Quelques semaines avant sa mort, elle avait beaucoup maigri et paraissait épuisée. Elle donnait l'impression de passer ses nuits dans les bars. Les deux mots qui revenaient le plus souvent pour la qualifier pendant cette période étaient « nerveuse » et « inquiète », des termes que je n'aurais jamais songé à utiliser à propos d'Alina.
Avait-elle un petit ami ? Personne n'en avait la moindre idée, à
l'exception de deux jeunes filles qui semblaient avoir été plus proches d'elle que les autres et qui me répondirent par l'affirmative. Oui, elle fréquentait quelqu'un. Un homme plus âgé qu'elle, fortuné, cultivé et très beau. Non, elles ne l'avaient jamais vu. Alina ne l'avait présenté à
personne.
Tout à la fin, lors des rares occasions où elle venait encore en cours, elle avait paru vouloir se raccrocher à ses études et retrouver sa vie d'autrefois, mais un tel épuisement se lisait sur son visage que son combat semblait perdu d'avance.
Un peu plus tard ce jour-là, je fis halte dans un cybercafé pour charger de nouvelles chansons sur mon iPod. Si ce n'était pas bon pour mon compte en banque, ça l'était pour mon moral... Je savais que je devais surveiller mon budget, mais c'était plus fort que moi. J'ai toujours été
accro aux livres et à la musique. Avouez qu'il y a pire, comme dépendance !
Une chanson me trottait dans la tête depuis quelques jours - une histoire de grosses frayeurs et d'horribles cauchemars, la bande-son idéale pour le film de mon séjour irlandais - et je la trouvai justement pour une somme nettement plus modique que si j'avais dû faire l'achat du CD, ce qui allégeait quelque peu ma mauvaise conscience.
Je rédigeai ensuite un long e-mail, résolument optimiste, à l'intention de mes parents, ainsi que plusieurs autres, moins bavards, que j'expédiai à
mes amis. La Géorgie ne m'avait jamais paru aussi loin.
La nuit tombait lorsque je repris le chemin du Clarin House. Ma chambre était si triste que j'y passais le moins de temps possible : je la quittais aux aurores pour n'y rentrer que lorsque je tombais de sommeil.
À deux reprises, j'eus l'impression que l'on me suivait, mais chaque fois que je me retournai, je ne vis que le spectacle habituel qu'offrait Temple Bar District le soir, avec ses lumières vives, ses pubs chaleureux et ses innombrables passants. Rien qui expliquât les frissons d'alarme qui me parcouraient la colonne vertébrale.
Vers 3 heures du matin, je me réveillai en sursaut, saisie d'un désagréable pressentiment. Je me levai, allai à la fenêtre et écartai le rideau. Jéricho Barrons était dans la rue, adossé à un réverbère, les bras croisés sur sa poitrine, le regard tourné vers la pension.
Avec son long manteau sombre, sa chemise rouge sang et son pantalon noir, il rayonnait de cette élégance à la fois sobre et raffinée, un brin arrogante, qui était la marque de sa personnalité.
Je m'attardai quelques instants à observer son visage aux traits fermes et réguliers. Ses cheveux retombaient jusqu'à ses mâchoires, dont ils soulignaient le dessin carré. Je n'avais jamais remarqué qu'il les portait si longs, peut-être parce qu'il les lissait d'habitude vers l'arrière.
Le lendemain, à mon réveil, je me dis que j'avais dû rêver.
Le jeudi, je rencontrai enfin l'inspecteur O'Duffy, qui était obèse, chauve et couperosé. Il avait cependant une grande qualité à mes yeux : il n'était pas irlandais, mais britannique, ce qui me permettait de comprendre tout ce qu'il me disait.
Hélas ! notre entrevue se révéla plus déprimante encore que ne l'avait été mon enquête auprès des camarades d'Alina. Tout commença bien puisque, à défaut de me fournir ses notes personnelles, lesquelles étaient strictement confidentielles, il eut la gentillesse de me procurer une copie du rapport officiel - que nous avions reçu à Ashford - puis de dresser pour moi le bilan de ses recherches - que mon père m'avait déjà résumé.
Ensuite, je lui posai un certain nombre de questions, auxquelles il répondit avec bonne volonté. Oui, il avait bien interrogé les professeurs et les camarades de classe d'Alina. Non, aucun n'avait la moindre idée de ce qui lui était arrivé. En effet, quelques-uns d'entre eux avaient signalé
qu'elle avait une liaison, sans pouvoir toutefois fournir plus de détails sur l'homme. Tout ce que l'on pouvait en dire se résumait à ceci : il était plus âgé qu'elle, assez aisé, très élégant, et il n'était pas irlandais. On n'en savait pas plus.
Je parlai alors à l'inspecteur du message d'Alina, qu'il écouta deux fois d'un air concentré. Puis il s'adossa à son fauteuil et croisa ses doigts sous son menton en une attitude sévère.
— Votre sœur consommait-elle de la drogue, mademoiselle Lane ?
demanda-t-il d'un ton grave.
Je le regardai, ahurie.
— De la drogue ? Certainement pas !
Il me lança un de ces regards moralisateurs que les grandes personnes réservent aux enfants qui ne comprennent pas où est leur intérêt. Je ne connais rien de plus exaspérant, en particulier lorsque l'adulte en question se trompe du tout au tout... d'autant qu'en général il n'y a pas moyen de discuter avec lui tant il est sûr de son fait.
— Le comportement que nous décrivent ses amis est caractéristique.
C'est celui de l'engrenage tragique de la drogue.
Il ouvrit son dossier et m'en lut quelques passages à voix haute.
— Tenez : « Le sujet a montré une attitude de plus en plus tendue, nerveuse, inquiète, parfois à la limite de la paranoïa... » Et là : « Le sujet avait beaucoup maigri et semblait tout le temps épuisé. »
Il ponctua sa lecture d'un regard éloquent, mais je ne me laissai pas impressionner.
— Ma sœur n'est pas un sujet, et elle ne prenait pas de drogue.
— Son comportement...
— ... est celui d'une femme qui a peur, le coupai- je, oubliant mes bonnes manières. Alina était en danger et elle le savait.
— Et elle ne vous en a rien dit, ni à vos parents, pendant des mois ? Vous avez souligné vous-même à quel point votre famille était unie. Pensez-vous vraiment que votre sœur vous aurait dissimulé ses inquiétudes si elle avait cru sa vie menacée ?
Après un silence dubitatif, il reprit :
— Je suis désolé, mademoiselle Lane. Il est manifeste que votre sœur vous a caché une partie de sa vie, mais il ne s'agissait pas d'un quelconque danger. C'était la drogue. Nous observons tous les jours des comportements identiques parmi la jeunesse de Dublin.
— Elle a dit qu'elle voulait me protéger, lui rappelai- je un peu sèchement.
— De quoi ?
— Je n'en ai aucune idée ! C'est justement ce que nous devons découvrir.
Ne pouvez-vous pas rouvrir l'enquête pour retrouver son petit ami ? Il doit bien y avoir au moins une personne qui l'a vu ! Dans son message, elle semble se cacher de quelqu'un. Elle affirme qu'elle pense qu'il ne la laissera pas quitter l'Irlande. Si, après ça, vous estimez toujours qu'elle n'était pas en danger, que vous faut-il ?
Il me dévisagea longuement, puis il laissa échapper un profond soupir.
— Mademoiselle Lane, il faut voir la réalité en face. La peau de votre sœur présentait des trous au niveau des bras. Manifestement, ils étaient dus à l'usage répété d'une seringue.
A ces mots, je bondis sur mes pieds.
— Tout son corps présentait des trous, inspecteur ! m'écriai-je. Et d'après le coroner, ils ressemblaient plutôt à des morsures.
Des morsures, ajoutai-je en mon for intérieur, dont le médecin légiste n'avait pas été capable d'identifier le responsable, animal, humain... ou autre.
— Et certaines parties de son cadavre étaient littéralement déchirées !
Un frisson d'épouvante mêlée de dégoût me parcourut au souvenir du spectacle de la dépouille mortelle de ma sœur, et je fus secouée d'un violent haut-le-cœur. Une fois de plus, je me demandai si Alina était déjà
morte lorsqu'on lui avait fait cela. Une fois de plus, je ne pus chasser l'intuition qu'elle ne l'était pas... Et on me demandait d'accepter tout ceci comme si c'était parfaitement naturel ?
— Nous avons examiné le corps avec soin, mademoiselle Lane. Ces marques n'ont été causées ni par un animal ni par un être humain.
— Et encore moins par une aiguille, répliquai-je, vibrante de colère.
— Je vous en prie, rasseyez-vous.
— Allez-vous, oui ou non, rouvrir l'enquête sur la mort de ma sœur, inspecteur ?
Il leva les mains en signe d'impuissance.
— Écoutez, je ne peux pas mettre mes gars sur une enquête sans indices alors que je suis débordé par d'autres affaires qui, elles, n'en manquent pas. Nous ne sommes pas assez nombreux, et la ville connaît une vague d'homicides et de disparitions inexpliquées sans précédent. À croire que la moitié de la population est devenue cinglée...
Une expression de lassitude se peignit sur ses traits rougeauds.
— Croyez-moi, je suis sincèrement ému par le drame qui vous touche, vous et vos parents. Je sais ce que c'est que de perdre un être cher, mais je ne peux rien de plus pour vous. Le seul conseil que je puisse vous donner, c'est de rentrer chez vous et d'aider votre famille à faire son deuil.
Ainsi se conclut notre entretien.
C'était désormais une évidence : je n'avais rien à attendre de la police.
Désespérée par cette constatation, je rentrai au Clarin House. Là, je rassemblai mes sacs et boîtes de rangement, puis j'appelai un taxi et me rendis chez Alina. À défaut de faire avancer l'enquête, je pouvais au moins nettoyer son appartement et empaqueter ses affaires. Je remettais en ordre la salle du Brickyard le soir après la fermeture, et je m'en sortais très bien.
Je pleurai sans discontinuer pendant que je déblayais le sol de tout ce qui l'encombrait. Tout m'était insupportable - la mort d'Alina, la démission de la police, mon incapacité à retrouver son meurtrier, ce monde de fous dans lequel des filles comme Alina se faisaient assassiner...
Lorsque j'eus fini de pleurer, je m'assis à même le sol et entrepris d'emballer les livres, vêtements et bibelots. Même s'ils étaient désormais irréparables, je ne pouvais me résoudre à les jeter. Je les rangeai avec soin dans les boîtes que j'avais apportées. Un jour, peut-être trouverais-je le courage de les descendre du grenier de la maison, où je comptais les entreposer, pour les passer en revue et décider de ce qu'il convenait d'en faire. Pour l'instant, j'étais incapable de m'en séparer.
Vers la fin de la journée, l'appartement avait repris un aspect civilisé. Il me faudrait encore quelques heures pour finir de nettoyer, emballer les dernières affaires d'Alina et m'assurer que sa caution couvrirait l'ensemble des dégâts, mais le plus gros était fait.
Lorsque je quittai l'immeuble, le ciel s'était couvert et la pluie s'était mise à tomber. Je n'avais pas de parapluie, et j'étais affamée. Au lieu de rentrer à ma pension, je courus entre les flaques d'eau et me réfugiai dans le premier pub que je trouvai.
Je ne le savais pas encore, mais lorsque j'en poussai la porte, je tournai la dernière page de ma vie normale.
Il était assis à une table, à trois ou quatre mètres de mon box. En face de lui se trouvait une femme d'une trentaine d'années, petite, brune, avec une coupe au carré.
Je crois que c'est le contraste entre eux qui attira d'abord mon regard.
Elle n'était pas vilaine, mais assez insignifiante. Le genre de fille qu'on oublie dès qu'elle sort de votre champ de vision. Lui, en revanche, était d'une beauté insolente. Imaginez un superbe athlète au physique envoûtant, un amant rayonnant de sensualité animale, le genre d'homme avec qui toute femme normalement constituée a rêvé au moins une fois dans sa vie de passer une nuit, de préférence sur une île déserte, avec sable fin, cocotiers et cascade aux eaux limpides...
D'habitude, on voit plutôt le contraire : des beautés ultra-sexy au bras d'hommes sans charme, à part peut- être celui de leur portefeuille.
Mon apollon était grand, large d'épaules et musclé. Son corps bronzé
était moulé dans un tee-shirt blanc et un jean délavé, et ses longs cheveux blonds avaient des reflets d'or pur. Son visage aux pommettes hautes, aux yeux de velours et aux lèvres sensuelles aurait pu être celui d'un top model. Tout en lui était parfait. Il était à la fois viril et raffiné, et malgré sa tenue apparemment négligée, il donnait l'impression d'être riche comme Crésus.
En un mot, c'était l'homme le plus séduisant que j'eusse jamais vu.
Sa compagne, malgré sa minijupe vaporeuse et son petit caraco de soie, ses accessoires coûteux et son maquillage impeccable, était tout juste agréable à regarder. Pourtant, il la couvait d'un regard fou de désir.
Soudain, j'eus de nouveau l'une de ces désagréables sensations de double vision - à moins qu'il ne s'agît tout simplement d'une hallucination.
Je venais de finir mon hamburger et je m'étais adossée à mon siège pour savourer mes frites (l'ai-je déjà mentionné ? J'adore les frites. Ou plutôt, je les adorais. .. Je saupoudrais du sel et du poivre sur le ketchup, puis j'y trempais les bâtonnets de pommes de terre bien dorés que je dégustais tranquillement, un par un, après avoir fini mon plat. Mais depuis ce jour, je n'ai plus jamais pu voir une frite sans un frisson de dégoût).
Tout à coup, il me sembla que les gestes de l'homme se faisaient moins élégants et que son visage avait perdu son modelé sensuel. Puis il disparut, et quelqu'un d'autre occupa sa place pendant plusieurs secondes. Cela se déroula si rapidement que je n'eus pas le temps de le voir se lever, ni de comprendre qui l'avait remplacé.
Je me frottai les yeux. La fatigue et le stress commençaient à me jouer des tours. Lorsque je rouvris les paupières, mon play-boy aux cheveux d'or était revenu.
Il caressait la joue et la bouche de sa compagne... de ses griffes jaunâtres qui semblaient sortir d'un moignon aux chairs d'un gris malsain, comme rongées par la putréfaction.
Je plongeai mon visage entre mes mains en retenant une exclamation de surprise. Étais-je ivre ? Je n'avais bu que deux bières. D'ordinaire, je peux en avaler trois ou quatre avant que la tête me tourne. Certes, la bière brune que l'on servait ici était plus forte que celles que l'on trouvait chez moi, mais tout de même...
Lorsque je rouvrirais les yeux, me dis-je pour me rassurer, je verrais ce qu'il y avait vraiment en face de moi - à savoir un homme, et non quelque vision sortie d'un film d'épouvante.
Je regardai de nouveau... et faillis pousser un cri d'horreur. Le beau gosse avait définitivement disparu. Quant à sa compagne, elle avait posé
ses lèvres sur le moignon que lui tendait la monstrueuse créature et l'embrassait sans la moindre retenue.
Émaciée et si décharnée qu'elle semblait moribonde, l'épouvantable apparition était immense. Elle devait mesurer deux mètres cinquante, peut-être trois. Sa peau, si l'on peut désigner ainsi l'amas de chairs lépreuses qui couvrait son corps, était entièrement couverte de plaies ouvertes et suintantes. La créature avait une apparence vaguement humaine, en ceci qu'elle était dotée de bras, de jambes et d'une tête, mais la ressemblance s'arrêtait là. Son visage était très étroit, pas plus large que ma paume, et deux fois plus haut que celui d'un homme, comme s'il avait été compressé. Ses yeux étaient complètement noirs, sans blanc ni pupille. Lorsqu'elle parlait, l'intérieur de sa bouche, ainsi que sa langue, n'étaient pas roses mais gris sale, et rongées par la lèpre. Elle n'avait pas de lèvres, mais une double rangée de dents, comme un requin. C'était l'apparition la plus répugnante, la plus immonde que l'on puisse imaginer.
Par chance, l'épouvantable mirage ne dura que quelques instants. Le beau blond réapparut rapidement. Tout à coup, je m'aperçus qu'il ne parlait plus avec sa compagne, mais qu'il m'observait. Pourquoi me fixait- il de ce regard intense ? Il paraissait contrarié.
Je tressaillis. Je ne saurais expliquer d'où me vint la certitude qui s'imposa alors à moi - peut-être était-elle gravée de toute éternité dans ma mémoire cellulaire -, mais il me sembla soudain que ma personnalité
s'était scindée en plusieurs parties. La première me disait que j'avais rêvé. La deuxième me hurlait de m'enfuir à toutes jambes. Toutefois, les deux possédaient un point commun : elles étaient au bord de la crise d'hystérie.
Heureusement, il en restait une troisième, qui ne cédait pas à la panique.
Avec un détachement parfait, Mac Numéro Trois m'exhorta au calme et m'ordonna de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour convaincre l'ignoble créature que je la prenais bel et bien pour un être humain.
C'était une question de vie ou de mort.
J'obéis sans hésiter à cette troisième voix. J'adressai un sourire ravi à la créature et détournai les yeux comme si je rougissais d'attirer l'attention d'un si bel homme.
Lorsque je risquai un nouveau coup d'œil dans sa direction, le monstre hideux était revenu. Sa tête se trouvant bien plus haut que celle du beau blond, je regardai l'emplacement approximatif de son nombril (si toutefois il en avait un), lequel devait se situer là où auraient été les yeux de l'homme pour qui il se faisait passer.
Son regard était toujours rivé sur moi, suspicieux. Je décochai, vers la région de son ombilic, un sourire que j'espérais convaincant, puis je me remis à manger.
Je m'obligeai à rester à ma place et à finir mon assiette, comme si le monstre aux chairs purulentes était le plus bel homme de la création.
Avec le recul, je peux affirmer que c'est à ce réflexe que je dois d'avoir survécu, car si l'affreuse créature tomba dans le panneau, c'est uniquement parce que je résistai à la tentation de prendre la fuite.
En revanche, depuis ce jour, la seule vue d'une barquette de frites me soulève le cœur.
Tout en terminant mon assiette d'un air faussement détaché, je glissais parfois un regard discret en direction du couple, quelques tables plus loin. J'avais la désagréable impression que le monstre se nourrissait de la femme. Chaque fois qu'il la touchait, elle semblait se flétrir, se dessécher, comme si sa vitalité déclinait à vue d'œil. Ses cheveux se faisaient de plus en plus ternes, son teint devenait livide, toute substance paraissait la quitter.
Je commençai alors à soupçonner qu'elle avait été autrefois une véritable beauté. Qu'allait-il advenir d'elle ? Que resterait-il d'elle, lorsque la créature serait rassasiée ? Déjà, elle n'était plus que l'ombre de la femme qu'elle avait été. Je pensai à ses amis, à sa famille, à ceux qui l'avaient vue avant. La reconnaîtraient-ils seulement ? J'eus une vision de la malheureuse se réveillant le lendemain et poussant un hurlement de désespoir en voyant son reflet dans le miroir.
Ils s'en allèrent main dans la main, le géant décharné et sa proie plus morte que vive, pendant que je plongeais le nez dans ma troisième bière.
Après leur départ, je demeurai longtemps immobile, sous le choc.
