez longtemps pour savoir si les lampadaires fonctionnaient encore à

la nuit tombée...

Papa ne savait pas que j'avais vu les clichés de la scène de crime, qu'il avait glissés dans l'un de ses dossiers de travail {Plan de financement -

Mme Myrna Taylor-Hollingsworth. Par je ne sais quel caprice de ma mémoire, les mots étaient restés inscrits dans mon esprit comme à

l'encre indélébile).

Je me demandais encore par quel moyen il s'était procuré ces photographies. D'ordinaire, la police n'accable pas les familles, déjà

ravagées par le chagrin, avec de telles images, d'autant que celles-ci étaient particulièrement insupportables.

L'identification du cadavre avait représenté une épreuve assez douloureuse comme cela pour moi, je n'avais pas besoin d'en voir plus.

Pourtant, je n'avais pu réprimer ma curiosité lorsque j'étais tombée sur ces clichés qui dépassaient de la pile de dossiers, le jour où j'étais entrée dans le bureau de mon père pour y prendre quelques stylos avant mon départ.

A présent, alors que j'approchais du fond de l'impasse, il me semblait voir les clichés en surimpression sur le décor délabré qui m'entourait.

Alina était étendue là, sur ma droite, à quelques pas du mur qui barrait la chaussée et lui avait coupé toute retraite.

Je ne voulais pas savoir si, dans une tentative désespérée d'échapper à

celui qui la poursuivait, elle s'était brisé les ongles en tentant d'escalader la muraille de brique rouge qui mesurait bien quatre mètres de haut. Je détournai les yeux et posai mon regard sur l'endroit où elle était morte.

C'était là, au pied du mur, qu'on avait retrouvé son corps sans vie. Je vous épargne les détails, que j'aurais préféré ne jamais connaître.

Poussée par je ne sais quelle mélancolique intuition, je me laissai tomber sur le pavé crasseux pour m'étendre dans la position exacte dans laquelle Alina était décédée. Contrairement à ce que j'avais vu sur les photographies, son sang ne maculait plus le sol ni les briques. Les averses avaient lavé le pavé, effaçant les traces de la lutte effroyable qui s'était déroulée quelques semaines auparavant.

C'était ici qu'elle avait rendu son ultime soupir. « Ici gisent les rêves et les espoirs d'Alina Lane », me dis- je, le cœur gonflé de tristesse.

— Alina ! m'écriai-je d'une voix brisée par le désespoir. Tu me manques tant !

Je ne pus retenir mes larmes. Je m'en fis le serment, c'était la dernière fois que je pleurais - il se trouve que l'avenir me donna raison, du moins pour quelque temps.

Je ne sais combien de minutes je demeurai ainsi, jusqu'à ce que mon regard se pose sur un objet brillant qui m'était familier : la petite trousse de maquillage que maman avait offerte à Alina pour Noël, identique à

celle que j'avais abandonnée chez Mallucé. Elle était à moitié cachée sous les ordures, et l'étoffe dorée matelassée avait perdu presque tout son éclat sous les assauts conjugués de la pluie et du soleil. J'écartai d'un geste impatient les saletés qui la recouvraient, puis je la ramassai et la serrai contre mon cœur avec émotion.

Je sais ce que vous pensez. Moi aussi, je me dis qu'elle devait contenir un indice. Alina y avait sans doute glissé les passages les plus importants de son journal, ou quelque clé USB contenant une copie informatique de ses notes personnelles, et grâce à ces précieuses informations, j'allais enfin apprendre la vérité. La police était passée à côté de cette pièce à

conviction décisive, mais la Providence avait guidé mes pas - et mon regard - jusqu'à cette petite trousse, qui renfermait certainement la clé

du mystère de la mort de ma sœur.

Hélas ! comme le disait Jéricho Barrons, la vie ne se montrait pas toujours aussi accommodante...

La pochette tout élimée ne contenait rien d'autre que les fournitures que maman avait choisies, à l'exception de la lime à ongles. Fébrilement, je la vidai pour l'examiner sous toutes ses coutures. En vain. Malgré une fouille sans ménagement, je ne trouvai rien dans la doublure, ni dans le boîtier du fard à joues, ni dans le tube de rouge à lèvres.

Je ne vous accablerai pas avec la description de mon chagrin en cet instant. Si vous avez perdu un être cher, vous savez très bien ce qu'on ressent dans ces moments-là et vous n'avez aucun besoin que je vous le rappelle. Si ce n'est pas le cas, tant mieux pour vous. Tout ce que je vous souhaite, c'est d'être épargné le plus longtemps possible par cette douleur.

Je dis adieu à ma sœur, et je lui dis bonjour, puis je me relevai. Alors que je me redressais, mon regard fut attiré par un éclat de métal, tout près de mes pieds. La lime à ongles d'Alina, striée de marques profondes. Je me baissai pour la ramasser, car la seule idée de laisser derrière moi le moindre souvenir de ma sœur m'était insupportable, et un petit cri de stupeur m'échappa.

Jusque-là, j'avais trouvé un très relatif réconfort dans l'espoir que la mort d'Alina avait été rapide. Je me refusais à croire qu'elle avait agonisé

pendant des heures sur le pavé de cette sinistre ruelle.

Malheureusement, son décès avait été plus long que je ne l'avais espéré, à en juger d'après les marques qu'elle avait gravées dans la pierre de la pointe de sa lime à ongles.

Le cœur battant, je m'agenouillai et nettoyai le pavé du plat de la main.

Je fus à la fois soulagée et déçue de constater qu'elle n'avait tracé que quelques signes. Soulagée, car cela voulait dire que son agonie avait pris fin rapidement. Déçue, car ce que je lisais m'était totalement incompréhensible.

1247 LaRuhe, Junior.

21

— Je voudrais parler à l'inspecteur O'Duffy, s'il vous plaît, demandai-je, tout excitée par ma découverte.

De retour chez Barrons - Bouquins & Bibelots, je m'étais ruée sur le téléphone pour composer le numéro du poste de police de Pearse Street.

— Oui, oui, je patiente.

Je pianotai sur le comptoir pendant que la standardiste transférait mon appel à l'officier responsable du dossier d'Alina. J'avais un nouvel indice pour lui, gravé dans le pavé d'une ruelle sinistre. 1247 LaRuhe.

J'accompagnerais l'inspecteur sur les lieux, et s'il refusait que je vienne avec lui, je le suivrais discrètement.

— Oui, mademoiselle Lane ?

L'inspecteur paraissait préoccupé, aussi lui exposai- je aussi rapidement que possible le motif de mon appel.

— Nous avons déjà examiné ceci, me répondit-il.

— Qui a déjà examiné quoi, exactement ? demandai-je.

— L'adresse. Tout d'abord, rien ne prouve que l'auteur de ces mots soit votre sœur. N'importe qui pourrait avoir...

— Inspecteur, coupai-je, Alina m'appelait Junior. J'ai retrouvé sa lime à

ongles tout ébréchée à quelques centimètres des signes gravés dans le pavé. Même si vous ignoriez qui elle désignait par Junior, je m'étonne qu'aucun de vos hommes n'ait établi de lien entre la lime et ces mots gravés dans la pierre. Et je ne parle pas de sa trousse de maquillage, que j'ai retrouvée. Avez-vous seulement fouillé la scène du crime ?

— Nous avons effectivement vu cette adresse, mademoiselle Lane, mais avant notre arrivée, l'endroit avait déjà été visité par des curieux.

Puisque vous vous y êtes rendue, vous avez vu par vous-même la saleté

qui règne dans cette impasse. Je n'allais pas établir une liste exhaustive de toutes les ordures qui sont là-bas ! Et comment aurais-je pu déterminer que tel ou tel objet provenait de cette trousse ?

— N'avez-vous pas trouvé étrange qu'une adresse soit gravée dans le pavé juste à côté du corps ?

— Si, bien sûr.

— Et alors ? Avez-vous cherché à quoi elle correspondait ? Y avez-vous envoyé quelqu'un ?

— J'aurais pu, si cette adresse avait existé. Il n'y a pas de 1247 LaRuhe à

Dublin. Pas d'avenue qui porte ce nom, ni de rue, ni de boulevard, ni d'allée... Rien, pas même un passage !

Je réfléchis rapidement.

— Il n'y a pas que Dublin. Il faut peut-être chercher dans une autre ville.

— Nous y avons pensé. Nous n'avons trouvé aucun 1247 LaRuhe dans toute l'Irlande. Nous avons essayé toutes les variantes approchantes, telles que Laroux, ou

La Rue... Il y en a bien, mais aucune des rues qui portent ces noms ne va jusqu'au numéro 1247.

— Et à Londres ? insistai-je. Vous avez cherché ?

L'inspecteur O'Duffy laissa échapper un long soupir de fatigue, et il me sembla le voir, assis derrière son bureau, secouant la tête d'un air las.

— Dans combien de pays sommes-nous censés mener l'enquête, d'après vous ?

« Autant qu'il le faudra pour retrouver l'assassin de ma sœur », faillis-je répondre. Je me mordis les lèvres pour retenir mes paroles amères.

— Nous avons transmis le dossier à Interpol, reprit mon interlocuteur.

S'ils avaient obtenu le moindre résultat concluant, ils nous l'auraient communiqué, soyez-en sûre. Je suis désolé, mademoiselle Lane, mais nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.

Armée de ma lance et d'une lampe torche, j'arpentais d'un pas rapide les rues de Temple Bar District dans le soir déclinant, en quête d'une boutique de souvenirs. J'en avais remarqué une où l'on trouvait toute une gamme de cartes touristiques, depuis les plans de Dublin en relief encadrés avec soin jusqu'aux documents d'état- major où figuraient les hameaux les plus reculés du pays. J'en achetai plusieurs, car je voulais aussi une cartographie précise de l'Écosse et de l'Angleterre, puis je rentrai m'enfermer dans ma chambre.

Là, alors que l'obscurité s'étendait sur la ville, je m'assis en tailleur sur mon lit et commençai mes recherches. Un fonctionnaire de police étranger, si consciencieux soit-il, ne serait jamais aussi motivé qu'une sœur assoiffée de vengeance !

Je ne levai les yeux de mes cartes qu'un peu avant minuit, la tête lourde et les paupières brûlantes. Après plus de cinq heures passées à plisser les yeux pour déchiffrer des caractères imprimés en lettres minuscules, le léger mal de tête dont je souffrais en fin de journée avait pris les proportions d'une migraine carabinée.

J'avais relevé plusieurs variantes du nom LaRuhe, mais aucune voie portant ces noms n'allait jusqu'au numéro 1247 - ni a fortiori jusqu'aux 1347, 1427, ou toute autre combinaison ou nombre ressemblant. Alina avait pu se tromper en le gravant, mais cela ne me semblait guère probable. Une femme qui laisse un ultime message avant d'expirer ne commet pas d'erreur.

Par conséquent, si je ne trouvais rien, c'était parce que quelque chose m'échappait... mais quoi ? Je massai mes tempes douloureuses et repliai mes cartes, que je rangeai en pile bien nette au pied de mon lit. Barrons pourrait sans doute m'éclairer. Parfois, j'avais l'impression qu'il avait réponse à tout. Je lui poserais la question dès le lendemain, me promis-je. Pour l'instant, j'avais besoin de dégourdir mes jambes ankylosées et de prendre quelques heures de sommeil.

Je me levai, m'étirai prudemment et marchai jusqu'à la fenêtre. Là, je soulevai le rideau et observai la ville plongée dans l'obscurité.

Devant moi s'étendait Dublin, avec ses toitures luisantes d'humidité et son lacis de ruelles où grouillait toute une faune dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence quelques semaines auparavant.

Sur ma droite, je pouvais voir la lisière du quartier abandonné. Je me demandai un instant si je regarderais encore depuis cette fenêtre dans un mois. Si c'était le cas - ce dont je n'avais aucune envie ! -, les ténèbres auraient-elles encore gagné du terrain ?

En contrebas, il ne restait que trois des voitures des hommes d'O'Bannion. Quelqu'un avait pris la Maybach et refermé les portières des autres véhicules. En revanche, les seize piles de vêtements n'avaient pas bougé. Il fallait vraiment que je m'en occupe. Pour moi qui connaissais la vérité, c'était un spectacle aussi choquant que celui de cadavres.

Un peu plus loin dans l'allée, j'aperçus les Ombres qui rôdaient, à l'affût de quelque proie. Il me semblait voir leur pulsation de colère, comme si elles en voulaient à Jéricho Barrons de faire régner autour du bâtiment cette cruelle lumière qui les tenait à distance.

Quand on parle du loup, il sort du bois... Je retins un cri de surprise en reconnaissant une silhouette familière. Que faisait Barrons ici ? Où

allait-il, et pourquoi quittait-il le cercle lumineux qui entourait l'immeuble pour se diriger d'un pas décidé vers l'obscurité... sans aucune lampe pour éclairer son chemin ?

Il courait droit à une mort certaine ! Terrifiée, je levai la main pour frapper au carreau, espérant ainsi attirer son attention... mais je suspendis soudain mon geste. Barrons avait bien des défauts, mais il n'était pas stupide. Il n'agissait jamais sans de solides raisons.

