Prologue

Ma philosophie tient en quelques mots : si personne n'essaie de me tuer, c'est une bonne journée.

Autant vous le dire, ça ne va pas très fort, depuis quelque temps. Depuis, plus précisément, la chute des murs qui séparaient les hommes des faës.

Au demeurant, je ne connais pas un sidhe-seer vivant qui puisse se vanter d'avoir passé une bonne journée depuis ce moment-là.

Avant que ne soit scellé le Pacte entre les humains et les faës - soit vers l'an 4000 avant Jésus-Christ, pour ceux qui ne sont pas trop calés sur le sujet -, la situation était simple : les Traqueurs nous chassaient et nous abattaient sans sommation.

Puis le Pacte interdit aux faës de répandre le sang humain. Au cours des six millénaires qui suivirent, à quelques siècles près, ceux qui étaient dotés de la Vision Vraie - des gens comme moi, qui ne pouvaient être trompés par le charme des faës - furent pris et jetés en captivité dans les geôles de Faery, où ils croupirent jusqu'à leur fin. La seule différence avec la période précédant le Pacte, c'est qu'au lieu d'être tués sur le coup, ils mouraient de mort lente dans les prisons unseelie...

Contrairement à certaines personnes de ma connaissance, je ne nourris aucune fascination pour les faës. Ceux-ci agissent sur vous, à leur façon, comme une drogue. Si vous leur cédez, ils font de vous leur esclave. Si vous leur résistez, ils n'y parviennent jamais.

À présent que les murs sont tombés, les Traqueurs sont revenus pour nous exterminer jusqu'au dernier. Comme si c'était nous, le fléau qui menace cette planète...

Aoibheal, la souveraine seelie de la Lumière, n'est plus sur son trône.

Personne ne sait où elle est, et certains commencent même à se demander si elle vit encore. Depuis sa disparition, Seelie et Unseelie souillent notre monde de leur guerre sanglante, et au risque de passer pour une rabat-joie, j'ai la conviction que les seconds sont en passe de l'emporter sur leurs frères plus pacifiques.

Ce qui est une très, très mauvaise chose.

N'allez pas en déduire que je préfère les Seelie. Loin s'en faut ! En ce qui me concerne, un bon faë est un faë mort. Seulement, les Seelie sont moins dangereux que les Unseelie. Ils ne nous abattent pas à vue. Ils préfèrent nous garder pour un autre usage.

Le sexe.

Car ils ont beau nous prendre pour des simples d'esprit, ils apprécient nos performances amoureuses.

Lorsqu'ils ont obtenu d'une femme ce qu'ils voulaient, la malheureuse n'est plus que l'ombre d'elle-même. Possédée par une fièvre sensuelle, elle est la proie d'appétits charnels qu'elle n'aurait jamais dû découvrir et ne pourra jamais assouvir. C'est une maladie dont la guérison est longue et semée de rechutes...

Mais au moins, on y survit. Ce qui laisse une chance à celle qui en est la victime de se battre pour retrouver sa vraie personnalité et envoyer ces saletés de faës au diable.

Mais je m'éloigne de mon propos.

Mon histoire a commencé de la façon la plus banale qui soit, ni par un soir d'orage ni par une nuit sans lune. Aucun signe annonciateur ne l'avait précédée : pas le moindre roulement de tambour à vous glacer le sang, ni l'ombre d'un message cabalistique à la surface de ma tasse de thé, encore moins de mauvais présages dans le ciel.

Tout a débuté en douceur, presque en catimini, comme la plupart des catastrophes. Un papillon bat des ailes à l'autre bout du monde, un courant d'air s'élève, le vent tourne, un front chaud heurte un front froid, quelque part au-dessus d'un continent lointain, et avant que vous ayez eu le temps de comprendre ce qui se passe, une tornade colossale se forme au-dessus de votre tête. Lorsque vous prenez conscience du danger, il est déjà trop tard. Il ne vous reste plus qu'à fermer les écoutilles et à limiter la casse.

Au fait, je m'appelle MacKayla Lane. Mac pour les intimes. Je suis une sidhe-seer, mais je ne l'ai appris que très récemment.

La bonne nouvelle, c'est que nous sommes plus nombreux que je ne le pensais au début.

La mauvaise, que nous sommes le dernier rempart contre le chaos.

1

Un an plus tôt

9 juillet, Ashford, Géorgie, États-Unis

Température : 34 °C à l'ombre. Taux d'humidité de l'air : quatre-vingt-dix-sept pour cent.

Dans le Sud profond, l'été est d'une chaleur suffocante. En revanche, il n'y a pratiquement pas d'hiver, ce qui me convient à merveille. J'aime à

peu près toutes les saisons : l'automne avec son cortège de nuages et de crachin, un temps idéal pour rester à la maison avec un bon bouquin ; l'été et son ciel d'un bleu éclatant - sauf l'hiver. La neige, le verglas, très peu pour moi. Je me suis toujours demandé comment les gens du Nord pouvaient supporter la rudesse de leur climat... et surtout, pourquoi ils le faisaient. Mais je suppose que c'est une bonne chose qu'ils s'en satisfassent. Sinon, ils voudraient tous vivre ici, et il n'y aurait pas assez de place pour tout le monde.

En vraie fille du Sud habituée aux températures caniculaires, je prenais un bain de soleil au bord de la piscine de mes parents, vêtue - si l'on peut dire - d'un bikini à pois roses idéalement assorti à mon nouveau vernis à

ongles Rêve de Grenadine. Paresseusement étendue sur un transat, j'avais relevé mes longs cheveux blonds sur le sommet de mon crâne en l'un de ces chignons grotesques que l'on ne peut se permettre que dans l'intimité de sa salle de bains, ou lorsqu'il n'y a personne à l'horizon. Mes parents étaient absents. Pour fêter leurs trente ans de mariage, ils s'étaient offert une croisière dans les îles qui avait débuté quinze jours plus tôt à Maui et devait s'achever une semaine plus tard à Miami.

Depuis leur départ, je travaillais activement à mon bronzage. Entre deux siestes, je plongeais dans l'eau bleue pour me rafraîchir, avant de m'étendre de nouveau au soleil.

Mon iPod branché sur la chaîne hi-fi de mon père, sur la table en teck de la terrasse, j'écoutais la sélection de chansons que j'avais spécialement préparée en vue de mes séances de farniente : un choix des cent meilleurs tubes des vingt ou trente dernières années, option « Ne fatiguons pas nos méninges ».

« What a Wonderful World », s'extasiait Louis Armstrong, et dans l'ensemble, j'étais bien d'accord avec lui. Je dois reconnaître que je ne suis pas toujours en phase avec ma génération, laquelle est en général persuadée qu'il n'y a rien de plus cool que d'afficher son cynisme et ses airs blasés dans les soirées étudiantes.

J'avais pris soin de placer sur la table un verre de thé glacé et le combiné

du téléphone, au cas où mes parents auraient eu envie de me donner de leurs nouvelles. Ils ne devaient pas faire escale avant le lendemain, mais leur bateau avait déjà, par deux fois, eu de l'avance sur le programme, et pour rien au monde je n'aurais manqué un appel d'eux. Depuis que j'avais laissé tomber mon portable dans la piscine, quelques jours plus tôt, je conservais en permanence le sans-fil à portée de main.

Autant l'avouer, papa et maman me manquaient sérieusement.

Lorsqu'ils étaient partis, la perspective d'avoir enfin la maison pour moi toute seule m'avait littéralement transportée de joie. Je vivais encore avec ma famille, et lorsque mes parents étaient là, la maison prenait parfois de désagréables allures de moulin. Tout le monde entrait et sortait à sa guise ! Les amies de maman, les copains de golf de papa, les dames de la paroisse, sans parler des gamins du voisinage qui poussaient la porte sans frapper, avec, comme par hasard, leur maillot de bain sur eux...

Pourtant, après deux semaines de solitude, je commençais à m'ennuyer ferme. La maison était d'un calme presque inquiétant, surtout le soir. À

l'heure du dîner, je tournais en rond. Et je mourais de faim.

Maman était un vrai cordon-bleu, et je m'étais lassée des pizzas, chips et hamburgers surgelés. Je comptais les jours en pensant aux poulets rôtis, aux salades de légumes frais bien croquants, aux tartes maisons qu'elle nous préparait. En prévision de son retour, j'étais allée faire une razzia au supermarché, afin que les placards soient pleins et qu'elle puisse nous mitonner un de ces petits dîners dont elle avait le secret.

J'ai toujours eu un bon coup de fourchette et la chance que cela ne se voie pas puisque, malgré ma gourmandise, j'ai une poitrine ronde mais la taille fine.

Comme je le disais souvent, j'ai un bon métabolisme. « Attends d'avoir trente ans ! répondait en général ma mère. Et quarante. Et cinquante... »

À quoi papa répondait invariablement : « Plus il y en a, meilleur c'est, Rainey ! » tout en la couvant d'un regard indécent. J'adorais mes parents, mais j'aurais parfois aimé qu'ils se montrent un peu plus discrets.

Bref, c'était une vie paradisiaque, mis à part le fait que papa et maman me manquaient terriblement, ainsi que ma grande sœur Alina, qui se trouvait alors en Irlande pour ses études. Je n'attendais qu'un moment : celui où toute la famille serait de nouveau réunie.

Il faut croire que c'était trop de bonheur pour une seule personne et que cela contrariait le destin...

Lorsque le téléphone sonna, je décrochai en pensant que c'étaient mes parents.

Ce n'était pas eux.

C'est étrange comme le geste le plus anodin peut faire basculer complètement votre existence.

Décrocher un téléphone, par exemple.

Au moment où je posai la main sur le combiné, ma sœur Alina était a priori vivante. Lorsque je pris la communication, une page se tourna définitivement dans ma vie. Il y aurait désormais un avant et un après.

Avant, les seules vies que j'avais vues basculer, c'était au cinéma, ou dans les romans que je dévorais avec passion. Avant, ma vie n'était qu'une succession de moments heureux et insouciants. Avant, je pensais tout savoir : qui j'étais, à quel monde j'appartenais, ce que le futur m'apporterait.

Avant, je croyais avoir un avenir.

Ce n'est qu'après que j'ai commencé à comprendre que je ne savais rien du tout.

Il me fallut deux semaines après avoir appris que ma sœur avait été

assassinée pour recommencer à vivre - j'entends par là faire autre chose qu'enterrer Alina, couvrir sa tombe de roses blanches et pleurer toutes les larmes de mon corps.

Me lamenter ne la ferait pas revenir et ne m'aiderait en rien à supporter l'idée que le misérable psychopathe qui l'avait tuée se promenait tranquillement je ne sais où, tandis qu'elle gisait, froide et livide, six pieds sous terre.

Je ne garde qu'un souvenir très flou des jours qui suivirent son décès. Je sais seulement que je pleurais du matin au soir. Impossible de retenir mes larmes. Ce n'était pas seulement ma sœur que j'avais perdue ; c'était ma confidente, mon héroïne, ma meilleure amie.

Alina avait beau avoir quitté la maison depuis huit mois pour aller étudier à Trinity College, à Dublin, nous correspondions par e-mail tous les jours, et pas un week-end ne passait sans que l'une de nous ne téléphone à l'autre, de sorte que nous étions restées aussi proches qu'avant.

Du moins était-ce ce que je croyais. Si j'avais su à quel point je me trompais...

Nous avions décidé de prendre un appartement ensemble lorsqu'elle rentrerait au pays. Nous voulions nous installer en ville et nous inscrire à

l'université d'Atlanta, moi pour m'intéresser un peu plus sérieusement à

mes études, elle pour préparer son doctorat.

Ce n'était un secret pour personne, Alina était l'ambitieuse de la famille.

En ce qui me concernait, je me contentais d'un job de serveuse au Brickyard qui me permettait, puisque je continuais à vivre à la maison, de mettre de côté presque tout ce que je gagnais.

J'avais tout de même décroché mon bac et depuis, je fréquentais sans zèle excessif l'université du coin, où je ne choisissais que des cours tels que « Comment surfer sur Internet » ou « En voyage, respectons les convenances ». Le minimum syndical pour que papa et maman puissent espérer qu'un jour, peut-être, j'aurais un Vrai Boulot dans la Vraie Vie.

Ce qui est certain, c'est que, animée ou non de grands projets, j'avais réellement décidé de prendre ma vie en main dès le retour d'Alina.

Lorsque j'avais dit au revoir à ma sœur à l'aéroport, quelques mois auparavant, pas un instant je n'avais imaginé que je ne la reverrais jamais vivante. Pour moi, la présence d'Alina était aussi évidente que le retour du soleil chaque matin. Elle avait vingt-quatre ans, moi vingt-deux, nous avions l'éternité devant nous. La trentaine était à des années-lumière, la quarantaine dans une autre dimension. La mort ? Qu'allez-vous chercher là ? Cela n'arrivait qu'aux très, très vieilles personnes !

Enfin, c'était ce que je croyais...

Au bout de deux semaines, mes larmes se tarirent, ma vue s'éclaircit, sans doute parce que j'avais épuisé toutes les ressources en eau de mon corps. Ma douleur, en revanche, était intacte. C'était même elle qui me gardait en vie. Quant à mon âme, elle était assoiffée de réponses. De justice.

De vengeance.

Mais j'avais la désagréable impression d'être la seule dans ce cas.

Quelques années plus tôt, à l'occasion d'un cours de psychologie appliquée, j'avais appris que le deuil se faisait en plusieurs étapes. Pour ma part, il me semblait que j'avais sauté la première case, le « déni de mort », pour bondir à pieds joints dans la deuxième, celle de l'insupportable douleur.

En l'absence de mes parents, j'avais été la seule à pouvoir identifier le corps de ma sœur. Le spectacle n'était pas joli à voir, mais il avait au moins eu un mérite : celui de m'interdire tout « déni de mort ».

Quinze jours plus tard, j'entrais dans la troisième phase. La colère. Si j'en croyais mes cours, la quatrième, celle de la dépression, était censée arriver ensuite, suivie de la dernière, l'acceptation - en admettant que l'équilibre mental de la personne concernée (moi) le permette.

Je pouvais déjà discerner les premiers signes de cette ultime étape dans mon entourage proche, comme si mes parents étaient passés directement de la stupéfaction au renoncement. Ils parlaient, à propos du meurtre d'Alina, d'acte de violence gratuite, de fatalité à laquelle on ne pouvait rien, de vie qui devait continuer. Ils étaient même persuadés que la police faisait bien son travail !

Mon équilibre mental n'allait pas jusque-là. D'ailleurs, je n'avais qu'une confiance modérée dans le travail des policiers chargés de l'enquête sur le meurtre de ma sœur, là-bas, en Irlande.

Accepter la mort d'Alina ?

Cela ne me ressemblait pas.

— Tu n'iras pas là-bas, Mac. Point final.

Maman était dans la cuisine, la taille ceinte d'un tablier aux couleurs vives, les mains couvertes de farine.

Elle faisait de la pâtisserie. Et de la cuisine. Et du ménage. Et encore de la pâtisserie... Une véritable tornade domestique. C'était sa façon à elle, née et élevée dans le Sud profond, d'apprivoiser la mort. Ici, lorsqu'elles perdent un être cher, les femmes noient leur chagrin dans les tâches ménagères. Elles ne savent pas faire autrement.

Voilà une heure que nous nous disputions. Un inspecteur de Dublin avait appelé la veille au soir pour nous dire qu'il était désolé, mais qu'en l'absence de pièces à conviction, de piste et de témoins, l'enquête était dans une impasse. Il nous informait donc officiellement que le dossier d'Alina allait être transmis au Bureau des affaires non résolues - lequel n'était rien d'autre, pour quiconque savait lire entre les lignes, qu'une salle d'archives poussiéreuse dans un quelconque sous-sol de Dublin, mal éclairée et parfaitement oubliée du reste du monde.

En dépit de sa promesse de réexaminer le cas à intervalles réguliers, dans l'espoir de trouver de nouveaux indices, et d'y apporter toute l'attention requise, le message était clair. Alina était morte, son corps avait été transporté dans son pays d'origine, tout cela ne concernait plus la police.

Elle renonçait, elle aussi. Après trois petites semaines d'enquête bâclée.

Un record !

— Tu peux être sûre que si on vivait là-bas, ils n'auraient pas abandonné

aussi vite, dis-je sans cacher mon amertume.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Mac, dit maman en écartant une mèche blond cendré de ses yeux bleus cernés par les nuits d'insomnie.

— Alors, donne-moi au moins une chance de comprendre ce qui s'est passé. Laisse-moi partir pour l'Irlande !

Ses lèvres se pincèrent en une fine ligne blanche.

— Il n'en est pas question. J'ai déjà perdu une fille dans ce pays, je n'ai pas envie qu'une autre y laisse sa peau.

Impossible de la convaincre. Je m'y efforçais pourtant depuis le moment où, pendant le petit déjeuner, j'avais annoncé ma décision de partir à

Dublin afin de voir par moi-même ce qu'avait fait la police pour retrouver le meurtrier d'Alina.

J'avais l'intention de demander une copie du dossier et de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour inciter la police à rouvrir l'enquête.

J'allais donner un visage et une voix - que j'espérais aussi éloquente que possible - à la famille de la victime. Je ne pouvais me défaire de l'idée que si quelqu'un, à Dublin, parlait et agissait au nom d'Alina, l'affaire serait traitée avec plus de sérieux.

J'avais tenté de convaincre mon père, mais sans plus de succès. Aveuglé

par le chagrin, il ne me voyait même pas... et lorsqu'il posait son regard sur moi, une telle expression de détresse se peignait sur son visage que j'aurais souhaité être invisible. Mes traits étaient différents de ceux d'Alina, mais j'avais sa blondeur et ses iris vert clair. Dans ces moments-là, j'aurais tout donné pour être, comme papa, brune aux yeux marron.

Pour ne pas lui rappeler son enfant perdue...

Dans les jours qui avaient suivi les obsèques, il avait déployé une activité

fébrile, passé d'innombrables coups de téléphone, activé tous ses réseaux professionnels et amicaux. L'ambassade, avec amabilité, l'avait dirigé sur Interpol. Là, on l'avait fait patienter quelques jours, « le temps d'examiner le dossier », avant de lui suggérer diplomatiquement de s'adresser... à la police de Dublin. Une fois revenu au point de départ, papa s'était entendu opposer les mêmes arguments qu'avant. Pas de preuves. Pas d'indices. Aucune piste. Le mieux serait de contacter votre ambassade, monsieur.

