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Sascha s'occupait généralement de la formation, mais étant donné les affinités établies entre Peter et Rhyssa, il était logique qu'elle se charge de son initiation.
— Je t'aiderai autant que je pourrai, dit Dorotea à Rhyssa, l'air à la fois résignée et déçue, mais j'ai quatre-vingt-quatre ans et je ne suis plus aussi active.
Puis elle eut un sourire malicieux.
— Bien sûr, j'ai toujours aimé cuisiner pour des appétits de mâles. Et il pourra bientôt se débrouiller tout seul. J'en suis certaine. Je sais reconnaître un Don puissant quand je me cogne l'esprit dessus.
Rhyssa, Dorotea et Sascha firent une petite cérémonie pour ajouter le nom de Peter Reidinger au Registre des Doués du Centre. Peter doutait encore un peu de sa bonne fortune. Rick Hobson, qui était empathe aussi bien que kinétique, monitorait son instruction kinétique ; Don Usenik, le médecin du Centre, surveillait de près son état ; et il habitait dans la maison de Dorotea.
— Je suis toujours capable de materner un enfant, dit fermement la vieille dame. Et d'ailleurs, Rhyssa a déjà trop à faire avec l'administration.
A la fin de la première semaine, Peter était capable de subvenir seul à ses besoins corporels, résultat d'importance capitale pour un garçon sensible. Le jour où il parvint à prendre sa douche tout seul ses mentors le félicitèrent de cet exploit. La première fois qu'il avait essayé, il avait failli s'échauder, puis ayant mal jugé de la correction à effectuer, s'était inondé d'eau glacée dont Dorotea l'avait sauvé.
Il lui fallut aussi du temps et de la finesse pour descendre de son lit sans atterrir par terre en tas. Ou pour ne pas se cogner dans les meubles, tanguant follement dans toute la maison. Peu à peu, il arriva à contrôler délicatement la gestalt et parvint à imiter la marche ; seuls les gens vraiment observateurs remarquaient que ses pieds ne touchaient jamais tout à fait le sol, et que le fléchissement de sa jambe au genou n'était pas tout à fait normal. Il ne pouvait pas saisir les objets, mais il disposait ses mains en postures appropriées pour avoir l'air de les porter. De tels accomplissements le transformèrent, et le changement étonna sa mère à sa visite suivante.
— Il n'y a jamais eu aucun Don dans notre famille, d'un côté ou de l'autre, confia-t-elle à Dorotea. Je ne sais pas d'où il le tient.
— De la nécessité, madame Reidinger, dit Dorotea, de son plus bel air de grand-mère. L'accident l'a obligé à transférer les fonctions motrices à une autre partie de son corps. Même les meilleurs d'entre nous n'utilisent qu'environ deux cinquièmes de notre potentiel cérébral.
Ilsa Reidinger ne comprit pas vraiment les explications de Dorotea, mais elle les accepta car elles étaient exprimées avec une grande autorité.
— Le corps humain apprend à compenser, madame Reidinger, poursuivit Dorotea avec douceur. Tout ce qui manquait à Peter, c'était l'occasion de s'entraîner à de nouvelles méthodes. Ce qu'il a fait extraordinaire- ment bien, il faut le dire. Nous sommes très satisfaits de ses progrès.
Elle sourit placidement à sa visiteuse.
— Oui, mais qu'est-ce qu'il pourra faire ? demanda plaintivement Ilsa Reidinger.
— Eh bien, Peter trouvera à s'employer au Centre, en aidant d'autres jeunes — et aussi des adultes — qui doivent apprendre à compenser de gros handicaps.
Sentant les réserves de la mère en ce domaine, Dorotea ajouta :
— Oh, ce travail paie très bien. Pour le moment, il a une bourse d'étude, mais sa profession est très lucrative. Il fera une très belle carrière au Centre, et vous serez très fière de lui.