Fascinée, je le regardai marcher vers les ténèbres, ombre parmi les ombres. Sa haute silhouette à la grâce féline, toute de noir vêtue, se fondit progressivement dans le noir plus dense du quartier fantôme, jusqu'à s'y dissoudre. Pendant quelques instants, l'éclat métallique de ses bottines aux plaques d'acier trahit encore sa présence, puis je ne vis plus rien.

« N'entrez jamais - jamais, mademoiselle Lane - dans le quartier abandonné une fois la nuit tombée », m'avait-il avertie, il n'y avait pas si longtemps de cela.

Très bien, songeai-je, mais alors pourquoi y allait-il, lui ? Quelque chose m'échappait... Je secouai la tête, perplexe, et regrettai immédiatement mon geste, qui n'avait fait que réveiller ma migraine. Tout en me frottant le front pour chasser la douleur, je plissai les yeux pour tenter de retrouver Barrons dans l'obscurité, mais sans succès.

Les Ombres, en tout cas, avaient eu l'air de se moquer éperdument de sa présence. Et même, ce qui était encore plus étrange, elles m'avaient donné l'impression de s'écarter avec dégoût sur son passage !

Tout cela était incompréhensible. J'avais vu de mes yeux les restes humains qu'elles laissaient derrière elles. J'avais été le témoin de leur appétit vorace. Hormis la lumière, rien ne les effrayait. « Elles tuent avec la rapidité d'un vampire », m'avait un jour dit Barrons, et cette remarque m'avait paru si frappante que je l'avais notée dans mon carnet.

Je fouillai l'obscurité du regard, déconcertée. Que signifiait ce mystère ?

Je ne voyais que deux explications. Soit Barrons m'avait menti au sujet des Ombres, soit il avait conclu avec elles je ne sais quel inavouable pacte.

Quelle que soit la vérité, j'avais maintenant la réponse à une question que je me posais depuis un moment : pouvais-je ou non me fier à Jéricho Barrons ?

La réponse était non, cent fois non !

Désorientée, je me détournai de la fenêtre, procédai à une toilette de chat et me glissai sous les draps, en proie à une nouvelle interrogation.

Maintenant qu'il n'était plus envisageable de demander de l'aide à

Barrons, qui allait m'aider à résoudre l'énigme du 1247 LaRuhe ?

En me réveillant le lendemain, j'avais la réponse. Comme le disait papa, tout problème bien posé est à moitié résolu. Dans le cas présent, la formulation correcte n'était pas « À qui demander de l'aide ? », mais «

Où la trouver ? ».

Des années auparavant, j'avais lu un bouquin dont l'auteur postulait que le cerveau humain n'était pas sans analogie avec un ordinateur et que l'une des principales fonctions du sommeil était de lui permettre de faire de la place pour les nouvelles informations et de les mémoriser, puis de les regrouper en séquences cohérentes en écartant ce qui n'était pas important (ou, pour filer la métaphore, défragmenter le disque dur et le nettoyer pour télécharger de nouveaux logiciels et les enregistrer à la place adéquate).

Pendant que je dormais, mon subconscient avait fait son boulot. Il avait trié les informations et intuitions de la veille pour éliminer les fausses pistes, puis les avait rassemblées en suites logiques, de sorte qu'à présent ce qui m'avait semblé effroyablement confus me paraissait limpide.

Si je n'avais pas craint de réveiller ma migraine tout juste calmée, je me serais frappé le front. Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Je bondis hors de mon lit - inutile d'allumer la lumière, elle avait brillé

toute la nuit - et ramassai ma pile de cartes pour examiner les dates de dépôt légal.

Toutes dataient de l'année en cours - comme il fallait d'ailleurs l'espérer pour les touristes qui les achetaient -, ce qui signifiait qu'elles avaient été

récemment mises à jour.

Or, Barrons m'avait dit que la ville avait « oublié » toute une partie d'elle-même : le quartier fantôme. Selon lui, aucun département de la police n'y était affecté, aucun service urbain n'en faisait mention dans ses registres. De là à en déduire qu'il existait dans Dublin des rues dont personne ne se souvenait, des avenues et des boulevards totalement rayés de la carte... Il me suffisait, pour être fixée, de comparer mes plans avec d'autres, plus anciens.

Se pouvait-il que la réponse à ma question se trouvât de l'autre côté de ma fenêtre ?

— Bingo !

De la pointe de mon feutre parme préféré, je tapotai triomphalement le plan de Dublin. Je venais de trouver une voie nommée LaRuhe, en plein cœur du quartier fantôme. Et je n'avais même pas eu à quitter Barrons -

Bouquins & Bibelots.

La veille, lorsque je m'étais mise en quête d'une carte, j'avais naturellement dirigé mes pas vers une boutique de souvenirs que j'avais remarquée dans Temple Bar District... sans penser que Jéricho Barrons devait posséder de tels documents ici même !

Il ne m'avait guère fallu de temps pour trouver, au troisième niveau de la librairie, une belle collection d'atlas et de guides d'occasion, dans laquelle j'avais sélectionné une douzaine d'exemplaires avant de redescendre, mon butin sous le bras, pour réinstaller sur mon canapé

préféré du rez-de-chaussée.

Ce que j'avais découvert m'avait choquée et terrifiée. Le quartier fantôme qui jouxtait l'immeuble de Barrons n'était pas la seule partie de Dublin à

avoir disparu. Il en existait deux autres, que je pouvais voir sur les anciens plans et qui n'apparaissaient plus sur les cartes actuelles. Leur superficie était moindre et elles étaient situées à la périphérie de la ville, mais, je n'en doutais pas, elles aussi étaient devenues les terrains de chasse des Ombres.

Telle la lèpre, la population d "Unseelie anthropophages s'étendait.

Comment ceux-ci étaient-ils parvenus jusqu'à ces zones de banlieue ?

Mystère. Au demeurant, j'ignorais aussi de quelle façon ils étaient arrivés dans le quartier fantôme. Peut-être quelqu'un les avait- il involontairement transportés d'un endroit à un autre, comme on propage des cafards cachés dans une boîte en carton...

À moins que... Non ! Il n'aurait pas osé !

Une idée effroyable venait de me traverser l'esprit. Barrons avait-il transféré des colonies d'Ombres vers de nouveaux terrains de chasse en échange de l'« immunité diplomatique » ? Cela supposait que ces créatures soient dotées d'un niveau de conscience suffisant pour négocier un marché et respecter une parole donnée. En étaient-elles capables ?

D'autres questions affluèrent à mon esprit, de plus en plus folles. Que devenaient les Ombres pendant le jour ? Où se réfugiaient-elles ? Si elles n'avaient pas de substance, quelle taille prenaient-elles au repos ? Par exemple, combien d'entre elles une boîte d'allumettes pouvait-elle contenir ? Une dizaine, une centaine ?

Saisie d'un vertige, je tentai de chasser ces sombres ruminations. Ce n'était pas le moment de me complaire dans des scénarios morbides, mais d'agir. Alina m'avait laissé un indice, sous la forme d'une énigme que je venais enfin de résoudre. Tout se passait comme si, depuis l'autre côté du miroir, elle me désignait une direction à suivre... Il ne me restait plus qu'à me mettre en marche.

Je me levai et disposai les plans de la ville côte à côte sur une table, puis je les étudiai un long moment. Celui de droite était récent, celui de gauche était vieux de sept ans. Sur le premier, Collins Street longeait une voie parallèle appelée Larkspur Lane. Sur le deuxième, soit moins de dix ans plus tôt, je pouvais compter dix- huit pâtés de maisons entre ces deux artères.

Un petit rire désabusé m'échappa, signe de l'état de démence qui me guettait. La frontière entre folie et normalité semblait s'être estompée au fil du temps... Pour autant, je ne m'étais en rien coupée de mes émotions. La peur et l'horreur étaient même mon lot quotidien.

Et ce que je voyais m'emplissait à la fois de peur et d'horreur. Personne ne s'apercevait-il donc de rien ? Jéricho Barrons - dont je ne savais toujours pas qui il était véritablement - et moi étions-nous les seuls à

avoir pris la mesure de la menace qui planait sur la ville ?

Tout à coup, une phrase qu'avait prononcée Barrons me revint en mémoire : « La vérité, c'est que votre monde fonce tout droit vers l'enfer.

» Sur le moment, je n'avais pas relevé sa formulation un peu inhabituelle, mais à présent, elle s'imposait à moi dans toute son étrangeté. « Votre monde », avait-il dit. Et non « notre monde ». Comme s'il n'appartenait pas à la même espèce que moi.

J'avais des milliers de questions dans la tête, personne à qui les poser, et nulle part où aller... sinon vers l'avant. J'avais depuis longtemps franchi le point de non-retour.

J'arrachai l'une des dernières pages blanches de mon carnet, la superposai sur la carte et entrepris de décalquer le chemin que je devrais suivre, en prenant soin de noter les noms de rues. Le plan était trop encombrant, et j'aurais besoin d'avoir les mains libres.

Le 1247 LaRuhe se trouvait à l'extrémité d'une voie au tracé sinueux, à

une quinzaine de carrefours de la frontière du quartier à l'abandon.

Avec le recul, je m'étonne encore de m'être aventurée ce jour-là dans ce quartier maudit. Je ne saurais dire ce qui m'est passé par la tête - c'est d'ailleurs un miracle que j'aie survécu.

Dans l'ensemble, à mesure que je reviens sur le passé pour vous faire le récit de mon histoire, j'ai une idée très claire de l'état d'esprit qui était le mien au moment des faits que je relate. Ces vingt-quatre heures- là

échappent à cette règle. Bien que ses moments les plus intenses restent marqués au fer rouge dans ma mémoire, cette journée fut l'une des rares à commencer dans le flou pour s'achever dans un brouillard plus épais encore.

Rétrospectivement, je suppose que je me rassurai en songeant qu'il était encore tôt, que les Ombres ne sortaient qu'à la nuit tombée et que j'étais armée de ma lance, mais peut-être, en vérité, n'avais-je plus une notion très claire du danger. Trop de peur tue la peur. Ou alors, tout simplement, je me moquais de ce qui pouvait m'arriver. Qu'avais-je à

perdre, après tout ?

Le soir où nous avions rendu visite à Mallucé, Barrons m'avait appelée «

mademoiselle Arc-en-ciel ». Malgré son ton méprisant, j'avais aimé ce surnom. Seulement, les arcs-en-ciel ont besoin de soleil pour exister, et mon existence en manquait cruellement depuis quelque temps.

Quoi qu'il en soit, je montai me préparer pour mon expédition. Je m'habillai avec soin, pris ma lance, me munis de plusieurs lampes de poche et me mis en route pour le 1247 LaRuhe.

Seule.

Il était presque midi. Je reconnus le ronronnement feutré du moteur de Fiona qui se garait devant la boutique tandis que je m'enfonçais dans ce que tous les sidhe-seers appelleraient plus tard du nom que je n'allais pas tarder à lui donner, et dont on baptiserait dans un avenir pas si lointain d'autres quartiers d'autres villes sur toute la surface de la planète : la Zone fantôme.

Je partis sans un regard en arrière.

22

Quinze jours seulement s'étaient écoulés depuis la première fois que mes pas s'étaient égarés dans les rues sinistres du quartier à l'abandon, mais il me semblait que cela faisait une éternité.

Peut-être était-ce le cas.

La Mac qui avait suivi la direction vaguement indiquée par une inconnue ce jour-là portait, pour tout équipement de protection, un pantacourt de lin rose taille basse, un tee-shirt de soie de la même nuance, des sandales argentées et une ceinture assortie. Elle avait rassemblé ses longs cheveux blonds en une haute queue-de-cheval qui tombait presque jusqu'à ses reins et se balançait au rythme de sa démarche légère.

Celle qui revenait aujourd'hui arborait une chevelure brune taillée aux épaules (plus discrète pour se cacher des monstres qui recherchaient sa version blonde). Elle portait un jean et un tee-shirt noirs (moins salissants en cas de projection de sang ou de tout autre liquide vital plus ou moins répugnant). Ses pieds aux ongles laqués de Myrtille Glacée étaient chaussés de confortables tennis (plus pratiques pour courir en cas de danger). Elle avait complété cet ensemble par une veste noire trop grande pour elle, qu'elle avait décrochée d'une patère dans le vestibule en quittant l'immeuble (plus commode pour cacher la lance glissée dans la ceinture de son jean, la pointe protégée par une boulette de papier d'aluminium, unique accessoire de cette tenue choisie avec soin). Enfin, ses poches étaient pleines à craquer de lampes torches de toutes tailles, et elle se déplaçait d'un pas déterminé, les pieds fermement posés sur le sol.

En un mot, Mac 2.0 était une version considérablement améliorée de Mac 1.0.

