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Tirla n'osait pas être en retard pour l'assemblée, mais elle ne voulait pas non plus arriver trop tôt, pour se faire harceler par d'autres femmes en manque de traductrice. Quel que fût le bakchich offert, elle ne pouvait pas traduire pour tout le monde, et d'autant moins qu'elle avait une autre tâche plus pressante à remplir. Ça, il fallait qu'elle s'en occupe. Elle choisit d'arriver un peu en avance pour passer rapidement l'assistance en revue et identifier policiers et ASP éventuels. La convocation fortuite de cette assemblée continuait à la tracasser.
A moins que... Elle se dit qu'il y aurait peut-être quelques fonctionnaires du Trésor dans la foule, pour surveiller les marchands, et que le blanchissage des crédits était peut-être le but de l'opération. Mais les Trésors étaient toujours faciles à repérer. Ils faisaient des efforts si visibles pour se fondre dans la foule.
Ayant donné rendez-vous à ses clientes à l'entrée principale du sud-est, Tirla pénétra dans la salle par l'une des portes du nord-ouest. Quelqu'un avait déjà détraqué l'œil électronique qui lisait les bracelets d'identité et comptait les assistants, ce qui lui évita de le faire. Les petits marchands avaient déjà étalé leur pacotille : surtout des babioles et des tissus synthétiques, marchandises faciles à déplacer rapidement. Mais il y avait des caddie sur coussin d'air entrant par les grandes portes, prouvant que des ventes importantes auraient lieu. Cela la tranquillisa un peu. Les gros marchands ne se risqueraient pas, eux ou leurs marchandises, s'il y avait danger.
Elle nota mentalement les prix en se frayant un chemin parmi les arrivants. Elle espérait qu'il y aurait des produits frais — enfin, frais en ce sens qu'ils avaient été récemment chipés dans les entrepôts souterrains ravitaillant les marchés de Jerhattan. Sur ses gains de la journée, elle se paierait un beau poivron bien croquant, une carotte ou une pomme, quelque chose dans quoi planter les dents, ce qui la changerait de la bouillie des rations de survie ou des protéines de synthèse. Elle voulait aussi s'acheter une tablette de vrai chewing-gum pour saliver comme il faut quand elle commencerait à traduire. Elle n'accorda qu'un rapide coup d'oeil aux activités se déroulant sur le podium, où des machinistes s'affairaient, drapant rideaux et guirlandes, et trimbalant éclairage et sono d'un côté à l'autre. L'emballage ne l'impressionnait jamais — seulement la qualité du contenu. Elle trouva du chewing-gum à l'étal de Felter et en profita pour blanchir un de ses plus petits billets.
Elle savourait le goût mentholé de son chewing-gum quand elle aperçut une silhouette familière en uniforme des Résidentiels totalement insolite. Yassim était là en personne? Elle s'abrita derrière un gros homme en robe tachée d'un style autrefois très à la mode. Il levait les deux bras, et faisait de grands signes à quelqu'un sur la scène. Son odeur faillit lui faire avaler son chewing- gum, mais sa masse la dissimulait bien.
Qu'est-ce que Yassim faisait là ? se demanda Tirla. Il n'avait pas confiance en elle? Comme son protecteur abaissait un bras pour mettre sa main en porte-voix avant de hurler un ordre, elle risqua un nouveau coup d'oeil.
Oui, c'était bien lui. Impossible de s'y méprendre. Il avait fait quelque chose de subtil à son visage, pour en altérer la forme — sans doute des boules de coton dans les joues et sous la lèvre inférieure — mais il n'avait pas, il ne pouvait pas modifier son long nez crochu et son front fuyant. Comme toujours, il marchait comme s'il était chez lui, se pavanant dans une longue robe qui n'avait pas souvent dû voir le teinturier au cours de sa longue vie. Sa coiffure était également usée, déchirée et tachée à souhait. C'était une louable tentative pour se fondre dans la foule, mais Tirla savait que c'était Yassim. Il flânait au hasard, inspectant les marchandises, posant des questions aux vendeurs, semblant passer d'un groupe d'amis à un autre, amis que Tirla eut bientôt identifié comme appartenant à la bande de voleurs, cogneurs et assassins de Yassim. Il était bien et discrètement gardé, mais qu'est-ce qu'il faisait là?
Son protecteur malodorant bougea, et elle bougea aussi, continuant à se cacher derrière lui. Quand il s'arrêta pour rugir des instructions, elle s'arrêta aussi — et vit Yassim discuter avec trois Levantines accompagnées de jeunes enfants. Soudain, Tirla comprit ce qu'il faisait là. Elle sut aussi qu'elle n'avait aucune envie d'être dans son voisinage pendant qu'il achetait des enfants. Toutefois, elle nota mentalement les voleurs et assassins qu'elle connaissait dans sa bande. Il y en avait bien un à qui elle pourrait faire confiance pour remettre à son patron les crédits qu'elle aurait blanchis. Pas moyen de couper à cette corvée.
On commençait à diffuser la musique subliminale et l'éclairage de la salle s'était subtilement modifié, annonçant le début imminent de l'Interprétation Religieuse. Tirla se baissa derrière l'étal le plus proche et s'esquiva par la porte sud-est.
Mirda Kahn, très agitée, semblait avoir des yeux derrière sa coiffure ornée de miroirs, car elle pivota sur elle-même à l'approche de Tirla, fixant sur elle des yeux de rapace. Elle la saisit d'une poigne vigoureuse et l'attira dans son groupe.
— Où tu étais ? Où tu étais ?
Mirda la secoua avec colère, l'aspergeant de postillons et l'empoisonnant de son haleine fétide, de sorte que Tirla se recula autant qu'elle put. Ses autres clientes faisaient cercle autour d'elle, et, comme leurs corps la cachaient aux regards de Yassim, elle ne résista pas.
— Je regardais les prix des marchandises, dit-elle, impénitente.
Bilala et Pilau cherchaient à contourner Mirda et à attirer Tirla dans leur partie du cercle. Mirda colla Tirla contre elle, tandis que Mama Bobchik la prenait par l'autre bras, de sorte que Tirla se trouva fermement coincée entre les deux grosses commères.
— Il est là, dit Tirla à Mirda, se tortillant pour se faire un peu de place.
Elle répéta la phrase dans la langue de ses autres clientes.
— Lui?
Mirda s'étira le cou pour regarder par-dessus son groupe, puis émit un grognement.
— Yassim grillera en enfer avant que je lui vende un autre gosse, dit-elle, serrant convulsivement l'épaule de Tirla. Ne t'approche pas de lui, tu entends?
Tirla hocha la tête avec enthousiasme. Puisque Mirda connaissait Yassim, c'était peut-être l'occasion de la charger de l'opération de blanchissage. Mais elle n'était pas sûre que tous les crédits parviendraient à leur propriétaire.
— Il paye bien, geignit Elpidia.
Elle avait une fille d'âge vendable. Elle avait aussi de gros besoins de toxicomane, pour lesquels elle échangeait tous les ans le fruit de ses entrailles quand ils étaient assez grands pour valoir un bon prix. Elle rongea son frein un moment, se demandant si elle devait retourner à son squat pour lui ramener l'enfant.