Dorotea choisit d'ignorer l'autre pensée dominante d'Ilsa Reidinger, à savoir que si Peter était Doué, Katya devait l'être aussi. L'adolescente était de plus en plus difficile, demandant pourquoi Peter avait toutes les chances et pourquoi elle était coincée dans une école rasante, à faire des études rasantes, pendant que Peter avait tout ce qu'il voulait juste parce qu'il avait eu un coup de veine.
— Est-ce qu'il peut lire dans les esprits ?
Telle fut pourtant la question qu'elle posa tout haut. L'idée la mettait mal à l'aise.
— Peter a une portée très limitée, mentit Dorotea, avec une nuance de regret. Il entend les pensées très fortes, mais ses projections sont de courte portée. Son Don est essentiellement kinétique. Vous comprenez ce mot?
— Oui, ce sont les gens qui peuvent pousser les choses sans avoir besoin de les toucher. Comme ceux qui vont aider à construire la Station Padrugoi pour que nous puissions coloniser les étoiles.
Cette belle phrase était tirée de l'habile campagne publicitaire de Dave Lehardt au tri-d.
Puis Ilsa demanda, plus timidement :
— Est-ce que Peter ira dans l'espace ?
Dans son esprit facilement lisible, Ilsa décida que, quelle que fût la réponse, elle n'en parlerait pas à Katya.
— C'est peu probable. La plate-forme sera terminée avant que Peter ait reçu la formation nécessaire.
La seule idée que Barchenka pourrait mobiliser Peter la rendait malade. Ilsa Reidinger fut déçue, désirant, comme toutes les mères, que son fils fût unique, ce qu'il était ; célèbre, ce que le Centre ne lui souhaitait pas ; et peut-être riche, ce qu'il serait également, en ce sens que, comme tous les Doués, il pourrait acheter tout ce qu'il désirerait par l'intermédiaire du Centre.
— Il manifeste un Don véritablement unique.
La fierté maternelle devrait se contenter de ça.
— Oui, mais qu'est-ce qu'il fait exactement, Peter?
— Eh bien, vous l'avez vu marcher et nous servir le thé tout seul. Il accomplit cela grâce à son Don kinétique. Vous voyez donc qu'il peut vaquer à ses activités journalières sans le secours d'aucune machine ni prothèse. Quand il sera plus sûr de ses capacités, nous ajouterons des tâches plus compliquées.
— Est-ce qu'il sera capable de tenir un emploi ?
Ilsa Reidinger n'avait pas même compris les éléments fondamentaux de la théorie, pensa Dorotea, ni réalisé les accomplissements évidents de son fils. Elle avait tout juste saisi que Peter ne serait plus une charge financière et émotionnelle pour la famille. Ce n'était qu'une brave femme, qui s'était certainement dévouée à son fils pendant sa convalescence, mais le surmenage commençait à se faire sentir. Dorotea résolut d'afficher plus d'enthousiasme concernant le potentiel de Peter.
Puis, soudain, une idée frappa Dorotea : les procédures de test, établies par Daffyd op Owen, n'avaient-elles pas besoin d'être remise à jour et rendues plus sensibles? Généralement, les hôpitaux étaient bien pourvus en Doués de toutes les spécialités. Pourquoi aucun d'eux n'avait-il repéré Peter? Il faudrait vraiment en discuter avec Rhyssa — quand les problèmes avec Barchenka seraient résolus.
— A mon avis, il est très peu de chose que Peter ne puisse pas faire s'il le veut vraiment.
— Parce qu'il est kinétique, vous voulez dire?
— Et d'un genre très spécial, en plus, car il a dû surmonter de sérieuses limitations physiques.
Encore un peu perplexe de tout le battage fait autour de son Peter, mais immensément soulagée de ses perspectives d'avenir, Ilsa Reidinger s'en alla.