Il avait alors appelé la police d'Ashford : non, ils ne pouvaient en aucun cas se rendre en Irlande pour mener leur propre enquête. Il avait rappelé

celle de Dublin : étaient-ils bien certains d'avoir interrogé tous les camarades et professeurs d'Alina ? Là, je n'avais pas eu besoin d'entendre la réponse du fonctionnaire pour comprendre que l'insistance de papa commençait à taper sur les nerfs des Irlandais.

En désespoir de cause, il avait joint un de ses anciens amis du lycée qui occupait un poste élevé au gouvernement. Je ne savais pas ce que ce dernier lui avait dit, mais papa avait raccroché d'un geste d'automate, s'était enfermé dans son bureau et n'en était plus sorti.

L'ambiance à la maison était devenue invivable. Maman continuait à

jouer les derviches tourneurs dans la cuisine, papa broyait du noir dans le bureau, et pour ma part, j'éprouvais la désespérante impression d'être inutile à ceux que j'aimais.

Pendant ce temps, de l'autre côté de l'Atlantique, la piste refroidissait de jour en jour. Il fallait que quelqu'un fasse quelque chose, sans attendre.

— Je pars, dis-je sur une impulsion. Et je me fiche de savoir si vous êtes d'accord ou non.

Maman fondit en larmes, jeta sur le plan de travail le beignet qu'elle venait de sortir de la friteuse et quitta la cuisine en arrachant son tablier.

J'entendis la porte de sa chambre claquer à l'autre bout de la maison.

S'il y a une chose qui m'est insupportable, c'est de voir ma mère pleurer.

Je montai dans ma chambre, le cœur serré. Maman n'avait-elle pas versé

assez de larmes ces derniers temps ?

J'ôtai mon pyjama, pris une douche, m'habillai et, désœuvrée, allai me poster devant la porte de la chambre d'Alina. Combien de fois avais-je poussé ce battant pour rejoindre ma sœur et discuter jusqu'à l'aube ?

Combien de fois était-elle venue me rejoindre lorsqu'elle avait fait un mauvais rêve ?

Aujourd'hui, ce temps était révolu. Je restais seule avec mes cauchemars.

Ressaisis-toi, Mac. Sur un coup de tête, je pris les clés de ma voiture, quittai la maison et me dirigeai vers le centre-ville. Si je demeurais une heure de plus dans cette maison, j'allais y laisser ma santé mentale.

En chemin, je me souvins que mon portable avait fait une chute fatale dans la piscine et m'arrêtai au centre commercial pour acheter un nouvel appareil. Je choisis le modèle le moins cher et, avant de faire désactiver l'ancien, je consultai ma messagerie.

J'avais quatorze nouveaux messages, un record pour moi. Je ne suis pas une de ces filles pendues à leur portable du matin au soir, et l'idée de pouvoir être jointe en permanence m'a toujours mise mal à l'aise. Je n'ai jamais vu l'utilité de posséder un appareil qui prend des photos, se relie à Internet ou capte la radio. Je considère qu'un téléphone doit servir à

téléphoner, point final, mais j'ai parfois l'impression d'appartenir à une espèce en voie de disparition. Le seul gadget qui trouve grâce à mes yeux est mon iPod : je ne peux pas vivre sans musique.

Je retournai à ma voiture tout en passant mes messages en revue. La plupart dataient de plusieurs jours avant la mort d'Alina, et j'avais eu l'occasion, depuis, de parler à mes correspondants.

Je me souvins soudain que c'était quelques jours avant le décès de ma sœur que j'avais fait tomber mon portable dans la piscine. Était-il possible que, dans l'intervalle, elle ait tenté de m'appeler à ce numéro ?

Qu'elle m'ait laissé un message ? Si seulement je pouvais l'entendre une dernière fois, me consoler en me disant qu'elle avait été heureuse !

Le cœur battant, j'écoutai l'appel suivant... et faillis lâcher l'appareil. Une voix au timbre suraigu résonnait dans le petit haut-parleur, celle d'une femme en proie à une peur panique.

— Mac ? Réponds, je t'en prie ! J'ai besoin de toi ! Je suis tombée directement sur ta messagerie. Pourquoi as-tu encore éteint ton portable ? Rappelle-moi dès que tu as mon message. C'est urgent.

Urgent, tu comprends ?

Malgré la chaleur oppressante qui régnait, un frisson glacial me parcourut.

— Mac, poursuivit Alina après un silence, ça ne va pas du tout. Je croyais savoir ce que je faisais... Je croyais qu'il voulait m'aider. Comment ai-je pu être aussi naïve ? J'étais amoureuse de lui... mais il est l'un d'entre eux. L'un d'entre eux, Mac !

Je regardai mon portable, comme si je pouvais y trouver les réponses aux questions qui se bousculaient dans mon esprit. Il ? Eux ? De qui parlait-elle ? Et d'abord, comment Alina pouvait-elle avoir aimé un homme dont elle ne m'avait pas parlé ? Nous nous disions tout ! Elle avait bien mentionné deux ou trois garçons qu'elle avait fréquentés depuis son arrivée à Dublin, mais jamais elle n'avait fait allusion à une relation plus sérieuse.

En me mordant les lèvres pour retenir un gémissement de colère et d'impuissance, je serrai ma main sur l'appareil, comme je l'aurais fait autour du bras de ma sœur pour la réconforter et la protéger du mystérieux danger qu'elle évoquait.

La voix d'Alina se brisa dans un sanglot, avant qu'elle ne poursuive, plus bas, sur le ton de quelqu'un qui craint d'être entendu :

— Il faut que je te parle, Mac. Il y a tellement de choses que tu ignores.

Tu ne sais même pas qui tu es ! J'aurais dû t'apprendre la vérité plus tôt, mais j'espérais pouvoir te protéger de ce qui me... de ce qui nous menace. Je vais essayer de rentrer à la maison, mais...

Un rire amer, désespéré, se fit entendre.

—... mais j'ai peur qu'il ne me laisse pas quitter le pays. Je te rappellerai dès que je... Oh, non ! Le voilà !

Je me figeai, le souffle coupé par l'angoisse. Alina reprit dans un murmure terrifié :

— Écoute-moi, Mac ! Il faut absolument que nous trouvions le...

Le mot suivant, qui ressemblait à shi-sadoo, était incompréhensible.

— Tout en dépendra, tu m'entends ? Il ne faut pas le leur laisser ! Nous devons mettre la main dessus avant eux. Il me ment depuis le début, mais maintenant, je sais à quoi cela ressemble, et où...

Silence.

La communication avait été coupée.

Je demeurai immobile, abasourdie. À quoi rimait ce message hallucinant ? Il devait y avoir deux Mac en moi. Celle qui vivait dans le monde réel, et celle qui planait tellement qu'elle était tout juste capable de s'habiller le matin et de mettre la bonne chaussure au bon pied.

La première Mac devait être morte en même temps qu'Alina, car elle ne savait manifestement rien de la vie qu'avait menée sa sœur.

Alina avait aimé un homme ! Comment était-il possible qu'elle ne m'en ait rien dit ? Elle avait observé le secret le plus absolu sur cette relation, et mon petit doigt me disait que je n'étais pas au bout de mes surprises.

Elle m'avait menti.

Pire : elle m'avait trahie.

Pour quelle raison avait-elle laissé dans l'ombre tout un pan de sa vie durant ces derniers mois ? De quoi avait-elle tenté de me protéger ? Quel mystérieux objet devions-nous retrouver ? Son meurtrier et son amant secret ne faisaient-ils qu'un ? Et pourquoi, pourquoi ne m'avait-elle pas dit le nom de ce dernier ?

Je consultai l'écran du portable pour voir de quand datait l'appel au secours d'Alina. Je frémis. Elle m'avait téléphoné à peine quelques heures après que j'avais laissé tomber mon appareil dans la piscine.

Dire que pendant qu'elle me demandait, terrorisée, de lui venir en aide, j'étais sur ma chaise longue, à fredonner à côté de mon portable hors service !

Je conservai avec soin le message d'Alina et passai au suivant, dans l'espoir qu'elle m'ait rappelé par la suite. Elle ne l'avait pas fait. Si j'en croyais les informations que nous avait communiquées la police de Dublin, ma sœur était décédée... voyons... environ quatre heures après m'avoir téléphoné. On n'avait retrouvé son corps que deux jours plus tard, au fond d'une impasse, dans un quartier excentré.

Je tentai de chasser de mon esprit cette dernière image, insoutenable. Je ne voulais pas non plus penser que si j'avais répondu à son message, j'aurais peut-être pu l'aider. Qu'elle aurait toujours été en vie.

Intriguée, j'écoutai de nouveau son étrange message. Qu'était donc un shi-sadoo ? Qu'avait voulu dire ma sœur par cette phrase : « Tu ne sais même pas qui tu es » ? Que signifiait cette histoire rocambolesque ?

À la troisième écoute, je connaissais par cœur les dernières paroles d'Alina. Son testament, en quelque sorte.

Il m'apparut rapidement qu'en aucun cas, je ne devais faire écouter ça à

mes parents. Non seulement cela ne pourrait qu'aggraver encore leur chagrin - si tant est que ce fut possible -, mais ils risquaient fort de m'enfermer dans ma chambre et de jeter la clé. Ils ne laisseraient pas partir le dernier enfant qu'il leur restait.

N'y avait-il donc rien à faire ?

Si. Prendre le premier vol pour Dublin, faire écouter le message à la police et exiger la réouverture de l'enquête sur la mort d'Alina. Les accusations de celle- ci ne constituaient-elles pas un motif suffisant ? Si elle avait eu une relation avec un homme, ils avaient probablement été

vus ensemble dans un lieu public. On devait pouvoir retrouver des témoins, remonter jusqu'à son amant... Et si ce dernier ne l'avait pas tuée, il pourrait nous aider à retrouver l'assassin, qui était « l'un d'entre eux ».

Je secouai la tête, partagée entre l'espoir et l'incrédulité.

Il fallait que je sache qui se cachait derrière ce eux.

2

Je découvris rapidement qu'il y avait une différence... que dis-je ? un gouffre, entre décider de partir pour Dublin et se retrouver pour de bon de l'autre côté de l'océan Atlantique, à six ou sept mille kilomètres de chez soi, totalement déphasé par le décalage horaire.

J'étais dans une rue pavée au cœur de cette ville étrangère sur laquelle le crépuscule tombait déjà, entourée de gens dont l'accent m'était parfaitement incompréhensible, et je regardais mon taxi s'éloigner tout en songeant que je ne connaissais personne à Dublin, ni en Irlande, ni même dans toute l'Europe...

J'étais totalement, absolument, désespérément seule.

Après un rapide passage à la maison, le temps de remplir une valise et de me disputer une dernière fois avec mes parents, j'étais allée à la banque prendre une carte de crédit internationale et j'avais sauté dans le premier avion en partance pour Dublin.

Je regardai autour de moi, soudain effarée par la portée de mon acte.

Que m'étais-je imaginé, au juste ? Qu'il me suffirait d'arriver en Irlande pour que, comme par miracle, toute la lumière se fasse sur la mort d'Alina ?

Avant de céder à la panique qui montait en moi, je pris ma valise et me dirigeai vers The Clarin House, la pension de famille où j'avais réservé

une chambre. J'avais choisi cet endroit pour sa proximité avec le petit appartement où avait vécu Alina, situé juste au-dessus d'un pub bruyant, et parce qu'il était ce que j'avais trouvé de moins cher dans ce quartier.

N'ayant aucune idée de la durée de mon séjour, je devais gérer soigneusement mon budget. J'étais bien décidée à ne quitter le sol irlandais qu'une fois ma mission accomplie, mais combien de temps me faudrait-il pour convaincre les Gardai, comme on appelait ici les policiers, de faire enfin leur travail ?

Pendant le vol, j'avais potassé deux vieux guides touristiques sur l'Irlande trouvés avant mon départ chez un bouquiniste proche de l'aéroport. En quelques heures, j'avais absorbé tout ce que je pouvais de l'histoire et de la géographie irlandaise, ainsi que des coutumes locales.

Cela ne faisait pas de moi une spécialiste du pays, mais au moins n'aurais-je pas l'air d'une parfaite ignorante.

Je poussai la porte du Clarin House et me dirigeai vers un comptoir de bois ciré, derrière lequel était assis un homme aux cheveux blancs.

— B'soir, m’zelle ! s'exclama-t-il joyeusement. Z'avez r'servé ? Pass' qu'en cette saison, ça va pas êt' commode d'trouver une place, pour sûr !

Interloquée, je me répétai mentalement ses paroles, au ralenti.

— Oh, réservé ? Oui, bien entendu. Tenez.

Je lui tendis le bon de confirmation que j'avais imprimé sur mon ordinateur, lorsque j'avais retenu une chambre par Internet.

Avec sa chevelure d'un blanc de neige, sa barbe impeccable, ses yeux pétillants de malice derrière des lunettes rondes et ses oreilles étrangement fines, l'homme ressemblait à un lutin tout droit sorti des contes et légendes de la verte Érin.

Pendant qu'il cochait mon nom dans son registre et me rendait mon papier, il trouva le temps de me citer une bonne dizaine de hauts lieux touristiques dont je ne devais sous aucun prétexte manquer la visite.

Du moins est-ce ce que je crus comprendre de son discours, débité à

toute allure et émaillé de tournures délicieusement archaïques. Il fallait que je regarde la réalité en face : j'allais devoir fournir un sérieux effort cérébral pour accoutumer mon oreille américaine aux inflexions musicales des Irlandais et à leur façon singulière de formuler leurs phrases. Mon interlocuteur parlait si vite qu'il aurait aussi bien pu me lire l'annuaire des chemins de fer, pour ce que je saisissais de ses paroles.

Quelques instants plus tard, j'arrivai au deuxième étage et j'insérai ma clé dans la serrure de la porte de ma chambre - « chambre » étant un bien grand mot, comme j'aurais dû m'y attendre étant donné la modicité

des tarifs de l'établissement.

La pièce, un carré de deux mètres cinquante de côté tout au plus, contenait un lit double coincé sous une étroite fenêtre, une méchante commode sur laquelle trônait une lampe d'un jaune sale et une chaise qui avait connu des jours meilleurs. À cela s'ajoutaient un lavabo sur pied d'un blanc douteux et une minuscule penderie toute de guingois équipée de deux cintres de métal tordu.

Il y avait bien une douche, mais elle se trouvait à l'autre bout du couloir, et c'était la seule pour tout l'étage.

Seuls efforts de décoration intérieure, si le terme n'est pas exagéré, un tapis aux nuances fanées de rose et d'orange, et un rideau assorti tiré

devant la fenêtre.

Je déposai ma valise et allai ouvrir cette tenture pour voir la ville dans laquelle Alina avait perdu la vie. Je n'avais aucune envie de la trouver belle, mais elle l'était cependant. La nuit était tombée, à présent ; Dublin brillait de tous ses feux. Il avait plu dans la journée. Sous un ciel d'encre, les pavés mouillés reflétaient les mille lueurs roses, bleues ou rouges des enseignes et des néons qui illuminaient la cité.

Jusqu'à présent, je n'avais vu l'architecture européenne, si élégante et impressionnante, que dans des films. Les façades des immeubles étaient ornées de pilastres, d'encorbellements, de boiseries sculptées. Ma pension était située à la périphérie de Temple Bar District, le quartier le plus vivant de la ville, si j'en croyais mes guides touristiques. Ici régnait en maître le craic - un terme d'argot irlandais que l'on pourrait approximativement traduire par « bamboche et fiesta à tous les étages ».

Les rues grouillaient de noctambules qui se rendaient de l'un des innombrables pubs de la ville à un autre. Selon James Joyce, un défi intéressant consisterait à traverser Dublin sans passer devant un seul pub, et d'après l'un des tracts publicitaires que m'avait donnés quelques minutes plus tôt le réceptionniste aux cheveux blancs, la ville en comptait plus de six cents. Un véritable patrimoine national, si j'en croyais le regard de fierté avec lequel le lutin de l'accueil m'avait montré

le papier.

Alina avait travaillé dur pour être admise dans les rangs des étudiants étrangers de Trinity College, mais elle avait aussi profité des plaisirs de Dublin, de l'énergie joyeuse qui régnait ici, de la vie estudiantine riche en soirées bien arrosées. Elle avait aimé Dublin de tout son cœur.

Je regardai la foule qui envahissait les rues, oppressée par le sentiment de ma propre insignifiance. Je n'étais rien ni personne, ici.

— Eh bien, deviens quelqu'un ! m'exhortai-je à mi- voix. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour Alina. Tu es son dernier espoir !

Pour l'instant, après vingt heures de voyage et trois escales, le dernier espoir d'Alina était affamé et épuisé. Ayant toujours été incapable de dormir si j'avais le ventre vide, je savais qu'il me fallait trouver de quoi me nourrir si je voulais pouvoir me reposer et être d'attaque le lendemain matin.

Dans ce cas, pourquoi ne pas commencer dès maintenant à devenir quelqu'un dans cette ville inconnue ? Après m'être rafraîchie et recoiffée, je passai une jupe de jean blanc qui rehaussait le bronzage de mes jambes, enfilai un twin-set lilas, et je quittai la pension pour explorer le Dublin nocturne.

Je poussai la porte d'un pub dont la façade accueillante promettait d'authentiques plats irlandais. Avec son allure pittoresque, cet endroit m'attirait plus que les établissements plus modernes situés alentour.

Tout ce que je voulais, c'était un bon repas chaud dans un coin tranquille. Je ne fus pas déçue. Après une solide assiette d'Irish stew accompagnée d'une tranche de pain, une part de cake au whisky et au chocolat et une chope de bière brune, j'avais déjà meilleur moral.

Une fois rassasiée, je commandai une deuxième bière et observai la salle avec curiosité. L'atmosphère était assez agréable. Alina était-elle venue ici ? Il me semblait presque la voir, assise à l'une de ces tables, riant avec un groupe d'amis... Ou bien là-bas, dans l'un de ces confortables box aux sièges de cuir alignés contre le mur de brique rouge.

Le bar, un ensemble imposant de cuivre et d'acajou surmonté de miroirs, occupait le centre de l'espace et était entouré de petites tables et de tabourets hauts. Je me trouvais à l'une d'entre elles.

La clientèle offrait des visages assez variés, depuis la jeunesse étudiante de la ville jusqu'aux couples de touristes retraités. Certains étaient vêtus avec recherche, d'autres attifés à la diable, mais tout ce petit monde semblait vivre en parfaite harmonie.

En tant que serveuse de bar, je suis toujours curieuse de voir à quoi ressemblent les autres établissements - ce qui fait leur originalité, qui les fréquente, les drames qui s'y déroulent... Car il y en a toujours.

Immanquablement, des amours s'y nouent, des querelles s'y règlent. Et je n'ai jamais connu de pub qui n'ait pas son client un peu bizarre ...

Celui-ci ne faisait pas exception.