Puis je payai mon repas, me levai, pris mon sac d'une main tremblante et courus chez Jéricho Barrons comme si j'avais le diable aux trousses.
8
Il n'était pas plus de 19 h 30, mais le ciel était bas et la nuit tombait déjà
sur Dublin. Seuls quelques touristes marchaient dans les rues, bravant les rafales et le froid, pour se rendre dans les pubs ou dans les restaurants. Ce soir, les serveurs n'auraient pas beaucoup de pourboires à se partager...
Je courus entre les flaques tout en tenant sur ma tête un journal détrempé, dérisoire protection contre les trombes d'eau qui s'abattaient sur moi. J'étais heureuse d'avoir remplacé le tailleur de lin que j'avais mis pour rencontrer l'inspecteur O'Duffy par une tenue plus simple -
jean, tee-shirt vert anis et mules assorties -, mais je regrettais de ne pas avoir pris de veste.
Avec l'averse, la température avait brusquement chuté. Pour une fille du Sud comme moi, l'été irlandais était désespérément glacial. D'après mes guides de voyage, en été, le thermomètre ne dépassait jamais les 20 °C à
Dublin et pouvait descendre jusqu'à 10 °C. Ce soir-là, il devait être encore en dessous.
A mon arrivée, je constatai avec soulagement que la librairie était encore illuminée.
Je ne le savais pas encore, mais mon existence venait de prendre un tournant décisif. Jusqu'alors, je n'avais pu trouver le sommeil que dans l'obscurité la plus complète, sans la moindre lueur filtrant par les volets, ni le plus léger voyant lumineux d'appareil électrique. Désormais, je ne pourrais plus jamais fermer les yeux dans le noir.
Barrons était absent, mais Fiona se trouvait là. Il y avait plusieurs personnes à la caisse, pourtant, dès qu'elle me reconnut, elle s'écria d'un ton léger :
— Tiens, regardez qui voilà ! Mais vous êtes trempée, ma belle ! Venez vite vous sécher.
Puis, après quelques mots d'excuse à l'intention de ses clients, elle m'adressa un sourire un peu contraint et me prit par le coude pour m'entraîner d'autorité dans le fond du magasin, où se trouvaient les toilettes.
Lorsque je croisai mon reflet dans le miroir, je compris sa réaction. À sa place, moi aussi, je me serais dépêchée de soustraire à la vue de la clientèle un tel spectacle... J'avais l'air d'un spectre ! Mes yeux cernés de mascara avaient un regard fou, mon expression était hagarde. J'étais blanche comme un linge, mon rouge à lèvres avait bavé, et une trace de ketchup tachait mon menton. Quant à mes cheveux, que j'avais attachés haut sur mon crâne le matin, ils étaient à présent rassemblés sur mon oreille gauche, d'où ils pendaient en une couette ridicule. Un désastre !
Il me fallut un certain temps pour retrouver une apparence normale. Je commençai par ôter mon tee-shirt, que j'essorai au-dessus du lavabo, puis je pris du papier toilette pour essuyer mon soutien-gorge de mon mieux, avant de remettre mon tee-shirt.
Le bleu qui auréolait ma cage thoracique avait pris une vilaine nuance jaunâtre, mais il était moins sensible au toucher. Après avoir détaché ma barrette et recoiffé mes cheveux, je tamponnai mon visage avec du papier pour en ôter les restes de rouge à lèvres et de mascara.
J'ouvris ensuite mon sac pour y prendre la petite trousse de maquillage que maman m'avait offerte pour Noël - une fille du Sud ne sort jamais sans son équipement de survie ! Échantillons de crème hydratante, palette de fards, crayon pour les yeux, il y avait là tout ce dont j'avais besoin pour me refaire une beauté.
Une fois que je fus de nouveau présentable, je poussai la porte... et heurtai de plein fouet le large torse de Jéricho Barrons.
Je laissai échapper un hurlement d'effroi - celui que je retenais depuis une éternité. Depuis, plus précisément, que mes yeux s'étaient posés sur l'effroyable créature du pub.
Barrons me prit par les épaules d'un geste ferme. Je suppose qu'il ne voulait que m'empêcher de tomber, mais, par réflexe, je serrai le poing...
et le lui flanquai vigoureusement dans la mâchoire.
Encore aujourd'hui, j'ignore la raison de mon geste. Peut-être était-ce un mouvement de panique, une manifestation de mon instinct de survie. Ou alors, je perdais les pédales. À moins qu'il ne faille y voir un acte de rébellion contre une réalité qui m'échappait de plus en plus à mesure que les jours passaient. Il me semblait que j'avais perdu la raison, et que dans ma démence, une sorte de cohérence s'installait. Je voyais des monstres dans les pubs, des apparitions fantomatiques, mais je continuais d'agir comme si de rien n'était.
Lorsque votre folie s'organise autour de vous en phénomènes d'une apparente normalité, il est grand temps de vous inquiéter. Ou de vous retourner contre le responsable de la situation.
Après tout, ce qui m'arrivait n'était-il pas la faute de Jéricho Barrons ?
N'était-ce pas lui qui m'avait ouvert les portes d'un univers aussi effrayant que mystérieux ?
Je le martelai de mes poings fermés, sans autre résultat que de sentir ses doigts serrer mes épaules avec plus de force. Ses yeux étaient toujours rivés aux miens. Que je me fasse bien comprendre : il ne donnait pas l'impression de souffrir en silence. Il paraissait ne rien ressentir du tout... Pour tout dire, il me sembla même qu'il s'ennuyait ferme.
Il se contenta de me laisser le frapper sans dire un mot. Pas un instant il ne fit mine de lever la main sur moi... ce qui représentait, je le soupçonnais, une remarquable concession de sa part.
— Qu'avez-vous vu ? me demanda-t-il lorsque je cessai de le rouer de coups.
Je ne m'étonnai même pas qu'il me pose cette question. Il savait que rien n'aurait pu me pousser à revenir vers lui, sauf le besoin de trouver des réponses à des questions dont il était le seul à posséder les clés.
Par conséquent, il avait compris qu'il y avait eu du nouveau. La donne avait changé.
Ses mains étaient toujours sur mes épaules. Je n'étais pas plus à l'aise que d'habitude en sa présence, mais les sensations qu'il éveillait en moi avaient pris un tour différent. Moins désagréable, et d'autant plus troublant.
Je ne sais pas s'il vous est déjà arrivé de voir votre route barrée par des lignes électriques tombées à terre après une tempête. Lorsque vous descendez de voiture, vous percevez l'énergie qui court en elles et les fait se tordre sur le bitume tels des serpents géants. Elles vibrent, sifflent, se cabrent, mues par une formidable énergie, et vous savez qu'il s'en faut de peu qu'elles roulent sur elles-mêmes et vous touchent, vous faisant courir un risque mortel.
Un long frisson d'alarme me parcourut, suivi d'une pénible sensation de nausée.
— Lâchez-moi.
— N'oubliez pas que c'est vous qui êtes venue à moi, répondit-il en ôtant ses mains.
Par la suite, il ne se priverait pas de me le rappeler. « C'est toi qui es venue à moi, devait-il me dire plus tard. Tu aurais pu choisir de rentrer chez toi. »
— Je crois que je vais être malade.
— Ce n'est qu'une impression. Avec le temps, vous vous y habituerez.
Comme bien souvent, il avait raison. Je ne fus pas malade ce soir-là, en dépit des haut-le-cœur qui me secouèrent toute la nuit.
— Venez, ajouta-t-il en désignant la partie avant du magasin.
Il me guida jusqu'au canapé de cuir beige où je m'étais déjà assise quelques jours plus tôt. Là, je le vis saisir une couverture et la poser sur le divan, afin de le protéger de mon jean trempé.
Je lui jetai un regard noir. Chez nous, dans le Sud, un canapé n'est qu'un meuble ; il a moins d'importance que la personne qui s'y assoit. On appelle ça l'hospitalité, une notion que Jéricho Barrons paraissait ignorer superbement. Ne voyait-il donc pas que je tremblais de froid ?
J'en étais d'autant plus gênée que, sous mon tee-shirt mouillé, mes seins prenaient un relief provocant.
Barrons aurait pu m'offrir cette couverture au lieu de la réserver à son fichu canapé ! me dis-je, de mauvaise humeur. Furieuse contre lui, je m'emparai de la couverture pour me draper dedans et m'assis... sur une autre couverture qu'il avait dépliée à la vitesse de l'éclair et jetée à la place de la première.
Je réprimai un éclat de rire nerveux et le regardai prendre place sur un fauteuil en face de moi. Fiona était partie, ainsi que les derniers clients ; le panneau lumineux sur la porte était éteint. Barrons - Bouquins & Bibelots était cadenassé à double tour.
— Je vous écoute, dit simplement le maître des lieux.
Je lui racontai alors ce que j'avais vu au pub. Comme la fois précédente, il me posa de nombreuses questions. Il semblait accorder une grande importance aux détails les plus infimes. Cette fois-ci, il parut satisfait de mes réponses, plus précises que lors de notre dernière discussion. Il faut dire que quand on croise la Mort pour la première fois, ça fait forte impression.
— Pas la Mort, rectifia-t-il, mais l'Homme Gris.
— L'Homme Gris ? répétai-je, intriguée.
— Je ne savais pas qu'il était là, murmura-t-il en se frottant la joue d'un air pensif. Je ne m'étais pas rendu compte que la situation avait pris de telles proportions.
Manifestement, il en était fort contrarié. Ce n'est qu'à cet instant que je remarquai une trace rouge sur sa main.
— Que vous est-il arrivé ? demandai-je. On dirait du sang.
Il leva vers moi un regard surpris, puis baissa les yeux vers sa main.
— Ah, oui ! dit-il, comme si la mémoire lui revenait soudain. En sortant faire un tour, j'ai vu un chien blessé, à l'agonie. Je l'ai ramené à la boutique de son propriétaire pour qu'il meure.
Je retins un rire incrédule. Il était donc capable de compassion ? Je l'aurais plutôt imaginé achevant la pauvre bête en lui tordant le cou ou en lui brisant la nuque du tranchant de la main !
Par la suite, je découvris que mon intuition ne m'avait pas trompée.
Barrons n'avait jamais croisé de chien blessé ce jour-là. Le sang qui souillait sa main était humain.
— Eh bien, qui est cet Homme Gris ?
— Ce que vous pensez qu'il est. Un prédateur. Il chasse les belles femmes et se nourrit de leur beauté, jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.
— Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-il. C'est un Unseelie, voilà tout. Ils sont les maudits, les ténébreux... Les anciennes légendes disent que l'Homme Gris est si repoussant que même les siens rient de sa laideur. S'il vole la beauté des autres, c'est par pure jalousie. La haine lui brûle le cœur.
Comme la plupart des faës noirs, il détruit pour le seul plaisir de détruire.
— Qu'arrive-t-il à ses victimes, lorsqu'il en a terminé avec elles ?
— Je crois savoir que la plupart se suicident. Il est rare que les belles femmes possèdent assez de force de caractère pour survivre à la déchéance physique. Qu'elles perdent leur joli plumage, et elles s'effondrent...
Il me décocha un regard appuyé.
— Je suppose que je devrais me sentir flattée de constater que vous me comptez parmi celles-ci, Barrons, répliquai-je sans dissimuler une pointe de sarcasme.
Cela dit, notez que je suis toujours en vie, alors que j'ai croisé la route de votre affreux bonhomme grisâtre.
Comme il ne répondait pas, je repris :
— Que m'arrive-t-il ? Je n'aurais jamais dû le voir. Qu'est-ce qui ne va pas, chez moi ? Entendons-nous bien, je ne vous demande pas de dresser la liste de tous mes défauts, hein !
Un léger sourire éclaira son visage.
— Je vous l'ai déjà dit. Vous êtes une sidhe-seer, mademoiselle Lane.
Vous voyez les faës - les faës de Lumière comme ceux des Ténèbres.
Cependant, il semble que jusqu'à présent, vous n'ayez rencontré que les seconds, les plus déplaisants de cette engeance. Espérons que cela continuera, du moins jusqu'à ce que je vous aie entraînée. Les Seelie, ou faës de Lumière, sont aussi rayonnants de beauté que leurs frères sombres sont repoussants de laideur.
Je secouai la tête, incrédule.
— Vous racontez n'importe quoi.
— Si vous pensiez ce que vous dites, vous ne seriez pas revenue me voir.
Vous avez deux possibilités : soit vous vous mentez à vous-même et vous fuyez la vérité, au risque de le payer très cher, soit vous trouvez un moyen de vivre avec votre don.
Il marqua un silence théâtral, avant de reprendre :
— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos des victimes ? Ce soir, vous en avez vu une, aux prises avec son prédateur. Voulez-vous être la suivante ? À vous de décider. Évidemment, je ne peux garantir que je réussirai à faire de vous un loup et non une agnelle, étant donné
votre manque d'esprit de collaboration, pour ne pas dire votre...
rusticité. Cela dit, vous n'avez guère le choix. Je suis apparemment le seul qui veuille bien essayer.
— Si vous saviez comme je vous trouve agaçant !
Il esquissa un geste fataliste.
— Vous vous y ferez.
Puis il se leva et se dirigea vers le fond du magasin.
— Où allez-vous ?
— Me laver les mains. Auriez-vous peur d'être seule, mademoiselle Lane
?
— Vous voulez rire ? m'exclamai-je en regardant autour de moi et en luttant contre un début de panique.
Comme Barrons tardait à revenir, j'arpentai les rayonnages, histoire de m'assurer qu'aucune ombre suspecte ne s'y promenait, et que celles que projetaient les étagères obéissaient aux lois admises de la physique.
— Très bien, dis-je lorsque Barrons fut de retour. Admettons que je croie à vos histoires. Où étaient ces monstres avant aujourd'hui ? Ils rôdaient autour de moi sans que je les voie ?
Il me lança un paquet que je rattrapai de justesse.
— Ôtez ces vêtements mouillés et mettez ceux-ci. Je ne suis pas infirmière. Si vous tombez malade, il ne faudra pas compter sur moi.
Mes paroles de remerciement s'étranglèrent dans ma gorge. Pour quelqu'un qui se vantait de son éducation, Jéricho Barrons avait encore quelques progrès à faire ! Était-ce cela, le fameux savoir-vivre européen ?
— Votre sollicitude fait chaud au cœur, marmonnai- je en me dirigeant vers les toilettes.
Je me dévêtis en hâte. J'étais glacée de la tête aux pieds, secouée de frissons, et effrayée par la perspective de devoir garder le lit dans ma vilaine chambre d'hôtel, terrassée par une mauvaise grippe, sans maman pour me dorloter.
Le pull écru qu'il m'avait prêté, un mélange de soie et de cachemire, me tombait jusqu'aux cuisses, et je dus rouler quatre fois les manches pour avoir les mains libres. Quant au pantalon, une superbe pièce en lin noir, il me donnait l'air d'un clown. Les jambes étaient tellement longues qu'il me fallut rouler plusieurs fois le bas. Restait le problème de la taille - on aurait pu faire tenir deux filles comme moi dans ce pantalon. J'y remédiai en le resserrant avec la ceinture de mon jean.
Tout en évitant soigneusement de croiser mon reflet dans la glace, de peur d'éclater de rire, je quittai la petite pièce. Peu importait mon apparence, après tout. Je commençais déjà à me réchauffer, n'était-ce pas l'essentiel ?
Lorsque je rejoignis Barrons, je remarquai qu'il avait retiré la couverture humide du canapé. Je m'installai de nouveau sur les coussins de velours, croisai les jambes et repris notre conversation là où nous l'avions laissée.
— Eh bien ?
— Comme je vous l'ai déjà dit, vous avez dû grandir dans un coin si perdu qu'aucun faë ne s'y est jamais rendu. Vous n'avez pas beaucoup voyagé, si je ne m'abuse, mademoiselle Lane ?
Je secouai la tête, un peu vexée. A croire que j'avais une étiquette «
Provinciale » collée sur le front !
— De plus, ces monstres, comme vous les appelez, ne sont là que depuis peu. Jusqu'à présent, seuls les Seelie étaient capables de passer d'un royaume à l'autre. Les Unseelie, quand ils sont arrivés sur cette planète, étaient en prison, et les rares d'entre eux qui bénéficiaient d'une brève liberté conditionnelle n'y avaient droit que sur ordre de la Reine de Lumière ou de son Haut Conseil.
Je répétai, incrédule :
— Arrivés sur cette planète ?
Puis, ravalant un éclat de rire nerveux, j'ajoutai :
— Mais bien entendu, voyons ! Tout le monde sait que la Terre est peuplée d'extraterrestres. Ils voyagent aussi dans le temps ?
— Vous ne pensiez quand même pas que ces êtres étaient d'origine terrestre ?
Il avait parlé d'un ton encore plus sec que moi, ce qui constituait un exploit.
— Quant à ce qui est de leur capacité de voyager dans le temps, mademoiselle Lane, la réponse exacte devrait être « pas dans le cas présent ». Cependant, certains Seelie l'ont fait, ceux qui sont issus des quatre maisons royales.
Il s'absorba un instant dans ses pensées, avant de poursuivre :
— Récemment se sont produits certains événements... des phénomènes inexplicables. Personne ne sait avec certitude ce qui se passe, ni même qui détient le pouvoir en ce moment, mais on dit que les faës ne peuvent plus se déplacer dans le temps, et que pour la première fois de leur histoire, ils sont enfermés dans le présent. Exactement comme vous et moi.
Je le regardai, abasourdie. N'avait-il pas compris que je plaisantais ?
— Vous êtes sérieux ? m'exclamai-je en réprimant un fou rire. Vous croyez vraiment que...
Il bondit sur ses pieds.
— Qu'avez-vous vu dans ce pub, jeune écervelée ? Avez-vous donc la mémoire si courte ? Ce n'est pas en faisant l'autruche que vous résoudrez le problème. Votre problème.
À mon tour, je me levai.
— C'était peut-être une hallucination, répondis-je en posant mes poings sur mes hanches dans une attitude de défi. Qui me dit que je ne suis pas au fond de mon lit, brûlante de fièvre, en train de rêver tout ceci ? Qui me dit que je ne suis pas devenue complètement folle ?
Je criai ce dernier mot avec une telle véhémence que tout mon corps en trembla. D'un rapide coup de pied, Barrons écarta la table basse qui nous séparait, faisant basculer la pile de livres qui se trouvait dessus.
Puis il s'approcha de moi, si près qu'il me touchait presque.
— Combien faudra-t-il que vous en voyiez pour croire ce que vos yeux vous montrent ? Un par jour ? Cela doit pouvoir se faire. À moins que vous ne désiriez une piqûre de rappel tout de suite ? Venez. Je vous emmène faire un tour.
Il me prit par le bras et me guida vers la sortie. Je tentai de résister, en vain. J'avais laissé mes chaussures dans les toilettes, et mes pieds nus glissaient sur le parquet ciré.
— Non ! hurlai-je, en proie à une soudaine terreur. Lâchez-moi ! Je ne veux pas y aller !
Je le frappai aveuglément au bras, à l'épaule, de toutes mes forces. Pour rien au monde je ne voulais sortir en pleine nuit.