Il n'était pas venu à l'idée de Dorotea que ses remarques, faites pour soulager l'inquiétude naturelle d'une mère, auraient des répercussions inattendues. Certes, elle et Rhyssa commençaient à réaliser l'immense potentiel du garçon, mais elles étaient restées discrètes à l'égard de leurs collègues.
— C'est le cas type où il faut se hâter lentement, Lance, dit Rhyssa au directeur australien qui semblait passer plus de temps dans un spacehotol ou à Jerhattan qu'au Centre de Canberra pour mettre tout en ordre avant de partir sur Padrugoi.
Il était passé la voir en revenant d'une autre longue réunion stratégique avec Dave Lehardt et Samjan.
— J'ai vu des trucs pas tristes en travaillant avec les Aborigènes et les Maoris, Rhyssa, répliqua Lance avec son accent traînant en s'affalant dans un fauteuil de son bureau de la tour. Mais ce garçon remporte la timbale. S'il a fait des progrès si rapides juste avec un petit générateur de 4,5 kilowatts, qu'est-ce qu'il pourrait faire s'il avait vraiment du courant à sa disposition !
— Raison de plus pour nous hâter lentement. Le contrôle est la partie cruciale de sa formation.
Elle projeta l'image de Peter, filant tête la première vers Jerhattan dans un tourbillon irrésistible, entraînant dans son sillage détritus, personnes, petits véhicules et objets divers.
Lance eut un grand sourire, ses dents très blanches resssortant sur son bronzage éternel, ses yeux verts scintillants.
— C'est vrai, mon amie. Je vois le topo. Mais avec un Doué comme lui et un générateur approprié, nous pourrions envoyer des drônes jusqu'à la plus proche planète.
Cette pensée doit rester enfouie au plus intime de ton esprit, dit vivement Rhyssa. Rien n'en doit filtrer au- dehors.
Lance redressa son corps anguleux, le visage grave. Je plaisantais.
Rhyssa hocha lentement la tête, et il siffla entre ses dents.
Oui, mais imagine la tête de Barchenka si nous pouvions lui dire que son cher Padrugoi vient de devenir obsolète.
— Pas tout à fait, dit Rhyssa avec un sourire vindicatif, ayant elle-même caressé quelques idées fantaisistes sur le même thème. En plus d'être un tremplin vers les étoiles, Padrugoi peut servir à des tas de choses.
Combien de personnes sont au courant pour Peter?
Au courant de son potentiel? Le personnel sait qu'il est exceptionnel. J'étais très excitée quand j'ai réalisé les possibilités inhérentes à la gestalt, mais ils savent seulement que j'étais excitée au sujet du garçon. Nous ne sommes que trois — Dorotea, Sascha et moi-même — à réaliser à quel point il est exceptionnel. Et je ne crois pas que Sascha ait eu l'occasion d'évaluer le potentiel que Dorotea et moi commençons tout juste à réaliser. Rick Hobson le trouve exceptionnellement rapide; nous devions avoir un kinétique pour sa formation initiale. Comme toi, Rick doit aller sur Padrugoi, alors nous lui faisons avaler autant de technique que possible. Lui et Peter s'entendent bien. Et c'est toi que j'ai choisi pour son instruction avancée. Alors, ne fais pas de bêtises sur Padrugoi, veux-tu?
Pas question ! Mais quelle piètre carotte en perspective pendant six longs mois !
Lance se leva.
— Quel dommage que Dave Lehardt ne soit pas un vrai Doué. C'est un vrai sorcier pour manœuvrer le Finnois et ce sale petit Oriental visqueux.
Rhyssa eut un frisson convulsif à la seule évocation du Prince Phanibal.
— Tu ne l'aimes pas non plus, hein? demanda Lance.
— Oh non !
Lance gloussa.
— Je savais bien que tu étais une femme de bon sens, ma belle.