Avec l'expérience, je comprenais mieux les sensations qui avaient été les miennes lors de ma première traversée de la Zone fantôme, cette nausée, cette peur de l'inconnu qui m'avaient envahie, et l'impérieuse injonction de la petite voix en moi qui criait : « Sauve- toi ! Sauve-toi avant qu'il ne soit trop tard ! »

Mes perceptions de sidhe-seer s'étaient réveillées dès l'instant où j'avais traversé Larkspur Lane pour m'engager dans le quartier abandonné qui s'étendait entre cette artère et Collins Street, une quinzaine de rues plus loin. Les Ombres avaient beau déserter ces lieux pendant la journée pour se cacher dans quelque sombre repaire, celui-ci ne devait pas se trouver bien loin, car il me semblait que leur présence vibrait dans l'air autour de moi. J'avais ressenti la même impression lors de mon premier passage ici, sans pouvoir la nommer. Il est vrai que je ne savais pas, alors, qui j'étais, ni où j'avais mis les pieds…

En outre, je disposais maintenant d'un atout supplémentaire. J'étais prête à parier que le plan que j'avais apporté ne me serait d'aucune utilité, car mes pas me guidaient irrésistiblement dans la direction du sud-est, d'où provenait une vibration subtile qui m'attirait et me repoussait à la fois... exactement comme dans un cauchemar que je n'avais jamais réussi à chasser de ma mémoire.

Dans ce rêve, j'étais dans un cimetière. Il faisait nuit, la pluie tombait. À

quelques pas du caveau devant lequel je me tenais se trouvait ma propre tombe. Je ne la voyais pas mais je savais, avec cette certitude propre aux rêves, qu'elle était là, et j'étais partagée entre deux envies contradictoires

: fuir loin de ce gazon mouillé de pluie, de ces pierres tombales et de ces ossements, sans un seul regard en arrière, de peur de sceller mon destin en posant les yeux sur ma tombe, ou bien affronter mes craintes, car j'étais consciente que je ne connaîtrais plus jamais la paix si je n'allais pas regarder la stèle pour y lire mon nom et la date de mon décès.

Je m'étais réveillée avant d'avoir eu à choisir, mais je n'étais pas assez naïve pour m'imaginer qu'il en serait de même cette fois-ci. Le cauchemar que je vivais était de ceux dont on ne se réveille pas.

Ignorant délibérément les restes humains parcheminés qui volaient au gré du vent le long des rues, je rangeai mon plan dans la poche gauche de mon jean et me concentrai sur l'envoûtant appel qui me guidait. Le regard que je posais sur ce quartier avait changé ; à présent, je voyais cet endroit pour ce qu'il était.

Un cimetière.

Je me souvins des lamentations de l'inspecteur O'Duffy, le jour où j'avais fait sa connaissance. La ville connaît une vague d'homicides et de disparitions inexpliquées sans précédent. À croire que la moitié de la population est devenue cinglée...

J'avais retrouvé les mystérieux « portés disparus » de l’inspecteur O'Duffy. Je les croisais par dizaines dans ces rues désertes noyées de fog.

Devant des carcasses de voitures, en petits tas bien nets. Éparpillés sur les trottoirs et les chaussées. À moitié enterrés sous des ordures que personne ne viendrait ramasser, puisque ces rues avaient disparu des cartes des services de voirie. D'ailleurs, à supposer qu'un balayeur ou un éboueur s'égare parfois en ces lieux et s'exclame : « Bon sang, que c'est mal entretenu, ici ! », il devait repartir comme il était venu, en marmonnant : « Après tout, chacun son boulot »... si toutefois il parvenait à repartir.

Ce dédale urbain était un piège. Même si elles ne figuraient plus sur les cartes, ces ruelles, ces avenues existaient toujours, et rien n'interdisait aux humains de s'y engager, à pied ou en voiture, tout comme je l'avais fait moi-même. Très proches de Temple Bar District, elles étaient facilement accessibles à des piétons inconscients tels que des touristes trop ivres pour s'apercevoir à temps que le décor autour d'eux avait changé. Au volant d'une voiture, on avait plus de chances d'en sortir vivant au terme d'une traversée nocturne, à condition d'allumer les phares et l'éclairage intérieur, et de ne jamais s'arrêter ni descendre du véhicule. Cela dit, et en ce qui me concernait, je n'aurais pas tenté

l'expérience pour tout l'or du monde.

Un détail m'avait échappé la première fois que j'étais venue. Je n'avais croisé aucun animal. Pas un chat de gouttière, pas un rat, pas un pigeon.

À présent, je m'expliquais mieux ce qu'étaient les minuscules parchemins jaunâtres que je voyais de temps à autre.

Les Ombres dévoraient tout, absolument tout ce qui vivait.

— Sauf Jéricho Barrons, marmonnai-je à mi-voix, plus contrariée par cette constatation que je ne voulais l'admettre.

Lorsque nous étions partis à la chasse à l’Unseelie, j'avais ressenti une certaine complicité avec mon énigmatique maître d'armes. Nous avions formé un tandem. En conjuguant nos efforts, nous avions débarrassé la ville d'un dangereux prédateur. Certes, mes premiers pas en tant que tueuse de monstres avaient manqué d'assurance, mais nous avions réussi notre mission, et je ne pouvais que progresser. J'avais pétrifié

l’Unseelie, Barrons l'avait achevé. L'Homme Gris ne volerait plus la jeunesse et la beauté d'innocentes victimes. Bien des morts atroces seraient épargnées, et c'était une immense satisfaction pour moi.

Pourrais-je encore compter sur l'appui de Jéricho Barrons, une fois que j'aurais trouvé le meurtrier d'Alina ? Depuis cette nuit, je n'en étais plus si sûre...

Une fois de plus, j'étais seule. Car je ne me berçais pas d'illusions : ni la police ni la justice ne m'aideraient à arrêter un assassin que seuls Barrons, moi-même et d'autres sidhe-seer s pouvaient voir. Je ne connaissais qu'une seule sidhe-seer, hormis Barrons. Or, non seulement la vieille femme ne me serait d'aucune utilité contre un Unseelie, et encore moins contre dix, mais je ne voulais pas de son assistance. Qu'elle aille au diable ! Je la détestais... ou, plus exactement, je détestais la réalité qu'elle m'avait obligée à regarder en face.

Je secouai la tête pour en chasser mes pensées moroses et me concentrai sur l'indice que m'avait laissé ma sœur. 1247 LaRuhe, Junior. Alina voulait que je me rende à cette adresse pour y trouver quelque chose.

Son journal ? Je n'osais l'espérer. Elle n'avait aucune raison de l'apporter dans ce quartier sinistre. Le Sinsar Dubh ? C'était peu probable. Les nausées qui me secouaient, signe de la présence de faës dans les environs, étaient tout à fait supportables - elles l'étaient même de plus en plus à mesure que le temps passait. Rien à voir avec l'insoutenable malaise qui s'était emparé de moi à la simple vue de photocopies du Livre Noir.

Je ne ressentais rien d'autre que l'étrange vibration en provenance du sud-est, attirante et repoussante à la fois, familière bien que surnaturelle, dangereuse, du moins potentiellement. Comme un fauve muni d'une muselière. Ou un essaim de frelons engourdi par le froid. Ou un volcan sur le point d'entrer en éruption...

Bref, cela ne me disait rien qui vaille.

Le numéro 1247 de la voie LaRuhe n'était pas du tout ce que j'avais imaginé.

Je m'étais attendue à un entrepôt, ou à l'un de ces immeubles bon marché qui avaient remplacé les maisons bourgeoises lorsque les usines et ateliers avaient envahi ce quartier autrefois résidentiel. Je m'étais trompée du tout au tout.

Devant moi, au cœur d'une vaste zone industrielle délabrée, s'élevait une coquette maison de brique à la façade ornée de pierres blanches. Sans doute le propriétaire avait-il refusé de vendre malgré la rapide dévalorisation du quartier. La villa semblait aussi incongrue dans cet environnement qu'un magasin de luxe au milieu d'habitations à loyer modéré.

Derrière les grilles de fer forgé joliment ouvragées s'étendait un jardin planté de trois arbres aux branches nues et squelettiques, sur lesquelles je ne voyais aucun oiseau. D'ailleurs, j'étais prête à parier que si je creusais la terre à leur base, je n'y trouverais pas non plus le moindre ver de terre. Le jardin était nu, et la fontaine devant la majestueuse arche de l'entrée était tarie depuis bien longtemps. Une désolation absolue régnait ici, plus poignante encore que dans le reste du voisinage.

Indécise, je levai les yeux en direction de l'élégante villa, dont il me semblait entrevoir la splendeur passée. J'admirai les fenêtres à meneaux, en regrettant qu'on les ait ainsi barbouillées. Quelle idée de les peindre en noir !

Tout à coup, je tressaillis. Il me semblait que quelqu'un, ou quelque chose, me regardait, tapi derrière les vitres en deuil...

— Et maintenant, Alina ? murmurai-je. Suis-je censée entrer là-dedans ?

La perspective de pénétrer dans cette maison me donnait la chair de poule.

Je n'attendais pas de réponse, et je n'en reçus aucune. Si, comme le croient certains, nos anges gardiens nous surveillent depuis là-haut, le mien était sourd et muet. Je n'avais posé la question que par pur réflexe.

Pour me sentir un peu moins seule... En réalité, il n'était pas question que je parte d'ici sans avoir visité la bâtisse, dussé-je le payer de ma vie.

Ce qui me paraissait d'ailleurs une hypothèse fort probable.

Je n'essayai pas de me dissimuler. À quoi bon ? Si on m'avait vue, ce dont j'étais persuadée, il n'était plus temps de jouer au chat et à la souris.

Je redressai les épaules, pris une profonde inspiration, puis je longeai l'allée pavée pour gravir les marches du perron et actionner le heurtoir.

- Personne ne me répondit Je frappai de nouveau, crus mes appels restaient sans résultat, je posai la main sur la poignée. Manifestement, le propriétaire ne craignait pas les intrus : la porte n'était pas verrouillée.

En la poussant, je découvris un somptueux hall d'entrée au sol dallé de marbre noir et blanc. Un lustre de cristal dominait la pièce de sa magnificence, et derrière une console ronde supportant un immense vase garni de fleurs de soie, je pouvais voir les premières marches d'un escalier en spirale orné d'une élégante balustrade.

J'entrai et entrepris d'explorer les lieux. Contrairement à ce que laissait supposer son apparence extérieure, fort décrépite, la villa était richement meublée, et avec un goût extravagant. Des chaises et des canapés luxueux étaient disposés entre des colonnes de marbre, devant des pilastres richement ornés ou à proximité de tables au lourd plateau sculpté, sous d'élégantes suspensions ambre et or. D'immenses miroirs au cadre doré et des tapisseries d'inspiration mythologique ornaient les murs, renforçant l'atmosphère d'opulence qui régnait ici. Pour un peu, j'aurais pu me croire dans une annexe du château de Versailles.

Malgré l'anxiété qui m'étreignait, je souris. Dix contre un qu'un lit digne du Roi-Soleil trônait dans la chambre à coucher !

L'oreille aux aguets, je visitai la vaste demeure baignée d'une terne lueur, une main sur ma lampe torche, l'autre sur ma lance. Qui pouvait bien habiter un endroit pareil ? À mesure que je progressais à travers les différentes pièces, ma perplexité allait croissant. J'avais vu tant de laideur depuis mon arrivée a Dublin que je ne m attendais plus à rien d'autre, en particulier dans ce voisinage désolé. Pourtant, l'occupant de ces lieux paraissait être un homme fortuné, cultivé, doté d'un grand raffinement...

Tout le portrait du fiancé d'Alina.

Non, ce n'était pas possible ! Ma sœur m'avait-elle envoyée droit dans l'antre de son meurtrier ?

Je trouvai la réponse à l'étage, derrière l'une des chambres à coucher, dans un dressing-room renfermant des vêtements plus sélects encore que ceux de Jéricho Barrons, si une telle chose était imaginable. Qui que soit le maître de céans, il ne choisissait que ce qu'il y avait de mieux.

Combien lui avait coûté l'extravagante garde- robe que j'avais sous les yeux ? Je n'osais l'imaginer...

Puis mes yeux se posèrent sur un objet familier.

L'agenda à couverture à fleurs d'Alina. Il gisait sur le sol de la chambre, parmi une collection de bottines et de mocassins digne d'un défilé de haute couture. Et là, un peu plus loin... Ses albums photo, ainsi que deux pochettes de clichés provenant d'une boutique de développement minute de Temple Bar District !

Je ramassai l'agenda et les albums, que je glissai dans les vastes poches de ma veste, et je conservai les pochettes à la main. Après m'être assuré

que rien d'autre ayant appartenu à Alina ne se trouvait dans le dressing-room ni dans la chambre, je redescendis au rez-de-chaussée, au cas où

j'aurais besoin de m'échapper en hâte.

Puis je m'assis sur la dernière marche, juste sous le lustre de cristal, et j'ouvris la première pochette.

Il paraît qu'une bonne photographie vaut une longue explication. C'était incontestablement le cas de celles que j'avais entre les mains.

Je peux bien le reconnaître à présent : depuis que l'on m'avait décrit le fiancé d'Alina - un homme plus âgé qu'elle, élégant, très séduisant, et qui n'était pas d'origine irlandaise -, je nourrissais des pensées un brin paranoïaques. S'agissait-il de Jéricho Barrons ? Avais-je marché sans le savoir dans les pas d'Alina, jusqu'à celui qui l'avait trahie ? Ma sœur avait-elle eu une liaison avec le mystérieux libraire ? Mon prétendu protecteur était-il son assassin ?