— Pourquoi ? Ce ne sont que des ombres, mademoiselle Lane, vous l'avez dit vous-même. Tiens ! Si je vous emmenais dans un immeuble désert du quartier ? Vous pourriez y rester quelques instants en compagnie de ces fameuses ombres. Cela vous laisserait le temps de méditer sur leur nature exacte. Qu'en dites-vous ?
Tout en parlant, il m'avait entraînée jusqu'à la porte, dont il avait commencé à tirer les verrous.
— Vous n'avez pas le droit ! hurlai-je.
Sa main s'immobilisa sur le troisième loquet.
— Non, j'en ai le devoir. Celui de vous aider à saisir ce qui est peut-être votre unique chance de survie. Non seulement vous devez voir pour croire, mais vous devez avoir peur. Je n'ai pas de temps à perdre avec vous. Si vous refusez de m'écouter, allez mourir ailleurs.
Je demeurai immobile, incapable du moindre mouvement. J'avais envie de me laisser tomber à même le sol en pleurant comme une petite fille. «
S'il vous plaît, faillis-je m'écrier, chassez toutes ces horreurs ! Je veux juste qu'Alina revienne, qu'on rentre à la maison et que tout soit de nouveau comme avant. Je voudrais ne jamais être venue dans ce maudit pays, et ne jamais vous avoir rencontré ! »
— Parfois, il faut tirer un trait définitif sur son passé pour se donner un avenir, reprit-il, comme s'il avait lu dans mes pensées. Ce n'est jamais facile, mais c'est ce qui fait la différence entre ceux qui s'en sortent et les autres, les victimes. Vous devez lâcher ce qui s'en va pour survivre à ce qui arrive.
Il tira le dernier verrou et ouvrit la porte d'un geste brusque. Aussitôt, je fermai les paupières. Même si, de toute évidence, je n'avais pas été la proie d'une hallucination quelques heures plus tôt au pub, tout un pan de mon esprit s'obstinait encore à nier le témoignage de mes yeux.
L'esprit oppose un refus catégorique à ce qui contredit ses convictions les plus intimes, et les monstres venus de l'espace n'avaient pas leur place dans mes croyances personnelles.
J'avais grandi avec l'idée réconfortante que la réalité obéit à une certaine logique, que le monde a un sens. Même si je ne comprenais pas grand-chose aux lois qui régissent l'univers, une poignée de professeurs émérites le faisaient à ma place, et cela m'avait toujours suffi.
Seulement, aucun scientifique digne de ce nom ne croirait jamais un mot de ce qui était en train de m'arriver, et cela ne faisait que renforcer mon effroi. Il me semblait qu'un abîme de terreurs sans nom s'ouvrait sous mes pas et que j'étais la seule à m'en apercevoir.
Mais la perspective de connaître la même fin qu'Alina était plus terrifiante encore...
Ma fierté m'interdisait de supplier Jéricho Barrons de me révéler ce qu'il savait, comme il semblait l'espérer. À vrai dire, j'étais même fortement tentée de me boucher les oreilles en hurlant : « Non ! » de toute la force de mes poumons.
Le problème, c'était que je n'avais pas envie de mourir.
— C'est bon, dis-je dans un soupir de résignation. Fermez cette porte, Barrons. Je vous écoute.
9
Faës : aussi connus sous le nom de Tuatha Dé Danaan. Les faës se répartissent en deux clans, les Seelie, qui appartiennent à la Cour de Lumière, et les Unseelie, qui relèvent de la Cour des Ténèbres. Les deux tribus comprennent chacune différentes castes, dont la plus élevée comporte les quatre maisons royales. La Reine de Lumière et le prince consort, qu'elle choisit, règnent sur la Cour de Lumière. Le Roi Noir et sa concubine du jour président aux destinées de la Cour des Ténèbres.
Je relus ce que je venais de noter dans mon journal en secouant la tête, incrédule. Comment pouvais-je écrire de telles absurdités ?
Je me trouvais dans un pub, le quatorzième depuis le matin, si j'avais bien compté. Le soir tombait. J'avais passé la majeure partie de la journée dans les bars de la ville, à observer les clients dans l'espoir d'une nouvelle expérience de double vision.
Sans le moindre résultat.
Plus le temps passait, plus le doute s'insinuait en moi. Avais-je réellement vécu les événements de la nuit précédente ? Tout cela ne rimait à rien ! Et je ne parle pas des sottises que j'avais écrites dans mon journal...
Pourtant, je poursuivis la tâche que je m'étais assignée : coucher sur le papier les « révélations » nocturnes de Jéricho Barrons.
Ombres : l'une des castes les plus basses des Unseelie. Sont à peine dotées de sensations. Agissent sur l'impulsion du moment : elles ont faim, elles mangent. Ne supportant pas la lumière du jour, elles chassent à la nuit tombée. Elles volent la vie de la même façon que l'Homme Gris vole la beauté, en vidant leurs proies de leur substance vitale avec l'avidité d'un vampire. Capacité de nuisance : mortelle.
Jéricho Barrons m'avait longuement parlé, avant de me renvoyer au Clarin House en taxi. Malgré la furieuse ressemblance qu'offraient ses paroles avec le résumé d'une mauvaise série fantastique, j'avais décidé
de les noter avant de les oublier.
Chasseurs Royaux ou Traqueurs : caste moyenne des Unseelie. Avides de sensations fortes, ils ressemblent à l'image d'Épinal du diable, avec sabots fourchus, cornes, visage de satyre, ailes de cuir, longue queue, pupilles orange vif. Hauts de deux à trois mètres, ils se déplacent à une vitesse phénoménale, sur leurs sabots ou avec leurs ailes. Leur fonction essentielle est d'exterminer les sidhe-seers. Capacité de nuisance : maximale.
Enfin venait le plus délirant.
Sidhe-seer : personne imperméable aux pouvoirs magiques des faës, capable de discerner la véritable nature de ceux-ci au lieu de se laisser tromper par la puissante séduction qu'ils exercent. Certains sidhe-seers peuvent aussi voir les Tabh'rs, passages cachés permettant de passer d'un royaume à un autre. Il n'y a pas deux sidhe-seers identiques, car chacun possède un degré différent de résistance aux faës. Certains sont relativement peu puissants, tandis que d'autres sont dotés de nombreux pouvoirs spéciaux.
Je souris, mais le cœur n'y était pas. Des pouvoirs spéciaux ! Barrons ne manquait pas d'imagination... Et le plus drôle, c'est que j'étais censée être une sidhe-seer ! Selon ses affirmations, la Vision Vraie était un don qu'on recevait à la naissance. Il supposait qu'Alina l'avait également possédé et qu'elle avait été tuée par l'un des faës qu'elle avait surpris.
Je refermai mon journal. J'en avais déjà rempli les deux tiers, mais vu la façon dont les événements se précipitaient, je pourrais bientôt songer à
en acheter un nouveau. La première moitié n'était qu'un long fleuve de lamentations et de regrets que j'avais déversés dans les jours qui avaient suivi le décès d'Alina. Ensuite venaient une trentaine de pages de listes et d'idées pour retrouver son meurtrier. Quant aux dernières, ce n'était qu'un tissu de sottises vaguement teinté de folklore. Papa et maman me feraient enfermer si ce carnet tombait un jour entre leurs mains ! Il me semblait déjà entendre mon père : « On ne comprend pas ce qui lui est arrivé, docteur. Elle est partie pour Dublin, et elle a perdu la tête. »
Je comprenais mieux, maintenant, pourquoi Alina avait toujours caché
ses journaux... Tout à coup, je me figeai, frappée par cette idée. Alina avait toujours caché ses journaux. Mais bien sûr ! Comment avais-je pu oublier cela ? Toute sa vie, elle avait tenu un journal. Pas un jour ne passait sans qu'elle y consigne ce qui lui était arrivé dans la journée.
Quand nous étions enfants, au moment d'aller me coucher et de fermer ma porte, je jetais un coup d'œil dans sa direction, de l'autre côté du palier. L'image était toujours la même : Alina étendue sur son lit, son journal ouvert devant elle, son stylo courant sur la page. « Un jour, promettait-elle, je te laisserai le lire, Junior. » Elle m'avait d'abord appelée Little Mac, par opposition, je suppose, à Big Mac, puis Junior. «
Quand on aura quatre-vingts ans, ajoutait-elle d'un air malicieux, et qu'il sera trop tard pour que tu prennes mes mauvaises habitudes. »
Nous éclations de rire, parce que nous savions toutes les deux qu'Alina n'avait rien à cacher - je veux dire, rien de bien méchant. Son journal était son meilleur ami, elle lui confiait ce qu'elle ne pouvait pas me dire.
Je le savais pour avoir trouvé quelques-uns de ses carnets intimes.
En grandissant, j'avais cessé de vouloir à tout prix lui voler ses secrets, mais elle avait gardé l'habitude de cacher ses journaux. Les plus anciens étaient enfermés à double tour dans une malle au grenier ; quant aux plus récents, elle les avait stockés dans une cachette qu'elle n'avait jamais voulu me révéler. Elle s'était même récemment vantée d'avoir trouvé l'endroit idéal, que je serais incapable de découvrir.
— Que tu crois ! murmurai-je à mi-voix.
Je démonterais son appartement pierre par pierre s'il le fallait, mais je mettrais la main sur son dernier journal en date. Dire que je n'y avais pas encore pensé ! Focalisée sur l'enquête de la police, puis sur le ménage à faire chez Alina, et enfin sur les effrayantes visions que j'avais eues, j'avais négligé cette piste essentielle.
La chance me souriait enfin ! Il y avait, quelque part dans la ville, une trace des moindres événements qui s'étaient produits dans la vie d'Alina depuis son arrivée en Irlande. J'y trouverais certainement de précieux renseignements sur l'homme qu'elle avait fréquenté.
En admettant que je n'arrive pas trop tard...
Car une nouvelle idée venait de germer dans mon esprit. Et si c'était précisément son journal que le vandale cherchait ? Son mystérieux amant savait probablement qu'elle tenait un carnet intime. Peut-être avait-il mis l'appartement à sac dans l'espoir de s'en emparer, afin de faire disparaître des éléments compromettants.
J'avais déjà perdu un temps précieux. Il n'était pas question de gaspiller une minute de plus ! Je jetai quelques pièces sur ma table, glissai mon carnet dans mon sac et me ruai vers la sortie.
Impatiente de me rendre à l'appartement d'Alina pour retrouver son journal et prouver qu'elle avait été assassinée par un être humain, fut-ce un dangereux psychopathe, et non par quelque monstre né de l'imagination délirante de Jéricho Barrons, je ne regardai pas devant moi.
Je ne vis qu'au dernier instant la... chose qui se tenait dans l'obscurité au tournant de la rue. Trop tard pour l'éviter.
Comment aurais-je pu détecter sa présence ? S'il s'était agi d'une personne, j'aurais eu le réflexe de bondir de côté, mais je fus si surprise par cette apparition que je fonçai droit dessus.
Voici ce que je vis : un être vaguement humanoïde à côté duquel l'Homme Gris aurait presque pu passer pour quelqu'un de séduisant.
La double vision ne dura qu'un instant. Juste le temps d'identifier le monstre et de le heurter de plein fouet.
Je le cognai avec mon épaule, rebondis sur lui, puis contre le mur de l'immeuble tout proche. Étourdie, je tombai à genoux sur le trottoir. Je restai là quelques secondes, sonnée, les yeux écarquillés d'horreur.
Le charme que projetait la créature était si faible qu'il ne me fallait pratiquement aucun effort pour voir derrière son masque. Je me demandais même comment elle pouvait tromper qui que ce soit !
À l'instar de l'Homme Gris, elle était dotée de la plupart des attributs humains... mais là s'arrêtait la comparaison, car contrairement à lui, elle en possédait quelques-uns en surnombre, les uns atrophiés, les autres surdimensionnés. Son crâne était très gros, chauve, couvert de douzaines d'yeux.
Elle possédait plus de bouches que je ne parvins à en compter - du moins supposai-je que les sphincters roses et humides qui s'ouvraient sur sa tête et son ventre en étaient. A l'intérieur, je pouvais deviner l'éclat de dents acérées lorsque ses lèvres se contractaient dans ses chairs grises plissées en ce qui ressemblait à une grimace de faim.
Quatre bras flasques partaient de son tronc gonflé comme une barrique, et deux autres, tout grêles, retombaient mollement sur ses côtés. La créature se tenait sur deux jambes noueuses entre lesquelles pendait un membre aux proportions si énormes que c'en était grotesque - disons, comme une batte de base-ball qui lui serait arrivée jusqu'aux genoux.
À mon grand effroi, je m'aperçus que cette apparition de cauchemar m'observait d'un regard lubrique, tous ses yeux - et, me sembla-t-il, toutes ses bouches - tournés vers moi. Horrifiée, je la vis s'emparer avec lascivité du membre placé entre ses jambes.
Je demeurai immobile, incapable de réagir. Aujourd'hui encore, je rougis de ma lâcheté. On se demande toujours comment on se comporterait dans une situation dramatique, si on aurait assez de courage pour se battre, ou si on s'est toujours cru plus fort qu'on ne l'est en réalité. Est-on une force de la nature, solide comme un chêne, ou une fragile orchidée qu'un souffle déracine ?
En ce qui me concernait, j'étais fixée : je n'étais qu'une jolie plante de serre. Assez séduisante pour attirer les mâles dominants et perpétuer l'espèce, mais pas assez résistante pour survivre par ses propres moyens dans la vaste jungle de la vie...
Un cri d'oiseau apeuré franchit mes lèvres lorsque le monstre se dirigea vers moi.
10
— Décidément, cela devient une habitude, mademoiselle Lane.
En me voyant me ruer à l'intérieur de la librairie, hors d'haleine, Barrons leva à peine les yeux du livre qu'il était occupé à examiner.
Je rabattis vivement la porte derrière moi et poussai les verrous d'une main tremblante. En les entendant coulisser dans leur rail de métal, il me décocha un regard intrigué et daigna enfin poser son ouvrage sur une console.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Je crois que je vais me sentir mal.
Il fallait que je me lave, si possible à l'eau de Javel, mais je me demandais si une centaine de douches suffiraient.
— Mais non, répondit Barrons avec fermeté. Respirez un bon coup, cela va passer.
En était-il aussi certain qu'il voulait le laisser paraître, ou n'exprimait-il rien d'autre que sa crainte de me voir salir son précieux canapé ou ses tapis d'Orient ?
— On dirait que vous avez vu un fantôme. Vous êtes blanche comme un linge !
Je jetai un coup d'œil en direction de Fiona, qui se tenait derrière la caisse.
— Vous pouvez parler devant elle.
Je marchai jusqu'au comptoir pour y prendre appui. Mes jambes me portaient à peine, mes genoux flageolaient.
— J'en ai vu un autre, dis-je dans un souffle.
Barrons s'était tourné vers moi à mesure que je me déplaçais. Je le vis s'immobiliser, contre une lourde étagère ornée de sculptures.
— Et alors ? Je vous avais prévenue. Il était donc si affreux que cela, pour vous flanquer une telle frousse ? demanda-t-il d'un ton moqueur.
Je pris une profonde inspiration pour refouler une soudaine envie de pleurer.
— Il a compris que je l'avais vu.
Barrons en demeura bouche bée, les yeux agrandis par la stupeur. Ou était-ce de la colère ? Inquiète, je le vis pivoter sur ses talons, lever la main et donner un violent coup de poing sur l'étagère. Le meuble vacilla sous le choc. Les livres tombèrent de tous les rayonnages, l'un après l'autre.
Lorsque Barrons se retourna vers moi, ses traits étaient déformés par la fureur.
— Enfer ! tonna-t-il. Ne voyez-vous pas que vous nous mettez tous en danger, pauvre sotte ? Vous êtes une véritable calamité ! Un... un cauchemar rose bonbon !
Si un regard pouvait tuer, je serais tombée raide morte à l'instant.
— N'avez-vous donc rien compris de ce que je vous ai expliqué hier ?
Avez-vous au moins écouté ?
— Je vous ai très bien entendu, Barrons. Et pour votre information, je ne suis pas tout le temps habillée en rose. Je porte aussi du pêche et du parme. Quant à vos avertissements, je m'en souviens parfaitement. Vous m'avez mise en garde contre l'Homme Gris, les Traqueurs et les Ombres.
Pas contre... ça.
— Ce que vous avez vu était donc pire que tout cela ? demanda-t-il d'un ton incrédule.
— Vous n'en avez même pas idée.
— Décrivez-moi cette vilaine bestiole qui vous a fait si peur.
Je m'exécutai, aussi succinctement que possible. La seule évocation de l'immonde apparition me secouait de nausées.
— De quoi s'agissait-il ? demandai-je lorsque j'eus terminé.
Et comment cela tue-t-il ? Voilà ce que j'avais vraiment envie de savoir.
Au fond, je me fichais bien du nom que portait l'horrible chose. Tout ce que j'espérais, c'était ne jamais recroiser sa route !
Je commençais à développer une angoisse obsessionnelle de la mort ou, plus exactement, des possibles fins qui m'attendaient, toutes plus effrayantes les unes que les autres. Surtout lorsque je songeais à ce que l'épouvantable créature avait si visiblement voulu m'infliger...
Si je devais périr, je préférais encore que ce soit par la main - le moignon
? - de l'Homme Gris, voire d'une Ombre. Même les fameux Traqueurs me paraissaient moins inquiétants. Qu'ils m'écorchent vive, comme Barrons m'avait dit qu'ils le feraient, je n'en avais cure ! Mais que jamais, jamais la Chose aux mille bouches ne m'effleure de nouveau !
— Je ne sais pas ce que c'est, avoua Barrons d'un air grave. Était-il seul ou y en avait-il plusieurs ?
— Seul.
— Et vous êtes absolument sûre qu'il a compris que vous pouviez le voir
?
— Certaine. La preuve, il m'a touchée.
Un frisson de dégoût me parcourut à ce souvenir.
Barrons laissa échapper un rire sans joie.
— Très drôle, mademoiselle Lane. Maintenant, dites-moi ce qui s'est réellement passé.
— Je viens de le faire. Il a posé sa main sur moi.
— Impossible. Si c'était le cas, vous ne seriez pas ici pour le raconter.
— Je vous dis la vérité, Barrons. Quel intérêt aurais- je à mentir ? La...
chose m'a prise par le bras.
Mes mains me brûlaient encore, surtout au niveau des paumes, que j'avais plaquées sur la créature pour la repousser de toutes mes forces.
Elle avait une peau de reptile, un peu visqueuse, trouée de répugnants sphincters rosâtres.
— Et ensuite, elle a tout simplement battu en retraite ? fit Barrons d'un ton sarcastique. Elle s'est exclamée : « Faites excuse, mam'zelle Lane, je voulais pas froisser vot' joli corsage ! Voulez-vous que je vous le repasse
?» À moins que vous ne l'ayez griffée avec vos jolis ongles roses ?
Pourquoi faisait-il une telle fixation sur la couleur rose ? Mystère ! Au demeurant, ses railleries ne m'atteignaient pas. Moi non plus, je ne m'expliquais pas ce qui s'était passé ensuite. J'y réfléchissais depuis une bonne demi-heure sans trouver de réponse. Car l'attitude de la créature avait été, à tout le moins, inattendue.