Rhyssa s'inquiétait au sujet de Peter — il était si frêle après son long séjour dans un lit d'hôpital. Dorotea s'inquiétait aussi, et elles cachaient toutes deux leurs inquiétudes à Peter, dont la télempathie augmentait régulièrement en même temps que la kinèse. Il n'était pas limité à la simple émission ou réception des émotions, mais développait une véritable télépathie, capacité d'émettre et de recevoir des messages verbalisés abstraits. Et elles n'attiraient pas non plus l'attention de Peter sur le fait que parfois, emporté par son enthousiasme, il ne tirait pas sur le générateur pour faire ses exercices kinétiques.
Dorotea aimait cuisiner pour son appétit vorace, et, quand il fut capable d'accomplir les tâches courantes, elle raffina ses mouvements par des exercices culinaires. Il apprit à éplucher les pommes et les pommes de terre, à gratter les carottes et à couper les légumes, le tout par télékinèse. Il mangeait tout et n'importe quoi, et son corps commença à s'étoffer; Rick lui montra des exercices pour tonifier ses muscles, et les longues heures passées à jardiner pour Dorotea lui donnèrent un beau bronzage doré. Peter n'était plus le pâle paralytique aux muscles atrophiés. Pourtant, il fallait observer la plus grande prudence au cours de toutes ses activités, car, comme il n'avait aucune sensation dans les extrémités ni le torse, il aurait pu se contusionner, se couper ou se brûler sans s'en apercevoir.
Le jour où Rick dut enfin partir pour Padrugoi, Peter en fut très affecté et, le lendemain, erra comme une âme en peine toute la journée.
— Rick reviendra, Peter, dit Rhyssa quand elle les rejoignit le soir pour le dîner. Il t'a appris pratiquement tout ce qu'il sait. Maintenant, il te faudra apprendre par toi-même.
— Apprendre par moi-même ?
Peter fut si choqué qu'il en oublia un instant ses bonnes manières. Sa fourchette plana toute seule au-dessus de son assiette. Lui et Dorotea avaient conclu un accord — il pouvait amener la nourriture à sa bouche comme il voulait quand ils étaient seuls, mais il devait observer l'étiquette en présence de tiers.
— Oui, apprendre par toi-même, répéta Dorotea avec fermeté.
— Rick t'a enseigné les connaissances de base, ajouta Rhyssa avec un sourire chaleureux. Tu te débrouilles déjà tout seul dans la vie quotidienne et tu aides dans la maison et au jardin. Maintenant, tu vas aborder l'étape suivante — chercher tout seul. Ne t'inquiète pas, Rick a laissé pour toi une longue liste d'exercices à faire d'ici son retour de Padrugoi.
— Mais il ne m'a pas dit comment... dit Peter, manifestement désemparé.
— Tu sais très bien comment, dit Rhyssa, feignant l'étonnement à sa réaction. Tous les Dons paranormaux prennent leur source au niveau instinctif. Affine ton instinct.
Elle lui sourit en lui tapotant le bras d'un air encourageant.
— Cet instinct t'a amené droit au Centre, n'est-ce pas ? Ne t'inquiète pas du « comment » ! Fais confiance à ton instinct. Entraîne-le en envoyant différents objets à des destinations de plus en plus éloignées. D'abord en des endroits qui te sont familiers. Puis en mémorisant des tri-d et peut-être même en utilisant des coordonnées mathématiques. Par exemple, cette fourchettée de purée, où voudrais-tu l'expédier ?
La purée disparut immédiatement de la fourchette.
Sascha : A quoi vous jouez ?
Rhyssa : Serait-il question d'une bouchée de purée?
Sascha, passablement dégoûté : En effet!
Il lui transmit l'image d'une boulette blanche en plein milieu de son bureau.
— Où l'as-tu envoyée, Peter? demanda Dorotea d'un ton neutre.
— Sur le bureau de Sascha. Mais sur le bois, pas sur des papiers importants, l'assura Peter.
— Je ne te forcerai pas à la manger, mais ramène-la !