Je venais de régler l'addition et de finir ma chope lorsqu'il fit son entrée.

Je le remarquai tout de suite... pour la bonne raison qu'il était impossible de ne pas le voir.

Il venait de passer devant ma table et me tournait le dos - un dos large, musclé, athlétique. Déjà, je savais que j'avais affaire à un client hors normes.

Malgré moi, mon regard s'attarda sur sa silhouette. C'était un homme grand, d'une carrure imposante, qui dégageait une impression de puissance presque animale. Il portait un pantalon de cuir noir, des bottes de cuir noir et, bien entendu, un tee-shirt noir.

J'ai passé assez de temps derrière un comptoir pour me forger une théorie sur la façon dont les gens s'habillent, et sur ce que l'on peut en déduire. Les hommes qui ne portent que du noir se répartissent en deux catégories : ceux qui cherchent les problèmes, et ceux qui sont un problème. Pour ma part, j'évite les premiers comme les seconds. J'ai également quelques hypothèses sur les femmes qui s'habillent en noir, mais ce n'est pas le sujet pour l'instant.

J'étais donc occupée à reluquer sans vergogne sa silhouette virile (problème ou non, il était un vrai régal pour les yeux) lorsque je le vis s'approcher du comptoir, se pencher par-dessus... et faucher une bouteille de pur malt !

Personne ne parut remarquer son manège.

Je ne pus retenir un haut-le-corps indigné. Comment allait réagir le barman lorsqu'il s'apercevrait, en faisant ses comptes, qu'il lui manquait l'équivalent d'une soixantaine de dollars ? Car le type en noir n'avait pas choisi la moins chère des marques !

Sans réfléchir, je descendis de mon tabouret. J'étais peut-être une étrangère ici, mais j'étais barmaid. Entre collègues, il faut se serrer les coudes.

C'est alors que l'homme pivota sur ses talons.

Je me figeai, un pied sur le sol, l'autre encore sur le barreau de mon siège. Dire qu'il était beau à couper le souffle serait vrai - j'en oubliai presque de respirer - mais ce serait largement insuffisant. Tenter une comparaison avec les stars hollywoodiennes les plus sexy serait encore en dessous de la réalité. Affirmer que les anges au ciel devaient être dotés d'un visage tel que le sien ne serait que l'ombre du commencement d'une description fidèle...

De longues mèches d'or pur, des iris si clairs qu'ils semblaient faits d'argent, un teint doré... Il était la créature la plus sublime que j'aie jamais croisée - et Dieu sait que j'avais vu de sacrés beaux gosses depuis que j'étais serveuse.

Je n'emploie pas au hasard le mot « créature ». Lorsque son regard croisa le mien, un frisson d'effroi me parcourut, tandis qu'une idée absurde s'imposait à mon esprit. Il y a en lui quelque chose d'inhumain.

Mal à l'aise, je remontai sur mon tabouret. J'avais toujours l'intention de dire au barman que l'homme en noir lui avait pris une bouteille, mais j'attendrais que le client se soit éloigné. Pour une raison que je ne m'expliquais pas, la seule perspective de me rapprocher de cet individu me donnait la chair de poule.

Hélas ! il ne semblait pas décidé à s'en aller. Je le vis s'adosser au comptoir, déboucher le whisky et en boire une longue rasade au goulot.

Soudain, il se produisit quelque chose d'étrange. Il me sembla que mes poils se hérissaient littéralement, tandis qu'un nœud douloureux se formait en moi. Puis ma vision se brouilla. J'étais toujours dans le pub, le regard rivé sur l'homme en noir, mais ce dernier n'avait à présent plus rien d'humain. Dans cette version de la réalité, il était même d'une laideur repoussante. Devant mes yeux effrayés se tenait une abomination sans nom, dont le masque de beauté se fissurait, laissant échapper, en lourdes volutes, une épouvantable odeur de putréfaction.

J'étais si proche de lui que j'en étais secouée de nausées.

Mais ce n'était pas le pire.

J'avais désormais la certitude que si je pouvais seulement ouvrir un peu plus les yeux, j'en saurais encore plus sur lui. Que je découvrirais qui il était, ou plutôt, ce qu'il était. Que ce n'était qu'une question de volonté

de ma part.

Je ne saurais dire combien de temps je demeurai ainsi, immobile, le regard fixe. Plus tard, j'apprendrais que j'aurais largement eu le temps de me faire tuer en cet instant critique, mais sur le moment, cela ne m'effleura même pas l'esprit.

Si mon histoire ne s'achève pas à cette page, si je suis encore en vie pour la raconter, c'est parce que je fus arrachée à ma contemplation horrifiée par une série de coups frappés sur ma tête.

Je laissai échapper un cri de douleur et me levai pour faire face à mon assaillant.

Mon assaillante, rectifiai-je intérieurement en découvrant l'apparition la plus inattendue qui soit. Imaginez une vieille dame toute menue, quatre-vingts printemps au bas mot, au visage fin et racé, dont la chevelure argentée était retenue en une longue tresse. Elle était vêtue de noir de la tête aux pieds, et l'idée incongrue me vint alors que j'allais devoir réviser mes théories sur les femmes qui s'habillent en noir.

Avant que j'aie pu protester, elle s'approcha de moi et m'assena de nouveaux coups sur le crâne.

— Hé, ça ne va pas ? m'écriai-je en essayant de me protéger.

— Comment osez-vous le regarder comme cela ? glapit la femme en dardant sur moi deux yeux perçants d'un bleu intense. Inconsciente !

Vous ne voyez pas que vous nous mettez tous en danger ?

Tout comme avec mon lutin aux lunettes rondes du Clarin House, je dus me répéter lentement ses paroles pour en comprendre le sens. Encore que celui-ci ne m'apparût pas immédiatement...

— Les Tuatha Dé noirs ! reprit-elle. Traîtresse ! Quand on pense que vous êtes une O'Connor, en plus ! J'aurais un mot à dire à vos parents, jeune fille !

— Pardon ?

Je la regardai, partagée entre la colère et l'hilarité. De quoi parlait-elle?

Qu'était donc un... un tooha-day ? Et d'abord, pour qui me prenait-elle ?

La voyant lever une fois de plus la main, je reculai pour éviter un nouveau coup.

— Je ne suis pas une O'Connor ! protestai-je.

— A d'autres ! répliqua-t-elle en fronçant son front plissé de rides. Cette chevelure, ces yeux verts, ce teint... Och, vous êtes une O'Connor, et une vraie.

Du menton, elle désigna le type en noir.

— Je connais cette engeance. Ces gens-là ne feraient qu'une bouchée d'un joli tendron comme vous. Allez, sauvez-vous avant que les choses ne tournent mal et que vous ne causiez notre perte à tous.

— Écoutez, je ne...

Elle me fit taire d'un regard lourd de menaces, résultat, probablement, d'un bon demi-siècle d'entraînement intensif.

— Du vent ! ordonna-t-elle. Et ne remettez jamais les pieds ici. Jamais, vous m'entendez ? Si vous êtes incapable de rester discrète et de faire honneur à votre lignage, ayez au moins la correction d'aller mourir ailleurs.

Ahurie, incapable de protester, je pris mon sac à main. Il était clair que l'on ne voulait pas de moi ici, et je n'ai pas l'habitude de m'imposer. La tête haute, le regard fixé devant moi, je m'éloignai - à reculons, de peur que la vieille folle ne recommence à me rouer de coups. Lorsque j'eus mis assez de distance entre elle et moi, je pivotai sur mes talons et quittai le pub.

— Elle est bien bonne, celle-là, murmurai-je en reprenant le chemin de ma triste chambrette. Bienvenue en Irlande, Mac !

Je ne savais pas ce qui m'avait le plus choquée, de l'hallucination dont j'avais été la victime ou de l'hostilité que m'avait manifestée la vieille femme.

Ma dernière pensée, avant de sombrer dans un sommeil lourd, fut que la harpie aux cheveux gris était folle. Il fallait bien que l'une de nous deux le soit, et ce ne pouvait être moi...

3

Il me fallut un bon moment pour trouver le poste de police de Pearse Street, le lendemain matin. Les rues de Dublin n'offraient qu'une lointaine ressemblance avec le plan grâce auquel je tentais, en vain, de m'orienter. Les artères, non contentes de changer de nom sans prévenir, ne se coupaient pas à angle bien droit comme sur le papier, mais partaient dans des directions impossibles.

Je passai trois fois devant la même terrasse de café, en face de laquelle un kiosque à journaux présentait les titres du jour. « Un homme voit le diable dans un champ de blé du comté de Clare. C'est la sixième apparition ce mois-ci ! » proclamait un tabloïd. « Un médium affirme que les Anciens sont de retour », déclarait un autre.

Tout en me demandant qui étaient ces « Anciens » - un groupe de rock des années 1970 ? - je poursuivis mon chemin... avant de tomber pour la quatrième fois sur le même kiosque. Je renonçai à trouver ma route toute seule et demandai au vendeur de m'indiquer la direction du poste de police.

Je ne compris pas un mot de ce que me répondit le vieil homme.

Existait-il un rapport entre l'âge de mes interlocuteurs et le degré

d'intelligibilité de leurs paroles ? Toujours est-il que lorsque celui-ci eut achevé ses explications, je n'avais pas avancé d'un iota. Je hochai la tête, lui adressai un sourire en essayant d'avoir l'air intelligent, puis je fis demi-tour, déconcertée. Quelle direction fallait-il prendre ? Au hasard, je tournai à droite.

Aussitôt, l'homme sortit de sa guérite et me prit par l'épaule pour me faire tourner de l'autre côté, tout en s'écriant :

— Vous êtes sourde, lass ?

Enfin, c'est ce que je crus comprendre. Sans me départir de mon sourire, je m'éloignai vers la gauche.

La réceptionniste de la pension, une jeune femme d'une vingtaine d'années qui remplaçait mon lutin et s'appelait Bonita, m'avait assuré

que je ne pourrais pas rater le poste de police. Elle avait dit juste. Le bâtiment était exactement tel qu'elle me l'avait décrit : une sorte de manoir anglais en grosses pierres flanqué de deux tourelles rondes et couronné de nombreuses cheminées.

Je poussai la lourde porte de bois, passai sous une arche voûtée et me dirigeai vers le comptoir d'accueil.

— Je m'appelle MacKayla Lane, expliquai-je de but en blanc. Ma sœur a été assassinée à Dublin le mois dernier. Je voudrais rencontrer l'inspecteur chargé du dossier. J'ai des informations à lui communiquer.

— Quel est son nom ? demanda la fonctionnaire en levant les yeux vers moi.

— L'inspecteur Patrick O'Duffy.

— Désolée, Patty a pris quelques jours de congé. Je peux vous donner un rendez-vous avec lui jeudi prochain, si vous voulez.

Et attendre trois jours ? Impossible.

— Il n'y a personne qui puisse me recevoir en son absence ?

Elle me jeta un regard éloquent.

— Si, mais à votre place, j'attendrais le retour de Patty. Enfin, c'est vous qui voyez...

Si je lisais entre les lignes, l'inspecteur O'Duffy était plus qualifié que ses collègues pour traiter mon affaire. Seulement, il avait choisi mon arrivée pour prendre des vacances... C'était bien ma veine !

J'étais rongée par l'impatience, mais je ne voulais pas gâcher par ma précipitation mes dernières chances de retrouver l'assassin d'Alina.

— Très bien, dis-je. Je le verrai jeudi. Il reste une place en début de matinée ?

Elle me réserva le premier rendez-vous de la journée.

En quittant le poste de police, j'allai tout droit à l'appartement d'Alina.

Le loyer mensuel avait été payé, mais je ne savais pas combien de temps il me faudrait pour réunir toutes les affaires de ma sœur et les emballer pour les réexpédier à la maison. La seule idée de laisser ici un seul de ses livres ou de ses vêtements m'était insupportable.

La porte avait été scellée par des rubans d'adhésif, mais quelqu'un les avait coupés. Je pris la clé que l'inspecteur O'Duffy nous avait envoyée avec les quelques effets trouvés sur le corps d'Alina, et je l'introduisis dans la serrure.

À peine avais-je poussé le battant que je fus assaillie par l'odeur familière d'Alina - la même que celle qui flottait dans sa chambre à la maison, un mélange de pêche et de vanille qui me serra le cœur.

Le studio, dont les volets étaient fermés, était plongé dans l'obscurité, et en cette heure matinale, alors que le pub du rez-de-chaussée n'était pas encore ouvert, il y régnait un silence presque inquiétant. Je cherchai l'interrupteur à tâtons.

On nous avait prévenus que l'appartement avait été vandalisé, mais rien n'aurait pu me préparer au spectacle qui m'attendait. Tout ce qui pouvait être cassé l'avait été. Un véritable massacre ! Les lampes gisaient au sol, brisées ; les bibelots avaient été fracassés contre les murs ; la vaisselle était en mille morceaux ; le miroir au-dessus de la cheminée n'était plus qu'un souvenir. Et je ne parle pas du canapé lacéré, des coussins éventrés, des livres déchirés, des étagères renversées... Même les draps étaient en lambeaux.

Lorsque j'avançai dans la pièce principale, des morceaux de CD

craquèrent sous mes pas. J'observai les murs et ce qui restait des meubles. Partout, il y avait des traces de poudre à empreintes. Malgré

cela, la police n'avait pas su nous dire si la mise à sac de l'appartement datait d'avant ou d'après la mort d'Alina. S'agissait-il d'un acte gratuit, ou celui qui avait saccagé le studio cherchait-il quelque chose ? Sur ce point non plus, on n'avait pas pu nous éclairer.

Si j'avais bien compris le dernier message d'Alina, nous étions censées, elle et moi, chercher un objet. Celui-là même que le vandale avait espéré

trouver ici ? Pour l'instant, le mystère restait entier...

Le corps de ma sœur avait été retrouvé loin d'ici, sur l'autre rive de la Liffey, au fond d'une impasse.

J'avais vu des clichés de la scène de crime et je m'étais promis de m'y rendre, avant de quitter l'Irlande, pour lui dire un dernier adieu. Pour l'instant, je n'en avais pas le courage. Le spectacle de la désolation qui s'étendait autour de moi était déjà une épreuve suffisante.

C'était même plus que je n'en pouvais supporter.

Cinq minutes plus tard, après avoir refermé la porte avec soin, je dévalai l'escalier. Je traversai le hall obscur et me ruai dans le passage qui longeait l'arrière du pub, soulagée d'avoir encore trois semaines devant moi pour m'occuper de l'appartement.

La prochaine fois que je viendrais ici, je serais mieux préparée à la vue qui m'attendrait. Et j'apporterais tout le nécessaire pour effacer les traces du massacre.

Et surtout, me promis-je en essuyant mes joues d'un revers de manche, je ne pleurerais pas.

Je passai le reste de la matinée, ainsi qu'une bonne partie d'un après-midi brumeux, dans un cybercafé du quartier, à la recherche d'informations sur l'objet dont Alina m'avait parlé - le fameux shi-sadoo.

J'interrogeai tous les moteurs de recherche à ma disposition, en vain. Je consultai ensuite les sites des journaux locaux, sans plus de succès.

Si seulement j'avais pu épeler correctement ce mot ! Je ne savais même pas s'il s'agissait d'un objet, d'un endroit ou d'une personne... J'eus beau écouter plusieurs fois ma messagerie, je n'étais toujours pas certaine de comprendre les paroles d'Alina.

Pour me changer les idées, je décidai de chercher le terme étrange prononcé la veille par la sorcière qui m'avait agressée : toohaday. Là non plus, je ne trouvai rien.

Après plusieurs heures de recherches aussi frustrantes qu'infructueuses, j'envoyai quelques e-mails, dont un à mes parents, et je retournai au comptoir. Là, je commandai un deuxième café et demandai aux barmans

- deux Irlandais de mon âge, très beaux garçons - s'ils savaient ce qu'était un shi-sadoo. Comme il fallait s'en douter, cela ne leur disait rien.

— Et un toohaday ? ajoutai-je, m'attendant déjà à la même réponse.

— Un toohaday ? répéta celui qui avait les cheveux roux, avec une inflexion différente de la mienne.

Je hochai la tête.

— Une vieille dame a prononcé ce mot devant moi hier soir, dans un pub. Cela vous dit quelque chose ?

— Je pense bien ! s'exclama-t-il en riant. C'est ce que vous venez tous chercher ici, vous autres Yankees. Ça, et le trésor des lutins, pas vrai, Seamus ?

Le blond à côté de lui s'esclaffa.

— De quoi s'agit-il ? demandai-je en réprimant un geste d'impatience.

Battant l'air de ses bras comme s'il s'agissait de petites ailes, il m'adressa un clin d'œil.

— Voyons, c'est une sorte de fée !

Une fée ? Voilà autre chose ! me dis-je en déposant quelques pièces sur le zinc. Jamais je ne m'étais sentie aussi ridicule. Les joues brûlantes, et avec l'impression d'avoir le mot « touriste » gravé sur mon front au fer rouge, je les remerciai, pris ma tasse et retournai à ma table.

Si je croisais de nouveau cette vieille folle, songeai- je en me déconnectant, j'aurais deux mots à lui dire !

Furieuse et dépitée, je quittai le cybercafé et pris la direction du Clarin House. Du moins fut-ce ce que je crus, jusqu'à ce que je m'aperçoive que je m'étais perdue.

Cela ne me serait jamais arrivé s'il avait fait beau, mais je ne connaissais pas Dublin, et le brouillard opaque qui s'était abattu sur la ville n'arrangeait rien. Même un lieu familier prend, dans la brume, des allures fantomatiques assez inquiétantes, alors que dire de rues que l'on n'a jamais foulées ?

Je me trouvais dans une artère parfaitement inconnue, emplie de passants. Tout à coup, j'eus l'impression que la foule s'éclaircissait. Nous n'étions à présent plus que trois, dans une ruelle noyée de brume où

régnait un calme inquiétant.

Où étais-je ? Combien de temps avais-je déambulé sans voir où j'allais ?

Pour retrouver mon chemin, j'eus alors ce que je pris d'abord pour une bonne idée. J'allais suivre l'un des deux piétons, en espérant qu'il me ramènerait vers une grande artère.

Je jetai mon dévolu sur une femme d'une cinquantaine d'années qui portait un imperméable beige et un foulard bleu. Elle marchait d'un pas si rapide que je dus accélérer pour ne pas la perdre de vue. Deux rues plus loin, elle se mit à serrer son sac à main contre elle tout en jetant par-dessus son épaule des regards alarmés.

Il me fallut quelques instants pour comprendre que la cause de sa peur n'était autre que moi. Je me souvins alors de l'avertissement que j'avais lu dans mes guides touristiques au sujet de jeunes gens qui, malgré leur apparence innocente, étaient responsables de nombreux vols et agressions.