— Moi, je ne vendrais jamais à cet individu ! ragea Mirda en sa langue, ses yeux noirs étincelants de mépris. Bon prix ou pas. Même vendre à la station, ça vaut mieux.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ? demanda Elpidia à Tirla.
Tirla haussa les épaules.
— Je suis payée pour traduire l'orateur, pas pour régler les disputes entre mes clientes, et elle n'est pas femme à contrarier.
Elpidia foudroya Mirda, qui tira Tirla à elle, manquant lui déboîter le bras en l'arrachant à la main de Marna Bobchik.
— Viens, dit Mirda.
Sa tunique ballonnante et puante cachant le visage de Tirla, elle prit la tête du groupe, fendant la foule encore clairsemée. Elle s'arrêta juste sous la scène, où personne ne pouvait se mettre devant elles pour leur bloquer la vue. Elle allait pousser Tirla sur le devant quand la petite se dégagea.
— Il faut que je puisse le voir. Je vais me mettre ici, d'où j'aurai une bonne vue et où vous pourrez toutes m'entendre.
Elle traduisit sa phrase en la langue de chacune de ses clientes.
A l'intérieur du cercle, elle se sentait à l'abri de Yassim. Elle commença à se détendre, et écouta même la musique avec plaisir, malgré les sons stridents de la sono diffusant un répertoire multi-ethnique. Où était le fameux chœur, annoncé à grand renfort de publicité? Elle jeta un coup d'œil sur la scène, où le rideau s'agitait, témoin de l'activité qui se déroulait derrière. D'où elle était, elle voyait l'entrée des coulisses côté cour, avec des tas de gens qui erraient au hasard, attendant leur entrée. Il y avait donc bien un chœur. Elle préférait de beaucoup des choristes à des chanteurs en conserve.
Du coin de l'œil, elle remarqua sur sa droite un grand costaud qui se promenait avec une indifférence trop ostentatoire. Les yeux abrités par la visière de sa vieille casquette, elle sentit qu'il évaluait ses compagnes avec pénétration, et elle se serra subrepticement contre Mama Bobchik. Puis elle sentit autre chose, comme un frôlement apaisant dans son esprit, qui calma un peu les bavardages excités de ses compagnes. Ça, elle ne voyait pas ce que c'était.
L'homme n'appartenait pas au Trésor. Elle suivit son avance, percevant qu'il était en contact avec deux femmes qui bavardaient et riaient ensemble sans lui prêter la moindre attention, bousculant des assistants pour trouver une bonne place près de la scène.
Méfiante, elle les observa, avec leurs visages maquillés à la diable ; l'une des deux était manifestement enceinte, bien qu'en attirail de prostituée. Leur visage ne lui étaient pas familiers, et Tirla commençait à se demander si l'assemblée avait été convoquée à l'initiative d'une autorité officielle, comme le Trésor ou la Santé Publique, quand une troisième femme, que Tirla connaissait bien, les salua avec effusion et se mit à bavarder avec elles. Lisant sur leurs lèvres des remarques banales, Tirla se détendit. C'est la présence de Yassim qui la rendait si nerveuse. Elle ne lui devait pas de l'argent au point qu'il la poursuive. Elle n'était même pas en retard pour lui remettre les crédits blanchis. Qu'avait-il fait de son stock? Il n'était pas souvent à court au point de se risquer en public. Elle palpa les petites liasses dans l'astucieux gilet qu'elle portait sous son uniforme pour s'assurer qu'elles étaient toujours là.
Une bruyante fanfare fit taire les bavardages excités, remplacés par un silence impatient. Pas mal comme début, pensa Tirla, toute prête à jouir du spectacle.
Puis les choristes sortirent d'un pas raide et se rangèrent d'un côté de la scène. Tirla, juste devant le podium, vit que leurs costumes n'étaient ni neufs ni propres. Certains firent des « couacs » sur les dernières notes de la fanfare. Tirla connaissait le morceau qu'ils chantaient, une très vieille chanson populaire, qu'ils n'avaient aucune excuse à chanter aussi mal. Elle n'eut à la traduire que pour Cyoto et Ari — toutes les autres la fredonnèrent en leur langue.
Puis le maître des cérémonies fit son apparition, faussement aimable, et commença son baratin, s'éten- dant à profusion sur les mérites et les pratiques du Révéré Vénérable Ponsit Prosit. Comme il ne faisait que répéter tout le bla-bla diffusé précédemment dans le public sur les pratiques mystiques de l'Extrême Asie, Tirla ne commença à traduire que lorsque Bilala siffla entre ses dents qu'elle devait gagner son argent.
Il y eut un autre chant, pot-pourri multi-ethnique passant d'un genre à un autre sans égard pour la tonalité ou le rythme. Les choristes parvinrent quand même à s'en tirer à leur honneur. Tirla en reconnut six qui étaient drogués à quelque chose. Qu'ils soient capables de chanter représentait déjà un petit miracle au crédit de l'Interprète Religieux.
Il y eut des arpèges d'instruments enregistrés et des roulements de tambours qui émurent même Tirla la cynique. Les tambours pouvaient être si excitants! Grand coup de cymbales, lumières colorées aveuglantes, crescendo assourdissant de clairon accompagnés de bombes odorantes, et le Révéré Vénérable Interprète Religieux parut, dans des robes astucieusement scintillantes.
Les clientes de Tirla furent dûment impressionnées par son apparition « magique », mais Tirla avait aperçu la trappe carrée dans le plancher avant qu'il surgisse dans son nuage de fumée pour planer sur sa colonne au-dessus de la scène et des spectateurs, frappés d'une crainte révérentielle. Tirla aurait préféré quelque chose de plus spectaculaire ; elle avait vu si souvent ce genre d'entrée que ça ne lui faisait plus rien. Mais elle était nettement dans la minorité. Même Mirda feignit la crainte et se voila la face d'un pan de sa coiffure.
L'Interprète Religieux attaqua immédiatement son numéro, le visage levé vers le plafond, de sorte que Tirla ne voyait que son menton qui remuait et les deux trous noirs de ses narines. Les lumières éblouissantes et la musique enregistrée appuyaient ses élucubrations — car ce n'était que ça, des syllabes sans queue ni tête, avec, ici et là, un mot intercallé dans diverses langues pour faire illusion.
— Qu'est-ce qu'il dit? demanda Mirda.
— Dis-moi ce qu'il dit, renchérit Mama Bobchik, tirant Tirla vers elle.
Bilala et Pilau se firent tout aussi insistantes : l'une décocha un coup de pied dans le mollet de Tirla, l'autre transféra une partie non négligeable de son poids considérable sur les orteils sans défense de Tirla.
— Rien, répliqua Tirla, dégoûtée. Il ne dit rien !
Elle fut malmenée, poussée et tirée à hue et à dia.
— Il dit quelque chose !
— Il parle mystiquement !
— Dis-nous ce qu'il dit !
— Ah, j'ai compris ce mot-là toute seule ! Je ne paierai rien, salope !