La purée baladeuse reparut au bord de l'assiette de
Peter.
Sascha, sarcastique : Mille mercis !
Y a pas de quoi! pouffa Peter, comme tous les adolescents, ravi d'avoir fait une bonne farce.
Sascha à Rhyssa et Dorotea : On vient à peine de dresser Madlyn, et voilà Peter qui prend le relais! Parfois... Enfin, je suppose que s'il a le cœur à faire des farces, c'est qu'il se remet du départ de Rick.
Le lendemain, il eut même le cœur à travailler, en se servant de la gestalt avec le générateur pour déplacer différents objets à l'intérieur du Centre. Dorotea commença par lui faire déplacer de petits objets d'une pièce dans l'autre, en insistant sur la précision du placement et en choisissant des destinations que connaissait Peter. A la fin de la matinée, il transportait de lourdes balles de papier d'imprimante du magasin dans la Salle de Contrôle, se repérant sur des rectangles dessinés par terre à la craie, jusqu'au moment où Budworth signala que le placement était parfait.
— Le poids ne semble pas entrer en ligne de compte, dit Sascha, examinant ses résultats avec Rhyssa pendant le déjeuner. Se sert-il beaucoup de la gestalt ?
— Très peu. Nous avons un graphique de sa consommation de courant, répondit Rhyssa. Le besoin qu'il en a est presque uniquement psychologique.
— Ah, mais ça ne change rien au fait qu'il s'en sert quand même, dit pensivement Sascha. Bon sang, Rhyssa, il est extraordinaire ! Quand il pourra se servir d'un générateur vraiment puissant, il pourra déplacer n'importe quoi, non? poursuivit-il, les yeux brillants d'excitation. Si seulement nous arrivions à comprendre comment il réalise la gestalt.
Rhyssa secoua la tête, souriant avec tristesse.
— Et Rick ? demanda-t-il.
Rhyssa soupira.
— Rick n'a fait avec lui que les exercices kinétiques de base. Il n'a pas eu le temps d'en faire plus. Maudite Barchenka. Penser que nous avons un émergent prometteur qui pourrait bénéficier de la formation des kinétiques mêmes qu'elle nous a arrachés ! Pourquoi n'avons-nous pas eu une précog là-dessus ?
Sascha se renversa dans sa chaise et regarda son amie et directrice avec une solennité peu dans son caractère.
— Rhyssa, ma chérie, tu ne pourrais pas suivre son esprit ?
Elle eut un bref éclat de rire.
— J'ai une grande expérience de la télépathie, mais Peter va où personne n'est encore jamais allé avant lui. Peut-être qu'un autre puissant kinétique pourrait le suivre. Dès que sa mobilisation scélérate sur Padrugoi prendra fin, je vais moi-même mobiliser Lance Baden pour ses études avancées.
Elle projeta diverses images de frustration.
Sascha hocha la tête avec compréhension.
— Alors, nous continuerons avec de petits exercices d'école maternelle jusqu'à ce que Lance soit libéré. Et nous le fortifierons physiquement. Don Usenik pense-t-il que l'exercice puisse restimuler ses nerfs endommagés? Maintenant que...
— Alerte ! cria Dudworth dans le haut-parleur spécial d'alarme du bureau directorial.
Quel genre ? demanda-t-elle immédiatement.
— Bon sang, je veux parler au Directeur Owen immédiatement! dit une voix sortant de l'intercom, Budworth ayant fait suivre l'appel.
— Elle-même, répliqua froidement Rhyssa. Identifiez-vous, je vous prie.
— Bon Dieu, on ne vous l'a pas dit? Bob Gaskin, Capitainerie du Port de Jerhattan. Vous nous avez enlevé tous nos kinétiques, et maintenant nous avons trois hommes coincés sous un conteneur, et aucun moyen de le soulever assez vite pour leur sauver la vie. Pour l'instant, seule la barre de sécurité du hayon est...