— J'avoue que c'était assez surprenant. Elle m'a prise par le bras et elle est restée immobile, d'un air... eh bien... s'il s'était agi d'un être humain, j'aurais dit d'un air confus.
— Confus ? répéta-t-il. Un Unseelie vous a regardée d'un air confus ?
Vous voulez dire déconcerté, perplexe, consterné ?
Je hochai la tête.
— Jéricho, dit Fiona derrière moi, tout cela est parfaitement absurde.
— Je sais, Fio.
Lorsqu'il s'adressait à elle, son ton était considérablement plus doux...
pour ne pas dire tendre.
— Et ensuite ? reprit-il à mon intention, d'une voix tranchante comme l'acier.
J'esquissai un geste évasif, tout en me remémorant la scène.
— J'ai vu que la créature hésitait, alors j'en ai profité. Je lui ai donné un coup de poing dans le ventre et je me suis enfuie. Elle a essayé de me rattraper, mais avec un peu de retard ; j'ai eu le temps de héler un taxi et de monter dedans. J'ai fait faire un détour au chauffeur, au cas où l'autre aurait tenté de me suivre.
Ce laps de temps supplémentaire m'avait aussi permis de réfléchir à ce qui m'était arrivé. La Mort m'avait serrée de près, mais elle m'avait relâchée. Pour quelle raison ? Je n'en savais rien. J'étais donc allée trouver la seule personne susceptible de posséder la réponse.
— Ensuite, je suis venue ici.
— Au moins, vous avez eu le réflexe de brouiller votre piste, marmonna-t-il.
Il s'approcha de moi pour m'observer d'un air attentif, comme si j'étais une espèce rare, toute nouvelle pour lui.
— Que diable êtes-vous donc, mademoiselle Lane ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
« Tu ne sais même pas qui tu es ! » s'était écriée Alina avant de mourir.
Puis, comme en écho à ses paroles, la vieille femme du pub avait dit : «
Si vous êtes incapable de rester discrète et de faire honneur à votre lignage, ayez au moins la correction d'aller mourir ailleurs. » Et voilà que Jéricho Barrons s'interrogeait sur ma véritable nature...
— Je suis barmaid. J'aime les vieux standards du rock. Ma sœur a été
assassinée il y a un mois. Depuis, je suis devenue folle.
J'avais énuméré tout ceci avec détachement, presque sur le ton de la conversation. Du coin de l'œil, je vis Barrons chercher le regard de Fiona.
— Vois si tu peux trouver quelque chose là-dessus, lui ordonna-t-il.
Même si ça manque de précision.
— Est-ce vraiment utile ? répliqua-t-elle. Tu sais très bien à quoi t'en tenir.
Il secoua la tête, manifestement peu convaincu.
— Les null n'existent pas, Fio. Ce n'est qu'une légende.
Elle éclata d'un rire cristallin.
— Comme bien d'autres choses, n'est-ce pas, Jéricho ?
— Que sont les null ? demandai-je.
Barrons ignora ma question.
— Vous allez donner à Fiona la description exacte de cet Unseelie, mademoiselle Lane. Soyez aussi précise que possible. Peut-être pourra-t-elle l'identifier.
Il se retourna ensuite vers son employée.
— Quand vous aurez terminé, tu installeras Mlle Lane dans l'une des chambres. Demain, tu iras acheter une paire de ciseaux et une teinture pour les cheveux. Tu en prendras plusieurs, pour qu'elle puisse choisir.
— Une chambre ? s'écria Fiona.
— Des ciseaux ? De la teinture ? m'exclamai-je.
Dans un réflexe de défense, je portai la main à mes cheveux. Je verrais plus tard la question de la chambre. J'avais mes priorités.
— On ne supporte pas l'idée de se séparer de son joli plumage, mademoiselle Lane ? me demanda Barrons avec suavité. Qu'espériez-vous ? ajouta-t-il d'un ton sec. Il sait que vous l'avez vu. Il vous cherchera jusqu'à votre mort - ou la sienne. Et croyez-moi, cette engeance a la vie dure. Très dure. La seule question est de savoir s'il alertera les Traqueurs ou s'il jouera les francs- tireurs. Si vous avez de la chance, il est de la même espèce que l'Homme Gris. Les castes inférieures préfèrent chasser seules.
— Vous voulez dire qu'il pourrait ne pas révéler mon existence aux autres Unseelie ?
Si c'était le cas, tout n'était pas perdu. Si je n'avais affaire qu'à un Unseelie, je pouvais encore espérer m'en sortir. En revanche, si c'était une meute de monstres sanguinaires qui m'attendait, mieux valait renoncer tout de suite... Je frissonnai d'effroi. Avec quel relief mon esprit enfiévré me représentait-il cette horde de créatures tout droit sorties de l'enfer, courant à mes trousses dans le Dublin nocturne ! Je mourrais d'une crise cardiaque avant qu'elles ne m'aient rejointe !
— Tout comme les humains, répondit-il, les faës sont divisés en de nombreuses factions ennemies, en particulier les Unseelie. Ils ont les uns envers les autres autant de confiance que vous envers un lion affamé.
Ou un Jéricho Barrons, me dis-je un quart d'heure plus tard, lorsque Fiona m'escorta jusqu'à ma chambre. J'avais l'impression que je m'apprêtais à passer la nuit dans l'antre d'un fauve.
Toutefois, je m'efforçai de cacher mon manque d'enthousiasme. Quitte à
mourir, autant que ce soit chez Barrons - Bouquins & Bibelots plutôt que seule dans une pension de famille où mon corps ne serait pas retrouvé
avant plusieurs jours, comme cela avait été le cas d'Alina.
L'immeuble était plus profond que je ne l'avais cru en le voyant depuis la rue. Sa partie arrière n'était pas destinée à un usage commercial, puisqu'elle abritait la résidence du propriétaire.
Fiona me conduisit au fond de la librairie, jusqu'à une porte qu'elle ouvrit d'un geste sec, puis je la suivis le long d'un petit couloir qui donnait sur une autre porte, et nous entrâmes dans les appartements privés de Jéricho Barrons.
D'un pas rapide, ma guide me fit traverser le hall d'entrée, remonter un couloir, puis gravir un escalier. Le peu que j'eus le temps de voir - Fiona ne semblait guère désireuse que je m'attarde dans ces lieux - me donna une impression d'opulence discrète.
— Avez-vous la faculté de les voir, vous aussi ? demandai-je tout en la suivant jusqu'au dernier palier.
— Tous les mythes comportent une étincelle de vérité, mademoiselle Lane. J'ai tenu entre mes mains des livres et des objets qui n'auront jamais leur place dans les bibliothèques ni les musées, et dont aucun historien ou archéologue ne comprendrait la signification. Il y a bien des dimensions qui coexistent dans ce que nous appelons la réalité. La plupart des gens traversent l'existence avec des œillères, sans voir plus loin que le bout de leur nez. Certains d'entre nous ont une meilleure acuité.
Ce qui ne me disait rien sur elle, ou pas grand-chose. Elle se montrait si froide et distante que je n'insistai pas. Avant de quitter la librairie, et une fois Barrons parti, elle avait pris des notes d'une écriture sèche et nerveuse tandis que je lui faisais le récit de ma rencontre du soir. Pas une fois elle n'avait levé les yeux vers moi. Sur son visage, j'avais lu la même expression sévère que celle qu'arborait ma mère quand quelque chose la mettait très en colère. J'étais à peu près certaine que le «
quelque chose » n'était autre que moi, mais je ne comprenais pas pourquoi.
Nous nous arrêtâmes devant la dernière porte, tout au bout du couloir.
— C'est ici, annonça Fiona en me tendant une clé.
Je la vis s'éloigner vers la cage d'escalier, puis faire halte.
— Au fait ! me lança-t-elle par-dessus son épaule. À votre place, je m'enfermerais à clé, mademoiselle Lane.
J'y avais pensé toute seule. Une fois dans ma chambre, je verrouillai soigneusement la porte, avant de caler une chaise sous la poignée.
J'aurais bien mis l'armoire contre le battant, mais je n'avais pas la force de la déplacer.
La fenêtre de cette pièce donnait sur une allée qui longeait, quatre étages plus bas, l'arrière de l'immeuble. Cette allée disparaissait dans l'obscurité après avoir croisé deux étroits passages qui bordaient la bâtisse de part et d'autre.
En face se trouvait une construction de plain-pied qui ressemblait à un entrepôt ou à un vaste garage, dont les ouvertures étaient garnies de pavés de verre peints en noir, de sorte qu'on ne pouvait voir ce qu'il y avait à l'intérieur. Des projecteurs éclairaient l'espace situé entre les deux bâtiments, révélant un passage pour piétons allant d'une porte à
l'autre.
Dublin s'étendait vers ma droite, marée de toits luisants de pluie qui se fondait dans le ciel nocturne. Sur ma gauche, en revanche, la ville semblait morte. L'obscurité y était à peine trouée çà et là par une rare lumière...
Je notai avec soulagement qu'il n'y avait pas d'escalier de secours sur la façade arrière de l'immeuble. Aucune créature unseelie ne pourrait escalader le mur de brique à mains nues, me dis-je pour me rassurer.
Quant aux Chasseurs ailés... eh bien, je refusais d'y songer.
Après avoir vérifié que j'avais bien fermé la porte à clé, je retournai à la fenêtre pour tirer les rideaux.
Puis je pris ma brosse dans mon sac et entrepris de discipliner mes cheveux. Je les brossai longuement, jusqu'à ce qu'ils brillent comme de la soie.
Ils allaient me manquer.
« Ne quittez pas la librairie. Attendez-moi », disait la note qui avait été
glissée sous ma porte pendant la nuit.
Je roulai le papier en boule, irritée. Et mon petit déjeuner ? Il était déjà
10 heures du matin. J'avais dormi tard, et j'étais affamée. Si je n'ai rien à
me mettre sous la dent dès mon réveil, je suis d'une humeur massacrante. D'après ma mère, c'est à cause de mon excellent métabolisme.
J'ôtai la chaise qui bloquait la poignée et déverrouillai la porte. Ma stricte éducation sudiste m'interdisait de prendre mes aises alors qu'on ne m'y avait pas invitée, mais si je ne voulais pas m'évanouir d'inanition, je ne voyais guère d'autre solution que de rôder dans la demeure de mon hôte en quête de nourriture.
En ouvrant la porte, je découvris que tout le monde n'avait pas fait la grasse matinée. Un sachet de viennoiseries et un Thermos de café
avaient été déposés devant ma chambre, ainsi que mon sac de voyage.
Chez moi, dans le Sud, des aliments achetés dans le commerce et simplement posés sur votre paillasson ne sont pas une marque d'hospitalité, mais une insulte. Barrons avait beau m'avoir apporté mes effets personnels, il n'aurait pu me signifier plus clairement que je n'étais pas la bienvenue dans sa maison.
« Ne mets pas les pieds dans ma cuisine, semblait proclamer ce sachet de boulangerie, et ne t'avise pas de fureter chez moi. » Dans le Sud, il aurait même pu être interprété par : « Déguerpis avant midi, si possible maintenant. »
Je dévorai deux croissants, bus du café et m'habillai, puis je me rendis directement à la librairie, sans m'attarder dans le domaine privé de Jéricho Barrons. La personnalité de mon hôte m'intriguait au plus haut point, mais j'avais ma fierté. Il ne voulait pas de moi ? Tant mieux ! Moi non plus, je ne voulais pas de lui.
Ce que je ne m'expliquais pas, c'est qu'il ait proposé de m'héberger pour la nuit. Je n'étais pas naïve au point de croire qu'il avait agi par esprit chevaleresque. Les demoiselles en détresse, ce n'était visiblement pas son rayon...
— Pourquoi m'aidez-vous ? lui demandai-je ce soir- là, lorsqu'il rentra à
la librairie.
Je me trouvais là où j'étais installée depuis le matin, dans le coin lecture situé vers le fond du magasin - invisible depuis la rue, et tout près de la porte qui menait à la partie privée de l'immeuble... Un livre ouvert devant moi pour la forme, j'avais passé la journée à méditer sur ce qu'était devenue ma vie, et sur l'assortiment de teintures pour cheveux que Fiona m'avait apporté en arrivant vers midi pour l'ouverture de la boutique.
La fidèle employée de Jéricho Barrons avait superbement ignoré toutes mes tentatives de conversation et ne m'avait adressé la parole que pour me proposer un sandwich pendant la pause-déjeuner. Un peu après 20
heures, elle avait fermé la librairie et s'en était allée.
Quelques instants plus tard, le maître des lieux avait réapparu.
Il se laissa tomber dans l'un des fauteuils situés en face de mon canapé.
Il était plus élégant que jamais dans sa chemise de soie blanche qui flottait sur ses hanches, son pantalon noir à la coupe parfaite et ses bottines de cuir fin. L'étoffe immaculée de sa chemise rehaussait son teint cuivré, accentuait l'éclat lustré de ses cheveux noirs et donnait à ses iris des reflets d'obsidienne. Il avait roulé ses manches, révélant ses avant- bras musclés, l'un orné d'une coûteuse montre de platine et de diamants, l'autre d'un large bracelet d'argent repoussé de facture celte qui semblait fort ancien.
Avec sa beauté arrogante et ténébreuse, Jéricho Barrons rayonnait d'une puissante vitalité et d'une sensualité pure, presque magnétique, que bien des femmes devaient trouver irrésistible.
— Je ne cherche pas à vous aider, mademoiselle Lane. Je pense seulement que vous pouvez m'être utile. Pour cela, j'ai besoin de vous vivante.
— Charmant. Et qu'attendez-vous de moi ?
— Le Sinsar Dubh.
Je désirais moi aussi mettre la main dessus, mais je ne voyais pas en quoi j'étais plus apte que lui à réussir dans cette entreprise. D'ailleurs, à
la lumière des événements récents, j'avais même l'impression que je n'avais aucune chance de trouver ce maudit bouquin.
— Je ne l'ai pas, maugréai-je.
— Non, mais vous pouvez m'aider à le trouver.
— Je serais curieuse de savoir de quelle façon.
— Je vous le dirai en temps utile. Pourquoi n'avez- vous pas changé votre apparence, comme je vous l'avais demandé ? Fiona ne vous a pas apporté ce qu'il fallait ?
— J'ai pensé qu'il serait plus simple de porter une casquette.
Il me scruta longuement, comme pour évaluer mes capacités intellectuelles. Si j'en croyais son expression dubitative, l'examen ne fut guère concluant.
— Si j'attache mes cheveux très haut et que je les cache dessous, expliquai-je, on ne me reconnaîtra pas.
Surtout avec des lunettes de soleil. Je l'ai déjà fait, chez moi, un jour où
j'avais raté mon brushing.
Il croisa ses bras sur sa large poitrine et me considéra d'un air navré.
— Je vous assure que c'est tout à fait possible, insistai-Il secoua la tête, d'un geste si discret qu'il en était presque imperceptible.
— Lorsque vous aurez coupé et teint vos cheveux, vous reviendrez me voir. Je les veux courts et sombres, mademoiselle Lane. Cessez de vouloir ressembler à une poupée Barbie.
Je ne versai pas une larme lorsque je sacrifiai ma longue chevelure blonde.
En revanche, à peine fus-je de retour dans la librairie que je fus saisie d'un violent haut-le-cœur et que je souillai le beau tapis persan de Jéricho Barrons.
Par la suite, je me souvins que j'avais commencé à me sentir mal dans la salle de bains, alors que je me rinçais les cheveux. J'avais mis ces nausées sur le compte de la contrariété. Lorsqu'on changeait son apparence de façon aussi radicale, et sans le moindre désir de le faire, il était normal d'être choqué. Non seulement j'avais l'impression de perdre la tête, mais j'allais être défigurée. Pas étonnant que j'en sois malade !
La sensation de mal de mer s'était intensifiée pendant que je descendais l'escalier, pour atteindre un degré presque insupportable dans le petit couloir qui menait au magasin. J'aurais dû me douter de ce qui allait arriver, mais j'étais si éprouvée par le sacrifice de mes longues mèches blondes que je n'y avais pas prêté attention. Lorsque j'avais posé la main sur la poignée de la porte de séparation, j'étais secouée d'incoercibles tremblements et inondée de sueurs froides. Mes mains ne m'obéissaient plus, mon cœur se soulevait. Jamais de ma vie je n'étais passée aussi rapidement d'un état normal à une telle sensation de malaise.
Barrons était assis dans « mon » canapé, les bras posés sur le dossier, ses longues jambes étendues devant lui. Un lion paressant après le massacre... Son regard, en revanche, n'avait rien perdu de sa vivacité.
Lorsque je franchis la porte, il me scruta avec un intérêt presque gourmand.
Près de lui, sur les coussins, se trouvaient quelques feuilles de papier dont je n'allais pas tarder à découvrir la particularité.
Je refermai la porte derrière moi... et me pliai en deux sous l'effet d'une douleur fulgurante. Je demeurai là, secouée par une série de spasmes nauséeux, jusqu'à ce que le contenu de mon estomac se fut répandu sur le tapis.
J'avais bu de grandes quantités d'eau (je suis persuadée qu'au lieu de se ruiner en coûteuses crèmes de beauté, mieux vaut hydrater son corps de l'intérieur), aussi les dégâts n'étaient-ils pas trop importants.
Lorsque la crise se calma, je m'essuyai les lèvres de ma manche et je levai les yeux vers le maître des lieux, partagée entre la haine et la honte. Je détestais ma nouvelle apparence, je détestais le tour qu'avait pris ma vie, et par-dessus tout, je détestais Jéricho Barrons... qui, lui, paraissait s'amuser comme un fou.
— Qu'est-ce qui m'arrive, Barrons ? Que m'avez- vous fait ? demandai-je d'un ton accusateur.
Instinctivement, je savais qu'il était responsable, d'une façon ou d'une autre, de mon soudain malaise.
Il éclata d'un rire joyeux et se leva sans me quitter des yeux.
— C'est bien ce que je pensais, dit-il. Vous réagissez au Sinsar Dubh.
Vous allez m'être extrêmement utile, mademoiselle Lane.
11
— Je n'en veux pas, répétai-je en reculant. Éloignez- le de moi !
— Puisque je vous dis qu'il ne vous fera pas de mal ! Du moins, pas sous cette forme...
Barrons avait beau réitérer ses explications, je ne comprenais toujours pas un traître mot de ce qu'il disait. Je désignai d'un doigt accusateur le tapis encore auréolé des traces d'humidité que j'avais laissées en le nettoyant.
— Pas de mal ? Et ça ? Je suis malade comme un chien, cela ne vous suffit pas ?
Et je ne parlais pas de la sensation de peur panique qui ne me quittait pas... C'est bien simple, j'avais la peau hérissée de chair de poule de la tête aux pieds tant j'étais terrifiée. Je n'avais qu'une idée : mettre le plus de distance possible entre les feuilles de papier et moi.
— Vous allez vous y habituer.
— C'est vous qui le dites !
— Oui, et je vous dis aussi qu'avec le temps vos réactions physiques vont s'atténuer.
— Je n'ai pas l'intention de passer une seconde de plus à proximité de ça.