Un peu plus tôt, en entrant dans la villa, je m'étais exclamée : « Ah ah !

Voilà donc où il allait, hier soir ! » tant il me paraissait évident que le véritable foyer de Jéricho Barrons se trouvait ici, et non à la librairie, et que celui-ci était un faë noir qui, pour une raison que j'ignorais, avait résisté à mes dons de vision sidhe-seer, tout comme à ceux d'Alina...

Qui sait, m'étais-je demandé, si sous ses apparences autoritaires, il n'était pas un faë de volupté fatale ? Cela aurait expliqué l'étrange attirance que j'avais ressentie pour lui à une ou deux occasions. Peut-

être certaines de ces créatures pouvaient-elles cacher leur véritable nature même à des yeux de sidhe-seer, à l'aide de je ne sais quel sort ou talisman... J'avais vu tant de choses hallucinantes depuis que j'étais à

Dublin que plus rien ne me paraissait impossible.

Mais il y avait un point sur lequel le doute n'était plus permis : le fiancé

d'Alina n'était pas Jéricho Barrons, comme venaient de me le confirmer les clichés que j'avais entre les mains. Les premiers, qui remontaient à

l'arrivée de ma sœur en Irlande, la montraient tour à tour studieuse, à

Trinity College, et enjouée, dans un pub en compagnie de camarades de classe, ou encore en train de danser parmi un groupe d'amis. Elle avait été heureuse, ici.

Je feuilletai avec émotion ces chroniques d'une vie que je n'avais pas partagée, effleurant au passage ses joues rosies par la joie, ses longs cheveux blonds, partagée entre le rire et les larmes. Au moins, je l'aurais vue une dernière fois vivante... Mais qu'elle me manquait ! À la regarder ainsi, il me semblait percevoir sa présence. C'était une impression si forte que je n'aurais pas été surprise de la trouver penchée par-dessus mon épaule, ni de l'entendre murmurer à mon oreille : « Je t'aime, Junior. Je suis avec toi. Tu vas y arriver, je sais que tu en es capable. »

Puis j'ouvris la deuxième pochette. Quatre mois après l'arrivée de ma sœur à Dublin, selon les dates imprimées au dos des tirages papier, l'atmosphère avait changé du tout au tout.

Alina avait été photographiée seule, dans différents lieux de la ville et de ses environs, et si j'en croyais le regard qu'elle tournait vers l'objectif, elle était profondément éprise de celui qui avait pris ces clichés. Il m'en coûtait de l'admettre, mais ces portraits étaient les plus beaux que j'eusse jamais vus de ma sœur.

On voudrait que tout soit noir ou blanc, croire au bien et au mal, avoir affaire à des héros entièrement positifs ou à des méchants franchement crapuleux, mais la vie n'est pas aussi simple. Les gentils sont capables des pires horreurs, et les affreux peuvent parfois vous surprendre.

C'était le cas de celui qui avait fait ces photos. Il avait su capter l'essence même d'Alina - non seulement sa beauté, mais ce rayonnement unique qui émanait d'elle.

Puis il l'avait détruite.

Je m'étonnai, en regardant les clichés, que personne n'ait su me décrire cet homme. Ma sœur et lui formaient un couple d'une beauté si stupéfiante que bien des gens avaient dû tourner la tête sur leur passage.

Pourtant, on n'avait même pas pu me dire la couleur de ses cheveux !

Il possédait une longue crinière cuivrée où se mêlaient des mèches dorées, et qui tombait en vagues lumineuses jusqu'à ses reins. Comment pouvait-on oublier pareil détail ? Plus grand que Barrons, il était vêtu avec recherche et doté d'un physique exceptionnel qu'il n'avait pu acquérir qu'au prix d'un entraînement intensif et d'une discipline de fer.

Il paraissait âgé d'une trentaine d'années, mais il aurait pu être plus jeune, ou plus âgé. Il semblait, d'une certaine façon, hors du temps. Sa peau était mate, dorée, unie. Malgré son sourire charmeur, ses iris aux reflets de cuivre brillaient d'un éclat tout aristocratique.

La décoration à la fois opulente et extravagante de cette villa lui convenait à merveille, me dis-je. Cet homme, à sa manière, était le Roi-Soleil, et je n'aurais pas été surprise d'apprendre qu'il était le prince héritier de l'une de ces minuscules monarchies qu'on trouve sur le Vieux Continent.

Seule ombre à ce tableau parfait : la longue balafre qui barrait sa joue gauche. Pourtant, loin de le défigurer, cette cicatrice, qui descendait de sa tempe jusqu'à ses lèvres, ne faisait qu'accentuer le mystère qui l'entourait.

De nombreuses photographies les montraient ensemble, Alina et lui ; elles avaient donc été prises par une tierce personne. Pourtant, aucun des témoins n'avait pu le décrire ni donner son nom aux enquêteurs...

Ici, ils se tenaient par la main et se souriaient. Là, on les voyait dans une rue commerçante. Sur cet autre cliché, ils dansaient dans un pub.

Et là, ils s'embrassaient...

Plus je regardais ces photos, plus j'étais perplexe. Cet homme avait-il pu faire du mal à Alina ? Elle semblait si heureuse avec lui ! Et ses sentiments paraissaient tellement réciproques !

Non, je ne devais pas avoir de doutes. Elle aussi lui avait fait confiance.

Jusqu'à son ultime message, et son appel au secours terrorisé. Je croyais qu'il voulait m'aider. Comment ai-je pu être aussi naïve ? J'étais amoureuse de lui... mais il est l'un d'entre eux. L'un d'entre eux, Mac !

L'un de qui ? Un Unseelie capable de se faire passer pour un humain aux yeux d'une sidhe-seer ? Une fois de plus, je me demandai si cela était possible. Dans le cas contraire, qui était donc l'amant d'Alina, et pourquoi s'était-il allié aux forces du mal ?

Il devait être bon acteur pour avoir ainsi trompé ma sœur, mais pas suffisamment, puisqu'elle avait fini par découvrir sa véritable identité.

Lui avait-il donné des raisons de se méfier ? L'avait-elle suivi jusqu'ici, dans sa retraite au cœur de la Zone fantôme, à l'endroit précis où tous mes sens en alerte détectaient une présence aussi dangereuse que surnaturelle ?

J'avais été si impatiente d'explorer cette villa où Alina m'avait envoyée, puis si curieuse de voir les dernières photographies de ma sœur, que j'en avais oublié un léger détail : la vibration qui m'avait attirée jusqu'ici.

Je me concentrai et découvris qu'elle ne se trouvait pas dans la maison, mais derrière celle-ci. Et elle se faisait de plus en plus intense, comme si elle venait de se réveiller...

Je rangeai les tirages papier dans leurs pochettes, fourrai ceux-ci dans une poche intérieure de ma veste et me levai. Tout en traversant d'un pas rapide le rez-de-chaussée en quête d'une issue donnant sur l'arrière, je m'aperçus d'un détail étrange à propos des glaces suspendues aux murs.

Si étrange que, après avoir regardé les deux ou trois premières que je croisai, j'en détournai les yeux et me hâtai de m'éloigner, mal à l'aise.

Pour la première fois, je prenais vraiment la mesure de tout ce qui nous distinguait des faës. Certains d'entre eux avaient beau parler et marcher exactement comme nous, nous n'avions rien en commun.

Ayant enfin trouvé une porte de service, je sortis de la villa et me dirigeai tout droit vers la porte blindée en acier rouillé qui fermait un entrepôt situé dans l'allée longeant l'arrière de la demeure.

Ce qui m'attirait avec la force d'un aimant se trouvait là.

Avec le recul, tout ce que je peux dire pour expliquer mon comportement est que j'avais perdu la tête ce jour- là. Je m'approchai de la porte avec précaution, mais sans me cacher, et entrai dans le bâtiment.

Dès que je franchis le seuil, je sentis la température s'élever fortement autour de moi. L'entrepôt était plongé dans la pénombre. Il semblait si grand qu'on aurait pu y loger plusieurs terrains de football. Cela avait dû

être un centre de distribution, car des rangées d'étagères montaient jusqu'au plafond, très haut au- dessus de moi, sur ma gauche et sur ma droite. Elles étaient séparées au centre par une allée assez large pour que deux camions puissent y circuler de front. Ce passage était encombré de palettes encore emballées d'un épais plastique opaque, rangées en piles hautes de trois ou quatre mètres. Le sol de béton usé et crevassé était jonché de piles de caisses de bois, et plusieurs chariots élévateurs avaient été abandonnés ici et là, comme stoppés en pleine activité.

Tout au bout de l'allée brillait une vive lueur, et il me sembla entendre des éclats de voix.

Je me dirigeai furtivement vers la lumière, allant rapidement d'une pile de palettes à une caisse, d'une caisse à un chariot, poussée par un instinct aussi puissant qu'inexplicable. Plus j'avançais, plus la température autour de moi baissait, au point qu'en arrivant près de l'extrémité de l'allée, je frissonnais de froid.

À l'avant-dernière rangée d'étagères, mon souffle se transformait en nuages de vapeur devant moi, et le métal du chariot élévateur derrière lequel je venais de m'agenouiller était si glacial que ma peau y adhéra légèrement lorsque je pris appui dessus. À la dernière, je fus prise d'une violente nausée qui m'obligea à m'asseoir quelques instants.

Je n'étais plus séparée de mon but que par des dizaines de piles de palettes, qui semblaient avoir été poussées d'un titanesque revers de main pour dégager un vaste espace au sol. Au-delà, il me semblait voir la partie supérieure de ce qui ressemblait a des pierres massives.

Une lumière surnaturelle, d'un éclat particulièrement vif, projetait ses rayons dans l'obscurité de l'entrepôt derrière moi.

Dans cette lueur crue, sinistre, aucun des objets autour de moi ne projetait d'ombre.

Je ne sais combien de temps il me fallut pour contenir les spasmes douloureux de mon estomac. Peut-être cinq minutes, peut-être une demi-heure... Je finis par me lever pour reprendre ma progression. Les avertissements de Barrons me revinrent alors en mémoire. N'aurais-je pas mieux fait de m'enfuir à toutes jambes, sans regarder derrière moi, comme il me l'avait un jour conseillé ?

Sans doute, mais j'en étais incapable. J'étais irrésistiblement attirée par ce qui se passait là-bas, à quelques pas de moi, et que je ne pouvais toujours pas voir. Il fallait que j'y aille. Il fallait que je sache. Je n'avais pas fait tout ce chemin pour renoncer si près du but !

Appuyée contre la pile de palettes derrière laquelle j'avais trouvé refuge, je me penchai de côté pour regarder... et je me rejetai vivement en arrière.

Je portai la main à mon cœur pour en comprimer les battements affolés et me redressai avec peine. Mes jambes menaçaient de se dérober sous moi.

Je retins de justesse un gémissement de dépit. Qu'étais-je venue faire ici

?

Après quelques instants, je m'étais ressaisie. Je m'aventurai une deuxième fois jusqu'à l'angle de la pile de palettes pour regarder de nouveau, espérant m'être trompée la première fois.

Il n'en était rien.

Et ce que j'avais sous les yeux dépassait l'entendement...

J'en avais déjà vu des reproductions dans les guides touristiques et sur des cartes postales, mais je me serais plutôt attendue à en trouver à la campagne, et non dans un entrepôt industriel au cœur de la ville. De plus, j'avais imaginé quelque chose de moins imposant. Celui-là était gigantesque. Je me demandai par quel moyen on l'avait transporté dans ce lieu, puis je renonçai à creuser la question. Il n'avait pas été apporté

ici par des humains, mais par des faës. S'élevant presque jusqu'aux poutrelles métalliques derrière des centaines de rhino-boys et autres créatures monstrueuses qui, dans l'oppressante lumière qu'il diffusait, ne projetaient aucune ombre, se trouvait... un dolmen.

Deux hautes pierres debout, écartées l'une de l'autre de huit ou dix mètres et surmontées d'une longue dalle plate, formaient une porte mégalithique aux proportions démesurées. Tout autour du seuil, des symboles et des runes avaient été gravés dans le sol de béton. Certains dégageaient une lueur rouge sombre, d'autres la même luminescence bleutée que la pierre dérobée chez Mallucé. Une silhouette vêtue de pourpre se tenait face au monument de granit, la tête dissimulée sous un capuchon.

Une rafale jaillit d'entre les pierres, si froide qu'une douloureuse brûlure envahit mes poumons. Je frissonnai de plus belle. Il me semblait que cette bise polaire plantait ses crocs de glace dans mon âme autant que dans ma chair, et que si j'y restais exposée trop longtemps, elle chasserait les rêves et les espoirs qui jusque- là avaient réchauffé mon cœur.

Toutefois, ce n'est pas ce blizzard surnaturel qui m'arracha un long frisson d'horreur, ni même la silhouette pourpre que les dizaines de rhino-boys et autres chiens de garde faës saluaient par d'obséquieux «

mon Haut Seigneur »... mais le flot brunâtre que vomissait l'immense gueule de pierre.