Je tentai de rassurer la femme.

— Excusez-moi ! lui criai-je. Je me suis perdue ! Je cherche mon hôtel, pourriez-vous m'aider ?

— Arrêtez de me suivre ! répondit-elle en hâtant le pas.

— D'accord, dis-je en faisant halte au milieu du trottoir.

J'étais désolée de l'effrayer, mais j'avais peur de la voir filer et de rester seule, sans personne pour m'indiquer mon chemin. Le fog épaississait rapidement, et je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je me trouvais.

— S'il vous plaît, repris-je, je cherche Temple Bar District. Pourriez-vous m'indiquer la route ?

Sans même se retourner ni ralentir, la femme tendit le bras vers la gauche et disparut au coin de la rue, me laissant seule, dans un brouillard si dense que je voyais tout juste ma main devant moi.

Je laissai échapper un soupir de désespoir et me dirigeai à pas prudents vers la gauche. J'accélérai un peu l'allure lorsque je vis où je me trouvais

: il me semblait que j'étais en train de m'enfoncer dans un quartier industriel de la ville, sinistre et délabrée.

Peu à peu, les immeubles composés de boutiques au rez-de-chaussée et d'appartements à l'étage cédèrent la place à des entrepôts aux fenêtres brisées et aux portes défoncées. Quant au trottoir, couvert d'ordures, il se faisait plus étroit à mesure que je progressais. Une odeur d'égouts flottait dans l'air humide, si forte que j'en avais la nausée.

Il devait y avoir une usine de papier dans le quartier, car des dizaines de feuilles jaunies jonchaient le sol. Çà et là, des flèches tracées à la peinture sur les murs, tout écaillées, indiquaient le chemin de cours et d'ateliers où personne n'avait dû entrer depuis bien longtemps.

Ici, une cheminée menaçant ruine étirait son col de brique rouge vers un ciel chargé de fog. Là, une voiture était abandonnée, la portière ouverte, des vêtements empilés et une paire de chaussures posés à côté, comme si le chauffeur s'était déshabillé avant de disparaître. Seul le son de mes pas troublait le silence effrayant qui planait sur cette ville fantôme, ainsi que le morne glouglou des gouttières vidant leur contenu dans le caniveau.

J'avais une envie folle de me mettre à courir pour quitter ce cauchemar au plus vite, mais je me contrôlai, de crainte que le bruit de ma course n'alerte quelque hôte déplaisant de ces lieux. Qui sait si on ne m'épiait pas derrière ces vitres en deuil ? si quelqu'un n'était pas à l'affût derrière ces portes mal fermées ?

Les dix minutes qui suivirent comptent parmi les plus angoissantes de ma vie. Je marchais au hasard, perdue dans le quartier le plus terrifiant d'une ville inconnue, sans savoir si mes pas allaient me ramener vers des régions plus rassurantes ou, au contraire, m'entraîner plus avant dans la solitude et la désolation.

A deux reprises, en passant devant une venelle, il me sembla entendre un frottement. Je parvins néanmoins à contenir la peur panique qui m'oppressait et continuai de progresser à la même allure. Comment ne pas penser à Alina, dont le cadavre avait été retrouvé dans un endroit en tout point semblable à celui-ci ?

Je ne pouvais chasser l'impression tenace que quelque chose ne tournait pas rond, mais je n'aurais su dire quoi. Il y avait plus, ici, que la simple mélancolie qui peut se dégager d'un quartier à l'abandon. Je percevais...

autre chose. Une menace. Une présence. Comme si, sans le voir, j'avais franchi un peu plus tôt un portique sur le fronton duquel était gravé en lettres de feu : « Toi qui entres en ces lieux, abandonne tout espoir. »

L'après-midi touchait seulement à sa fin, mais la bruine et le fog avaient recouvert la ville d'une chape d'obscurité. Le malaise que j'éprouvais était tel, à présent, que j'avais le cœur au bord des lèvres, et que mes poils se hérissaient littéralement de peur. Je poursuivis ma route en obliquant vers ma gauche, autant que me le permettait l'orientation des rues.

Soudain, les rares réverbères qui n'avaient pas encore été brisés s'allumèrent, trouant les ténèbres de leur lumière blafarde. Aussitôt, l'horreur de ma situation m'apparut. Devant moi s'étiraient à perte de vue des avenues rectilignes, ponctuées ici ou là d'un halo livide.

J'étais définitivement perdue ! Comprenant que j'allais errer toute la nuit dans ces quartiers oubliés du reste du monde, j'accélérai l'allure.

Mon cœur battait la chamade, mes oreilles bourdonnaient, et de ma poitrine oppressée ne sortait qu'un souffle saccadé.

Je faillis pleurer de joie lorsque j'aperçus soudain un immeuble brillamment éclairé, quelques rues plus loin. Un aventurier perdu dans le désert trouvant enfin l'oasis tant espérée ne doit pas être plus soulagé

que je ne le fus en cet instant.

Incapable de m'en empêcher, je m'élançai au pas de course vers le bâtiment.

En m'approchant, je remarquai que toutes ses fenêtres étaient intactes et que sa façade de brique rouge sombre était bien entretenue. Il avait dû

être restauré récemment à grands frais, si j'en jugeais d'après les barres et plaques de cuivre rutilant qui ornaient la devanture de la boutique au rez-de-chaussée. Deux larges colonnes encadraient l'entrée, dont la porte en merisier était flanquée de lanternes en verre coloré et surmontée d'une imposte de la même facture.

Les hautes fenêtres situées de part et d'autre de l'entrée étaient elles aussi encadrées par des piliers et protégées par des ferronneries aux entrelacs fleuris. Une berline gris métallisé haut de gamme était garée devant le trottoir de l'immeuble, ainsi qu'une superbe Harley Davidson.

Au-delà, j'aperçus d'autres bâtiments brillamment éclairés. Les rues étaient pleines de gens à l'allure parfaitement normale, qui faisaient leurs courses ou se rendaient dans les pubs et les restaurants.

J'avais l'impression de me réveiller d'un cauchemar. Enfin, j'étais sauvée

!

Par la suite, cependant, je nuançai mon enthousiasme. Etais-je réellement sauvée... ou n'avais-je quitté un enfer que pour un autre, plus insidieux ? Je comprendrais plus tard que j'étais tombée de Charybde en Scylla - ou plutôt, comme on disait chez moi, que j'avais quitté la poêle à

frire pour sauter dans le feu.

« Barrons - Bouquins & Bibelots », proclamait l'enseigne peinte en couleurs gaies qui se balançait au-dessus de l'entrée. Sur les vitres de verre teinté, un panneau lumineux indiquait : « Ouvert. » Je n'aurais pas trouvé l'endroit plus accueillant si une pancarte avait annoncé : «

Bienvenue aux touristes égarés ! Entrez ici et appelez un taxi ! »

J'étais brisée par la fatigue et par les émotions. Je n'en pouvais plus de marcher, et je n'avais envie que d'une chose : un bol de soupe suivi d'une douche bien chaude et d'une bonne nuit de sommeil. Au diable l'avarice !

J'allais appeler un taxi et me faire raccompagner jusqu'au Clarin House.

Une clochette tinta lorsque je poussai la porte.

J'avançai d'un pas et regardai autour de moi, stupéfaite. En voyant l'extérieur, je m'étais imaginé une charmante petite boutique aux rares rayonnages chargés de livres anciens et de babioles. En réalité, l'endroit était si vaste que j'en distinguais à peine le fond, et il contenait tant d'ouvrages qu'en comparaison la bibliothèque municipale d'Ashford ressemblait au coin lecture d'une école maternelle.

J'ai toujours aimé les livres, bien plus que les films. Les réalisateurs vous montrent exactement ce qu'ils veulent vous faire voir, tandis que les écrivains se contentent de vous donner des indications : à vous d'imaginer le casting et les décors à votre convenance. En général, je suis affreusement déçue par les adaptations de romans au cinéma. Prenons, au hasard, la série des Harry Potter. Vous la voyiez ainsi, vous, Fleur Delacour ?

Quoi qu'il en soit, je n'avais jamais vu de librairie aussi grande. La salle devait mesurer cent mètres carrés au bas mot, et sur toute sa première moitié, elle s'élevait jusqu'au toit, environ trois étages plus haut. Je ne pouvais pas en distinguer les détails, mais le plafond, en forme de dôme, était orné de peintures. Des rayonnages tapissaient chaque étage depuis le sol jusqu'aux moulures. Derrière d'élégantes rampes de bois, des passerelles permettaient de circuler et d'accéder aux premier, deuxième et troisième étages. Des échelles coulissant sur rail complétaient l'ensemble.

Au rez-de-chaussée, la partie gauche de la pièce comportait plusieurs rangées d'étagères, ainsi que deux canapés placés face à face. La caisse se trouvait à ma droite. Je ne pouvais pas voir ce qu'il y avait au-delà des balustrades des étages supérieurs - probablement d'autres livres, ainsi que les bibelots annoncés sur l'enseigne.

— Il y a quelqu'un ? appelai-je, constatant que personne ne venait à ma rencontre.

J'observai les lieux avec curiosité. Quelle trouvaille que cette extraordinaire librairie ! Je n'aurais pu rêver mieux pour m'aider à

oublier le stress de cette éprouvante journée. J'allais appeler un taxi et, en l'attendant, je chercherais un ou deux bouquins pour occuper les longues soirées solitaires qui m'attendaient.

— Je suis à vous dans un instant ! répondit une femme depuis le fond de la vaste salle.

J'entendis un murmure de voix - l'une féminine, l'autre masculine - puis le claquement de talons sur le parquet.

Une superbe quinquagénaire apparut alors entre les allées et se dirigea vers moi. Je ne pus m'empêcher de la fixer. Elle possédait le chic et la séduction d'une star hollywoodienne des années 1940. Ses cheveux auburn étaient attachés en un chignon qui révélait l'ossature fine de son visage dont les traits, malgré quelques rides au coin des yeux, restaient d'une grande beauté. En vérité, me dis-je, cette femme resterait magnifique jusqu'à son dernier souffle. Elle portait une longue jupe anthracite à la coupe parfaite, assortie à un chemisier dont la ligne cintrée soulignait ses courbes voluptueuses, et sous la fine étoffe duquel se devinait la dentelle de sa lingerie. Des perles noires à son cou, à ses oreilles et à ses poignets soulignaient la pâleur de son teint.

— Je m'appelle Fiona, déclara-t-elle. Qu'y a-t-il pour votre service, mademoiselle ?

— J'espérais pouvoir utiliser votre téléphone pour appeler un taxi. Bien entendu, j'ai aussi l'intention d'acheter quelque chose, ajoutai-je précipitamment.

Dans la plupart des boutiques que j'avais vues depuis mon arrivée à

Dublin, des panneaux stipulaient que les toilettes et les téléphones étaient réservés à la clientèle.

— Ce n'est pas indispensable, répondit Fiona avec un sourire aimable. À

moins que vous n'en ayez envie, bien entendu. Tenez, le téléphone est ici.

Je la remerciai et, après avoir feuilleté l'annuaire de Dublin et appelé un taxi, je déambulai entre les rangées d'étagères. Puisque j'avais une vingtaine de minutes à tuer, autant les mettre à profit. Rapidement, mon choix se porta sur deux polars historiques, un roman de Janet Evanovich et un magazine de mode.

Pendant que Fiona enregistrait mes achats, je me fis la réflexion qu'elle saurait peut-être identifier le mot qu'avait prononcé Alina. Si quelqu'un pouvait m'aider, c'était bien une femme qui passait ses journées dans une librairie - et quelle librairie ! Un véritable temple du savoir !

— Au fait, j'ai récemment entendu un mot nouveau, et j'aimerais savoir ce qu'il signifie. Je n'ai aucune idée de la façon dont il s'écrit, et je ne suis même pas certaine de le prononcer correctement... commençai-je.

Elle saisit le code du dernier livre et m'annonça le montant de mes achats.

— Quel est donc ce mot mystérieux ? demanda-t-elle en souriant.

J'ouvris mon sac pour y prendre ma carte de crédit, tout en me reprochant d'être si dépensière.

— Shi-sadoo. Enfin, c'est ce que j'ai cru comprendre.

Ayant trouvé mon portefeuille, j'en sortis ma carte, la tendis à Fiona... et retins une exclamation de stupeur. Celle-ci me regardait fixement, et son visage avait pris une teinte crayeuse.

— Je ne sais pas ce que c'est, dit-elle d'un ton sec. Pourquoi le voulez-vous ?

— Qui a dit que je le voulais ? Je vous ai simplement demandé de quoi il s'agissait.

— Si vous m'interrogez à son sujet, cela ne peut être que parce que vous le cherchez.

— Mais pas du tout ! protestai-je. Je ne sais même pas ce que c'est !

— Qui vous en a parlé ?

— Peu importe, répliquai-je d'un ton impatient.

— Où avez-vous entendu ce mot ?

— Enfin, pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? ripostai-je, de plus en plus mal à l'aise.

Il était évident qu'elle connaissait le sens de ce mot. Pourquoi refusait-elle obstinément de me répondre ?

— Écoutez, repris-je, c'est très important pour moi.

— Ah, oui ?

Que voulait-elle ? De l'argent ? Elle tombait mal, je n'étais pas en fonds...

— Oui, dis-je simplement.

Je la vis alors lever les yeux et regarder derrière moi. Une expression de soulagement se peignit sur ses traits tandis qu'elle s'exclamait :

— Jéricho !

— Jéricho ? répétai-je sans comprendre. La ville de la Bible ?

— Jéricho Barrons, répondit une voix masculine derrière moi. À qui ai-je l'honneur ?

Celui qui venait de parler s'exprimait avec un accent que je n'aurais su définir, et son intonation dénotait un homme cultivé. Je pivotai sur moi-même pour me présenter, mais les mots restèrent coincés dans ma gorge. Pas étonnant que Fiona ait paru si troublée à sa vue ! De l'homme qui me faisait face semblait émaner un charme magnétique. Il me fallut quelques instants pomme ressaisir et lui tendre la main.

— MacKayla, dis-je, mais tout le monde m'appelle Mac.

— Quel est votre nom de famille, MacKayla ? s'enquit-il en prenant mes doigts pour les gratifier d'un bref frôlement de lèvres.

Un picotement brûlant me parcourut à l'endroit où il avait posé sa bouche. Sous son regard acéré, j'avais la désagréable impression de n'être qu'une proie. « Du calme, Mac ! m'ordonnai-je. Ce n'est pas le moment de sombrer dans la paranoïa. » Certes, la journée avait été

longue et ponctuée d'événements inhabituels, mais rien ne justifiait que je cède à la panique.

Mal à l'aise, je m'efforçai de chasser l'image qui venait de se former dans mon esprit : la une de la prochaine édition du journal local d'Ashford, proclamant en énormes caractères : « La cadette des Lane assassinée à

son tour ! Son corps retrouvé dans l'arrière- boutique d'une librairie de Dublin ! »

— Mac tout court, répondis-je.

— Et que savez-vous de ce... shi-sadoo, mademoiselle Mac Tout Court ?

— Rien. C'est justement pour cela que je pose la question. De quoi s'agit-il ?

— Aucune idée. Où vous en a-t-on parlé ?

— J'ai oublié. Qu'est-ce que cela peut vous faire, d'ailleurs ?

Pour toute réponse, il croisa les bras. Je l'imitai, sur la défensive.

Pourquoi ces gens me mentaient-ils ? Qu'avait donc ce mystérieux objet de si particulier pour qu'ils se montrent soudain aussi hostiles ?

L'homme m'examina d'un long regard perçant qui me donna la chair de poule. À mon tour, je l'observai. Le dénommé Jéricho Barrons n'occupait pas l'espace, il le saturait littéralement. Avant son arrivée, la pièce était emplie de livres. À présent, elle était emplie... de lui.

Il devait avoir une trentaine d'années et mesurait environ un mètre quatre-vingt-dix. Sa chevelure était sombre et lustrée, sa peau dorée, ses yeux d'un noir éclatant, et son visage aux traits purs et au modelé parfait aurait inspiré bien des peintres.

D'où venait cet homme ? Certainement pas d'Irlande, si j'en croyais son apparence, aussi exotique que son accent. Sans doute avait-il des ancêtres à travers toute l'Europe, depuis le bassin méditerranéen jusqu'à

la mer du Nord. Je n'aurais pas été surprise d'apprendre que quelques gouttes de sang barbare coulaient dans ses veines !

Il était vêtu avec l'élégance sans ostentation de ceux qui n'ont rien à

prouver. Costume italien à la coupe parfaite, chemise blanche sans un faux pli, cravate aux coloris discrets et bottines de cuir fin.

Dire qu'il était beau serait inexact. Il rayonnait d'une virilité hors du commun. Tout en lui vibrait de sensualité : ses yeux où brillait la promesse d'étreintes audacieuses, sa bouche pleine faite pour les baisers les plus brûlants, son attitude fière et provocante... En un mot, il était exactement le genre d'homme que j'avais toujours fui comme la peste.

Un sourire carnassier étira ses lèvres. Loin d'adoucir son expression, cela ne la rendait que plus inquiétante. S'il espérait m'amadouer ainsi, il se trompait lourdement.

— Vous connaissez la signification de ce mot, insistai-je. Pourquoi refusez-vous de me la donner ?

— Et vous, pourquoi vous obstinez-vous à cacher ce que vous savez ?

— C'est moi qui ai posé ma question la première, répliquai-je.

Un peu puéril, comme argument, mais c'est tout ce qui me vint à l'esprit sur le moment. Il ne me répondit pas, aussi ajoutai-je :

— De toute façon, je finirai bien par apprendre ce que je veux savoir.

Avec ou sans votre aide.

Si ces gens détenaient la réponse à mes interrogations, ils ne devaient pas être les seuls à d'un Dublin.

— J'en ai autant à votre service, Mac Tout Court. Je lui décochai un regard polaire, fruit d'un long entraînement au Brickyard sur les clients que l'alcool rendait un peu trop entreprenants

— C'est une menace ?

Je tressaillis en le voyant s'approcher de moi, mais il me dépassa et se dirigea vers le comptoir sans me toucher. Lorsqu'il se retourna, il tenait ma carte de crédit entre ses doigts.

— En aucun cas, mademoiselle...

Il baissa les yeux vers le carré de plastique.

— Mademoiselle Lane Oh, je vois que votre banque est un établissement du sud des États-Unis. De quel État venez-vous, exactement ?

— Texas, mentis-je.

— Tiens donc ! Et que fait une Texane à Dublin ?

— Ce n'est pas votre affaire.