« Ça », c'étaient les deux photocopies de pages prétendument arrachées au Sinsar Dubh qu'il agitait sous mon nez. Il ne s'agissait même pas des originaux, mais de simples reproductions. Pourtant, leur puissance était telle que je rasais les murs pour éviter de passer près d'elles ! Si cela continuait, j'allais finir par jouer les femmes-araignées et monter aux murs à la seule force de mes ongles laqués de rose. Puisque l'univers n'obéissait plus aux lois de la raison et de la normalité, tout était possible...
— Respirez lentement et profondément, mademoiselle Lane. Vous allez vous y faire, ce n'est qu'une question de concentration.
J'ouvris la bouche et pris une grande bouffée d'air, sans le moindre résultat.
— Je vous ai dit de respirer, dit Barrons. Pas d'imiter un poisson hors de l'eau.
Je lui jetai un regard noir et inspirai de nouveau, avant de bloquer mon souffle. Après ce qui me parut une éternité, il hocha la tête d'un air approbateur, et je chassai l'air de mes poumons.
— C'est mieux, commenta-t-il.
— Qu'est-ce qui m'arrive ? gémis-je. Pourquoi à moi ?
— Tout cela est lié à votre nature profonde, mademoiselle Lane. Voilà
des millénaires, lorsque les faës commencèrent la Grande Chasse, détruisant tout sur leur passage, les sidhe-seers se mirent à ressentir exactement les mêmes impressions à l'arrivée massive de cavaliers Tuatha Dé. C'était le signal qui les incitait à se mettre à l'abri et à
protéger les leurs.
— Pourtant, il ne m'est rien arrivé de la sorte quand j'ai croisé les Unseelie.
Tout en formulant cette remarque, je me souvins que les deux premières fois, je m'étais bel et bien sentie nauséeuse. De plus, une inexplicable sensation de peur m'avait saisie juste avant mes expériences de double vision ou, pour reprendre les termes de Barrons, de Vision Vraie. Je n'y avais pas pris garde, pour la simple raison que je n'avais pas établi de rapport entre cette sensation et les apparitions qui avaient suivi.
En ce qui concernait la troisième créature, tout s'était déroulé si vite que je ne me souvenais plus si j'avais eu peur ou mal au cœur, au moment où
je l'avais heurtée. D'autant plus que j'étais alors obnubilée par l'urgence de me rendre chez Alina...
— Ils étaient seuls, me fit remarquer Barrons. Isolés, voire par deux, ils n'ont pas le même impact. Peut-être faut-il qu'un millier d’Unseelie fondent sur vous pour que vous perceviez leur présence à l'avance. Il est possible aussi que seul le Sinsar Dubh vous rende malade. Le Livre Noir est le plus puissant des Piliers des Ténèbres, et aussi le plus maléfique.
Tout en parlant, il avait fait un pas dans ma direction, puis un deuxième, les terribles pages à la main.
— N'approchez pas ! m'écriai-je.
Pour toute réponse, il avança encore, se rapprochant tant qu'il me touchait presque. Je me plaquai contre le mur. Si je l'avais pu, je me serais glissée sous le papier peint.
— Contrôlez-vous, mademoiselle Lane. Ce ne sont que des fac-similés des véritables pages. Seuls d'authentiques feuillets du Livre Noir pourraient vous affecter durablement.
— Ah, oui ?
Voilà qui changeait la situation du tout au tout !
— Vous voulez dire que même si j'arrivais à trouver ce fichu grimoire, je ne pourrais pas le toucher ?
Ses lèvres s'étirèrent en une grimace peu engageante.
— Si, vous le pourriez... mais je crains que vous n'aimiez guère votre nouvelle apparence, ensuite.
— Pourquoi n'aimerais-je pas... Non, ne me dites rien. Je ne veux pas savoir. Contentez-vous d'éloigner ces feuilles de moi.
— Dois-je comprendre que vous renoncez à venger votre sœur ? Je croyais qu'elle vous avait suppliée de retrouver le Sinsar Dubh.
Je fermai les yeux et m'adossai au mur, sans force. Pendant quelques instants, j'avais complètement oublié Alina.
— Pourquoi ? murmurai-je comme si elle pouvait encore m'entendre.
Pourquoi ne m'as-tu rien dit de tout cela ? À deux, on aurait pu y arriver.
On se serait protégées l'une l'autre...
C'était peut-être là ce qu'il y avait de pire : l'idée que les choses auraient pu tourner autrement, si seulement elle s'était confiée à moi.
— Même si elle vous avait parlé, dit Barrons, m'arrachant à mes réflexions, vous vous seriez moquée d'elle. Votre cas est encore plus désespéré que celui de saint Thomas, mademoiselle Lane. Même lorsque vous voyez, vous refusez encore de croire.
Sa voix était proche de moi - bien trop à mon goût. Je rouvris les yeux. Il se tenait juste devant moi, et pourtant, la sensation de malaise ne s'était pas intensifiée... pour la seule raison que je ne l'avais pas vu s'avancer vers moi. Il avait donc raison : ma réaction était en partie psychologique.
Par conséquent, je pouvais la contrôler, du moins dans une certaine mesure.
J'avais encore le choix entre deux options. Rentrer chez moi et oublier tout ce qui m'était arrivé depuis que j'étais à Dublin. Ou poursuivre la mission que je m'étais assignée.
Je passai la main dans mes courtes boucles brunes, et je retrouvai aussitôt ma détermination. Il ne serait pas dit que j'aurais massacré pour rien ma chevelure de rêve !
— Vous aussi, Barrons, vous voyez les faës. Pourtant, vous n'éprouvez aucune difficulté à tenir ces feuilles.
— L'habitude émousse les sens, même les plus affûtés... Êtes-vous prête à commencer votre entraînement, mademoiselle Lane ?
Deux heures plus tard, Barrons décréta que mes progrès étaient satisfaisants. Je ne supportais toujours pas de toucher les photocopies, mais leur présence ne me donnait plus de haut-le-cœur. J'avais trouvé
une façon de refouler mon malaise lorsqu'elles étaient près de moi, de sorte que, malgré le dégoût qu'elles m'inspiraient, je parvenais à faire bonne figure.
— Vous allez y arriver, conclut-il. Maintenant, montez vous habiller.
Nous sortons.
— Je suis habillée.
Il se tourna vers la devanture de la librairie et s'absorba dans la contemplation de la nuit qui s'étendait au-delà de la vitrine.
— Mettez quelque chose de plus adulte.
— Pardon ?
Je regardai mes vêtements, interloquée. Je portais un pantacourt blanc, des sandales à lanières fines et une tunique rose sans manches passée par-dessus un top en dentelle. Où était le problème ? Je contournai Barrons pour me placer devant lui.
— Ce sont des vêtements d'adulte ! m'exclamai-je sans comprendre.
— Alors, essayez de trouver quelque chose de plus féminin.
Avec ma silhouette, il était assez peu probable qu'on me confonde avec un homme. Toutefois, je finis par comprendre où Barrons voulait en venir. Décidément, les hommes étaient tous pareils ! Même dans la boutique de lingerie la plus élégante, ils ne voyaient que la guêpière en faux cuir noir et grosses chaînes dorées...
— Par « féminin », vous voulez dire « vulgaire », je suppose ?
— Appelez cela comme vous voulez. Ce qui compte, c'est que vous ressembliez au genre de femme avec qui on me voit d'habitude. Le genre adulte et émancipé. Essayez le noir, vous aurez plus de chances qu'on vous prenne pour une majeure. Et faites quelque chose de vos cheveux, comme la nuit où je suis venu vous voir dans votre pension, par exemple.
— Vous voulez que j'aie l'air de sortir de mon lit ?
— Ou du mien, de préférence. Je vous donne une heure, pas une minute de plus.
Une heure ? C'était officiel : il me prenait pour la reine des pommes.
— Je vais voir ce que je peux faire, répondis-je, plus vexée que je ne voulais le montrer.
Vingt minutes plus tard, j'étais prête.
Comme je l'avais supposé, le petit bâtiment à l'arrière de l'immeuble était un garage. Et quel garage ! Jamais je n'aurais cru que vendre des bouquins était une activité aussi lucrative.
Jéricho Barrons possédait une collection de bolides à faire pâlir d'envie bien des amateurs. Fascinée, je le suivis jusqu'à une modeste - en comparaison du reste - Porsche noire 911 Turbo. Dès qu'il eut inséré et tourné la clé de contact, les cinq cent quinze chevaux du moteur se mirent à rugir sous le capot, éveillant en moi une agréable volupté. Je m'y connaissais un peu en voitures ; je les aimais fougueuses et racées.
L'élégance subtile du coûteux véhicule me transportait.
Barrons abaissa le toit ouvrant et quitta le garage. Il roulait vite, avec cette agressivité experte qu'exigeait un bolide capable de passer en quelques secondes du point mort à la cinquième. Les quartiers se succédèrent au rythme de la circulation, tantôt rapide, tantôt lent, mais une fois que nous eûmes laissé derrière nous les lumières de la ville, il s'élança à vive allure.
L'air était tiède, le ciel constellé d'étoiles, la lune ronde et brillante. En d'autres circonstances, j'aurais adoré cette petite virée nocturne.
Je jetai un regard à la dérobée à mon voisin. Quoi qu'il soit par ailleurs -
non seulement un sidhe-seer, lui aussi, mais, par-dessus le marché, un odieux personnage imbu de lui-même -, il était redevenu un homme, rien qu'un homme, absorbé dans le plaisir de la conduite, dans le pur bonheur que lui procurait la puissance de son engin lancé à toute vitesse sur cette route déserte, dans la nuit infinie.
— Où allons-nous ?
J'avais dû crier pour me faire entendre par-dessus les rugissements conjugués du vent et du moteur.
Sans quitter la route des yeux - ce dont je lui fus éminemment reconnaissante, étant donné que nous roulions à près de cent soixante-dix kilomètres à l'heure -, il me répondit sur le même ton :
— Il y a trois autres amateurs à Dublin qui cherchent le livre. Je veux savoir s'ils ont trouvé quelque chose. Vous serez mon limier, mademoiselle Lane.
Je consultai l'horloge du tableau de bord.
— Il est 2 heures du matin. Avez-vous l'intention de vous introduire chez eux par effraction, pendant qu'ils dorment ?
On comprendra à quel point ma vie était devenue surréaliste lorsque je dirai que, s'il avait répondu par l'affirmative, ma première réaction n'aurait pas été de m'insurger contre ses méthodes mais de lui reprocher de m'avoir obligée à porter une tenue bien trop excentrique pour un cambriolage nocturne. Perchée comme je l'étais sur des talons aiguilles et vêtue d'une mini-jupe, j'étais fort mal équipée pour piquer un cent mètres afin d'échapper aux forces de l'ordre ou à un propriétaire armé et de mauvaise humeur...
Il ralentit un peu, de façon que je puisse l'entendre.
— Ces gens-là sont des oiseaux de nuit. Ils seront debout, et aussi ravis de me voir que moi de les rencontrer. Nous aimons nous tenir au courant de l'état de nos recherches. La différence entre nous, c'est qu'ils ne vous ont pas, eux.
Un sourire éclaira son visage. Apparemment, il était très satisfait de sa nouvelle arme secrète - moi. Une vision alarmante se dessina alors dans mon esprit : Barrons me promenant de maison en maison en me disant :
« Cherche ! » comme à un chien de chasse. Plus je le fréquentais, plus je l'en croyais capable...
Nous roulâmes en silence encore une dizaine de minutes, puis il quitta la route et s'engagea dans une propriété privée protégée par un mur d'enceinte. Après avoir été arrêtés par deux gardes en uniforme blanc qui, au terme d'un rapide coup de téléphone, consentirent à lever la lourde barrière d'acier qui nous barrait le passage, nous poursuivîmes notre chemin le long d'une allée sinueuse bordée de part et d'autre par des arbres centenaires.
Au bout de l'allée, à la place de l'élégant manoir que je m'étais attendue à
trouver, se dressait une vaste villa aux lignes futuristes, parfaitement anachronique dans ce décor champêtre. Toute de verre et d'acier, elle déployait son architecture arrogante sur plusieurs niveaux brillamment éclairés, reliés entre eux par des passerelles vitrées. Elle comptait plusieurs terrasses, toutes fermées par des balustrades métalliques et pourvues de mobilier dont la modernité très épurée n'avait d'égal, me sembla-t-il, que l'inconfort.
Je le reconnais volontiers, mes goûts en matière d'architecture sont résolument vieux jeu. A mes yeux, rien ne vaut une grande véranda faisant le tour de la maison, avec des fauteuils à bascule et des tables en osier, des balancelles, de gros ventilateurs fixés au plafond, des treillages couverts de lierre grimpant et des paniers suspendus dont débordent des fougères, le tout dans l'ombre bienfaisante d'un antique magnolia en fleur...
Cette maison était un mystère pour moi. Comment pouvait-on se sentir à
l'aise dans un endroit aussi prétentieux ?
— Soyez prudente, me dit Barrons alors que nous descendions de voiture, et si vous voyez quelque chose qui n'a pas l'air humain, n'y touchez pas.
Je refoulai un éclat de rire nerveux. On était à des années-lumière des conseils pleins de bon sens de ma maman, tels que « Restez toutes les deux ensemble, tenez-vous par la main et regardez de chaque côté avant de traverser la rue » !
— Rassurez-vous, je n'en ai aucune envie, lui répondis-je. Cela dit, je serais curieuse de savoir pourquoi je ne dois pas le faire...
— Je commence à croire que Fiona a vu juste, en ce qui vous concerne.
Vous êtes probablement une null, ce qui signifie que vous nous trahiriez si vous touchiez un faë.
Je regardai mes mains, dont le vernis à ongles pastel jurait avec mon nouveau look. À présent que mes cheveux étaient foncés, des couleurs plus audacieuses m'iraient mieux. J'allais devoir revoir ma garde-robe et mes accessoires...
— Je serais une quoi ? demandai-je en m'élançant à sa suite.
J'avais le plus grand mal à marcher aussi vite que lui, d'autant que mes talons aiguilles s'enfonçaient dans le gravier de quartz blanc scintillant qui couvrait l'allée.
— Null. D'anciennes légendes évoquent des sidhe-seers ayant la faculté
de paralyser un faë rien qu'en le touchant de leur main, l'empêchant ainsi de bouger pendant plusieurs minutes et le rendant donc incapable d'opérer un transfert. C'est probablement votre cas.
— Opérer un transfert ?
— Chaque chose en son temps, mademoiselle Lane. Vous souvenez-vous des consignes ?
J'observai rapidement la maison. On devait y donner une fête, car les terrasses étaient envahies de gens qui tenaient un verre à la main. D'en bas, je pouvais entendre de la musique, des rires, et même le tintement des glaçons dans les verres.
— Oui. Si je suis prise de nausées, je dois demander si je peux utiliser la salle de bains. Vous me montrerez le chemin.
— Très bien. Ah ! J'allais oublier...
D'un regard, je l'invitai à poursuivre.
— Essayez de faire en sorte qu'on vous croie amoureuse de moi.
Sans un mot de plus, il me prit par la taille pour m'attirer contre lui. Un long frisson me parcourut, qui n'avait aucun rapport avec la fraîcheur de la nuit.
À l'intérieur de cette maison, tout était noir et blanc. Tout, y compris les invités.
Si cela ne tenait qu'à moi, je peindrais le monde de couleurs joyeuses.
Pêche et mauve, rose et parme, orange et turquoise... J'ai toujours pensé
que la vie était trop courte pour se cantonner au noir et blanc.
Manifestement, ce n'était pas l'avis des gens qui m'entouraient. Ici, tout le monde semblait persuadé qu'il n'y avait rien de plus cool que le total look noir et blanc. Ou alors, ils étaient gravement dépressifs...
— Jéricho ! s'exclama une voix féminine aux intonations félines.
En me tournant, je vis une superbe créature aux cheveux d'un noir de jais, vêtue - ou plutôt dévêtue - d'une robe du soir blanche dont le décolleté n'avait pour but, du moins je le suppose, que de mettre en valeur l'énorme diamant qui scintillait entre ses seins. Après m'avoir décoché un regard meurtrier, elle reprit en ronronnant :
— J'ai failli ne pas te reconnaître. Je ne sais même pas si on s'est déjà vus habillés, toi et moi...
— Marilyn, dit-il en lui adressant un bref hochement de tête qui parut la contrarier au plus haut point.
Un grand type très maigre en costume noir et au crâne couvert d'une épouvantable crinière blanche s'approcha ensuite de nous. Personne ne lui avait donc dit que sa tenue de croque-mort lui dormait l'air encore plus squelettique ?
— Tu nous apportes de la chair fraîche, Barrons ?
Avec un léger temps de retard, je compris qu'il parlait de moi.
— Occupe-toi de tes affaires, Ellis.
— Toujours aussi aimable, à ce que je vois !
— Je n'ai pas de temps à perdre avec les minables, répliqua Barrons en passant son chemin.
— Va au diable ! grommela l'anorexique derrière nous.
— Je vois que vous avez plein d'amis, ici, fis-je remarquer à Barrons.
— Personne n'a d'amis, dans cette demeure. À Casa Blanc, il n'y a que les utilisateurs et les utilisés.
Casa Blanc ? Drôle de nom, pour une maison !
— Sauf moi, rectifiai-je.
Il me jeta un regard rapide.
— Ça, vous le verrez bien. Si vous vivez assez longtemps.
Même si j'étais un jour nonagénaire, me dis-je, jamais je ne ressemblerais à la faune qui m'entourait !
Tandis que nous progressions à travers la maison, Barrons continua d'être accueilli par des sourires gourmands, surtout de la part de ces dames, et par des regards agressifs, essentiellement côté masculin. Pour ma part, j'avais l'impression d'évoluer dans un cauchemar. La même atmosphère lourde régnait dans toutes les pièces, comme si les individus les plus malsains de la région s'étaient donné rendez-vous ici... Que ma famille me semblait loin, tout à coup ! En tout cas, malgré les avertissements de Barrons, je ne vis rien autour de moi qui me parût inhumain.
Jusqu'à ce que nous atteignions une salle située au dernier étage, tout au bout de la maison.
Avant d'y parvenir, nous dûmes franchir trois groupes de gardes armés.
Je faillis me pincer. Non, je ne rêvais pas. Je me trouvais bel et bien dans une soirée où patrouillaient des vigiles, et j'étais vêtue de noir de pied en cap, moi qui ne jurais que par les couleurs gaies...
Malgré ma minijupe, mon top moulant et mes talons aiguilles, j'avais l'impression d'être une gamine à côté des femmes que nous croisions.
Quant à mes cheveux coupés aux épaules en un carré long, j'avais eu beau les froisser pour leur imprimer une allure sauvage et sexy, ils me donnaient surtout l'air d'une première communiante. Et je ne parle pas de mon maquillage désespérément classique, en dépit de mes efforts d'innovation...
— Arrêtez de gigoter, et cessez de tirer sur cette jupe, maugréa Barrons entre ses lèvres.
Je pris une profonde inspiration, autant pour m'insuffler du courage que pour contenir ma colère envers lui.
— La prochaine fois, vous me donnerez plus de détails sur notre destination.
— La prochaine fois, répliqua-t-il, vous n'en aurez pas besoin. Regardez autour de vous et prenez des notes.
Nous franchîmes deux lourdes portes laquées de blanc et pénétrâmes dans une vaste salle où tout semblait recouvert d'une fine couche de neige : murs, tapis, étagères, colonnes supportant des objets d'art... tout, ici, était blanc.