Des hordes d'Unseelie, tous plus effrayants les uns que les autres.

23

Je ne vous infligerai pas la description détaillée des immondes créatures qui émergeaient de la porte mégalithique sous mon regard atterré.

Barrons et moi en discuterions plus tard afin de les identifier et de déterminer leurs castes d'origine, et de toute façon, vous les rencontrerez bien assez tôt.

Qu'il me suffise de préciser qu'elles étaient des centaines, grandes ou petites, obèses ou décharnées, les unes ailées, les autres munies de sabots, mais toutes égales dans l'horreur qu'elles éveillaient en moi.

Lorsqu'elles avaient franchi le seuil de l'immense passage, elles se rassemblaient en groupes d'une dizaine d'individus autour d'un rhino-boy. Si je ne me trompais pas, les rhino-boys avaient pour tâche d'aider les nouvelles recrues à s'habituer au monde dans lequel elles venaient d'entrer.

Mon monde.

Immobile derrière ma pile de palettes, impuissante, je serrai les poings avec rage. Finalement, le dernier Unseelie traversa le passage mégalithique. La silhouette pourpre entonna une étrange mélopée, puis je la vis frapper de son sceptre noir et or les symboles gravés au sol, et la porte se referma.

Les runes s'assombrirent ; le vent tomba ; la lumière reprit sa tonalité

habituelle, faite d'ombres et de clarté. Quant à moi, mes doigts et mon visage engourdis retrouvèrent leur sensibilité.

— Vous avez reçu vos instructions ! s'écria le Haut Seigneur.

En l'entendant, je tressaillis. Comment un être si malfaisant pouvait-il être doté de cette voix quasi angélique ?

Après s'être agenouillés devant lui comme s'il s'agissait d'un dieu vivant, les officiers entraînèrent les nouvelles recrues vers l'allée centrale, tandis qu'un groupe d'une trentaine de monstres identiques restait en arrière avec le maître.

Je me plaquai contre mon abri de fortune alors que passaient, à quelques pas de moi seulement, les compagnies nouvellement formées. Ces instants resteront parmi les plus éprouvants de mon existence. Même dans vos rêves les plus noirs, vous ne pourriez imaginer créatures plus répugnantes et plus terrifiantes que celles qui défilaient par dizaines sous mes yeux.

Une fois que la dernière troupe se fut éloignée et eut quitté l'entrepôt, marchant, rampant ou boitillant, je m'adossai à la pile de palettes et fermai les paupières.

Voilà ce qu'Alina avait voulu que je sache. Que derrière le 1247 LaRuhe se trouvait une porte vers l'enfer que le Haut Seigneur faisait franchir à

ses âmes damnées avant de les envoyer déferler sur notre monde.

Très bien. Maintenant, qu'étais-je censée faire de cette information ? Ma sœur m'avait surestimée, si elle s'était imaginé que je pouvais quoi que ce soit à cela ! Ce n'était pas mon problème. Tout ce que je voulais, c'était mettre la main sur le salaud qui l'avait assassinée et lui faire payer son acte barbare - en le traînant devant les tribunaux s'il était humain, en le tuant de ma lance s'il ne l'était pas. Rien d'autre ne m'importait.

Puis il me sembla que l'écho de la voix d'Alina résonnait à mes oreilles. Il faut absolument que nous trouvions le Sinsar Dubh. Tout en dépendra, tu m'entends ?

Tout ? Quoi, au juste ? Pas le sort de l'humanité, où je ne sais quelle fadaise pour film d'action, tout de même ? C'est que je n'avais pas l'intention de sauver le monde, moi ! Je n'avais pas le profil pour le poste

! Mon job consistait à servir des bières pression et à préparer des cocktails, à essuyer le comptoir et à laver les verres, puis à passer le balai dans la salle. Point final !

Alina avait-elle espéré que je trouverais le Livre Noir et que ses pages cryptées contiendraient le secret de la destruction du Haut Seigneur et de sa porte maudite ? Et alors ? Tout ceci se passait à Dublin, pas en Géorgie ! Pourquoi ne pas laisser les Irlandais résoudre le problème ?

D'ailleurs, même en supposant que j'accomplisse l'impossible et que je m'empare du Sinsar Dubh, comment étais-je censée le traduire ?

Barrons détenait bien deux des quatre pierres nécessaires à son décryptage, mais je ne savais toujours pas pour quel camp il travaillait, ni où se trouvaient les deux autres cailloux bleus, comment les retrouver et de quelle façon les utiliser. Ce qui faisait beaucoup d'inconnues pour une seule équation...

Qu'avait espéré Alina ? Que je passerais le reste de mes jours à Dublin dans un état d'angoisse perpétuelle, en quête de son fichu grimoire magique ? Que je sacrifierais ma vie à cette lutte sans espoir ? Que je serais prête à mourir pour ce combat ? C'était de la folie pure et simple !

Demandait-on à une barmaid sans ambition de sauver l'humanité ? Si je n'avais pas tremblé de peur, j'aurais éclaté de rire.

Puis une petite voix résonna en moi : « Elle est morte pour ça, elle ! »

Je secouai la tête, désespérée, et enfouis mon visage dans mes mains. Je n'étais pas Alina. Je ne possédais pas sa force, je ne l'aurais jamais. Elle m'en avait trop demandé ; je renonçais. J'allais quitter cet entrepôt sinistre et m'enfuir le plus loin possible de la porte de l'enfer, du type en capuchon pourpre, de cette maudite cité... dès que je me serais assuré

que j'avais vu tout ce qu'il y avait à voir ici. N'allez pas en déduire que je me sentais concernée ! Seulement, puisque j'étais ici, autant en profiter pour glaner le plus d'informations possible... que je transmettrais à qui de droit.

A l'exaspérante vieille femme, par exemple, ou bien à V’lane. Si ce dernier était bien ce qu'il affirmait être, il pourrait contacter sa souveraine et demander à celle- ci de fermer cette porte entre nos deux mondes.

Je rouvris les yeux.

Et je le regrettai aussitôt.

Barrons et moi nous étions souvent demandé où se trouvait Mallucé. À

présent, j'avais la réponse à cette question.

A moins de trois mètres de moi, crocs découverts, flanqué d'une demi-douzaine de gardes du corps aux yeux injectés de sang.

24

J'aurais tout donné pour disparaître, mais je ne possédais pas ce don. Je fis donc l'inverse et me mis à siffler, à donner des coups de pied, à battre l'air de mes mains... c'est-à-dire à occuper le terrain.

Contrairement à la nuit où je m'étais attaquée à l'Homme Gris, je n'eus pas le temps de réfléchir et j'agis à l'instinct.

Et je découvris que j'étais dotée d'un excellent instinct.

Mallucé recula d'un pas, mais ses hommes de main s'avancèrent dans ma direction. Je laissai la lance dans la ceinture de mon jean, de façon à

garder les mains libres, et tendis les paumes vers mes assaillants les plus proches, que je touchai à la hauteur de la poitrine. Je tournai sur moi-même pour recommencer la manœuvre et en atteignis deux autres, avant de me laisser tomber à terre et de frapper de nouveau. Il me semblait qu'un radar avait pris les commandes de mon corps et localisait les faës dès qu'ils passaient à ma portée.

À genoux sur le béton, je repoussai la mèche de cheveux qui me barrait les yeux et évaluai la situation. En moins de deux secondes, je venais de paralyser les six rhino-boys. La question était de savoir combien de temps l'effet durerait.

Mallucé me jeta un long regard étonné - manifestement, c'était la première fois qu'il voyait une null en action -, puis il se dirigea vers moi de cette démarche sinueuse qui était la sienne.

Je glissai la main sous ma veste, avant d'interrompre mon geste. Je me souvenais de ce que m'avait dit Barrons - ou plutôt, de ce qu'il ne m'avait pas dit - sur la façon de tuer un vampire. Mallucé n'étant pas un faë, je ne pouvais ni le paralyser ni l'achever avec ma lance.

Je ressortis ma main. Mieux valait ne dévoiler ma botte secrète qu'au dernier moment, lorsque je n'aurais plus d'autre choix. Peut-être pourrais-je approcher le Haut Seigneur. Peut-être parviendrais-je à

utiliser la lance pour le tuer. Peut-être réussirais-je à paralyser tous les Unseelie et à échapper au vampire... Il n'était pas interdit de rêver.

Je me relevai et fis un pas en arrière... exactement comme Mallucé

semblait le souhaiter. Son effrayant regard jaune rivé sur moi, il me fit reculer hors de ma cachette, vers le sol gravé de runes devant le dolmen, puis dans un cercle de créatures unseelie terrifiantes de laideur.

— Qu'y a-t-il, Mallucé ?

Bien qu'il se trouvât dans mon dos et que je ne pusse le voir, je reconnus immédiatement le propriétaire de cette voix si riche, si mélodieuse, qui m'évoquait tant celle de V’lane.

— Il m'a semblé entendre du bruit derrière les palettes, répondit le vampire. C'est une null, mon Haut Seigneur. Une autre.

— Vous voulez parler d'Alina ? m'écriai-je d'un ton accusateur, incapable de me contrôler. L'autre null, c'était Alina Lane, n'est-ce pas ?

À ces mots, je vis les yeux du vampire se plisser. Puis Mallucé lança un regard interrogateur par-dessus mon épaule.

— Que savez-vous d'Alina Lane ? demanda derrière moi le Haut Seigneur.

Sa voix était si vibrante et musicale qu'elle me donnait le frisson. C'était celle d'un archange, ou peut-être d'un ange déchu.

— C'était ma sœur, répondis-je en pivotant sur mes talons, et je suis là

pour tuer le salaud qui l'a assassinée ! Et vous, que savez-vous d'elle ?

Le capuchon fut secoué d'un rire effrayant. Je dus serrer mes poings à

me griffer les paumes pour me retenir de m'emparer de ma lance et de bondir vers la silhouette drapée de pourpre. « Calme toi !» m'ordonnai-je. Le coup que je frapperais devrait être le bon, car cette fois-ci, je n'aurais pas droit à l'erreur...

— Je t'avais dit qu'elle viendrait, Mallucé ! s'exclama- t-il d'un ton triomphant. Très bien, elle achèvera ce que sa sœur a commencé.

Puis il éleva les mains à l'intention de ses troupes et déclara :

— Une fois que tout sera en place, je libérerai tous les prisonniers unseelie et je leur ouvrirai cette porte, comme je vous l'ai promis. En attendant, emparez-vous d'elle ! Elle vient avec nous.

— Je ne vous félicite pas, mademoiselle Lane, dit une voix familière, tandis qu'une silhouette masculine sautait sur le sol à quelques pas de moi, son long manteau flottant autour d'elle. Pourquoi lui avez-vous donné votre identité ? ajouta l'homme d'un ton de reproche. Il l'aurait découverte bien assez tôt !

Barrons ? Je le regardai, bouche bée.

Sans doute le Haut Seigneur et Mallucé étaient-ils aussi surpris que moi par son arrivée impromptue, car nous levâmes tous les yeux en l'air pour comprendre d'où il avait surgi. Peut-être voulaient-ils également s'assurer qu'il n'avait pas de complices avec lui...

Pour ma part, je ne voyais pas d'autre solution : Barrons avait bondi des poutrelles métalliques... soit d'une dizaine de mètres de haut. Aucune corde n'apparaissait alentour. Que signifiait tout cela ?

Lorsque je baissai les yeux, la créature vêtue de pourpre avait repoussé

son capuchon en arrière et considérait Barrons d'un regard furieux.

Un cri de stupeur m'échappa.

Deux révélations venaient de s'imposer en même temps à mon esprit.

Le Haut Seigneur n'était autre que l'amant d'Alina.

Le maître des Unseelie n'était pas un faë - Barrons lui-même en semblait surpris, d'ailleurs.

J'entendis le Haut Seigneur aboyer un ordre, puis je le vis virevolter dans un tourbillon pourpre. Aussitôt, plusieurs douzaines d'Unseelie fondirent sur nous. Ensuite, tout se déroula si vite qu'il m'est difficile d'établir une chronologie précise des événements. Je me souviens d'une mêlée de créatures unseelie autour de moi et d'injonctions hurlées par le Haut Seigneur, où il était question de « prendre la fille vivante de préférence » et d'« abattre l'autre ». La confusion la plus extrême régnait. Barrons disparut de mon champ de vision. J'entendis le maître des Unseelie entonner de nouveau son étrange mélopée. Sous mes pieds, les runes gravées dans le sol de béton s'auréolèrent de rouge.

Je fermai mon esprit à tout ce qui n'était pas la lutte.

Et je me battis.

Je me battis pour ma sœur, qui était morte seule sur le pavé d'une ruelle perdue. Je me battis pour la femme que l'Homme Gris avait dévorée sous mes yeux un soir dans un pub, et pour celle qu'il avait achevée, deux jours plus tôt, dans un autre bar. Je me battis pour les malheureux que la Chose aux mille bouches avait assassinés. Pour les restes humains parcheminés qui erraient au gré du vent dans les rues oubliées entre Collins Street et Larkspur Lane. Pour les hommes d'O'Bannion, même s'ils étaient aussi coupables que victimes. Et pour la jeune fille de vingt-deux ans qui était arrivée à Dublin pleine de certitudes et qui ne savait plus qui elle était, d'où elle venait, et qui venait de casser son troisième ongle Myrtille Glacée.