La menace mit Tirla en fureur. En fureur contre l'Interprète Religieux. Elle traduirait quand il dirait quelque chose de traduisible. Elle se fit claquer, pincer et bousculer. Pour se défendre, elle imita le rythme de ses élucubrations et, mimant involontairement son attitude et son intonation, débita à mi-voix les sons sans queue ni tête, traduisant dans autant de langues qu'elle le pouvait les rares vrais mots qui se présentaient, avant de reprendre les élucubrations.
Enfin l'homme se tut et écarta les bras, avec un sourire béatifique et radieux, semblant flotter dans la lumière. Puis Tirla s'aperçut qu'il regardait dans sa direction.
En un mouvement qui l'étonna autant que ses clientes, il s'avança brusquement, le visage convulsé, un doigt accusateur pointé sur elle.
— Mécréante qui profane de ton bavardage un moment sacré ! Ecoute, apprends, obéis, et repends-toi de ta vie pécheresse. Viens dans la lumière du monde. Viens dans le sépulcre saint. Sois une avec l'humanité et toutes les créatures aimantes et compatissantes. Sois purifiée ! Sois sauvée ! Sois !
La main accusatrice se leva et s'ouvrit, le rayon d'un projecteur attrapant le bout des doigts et remontant tout le long du bras.
Tirla, qui traduisait aussi vite que possible dans le silence dramatique qui suivit, lui sut gré de ces quelques phrases cohérentes. Ses clientes l'écoutaient peut-être, mais leurs yeux étaient fixés sur lui. La foule l'écoutait en transe. Tirla était à peu près sûre que personne hors du cercle ne pouvait la voir, mais n'osait pas s'arrêter de parler. Elle débitait sans arrêt le charabia de l'orateur, s'inquiétant que de telles sottises ne valent pas l'argent promis. Peut-être que ses clientes ne la paieraient pas. Elle regrettait déjà le beau poivron vert et croquant qu'elle avait prévu d'acheter avec ses gains du jour.
Le Lama-chaman prit une autre pose dramatique, les bras tendus, les paumes levées en un geste d'appel.
— Amenez-moi vos âmes malades, lasses et meurtries, et je les guérirai. Le toucher de ma main rendra la paix à l'esprit torturé, redressera les membres déformés, rendra la vue à l'aveugle. Approchez ! Soyez sans crainte ! Toutes choses appartiennent à qui les mérite. Toutes les créatures méritent l'Amour. Car c'est l'Amour, l'Amour, l'Amour qui guérit !
Tirla débita tout cela facilement, essayant de jeter un coup d'œil à travers le cercle des corps protecteurs pour voir qui seraient les comparses de ces guérisons bidon. Barney, avec ses paupières de lézard — un battement d'œil et ses globes oculaires étaient blancs comme ceux d'un aveugle, un autre, et il avait « retrouvé la vue, alléluia ! ». Peut-être Mahmoud, aux articulations si souples qu'il se déformait les membres à volonté — une imposition de la main guérisseuse et il se redressait. Ou encore Maria, avec ses abcès purulents ?
Le Lama-chaman rejeta la tête en arrière, les mains dorées sous les projecteurs, enduites de quelque peinture. Emplies d'une crainte révérentielle, ses clientes retenaient leur souffle, hypnotisées par les passes mystiques des mains magiques. Rubans et confettis chatoyants s'échappèrent de ses mains, disparaissant comme de brèves étincelles dès qu'ils sortaient de la lumière des projecteurs. Ça, c'est un nouveau tour, pensa Tirla. Pas mal. Pilau essaya de saisir un ruban, mais il se désintégra sans laisser de traces entre ses doigts crasseux.
A cet instant, un autre ruban, plus solide, fut projeté de la scène et tomba sur la tête d'un homme en transe. Sa transe s'estompa un peu quand, toujours avec panache, le Lama-chaman se mit à le tirer à lui.
— Tu as été choisi, mon frère. Viens à moi ! Embrasse-moi !
Une rampe sortit de la scène, juste devant l'élu, qui regarda autour de lui avec appréhension tandis qu'on le poussait sur la rampe.
— A genoux, mon frère, entonna le Lama-chaman qui semblait flotter au-dessus du sol.
Tirla sentait les vibrations des machines qui, sous la scène, produisaient cet effet, mais elle ne s'arrêta pas dans ses traductions. Pas mal, ce truc. Elle se demanda d'où on les contrôlait. Le type semblait sincèrement stupéfait d'être élu. Il s'agenouilla docilement, l'air hébété.
— Rallamadamothuriasticalligomahnozimithioapo dociamoturialistashadialisymquepodial — Omathurlo dispasionatusimperadomusigena lliszweigenpolastonu chevaliskyrielisonandia. Moss pirialistusquandoruula betodomoarigatoimustendiationallamegrachiatus... entonna le Révéré Vénérable, imposant les mains au-dessus de la tête de l'homme.
Il continua à débiter des syllabes décousues et des presque-mots que Tirla ne put suffisamment anticiper pour en faire des phrases plausibles. Mais elle apprécia et admira le contrôle du souffle vraiment étonnant du Vénérable. C'est qu'il semblait pouvoir continuer ainsi à l'infini !
— Qu'est-ce qu'il dit? demanda Mirda, la pinçant vigoureusement.
— Comment veux-tu que j'entende si vous jacassez tout le temps? rétorqua Tirla qui se mit en devoir d'inventer des propos vraisemblables qu'elle traduisit ensuite.
— Ouah !
Il se passait des choses étranges au-dessus de la tête de l'élu. Comment le Lama-chaman arrivait-il à faire ça avec des manches si serrées aux poignets ? se demanda Tirla. Les cheveux, le visage et la gorge de l'élu scintillaient d'or, et son expression, d'abord risible, était maintenant extatique. Tirla se demanda ce qu'utilisait le Vénérable Prophète. Le spectacle commençait vraiment à lui plaire.
Le Révéré se retourna lentement vers l'assistance, son visage lui aussi couvert d'or où ressortait le blanc des yeux.
— La force est avec moi ! Qui vais-je toucher maintenant ?
Levant les bras et tendant les mains, il donna le temps au public de juger des effets de la « force » sur le premier « élu ». Puis, d'une torsion des poignets, il retourna les paumes et les rubans en jaillirent dans toutes les directions. Avant que Tirla ait pu s'esquiver, un filament atterrit sur sa tête. La substance inconnue se colla dans ses cheveux malgré tous ses efforts pour s'en débarrasser. Elle baissa la tête, les mains prises dans l'adhésif. Elle commença à paniquer. Pas question de se laisser remorquer sur la scène. Pas avec Yassim dans la salle. Pas avec les flotteurs qu'elle avait sur elle, et qu'elle n'avait pas le droit de posséder.
Le chœur attaqua une psalmodie engageant l'élu à s'avancer pour recevoir la force. L'auditoire reprit le refrain, terminant par des ululements qui paniquèrent Tirla autant que les efforts de ses compagnes pour la pousser vers la rampe.
— Non ! Il faut qu'elle reste ! Il faut qu'elle traduise !
Mama Bobchik et Mirda Kahn en voulaient pour leurs crédits. Elles tirèrent Tirla en arrière.
— Casse-le, Cyoto. Aidez-moi, Lao Wang, Elpidia ! Zaveta !