— Ça l'est depuis que vous avez poussé la porte de ma librairie pour poser des questions sur le shi-sadoo.

— Tiens donc ! Je croyais que vous ne saviez pas ce que c'était ? Vous avouez enfin !

— Je n'avoue rien du tout, En revanche, je puis vous dire ceci, jeune fille

: vous n'avez aucune idée de ce dans quoi vous mettez les pieds. Tout ceci vous dépasse. Alors, un bon conseil : rentrez chez vous avant qu'il ne soit trop tard.

— A votre place, je ne compterais pas trop là-dessus, répondis-je en le défiant du regard.

Ses airs condescendants m'exaspéraient, et il fallait plus que quelques vagues menaces pour me détourner du but que je m'étais assigné.

— Tss, tss... fit-il en secouant la tête. Un beau brin de fille comme vous, quel dommage ! Croyez-moi, vous ne tiendrez pas une semaine si vous vous obstinez ainsi. Toutefois, si vous vouliez me dire ce que vous savez, je pourrais augmenter légèrement vos chances de survie...

— Commencez par me répondre, répliquai-je, refusant de me laisser impressionner par ses sous-entendus.

Il ferma les poings d'un geste impatient, tandis qu'une lueur d'irritation passait dans ses yeux.

— Inconsciente ! Vous ne comprenez donc pas ce qui vous attend si vous...

Il fut interrompu par le tintement de la cloche de l'entrée.

— Quelqu'un a appelé un taxi ? demanda une voix masculine.

Je me retournai, soulagée.

— C'est moi.

Le maître des lieux esquissa alors un pas dans ma direction... comme pour m'interdire de quitter la librairie, songeai-je, surprise. Oserait-il me retenir contre mon gré ? Je l'observai, gênée. Jusqu'à présent, il s'était contenté d'être désagréable, et malgré le mépris qu'il affichait et ses insinuations alarmantes, il n'avait rien tenté contre moi. Maintenant qu'il se montrait franchement hostile, je commençais à le trouver inquiétant.

Il darda sur moi son regard noir intense, mais je refusai de me laisser impressionner. Nous demeurâmes immobiles un long moment, moi campant sur mes positions, lui paraissant évaluer la gravité - réelle ou supposée - de la situation.

Puis il m'adressa un sourire glacial et hocha brièvement la tête, comme pour me dire : « Vous avez gagné la première manche, mademoiselle Lane. »

— Ne vous réjouissez pas trop vite, murmura-t-il. Sauvée ! Sans le quitter des yeux un seul instant, je lui repris ma carte de crédit des mains, ramassai mes achats sur le comptoir et m'en allai à reculons.

4

Fichue douche commune !

J'avais bu un bol de soupe bien chaude, comme je me l'étais promis, mais la douche, en revanche, était glacée. À mon retour au Clarin House, je m'étais aperçue avec dépit que tous les pensionnaires semblaient avoir fait leur toilette dans l'heure qui précédait, avant de sortir dîner en ville, de sorte qu'il ne me restait plus une goutte d'eau chaude.

Je détestais les touristes ! L'eau était si froide que je n'eus pas le courage de me laver les cheveux. Une fois dans ma chambre, j'appelai la réception pour demander qu'on me réveille le lendemain à 6 heures du matin. Quelque chose me disait que certains clients seraient tout juste de retour de leur virée nocturne. J'aurais la douche tout à moi, et plus d'eau chaude qu'il ne m'en faudrait !

J'enlevai mes vêtements et enfilai mon pyjama, un haut en dentelle rose et son short assorti. Autre inconvénient des douches communes : soit vous vous rhabillez entièrement après votre toilette avec vos vêtements de la journée, soit vous remontez le couloir en courant, à moitié nu, en tremblant à l'idée qu'une porte s'ouvre juste au moment où vous passez devant. Pour ma part, j'avais choisi la première option.

Je finis de déballer les quelques affaires que j'avais glissées dans mon sac pour m'aider à tenir le coup loin de chez moi : une bougie parfumée à la pêche et à la vanille prise dans la chambre d'Alina, deux barres chocolatées et un petit cadre renfermant une photo de mes parents, que je posai sur la commode. Il y avait aussi un vieux jean coupé aux ciseaux auquel ma mère menaçait régulièrement de « faire des ourlets convenables ».

Puis j'ouvris mon sac à dos pour y prendre le carnet de notes que j'avais acheté deux ou trois semaines plus tôt, et je m'assis sur mon lit. J'avais toujours vu Alina tenir un journal intime et passé bien du temps à

découvrir les cachettes successives où elle le dissimulait. Ma sœur était devenue de plus en plus inventive à mesure que nous grandissions, mais cela ne m'avait jamais empêchée de trouver ses précieux carnets et de les lire. Je ne me privais pas, ensuite, de me moquer d'elle et de son béguin pour tel ou tel garçon, qu'elle avait consigné avec un grand luxe de détails, en ponctuant mes paroles de bruits de baisers.

Au demeurant, il ne m'était jamais venu à l'esprit de tenir un journal moi-même. Après la mort d'Alina, pourtant, ma souffrance avait été si vive que j'avais acheté un cahier, sur les pages duquel j'avais déversé

mon chagrin et mes remords. Au fil des jours, le flot de ma colère s'était un peu tari - juste un peu -, et je m'étais mise à rédiger des listes. Ce que je devais emporter pour mon voyage en Irlande, ce qu'il me manquait, ce qu'il me fallait découvrir, où me rendre une fois sur place...

Mes listes m'aidaient à ne pas sombrer dans le désespoir et à supporter les journées, de même que l'oubli du sommeil m'aidait à supporter les nuits. Tant que je saurais ce que j'avais à faire le lendemain en me levant, sans me poser de questions, je tiendrais le coup.

J'étais fière de l'énergie - pour ne pas dire de la rage - que j'avais déployée lors de ma première journée en Irlande. Pourtant, à présent que la nuit était tombée sur Dublin, je devais me rendre à l'évidence : il ne me suffirait pas de serrer les dents et de braver tous les Jéricho Barrons de la ville pour résoudre mon problème. Seule dans ma chambre, je pouvais ôter mon masque et regarder en face ce que j'étais : une jeune Américaine à peine en âge de se débrouiller sans ses parents, qui ne s'était jamais éloignée de chez elle de plus d'une centaine de kilomètres, qui pleurait sa sœur tout juste disparue et n'avait probablement, comme on venait de le lui dire sans ménagement, aucune idée de ce dans quoi elle avait mis les pieds.

En tête de ma liste pour le lendemain, j'avais inscrit : «Aller à Trinity College pour rencontrer les professeurs d'Alina et découvrir les noms de ses amis. »

Je possédais une copie de son emploi du temps, où figuraient les noms de ses professeurs et les numéros de ses salles de classe. Alina me l'avait envoyée en début d'année scolaire pour que je sache à quel moment j'avais le plus de chances de la trouver chez elle si je voulais lui téléphoner. Peut-être l'un de ses camarades saurait-il qui elle fréquentait et pourrait-il me dire le nom de son mystérieux petit ami.

Le deuxième paragraphe de ma liste était ainsi rédigé : « Aller dans une librairie pour y chercher ce qu'est un shi-sadoo. »

Il était hors de question que je prenne le risque de recroiser Jéricho Barrons, ce qui me contrariait au plus haut point car j'avais adoré sa boutique. Étrangement, je ne pouvais me défaire de l'idée que je m'en étais sortie à bon compte la veille et que si le taxi n'était pas arrivé, l'énigmatique libraire aurait bien été capable de m'attacher à une chaise pour me torturer jusqu'à ce que je lui aie dit tout ce qu'il souhaitait savoir...

« Acheter des cartons de déménagement et des sacs- poubelle pour faire le ménage chez Alina » venait en troisième. J'y ajoutai un point d'interrogation. En vérité, je n'étais pas certaine d'avoir le courage de retourner de sitôt à l'appartement dévasté.

Songeuse, je mordillai la pointe de mon stylo. Quel dommage que je n'aie pu voir l'inspecteur O'Duffy ! J'avais espéré qu'il pourrait me donner plus d'informations, en particulier sur les pistes que les enquêteurs avaient suivies. J'allais devoir attendre encore deux jours pour cela.

Je tournai la page de mon journal et entamai une nouvelle liste, celle des articles à acheter le lendemain : un adaptateur pour recharger mon iPod, des briquettes de jus d'orange, quelques barres chocolatées en cas de fringale nocturne. Puis j'éteignis la lumière et sombrai aussitôt dans un sommeil lourd.

Je fus réveillée par des coups frappés à ma porte. Je m'assis en me frottant les yeux, avec l'impression que je venais tout juste de m'endormir. Il me fallut quelques instants pour me souvenir que je me trouvais dans une chambre d'hôtel de Dublin, à des milliers de kilomètres de chez moi. Une pluie fine et régulière s'abattait contre les carreaux, que ne protégeait aucun volet.

J'avais fait un rêve extraordinaire. Alina et moi jouions au volley au bord de l'un des lacs artificiels où nous allions presque chaque week-end en été pour nous détendre, prendre des bains de soleil et regarder les garçons. Mon rêve avait été si précis que j'avais encore le goût du soda sur la langue et qu'il me semblait sentir autour de moi le parfum de l'huile solaire à la noix de coco.

Je consultai ma montre en bâillant. 2 heures du matin ! Qui venait me déranger au beau milieu de la nuit?

Je ne réalisai que j'avais posé la question à voix haute qu'en entendant une voix s'élever de l'autre côté de la porte.

— Jéricho Barrons.

Je crus que mon cœur allait s'arrêter de battre. Le libraire ? Que faisait-il ici ? Comment avait-il retrouvé ma trace ? Effrayée, je bondis vers le téléphone, prête à demander à la réception d'appeler la police.

— Que voulez-vous ? demandai-je, une main sur le combiné.

— Il faut que nous parlions, vous et moi. Vous cherchez des informations sur... un certain objet, et de mon côté, je veux comprendre ce que vous savez exactement.

Je réprimai un frisson d'effroi. Il n'était pas question de lui montrer à

quel point j'étais surprise - et terrifiée - qu'il m'ait retrouvée avec une telle facilité !

— Je vous attendais plus tôt, monsieur Barrons, répliquai-je, faussement désinvolte. Vous me décevez...

Il y eut un silence derrière la porte. Apparemment, j'avais marqué un point.

— Je n'ai pas l'habitude de quémander, dit-il finalement. Ni celle de marchander avec une femme, ajouta-t-il après une pause.

— Alors, vous allez devoir changer vos habitudes, mon vieux, parce que je n'obéis pas aux ordres. Et je ne donne rien gratuitement.

« Vantarde ! » cria en moi une petite voix - que, par chance, il ne pouvait entendre.

— Avez-vous l'intention d'ouvrir cette porte, mademoiselle Lane, ou vais-je devoir rester dans ce couloir, où n'importe qui peut m'entendre, pour discuter avec vous ?

— Qui me dit que vous voulez vraiment échanger des informations ?

— Moi.

— Vous me promettez de répondre en premier à mes questions ?

— Parole d'honneur.

Je ravalai de justesse un éclat de rire railleur. Le moment n'était peut-

être pas le mieux choisi pour indisposer l'irritable personnage... Je lâchai le combiné du téléphone et redressai le menton. Cela ne me donnerait pas plus de courage - à vrai dire, j'en manquais même cruellement -, mais pour rien au monde je ne voulais montrer ma faiblesse à mon visiteur inattendu.

Jéricho Barrons me terrifiait, mais puisqu'il venait m'apporter la réponse à une question qui me taraudait depuis que j'avais entendu le message d'Alina, pourquoi l'éconduire ? D'autant que rien ne me permettait d'espérer trouver ailleurs la signification du mot shi-sadoo.

Cela pouvait me prendre des jours, voire des semaines, et mon temps était précieux.

Tout ce que j'avais à faire, c'était lui ouvrir. Si mes doigts tremblants me le permettaient.

— Nous pouvons parler de chaque côté de la porte, dis-je en me tordant les mains.

— Non.

— Pourquoi ?

— J'ai besoin d'un minimum de discrétion, mademoiselle Lane. Cette condition n'est pas négociable.

— Mais je...

— J'ai dit non.

Je laissai échapper un soupir contrarié. Manifestement, il ne servait à

rien d'essayer de trouver un compromis sur ce point. Je pris un jean et l'enfilai rapidement.

— Comment m'avez-vous retrouvée ? demandai-je en boutonnant ma braguette et en peignant mes cheveux avec mes doigts.

Je devais avoir une tête épouvantable, mais je n'avais ni le temps ni l'envie de me faire belle.

— Vous avez loué les services d'un chauffeur rétribué à la course pour vous conduire de mon établissement jusqu'ici.

Je retins un éclat de rire. Quel langage ampoulé !

— Chez moi, on appelle ça un taxi et une boutique.

— Chez moi, on appelle cela avoir de l'éducation, mademoiselle Lane.

Vous en avez donc si peu ?

— Vous me réveillez au milieu de la nuit pour me menacer, et vous avez le culot de me donner des leçons de bonnes manières ?

De l'autre côté de la porte, il me sembla percevoir l'écho d'un rire étouffé. Je tournai la poignée et entrebâillai le battant autant que le permettait la chaîne de sécurité.

Il pencha la tête et m'observa à travers l'étroite ouverture, des cheveux (décoiffés) aux pieds (nus) en passant par mon haut en dentelle et mon jean boutonné à la hâte. Lorsqu'il eut terminé, j'avais le souffle court et la peau brûlante.

— Puis-je entrer ? demanda-t-il.

— Qu'avez-vous dit au réceptionniste ?

J'étais furieuse qu'on l'ait laissé passer aussi facilement. Dire que je m'étais crue en sécurité dans cette pension ! A la première heure, me promis-je, j'aurais une petite discussion avec le patron.

— Que j'étais votre frère, répondit-il en guettant ma réaction.

— Bien trouvé. La ressemblance physique entre nous est frappante !

Si cet homme était l'hiver, j'étais l'été. Si j'étais le soleil, il était la nuit -

une nuit noire, effrayante, agitée par la tempête...

Il ne sembla pas goûter ma repartie, car son expression demeura de marbre.

— Eh bien, mademoiselle Lane ?

Je réfléchis rapidement. À présent qu'il savait dans quel hôtel j'étais descendue, s'il me voulait du mal, il pouvait s'en prendre à moi à

n'importe quel moment. Rien ne l'obligeait à se presser. Il pouvait attendre son heure et m'agresser le lendemain dans une ruelle sombre.

Par conséquent, je ne serais pas plus protégée de lui à l'avenir que je ne l'étais maintenant... à moins de passer mon séjour en Irlande à

déménager chaque nuit dans l'espoir de lui échapper, ce que je n'avais pas l'intention de faire, n'ayant ni les moyens de loger ailleurs, ni l'envie de m'éloigner de ce quartier. Au demeurant, Jéricho Barrons ne ressemblait pas à ces voyous qui assassinent les femmes dans leur chambre d'hôtel avant de vandaliser l'endroit.

Il devait plutôt faire partie de ceux qui posent le canon d'une arme sur la tempe de leur victime sans l'ombre d'une émotion et s'en vont comme ils sont venus une fois leur forfait accompli.

J'aurais dû m'étonner de trouver rassurant un tel raisonnement. Ce n'était pourtant pas le cas. Ce n'est que bien plus tard que je compris que, au cours des premières semaines que je passai en Irlande, j'étais encore anesthésiée par le choc de la mort d'Alina.

Je laissai échapper un soupir de résignation.

— Entrez, dis-je finalement.

Je refermai la porte, le temps de décrocher la chaîne de sécurité, puis rouvris le battant et reculai d'un pas tandis que mon visiteur nocturne pénétrait dans ma chambre - je pris soin cependant de laisser la porte grande ouverte, de sorte qu'on puisse me voir depuis le couloir... et que mes cris s'entendent jusqu'au rez-de-chaussée, au cas où j'aurais besoin d'appeler au secours.

Mon cœur battait la chamade, mais je ne voulais rien en laisser paraître.

Indécise, je regardai Jéricho Barrons. Il semblait aussi à l'aise dans cette chambrette sinistre que dans un salon des beaux quartiers. Il portait toujours son costume italien, et sa chemise était aussi impeccablement repassée que lorsque je l'avais vu quelques heures plus tôt.

Ma chambre, déjà petite en temps normal, était soudain devenue étouffante. Il me semblait que mon visiteur envahissait tout l'espace de sa présence magnétique, me laissant à peine assez d'air pour respirer.

Il balaya la pièce d'un regard aussi rapide qu'acéré. Je ne doutais pas que ce bref coup d'œil lui suffirait par la suite, si besoin était, pour décrire la chambre dans les moindres détails, depuis les spots rouillés au plafond jusqu'au tapis fané... tapis sur lequel gisait mon joli soutien-gorge à

fleurs. D'un coup de pied que j'espérais discret, je poussai le sous-vêtement sous le lit.

— Alors, de quoi s'agit-il ? demandai-je. Non, attendez. D'abord, je veux savoir comment ça s'écrit.

J'avais essayé toutes les orthographes possibles, en vain, et je voulais être en mesure de poursuivre mes recherches par moi-même... en admettant que Jéricho Barrons réponde à ma question et me laisse en vie.

Il fit quelques pas autour de moi, mais, peu désireuse de lui tourner le dos, je pivotai sur mes talons au même rythme que lui.

— S-I-N-S-A-R, épela-t-il.

— Sinsar ?

Il secoua la tête et rectifia, en articulant exagérément :

— Shisa. Shisadoo.

— Il n'y a aucun rapport entre l'orthographe et la prononciation !

protestai-je. Et le doo, comment l'écrivez- vous ?

Il s'immobilisa, et je l'imitai aussitôt. Il faisait à présent face à la porte, laquelle se trouvait donc derrière moi. Plus tard, lorsque je commençai à

le connaître mieux - dans la mesure où l'on peut connaître Jéricho Barrons -, je compris qu'il faisait toujours en sorte de ne jamais tourner le dos à une porte ou à une fenêtre. Ce n'était pas une question de peur, mais de contrôle de la situation.

— D-U-B-H, répondit-il.

— Dubh ? Et ça se prononce doo ?

Pas étonnant que je n'aie trouvé ce fichu mot nulle part sur Internet !

— Et les pubs ? repris-je. Il faut les appeler des poo ?

— Dubh est un mot gaélique, mademoiselle Lane. Pub vient du latin.

— Ça va, je plaisantais ! Chez nous, on appelle ça de l'humour.

— Et chez nous, on ne plaisante pas avec le Sinsar Dubh.

— Vous m'en direz tant ! Alors, quel est donc cet objet avec lequel on ne rigole pas ?

De nouveau, il me parcourut d'un long regard indéchiffrable.