La pointe de ma lance traçait dans l'espace des traînées de lumière au rythme de ma folle chorégraphie. Sans relâche, je plongeais, tournais, frappais, tuais. Il me semblait peu à peu devenir quelqu'un d'autre... et c'était délicieusement bon.

En croisant le regard surpris de Barrons posé sur moi, je compris que ce n'était pas qu'une impression : je devais offrir un spectacle des plus ahurissants. D'ailleurs, je le ressentais dans tout mon corps, qui s'était transformé en une puissante machine de guerre parfaitement huilée, programmée pour tuer des faës. Le plus de faës possible, qu'ils soient blancs ou noirs...

Ce que je fis, sans le moindre état d'âme. Plonger, viser, frapper.

Tourner, viser, frapper. Bondir, viser, frapper. Ils tombaient les uns après les autres sans offrir la moindre résistance. La lance était pour eux le plus létal des poisons. À peine passaient-ils à ma portée qu'ils s'effondraient sans vie, et j'en retirais une joie sauvage, presque barbare.

Je crois que j'aurais pu continuer ainsi indéfiniment s'ils avaient tous été

des faës... ce qui n'était pas le cas.

J'avais oublié Mallucé.

Percevant soudain sa présence derrière moi - apparemment, mon radar interne réagissait à tout agresseur, unseelie ou non -, je pivotai sur moi-même et plongeai ma lance dans ses entrailles.

Je compris mon erreur aussitôt, mais il était trop tard pour la rattraper.

Le vampire était un adversaire autrement plus sérieux que les rhino-boys, ou même que les Ombres, dont je connaissais le point faible : la lumière. Quel était le talon d'Achille de celui-ci... en admettant qu'il en ait un ? D'après Barrons, il était pratiquement impossible de tuer un vampire.

Je me figeai et regardai, indécise, mon arme enfoncée jusqu'à la garde dans l'estomac de Mallucé. La puissante magie de l'objet allait-elle opérer ? Pour l'instant, rien ne le laissait penser. Hypnotisée par le regard jaune de mon adversaire, déstabilisée par l'expression inhumaine qui déformait son visage livide, je perdis quelques précieuses secondes.

Puis je me ressaisis et tentai de reprendre la lance pour en frapper le vampire à la poitrine, au niveau du cœur. Barrons pouvait s'être trompé.

Il me restait peut-être une chance.

Hélas ! la pointe acérée était profondément enfoncée dans sa prison de chair. Impossible de l'en déloger !

— Sale petite garce ! murmura le vampire en posant sur mon bras une main froide comme la mort. Où est ma pierre bleue ?

Je compris alors pourquoi il avait attendu si longtemps pour me poser cette question : il tentait de doubler le Haut Seigneur et ne pouvait prendre le risque de se trahir devant les rhino-boys.

— Vous voulez dire qu'il ne savait pas que vous l'aviez ? m'exclamai-je étourdiment.

Je pris conscience de mon erreur, mais trop tard. Mallucé avait plus à

perdre si son maître découvrait qu'il le trahissait que s'il tuait par inadvertance la sidhe-seer dans le feu de l'action, malgré les ordres du Haut Seigneur. Je venais de signer mon arrêt de mort.

Je tirai frénétiquement sur la lance tandis que Mallucé dévoilait un peu plus ses crocs. Enfin, l'arme céda. Je reculai, déséquilibrée, et frappai de nouveau... avec une milliseconde de retard. D'un revers de la main, le vampire m'avait assené une puissante gifle qui me propulsa dans les airs, bras et jambes écartés, telle une poupée de chiffon. Exactement comme le garde du corps, quelques jours plus tôt, dans les caves du manoir gothique.

Mon vol plané s'acheva contre une pile de palettes aussi moelleuse et confortable qu'un mur de brique. Ma tête fut projetée en arrière, puis une vive douleur me traversa le crâne. Un sinistre craquement résonna dans tout mon corps.

— Mac ! hurla Barrons.

Comme c'était étrange de l'entendre m'appeler ainsi ! pensai-je tout en m'effondrant au pied du mur couvert de plastique d'emballage.

D'habitude, il se contentait d'un cérémonieux « mademoiselle Lane »...

Puis je cessai de penser. Ma cage thoracique oppressée me coupait le souffle. Sans doute mes côtes avaient-elles été fracturées et mes poumons perforés. La lance glissait de mes doigts soudain sans force. Le vent polaire était revenu, me glaçant jusqu'à la moelle. Confusément, je compris que la porte avait de nouveau été ouverte.

Je battis des paupières, mais elles se fermaient d'elles-mêmes. Mes joues étaient humides. De larmes, peut-être. Je ne savais pas. Je ne voulais pas mourir. Je savais qui avait assassiné Alina. Je l'avais regardé dans les yeux. Je n'avais pas eu le temps de le tuer. Ma sœur n'était pas encore vengée.

Soudain, le visage de Barrons apparut dans mon champ de vision.

— Je vais vous sortir de là, dit-il d'une voix qui semblait passée au ralenti. Tenez bon.

Puis il disparut.

Je battis des cils, mais même cela était une souffrance. L'air commençait à me manquer et ma vision se brouillait, surtout d'un côté. Par instants, tout était noyé dans l'ombre, puis je voyais de nouveau Barrons. Mallucé

et lui se faisaient face, tournant lentement autour d'un axe invisible. Les yeux du vampire projetaient une effrayante lueur jaunâtre, ses crocs étaient entièrement découverts.

Un voile noir descendit sur mes yeux. J'eus tout juste le temps de voir Mallucé traverser les airs, rebondir contre une pile de palettes et atterrir sans douceur contre un chariot élévateur. Je connaissais la force surhumaine du vampire. Comment Barrons avait-il fait pour le projeter ainsi ? Et pourquoi étais-je soudain dans ses bras ? Où m'emmenait-il à

cette vitesse ?

Je fermai les yeux en priant pour que ce soit à l'hôpital.

Pendant notre fuite, je revins à moi plusieurs fois. Au moins, je n'étais pas morte, me dis-je, incrédule. La dernière fois que j'avais vu Mallucé

envoyer un homme contre un mur, le malheureux, pourtant bien plus costaud que moi, était décédé sur le coup.

Je dus parler dans ma semi-inconscience, car Barrons m'expliqua :

— La lance l'a affaibli. Je n'en connais pas la raison exacte, mais le fait est qu'il a perdu une grande partie de sa force.

Lorsque je retrouvai de nouveau mes esprits, il me demanda :

— Pouvez-vous passer un bras autour de mon cou et vous accrocher à

moi ?

La réponse était oui, un seul. L'autre pendait de mon épaule, dangereusement inerte.

Ce diable de Barrons avait une foulée d'athlète ! me dis-je en revenant à

moi un peu plus tard. Nous étions dans les égouts, comme me l'indiquaient le clapotis de ses pas et l'épouvantable odeur qui régnait alentour. Je n'entendais aucun bruit derrière nous. Avions-nous semé

nos poursuivants, ou était-ce le fruit de mon imagination optimiste ?

— Ils ne connaissent pas le réseau aussi bien que moi, dit Barrons.

Personne ne le connaît aussi bien que moi.

Etrange... Je posais des questions sans même m'en apercevoir, à présent

! À moins que Barrons ne lût dans mon esprit ?

— Pas du tout, mademoiselle Lane, mais on lit à livre ouvert sur votre visage. Il va vous falloir corriger cela, d'ailleurs.

— Vous ne croyez pas qu'il faudrait que j'aille aux urgences ? demandai-je lorsque je me réveillai pour la quatrième fois.

J'étais au lit, dans ma chambre au dernier étage de l'immeuble de Barrons. J'avais dû perdre conscience un sacré bout de temps...

— Je suis sûre que je me suis cassé quelque chose.

— Le bras gauche, deux côtes et quelques doigts, me répondit Barrons.

Et vous êtes couverte de bleus. Vous avez eu de la chance.

Je tentai de me lever, sans succès. J'avais l'impression d'avoir été broyée de la tête aux pieds.

— Il faut que j'aille à l'hôpital, insistai-je.

— Ils ne pourront rien faire de plus que ce que j'ai déjà fait, et ils vous poseront tout un tas de questions auxquelles vous n'avez aucune envie de répondre. Sans compter qu'ils m'accuseront d'être responsable de votre état. J'ai immobilisé votre bras et vos doigts. Vos côtes se remettront toutes seules.

Il plaça une compresse froide sur ma joue, réveillant une sourde douleur dans tout mon crâne.

— Au moins votre pommette n'a-t-elle pas été brisée par l'impact, poursuivit-il. Lorsqu'il vous a frappée, j'ai bien cru que vous seriez défigurée. Vous ne l'êtes... presque pas.

Presque pas ? Que voulait-il dire exactement ?

— Passez-moi un miroir, demandai-je, en proie à une sourde inquiétude.

— Je n'en ai pas sous la main.

Quand Jéricho Barrons avait-il trouvé le temps de caser des cours de secourisme dans son emploi du temps déjà plein à craquer ? Poser un plâtre à un blessé, cela ne s'improvisait pas ! Je levai la main gauche... et constatai avec surprise que je n'avais pas de plâtre, mais une simple attelle, qui immobilisait mon bras et plusieurs doigts.

— Il me faut un plâtre ! gémis-je.

— Vos doigts guériront très bien comme cela. Votre fracture au bras n'est pas très grave. Si je l'immobilise complètement, cela ne fera qu'atrophier vos muscles, et vous devez vous rétablir au plus vite. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, mademoiselle Lane, nous avons deux ou trois problèmes à régler.

De l'œil gauche, je dardai sur lui un regard larmoyant - mon œil droit, qui avait doublé de volume sous l'effet de la gifle magistrale que m'avait donnée Mallucé, restait obstinément fermé. Un souvenir en amenant un autre, je me remémorai la réaction de Barrons lorsque le vampire m'avait frappée. Il m'avait appelée « Mac ».

J'avais beau nourrir envers lui une solide méfiance, encore renforcée par les sordides arrangements que je le soupçonnais d'avoir contractés avec les Ombres, le fait était là : il avait été près de moi lorsque j'avais eu besoin de lui. Il m'avait suivie. Il m'avait sauvé la vie. Il avait pansé mes blessures, m'avait mise au lit, et j'étais certaine qu'il veillerait sur moi jusqu'à mon rétablissement. Dans ces conditions, n'était-ce pas un peu ridicule qu'il continue à me donner du « mademoiselle Lane » ?

— Vous pouvez m'appeler par mon prénom... Jéricho. Et merci de m'avoir sortie de là.

Je le vis hausser un sourcil amusé.

— Restez-en à Barrons, mademoiselle Lane, marmonna-t-il. Maintenant, dormez. Vous avez besoin de vous reposer.

Comme s'il m'avait jeté un sort, je fermai mon unique œil valide et dérivai sur un petit nuage... Je savais qui avait tué ma sœur, à présent.

J'allais pouvoir la venger. Mon but était presque atteint. Si Barrons m'interdisait d'utiliser son prénom, je n'insisterais pas, mais j'aurais tant voulu qu'il se montre moins cérémonieux ! J'étais fatiguée d'être loin de ma famille et de mes amis. D'être seule au monde, de n'avoir personne qui m'appelle Mac. N'importe qui ferait l'affaire, même lui !

— Mac, dit-il en riant. Drôle de prénom pour quelque chose comme vous. Mac !

Et il éclata de nouveau d'un rire sonore.

Quelque chose ? Que voulait-il dire par là ? Je n'eus pas la force de le lui demander. Puis ses doigts effleurèrent mes joues en une caresse plus légère que le frôlement d'une aile de papillon. Je l'entendis murmurer des paroles d'une voix très douce, mais ce n'était pas de l'anglais. Cela ressemblait à un langage très ancien, que plus personne ne parlait à la surface de la terre depuis bien longtemps... sauf, peut-être, dans les films fantastiques que j'avais jusqu'à présent évités. Aujourd'hui, je regrettais d'avoir zappé lorsque je tombais par hasard sur une histoire de loups-garous et de morts vivants. Cela m'aurait un peu mieux préparée à

l'aventure que je vivais.

Je crois qu'ensuite il m'embrassa. Ce baiser ne ressemblait à rien de ce que j'avais connu jusqu'à présent.

Puis je sombrai dans l'oubli du sommeil. Et je rêvai.

25

— Pas comme ça ! m'écriai-je. Regardez, ça coule... La première couche doit être très légère. Vous n'êtes pas en train de glacer un gâteau d'anniversaire, mais de me vernir les ongles !

Nous nous trouvions au dernier étage de l'immeuble de Barrons, dans un luxuriant jardin d'hiver dont je n'avais jamais soupçonné l'existence et que m'avait indiqué Fiona, sans doute émue par le spectacle de mes blessures de guerre.