Tirla se mit à se débattre, le ventre noué de terreur.
Tous les autres nouveaux élus montaient sur la scène. Le ruban se tendit, lui tirant les cheveux. Elle se contorsionna. Puis soudain, elle fut libre. Elle aperçut l'éclair d'un couteau en retombant contre la masse solide de Mama Bobchik. Zaveta et Mirda bloquaient Bilala et Pilau, qui vociféraient en cherchant à remettre la main sur Tirla.
Comme elle l'avait déjà fait en de telles circonstances, Tirla se mit à quatre pattes et plongea d'un côté, renversant quelqu'un qui tomba lourdement sur son pied gauche. Ignorant la douleur, elle continua à ramper, avec des sanglots convulsifs. D'un roulé-boulé, elle sortit du cercle de ses clientes, elle se releva et fonça parmi les chanteurs. Quelqu'un aperçut un bout de ruban doré dans ses cheveux et le saisit, la soulevant presque de terre. Pour se libérer, elle arracha sa mèche de cheveux qui continua à se balancer dans la main de l'homme, avec un morceau de cuir chevelu au bout.
— Arrêtez-la !
Le chant s'interrompit pour faire place à la clameur. Elle échappa à plusieurs mains tendues, essayant frénétiquement d'atteindre le hall et la plus proche issue de secours.
— Je la tiens !
Elle était encerclée par deux gros bras. Elle leva les bras et se laissa glisser à terre ; quelqu'un lui décocha un coup de pied au ventre, mais bien que cela lui eût coupé le souffle, elle était trop habituée à ces méthodes traîtresses pour ne pas avoir l'instinct de conservation bien aiguisé. Elle aperçut l'un des assassins de Yassim, un sourire mauvais aux lèvres, avant d'atterrir contre le mur du fond où, soudain, quatre jambes de pantalons la cachèrent.
Des mains amicales et compatissantes la relevèrent, et elle perçut des ondes apaisantes de compréhension et de sympathie. Elle les reconnut à l'instant où ses mains touchaient le chambranle de la porte. Parvenant à éviter leurs mains, elle s'esquiva par la porte et traversa le hall en courant sans écouter les voix qui la suppliaient de s'arrêter. Un incroyable rugissement s'éleva derrière elle, qui accéléra encore sa course. Filant dans la ruelle, elle entendit un bourdonnement familier au-dessus de sa tête.
La police! Ainsi, ils étaient là? Ou on les avait appelés ? Mais il fallait du temps aux policiers pour être à pied d'œuvre. Elle trouva le petit conduit carré qu'elle cherchait, enleva prestement le couvercle, se glissa à l'intérieur, et, avec quelque difficulté dans un espace aussi restreint, le reboucha derrière elle. Accroupie dans la suie et la poussière, écartant son visage de la lumière, elle respira à grandes goulées, essayant de reprendre son souffle.
Elle entendit des gens passer en courant devant sa cachette, entendit leurs exclamations dépitées en arrivant dans le cul-de-sac, les entendit revenir sur leurs pas et continuer, dépassant son refuge. Malgré le bruit, Tirla s'endormit.
— Rhyssa!
La voie alarmée de l'homme de garde, accompagnée d'une impulsion dans son casque, la réveilla instantanément.
— Oui?
— Précog de catastrophe majeure, dit Budworth.
Epatant ! pensa Rhyssa encore un peu endormie.
Deux précogs de troubles importants en moins de deux jours, et pas un frémissement concernant les questions intéressant tous les Doués.
— Enregistrée à travers toute l'Asie, continua Budworth. On dirait que la mousson va encore provoquer de grosses inondations à Kayankira. Ils n'ont pas réparé les digues depuis les dernières. Comment allons-nous faire, avec tous les puissants kinétiques sur la station?
— Avons-nous le temps de les ramener ?
— C'est la panique ! On aurait le temps, mais la météo est instable dans le monde entier. Même si Padrugoi lançait sa navette, le point d'atterrissage le plus proche est Woomera. Les kinétiques doivent être sur les lieux pour être efficaces.
Ce que Budworth ne dit pas, à savoir « si Barchenka les autorisait à quitter la station », fulgura dans l'esprit de Rhyssa comme une annonce au néon.
— Réveille Sascha pour moi veux-tu, Buddy ?
C'est fait, l'assura Sascha. Tu penses à utiliser Peter?
Le ton mental révélait à la fois l'impatience d'essayer et la conscience aiguë des nombreux risques.
Je suis obligée de prendre en considération les capacités uniques de Peter dans une situation aussi critique, répondit-elle.
Comment? Sans compromettre la sécurité de Peter?
Tous deux relevèrent leurs barrières mentales en sentant l'arrivée d'autres pensées.
Kayankira : Rhyssa, il me faut tous les kinétiques qu'il te reste. Il paraît qu'il n'y a aucune chance de les ramener de Padrugoi ?
Rhyssa : C'est ce que je crains.
Vsevolod Gebrowski : J'insiste ! Je porterai l'affaire devant le Conseil Mondial. Ils ont déploré la situation en Inde. Qu'ils accordent leurs actions avec leurs paroles. La réduction de la population au Bangladesh a aussi diminué la main-d'œuvre disponible, et les travaux nécessaires n'ont pu être terminés à temps. Et maintenant, nous payons.
Miklos Horvath : Pas si nous mobilisons les kinétiques de Padrugoi pour nous aider. Et maintenant, les travaux de déblayage seront réduits par la télékinèse !
Rhyssa : Nous ne pouvons pas forcer le temps à se mettre au beau !
Bessie Dundall à Canberra : La précog prévoit les pires inondations jamais survenues au Bangladesh. Les nouvelles digues n'ont pas été complètement restaurées, de sorte que les inondations vont noyer les récoltes de cette année. Les barrières ne marchent pas — pour une raison inconnue — je suppose que leur érection prouvera qu'une fois de plus la corruption et les pots de vin l'ont emporté sur les travaux. Il faut faire quelque chose !
Alparacin : Rhyssa, et cette équipe d'urgence dont j'ai entendu parler ?
Rhyssa : Ils ne sont pas encore assez entraînés pour une catastrophe d'une telle magnitude. Ils seraient épuisés.
Peter : Non, je ne le serais pas.
Tais-toi, transmirent Sascha, Rhyssa et Dorotea en chœur.
Peter : C'est ce que je fais. Je ne parlais qu'à vous.
Rhyssa retint son souffle, mais aucun Doué ne s'enquit de la voix inconnue. Naturellement, notre Centre fera tout ce qu'il pourra, dit Rhyssa aux autres. Pouvez-vous nous adresser des copies des précogs? Mais je vous assure que des kinétiques puissants et expérimentés auraient du mal à contenir une catastrophe pareille, et tout ce que j'ai ici en fait de kinétiques, c'est une poignée d'apprentis de quatorze ans.
Ici, Madlyn...
Sascha : Ma chérie, tu es une voix qui n'a pas besoin de s'identifier. Qu'est-ce que tu as entendu ?
Il transmit à Rhyssa l'image d'une Madlyn Luvaro, les mains en porte-voix autour de la bouche, se penchant par un sas et hurlant à l'adresse des terriens assourdis.