Je me figeai soudain, sous l'effet d'une double vision. Non pas un, mais deux Unseelie ! À présent que je connaissais l'existence de ces êtres, je les reconnaissais au premier coup d'œil. Ces deux-là, en l'occurrence, ne faisaient guère d'efforts pour dissimuler leur véritable nature. Une fois dissipée leur enveloppe illusoire de grands blonds tout en muscles aux faux airs de Vikings, pas un instant leur fausse apparence ne s'imposa de nouveau à mon regard. Unseelie ils étaient, Unseelie ils restaient...
— Du calme, murmura Barrons, qui avait perçu ma nervosité.
Puis il leva les yeux vers l'homme assis sur un ridicule fauteuil aux allures de trône - blanc, bien entendu -, tel un souverain accordant une audience à ses sujets.
— McCabe, dit-il d'un ton passablement ennuyé.
A priori, j'aurais parié que le style grand costaud roux irlandais aux manières rugueuses mais au compte en banque bien garni me laisserait de marbre. Pourtant, à ma surprise, je trouvai ce McCabe assez séduisant.
Les deux gardes du corps unseelie qui l'entouraient, en revanche, étaient positivement affreux. Immenses, les traits difformes, la peau grisâtre, ils ressemblaient à des rhinocéros, dont ils avaient d'ailleurs le vaste front proéminent, les petits yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, les mâchoires saillantes et la gueule mafflue. Leurs corps trapus aux membres courtauds tendaient leurs méchants costumes blancs à en faire craquer les coutures, et un grognement continuel sortait de leurs groins, semblable à celui que produisent des cochons cherchant leur pitance dans la boue. Ils n'étaient pas effrayants, mais assez grotesques, et fort laids.
Je m'interdis de les regarder un instant de plus et détournai les yeux, soulagée de constater qu'à part une certaine tension mêlée d'hostilité ils n'éveillaient aucun malaise en moi. Tout juste éprouvais-je une désagréable sensation de brûlure au niveau de l'estomac. Il faut dire que le Sinsar Dubh, avec toute la noirceur qu'il contenait, reléguait loin derrière lui l'impact que les faës noirs pouvaient avoir sur ma personne...
— Qu'est-ce qui t'amène à Casa Blanc ? demanda McCabe en rajustant la cravate blanche qui ornait sa chemise blanche sous sa veste blanche.
Pourquoi se donner tant de mal ? ne pus-je m'empêcher de songer. Une cravate était un accessoire, et à ma connaissance, les accessoires servaient à donner du relief à une tenue, par le choix judicieux de leur couleur, de leur texture et de leur style. Cet homme aurait plus vite fait de se peindre en blanc. Personne ne connaissait donc le mot « couleur », ici ?
— J'ai trouvé que c'était une belle soirée pour une balade, répondit Barrons d'un ton désinvolte.
— La lune est presque pleine. La nuit peut devenir dangereuse dehors.
— La nuit peut devenir dangereuse n'importe où, McCabe, rectifia Barrons.
L'autre éclata de rire, révélant une rangée de dents d'une éclatante blancheur. Puis il tourna son regard vers moi.
— Tu changes de registre, on dirait ! Jolie, la gamine... D'où la sors-tu ?
« Quoi qu'on vous dise, m'avait prévenue Barrons pendant le trajet, ne répondez pas. Ravalez votre fichue fierté et bouclez-la. » L'insultante remarque de McCabe me donnait envie de hurler d'indignation, mais je me mordis les lèvres et ne pipai mot.
— De mon lit, et elle y retourne bientôt.
— Elle sait parler ?
— Uniquement avec ma permission, mais en général, elle a la bouche trop pleine pour discuter.
McCabe éclata de rire. Quant à moi, mes efforts pour me taire étaient devenus inutiles : j'étais sans voix devant ces assauts de grossièreté.
— Quand tu en auras fini avec elle, mets-la-moi de côté, veux-tu ?
Il m'observa longuement, parcourant mes courbes avec une lenteur paresseuse, mais avec une telle acuité que j'eus bientôt l'impression d'être nue sous son regard. Il me semblait qu'il décelait le moindre détail de mon anatomie, jusqu'à la marque de naissance sur ma fesse gauche, et à celle que j'ai sur le sein droit. Je vis ses narines se dilater, tandis qu'une étincelle de fièvre s'allumait dans ses yeux.
— À la réflexion, murmura-t-il d'une voix un peu rauque, je n'ai pas envie d'attendre. Combien veux-tu pour elle, là, tout de suite ?
Un sourire moqueur se dessina sur les lèvres de Barrons.
— Il y a un livre qui pourrait éventuellement m'intéresser. ..
À ces mots, McCabe émit un reniflement hautain, puis, d'une pichenette, il ôta une poussière invisible de sa manche.
— Ne mélangeons pas tout, Barrons : il y a les femmes, et il y a le pouvoir. Je connais la valeur des choses...
Son visage avait encore changé. À présent, ses traits étaient fermés, ses mâchoires serrées, son regard vide. En un instant, il avait perdu toute sa séduction. Quant à moi, j'étais atterrée. Les femmes n'étaient donc à ses yeux que des choses ? J'avais l'impression de n'être qu'un objet - jetable, par-dessus le marché. Je frémis de dégoût. Cet homme était bien du genre à se débarrasser de ses conquêtes comme d'un mouchoir en papier ou d'un préservatif usagé. Je l'imaginai lançant une malheureuse par la fenêtre de sa voiture ou de son jet privé... Il en aurait été capable.
Alina avait-elle fréquenté ce monde-là ? Avait-elle rencontré cet odieux personnage qui cachait sa noirceur derrière un costume blanc ? Il n'aurait pas hésité à la tuer, j'en étais persuadée. Elle, ou n'importe quelle autre femme.
En revanche, j'avais du mal à imaginer ma sœur s'éprenant d'un tel goujat. Certes, il était riche, et l'on pouvait lui trouver un certain charme, à condition d'apprécier le style rugueux, mais l'inspecteur et les deux jeunes filles à qui j'avais parlé avaient été formels : le petit ami d'Alina n'était pas d'origine irlandaise. Il ne pouvait donc s'agir de McCabe.
— Rien de neuf, de ton côté ? demanda Barrons, changeant de sujet.
Je les laissai discuter sans un mot en ravalant mon humiliation. À leurs yeux, je n'étais qu'un objet sexuel, un accessoire mis à leur disposition pour qu'ils en usent selon leur bon plaisir, au même titre qu'une coupe de Champagne sur un plateau, ou qu'une huître ouverte sur son lit de glace pilée.
— Non, répondit McCabe. Et du tien ?
— Rien non plus.
L'autre hocha la tête.
— Très bien... Laisse-la-moi et va-t-en. Ou emmène-la, mais tout de suite.
Visiblement, McCabe se souciait comme d'une guigne du choix que ferait Barrons ! Si celui-ci partait sans moi, l'Irlandais pouvait fort bien ne pas s'apercevoir de ma présence avant plusieurs jours...
Son Altesse Décolorée nous ayant congédiés, nous partîmes.
12
Charme : illusion créée par les faës pour dissimuler leur véritable apparence. Plus le faë est puissant, plus il est difficile de deviner à qui l'on a affaire. La plupart des humains ne voient que ce que les faës veulent leur montrer et sont inconsciemment empêchés de les heurter ou de les frôler par un petit périmètre de distorsion spatiale qui fait partie du charme.
Cela expliquait pour quelle raison la Chose aux mille bouches - et aux parties surdimensionnées - que j'avais heurtée au tournant d'une rue avait immédiatement compris ce que j'étais.
Ne l'ayant pas vue à temps et n'étant pas sensible au charme, je lui étais rentrée dedans de plein fouet, alors que n'importe qui d'autre à ma place aurait été refoulé par le charme et aurait trébuché ou vacillé après avoir cogné un obstacle invisible, donc supposé inexistant. La prochaine fois que vous vous direz : « Qu'est-ce qui m'arrive ? J'ai dû me marcher sur les pieds ! », réfléchissez-y...
D'après Barrons, McCabe ignorait la véritable nature unseelie de ses gardes du corps, Ob et Yrg, comme nous les avions entendus s'appeler l'un l'autre d'une voix gutturale que nous avions feint de ne pas entendre pendant qu'ils nous escortaient hors de la salle du trône.
Les anciens gardes du corps de McCabe avaient disparu trois mois auparavant, pour être remplacés par les frères rhinocéros - les rhino-boys, comme je les appelais en moi-même -, des Unseelie que Barrons estimait appartenir à une caste moyenne ou inférieure, d'ordinaire utilisés comme chiens de garde par des faës de haut rang.
Après avoir réfléchi à ces informations pendant quelques instants, j'en étais arrivée à leur conclusion logique.
— Alors, il y aurait aussi un Unseelie dans la course au Sinsar Dubh ?
avais-je demandé à Barrons.
— C'est ce qu'on dirait. Et pas n'importe lequel, notez bien. J'ai eu vent d'un Unseelie appelé le Haut Seigneur, mais jusqu'à présent, je n'ai pas pu l'identifier. Je vous avais prévenue, mademoiselle Lane. Vous n'avez aucune idée de ce dans quoi vous avez mis les pieds.
Les Unseelie que j'avais rencontrés étaient assez effrayants comme cela.
Je n'avais pas la moindre envie de faire la connaissance de celui qu'ils devaient considérer comme leur maître !
— Dans ce cas, le temps est peut-être venu pour moi de me retirer du jeu, avais-je répondu.
Pour toute réponse, il m'avait lancé un regard de défi qui semblait dire :
« Essayez seulement ! » Même si je renonçais à la promesse que je m'étais faite de venger ma sœur, Jéricho Barrons ne me laisserait plus m'en aller...
C'était désolant, mais c'était ainsi. Nous avions besoin l'un de l'autre - lui de moi parce que j'étais la seule à pouvoir percevoir la présence du Sinsar Dubh, et moi de lui parce qu'il savait tout ce qu'il fallait savoir à
propos du précieux manuscrit, notamment où il était susceptible de se trouver, et qui d'autre que nous était à sa recherche.
Livrée à moi-même, je ne serais jamais au courant des soirées comme celle qui avait eu lieu à Casa Blanc, et j'aurais encore moins de chances d'y être admise. Quant à Barrons, sans mon aide, il pouvait fort bien passer à quelques centimètres du Livre Noir sans même s'en apercevoir.
La soirée précédente avait été pour moi l'occasion de mesurer tout l'intérêt que j'avais pris à ses yeux. Si le Sinsar Dubh était de l'or, j'étais le détecteur de métaux personnel ultra-performant de Barrons.
Après que Ob et Yrg nous avaient laissés pour retourner auprès de McCabe, Barrons m'avait fait faire un tour complet de la maison. Puis, comme je ne percevais rien, il m'avait emmenée à travers les jardins de la propriété et m'avait fait visiter jusqu'aux dépendances.
Il m'avait obligée à inspecter le domaine, ne laissant pas un mètre carré
inexploré, si bien que je n'avais regagné ma chambre que peu avant l'aube, partagée entre le soulagement et la frustration de n'avoir rien découvert.
Au fond, je me moquais bien de trouver le Sinsar Dubh. Je n'avais aucun usage de cette effrayante relique ! Ce qui m'importait, c'était de faire la lumière sur le mystère qui entourait les derniers jours d'Alina, et sur sa mort affreuse. Je voulais savoir qui l'avait abattue. Et lui faire payer son crime.
Ensuite, je retrouverais ma tranquille petite ville provinciale aux étés torrides et j'oublierais toutes les horreurs des brumes irlandaises. Les faës ne venaient jamais à Ashford ? Parfait ! J'épouserais un type du coin, un de ces gars qui roulent en vieux pick-up Chevy en écoutant Toby Keith chanter Who 's Your Daddy? à la radio et descendent de huit générations de fiers habitants d'Ashford, travailleurs et honnêtes citoyens. Et à part une virée shopping de temps en temps à Atlanta, je ne quitterais plus jamais mon petit paradis de Géorgie.
En attendant, je n'avais d'autre choix que de faire équipe avec Jéricho Barrons. Les gens qu'il m'amenait à rencontrer étaient peut-être ceux qu'avait fréquentés Alina. Si je parvenais à retrouver la trace de ma sœur dans cet univers étrange et inquiétant, il me suffirait ensuite de remonter la piste jusqu'à son assassin.
Du moins en étais-je persuadée.
Je ne le savais pas encore à ce moment-là, mais j'allais devoir sérieusement réviser le bien-fondé de ce raisonnement...
Je pris mon stylo et ouvris mon carnet. Nous étions dimanche après-midi, et Barrons - Bouquins & Bibelots était fermé pour la journée. À
mon réveil, je m'étais sentie perdue, désorientée. J'avais appelé à la maison, mais papa m'avait dit que maman se reposait et qu'il ne voulait pas la réveiller. Elle souffrait d'insomnies, malgré les médicaments qu'on lui avait prescrits pour dormir. J'avais discuté avec mon père pendant quelques minutes, avant de m'apercevoir que j'étais la seule à faire la conversation et qu'il ne me répondait que par onomatopées. Après avoir raccroché, désœuvrée, j'avais pris mon journal et j'étais descendue à la librairie.
À présent, j'étais étendue à plat ventre sur le canapé du coin lecture situé
au fond de la salle, mon calepin posé devant moi contre un coussin.
« Transfert : méthode de déplacement propre aux faës », notai-je. Je mordillai le bout de mon feutre parme, songeuse. Comment décrire cette opération ? Lorsque Barrons me l'avait expliquée, j'avais été terrifiée.
— Vous voulez dire qu'il leur suffit de penser qu'ils sont à un endroit pour y arriver instantanément ? Ils ont envie d'aller quelque part et hop !
ils y sont aussitôt ? avais-je demandé.
Barrons avait hoché la tête.
— Alors, pendant que je marche dans la rue, un faë peut se matérialiser tout à coup à côté de moi et me prendre par la main ?
— Oui, avait-il répondu, mais vous possédez un avantage décisif. Vous n'avez qu'à le toucher pour le paralyser, comme vous l'avez fait l'autre jour dans cette rue. Mais ensuite, dépêchez-vous. Vous devez agir avant qu'il ne vous ait transférée vers un endroit où vous n'avez absolument aucune envie d'aller.
— Que suis-je censée faire ? Me promener avec une arme dans mon sac à
main pour abattre ces sales bestioles avant qu'elles recommencent à
bouger ?
Quelle que fut l'horreur que m'inspiraient les Unseelie, la seule idée de descendre un être vivant qui ne peut se défendre me répugnait.
— Encore faudrait-il que vous le puissiez, avait répliqué Barrons. Les faës, seelie et unseelie, sont pratiquement indestructibles. Plus ils viennent d'une caste élevée, plus ils sont difficiles à abattre.
— Génial. Alors, que dois-je faire, après les avoir momentanément transformés en statues de sel ?
— Courir, avait répondu Barrons, un sourire sardonique aux lèvres.
Courir aussi vite que vous le pouvez, mademoiselle Lane.
J'appliquai une couche de fard à paupières doré et reculai pour juger de l'effet.
Que portait-on pour rencontrer un vampire ? Non seulement le petit pull rouge habillé que j'avais apporté ne m'allait plus très bien à cause de ma nouvelle couleur de cheveux, mais j'avais peur qu'il soit interprété
comme une invitation à me barbouiller de sang. Quant aux boucles d'oreilles que m'avait offertes ma tante Sue pour mon dernier anniversaire, de fines croix d'argent, elles risquaient d'apparaître comme une véritable provocation. Il fallait trouver autre chose.
Je consultai ma montre. À force d'hésiter, j'allais finir par arriver en retard à mon rendez-vous de minuit avec Barrons. Je n'avais plus le temps de faire un saut à l'église en bas de la rue pour humecter mes poignets et l'arrière de mes oreilles d'eau bénite, à la place du parfum que je portais d'habitude. Pour ce soir, une touche de Vade rétro, Satana
! m'aurait pourtant bien convenu...
J'observai mon reflet dans le miroir. Même si je l'avais voulu, ce qui n'était pas le cas, je ne parvenais pas à ressembler aux femmes que j'avais croisées à
Casa Blanc. Je me préférais au naturel. Mes cheveux me manquaient tant que j'en aurais pleuré.
Avec un soupir résigné, je renversai la tête vers l'avant, aspergeai généreusement ma chevelure de laque volumatrice, que je fixai d'un coup de sèche- cheveux. Lorsque je me redressai pour me peigner avec mes doigts, une masse de boucles désordonnées aux reflets café brûlé
auréolait mon visage, faisant ressortir le vert émeraude de mes iris.
Mes yeux sont ce que je préfère dans mon visage. Ourlés de cils longs et épais, ils remontent légèrement aux coins externes et mes iris sont vert brillant, de la couleur exacte de l'herbe nouvelle à Pâques. Mon teint uni, clair, bronze facilement, ce qui me permet de porter toutes les couleurs de fards.
En réalité, les cheveux sombres ne m'allaient pas si mal. Le seul problème, c'est que la femme que je voyais dans le miroir ne me ressemblait pas. Elle était plus âgée que moi, surtout avec ces lèvres pulpeuses et brillantes passées au gloss rouge, une concession que j'accordais à Barrons pour contrebalancer le choix de ma tenue, qu'il risquait de ne pas apprécier.
Tout en finissant de m'habiller, je songeai à Alina. Comme nous avions ri du vent de folie qui avait soufflé sur la littérature et le cinéma à cause d'un certain petit binoclard au teint pâle qui combattait les méchants sorciers et autres créatures surnaturelles !
Mais tout cela, c'était avant. Avant que je découvre qu'il se passait réellement des choses bizarres une fois la nuit tombée...
— Quelle est cette tenue ? demanda Barrons en me voyant arriver.
« Cette tenue » était constituée d'une jupe vaporeuse, de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, qui moulait mes hanches et dansait autour de mes chevilles au moindre de mes pas, d'un top en jersey de soie rose à
manches en résille dont le décolleté plongeant mettait mes seins en valeur, et d'une paire de sandales parme à talons hauts lacées autour de mes chevilles.
Ces couleurs s'accordaient à merveille à mon teint bronzé et à mes boucles sombres. J'étais féminine et sexy, non pas à la façon des créatures gothiques que j'avais croisées à Casa Blanc, mais plutôt comme peut l'être une jeune femme saine et bien dans sa peau.
Je passai d'un pas rapide devant plusieurs rangées d'étagères et me dirigeai vers Barrons, qui m'attendait devant la porte d'entrée.
— Si vous recommencez à me traiter comme l'une de vos traînées ce soir, le menaçai-je en tendant vers lui un doigt accusateur, vous pouvez faire une croix sur notre accord. Vous avez besoin de moi autant que j'ai besoin de vous. Cela fait de nous des associés à part égale, que je sache.
— Eh bien, vous ne savez pas tout, dit-il simplement.
— Vous non plus, répliquai-je. Quoi qu'il en soit, si vous faites de nouveau une de vos pénibles allusions à ma bouche et à une fellation sur votre personne, ne comptez plus sur mon aide.
Je le vis croiser les bras, tandis que son regard se posait sur mes lèvres rouge vif.