J'avais passé un long moment dans cette paisible retraite, confortablement installée sur un transat, un livre à la main, dans la lumière déclinante de cette fin d'après-midi. Lorsque, peu avant le coucher du soleil, d'invisibles spots fixés au plafond s'étaient allumés et avaient projeté leurs faisceaux vers les buissons de verdure, j'avais regardé avec horreur mes ongles abîmés. J'étais allée dans ma chambre chercher mon kit de manucure, j'avais installé mon attirail sur la petite table de fer forgé proche de mon transat et je m'étais mise au travail.

Hélas ! après plusieurs tentatives infructueuses, j'avais dû renoncer à

vernir les ongles de ma main droite, handicapée que j'étais par l'attelle qui immobilisait mon bras et ma main gauches. Barrons était arrivé sur ces entrefaites, et je l'avais immédiatement mis à contribution.

Je réprimai un sourire en voyant sa mâchoire se contracter, signe d'intense contrariété.

— Rappelez-moi pourquoi je fais cela, mademoiselle Lane.

— Parce que mon bras est cassé, répondis-je d'un ton patient.

— Vous n'avez pas assez essayé, marmonna-t-il. Je suis sûr qu'en plaçant votre attelle comme ceci...

Joignant le geste à la parole, il leva le bras... et répandit une traînée de gouttes violettes sur les carreaux anciens.

— ... et en tournant le bras comme cela...

Nouvelles projections de vernis sur le sol.

— ... vous devriez y arriver, conclut-il, triomphant.

Je lui décochai un regard glacial.

— Est-ce que je me plains, quand vous me promenez dans les pires endroits de la ville à la recherche de vos saletés d'Objets de Pouvoir ?

Non, alors mettez-la en veilleuse, Barrons. Le moins que vous puissiez faire, c'est de m'aider à vernir mes ongles maintenant que mon bras est cassé. Réjouissez-vous, je ne vous demande pas de faire l'autre main, ni les orteils.

Et pourtant, j'aurais eu bien besoin d'aide pour mes doigts de pied !

Hélas, à en croire le regard noir qu'il me lança, la perspective de vernir mes orteils de Myrtille Glacée ne l'enthousiasmait pas outre mesure.

— Pourtant, je connais des hommes qui se battraient pour m'aider à

vernir mes orteils, l'informai-je d'un ton détaché.

D'un air grave, il appliqua une couche de vernis avec un soin minutieux.

Le spectacle de cet homme si viril, un minuscule flacon violet dans sa grande main brune, était infiniment drôle... et délicieusement troublant.

Je me mordis les joues pour réprimer un éclat de rire.

— Je n'en doute pas un instant, mademoiselle Lane, marmonna-t-il en fronçant les sourcils.

Et voilà, il m'appelait de nouveau par mon nom. Après tout ce que nous avions vécu ensemble ! Comme s'il n'avait pas trouvé la carte où j'avais marqué d'une croix parme ma destination dans la Zone fantôme, qu'il ne m'y avait pas suivie, qu'il ne m'avait pas sauvée, guérie, pansée... et embrassée.

Je scrutai avec attention son front mat barré d'une ride de concentration. Je savais comment il m'avait retrouvée. Fiona m'avait dit qu'elle l'avait appelé après m'avoir vue m'enfoncer dans le quartier abandonné. Vu la culpabilité qu'elle avait manifestée devant mes multiples blessures, il était clair qu'elle n'avait pas appelé Barrons tout de suite après m'avoir vue. Parce qu'elle espérait se débarrasser de moi une fois pour toutes ?

Je n'en savais pas plus. J'avais passé l'essentiel des trois journées qui s'étaient écoulées depuis notre retour du 1247 LaRuhe dans un profond sommeil, probablement droguée par des somnifères, ne sortant de ma léthargie que pour prendre la nourriture que mon infirmier improvisé

m'apportait avant de m'ordonner de me rendormir.

Mon dos et mes hanches étaient douloureux, tout mon bras gauche immobilisé par une attelle, mes côtes si étroitement bandées que j'éprouvais les plus grandes difficultés à respirer, mais la bonne nouvelle, c'est que je pouvais de nouveau ouvrir les deux yeux. Au demeurant, je n'avais pas encore trouvé le courage de me regarder dans un miroir et je ne m'étais pas douchée depuis quatre jours... J'avais d'autres urgences pour l'instant, dont un certain nombre de questions que je brûlais de poser à mon sauveur.

— Bon, il est temps de passer aux choses sérieuses, Barrons, déclarai-je.

— Ah, non, protesta-t-il. Je ne vous épilerai pas les jambes !

— Comme si j'en avais envie ! Je parlais d'avoir une petite conversation, vous et moi.

— Oh.

— Qu'êtes-vous ? demandai-je sans préambule.

Le regard qu'il m'adressa était pure innocence.

— Je ne vous suis pas.

— Vous avez sauté d'une hauteur de dix mètres, dans cet entrepôt. Vous auriez dû vous briser une jambe, voire les deux. Alors, je répète : qu'êtes-vous ?

Il esquissa un geste évasif.

— Un type avec une corde ?

— Très drôle. Je n'en ai remarqué aucune.

— Alors là, je n'y peux rien.

Il avait parlé d'un ton si détaché que je doutai un instant de ce que j'avais vu, ce soir-là. Après tout, j'avais été un peu secouée. Rien ne me permettait d'affirmer que Barrons n'était pas descendu le long d'un de ces filins ultramodernes qu'utilisaient les voleurs dans les films d'action.

J'essayai une autre tactique.

— Vous avez envoyé Mallucé à plusieurs mètres de vous. Je l'ai vu rebondir sur une pile de palettes et s'écraser contre un chariot élévateur, dis-je d'un ton accusateur.

— Je suis très fort, mademoiselle Lane. Vous voulez tâter mes muscles ?

Il découvrit ses dents en un rictus carnassier. Ce n'était pas un sourire, et nous le savions aussi bien l'un que l'autre. Deux semaines auparavant, cela aurait suffi à me décourager.

— Entendu, vous êtes fort. Mallucé l'est dix fois plus. C'est un vampire, après tout.

— Peut-être. Peut-être pas... En tout cas, sachez que ses hommes sont persuadés qu'il est mort.

— Ô joie ! m'exclamai-je. Un de moins.

— Ne vous réjouissez pas trop vite, mademoiselle Lane. Un ennemi n'est mort qu'une fois que vous l'avez carbonisé, que vous avez soigneusement écrasé ses cendres et que vous vous êtes assuré que rien n'en est sorti après un jour ou deux.

— Vous voulez rire ? dis-je, incrédule. Il existe des créatures aussi difficiles à tuer ?

— Il existe des créatures impossibles à tuer, rectifia-t-il. Et ne gigotez pas comme ça, je vais déborder.

D'un air concentré, il commença à appliquer la seconde couche de vernis et poursuivit :

— Cela dit, je ne jurerais pas que c'était le cas de Mallucé. Qui vivra verra...

Je lui décochai ma question suivante.

— Pourquoi les Ombres vous laissent-elles entrer dans la Zone fantôme ?

Je le vis se raidir et peindre mon index tout entier en violet. Puis il eut le culot de me jeter un regard assassin, comme si c'était ma faute.

— C'est malin ! m'écriai-je. Jusque-là, vous aviez fait un sans-faute...

Humectez un coton avec ceci et nettoyez-moi ça.

Je lui tendis le flacon de dissolvant, il prit un air furieux.

— Vous m'épiez, à présent ?

— Pure coïncidence. Je regardais tranquillement à ma fenêtre quand je vous ai vu faire quelque chose de bizarre. Ce qui m'amène à me demander combien de choses bizarres vous faites lorsque je ne regarde pas à ma fenêtre. À propos, où est passée la Maybach ?

Un sourire rapide étira ses lèvres - celui d'un gamin qui vient de recevoir un nouveau jouet.

— O'Bannion n'en a plus besoin. Quant aux autorités elles ne connaissent même pas l'existence de la... comment l'appelez-vous ? la Zone fantôme. Elle serait restée là pendant des années. Quel gâchis !

— Vous êtes d'un cynisme ! maugréai-je. Son propriétaire n'était pas mort depuis vingt-quatre heures.

— Considérez cela comme une prise de guerre, mademoiselle Lane.

— Ne pouviez-vous pas au moins enlever ces tas de vêtements, tant que vous y étiez ?

Il balaya ma remarque d'un geste las.

— Au bout d'un certain temps, on s'y habitue. On ne les voit même plus.

J'espérais que ce ne serait jamais mon cas. Sinon cela signifierait qu'une partie de moi était morte. Comme lui.

— Quel accord avez-vous passé avec les Ombres, Barrons ?

Je m'étais attendue qu'il réponde par une autre question... mais pas à la contre-attaque qu'il gardait en réserve pour moi.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous aviez rencontre V'lane, mademoiselle Lane ? me demanda-t-il d un ton suave.

Je sursautai.

— Comment le savez-vous ?

— Il me l'a dit.

— Vous le connaissez ? demandai-je, indignée.

— Je connais tout, mademoiselle Lane.

— Vraiment ? Dans ce cas, qui est le Haut Seigneur ? Pas un faë, j'en étais certaine, mais il ne m'avait pas semble tout à fait humain non plus.

— Votre ex-futur-beau-frère, répondit Barrons imperturbable. Ce qui devrait m'inciter à me méfier de vous, soit dit en passant.

Comme je le regardais sans comprendre, il ajouta :

J'ai trouvé les photos dans votre veste. Nom de nom, les tirages papier !

Je les avais complètement oubliés, ainsi que tout ce que j'avais découvert dans la chambre du Haut Seigneur !

— Où avez-vous mis les affaires qui se trouvaient dans mes poches ?

Je ne me rappelais pas avoir vu les albums photo ni agenda a couverture fleurie dans ma chambre Il fallait pourtant que j'examine à la loupe le calepin d'Alina ! J'y trouverais certainement toutes sortes d'informations intéressantes. Des noms, des adresses, des dates...

_ Il n'y avait rien d'autre, répondit Barrons.

— Si.

— Il parut surpris.

— En êtes-vous sûre ?

— Absolument.

Je scrutai son visage. Était-il sincère ? Les affaires d'Alina étaient-elles tombées de mes poches pendant que je me battais ? Ou bien Barrons me les avait-il confisquées, dans un dessein que j'ignorais ? Si je voulais être fixée, il ne me restait plus qu'a retourner au 1247 LaRuhe, me dis-je, dépitée.

— J'ignorais qu'il était l'amant de ma sœur. Quant à elle, elle ne savait pas qui il était. Vous vous souvenez de son message ? Elle affirmait qu'il lui avait menti. Qu'il était l'un d'entre eux et qu'elle ne l’avait jamais su Il l'a trompée et trahie, conclus-je sans cacher mon amertume. Voilà, j'ai répondu à votre question. A votre tour. Pourquoi les Ombres vous laissent-elles entrer dans la Zone fantôme ?

Il s'absorba dans un long silence et continua d appliquer la seconde couche de vernis avec un soin méticuleux Il était plus doué que bien des esthéticiennes que j'avais connues. Un véritable perfectionniste !

J'avais renoncé à obtenir une réponse lorsqu’il prit la parole.

— Nous avons tous nos petits talents personnels, mademoiselle Lane.

Vous êtes une null. Je suis... d'autres choses. Ce qui est certain, c'est que je ne suis pas votre ennemi, et que je n'ai aucun accord avec les ombres.

sur ce point, vous devez me faire confiance.

— - Ce serait plus facile si vous répondiez a ma question sans détour.

— À quoi bon ? Je n'aurais aucun mal à vous mentir. Si vous voulez des réponses, considérez Plutôt mes actes. Qui vous a sauvé la vie ?

— Bien sûr, bien sûr... Mais un détecteur d'OP mort n a plus grand intérêt, n'est-ce pas ?

— Je me débrouillais très bien avant votre arrivée Mademoiselle Lane, et cela aurait pu continuer longtemps. Il est vrai que vous avez la faculté de trouver les Objets de Pouvoir, mais entre nous, ma vie était nettement plus simple avant que vous ne poussiez la porte de ma librairie.

Il exhala un profond soupir.

— C'était le bon temps !

— Vous m'en voyez navrée, répliquai-je, mais confidence pour confidence, depuis ce jour-là mon quotidien n'a pas été une partie de plaisir non plus

Nous restâmes silencieux un long moment, chacun perdu dans ses pensées.

- Au moins, repris-je, maintenant, je sais qui a tué Alina.

Il me décocha un regard étonné.

- Auriez vous surpris des paroles sue je n'ai pas entendues, dans l'entrepôt ?

- Je ne pense pas. J'ai appris que le mystérieux petit ami de ma sœur était le Haut Seigneur, ce qu'elle a apparemment ignoré jusqu'à la fin. Je suppose qu'elle l’a suivi un jour et qu'elle a découvert qui il était, tout comme moi. C'est pour cette raison qu'il l'a tuée

C'était même tellement évident que Barrons ne pouvait pas ne pas l'avoir compris. Pourtant, il semblait sceptique.