Madlyn : Lance discute sans arrêt avec Barchenka depuis qu'il a eu connaissance de la précog. Elle refuse absolument de risquer une navette ou un pilote. Il faut reconnaître que le temps est sacrément instable. Je vois tout d'ici : des tas de turbulences, et pas seulement sur le continent indien. Lance dit qu'il doit bien y avoir un endroit où on pourra atterrir, et qu'ils doivent venir pour aider. Il veut la poursuivre en justice pour violation de contrat. Elle dit que c'est trop dangereux de risquer tant de Doués — maintenant, voilà qu'elle nous fait le numéro de la protection-contre-votre-propre-altruisme ! Ha!
Et il n'y a pas un pilote à qui j'ai parlé qui se risquerait dans la soupe qu'on voit d'ici, poursuivit-elle. Attends ! Lance dit — le ton mental de Madlyn se modifia, et elle continua, comme récitant une leçon — que c'est le moment d'essayer. Il dit que vous savez, ce qu'il veut dire. Il reconnaît que c'est un risque, mais que c'est le moment ou jamais de le mettre à l'épreuve. Vous avez compris? termina-t-elle, désorientée.
Sascha : On te reçoit cinq sur cinq, Madlyn, et on a noté.
Lance dit que la précog indique des dégâts encore plus épouvantables qu'à la dernière mousson, et que les Doués doivent apporter l'aide des kinétiques. Il a pratiquement forcé un pilote à les ramener, mais il est terrifié d'atterrir où que ce soit. Lance l'a assuré que tous les kinétiques à bord de la navette se chargeraient de l'atterrissage. Est-ce que l'espace l'a rendu fou ? D'accord, je suis en train de le leur dire. Lance dit que lui et un contingent de puissants kinétiques — assez pour contrôler l'inondation — seront dans la navette Erasme au Hangar G à 0800. Ils n'auront pas de problèmes dans l'espace, mais ils auront besoin d'aide pour atterrir. Moi, je n'y comprends rien, mais c'est ce qu'il m'a demandé de vous dire.
Sascha entra en trombe dans la chambre de Rhyssa. Il avait enfilé son pantalon mais avait sa chemise à la main. Il a vraiment un corps superbe, pensa Rhyssa à part elle. Pourquoi n'y a-t-il pas les atomes crochus nécessaires entre nous? Nous ferions des enfants magnifiques. La colère le rend sublime.
— Lance a perdu la boule s'il croit Peter capable d'effectuer un atterrissage contrôlé par le temps qu'il fait à Dacca, déclara-t-il tout de go. Poser des conteneurs dans un entrepôt, c'est une autre paire de manches que poser une navette pleine de Doués que nous ne pouvons pas nous permettre de réduire en bouillie sur un aéroport balayé par la tempête.
Rhyssa lui transmit la conversation qu'elle avait eue avec Lance au sujet du potentiel de Peter.
— Sur le moment, ce n'était qu'une plaisanterie, dit-elle avec tristesse. Une extrapolation assez justifiée.
— Nous ne pouvons pas prendre ce risque, un point c'est tout, dit Sascha, arpentant la pièce tandis que Rhyssa sortait de son duvet pastel et commençait à s'habiller. Même si cela pourrait constituer une solution élégante à notre manque de kinétiques.
Rhyssa, avec une tristesse ineffable : Sascha, tu en es presque au point de chercher comment il pourrait faire !
Un coup timide frappé à la porte les fit sursauter.
— Oui?
Ils se consultèrent du regard.
— C'est Peter. Je peux entrer ?
Sascha leva les bras au ciel, très théâtral.
— Oui, oui, dit Rhyssa, lançant un regard de connivence à Sascha.
Dans sa détresse, Peter oublia de marcher et entra en flottant.
— Personne n'a pris la peine de canaliser ses pensées, dit-il sur la défensive. Je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre.
— Oui, bien sûr, Peter, dit Rhyssa.
Peter est là ? Le ton angoissé de Dorotea les stupéfia.
Je suis là !
Jeune homme, si tu t'avises jamais de recommencer à me quitter si brusquement, je te tannerai le postérieur !
Rhyssa et Sascha ne l'avaient jamais entendue transmettre sur ce ton télépathique.
J'essayais de lui expliquer la situation quand il a disparu si vite que j'ai pensé qu'il s'était téléporté.
Je connais le problème, Dorotea, dit Peter d'un ton patient. Poser la navette en douceur à Dacca. Et, avec assez de courant, ce ne serait pas plus difficile que quand j'ai soulevé le conteneur ou expédié de l'acier à San Francisco.
— Les turbulences de la mousson sont totalement imprévisibles, commença Sascha.
Peter avait l'air de quelqu'un dont la patience est mise à rude épreuve.
— Le principe serait le même, malgré les turbulences. Et ce serait même mieux, parce que la navette n'aura pas de courant, qui pourrait perturber ma gestalt.
— C'est simple, expliqué comme ça, dit sèchement Sascha.
Puis il leva les bras, exaspéré, en se tournant vers Rhyssa.
Elle adopta une attitude raisonnable.
— La distance, la masse et les turbulences sont des facteurs auxquels tu ne t'es pas encore mesuré. Nous ne pouvons pas prendre le risque de te griller, et nous ne le ferons pas.
Peter eut un grand sourire.
— Pas de danger. Mais j'aurais besoin de plus de 4,5 ampères. Pour qu'il n'y ait pas de risque, il me faudrait quelque chose de vraiment puissant — comme les turbines de la ville. Elles, elles grilleront peut-être — mais pas moi.
— Nous n'en sommes pas sûrs, Peter, dit doucement Rhyssa, lui laissant percevoir son angoisse.
— Mais moi je le sais, dit Peter, lévitant jusqu'au lit où il s'assit, assez droit, mais les bras et les jambes dans des positions bizarres qu'il arrangea devant le regard réprobateur de Rhyssa. Instinctivement !
Alors, elle le serra dans ses bras, avec des larmes de fierté devant l'assurance invincible qu'il avait acquise au cours des dernières semaines. Elle étreignit un long moment son corps disloqué, puis, sentant son embarras, le lâcha en lui ébouriffant les cheveux.
— Peter, dit Sascha, s'accroupissant près de lui, c'est différent des exercices que nous t'avons fait faire. Et ta gestalt est unique ! Nous ne pouvons pas risquer un Don pareil !
— Dorotea dit que je dois me fier à mon instinct, dit Peter, si fermement que Rhyssa et Sascha le considérèrent un bon moment. Et aussi, j'ai lu le rapport de précog. S'il n'y a pas assez de kinétiques, beaucoup de gens perdront leur vie et la plus grande partie de ce qu'ils ont péniblement construit en deux ans. Il y aura des dommages écologiques épouvantables, des épidémies et des famines. Vous n'arrêtez pas de me parler de la responsabilité des Doués vis-à-vis du reste du monde, de ce que nous devons faire pour diminuer les pertes en vies et en biens. Si j'accepte de prendre ce risque, je serai un vrai Doué.