Manifestement, je ne lui faisais ni chaud ni froid.

— Rentrez dans votre pays, mademoiselle Lane. Mariez-vous tant que vous êtes encore fraîche, faites des enfants et vieillissez tranquillement auprès de votre gentil play-boy.

Sa remarque me fit l'effet d'une giclée d'acide. D'accord, on me considérait comme une jolie fille, agréable à regarder dans le genre blonde et bronzée, et je plaisais aux garçons. D'accord, j'aimais le rose, les bijoux dorés et les talons hauts, et je ne me privais pas d'en porter.

Pour autant, je n'étais pas une poupée

Barbie, et ce bon vieux Ken me laissait parfaitement indifférente -

surtout depuis que j'avais enlevé son pantalon et vu ce qu'il lui manquait. Je ne fantasmais pas sur une maison au jardin clôturé d'une barrière de bois blanc avec un 4 x 4 garé devant, et j'avais d'autres projets pour l'avenir que de jouer les mères au foyer façon Desperate Housewives. Et puis, je n'avais peut-être pas l'étoffe d'un prix Nobel de littérature ou de médecine, mais je n'étais pas non plus complètement idiote !

— Épargnez-moi vos sarcasmes, monsieur Barrons, et répondez à ma question.

— Si vous insistez... Mais entre nous, je vous le déconseille fortement.

— J'insiste.

— Vous êtes sûre de vous ?

— Oui.

— Je vous donne une dernière chance.

— Gardez-la. Dites-moi de quoi il s'agit.

Son regard noir se riva au mien. Puis je le vis hausser les épaules d'un geste fataliste, comme pour dire : « C'est vous qui l'aurez voulu ! »

— Le Sinsar Dubh est un livre.

— Ce n'est qu'un bouquin ? Rien de plus ? m'exclamai-je sans cacher ma déception.

— Au contraire, mademoiselle Lane. Le Sinsar Dubh est tout sauf un simple livre. Il s'agit d'un manuscrit très ancien que de nombreuses personnes recherchent. Certaines d'entre elles seraient même prêtes à

tuer pour le posséder.

— Faites-vous partie de ces gens-là ?

— Oui, répondit-il sans me quitter du regard.

Puis, après un silence de mauvais augure, il demanda :

— Envisagez-vous de rentrer chez vous, à présent ?

— Moins que jamais.

— Alors, c'est dans un cercueil qu'on vous renverra dans votre pays.

— Encore des menaces ?

— Je n'ai pas dit que je me chargerais personnellement de vous éliminer.

— Qui le fera, alors ?

— J'ai répondu à votre question ; à votre tour, maintenant. Que savez-vous exactement du Sinsar Dubh, mademoiselle Lane ?

Bien peu de chose, manifestement. Dans quel pétrin Alina s'était-elle fourrée ? Avait-elle fréquenté la pègre locale, et ses assassins et ses voleurs d'objets précieux ?

— Je vous écoute, insista Jéricho Barrons. Et pas de mensonge ! Vous ne me tromperiez pas longtemps.

Cela, je n'en doutais pas un instant, non parce que je lui prêtais des facultés extralucides - je ne croyais pas à ce genre de fariboles - mais parce que je le devinais capable de scruter les gens jusqu'à l'âme, d'enregistrer le plus infime de leurs gestes, la plus imperceptible de leurs expressions, et de les interpréter justement.

— Ma sœur était étudiante à Dublin, commençai-je.

Il m'avait donné le strict minimum d'informations.

Je n'avais pas l'intention de lui en offrir plus.

— Elle a été tuée il y a un mois. Juste avant sa mort, elle a eu le temps de me laisser un message sur mon téléphone portable, où elle me disait que nous devions trouver le Sinsar Dubh.

— Pour quelle raison ?

— Elle ne l'a pas précisé. Elle a juste ajouté que c'était une question de vie ou de mort.

Il émit un claquement de langue impatient.

— Faites-moi écouter cet enregistrement.

— Je l'ai effacé par erreur.

À ces mots, je le vis croiser les bras sur sa poitrine et s'adosser au mur.

— Ne mentez pas. Vous n'auriez pas été aussi négligente avec le dernier message d'une sœur que vous aimiez au point de risquer votre vie pour accomplir ses dernières volontés. Je veux savoir exactement ce qu'elle vous a dit.

Comme je ne répondais pas, il ajouta, avec une douceur inquiétante :

— Si vous n'êtes pas avec moi, mademoiselle Lane, vous êtes contre moi.

Sachez que je n'ai aucune pitié pour mes ennemis.

Je haussai les épaules, histoire de lui montrer qu'il ne m'impressionnait pas. Il désirait la même chose que moi, et que nous le voulions ou non, cela suffisait à faire de nous des ennemis.

Petite différence entre nous, toutefois : il était prêt à tuer pour obtenir ce qu'il convoitait...

Tout en réfléchissant rapidement, je regardai derrière moi, par la porte ouverte sur le couloir. Devais-je céder à sa demande ? Ce ne furent pas ses menaces qui me décidèrent, mais la curiosité. Je voulais voir son expression lorsqu'il entendrait le message de ma sœur.

S'il avait connu Alina, s'il était impliqué d'une façon ou d'une autre dans son décès, son visage le trahirait certainement lorsqu'il entendrait sa voix et ses accusations. De plus, je tenais à ce qu'il comprenne que je lui avais dit tout ce que je savais et qu'il croie la police déjà au courant de ce qu'il allait entendre.

— Les enquêteurs qui sont sur l'affaire ici, à Dublin, ont réalisé une copie de cet appel, affirmai-je en prenant mon portable dans mon sac à main.

Ils recherchent l'homme avec qui elle dit avoir eu une liaison.

Si mon histoire avait été un film muet, la légende aurait pu dire « Mac bluffe ». Ce qui valait un peu mieux que « Mac s'enfuit à toutes jambes », et beaucoup mieux que « Mac se fait bêtement assassiner ».

Barrons ne mit pas en doute mes affirmations. Etait-il vraiment si habile à détecter le mensonge qu'il le prétendait ? Je commençais à en douter.

J'appuyai sur la touche du haut-parleur et enclenchai le message.

Aussitôt, la voix d'Alina emplit la pièce. Je tressaillis. Jamais je ne m'habituerais au timbre étouffé par l'angoisse, au débit rapide, presque frénétique, de ma sœur qui savait sa dernière heure arrivée et me lançait un ultime appel au secours. Il me semblait que dans un demi-siècle, ses paroles résonneraient encore à mon oreille, que je pourrais toujours les répéter mot pour mot...

« Ça ne va pas du tout... Je croyais qu'il voulait m'aider. J'étais amoureuse de lui... mais il est l'un d'entre eux... Il faut absolument que nous trouvions le Sinsar Dubh... Nous devons mettre la main dessus avant eux. Il ne faut pas le leur laisser ! Il me ment depuis le début. »

Je scrutai Jéricho Barrons avec attention pendant qu'il écoutait, mais cela ne m'apprit rien. D'un bout à l'autre, il demeura imperturbable.

— Connaissiez-vous ma sœur ?

Il secoua la tête.

— Vous cherchiez tous les deux ce manuscrit, et vos chemins ne se sont jamais croisés ? J'ai du mal à le croire !

— Plus d'un million de personnes vivent à Dublin, sans compter celles qui y viennent chaque jour pour se rendre à leur travail et les flots de touristes, mademoiselle Lane. Ce qui serait curieux, c'est que j'aie rencontré votre sœur.

Puis, après un silence songeur, il ajouta :

— Que voulait-elle dire par : « Tu ne sais même pas qui tu es » ? ajouta-t-il, son regard noir fixé sur moi.

— Ça, c'est la question à mille dollars ! Le problème, c'est que je n'en ai pas la moindre idée.

— Vraiment ?

— Puisque je vous le dis !

— Hum... C'est tout ce qu'elle vous a laissé ? Un message ?

Je hochai la tête en signe d'acquiescement.

— Rien d'autre ? insista Barrons. Pas de lettre ni de paquet ?

— Absolument rien.

— Et vous ne saviez pas ce qu'elle entendait par Sinsar Dubh... Elle ne se confiait jamais à vous ?

— Si ! Enfin, c'est ce que je croyais. Apparemment, je me trompais, répondis-je sans dissimuler mon amertume.

— Qu'entendait-elle par « eux » ? De qui s'agit-il ?

— J'espérais que vous pourriez m'éclairer sur ce point, monsieur Barrons.

— Tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne suis pas l'un d'entre eux, si c'est à cela que vous pensez.

Bien des gens, des groupes comme des individus, recherchent le Sinsar Dubh. Moi aussi, mais je travaille seul.

— Pourquoi le voulez-vous ?

— Parce que c'est une pièce unique. Quoi de plus excitant pour un bibliophile comme moi ?

— Vous le désirez au point de tuer pour l'avoir ? Belle mentalité ! Et en admettant que vous le trouviez, qu'en ferez-vous ? m'enquis-je. Le vendrez-vous au plus offrant ?

— Je ne vous demande pas d'approuver mes méthodes.

— Ça tombe bien, je n'en avais pas l'intention.

Un sourire sans joie étira ses lèvres sensuelles.

— Avez-vous d'autres informations à me communiquer, mademoiselle Lane ?

— Aucune.

J'éteignis mon portable, le rangeai dans mon sac à main et désignai la porte d'un coup de menton que j'espérais éloquent. Cette fois-ci, un rire sonore jaillit des lèvres de Jéricho Barrons.

— Dois-je comprendre que vous me congédiez ? Il y a bien longtemps que cela ne m'était pas arrivé !

Il obtempéra toutefois, à mon grand soulagement.

Hélas ! ma joie fut de courte durée. Il venait de passer à ma hauteur et était presque arrivé à la porte lorsque, tout à coup, il m'attira à lui et, me faisant pivoter, plaqua mon dos contre son torse.

J'eus l'impression de me heurter contre un mur de brique. Ma tête se cogna contre sa poitrine ; un vertige me saisit. Je voulus crier, mais il avait déjà plaqué une main sur ma bouche. Son autre bras, passé sous mes seins, me serrait si fort que le souffle commença rapidement à me manquer. Sous son costume de fin lainage, son corps était dur et musclé, bien plus que je ne l'avais supposé. De l'acier trempé !

Mes yeux se posèrent sur la porte, que j'avais laissée entrebâillée durant notre entretien. Dire que j'avais cru marquer un point sur mon adversaire en imposant cette condition... Il avait dû bien rire de ma naïveté. Pendant tout ce temps, il aurait pu m'assassiner en toute tranquillité : me briser la nuque sans que j'aie le temps de comprendre ce qui m'arrivait... ou m'étouffer, comme il semblait déterminé à le faire pour l'instant !

Il était d'une force physique inouïe, d'autant plus effrayante que, j'en avais l'intime conviction, il n'en utilisait à présent qu'une infime partie.

Si étrange que cela puisse paraître, il me semblait percevoir très nettement l'effort qu'il fournissait pour contenir son extraordinaire puissance musculaire et ne pas me tuer sur le coup.

Il posa ses lèvres sur mon oreille.

— Rentrez chez vous, mademoiselle Lane. Vous n'avez rien à faire ici. Ne mêlez pas les Gardai à tout ceci. Cessez de poser des questions. Oubliez le Sinsar Dubh, ou vous quitterez Dublin les pieds devant.

Il relâcha la pression sur ma bouche et ma poitrine - juste assez pour me laisser parler et respirer. Au bord de l'évanouissement, j'inhalai une longue bouffée d'oxygène.

— Encore des menaces ? ripostai-je d'une voix étranglée.

Si je devais mourir, autant le faire dignement !

Son bras s'enfonça de nouveau dans mes côtes, me coupant aussitôt le souffle.

— Des avertissements, rectifia-t-il. Voilà des années que je traque le Sinsar Dubh. Je ne laisserai personne s'interposer entre lui et moi et risquer de tout faire échouer au dernier moment. Personne, vous m'entendez ?

Il observa un silence avant d'ajouter :

— Apprenez qu'il y a deux sortes de personnes, dans ce bas monde.

Celles qui survivent à n'importe quel prix, et celles qui n'ont pas la force de lutter : les victimes.

Il pressa ses lèvres dans mon cou. Je sentis sa langue courir sur ma peau, là où battait une veine, comme s'il cherchait mon pouls.

— Vous faites partie de la seconde catégorie, mademoiselle Lane. Vous n'êtes qu'une agnelle dans une cité de loups affamés. Je vous donne jusqu'à demain soir, 21 heures, pour quitter le pays et ne plus jamais croiser ma route.

Il me libéra, et je m'effondrai sur le sol, asphyxiée.

Lorsque je me relevai, il avait disparu.

5

— J'espérais que vous pourriez me donner des informations sur ma sœur.

Je cherchai le regard de l'homme qui me faisait face, l'avant-dernier enseignant qui figurait sur ma liste, un certain professeur S. S. Ahearn.

— Connaissiez-vous ses camarades ? repris-je. Savez-vous comment elle occupait ses loisirs ?

Je posais les mêmes questions depuis le début de la journée. L'emploi du temps d'Alina dans une main, un plan du campus dans l'autre, j'allais de classe en classe, attendant à l'extérieur que le cours soit fini pour aborder les professeurs et les interroger.

J'avais prévu de revenir le lendemain pour poser les mêmes questions, cette fois-ci aux étudiants. Il ne me restait qu'à espérer que ceux-ci auraient plus à m'apprendre que leurs enseignants, car pour l'instant, le peu que j'avais découvert était au mieux insignifiant, au pire très inquiétant.

— J'ai déjà dit à la police tout ce que je savais.

Grand et sec comme un coup de trique, l'homme avait l'air pressé d'en finir avec mon interrogatoire. Il ramassa ses papiers d'un geste rapide.

— Je crois savoir que l'inspecteur chargé de l'enquête s'appelle O'Duffy.

L'avez-vous rencontré ?

— Nous avons rendez-vous dans quelques jours, mais en attendant, j'aurais aimé avoir votre point de vue.

Il glissa ses dossiers dans son cartable, qu'il referma prestement.

— Je suis désolé, mademoiselle Lane, je connaissais très peu votre sœur.

Les rares fois où elle daignait venir en classe, elle ne participait presque pas.

— Les rares fois où elle daignait venir en classe ? répétai-je, stupéfaite.

Alina aimait étudier, et jamais elle n'avait séché les cours.

— Exactement. Comme je l'ai dit aux enquêteurs, au début, elle était très assidue, mais cela n'a pas duré bien longtemps. Il n'était pas rare qu'elle manque trois ou quatre cours d'affilée.

Je devais avoir l'air parfaitement incrédule, car il ajouta :

— Elle n'était pas la seule parmi nos étudiants étrangers, notez bien.

Quand ils se retrouvent soudain loin de chez eux, sans parents pour les rappeler à l'ordre... enfin, vous me comprenez. Les attraits de Dublin sont nombreux pour une très jolie jeune femme comme votre sœur. Je suis sûr qu'elle pensait avoir plus intéressant à faire que de rester assise dans une salle de classe.

— Vous ne connaissiez pas Alina, protestai-je. Elle adorait étudier, c'est même ce qu'elle préférait au monde. Être admise à Trinity College, c'était la réalisation d'un rêve, pour elle. Elle n'aurait pas sacrifié une telle chance pour aller s'amuser dans les pubs !

— Je suis désolé. Je ne fais que vous dire ce que j'ai pu observer.

— Pourriez-vous me dire qui elle fréquentait ?

— J'ai bien peur que non.

— Avait-elle un petit ami ?

— Pas que je sache. Je ne me rappelle pas l'avoir vue avec quelqu'un en particulier... du moins, dans les rares occasions où je l'ai croisée. Votre sœur n'était que l'un des innombrables élèves qui viennent étudier ici chaque année, mademoiselle Lane, et si elle se faisait remarquer, c'était surtout par son absence.

Déconcertée, je le remerciai et m'en allai.

Le professeur Ahearn était le cinquième enseignant que je rencontrais, et le portrait qu'il brossait d'Alina était celui de quelqu'un que je ne reconnaissais pas. Une jeune fille qui n'assistait pas à ses cours, se moquait éperdument de ses études et n'avait aucun ami.

Je consultai ma liste. Il me restait une dernière enseignante à

rencontrer, mais elle n'avait cours que les mercredis et vendredis. Je décidai de me rendre à la bibliothèque.

Tout en quittant le bâtiment et en traversant une vaste pelouse sur laquelle des groupes d'étudiants se prélassaient au soleil de cette fin d'après-midi ou potassaient leurs cours, je réfléchis à ce que je venais d'apprendre. Le comportement d'Alina était si étrange que je ne pouvais me l'expliquer.

Les cours destinés aux étudiants étrangers étaient essentiellement axés sur l'histoire européenne. Alina, qui préparait un doctorat en littérature anglaise, avait notamment choisi « La révolution industrielle en Irlande

» et « Jules César et la Gaule celtique ».

Était-il possible qu'elle ait perdu tout intérêt pour ces thèmes ?

Cela ne me paraissait guère probable. Alina était dotée d'une insatiable curiosité intellectuelle. Je soupirai profondément, ce que je regrettai aussitôt. Mes côtes meurtries ne me permettaient d'inspirer et d'expirer que le strict minimum d'air.

À mon réveil ce matin-là, j'avais constaté que mon torse était barré par un gigantesque bleu, si douloureux que je n'avais pas pu mettre de soutien-gorge. J'avais donc enfilé une brassière en fine dentelle élastique, puis un petit pull rose, de l'exacte nuance de mon vernis à

ongles, et un pantacourt noir. Une ceinture et des sandales argentées complétaient ma tenue, ainsi qu'un sac à main Juicy Couture assorti qui m'avait coûté une petite fortune. J'avais rassemblé mes longs cheveux blonds et les avais attachés en une haute queue-de- cheval avec une barrette en émail.

Le moindre mouvement était une torture et mon moral était au plus bas : raisons de plus pour soigner mon apparence. J'en étais persuadée, ce n'était pas en arborant une mine abattue que je lutterais contre le découragement, mais en affichant un sourire radieux.

L'ultimatum - car c'en était un - de Barrons résonnait encore à mes oreilles. Je vous donne jusqu'à demain soir, 21 heures, pour quitter le pays et ne plus jamais croiser ma route. Le mufle ! « Et puis quoi encore

? Allez-vous faire cuire un œuf ! » aurais-je dû répliquer.

En vérité, quand j'avais retrouvé mes esprits après son départ, j'avais surtout eu envie d'appeler ma maman et de fondre en larmes...

Il faut dire que le libraire s'était montré particulièrement odieux. Et je ne parle pas du cynisme qu'il affichait. Les gagnants et les victimes, mes fleurs !