— Dois-je en déduire qu'il existe d'agréables allusions à votre bouche et à
une fellation sur ma personne, mademoiselle Lane ? Si c'est le cas, je serais heureux de les entendre.
Incapable de trouver une réplique cinglante, j'émis un petit rire de mépris et orientai la conversation sur un sujet moins dangereux. Enfin, façon de parler...
— Ce Mallucé est-il vraiment un vampire ? demandai-je.
Barrons esquissa un geste évasif.
— Du moins, c'est ce qu'il prétend. Les gens qui l'entourent semblent en être persuadés.
Puis, après m'avoir parcourue d'un regard intrigué, il reprit :
— La nuit dernière, vous m'avez reproché de ne pas vous avoir suffisamment informée sur notre destination et sur le type de tenue adaptée à la circonstance. Ce soir, je vous ai prévenue que nous nous rendions dans l'antre d'un vampire. Alors, pourquoi vous êtes-vous déguisée en arc-en-ciel ?
Je haussai les épaules d'un geste indifférent.
— Je viens telle que je suis, ou je ne viens pas du tout.
Comme je l'avais prévu, il renonça à discuter. Un chasseur ne peut se passer de son limier.
Au contraire de McCabe, qui vivait au nord de Dublin dans une villa qui relevait pour moi du cauchemar futuriste, Mallucé habitait vers le sud, enseveli sous les criardes reliques du passé. Sa référence historique était l'ère victorienne, cette période qui, selon mes guides touristiques, s'étendait de l'année 1837 à l'année 1901, et durant laquelle le pays avait été gouverné par la reine Victoria, « l'impératrice des Indes », comme elle s'appelait elle-même. Cette époque était souvent symbolisée par des intérieurs chargés et de lourdes tentures de velours, synonymes d'opulence et de sensualité.
Mallucé donnait ce soir-là une fête sur le thème steampunk, sorte d'avatar défiguré du style victorien, déchiré, froissé, presque méconnaissable, métissé d'influences gothique et punk. Entre nous, les subtilités entre ces genres m'échappaient un peu - il faut évoluer dans ces sphères bizarres pour y comprendre quelque chose.
Nous laissâmes la Porsche sous la garde d'un valet unseelie, un clone des rhino-boys dont l'apparence humaine était à peu près aussi séduisante, à
mes yeux, que celle d'un fan de heavy métal.
Le repaire de Mallucé, une bâtisse monumentale de brique et de pierre tout en coins et recoins, était un improbable catalogue de toutes les fantaisies victoriennes, avec une nette orientation famille Addams.
Tourelles, corniches, oriels, échauguettes, encorbellements, balustrades de fer forgé... rien ne manquait. C'était étourdissant !
Le bâtiment s'élevait sur quatre étages qui semblaient avoir été
superposés au petit bonheur, et était surmonté d'un absurde toit dont la silhouette aux pentes vertigineuses se découpait sur le bleu cobalt du ciel nocturne. Des arbres aux branches squelettiques, visiblement peu entretenus, frottaient leurs feuillages contre l'ardoise. Le tout s'étendait sur près d'un demi- hectare, et je n'aurais pas été surprise d'apprendre que cette demeure comptait une soixantaine de chambres, voire plus.
Des hautes fenêtres de l'étage supérieur jaillissaient des éclairs de lumière stroboscopique, au rythme obsédant d'une musique répétitive, mais une ambiance toute différente régnait dans les niveaux du bas.
Bougies noires et rouges, mélopées lentes un peu planantes : l'heure était à la volupté.
Pendant le trajet, Barrons m'avait dressé le curriculum vitae de l'homme à qui nous rendions visite. John Johnstone fils, aussi appelé J. J. Junior, était né une trentaine d'années auparavant dans l'une des plus riches familles de Grande-Bretagne. Après la mort de ses parents dans un accident de voiture suspect, il s'était retrouvé à la tête d'une fortune estimée à plusieurs centaines de millions de livres sterling.
Refusant de prendre les rênes de ce fabuleux empire financier, J. J.
Junior avait vendu les unes après les autres les compagnies qui le composaient et liquidé tous ses actifs. Après s'être débarrassé de son encombrant patronyme, qu'il avait légalement troqué pour celui, plus romantique, de Mallucé, il s'était drapé dans les oripeaux flamboyants d'un personnage hors normes, qu'il présentait volontiers à la sombre nébuleuse du monde gothique comme l'un des tout derniers morts vivants.
Avec le temps - et l'aide non négligeable de sa colossale fortune -, Mallucé avait fini par faire l'objet d'un véritable culte. Croyants sincères ou fans de punk hardcore, ils étaient nombreux à le vénérer comme un nouveau Lestât.
Barrons ne lui avait jamais été présenté, mais il l'avait vu à plusieurs occasions dans des boîtes de nuit du Dublin underground. Il surveillait avec la plus vive attention ses agissements et ses acquisitions.
— Il recherche les mêmes artefacts que moi, m'expliqua-t-il alors que nous entrions dans la maison. La dernière fois, il a surenchéri sur moi, à
l'occasion d'une vente aux enchères sur Internet. Un collectionneur fortuné de Londres, un certain Lucan Trevayne, a disparu, et depuis quelque temps, on a commencé à voir apparaître au marché noir certaines de ses possessions. J'ai bien cru que Mallucé allait me coiffer au poteau. J'ai dû demander à un hacker de ma connaissance de faire disjoncter le réseau informatique de Mallucé au dernier moment.
Un rictus carnassier éclaira son visage, tandis que dans ses yeux passait une lueur de triomphe. Un prédateur savourant le souvenir d'une tuerie particulièrement sanglante n'aurait pas montré de joie plus féroce.
Puis son expression se fit plus sombre.
— Hélas, reprit-il, l'objet que j'espérais trouver avait disparu des collections de Trevayne. Quelqu'un était passé avant moi. Je suis à peu près persuadé que Mallucé a eu connaissance de l'existence du Sinsar Dubh dans les années précédant la mort de ses parents. Johnstone père possédait lui-même un assez joli cabinet de curiosités et d'objets anciens.
Voilà quelque temps, une rumeur étrange - un canular, selon certains - a couru dans le monde des antiquités : des pages photocopiées d'un ouvrage mythique circulaient au marché noir. Je n'ai aucune idée du nombre de celles- ci, mais je sais de façon certaine que Mallucé les a vues, à un moment ou à un autre. Depuis, ce vampire à la manque se trouve toujours en travers de ma route.
Manifestement, Barrons vouait une haine féroce à Mallucé.
— Vous ne croyez pas qu'il soit réellement un mort vivant, n'est-ce pas ?
demandai-je à mi-voix.
Tout en l'écoutant, je l'avais suivi à travers une enfilade de pièces peuplées de gens à l'air hagard, assis sur des fauteuils de brocart, vautrés sur des sofas de velours, voire étendus, plus ou moins vêtus, sur les tapis.
Nous étions à la recherche d'un accès vers la cave, dans laquelle se trouvait « le Maître », comme nous l'avait indiqué une accorte créature gothique au regard améthyste. Je poursuivis mon chemin, tout en détournant le regard d'un enchevêtrement humain d'où s'élevaient force soupirs et gémissements lascifs.
Barrons émit un petit rire sec.
— Si Mallucé est un vampire, celui qui l'a mordu devrait être plongé dans une cuve d'eau bénite, édenté, castré, écorché vif, si j'ose dire, et laissé à
la lumière du soleil pour y agoniser !
Il marqua un bref silence, avant d'ajouter :
— Vous ne ressentez rien, mademoiselle Lane ?
Supposant qu'il ne faisait pas allusion au légitime embarras qui était le mien devant le spectacle de ce que je devais enjamber pour continuer mon chemin, je secouai la tête.
Avant de trouver l'accès à la cave, nous croisâmes une bonne demi-douzaine d’Unseelie. Mêlés à toute une jeunesse gothique au teint livide, aux ongles et aux lèvres noirs, à la peau hérissée de piercings et bardée de chaînes, les faës noirs faisaient subir à leurs victimes inconscientes des horreurs dont le seul spectacle me donnait des frissons de dégoût.
Aucun n'était aussi répugnant que l'Homme Gris ou la Chose aux mille bouches, mais ils étaient tous plus repoussants les uns que les autres.
— Contrairement à eux, les princes unseelie issus des quatre maisons royales sont d'une beauté surhumaine, m'apprit Barrons lorsque je lui en fis la remarque. Tout comme leurs frères de Lumière, d'ailleurs, au point qu'il est pratiquement impossible de les distinguer les uns des autres.
— Pourquoi y a-t-il autant d'Unseelie ici ?
— Tout ce qui est morbide les attire, mademoiselle Lane. C'est dans des endroits comme celui-ci qu'ils se ressourcent.
En fait de cave, les sous-sols du manoir de Mallucé étaient un véritable labyrinthe souterrain, dans lequel il devait être facile de se perdre. Nous nous trouvions à présent dans un long corridor faiblement éclairé, au bout duquel se dressaient de massives portes noires doublées de barres d'acier. Une douzaine de vigiles armés jusqu'aux dents montaient la garde, protégeant le maître des lieux du zèle de ses nombreux adorateurs.
À notre arrivée, un costaud à la mine patibulaire et au crâne rasé avança d'un pas pour nous bloquer le chemin. Les épingles de nourrice fichées dans ses oreilles me laissaient indifférente. Celles qu'il portait aux paupières, un peu moins.
— On ne passe pas, grommela-t-il tout en braquant une arme sur Barrons, son autre main posée sur la crosse d'un revolver passé dans le ceinturon de son pantalon de cuir noir.
— Veuillez informer votre maître que Jéricho Barrons souhaite lui parler.
— De quoi ? brailla l'autre d'une voix tonitruante.
Barrons sourit. Pour la première fois, il me sembla voir pétiller une lueur joyeuse dans ses yeux noirs.
— Suggérez-lui donc de se connecter à l'un de ses comptes bancaires, n'importe lequel. Enfin, d'essayer de se connecter...
Dix minutes plus tard, la porte du saint des saints s'ouvrit à la volée.
Notre ambassadeur au crâne rasé réapparut, le visage couleur de cendre, la chemise tachée de sang. Il était suivi par deux rhino-boys, qui enfoncèrent leurs armes dans nos côtes et nous obligèrent à franchir le seuil de l'antre du vampire.
Secouée de nausées, j'agrippai mon sac à deux mains pour m'interdire le moindre contact physique avec les immondes créatures.
La salle dans laquelle on nous fit pénétrer était si chargée que je ne vis tout d'abord qu'un ahurissant fouillis de meubles néo-victoriens aux formes tarabiscotées et de tentures de velours, de satin, de voile ou de brocart. Lorsque mon regard se fut accoutumé au désordre ambiant, je parvins à distinguer notre hôte, à peine visible dans sa tenue assortie à
ce décor de film gothique.
Immobile sur un divan au dossier bas richement sculpté, environné
d'innombrables coussins dorés et couvertures à pampilles, Mallucé
portait un pantalon de toile rigide finement rayé de noir et de brun et ses pieds étaient chaussés de délicates mules de cuir. Une tache de sang rouge vif tachait le jabot de sa chemise de lin écru au col et aux poignets ornés de dentelle.
Je le vis sortir d'une poche intérieure de sa veste - une petite merveille de brocart et de velours aux nuances miroitantes d'ambre, de rouille et de pourpre - un mouchoir d'une blancheur immaculée, et en tamponner avec soin le coin de sa bouche. Puis, d'un rapide coup de langue, il lécha une goutte de sang qui perlait à ses lèvres.
Il possédait tout à la fois la grâce puissante d'un félin et la pâle froideur d'une statue de marbre. Ses iris d'un jaune maléfique donnaient à son visage une expression de férocité absolue. Quant à ses longs cheveux blonds, ils étaient réunis en une queue-de-cheval qui accentuait encore la pâleur de son teint et la dureté de ses traits, achevant de lui donner l'air d'un revenant.
Il se leva de son canapé avec élégance, tenant entre ses mains un ordinateur portable parfaitement incongru dans ce décor désuet. Je le vis fermer l'appareil d'une pichenette, le jeter sur une table drapée de velours et venir se camper devant nous.
Il demeura longtemps immobile, figé dans une rigidité morbide, en face d'un Jéricho Barrons plus rayonnant que jamais de virilité et de vie. En les voyant ainsi, tels deux mâles prêts à s'affronter, une idée me frappa soudain. J'avais beau me trouver dans l'antre d'un vampire, entourée de ses adorateurs et de ses monstrueux gardes du corps, si l'on m'avait demandé lequel des deux me semblait le plus dangereux, ce n'était pas Mallucé que j'aurais désigné.
Intriguée, je les observai avec attention. Quelque chose n'allait pas, mais j'étais incapable de dire quoi. Je n'y parviendrais que plus tard, bien trop tard... Je comprendrais alors que, cette nuit-là, les choses n'avaient pas été ce qu'elles avaient semblé, et que si Barrons était venu défier le buveur de sang sur son terrain, c'était parce qu'il avait l'assurance que nous sortirions vivants de cet endroit quoi qu'il arrive, qu'il tienne Mallucé par le portefeuille ou pas.
— Où est passé mon argent ? demanda le vampire d'une voix suave qui contrastait singulièrement avec la lueur mauvaise de son regard jaune.
Barrons éclata de rire, dévoilant une rangée de dents d'un blanc lumineux.
— Disons qu'il me sert momentanément d'assurance vie. Je te le rendrai lorsque nous aurons réglé nos comptes, Johnstone.
À ces mots, je vis le vampire retrousser ses lèvres, révélant deux longs crocs pointus et acérés encore tachés de sang. La rage qu'il contenait à
grand-peine crispait les traits de son visage livide.
— Mallucé, crétin ! rectifia-t-il d'une voix ivre de colère.
Un point pour Barrons, songeai-je. J. J. Junior détestait son patronyme.
Il le haïssait tant qu'il semblait moins perturbé par la perspective de perdre son immense fortune que par le fait d'être appelé par le nom que lui avait donné son père.
Barrons le parcourut d'un regard méprisant, depuis sa chemise à
dentelle jusqu'à ses mules à bouts pointus brodées de soie.
— Mallucé Crétin, répéta-t-il. C'est ton nom de famille ?
Les yeux de l'autre se plissèrent jusqu'à n'être plus que deux minces fentes jaunes.
— Tu joues avec ta vie, pauvre mortel, susurra-t-il d'une voix si mélodieuse qu'elle en était inquiétante. Serais-tu candidat au suicide ?
Il se ressaisissait vite ! Déjà, son visage avait repris sa fixité de marbre.
— Possible, répondit Barrons, toujours hilare, mais je doute que tu puisses faire quoi que ce soit pour moi. Que sais-tu sur le Sinsar Dubh, Junior ?
Mallucé tressaillit. Son mouvement, presque imperceptible, m'aurait échappé si je n'avais pas eu les yeux rivés sur lui à cet instant précis.
C'était la deuxième fois depuis notre arrivée qu'il trahissait une émotion, ce qui ne devait pas se produire souvent.
Du menton, il désigna les portes à l'intention de sa garde rapprochée et s'écria :
— Tout le monde dehors ! Sauf toi, ajouta-t-il en se tournant vers Barrons.
Aussitôt, celui-ci posa sur ma taille une main de propriétaire. Comme la veille, je faillis trébucher. D'où tenait-il sa formidable puissance physique ?
— Elle reste avec moi, dit-il.
Mallucé me scruta d'un air hautain. Très lentement, ses lèvres s'incurvèrent en un semblant de sourire que démentait son regard glacial.
— Il y a des gens qui écoutent beaucoup trop les Stones, laissa-t-il tomber de ses lèvres froides.
Tous les goûts sont dans la nature ! Bien entendu, j'avais tout de suite compris à quel titre il faisait allusion. She's a Rainbow. La femme arc-en-ciel que chantaient Mick Jagger et ses complices aurait pu être moi.
Chaque fois que j'écoutais cette chanson sur mon iPod, je m'imaginais au milieu d'une prairie inondée de soleil, en train de danser et de tourner sur moi-même, la tête renversée en arrière, mille couleurs jaillissant de mes doigts pour peindre les arbres, les oiseaux, les abeilles, les fleurs et même le ciel et le soleil de mille nuances joyeuses, irisées, acidulées comme des bonbons. C'était bien simple, j'adorais ce morceau.
Comme je ne répondais pas - cette fois encore, j'avais pour consigne d'observer le silence le plus absolu -, Mallucé se tourna vers ses gardes du corps, qui n'avaient pas bougé d'un pouce, et siffla de nouveau :
— Dehors !
Les deux Unseelie se consultèrent du regard, puis l'un d'eux tenta de protester d'une voix rocailleuse :
— Mais... Ô Grand Maître, toi qui es revenu d'entre les morts...
— Pincez-moi, je rêve ! marmonna Barrons en secouant la tête d'un air incrédule. Tu n'as rien trouvé de plus original, Junior ?
— Exécution ! tonna Mallucé en montrant ses canines aux gardes du corps.
Les deux vigiles détalèrent comme un seul rhinocéros.
13
— Nous avons perdu notre temps, maugréa Barrons en parcourant en sens inverse le chemin que nous avions pris à l'aller.
Je le suivis sans mot dire, trop occupée à louvoyer entre le mobilier surabondant du sieur Mallucé et ses invités à la morale un peu trop lâche à mon goût. Les deux Unseelie étaient sur nos talons, s'assurant avec zèle que nous quittions bien les lieux.
Nous laissions derrière nous un « Grand Maître » extrêmement contrarié. Après avoir congédié ses gardes, Mallucé s'était borné à
prétendre qu'il ne savait pas à quoi Barrons faisait allusion et à répéter qu'il n'avait jamais entendu parler du Sinsar Dubh. Comment pouvait-il espérer nous convaincre ? Un aveugle aurait vu qu'il mentait !
De plus, j'en étais persuadée, non seulement il avait vu le Livre Noir, mais il savait quelque chose à son sujet qui le troublait profondément.
Barrons et lui s'étaient livrés à un véritable duel à coups de railleries et d'insultes, si bien qu'au bout de quelques instants ils semblaient avoir complètement oublié ma présence.
Une dizaine de minutes plus tard, l'un des gardes de Mallucé, un mortel, et même très mortel, avait eu la mauvaise idée de les interrompre. Le spectacle dont j'avais alors été témoin m'avait convaincue que le «
Maître » était bel et bien ce qu'il prétendait être. À tout le moins, il n'était pas tout à fait humain.
Refermant sa main autour de la gorge de l'importun, un géant de presque deux mètres de haut, il l'avait soulevé dans les airs avant de le projeter à travers la pièce, si violemment que le malheureux s'était fracassé contre un mur, le long duquel il avait glissé telle une poupée de son. Puis il était resté là, sa tête pendant sur sa poitrine selon un angle effrayant, un flot de sang coulant de son nez et de ses oreilles.
Mallucé l'avait fixé durant de longues secondes, une lueur inhumaine brillant au fond de ses yeux jaunes. A voir son regard, j'avais cru un instant qu'il allait se jeter sur le cadavre pour un festin barbare.
« Il est temps de partir », m'étais-je dit, au bord de la crise de nerfs.
Hélas ! Barrons ne semblait pas de cet avis. Je l'avais entendu lancer une invective à Mallucé, lequel s'était empressé de riposter. En un éclair, le mâle combat avait repris de plus belle.