« J'ai aussi entendu ce que Madlyn vous a dit, poursuivit-il avec un sourire ingénu, grimaçant comme à l'audition d'un bruit assourdissant. M. Baden pensait à moi, non ? Il pense que c'est le moment de me mettre à l'épreuve.
Sascha s'assit sur le lit de l'autre côté de Peter et regarda Rhyssa, l'air impuissant.
— A ce que je comprends, continua Peter, dominant manifestement plus la situation que ses mentors, nous n'avons pas le choix, nous autres Doués. Nous avons besoin de M. Baden et des kinétiques de l'Erasme. Sascha, quand j'ai expédié l'acier l'autre jour, tu m'as dit que ça me faisait entrer dans une catégorie de kinétiques vraiment utiles. Avec suffisamment de courant pour la gestalt, je sais que je peux poser la navette.
Sascha secoua lentement la tête.
— Il y a une autre considération majeure, fiston...
— J'ai étudié les principes de la production du courant, poursuivit-il sans désemparer. Les turbines, en particulier, car elles sont plus fiables.
— Tu as fait ça? dit Rhyssa, toujours étonnée du tour que prenait sa ferveur à l'étude.
— Je me suis dit que je devrais comprendre les principes de base à partir desquels je travaille...
Voyant la tête qu'ils faisaient tous les deux, il eut un petit sourire.
— A l'hôpital, je regardais beaucoup de cours universitaires à la tri-d. C'était bien plus intéressant que les séries idiotes de la nuit. Pendant que je me concentrais là-dessus, je ne pensais pas à mes problèmes. L'ingéniérie, ça me faisait du bien.
Sascha et Rhyssa en furent réduits à hocher la tête, comprenant à retardement où il voulait en venir.
— Et d'autant plus, continua Peter, les yeux brillants de malice, que personne ne semblait comprendre ma gestalt. Et c'est ça l'autre considération majeure, hein, Sascha ? Garder le secret sur ma gestalt ?
— Il nous tient, Rhyssa, dit Sascha, l'air chagrin.
— C'est ça qui vous inquiète vraiment. Mais écoutez, si le pilote amène la navette assez près de la terre, je sais que je peux lui faire franchir les turbulences et la poser en douceur. Et le pilote n'a pas besoin de savoir que ce n'est pas M. Baden et les autres kinétiques qui ont effectué l'atterrissage.
Voyant qu'ils considéraient sérieusement sa suggestion, il ajouta :
— Ce n'est pas comme si je ramenais la navette de Padrugoi à moi tout seul.
— Et tu crois que le réseau de la ville te fournira la gestalt nécessaire? demanda Sascha avec ironie.
— Les turbines de la centrale de Jerhattan Est devraient suffire, dit Peter, les yeux brillants à la perspective de tout ce courant à sa disposition.
Rhyssa et Sascha éclatèrent de rire à tant d'impudence.
— Vous savez, je crois vraiment que ça marchera, dit Dorotea, entrant dans la chambre.
Elle était toujours en chemise de nuit, d'un beau lilas clair qui faisait ressortir ses ravissants cheveux blancs et son teint de porcelaine.
— Puisque les indiscrétions semblent à la mode aujourd'hui, j'ai suivi votre conversation avec intérêt. Nous n'aurons pas le temps de convaincre cet imbécile de Commissaire aux Ressources Energétiques d'accepter une tentative de nature aussi expérimentale et hautement confidentielle. Et d'ailleurs, moins de gens seront au courant, mieux ça vaudra.
Son visage prit une expression rusée, totalement étrangère à son caractère.
— Invoquons un G et H ! s'écria-t-elle, l'air très contente d'elle. Alors, nous n'aurons qu'à appeler Boris — pour lui dire de faire évacuer la centrale et d'user de son autorité pour nous y faire entrer.
— Invoquer un G et H? dit Rhyssa, regardant la vieille dame comme si elle la voyait pour la première fois de sa vie.
— Qu'est-ce que c'est qu'un G et H? demanda Peter, comme Sascha commençait à s'esclaffer.
— Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? s'exclama Rhyssa, exaspérée.
Devant l'air ahuri de Peter, elle expliqua :
— C'est comme ça que nous appelons un S.O.S., de George — c'est-à-dire George Henner, l'ancien propriétaire de cette maison — et Henry — c'est-à-dire Henry Darrow, qui a donné des bases scientifiques aux facultés parapsychiques. Si un Doué se réclame d'un G et H, il obtient la coopération immédiate et inconditionnelle de tous les autres Doués.
Sascha se frotta les mains.
— Tu sais que ça fait longtemps que je cherchais un bon prétexte pour invoquer ce code. Mon frère, appela-t-il mentalement. Ceci est un G et H : il faut que tu fasses évacuer la centrale de Jerhattan Est et que tu nous y fasses pénétrer sous escorte ! Ça ne devrait pas poser de problème, avec une équipe de nuit réduite !
Boris : Un G et H? Fascinant. Je suis encore en train de faire le ménage après une émeute, et vous choisissez ce moment pour invoquer un G et H ?
Sascha : Ce qu'il nous faut, c'est juste toi et un hélico de la police.
Juste moi? répondit Boris, sarcastique.
Sascha, très aimable : Toi, pour obtenir la coopération qu'il nous faut.
Et est-ce que je peux espérer votre coopération en retour? demanda Boris, madré.
Sascha : Il s'agit d'un G et H, frangin. Tu ne peux pas refuser.
Boris : Donnant-donnant, frangin. J'allais justement requérir ta présence !
Sascha : Pour une émeute ?
Boris : Dans le cas présent, ton aide serait bienvenue, frangin. Il se présente certaines bizarreries ressortissant de ton Don télépathique particulièrement pénétrant.
Sascha haussa un sourcil interrogateur à l'adresse de Rhyssa, qui, à contrecœur, acquiesça de la tête.
— Tu as suivi la conversation, Peter? demanda Rhyssa, remarquant son air surpris.
— Oui, dit-il avec hésitation.
— Tu n'as pas vraiment besoin de moi, Peter, dit Sascha d'un ton encourageant. Tu as Rhyssa.
— Et Dorotea, ajouta fermement la vieille dame.
— Pour fortifier ton esprit, ajouta-t-il. Et Don aussi, je crois. Pourquoi Boris a-t-il besoin de moi en un moment pareil? dit-il mentalement à l'adresse de Rhyssa.
Dorotea : Boris a toujours eu quelque chose de bizarre. Ça vient de ce qu'il est policier par nature.
Rhyssa se tourna vers Peter d'un air résolu.
— Maintenant, il faudrait t'habiller. Téléporte ici tes vêtements. Et qu'est-ce qu'il doit faire venir pour toi, Dorotea? Tu pourras t'habiller dans ma salle de bains.
— Je vais voir Budworth pour les données indispensables qu'il nous faut, dit Sascha. Poids de la navette, liaison radar avec elle, vues de Dacca — par beau temps —, bulletin météo. Si je réfléchis vraiment à la situation, je deviens dingue! dit-il mentalement aux deux femmes avant de sortir.
Rhyssa et Dorotea répondirent avec une égale ferveur : Tu n'es pas tout seul!
Si Peter pense qu'il peut le faire, j'aime mieux croire que c'est vrai. Après tout, c'est la pensée qui compte, ajouta Rhyssa.