Oui, j'ai bien dit « mes fleurs ». Je vous explique.

En bonne croyante qu'elle était, maman ne nous avait jamais permis de jurer, à Alina et moi. « Une jolie femme ne dit pas de vilains mots », répétait-elle à l'envi. Aussi Alina et moi avions-nous mis au point un système pour remplacer les gros mots par d'autres, plus poétiques. «

Fesses » s'était transformé en « fleurs », « m... » en « mélasse », etc.

Hélas ! nous les avions prononcés si souvent qu'ils étaient devenus un réflexe dont nous n'arrivions pas à nous débarrasser, et pour ma part, ils me revenaient automatiquement lorsque j'étais en colère. Combien de fois, à mon travail, m'étais-je ridiculisée en menaçant un client un peu trop entreprenant de lui botter les fleurs, s'il continuait à chercher la mélasse ? À notre époque dénuée de toute élégance, un langage trop châtié vous fait vite passer pour une pauvre sotte sans esprit de repartie.

« Les gagnants et les victimes, mes fesses ! » rectifiai-je donc in petto, secrètement ravie de mon audace.

Je peux bien l'avouer, je tremblais comme une feuille lorsque Jéricho Barrons avait quitté ma chambre, la veille au soir. Mais je m'étais ressaisie, et j'avais à présent une certitude : s'il était manifestement une brute sans états d'âme, il n'était pas pour autant un assassin. Il avait eu tout le loisir de me tuer la veille, et il ne l'avait pas fait.

Il m'avait laissée en vie, ce qui signifiait qu'il ne voyait pas l'intérêt de m'éliminer. Il ne reculerait probablement pas devant l'intimidation, les menaces, voire les coups, mais il en resterait là.

En ce qui me concernait, je n'avais pas l'intention de changer mes projets à cause de lui. Tant que je n'aurais pas retrouvé le meurtrier d'Alina, je resterais à Dublin. Et à présent que j'étais capable de l'épeler correctement, j'allais poursuivre mes recherches sur le mystérieux Sinsar Dubh. J'avais progressé : je savais qu'il s'agissait d'un livre. La question était maintenant de savoir de quoi il parlait.

Afin d'éviter l'heure de forte affluence et d'économiser mes ressources, je commençai par acheter une portion de fish and chips qui ferait office de déjeuner tardif et de dîner pris avec un peu d'avance. Puis je me rendis à

la bibliothèque de l'université.

Alina aurait su se diriger tout droit vers le bon rayonnage, mais je n'avais pas sa longue pratique des recherches documentaires. Je passai donc une bonne demi-heure à sélectionner un certain nombre d'ouvrages d'histoire et d'archéologie, que j'empilai au fur et à mesure sur une table.

Puis il me fallut environ une heure pour compulser leurs sommaires et leurs index. Ce n'est que vers le milieu de la deuxième pile que je compris que ma pioche était bonne, et mon cœur se mit à battre plus fort tandis que je lisais.

Sinsar Dubh1, Pilier des Ténèbres1, possession de la tribu légendaire des Tuatha Dé Danaan. Rédigé dans un langage connu seulement des plus anciens d'entre ceux-ci, il est censé contenir la plus redoutable des magies noires dans ses pages à l'écriture cryptée. Il aurait été apporté en Irlande par les Tuatha Dé pendant les invasions citées dans le récit mythologique Leabhar Gabhala3, puis dérobé en même temps que les autres Piliers des Ténèbres. Il circulerait depuis ce moment dans le monde des hommes.

Je parcourus de nouveau ces quelques lignes, interloquée. Cela n'avait aucun sens ! En désespoir de cause, je me reportai aux notes de bas de page.

1 Un regain d'intérêt pour les reliques mythologiques est observé depuis quelque temps parmi les collectionneurs fortunés, dont certains affirment détenir des copies d'une ou plusieurs pages du « volume maudit ». Le Sinsar Dubh n'est pas plus réel que la créature censée l'avoir rédigé voilà plus d'un million d'années, le « Roi Noir » des Tuatha Dé Danaan. Si le livre a été, comme on le prétend, rédigé dans une langue tombée dans l'oubli depuis des temps immémoriaux, selon un code indéchiffrable, nous serions curieux de savoir par quel miraculeux procédé ses amateurs pourraient en avoir identifié quelque partie que ce soit.

2 Selon la légende, les Tuatha Dé Danaan possèdent huit reliques très anciennes au pouvoir formidable, quatre dites « de Lumière » et quatre dites « des Ténèbres ». Les Piliers de Lumière sont la Pierre Blanche, la Lance Brillante, l'Épée de Lumière et le Chaudron de Clarté. Les Piliers des Ténèbres sont le Livre Noir, ou Sinsar Dubh, la Cassette Obscure, l'Amulette Maléfique et le Miroir Sombre.

3 Le Leabhar Gabhala, ou Livre des invasions, situe l'arrivée des Tuatha Dé Danaan trente-sept ans après celle des Fir Bolg (qui suivit celles de Cesair, petite- fille de Noé, des Partholoniens et des Némédiens) et deux cent quatre-vingt-dix-sept ans avant les Milésiens, un peuple protoceltique. Cependant, des sources plus anciennes, ainsi que d'autres plus tardives, contredisent la nature des Tuatha Dé Danaan et leur date d'arrivée telles qu'elles sont avancées par ce texte du XIIe siècle.

Je refermai le Guide officiel des reliques sacrées - Légendes et vérité, partagée entre un fou rire nerveux et l'ahurissement le plus complet. Des tribus mythologiques ? Des objets magiques ? Un Roi Noir ? À quoi rimait ce folklore ?

Alina n'avait jamais été attirée par le surnaturel, et moi non plus. Nous adorions lire des romans et, à l'occasion, voir un bon film, mais nos goûts allaient plutôt au polar et au sentimental. La science-fiction, le paranormal et autres bizarreries nous laissaient de marbre. Les vampires

? Ils étaient morts, point final. Les voyages dans le passé ? Je préférais les hommes civilisés à je ne sais quel lourdaud médiéval, si viril fut-il.

Les loups-garous ? Très peu pour moi ! Je n'éprouvais aucune attirance pour des types qui se laissaient mener par la bête qui sommeillait en eux

- c'est-à-dire, à la réflexion, la plupart des hommes, atteints ou non de lycanthropie. Bref, la réalité me convenait très bien. Je ne ressentais nullement le besoin d'y échapper, et Alina non plus.

Du moins était-ce ce que j'avais cru jusqu'à présent... car je commençais à me demander si j'avais aussi bien connu ma propre sœur que je le pensais.

J'étais totalement déboussolée. Pour quelle obscure raison Alina m'avait-elle laissé un message m'enjoignant de trouver un livre consacré

à la magie qui, selon T. A. Murtough, l'éminent auteur du Guide officiel des reliques sacrées, n'existait même pas ?

Je rouvris le livre et en parcourus de nouveau les notes de bas de page.

Se trouvait-il donc vraiment des gens pour croire à l'existence de ce texte rédigé - je vous demande un peu ! - un million d'années plus tôt ? Alina avait-elle été la victime de fanatiques persuadés qu'elle était leur rivale dans leur quête délirante ?

Jéricho Barrons, en tout cas, ne doutait pas un instant de la réalité de cet ouvrage. C'est donc qu'il était fou, lui aussi. Même en admettant - ce qui était absurde - qu'un manuscrit ait pu être écrit à une époque aussi reculée, jamais il n'aurait résisté à l'épreuve du temps ! Il serait tombé en poussière voilà déjà une éternité. Et puis, quel était l'intérêt de posséder un livre que personne ne pouvait lire ?

Déconcertée, je refermai le guide et examinai rapidement la fin de ma deuxième pile de livres, ainsi que la troisième. Une demi-heure plus tard, je trouvai la réponse à ma dernière question, dans un ouvrage consacré aux mythes et légendes irlandais.

On dit que la clé de l'ancien langage dans lequel a été rédigé le Sinsar Dubh et de son code réside dans quatre pierres magiques. Notons au passage que quatre est un chiffre sacré chez les Tuatha Dé : quatre maisons royales, quatre Piliers, quatre pierres... Entre les mains d'un druide puissant, une de ces pierres peut éclairer une petite partie du manuscrit, mais si les quatre venaient à être réunies en une seule, et uniquement dans ce cas, le véritable texte serait révélé dans sa totalité.

Je laissai échapper un soupir d'agacement. Les druides, à présent. Il ne manquait plus qu'eux ! Voyons, que disait-on à leur sujet ?

Dans la société celtique préchrétienne, les druides présidaient aux cérémonies rituelles, réglaient les questions législatives et judiciaires, enseignaient la philosophie et éduquaient les jeunes élites destinées à

intégrer leur ordre.

Voilà qui me paraissait tout à fait honorable. Cependant, en poursuivant ma lecture, je révisai mon jugement.

Les druides accomplissaient des sacrifices humains ; ils consommaient des glands pour se préparer à recevoir les prophéties. Ils croyaient à la métempsycose : de même qu'après la nuit vient le jour, après la mort vient la renaissance de l'âme, sous différentes formes. Dans les temps anciens, les druides étaient considérés comme étant dans le secret des dieux, et on leur prêtait notamment des connaissances en matière de manipulation de la matière, de l'espace et du temps. D'ailleurs, le vieil irlandais drui signifie à la fois mage, sorcier et devin...

C'en était trop ! Je refermai le livre, furieuse de perdre ainsi mon temps.

Tout cela était parfaitement ridicule.

Jamais Alina ne se serait laissé entraîner dans ces histoires à dormir debout !

Je ne voyais qu'une explication : Jéricho Barrons m'avait menti. Ou, à

tout le moins, il avait feint de prendre le mot que je lui avais donné pour un autre, bien réel mais sans aucun rapport avec ce que je cherchais. À

l'heure qu'il était, il devait être en train de rire de ma crédulité dans sa luxueuse boutique. Il m'avait donné un os à ronger, dans l'espoir de me détourner du véritable objet qu'Alina m'avait demandé de trouver. Et en bon manipulateur qu'il était, il avait glissé assez de véracité dans ses bobards pour me duper...

Je ne savais toujours pas ce qu'Alina voulait que je cherche, mais il était évident que Jéricho Barrons désirait la même chose. Sinon, pourquoi m'aurait-il aiguillée sur une fausse piste ?

Sans doute n'avait-il pas beaucoup modifié l'orthographe du mot dont je lui avais demandé la signification, me dis-je avec espoir.

— Shi-sadoo... Shi-sadoo, répétai-je à mi-voix.

Comment diable cela s'écrivait-il ? Il n'y avait peut- être qu'une ou deux lettres à changer pour trouver le terme effectivement prononcé par Alina, et jeter enfin toute la lumière sur sa mort. Car l'objet en question ne pouvait être que quelque chose de bien réel, et non une imaginaire relique sacrée.

Pour commencer, le mot en question était-il bien du gaélique ? Même de cela, je ne pouvais être certaine...

Je laissai échapper un soupir de dépit, et aussitôt, mes côtes meurtries se rappelèrent à mon souvenir. Décidément, ce maudit Barrons aurait tout fait pour me mettre des bâtons dans les roues ! Il m'avait trompée.

Il m'avait menacée. Et il m'avait fait terriblement mal...

Prise d'une envie de meurtre, je rangeai mes livres et quittai la bibliothèque.

Je m'arrêtai dans une épicerie pour acheter les articles figurant sur ma dernière liste en date et revins dans Temple Bar District pour rentrer au Clarin House.

Les rues étaient remplies de gens sortis profiter de la tiédeur de cette soirée de début d'été. Les pubs étaient brillamment éclairés, et par leurs portes ouvertes, on entendait des rires, des chansons, des accords de guitare. Partout, je croisais de beaux garçons, et j'eus droit à plus d'un regard admiratif, ainsi qu'à quelques sourires engageants. Pour une jeune femme solitaire qui aimait les bars et la musique, ce quartier était un paradis.

Pourtant, je m'en apercevais à peine.

Lorsque je suis en colère, je tiens des conversations imaginaires - vous savez, ce genre de discussion où vos reparties fusent, brillantes, subtiles, assassines... exactement l'inverse de ce qui se passe dans la réalité ! Dans ces moments-là, je suis tellement absorbée dans mes pensées que j'oublie tout ce qui m'entoure.

Voilà comment je me retrouvai en face de la devanture de Barrons -

Bouquins & Bibelots, et non en bas du Clarin House, ce qui n'était absolument pas mon intention. Disons que mes pieds m'avaient portée là où mon esprit se trouvait déjà...

Il était presque 21 h 30, mais je me fichais bien de l'ultimatum de M.

Barrons. Je m'arrêtai sur le trottoir et jetai un coup d'œil vers ma gauche, là où commençait le quartier désolé dans lequel je m'étais perdue la veille.

L'immeuble qui abritait la librairie dressait ses quatre étages de brique, de pierre et de bois flambant neufs à la frontière des deux villes, tel un bastion entre la vie et la mort, le bien et le mal... Vers ma droite, les réverbères déversaient leur chaude lumière dorée, les gens parlaient et riaient ensemble. Vers ma gauche, les rares lampadaires encore en service peinaient à trouer l'obscurité, et le silence n'était brisé que par le claquement sporadique d'une porte qui, poussée par le vent, grinçait sur ses gonds rouillés.

Je chassai de mes pensées ce désagréable voisinage et me tournai vers la boutique. C'était avec M. Barrons que j'avais affaire. Le panneau lumineux « Ouvert » était à présent éteint, ce qui était logique puisque la librairie fermait ses portes à 20 heures, comme l'indiquait une pancarte sur la porte. Seule une faible lueur brillait derrière la vitrine.

Cependant, la grosse moto était toujours sur le trottoir, à la même place que la veille. Je n'imaginais pas plus Fiona, avec ses jupes étroites, enfourcher l'engin tout de cuir noir et de chromes rutilants que je ne voyais Jéricho Barrons au volant de l'élégante berline métallisée.

Par conséquent, il devait être encore là.

D'un coup de poing, je frappai à la porte. J'étais d'une humeur massacrante, sans doute parce que, depuis mon arrivée, tous les habitants de Dublin semblaient se liguer contre moi. Parmi les gens que j'avais rencontrés, certains - peu nombreux - s'étaient montrés à peu près polis, et les autres - la plupart - avaient été franchement désagréables. Aucun ne m'avait manifesté de réelle gentillesse. Quand je pense qu'on trouve les Américains mal élevés !

Je frappai de nouveau et attendis. Ma mère dit parfois que j'ai un caractère de rousse, mais elle exagère un peu. Vous avez déjà vu une vraie rousse piquer une vraie colère ? Disons que je suis une blonde avec du tempérament, ce qui n'est déjà pas mal. Lorsque j'ai quelque chose en tête, je ne lâche pas prise facilement. Dans le cas présent, mon projet était de faire rouvrir l'enquête sur la mort d'Alina, en apportant aux enquêteurs le plus possible d'éléments nouveaux.

— Barrons ? appelai-je après avoir frappé une troisième fois. Je sais que vous êtes là ! Ouvrez !

Je continuai à cogner à la porte et à m'égosiller, sans résultat. Je commençais à douter de moi lorsque, des ténèbres sur ma gauche, s'éleva une voix. J'en reconnus aussitôt les inflexions mélodieuses -

celles d'un homme qui aurait passé une partie de sa vie sous des climats chauds, dans les contrées orientales où fleurissent les harems et les fumeries d'opium...

— Vous êtes complètement folle.

Je scrutai l'obscurité. Un peu plus bas sur le trottoir, là où la nuit se faisait plus dense, je remarquai une forme. Ce devait être lui. Je ne pouvais pas distinguer les contours de sa silhouette, mais ce pan de ténèbres semblait avoir plus de substance, plus d'énergie que l'obscurité

qui l'entourait. Sans savoir pourquoi, je fus parcourue d'un frisson.

— Pas tant que vous le croyez, Barrons. En tout cas, pas au point d'avaler vos salades.

— Pauvre agnelle qui a décidé de demeurer dans cette cité de loups affamés... Reste à savoir lequel vous dévorera le premier.

— Vous ne me faites pas peur.

— Alors, vous êtes encore plus folle que je ne le pensais.

— Vous m'avez menti. Maintenant, vous allez me dire ce qu'est réellement le shi-sadoo.

J'avais prononcé ce mot sans intonation particulière, mais il me sembla que ma voix se répercutait sur les façades alentour, produisant un écho aussi sec qu'un coup de revolver. Puis il y eut un désagréable silence autour de moi, un peu comme une de ces soudaines accalmies qui se produisent dans une salle de bar bondée, alors que vous venez de pester contre « cette pauvre gourde de Janet » et que vous vous apercevez que l'intéressée se trouve à trois pas de vous et darde sur vous un regard assassin.

— Vous feriez mieux de me dire la vérité, ajoutai- je, parce que je n'ai pas l'intention de m'en aller tant que vous ne m'aurez pas répondu.

En un clin d'œil, il fondit sur moi et me plaqua sans ménagement contre la porte. Un fauve tenant sa proie entre ses griffes ne devait pas montrer plus froide résolution.

— Ne prononcez pas ce mot dehors en pleine nuit, malheureuse !

chuchota-t-il d'un ton furieux.

Tout en me maintenant d'une poigne de fer contre le battant, il tendit une main vers la serrure.

— Je parlerai de ce que je voudr...

Je me tus soudain, le regard perdu dans la nuit qui s'étendait au-delà de son épaule. La silhouette que j'avais prise pour lui était toujours là, et elle semblait se déplacer. Puis j'en vis une autre un peu plus loin, qui glissait elle aussi le long du trottoir, si grande que je crus être victime d'une hallucination...

Je clignai des yeux, incrédule. Quel était l'idiot qui s'amusait à marcher sur des échasses en pleine nuit dans ce quartier sinistre ?

Il n'y avait personne.

Je cherchai de nouveau les deux ombres... et je crus que mon cœur allait s'arrêter.

Elles se dirigeaient vers nous. Silencieusement. Rapidement.

Barrons, tout contre moi, était immobile, les yeux rivés sur mon visage.

Puis il suivit mon regard.

Alors, il poussa le battant, me fit entrer d'une puissante détente et referma derrière nous, avant de tourner d'un geste rapide les trois verrous de la porte.

6

— J'attends vos explications, gronda Jéricho Barrons en m'entraînant loin de la porte.

Je le vis s'approcher du mur et s'affairer devant une rangée d'interrupteurs, qu'il actionna les uns après les autres en gestes rapides et précis. Une à une, les lampes et les appliques du magasin s'allumèrent, tandis que dehors, à mesure que les vitrines s'illuminaient, la nuit reculait sous les assauts de la lumière.