J'étais restée immobile, les bras croisés sur ma poitrine pour contenir les spasmes nauséeux qui m'assaillaient, secouée de frissons et prise de sueurs froides.
Les deux Unseelie ne nous quittèrent que devant la Porsche, derrière laquelle ils se postèrent pour s'assurer que nous montions effectivement dedans. Ils étaient toujours au même endroit, en compagnie du valet qui leur ressemblait tant, lorsque nous nous éloignâmes.
Je les regardai dans mon rétroviseur jusqu'à ce qu'ils disparaissent à ma vue, puis je laissai échapper un soupir de soulagement. Jamais je n'avais connu d'expérience plus éprouvante pour les nerfs que cette soirée. A côté de ce que je venais de vivre, ma rencontre avec la Chose aux mille bouches prenait des allures d'entretien amical.
— Promettez-moi que nous ne remettrons jamais les pieds ici, dis-je à
Barrons en essuyant mes paumes moites sur ma jupe.
— Pas question. Nous n'avons pas eu le temps de voir toute la propriété.
Nous reviendrons dans quelques jours pour une inspection en bonne et due forme.
— Il n'y a rien ici, protestai-je.
Il me jeta un regard surpris.
— Vous n'en savez rien. Le manoir et le terrain qui l'entoure couvrent une vaste surface.
Je réprimai un mouvement d'humeur. Si je cédais, Barrons m'obligerait à quadriller l'endroit mètre carré par mètre carré, tel un vulgaire balai à
poussière.
— Je vous dis qu'il n'y a rien ici, insistai-je.
— Et moi, je vous répète que vous n'en savez rien. Vous n'avez perçu l'énergie des photocopies du Sinsar Dubh que lorsque je les ai sorties de la crypte située au troisième niveau en dessous du garage et que je les ai apportées dans le magasin.
Je le regardai, stupéfaite.
— Il y a trois niveaux en dessous du garage ? Comment cela se fait-il ?
Barrons se mordit les lèvres, comme s'il regrettait ses paroles. Voyant que je ne lui arracherais pas un mot de plus, je revins à nos moutons. Je n'avais pas l'intention de retourner dans ce manoir de cauchemar, ni le lendemain, ni le jour suivant, ni la semaine d'après. Si l'on me surprenait, on me tuerait sur-le-champ !
— De toute façon, ajoutai-je, je ne crois pas que Mallucé cacherait loin de lui un objet auquel il tient. Il a besoin d'avoir ses trésors à portée de main, pour pouvoir en jouir à sa guise.
Il me glissa un regard en biais.
— Vous êtes une spécialiste de la psychologie mallucéenne, à présent ?
— Non, mais j'ai compris une ou deux petites choses, dis-je, un peu irritée par ses airs supérieurs. Notamment qu'il n'aime pas se séparer de ses joujoux préférés.
— Peut-on savoir à quoi vous faites allusion, mademoiselle Arc-en-ciel ?
Qu'il pouvait être agaçant ! Je ne répondis pas, savourant à l'avance mon petit effet. Il m'en avait coûté, mais je ne regrettais pas d'avoir abandonné sur une table du sanctuaire de Mallucé la trousse de maquillage que maman m'avait offerte, ma brosse à cheveux, mon vernis à ongles rose préféré et deux barres chocolatées. J'aurais donné bien plus pour le seul plaisir de voir l'expression de Barrons lorsque j'ouvris mon sac à main et que j'en sortis une boîte noire émaillée que j'agitai sous son nez.
— À ceci, dis-je d'un ton suave. Il le gardait tout près de lui.
Barrons tourna la tête, et aussitôt, la voiture fit une embardée. Il redressa le volant en appuyant si fort sur les freins que les pneus hurlèrent, tandis qu'une odeur de caoutchouc brûlé envahissait l'air.
— Allons, Barrons, vous pouvez bien l'avouer, dis- je. Je me suis débrouillée comme un chef.
Non seulement j'étais sensible au Sinsar Dubh, mais je percevais la présence de tous les Objets de Pouvoir des faës - les OP, comme je les appellerais bientôt. Et pour tout dire, j'étais sacrément fière de la façon dont j'avais dérobé ce premier trophée.
Nous étions rentrés à la librairie à la vitesse de la lumière et nous nous trouvions à présent assis dans le coin lecture situé à l'arrière de la boutique, qui semblait être devenu notre quartier général.
— Si je mets de côté, répondit Barrons en tournant la boîte entre ses mains, le fait que vous avez laissé votre carte de visite à la vue de tous, ce qui était profondément stupide, je dirais qu'au moins vous avez eu la bonne idée de ne pas vous faire tuer. Pour l'instant.
Je marmonnai une vague protestation, mais quelque chose me disait que ces tièdes éloges représentaient ce que Jéricho Barrons avait de mieux à
m'offrir en matière de compliments.
Lorsque je lui avais expliqué que j'avais laissé derrière moi quelques objets personnels, il avait pilé net au milieu de la route, au péril de nos vies. Puis, se souvenant que nous n'étions qu'à une faible distance du manoir de Mallucé, il avait redémarré au quart de tour et foncé vers la ville comme s'il avait le diable aux trousses.
— Je n'avais pas le choix, lui répétai-je pour la dixième fois. Comme je vous l'ai déjà dit, mon sac à main était trop rempli pour que j'y ajoute quoi que ce soit.
Je cherchai son regard, mais il n'avait d'yeux que pour la boîte, dont il essayait en vain de trouver le mécanisme d'ouverture.
— Très bien, dis-je, vexée. La prochaine fois, je suivrai vos conseils avisés et je laisserai l'objet là où il est. Vous êtes satisfait ?
Il darda sur moi un regard hautain.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, mademoiselle Lane, et vous le savez très bien.
— Dans ce cas, répliquai-je en imitant son expression supérieure, ne me reprochez pas d'avoir agi de la seule façon possible. Je ne pouvais pas le cacher sous ma jupe ni dans mon soutien-gorge.
Ses yeux se posèrent sur mon décolleté, où ils s'attardèrent quelques instants. Lorsqu'il reporta son attention sur la cassette, je laissai échapper un long soupir, comme si, sans m'en rendre compte, j'avais retenu mon souffle. Puis je demeurai immobile, en proie à un trouble indescriptible.
Barrons venait de poser sur moi le regard le plus brûlant, le plus sensuel, le plus sexuellement explicite que j'aie jamais vu... et j'étais à peu près certaine qu'il ne s'en était même pas rendu compte.
Quant à moi, j'avais les joues en feu, le souffle court, les seins envahis d'une chaleur lourde. Ce qui n'avait aucun sens. Car même si Jéricho Barrons n'avait que sept ou huit ans de plus que moi, même si je n'étais pas aussi insensible que je l'aurais voulu à son physique de beau ténébreux, nous ne faisions pas partie du même monde. Les gazelles ne fraient pas avec les lions, surtout lorsqu'ils sont affamés de chair fraîche...
Après un long moment de stupeur, je secouai la tête pour chasser le souvenir de ce regard si torride et fis dévier la conversation vers l'objet qu'il tenait entre ses mains.
— Eh bien, de quoi s'agit-il, d'après vous ?
Les sensations qu'éveillait en moi la petite cassette noire n'avaient aucun rapport avec celles que j'avais éprouvées en présence des photocopies du Sinsar Dubh. En dépit des spasmes de dégoût qui m'avaient saisie lorsque j'étais entrée dans la salle où se tenait Mallucé, j'étais parvenue à
me maîtriser durant toute la visite, y compris quand j'avais remarqué
l'objet et que je m'en étais approchée.
J'avais profité de l'échange d'amabilités auquel s'étaient livrés les deux adversaires pour procéder à un échange furtif. Le contact avec la boîte avait été fort déplaisant, mais pas au point que mes nausées me trahissent.
— Si cette cassette est ce que je crois qu'elle est, répondit Barrons d'un ton rêveur, elle est presque aussi importante que le Livre Noir lui-même.
En tout état de cause, elle nous sera précieuse.
Puis, après l'avoir de nouveau manipulée, il s'exclama d'un ton satisfait :
— Ah ! J'y suis...
J'entendis une série de légers déclics métalliques, puis le couvercle s'ouvrit. Incapable de réprimer ma curiosité, je me penchai pour examiner le contenu de la boîte.
Dans un écrin de velours noir se trouvait une pierre translucide couleur de nuit. Elle semblait avoir été taillée à coups rapides et précis dans un autre morceau de roche, bien plus volumineux. Lisse à l'extérieur et rugueuse sur ses faces internes, elle était couverte des deux côtés de caractères runiques en relief. Une étrange luminescence bleutée l'entourait, qui prenait à ses angles les plus aigus des nuances fuligineuses.
Le simple fait de la regarder me donnait des frissons.
— Tout compte fait, murmura Barrons, qui semblait perdu dans sa contemplation, je vous tire mon chapeau, mademoiselle Lane. Certes, vous avez agi avec maladresse, mais vous m'apportez sur un plateau la deuxième des quatre pierres sacrées indispensables au décryptage du Sinsar Dubh...
— Où est la première ?
— Elle se trouve dans ma cave, répondit-il, tout en caressant d'une main rêveuse les lettres qui couraient sur les flancs bleutés de l'objet.
Je tendis l'oreille, intriguée. Avais-je bien entendu ? Il me semblait que la pierre bourdonnait !
— Pourquoi fait-elle ce bruit ? m'enquis-je.
La curiosité l'emportait à présent sur la méfiance, et je commençais à me demander quels autres trésors Barrons dissimulait dans sa cave.
— Je crois qu'elle perçoit la présence de sa pareille. Il est dit que si les quatre pierres sont de nouveau réunies, elles feront entendre le Chant-qui-forme.
— Vous voulez dire qu'elles vont créer quelque chose ?
Barrons secoua la tête.
— Il n'y a pas dans le langage des faës d'équivalents pour « créer » et «
détruire ». Il n'existe que « former », avec son corollaire obligé, «
déformer ». « Faire » et « défaire », si vous préférez.
— Ils n'ont pas beaucoup de vocabulaire, fis-je observer.
— Détrompez-vous, on ne peut être plus précis. Si vous y réfléchissez bien, vous comprendrez que cela fait sens. Tenez, par exemple, si cela fait sens, cela défait de la confusion.
— Pardon ?
En ce qui me concernait, loin de défaire de la confusion, ses propos ne faisaient qu'en ajouter.
— Afin de former quelque chose, mademoiselle Lane, vous devez d'abord déformer ce qui est à la base du processus. Si vous partez de rien, vous défaites du néant pour le remplacer par quelque chose. Pour les Tuatha Dé Danaan, il n'y a pas de différence entre la notion de création et celle de destruction. Il n'y a que la permanence ou le changement.
Je suis une fille pratique. J'ai toujours été nulle en philo, et L'Être et le Néant m'est tombé des mains quand j'ai voulu le lire. Après Sartre, j'ai essayé Kafka. Tout ce que j'ai retenu de La Métamorphose, c'est l'affreuse pomme pourrie incrustée dans le dos du cafard. Quant à
l'incompréhensible histoire de Borges à propos d'Achille et de sa tortue, elle ne m'a rien appris du tout, sinon que je préférais largement Une souris verte. Ça sonnait mieux, et on pouvait sauter à la corde en le chantant.
Si je résumais à ma façon ce que Barrons venait de me dire, non seulement les faës se fichaient bien de savoir si j'étais vivante ou morte, mais ils ne faisaient aucune différence entre les deux. Tout ce qu'ils voyaient, c'était que dans le premier cas, je pouvais marcher, parler ou m'habiller toute seule, et que dans le second, je n'en étais plus capable, un peu comme si on m'avait enlevé mes piles.
Je me dis alors que je pourrais bien en arriver à haïr les faës.
— Où as-tu planqué ce foutu cahier, Alina ?
Tout en adressant une prière d'excuse à ma mère, je m'emparai d'un coussin éventré et le lançai à travers la pièce dévastée en hurlant une série de jurons plus imagés les uns que les autres.
Un nuage de plumes s'envola, tandis que ce qui restait du coussin heurtait une aquarelle encadrée représentant une maisonnette au toit de chaume avec la mer à l'arrière-plan, fixée au-dessus du lit - l'un des rares objets à avoir échappé au massacre -, qui se décrocha sous le choc. Par chance, le tableau tomba sur le matelas et ne se brisa pas. Par malchance, il ne révéla dans sa chute aucune cache ménagée dans le mur.
Désespérée, je me laissai choir sur le sol, le dos contre la cloison, et levai les yeux au plafond... où, bien entendu, je ne trouvai aucune inspiration.
Je ne savais plus où chercher. J'avais passé l'appartement d'Alina au peigne fin, fouillé tous les endroits où, autrefois, elle dissimulait son cahier. Sans le moindre résultat. Non seulement son journal restait introuvable, mais je m'étais rendu compte qu'un certain nombre d'objets avaient également disparu, entre autres, ses albums photo et son agenda à couverture à fleurs.
Alina tenait son agenda avec le même soin que ses carnets de bord quotidiens, et je savais qu'elle avait emporté deux albums photo à
Dublin, l'un de sa famille et de ses amis d'Ashford, pour les montrer à
ses nouveaux camarades, et un autre, vide, destiné à être rempli pendant son séjour irlandais.
En dépit de mes efforts, je n'avais déniché aucun de ces documents.
J'avais poussé la conscience - ou le vice - jusqu'à m'arrêter en chemin dans un magasin de bricolage pour acheter un marteau fendu, dont je m'étais servie pour briser sa penderie. Devant l'absence de résultat, j'avais arraché toutes les moulures et les panneaux en faisant levier sur les bords disjoints avec la tête de l'outil. J'avais brisé le manteau de la cheminée pour explorer les moindres recoins. J'avais frappé sur les lattes du parquet dans l'espoir que l'une d'entre elles sonnerait creux et révélerait une cachette. J'avais soumis à un examen minutieux le moindre meuble, regardé jusque dans le réservoir des toilettes.
Rien, rien, rien !
Si Alina avait effectivement laissé son journal dans cet appartement, cette fois-ci, elle avait été plus forte que moi. Je ne voyais plus qu'une solution : la démolition systématique de l'endroit. Et une fois que j'aurais fait tomber les murs, abattu les placards et arraché tout le parquet, il ne me resterait plus qu'à acheter l'immeuble entier pour réparer les dégâts.
Hélas, j'étais loin d'avoir autant d'argent, et je ne connaissais aucun millionnaire...
Aucun ? Mais si ! Un dénommé Jéricho Barrons. Et s'il rechignait à
mettre la main au portefeuille, j'avais de quoi l'appâter : rien de moins que des renseignements sur l'endroit où se trouvait le Sinsar Dubh. Les dernières paroles de ma sœur résonnaient encore à mes oreilles. Je sais à
quoi cela ressemble, et où...
J'en aurais mis ma main au feu, Alina avait consigné dans son journal de précieuses informations. La seule question était de déterminer si je pouvais me fier à Barrons, et jusqu'à quel point.
Je demeurai immobile un long moment, le regard perdu dans le vide.
Que savais-je de Barrons, exactement ? J'aurais pu poser des questions à
Fiona, qui le connaissait probablement bien, mais elle était elle- même difficile à cerner.
En revanche, j'avais une certitude. Il serait très fâché contre moi la prochaine fois qu'il me verrait. Ses dernières instructions, qu'il m'avait données avec sa morgue habituelle au moment où je montais me coucher, morte de fatigue, ce matin même à l'aurore, avaient été on ne peut plus précises.
— Je vais avoir un certain nombre de choses à faire dans la journée, mademoiselle Lane. Vous resterez au magasin jusqu'à mon retour. Fiona vous procurera tout ce dont vous pourrez avoir besoin.
J'avais superbement ignoré ses ordres. Peu après mon réveil, aux environs de 14 heures, j'étais descendue à pas de loup et je m'étais échappée par l'allée de derrière.
Je n'allais pas me laisser impressionner par ce grossier personnage, et de toute façon, j'avais une mission : trouver l'assassin d'Alina. Si je commençais à céder aux caprices de l'orgueilleux Barrons, autant réserver une place sur le premier vol en partance pour la Géorgie et retourner me réfugier chez papa et maman !
N'en déduisez pas que j'étais inconsciente du danger. Je me doutais que la Chose aux mille bouches rôdait dans les parages, à la recherche d'une version blonde de moi-même. Je savais aussi que, pendant que Mallucé
dormait sur ses deux oreilles dans quelque cercueil capitonné de velours cramoisi, ses hommes fouillaient la ville à la recherche d'une voleuse en jupe arc-en-ciel.
Je ne les craignais pas. Sous ma nouvelle apparence de fille invisible, personne ne me reconnaîtrait. J'avais attaché mes cheveux, avant de les glisser sous une casquette à visière bien enfoncée sur ma tête. Je portais un vieux jean usé, un tee-shirt extra-large qui avait été noir dans une autre vie et que j'avais volé à mon père, et une paire de tennis râpées.
En outre, je n'avais ni bijou, ni foulard, ni ceinture ; j'avais remplacé
mon sac à main par une pochette de papier kraft et, ce qui était un exploit sans précédent pour moi, je ne portais pas une trace de maquillage. Rien, pas même un soupçon de baume à lèvres coloré. La sensation était inhabituelle pour moi, qui ai besoin d'hydrater souvent ma peau - sans doute parce que je viens d'une région aux étés brûlants, où c'est une nécessité vitale.
Enfin, pour parfaire l'illusion, j'avais acheté une grosse paire de lunettes dans un magasin de farces et attrapes et je l'avais accrochée au col de mon tee-shirt.
Cela ne constitue pas un déguisement ? Détrompez- vous ! Moi qui ai passé bien du temps à observer les gens, je peux vous dire qu'on remarque en général les jolies jeunes femmes bien habillées. À l'inverse, on ne prête qu'une attention modérée à celles qui ne savent pas se mettre en valeur. De quelconques, elles deviennent pratiquement...
invisibles.
Comme celle que j'étais. Je n'avais jamais été aussi passe-partout que ce jour-là, et vous n'imaginez pas à quel point j'en étais fière ! Je n'étais pas parvenue à me rendre franchement laide, mais j'étais devenue la fille que vous pouvez croiser dix fois par jour sans même la remarquer.
Exactement ce qu'il me fallait.
Je consultai ma montre et me relevai. Presque 19 heures. J'avais passé
tout l'après-midi dans l'appartement, à la recherche du journal d'Alina.
Barrons avait l'habitude de rentrer au magasin peu après 20 heures, et je voulais être de retour avant lui. Je savais que Fiona me dénoncerait, mais il se calmerait vite en constatant que j'étais rentrée saine et sauve.
En revanche, je préférais ne pas penser à sa colère s'il croyait son détecteur personnel d'Objets de Pouvoir perdu...
Je ramassai donc la pochette de papier kraft qui me tenait lieu de sac à
main, chaussai mes affreuses lunettes, descendis ma casquette bas sur mon front et sortis de l'appartement, en prenant soin d'éteindre la lumière et de verrouiller la porte derrière moi.
Lorsque je quittai l'immeuble, l'air était tiède et le soleil roulait vers l'horizon dans un ciel strié d'orange et de rose. C'était une magnifique soirée d'été.