Dorotea : C'est ça le principal.
Toutes les équations nécessaires, basées sur l'usage habituel de la gestalt de Peter, à quoi s'ajoutèrent la distance, le poids et la vitesse optimale de la navette, les conditions atmosphériques et les turbulences au site d'atterrissage, furent établies le temps que l'hélicoptère de la police vienne les prendre.
— Je croyais que tu t'occupais d'une émeute et que tu nous enverrais un adjoint, dit Sascha, extrêmement soulagé de la présence de son frère.
— C'est exact, mais je suis la plus haute autorité pour superviser ce que vous avez en tête, dit Boris, souriant avec malice. Cette émeute t'intéressera, frangin. Nous avons une piste pour les enlèvements.
Sascha jura sans complexe.
C'est aussi important que la navette, Sascha, concéda Rhyssa. Avec Dorotea et Don pour m'aider à le fortifier, tout ira bien.
Je n'irais pas interférer avec un S.O.S. si je n'étais pas obligé, dit le Chef de la Police, tendant la main à Dorotea pour l'aider à monter dans l'appareil.
Sascha, les ravisseurs doivent être stoppés, dit Dorotea avec tant de gravité qu'elle étonna tous les télépathes. Là! C'est réglé!
— Et je suppose que ce jeune homme est Peter Reidinger ? dit Boris, comme Peter arrivait au bas des; marches de sa démarche d'homme marchant sur l'eau. Salut !
A l'air stupéfait de Peter, Rhyssa réalisa que personne n'avait pensé à le prévenir que le Chef de la Police était le jumeau de Sascha.
— Non, tu ne vois pas double. J'ai cinq minutes de plus que lui, poursuivit aimablement Boris, prenant Peter sous les bras et le soulevant à bord. Nous allons tous les deux nous assurer qu'ils arrivent à bon port avant que je t'enlève pour m'aider dans mes infâmes entreprises, frangin. Ce garçon, c'est lui le G et H ?
Sascha brandit l'index à l'adresse de son frère. Vilain, vilain ! Il monta à bord puis aida Don Usenik à charger son matériel médical, ignorant les grognements de Boris. Puis Don monta à son tour, Sascha ferma la porte et le grand héli-bus décolla et partit en direction du sud-est.
Boris avait installé Peter près d'un hublot, et il regardait, fasciné, l'immense panorama, avec le noir canon de l'Hudson et les guirlandes de lumières scintillant de toutes les ziggurats et festonnant toutes les artères de Jerhattan.
— Même avec l'habitude, c'est toujours à couper le souffle, dit Rhyssa à Peter, qui hocha la tête sans détourner les yeux de la vue.
Quand ils atterrirent sur le toit de la centrale, tous les Doués sentirent subtilement le vide de l'immense bâtisse.
— Bien joué, Boris, dit Dorotea. Par ici, Peter !
— J'espère que vous savez ce que vous faites, remarqua Boris, ironique. Je risque ma carrière dans cette histoire !
— Et on t'en remercie, Boris, dit Rhyssa. Peux-tu revenir nous chercher quand nous t'appellerons ?
— Si je ne peux pas me passer de Sascha, je t'enverrai quelqu'un en qui tu pourras avoir confiance, dit le Chef de la Police, tendant ses moniteurs à Don.
Puis le grand hélicoptère décolla.
Rhyssa débarrassa Don d'une de ses boîtes pendant qu'il ouvrait la porte du toit. Dès que Peter fut à l'intérieur, il se mit à rayonner d'excitation, les yeux étincelants d'anticipation en descendant les escaliers. Ils débouchèrent au-dessus des immenses turbines bourdonnantes desservant l'immense métropole. Ils entrèrent dans la salle de contrôle dominant l'étage des turbines, aux murs tapissés d'écrans et d'appareils enregistrant le flux du courant distribué à toutes les sous-stations. Peter s'installa avec autorité dans le fauteuil de l'ingénieur de garde, le balançant distraitement de droite et de gauche pendant que les autres installaient leurs moniteurs et le branchaient sur le réseau.
Au-dessus de la verrière dominant les turbines s'alignaient des écrans affichant les données dont Peter avait besoin. Rhyssa se mit à entrer les programmes nécessaires dans les ordinateurs, appelant sur un écran une vue fax haute résolution de l'Erasme, sur un autre, les spécifications de la navette, les simulations météo sur un troisième, et finalement, elle établit une liaison avec la NASA pour suivre la descente de la navette. L'Erasme était déjà en vol, ayant commencé sa descente à 0800, heure de la station, 0130 heure de la Terre. La pendule de la centrale indiquait 0550 quand le réseau radar commença à montrer la descente spiralante de la navette. Le dernier écran afficha une vue de l'aéroport de Dacca, inondé de pluie et balayé de violentes rafales charriant des troncs d'arbres, des morceaux de voitures, des caisses et toutes sortes de détritus sur la piste où Peter devait poser l'Erasme.
Quand Don Usenik eut fini de vérifier les appareils monitorant Peter, Rhyssa et Dorotea s'assirent à côté de lui, en légère liaison mentale avec son esprit. Il n'eut pas l'air de les remarquer, tant il se concentrait sur la trajectoire de l'Erasme. Juste comme il abordait l'atmosphère, les générateurs se mirent à gémir.
Rhyssa branla du chef, aussi incapable que tout le monde d'atteindre cette partie de l'esprit de Peter qui se liait à l'énorme puissance des turbines au-dessous d'eux. Le gémissement s'amplifia, les décibels atteignant un niveau presque insoutenable. Dorotea fit la grimace, se bouchant sans complexe les oreilles de ses mains. Incrédule, Rhyssa fixait les écrans de contrôle où les données s'étaient radicalement modifiées. Don Usenik ne quittait pas des yeux ses moniteurs médicaux. Extérieurement, Peter demeurait maître de lui. Remarquant son sourire légèrement condescendant, Rhyssa espéra qu'il n'allait pas outrepasser ses forces.
En même temps, Rhyssa et Don remarquèrent la sueur jaillie sur le front de Peter, mais il ne perdit pas son sourire. Le bruit des générateurs atteignit son apogée et s'y maintint. Et l'esprit de Peter se modifia ! Il devint dur comme la pierre ! Peter ne s'était pas fermé au contact mental, mais il avait soudain réduit l'aire de contact, indiquant une concentration intense. Rhyssa interrogea Dorotea du regard, mais la vieille dame se contenta de lui montrer placidement Don Usenik qui surveillait sereinement ses moniteurs. La descente de l'Erasme se stabilisa visiblement et se ralentit.
Il a réussi! s'écrièrent à la fois Rhyssa, Dorotea et Don, soulagés.