— Mes explications ? répétai-je, outrée. C'est plutôt moi qui attends les vôtres ! Pourquoi m'avez-vous menti ?

Comme il ne répondait pas, je poursuivis :

— Quand je pense qu'Alina était tombée amoureuse de Dublin ! À

l'entendre, tout le monde ici était adorable, tout était merveilleux... Tu parles ! Cette ville est un cauchemar, oui ! Je ne sais pas ce qui me retient de vous flanquer mon poing dans la figure !

— La crainte de vous casser un ongle ? suggéra-t-il d'un ton si suave et si hautain qu'une nouvelle bouffée de rage monta en moi.

— Vous ne me connaissez pas, Barrons, ripostai-je avec tout le mépris dont j'étais capable.

Il appuya sur le dernier interrupteur et se tourna vers moi. Je ne pus réprimer un mouvement de recul lorsqu'il m'apparut dans la pleine lumière qui l'environnait à présent de toutes parts. Jusqu'à cet instant, je ne l'avais pas vu tel qu'il était exactement. Jéricho Barrons n'était pas seulement viril, il était charnel, dans le sens le plus animal du terme, au point qu'il en devenait inquiétant.

Mais là n'était pas la seule différence avec l'homme que j'avais rencontré

quelque vingt-quatre heures auparavant dans cette même boutique.

Barrons me paraissait aujourd'hui plus grand, plus large, plus tendu, comme si son corps s'était encore musclé, si cela était possible, et ses traits durcis. Pourtant, ses traits de médaille m'avaient déjà fait une forte impression, la première fois que j'avais posé les yeux sur lui ! De quels coins du monde étaient issus ses ancêtres, pour l'avoir doté d'un physique aussi hors du commun ?

— Au fait, d'où venez-vous ? demandai-je. Vous n'êtes pas irlandais.

Tout en parlant, j'avais reculé d'un pas, mal à l'aise.

Il me jeta un regard interloqué, comme s'il ne savait dans quelle boîte me classer, ni sous quelle étiquette. Puis, après un instant de réflexion suivi d'un haussement d'épaules indifférent, il répondit :

— Je suis basque et celte. Picte, pour être précis, mais je suppose que la subtilité vous échappe.

Contrairement à ce qu'il croyait, j'avais quelques notions d'histoire. Je m'expliquais mieux à présent ses yeux d'un noir d'encre, sa peau dorée et sa fierté ombrageuse. Je n'aurais pas cru qu'il pût exister un assemblage génétique aussi explosif !

Je compris que j'avais prononcé cette dernière réflexion à voix haute lorsqu'il me répondit d'un ton détaché :

— Vous venez pourtant d'en croiser un dans la rue, dit-il, et il était autrement dangereux.

— Je n'ai rien vu, mentis-je, confuse.

Plus exactement, je n'avais rien vu que je puisse interpréter de façon cohérente. Et je n'étais pas d'humeur à débattre de cette question. J'étais épuisée, et mon fish and chips, trop lourd, me pesait sur l'estomac.

— Je ne tolère pas que l'on se moque de moi, mademoiselle Lane, et je vous prie de...

— Oh, ça va, Barrons ! Pas la peine de monter sur vos grands chevaux ! le coupai-je sans la moindre politesse.

Le regard indigné qu'il me lança en disait bien plus que toutes les explications. On n'avait pas dû l'interrompre depuis l'époque où il était en culottes courtes. S'il en avait porté un jour...

Ravie de mon petit effet, je me dirigeai vers un coin lecture situé à

quelques pas. Là, je posai mes achats et mon sac à main sur la table basse et m'assis sur le canapé de cuir beige. Autant m'installer confortablement, songeai-je, car la soirée risquait d'être longue. J'étais bien déterminée à occuper le terrain tant que je n'aurais pas obtenu de réponses précises et vérifiables, mais de son côté, l'arrogant Jéricho Barrons ne semblait guère disposé à m'aider.

Je posai mes sandales argentées sur la table basse et croisai mes chevilles d'un geste désinvolte, en adressant mentalement une prière d'excuse à ma mère, qui aurait poussé des cris d'indignation si elle m'avait vue me tenir aussi mal.

— Dites-moi ce que je veux savoir et je vous répondrai, mais attention, pas d'entourloupe ! Vous devrez prouver ce que vous dites si vous voulez que je parle.

En un éclair, il se rua vers moi. C'était la troisième fois qu'il réalisait un tel exploit, mais je ne parvenais pas à m'y habituer. Était-il champion olympique de sprint ?

Les traits défigurés par la fureur, il me prit par les cheveux pour m'obliger à me lever, referma son autre main sur ma gorge et m'entraîna sans douceur vers le mur.

— C'est ça, allez-y ! sifflai-je. Tuez-moi, qu'on en finisse. Abrégez mes souffrances !

Malgré mes bravades, je luttais depuis le matin contre une lancinante envie de pleurer. Alina était partie, elle ne reviendrait jamais, et plus le temps passait, plus j'avais conscience d'avoir présumé de mes forces en venant à Dublin. Qu'avais-je cru ? Que je retrouverais son meurtrier ?

Que je la vengerais ? La vérité, c'est que je n'avais aucun espoir. Je ne voyais pas le bout du tunnel. Les jours succéderaient aux nuits, les nuits aux jours, sans que je cesse de pleurer ma sœur, sans que son assassin paie pour son acte barbare. Mieux valait mourir plutôt que d'endurer ce que je subissais...

— Vous ne savez pas ce que vous dites, grommela Jéricho Barrons.

— Et vous, vous ne me connaissez pas.

Il éclata d'un rire incongru.

— Regardez vos mains !

Je baissai les yeux. Dans un réflexe pour me libérer, j'avais crispé mes doigts aux ongles soigneusement vernis de rose fuchsia sur la manche de son coûteux costume, au risque d'en déchirer l'étoffe.

— Je connais les gens, mademoiselle Lane. Ils clament haut et fort qu'ils veulent mourir, ils en sont parfois sincèrement persuadés, mais au fond, ce n'est pas ce qu'ils désirent. À la dernière seconde, ils crient comme un cochon qu'on saigne et se débattent de toutes leurs forces.

Il semblait parler d'expérience. Soudain, je fus prise d'un doute. Et si, tout compte fait, Jéricho Barrons était un meurtrier ?

Il me plaqua contre le mur et m'y maintint, une main serrée autour de mon cou, tandis que son regard noir parcourait mon visage, ma gorge, mes seins qui se soulevaient au rythme de ma respiration haletante -

dans la mesure où l'on peut qualifier de respiration mes tentatives frénétiques pour inhaler le peu d'air qu'il m'autorisait à prendre.

Si j'avais disposé d'assez d'oxygène pour cela, j'aurais éclaté d'un rire désabusé. Que voulait-il ? Certainement pas me séduire, j'en aurais mis ma main au feu. Il n'était pas mon genre, et je n'étais pas le sien. Au passage, je me demandais bien quel type de femme pouvait faire fantasmer un homme aussi froid et dédaigneux...

Qu'allait-il faire, à présent ? Me menacer de me violer plutôt que de me tuer ? À moins qu'il n'ait l'intention d'abuser de moi, puis de m'éliminer purement et simplement ?

— Je vais vous poser la question une dernière fois, mademoiselle Lane, et je vous suggère de ne pas jouer avec mes nerfs. Je manque de patience, ce soir, et des affaires bien plus urgentes que la vôtre m'attendent. Qu'avez-vous vu dehors ?

Je fermai les yeux et réfléchis. Quelle ligne de conduite adopter, sachant que je n'étais pas disposée à me laisser marcher sur les pieds ? Maman disait toujours que ma fierté me jouerait des tours, papa qu'elle me rendrait service. Lequel des deux aurait raison ?

Ma décision fut vite prise. Jusqu'à présent, je ne m'étais pas laissé

impressionner. Reculer, ce serait céder. Et il n'en était pas question.

— Rien, dis-je en rouvrant mes paupières.

— Tss, tss... Quel dommage, murmura-t-il en secouant la tête d'un air navré. Si vous n'avez rien vu, vous ne m'êtes d'aucune utilité. Si vous avez vu quelque chose, vous l'êtes. Si vous n'avez rien vu, votre vie ne vaut plus rien. Si vous avez vu quelque chose, elle...

— C'est bon, j'ai compris, fis-je, l'interrompant une fois de plus. Vous vous répétez.

— Eh bien, qu'avez-vous vu ?

— Lâchez-moi, vous m'empêchez de respirer.

Il fallait que je marque un point. Question de dignité !

Lorsque mes talons touchèrent de nouveau le sol - Barrons m'avait soulevée si haut que j'avais dû me tenir sur la pointe des pieds -, je frottai ma gorge douloureuse.

— Des ombres, repris-je d'une voix enrouée. Je n'ai vu que des ombres.

— Décrivez-les.

J'obtempérai, et j'eus la surprise de constater qu'il m'écoutait avec une attention soutenue. Comment pouvait-il prendre cela au sérieux ?

— Auparavant, aviez-vous déjà été témoin d'un tel... phénomène ?

— Non.

— Jamais ?

J'écartai les bras dans un geste évasif.

— Pas vraiment... Mais il m'est arrivé quelque chose de bizarre, dans un pub, avant-hier, ajoutai-je après un moment de réflexion.

— Je vous écoute.

Je me trouvais toujours entre le mur et lui, et j'avais besoin d'air. Il m'était aussi difficile de supporter la proximité physique de cet homme que, disons, celle d'un champ magnétique de haute intensité. Je m'écartai donc de lui en prenant bien soin de ne pas le frôler, ce qui parut l'amuser, et je me dirigeai vers le canapé. Une fois assise, je lui relatai l'expérience de double vision que j'avais vécue, ainsi que l'intervention de la vieille femme à moitié folle.

Si curieux que cela puisse paraître, il m'écouta sans se départir de son sérieux, avant de me soumettre à un feu roulant de questions extrêmement précises. Hélas ! n'étant pas dotée de ses formidables capacités d'observation, je ne pus répondre à toutes ses interrogations, ce qui parut l'agacer prodigieusement. Il sembla particulièrement irrité

que je n'aie pas tenté d'en savoir plus sur l'étrange apparition, ni sur la vieille femme.

Lorsque l'interrogatoire fut terminé, il laissa échapper un rire incrédule.

— Si on m'avait dit que l'une d'entre vous était ici, murmura-t-il, aussi ignorante qu'inexpérimentée... C'est à peine croyable ! Et vous n'avez vraiment aucune idée de ce que vous êtes ?

— Cinglée ? suggérai-je d'un ton poli.

Il secoua la tête et se dirigea vers moi. Aussitôt, je reculai dans mon siège. Il s'immobilisa alors, un léger sourire aux lèvres.

— Vous ferais-je peur, mademoiselle Lane ?

— Pas du tout, mais je n'aime pas être brutalisée.

— Vous vous en remettrez. La nuit abrite des créatures bien pires que moi.

Je voulus protester, mais il me fit taire d'un geste.

— Epargnez-moi vos vantardises, elles ne m'impressionnent pas. Non, vous n'êtes pas cinglée. En revanche, vous êtes... un spécimen rare. Je me demande d'ailleurs comment vous avez survécu jusqu'à présent. C'est à croire que vous avez passé votre vie dans quelque trou de province si éloigné de tout que vous n'avez jamais croisé l'un d'eux.

Je n'avais aucune idée de l'identité de ces « eux » dont il parlait, mais pour le reste, je ne pouvais pas lui donner tort. Ashford devait probablement figurer en bonne place dans le Registre officiel des coins perdus où il ne se passe jamais rien, à moins qu'il ne faille considérer comme un événement majeur le pique-nique annuel de la paroisse.

— Où voulez-vous en venir ? maugréai-je, froissée par ses allusions à

mes origines provinciales.

— Au fait que vous êtes une sidhe-seer, mademoiselle Lane.

— Une... shi-seer ?

— Une sidhe-seer, répéta-t-il. Vous possédez le don de voir les faës.

— Les fées ? répétai-je en éclatant de rire.

— Cela n'a rien de drôle, tonna-t-il. C'est une question de vie ou de mort

!

— Ah, oui ? La méchante fée Carabosse va venir me jeter un sort ?

Il roula les yeux d'un air exaspéré.

— À votre avis, que sont les ombres que vous avez vues dehors ?

— Des ombres, justement.

Mon hilarité commençait à se dissiper, remplacée par un sentiment d'agacement. Si Barrons s'imaginait qu'il allait une fois de plus me faire prendre des vessies pour des lanternes ! Les zones sombres que j'avais remarquées dans la rue n'étaient rien de plus que des coins mal éclairés, les fées n'existaient pas, et aucun livre ne pouvait avoir été écrit un million d'années plus tôt. Point final.

— Ces ombres, mademoiselle Lane, vous auraient vidée de votre substance, expliqua Jéricho Barrons d'un ton grave. On n'aurait retrouvé

que votre enveloppe corporelle toute sèche flottant au vent, impossible à

identifier, et vous auriez rejoint la longue cohorte de touristes disparus à

Dublin sans laisser de trace.

— Épargnez-moi vos délires, Barrons. Dites-moi plutôt ce qu'est réellement le shi-sadoo. Et n'essayez pas de me faire croire qu'il s'agit d'un grimoire écrit par je ne sais quel hurluberlu couronné à l'époque des dinosaures ! Tout ce que je veux, c'est comprendre les dernières paroles d'Alina, afin d'aider la police à retrouver son assassin.

— Comment votre sœur est-elle décédée, mademoiselle Lane ?

Il avait posé la question d'une voix très douce, mais ses paroles réveillèrent en moi une insupportable douleur.

— Taisez-vous, dis-je en évitant son regard. Je ne veux plus jamais en parler.

— A-t-elle eu une mort atroce ? En dehors des limites de la normale ?

Son corps semblait-il avoir été déchiqueté par des bêtes féroces ?

Je me tournai vers lui d'un bloc, les poings serrés.

— Taisez-vous ! hurlai-je. Je vous hais !

Une lueur intense passa dans ses yeux.

— Voulez-vous connaître la même fin qu'elle ?

Je plongeai mon regard dans le sien et demeurai immobile, le souffle coupé par la douleur. Un sanglot monta de ma poitrine oppressée, mais je me mordis les lèvres pour le contenir. Pas question de pleurer devant cet odieux personnage !

Pourtant, l'image qui me hantait depuis qu'on m'avait demandé

d'identifier le cadavre d'Alina était de nouveau là, insoutenable d'horreur et de violence. Jamais je n'oublierais ce que j'avais vu.

Non, je ne voulais pas mourir comme elle. Même dans mes pires cauchemars, je ne pouvais imaginer une telle fin.

Jéricho Barrons dut lire ces dernières pensées sur mon visage, car un léger sourire étira ses lèvres.

— Je crois que vous n'en avez aucune envie, reprit- il à mi-voix. Alors, écoutez-moi et faites ce que je vous dis. Je peux sans doute vous aider.

— Vous jouez les Bons Samaritains, à présent ?

Je secouai la tête, incrédule, avant de reprendre :

— Entre nous, vous m'avez plutôt l'air d'un mercenaire.

Cette fois-ci, son sourire se fit plus franc. Cela ne dura qu'un instant ; une seconde plus tard, il avait repris son masque impassible.

— Je ne peux pas vous laisser vous suicider sans tenter au moins un geste. Ma conscience me le reprocherait.

— Encore faudrait-il que vous en ayez une.

— Vous ne me connaissez pas, mademoiselle Lane.

— Non, et je n'en ai aucune envie, Barrons. D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi je m'obstine à vous demander des explications que vous êtes incapable de me donner. Je vais aller voir la police pour faire rouvrir l'enquête sur la mort de ma sœur, et je ne veux plus jamais entendre parler de vous ni de vos prétendues ombres maléfiques.

Je me levai, pris mon sac à main et mes achats, et je me dirigeai vers la sortie.

— N'essayez plus de m'importuner, ajoutai-je, ou je dépose plainte contre vous pour menaces et harcèlement moral.

— Vous commettez une grosse erreur, mademoiselle Lane.

Je posai la main sur la poignée de la porte.

— Ma seule erreur a été de vous croire, la nuit dernière. On ne m'y reprendra plus.

Il me considéra avec gravité.

— Ne franchissez pas cette porte, dit-il d'une voix tendue. Si vous le faites, personne ne pourra plus rien pour vous.

Je ne me donnai même pas la peine de lui répondre et laissai ce soin à la porte, que je fis violemment claquer derrière moi en quittant la boutique.

Il me sembla l'entendre crier quelque chose de l'intérieur, un avertissement ridicule qui ressemblait à « Restez dans la lumière », mais je ne l'aurais pas juré. De toute façon, je m'en moquais pas mal.

Je n'avais plus rien à faire avec Jéricho Barrons. Nos routes s'étaient définitivement séparées.

Du moins le croyais-je fermement... Encore une de mes certitudes qui étaient sur le point de s'effondrer. Car, très bientôt, nous allions devenir inséparables, que nous le voulions ou non.

Et, je vous en donne ma parole d'honneur, nous n'en avions envie ni l'un ni l'autre.

7

Plus tard, je regarderais les quelques journées qui suivirent comme les derniers moments à peu près normaux de mon existence, mais à

l'époque, elles me parurent être l'exact inverse de la normalité.

Ma vie, jusqu'à présent, avait essentiellement consisté à dévorer les tartes aux pêches de ma mère, à plaisanter avec les clients du Brickyard et à engouffrer tous mes pourboires dans les réparations de ma voiture.

Pas à rechercher le meurtrier de ma sœur dans les rues de Dublin.

Je passai toute la journée du mercredi sur le campus de Trinity College.

Je rencontrai le dernier des professeurs d'Alina sur ma liste, une femme, qui n'avait rien à m'apprendre de nouveau.

Je parlai avec des dizaines d'anciens camarades de ma sœur, dont les récits concordaient tant que c'en était troublant. Il y avait deux possibilités, me dis-je. Soit j'étais la victime d'une conspiration à l'échelle du campus, ce qui paraissait hautement improbable... soit Alina avait beaucoup changé depuis qu'elle avait quitté la maison.

L'Alina que l'on me décrivait avait été, pendant les deux ou trois premiers mois de son séjour à Dublin, une jeune fille dynamique, ouverte et vive d'esprit, dont tout le monde appréciait la compagnie.

C'était l’Alina que j'avais toujours connue.

Puis, soudain, elle avait changé. Elle avait commencé à manquer des cours. Lorsqu'elle revenait, elle refusait de donner la raison de ses absences et se comportait de manière étrange. Elle paraissait très tendue, soucieuse, comme si elle avait fait une découverte à côté de laquelle tout le reste perdait son intérêt : ses cours, ses camarades, la vie étudiante de Dublin...