— Vous ne dites rien. Est-ce que quelque chose m'aurait échappé ? Vous pensez que je ne dois pas essayer de le retrouver ?

— Je pense que nous devons essayer de le retrouver, répondit Barrons en insistant sur le « nous ». Moi aussi, je veux la peau du Haut Seigneur, parce que je rêve de ne plus jamais voir un de ces maudits Unseelie dans ma ville. En revanche, lancez-vous encore une fois toute seule à la poursuite d'un gros gibier comme celui- ci et je vous ferai passer le goût des expéditions en solitaire.

— Oh oh ! Des menaces ?

— S'il y a une chose que la vie m'a apprise, mademoiselle Lane, c'est que l'on n'agit pas sur la base de simples suppositions. Ne vous contentez pas de supposer qui est l'assassin de votre sœur. Prouvez-le, ou vous risquez fort de commettre des erreurs dramatiques.

J'allais lui demander de préciser sa pensée lorsqu'une violente nausée me secoua. Tout à coup, une gorgée de bile monta à mes lèvres, tandis qu'une douleur fulgurante me transperçait le crâne, à croire que quelqu'un plongeait une lame de couteau à travers ma tête. Terrifiée, je portai mes mains à mes tempes. Que m'arrivait-il ?

Je me levai de mon siège avec peine, fis tomber la table au passage et abîmai jusqu'au dernier de mes ongles fraîchement vernis en tentant de me rétablir. Je me serais probablement affalée sur le carrelage, au risque de me casser l'autre bras, si Barrons ne m'avait pas retenue. Je crois que je rendis mon déjeuner. Puis je perdis conscience.

Lorsque je revins à moi, j'étais de nouveau étendue sur le transat.

Barrons était penché sur moi, l'air tendu.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il. Que vous est-il arrivé ?

— J-je... J-je... bégayai-je dans un souffle.

Jamais je n'avais vécu une telle expérience, et je ne supporterais pas de la vivre de nouveau. C'en était trop pour moi. J'abandonnais la partie, je rentrais à la maison. Je démissionnais officiellement de mon poste de sidhe-seer.

— Eh bien ? insista-t-il.

— J-je n-n-e p-p-p...

« Je ne peux pas m'arrêter de trembler », voulais-je dire, mais mes dents claquaient si fort qu'aucun mot ne sortait de mes lèvres. J'étais baignée d'une sueur glacée, mon sang charriait de la glace. Il me semblait que jamais je ne pourrais me réchauffer.

Je vis Barrons ôter sa veste et la poser sur moi.

— Là, c'est mieux ?

Puis, d'un ton impatient, il demanda :

— Alors, qu'avez-vous ?

— Il est p-p-passé, articulai-je avec peine.

De mon bras valide, je désignai le rebord du toit et, au-delà, la chaussée en contrebas.

— En b-b-as. Il d-d-devait être d-d-dans une voiture, il allait vite. Il est p-p-parti, maintenant.

— Mais qui, à la fin ? Qui était en bas ?

Après un dernier frisson qui me secoua tout entière, je parvins à

reprendre le contrôle de ma diction.

— Pas qui, quoi !

Barrons me jeta un regard parfaitement ahuri.

— Pardon ?

— De quoi voulez-vous que je parle, à la fin ? Du Sinsar Dubh, voyons !

Je pris une profonde inspiration et relâchai lentement mon souffle. Je venais de découvrir au sujet du Livre Noir quelque chose que j'ignorais jusqu'à présent.

L'objet était si maléfique qu'il corrompait quiconque le touchait, sans la moindre exception.

— C'est la catastrophe, ajoutai-je dans un murmure effaré.

Bien qu'aucun de nous n'en fît mention à voix haute, je savais à quoi nous pensions tous les deux. Aux hordes d’Unseelie qui avaient jailli du dolmen quelques jours auparavant et s'apprêtaient à déferler sur notre monde, forts de leur pouvoir de séduction, avides de chair humaine...

« Une fois que tout sera en place, avait dit le Haut Seigneur, je libérerai tous les prisonniers unseelie et je leur ouvrirai cette porte. »

Je n'avais aucune idée du nombre de prisonniers unseelie, et je ne tenais pas à le connaître. Cela dit, je ne pouvais me défaire du désagréable pressentiment que nous ne tarderions pas à le savoir.

— Existe-t-il d'autres sidhe-seers que nous, Barrons ? demandai-je à mi-voix.

Il hocha la tête.

— Tant mieux. Nous ne serons jamais trop.

La guerre se profilait - une guerre qui mettrait fin à toutes les autres. Je le sentais au plus profond de moi, dans l'air que je respirais, dans la rumeur de la ville autour de nous...

Mais l'humanité ne le savait pas.

Ici s'achève le premier tome des Chroniques de MacKayla Lane. Ne manquez pas ses prochaines aventures dans Fièvre rouge (à paraître en octobre 2009).

Glossaire

Extraits du journal de Mac

Charme : voile d'illusion projeté par un faë pour dissimuler sa véritable apparence. Plus le faë est puissant, plus son charme est difficile à percer.

La plupart des humains ne voient que ce qu'il veut leur montrer. Afin de ne pas être bousculé ni même effleuré par les mortels, celui-ci s'entoure d'un léger périmètre de distorsion spatiale qui fait partie du charme et écarte les humains sans même qu'ils en aient conscience. (Définition J.

B.)

Chose aux mille bouches, la : créature unseelie dotée d'innombrables orifices buccaux, de douzaines d'yeux et d'organes génitaux masculins hypertrophiés. Caste unseelie : indéfinie à ce jour. Capacité de nuisance : encore indéterminée, mais peut probablement tuer d'une façon à

laquelle je refuse de penser. (D'après mon expérience personnelle.) Druide : dans la société celtique préchrétienne, les druides présidaient aux cérémonies rituelles, réglaient les questions législatives et judiciaires, enseignaient la philosophie et éduquaient les jeunes élites destinées à intégrer leur ordre [...]. Les druides étaient considérés comme étant dans le secret des dieux, et on leur prêtait notamment des connaissances en matière de manipulation de la matière, de l'espace et du temps. D'ailleurs, le vieil irlandais drui signifie à la fois mage, sorcier et devin. (Mythes et légendes d'Irlande.)

Faë [faj], n. m. : voir également Tuatha Dé Danaan. Les faës se répartissent en deux clans, les Seelie, qui appartiennent à la Cour de Lumière, et les Unseelie, qui relèvent de la Cour des Ténèbres. Les deux tribus comprennent chacune différentes castes, dont la plus élevée comporte les quatre maisons royales. La Reine de Lumière et le prince consort, qu'elle choisit, règnent sur la Cour de Lumière. Le Roi Noir et sa concubine du jour président aux destinées de la Cour des Ténèbres.

(Définition J. B.)

Faë de volupté fatale (par exemple, V’lane) : faë doté d'une telle puissance sexuelle qu'il tue toute humaine avec qui il a des relations, à

moins qu'il ne décide de la protéger de son érotisme mortel. (Définition en cours de révision.)

Homme Gris, : être unseelie d'une repoussante laideur qui se nourrit de la beauté des femmes humaines. Capacité de nuisance : peut tuer, mais préfère généralement laisser en vie sa victime, horriblement défigurée, afin de jouir de sa souffrance. (D'après mon expérience personnelle.) Lance de Longin (aussi connue sous le nom de Sainte Lance, Lance du Destin, ou Lance Brillante) : lance avec laquelle aurait été percé le flanc du Christ après la crucifixion. Origine surnaturelle. Ce Pilier de Lumière des Tuatha Dé Danaan est l'une des rares armes mortelles pour les faës, quel que soit leur rang ou leur pouvoir. (Définition J. B.) Miroirs de transfert, ou Miroirs : labyrinthe complexe de miroirs, autrefois la principale voie empruntée par les faës pour passer d'un royaume à un autre, jusqu'à ce que l'un d'entre eux, Cruce, jette une malédiction sur le dédale argenté. Désormais, plus aucun faë ne s'y aventure. (Définition J. B.)

Null [nœl], n. : sidhe-seer doté du pouvoir de paralyser un faë de façon temporaire, d'un simple contact de la main (par exemple, la mienne).

Plus le faë est puissant et de haute caste, plus son immobilisation est brève. (Définition J. B.)

Ombres : l'une des castes les plus basses des Unseelie. Sont à peine dotées de sensations. Agissent sur l'impulsion du moment : elles ont faim, elles mangent. Ne supportant pas la lumière du jour, elles chassent à la nuit tombée. Elles volent la vie de la même façon que l'Homme Gris vole la beauté, en vidant leurs proies de leur substance vitale avec l'avidité d'un vampire, et ne laissent derrière elles qu'une pile de vêtements et des restes humains parcheminés. Capacité de nuisance : mortelle. (D'après mon expérience personnelle.)

OP : acronyme d'Objet de Pouvoir. Désigne une relique faë dotée de propriétés magiques. (Définition Mac.)

Piliers : ensemble de huit reliques d'une grande ancienneté au pouvoir formidable, quatre dites « de Lumière » et quatre dites « des Ténèbres ».

Les Piliers de Lumière sont la Pierre Blanche, la Lance Brillante, l'Épée de Lumière et le Chaudron de Clarté. Les Piliers des Ténèbres sont le Livre Noir, ou Sinsar Dubh, la

Cassette Obscure, l'Amulette Maléfique et le Miroir

Sombre. (Guide officiel des reliques sacrées - Légendes et vérité.) Pri-ya [prija], n. f. : femme humaine atteinte de dépendance sexuelle aux faës. (Si j'ai bien compris. Définition à préciser.) Quatre Pierres, les : pierres translucides de couleur bleu-noir couvertes de signes en relief ressemblant à des runes. La clé qui permet de déchiffrer l'ancien langage dans lequel est écrit le Sinsar Dubh et d'en percer le secret se trouve dans ces quatre pierres magiques. Isolément, une pierre permet d'éclairer un passage du Livre Noir, mais pour que la totalité de celui-ci soit révélée, il faut que les quatre pierres soient réunies. (.Mythes et légendes d'Irlande.)

Rhino-boys : gros bras unseelie de caste inférieure essentiellement employés comme gardes du corps pour faës de haut rang. (D'après mon expérience personnelle.)

Seelie [sili], n. ou adj. : qui relève de la Cour de Lumière des Tuatha Dé

Danaan, gouvernée par la Reine Blanche, Aoibheal. (Définition J. B.) Sidhe-seer [Ji-sir], n.m. : humain imperméable aux pouvoirs magiques des faës, capable de discerner la véritable nature de ceux-ci au lieu de se laisser tromper par la puissante séduction qu'ils exercent. Certains sidhe-seers peuvent aussi voir les Tabh'rs, passages cachés permettant de passer d'un royaume à un autre. Il n'y a pas deux sidhe-seers identiques, car chacun possède un degré différent de résistance aux faës.

Certains sont relativement peu puissants, tandis que d'autres sont dotés de nombreux pouvoirs spéciaux (Définition J. B.)

Sinsar Dubh [li-sœ-du], n. m : Pilier des Ténèbres, possession de la tribu légendaire des Tuatha De Danaan Rédigé dans un langage connu seulement des plus anciens d'entre ceux-ci, il est suppose contenir la plus redoutable des magies noires dans ses pages à l'écriture cryptée II aurait été apporté en Irlande par les Tuatha Dé pendant les invasions citées dans le récit mythologique Leabhar Gabhala, puis dérobé en même temps nue les autres Piliers des Ténèbres. Il circulerait depuis ce moment dans le monde des hommes. Censé avoir été décrit il y a plus d'un million d'années par le Roi Noir des unseelie. (Guide officiel des reliques sacrées - Légendes et vérité.)

Tabh'rs [tavr], n.f. : passages ou portes entre les royaumes, souvent dissimulés dans des objets courants appartenant aux humains.

(Définition J. B.)

transfert (opérer un) : méthode de déplacement propre aux faës aussi rapide que la pensée. (Je 1 ai vu de mes yeux!)

Traqueurs : aussi appelés Chasseurs royaux. Caste moyenne des Unseelie. Avides de sensations fortes ils ressemblent à l'image d'Epinal du diable, avec sabots fourchus, cornes, visage de satyre, ailes de cuir, longue queue, pupille orange vif. Hauts de deux à trois mètres, ils se déplacent à une vitesse phénoménale, sur leurs sabots ou avec leurs ailes. Leur fonction essentielle est d'exterminer les sidhe-seers. capacité

de nuisance : maximale. (Définition J B.)

Tuatha Dé Danaan [twa dej dana], ou Tuatha De [twa dej], n. : voir aussi faë. Peuple très évolué issu d'un autre monde, venu sur Terre à une époque reculée. (Définition en cours.)

Unseelies [oensili], n. ou adj. : individu appartenant à la Cour des Ténèbres des Tuatha Dé Danaan. Selon les légendes de ces derniers, les faës unseelie sont enfermés depuis des centaines de milliers d'années dans une forteresse dont on ne peut s'échapper. (Tu parles!) Zone fantôme : quartier conquis par les Ombres De jour, on dirait un quartier « normalement délabré. À la nuit tombée, il se transforme en piège mortel. (Définition Mac)