Rhyssa espérait que quelqu'un filmait pour la postérité ce qui était sans conteste l'exploit le plus spectaculaire d'un Doué depuis que la Bulle avait enregistré les ondes delta d'Henry Darrow au cours du premier Incident précognitif scientifiquement établi. L'esprit encore en contact avec cette partie de l'esprit de Peter qui lui était accessible, elle regarda l'Erasme se poser, puis s'arrêter doucement devant le terminal passagers, apparemment insensible à la tempête. Peter émit un petit gloussement, et soudain, les turbulences cessèrent entre la navette et le terminal, et un calme absolu, comme l'œil d'un cyclone, s'installa. Les passagers débarquèrent à la hâte, s'arrêtant, stupéfaits du calme ambiant. L'un d'eux, au visage flou sur le petit écran, leva ses mains jointes en signe de victoire, puis entra dans l'abri précaire du terminal battu par la tempête.
— Où faut-il que j'envoie la navette, Rhyssa? Dès que je me serai retiré, la tempête va la malmener.
Je n'avais pas pensé à ça, reconnut Rhyssa à l'adresse de Dorotea.
— D'après la météo, Woomera serait l'endroit le plus sûr, Peter, mais...
Dorotea parcourut vivement les bulletins météo du monde entier.
Seule une faible augmentation du bruit des générateurs indiqua l'effort de Peter, et l'Erasme pivota lentement sur lui-même et repartit en sens inverse sur la piste.
— Je crois que nous ferions bien d'avertir le pilote de sa destination, dit Rhyssa, parlant d'un ton pressant à Sirikit, de garde à la Salle de Contrôle du Centre.
Nous avons eu une panne de courant très bizarre, lui dit Sirikit.
Appelle le Contrôle Aérien Central et dis-leur d'avertir le pilote de l'Erasme qu'il est détourné sur Woomera.
L'Erasme ? Détourné ? Pour une fois, la sérénité de la Thaïlandaise fit place à l'étonnement. Bien sûr! Immédiatement !
De préférence, avant qu'il ne mouille sa culotte, ajouta Don en aparté, ce qui fit sourire Rhyssa et Dorotea.
Aucun des trois adultes ne sentait le moindre stress dans l'esprit de Peter, totalement enveloppé dans le curieux processus de sa gestalt. Physiquement, il avait l'air plus frêle que jamais, et les os de son crâne semblaient se dilater sous son cuir chevelu. Ils sentaient tous la puissance extraordinaire passant à travers lui, mais ils ne pouvaient pas en déduire comment il effectuait ce contrôle.
Lentement, contre toutes les lois de la dynamique et malgré les turbulences, l'Erasme prit de la vitesse et réalisa un décollage parfait.
— Je n'en crois pas mes yeux, marmonna Rhyssa. Qui lui a appris à piloter des avions ?
— Tous les garçons de sa génération connaissent le principe des navettes, remarqua Don, l'air pourtant aussi perplexe que les deux femmes.
Il regarda l'Erasme prendre lentement de l'altitude dans les nuages et la pluie torrentielle, puis disparaître. Ils le suivirent encore jusqu'au niveau supersonique.
Le bruit des générateurs revint à la normale.
— Là ! dit soudain Peter d'un ton totalement satisfait. Il démarre ses moteurs et maintenant, il devrait savoir quoi faire. Je lui ai dit d'atterrir à Woomera. Ce que je me suis amusé, ajouta-t-il, plus faiblement.
Il était très pâle et couvert de sueur.
— Ce que je me suis amusé ! répéta-t-il, les yeux brillants, souriant à Don Usenik qui branla du chef en montrant, incrédule, l'écran de son bioscan affichant des données presque normales.
— Amusé? Tu appelles ça t'amuser, Peter, s'écria Rhyssa, presque avec colère, réalisant qu'elle s'était follement inquiétée, même si Peter était resté serein.
— Avec une puissance pareille, j'ai pu soulever la navette bien plus facilement que n'aurait pu le faire le pilote, dit Peter, d'une voix soudain enrouée de fatigue.
Dorotea, en privé à Rhyssa : Comment les garder à la ferme après qu'ils auront vu Paris ?
Elle roula des yeux expressifs.
— Fatigue prononcée, niveau énergétique bas, mais dans des limites normales pour un Doué, annonça Don d'un ton perplexe. Bravo, Peter, ajouta-t-il avec fierté.
S'éclaircissant la voix, Rhyssa dit avec lassitude :
— Je ne pense pas que Barchenka croira que les Doués de la navette l'ont aussi téléportée au décollage.
— Pourtant, je ne pouvais pas la laisser sur la piste, hein, Rhyssa? dit Peter, irrité et las à la fois. Ces navettes coûtent des milliards.
Soudain, ils prirent tous conscience de contacts télépathiques cherchant leurs esprits.
Kayankira : Oh, merci, merci. Comment avez-vous fait?
Rhyssa, Dorotea et Don se regardèrent.
Non, Rhyssa, dit Dorotea en privé aux deux autres, nous n'avons pas pensé cette intervention avec assez de soin.
Rhyssa déglutit et répondit d'un ton mental si égal que Dorotea la félicita : Lance est là. C'était son idée. Un vrai G et H, n'est-ce pas, Lance ?
Lance : Je me charge de lui présenter les choses. J'aimerais mieux crier « Eurêka ! », mais j'accepte la corvée.
Il leur transmit l'image d'un crocodile à la gueule grande ouverte d'étonnement, suivie d'un kangourou bondissant d'une carte d'Australie jusqu'à la lune. On ne sait jamais tant qu'on n'a pas essayé, n'est-ce pas, mes amis ?
— Assez! dit soudain Dorotea. Rentrons coucher Peter. Et ne t'avise pas de bouger un muscle, jeune homme !
Un instant, ils eurent l'impression que Peter allait désobéir, puis il prit l'air contrit.
— Même si je voulais, je crois que je ne pourrais pas.
— Rien qu'une bonne nuit de sommeil et un solide petit déjeuner ne guérissent en un rien de temps, dit Dorotea avec autorité.
Mais le regard qu'elle lança à Rhyssa sous-entendait que la période de récupération serait peut-être beaucoup plus longue, malgré les avis optimistes de Don.
— Et maintenant, comment allons-nous retourner au Centre ? Boris et Sascha sont apparemment plongés jusqu'aux yeux dans leur contrôle d'émeute.
Le véhicule du Centre est en route, dit Sirikit, d'un ton légèrement amusé. Ne bougez pas!
Malgré l'épaisseur du toit protégeant la Centrale, ils entendaient les vibrations de l'hélicoptère qui approchait. Puis la porte du toit s'ouvrit, et quelqu'un dégringola l'escalier au pas de charge.
— Tout le monde va bien ici ? On m'a demandé de venir ramasser les morceaux! s'écria Dave Lehardt, descendant les marches trois par trois.
Rhyssa faillit en pleurer de soulagement. Qu'est-ce qu'il avait dit, ce misérable Boris? « Quelqu'un en qui tu pourras avoir confiance ! »
— Salut, Peter, dit Dave. Qu'est-ce que tu as donc fabriqué pour qu'on tire du lit à l'aube ton chef des Relations Publiques ?
Puis il s'agenouilla près de l'adolescent, le visage plein de bonté.
— Tu as l'air vanné. Tu me raconteras plus tard, d'accord ?
Avec une tendre sollicitude, il prit dans ses bras le jeune garçon épuisé, et, avec un soin infini, remonta l'escalier avec lui. Rhyssa les suivit, immensément reconnaissante de sa présence inattendue.