— Vous avez une vue vidéo du site ?
— Oui... de tout le quai.
— Transmettez-la-moi immédiatement, ordonna-t-elle.
Dorotea, amène Peter à mon bureau. Il faut au moins tenter de les aider. Ils m'envoient l'image.
Dorotea : Est-ce prudent ?
Rhyssa : Nous ne le saurons que quand nous aurons essayé. Il y a des vies en jeu. Il a le potentiel, et jusqu'à présent, il s'est bien débrouillé avec des objets lourds et volumineux.
Dorotea : C'est de l'autre côté de la ville... Mais... d'accord. Je t'envoie Peter.
Sascha et Rhyssa ne quittaient pas des yeux l'écran, avec le conteneur, et, d'un côté, le câble rompu qui continuait à se balancer. Il était arrivé de travers sur un petit hayon, dont le cadre solide l'empêchait d'écraser le conducteur et deux ouvriers qui travaillaient à côté. Les Doués virent le bras d'un homme coincé sous le conteneur, le pied d'un autre dépassant à l'autre bout, et rien du tout du conducteur.
— Pourquoi le câble de levage s'est-il cassé, M. Gaskin ? demanda calmement Rhyssa. Vous devez pourtant vérifier votre équipement avant de vous en servir, dit Rhyssa, d'un ton volontairement critique.
La porte du bureau s'ouvrit, et Dorotea entra avec Peter, dont les yeux se portèrent immédiatement sur l'écran.
— Si votre maudit Centre ne nous avait pas enlevé tous nos kinétiques, explosa Gaskin, cela ne serait pas arr... Nom de Dieu! Comment avez-vous fait pour amener quelqu'un si vite ?
Rhyssa, Dorotea et Sascha, retenant leur souffle, regardèrent la lourde masse du conteneur se soulever lentement, révélant le conducteur affalé sur ses manettes et un autre à plat dos par terre, tandis que le troisième se relevait péniblement en tenant son bras blessé. Ils entendirent aussi un bourdonnement et des vibrations transmises par le plancher du bureau. Le bourdonnement atteignit son point culminant quand le conteneur fut lentement abaissé sur la plateforme d'un camion en attente.
— Bravo, Peter, superbe ! Magnifique ! dit Rhyssa...
Elle vit alors Peter recroquevillé en tas par terre.
— Oh, mon Dieu, tu as outrepassé tes forces, mon chéri ?
Sascha arriva à lui avant elle, et le souleva doucement pour le poser dans le fauteuil confortable de Rhyssa, qui se modifia immédiatement pour s'adapter au corps flasque de l'adolescent.
— Comment vont-ils? s'enquit Peter, son visage livide déformé par l'angoisse. Ils avaient très mal.
— Plus important, comment vas-tu, toi, jeune homme? demanda Sascha en fronçant les sourcils. Don, amène-toi au trot !
— Par Dieu, ma'ame, comment avez-vous fait? s'écria Bob Gaskin, s'épongeant le front d'une main tremblante.
— Vous n'avez pas été complètement abandonné par les Doués, M. Gaskin. Il nous reste une équipe réduite...
Sascha lui projeta la frêle silhouette de Peter, et elle eut du mal à garder son sérieux.
— ... que nous pouvons utiliser en cas d'urgences de cette nature. Mais vérifiez sérieusement votre équipement. Nous n'avons pas le personnel pour des accidents évitables.
Elle ignora la grimace exagérée de Sascha, et regarda les médecins se ruant vers les blessés tandis qu'un héli-amb atterrissait à côté.
— Au revoir, M. Gaskin.
— Nous prendrons plus tard de leurs nouvelles à l'hôpital, Peter, l'assura Rhyssa.
— Quand Don t'aura examiné, jeune homme, ajouta Dorotea. Quoique ton inquiétude pour ces hommes te fasse honneur.
Je sais que nous devions essayer, Rhyssa, dit Sascha, mais avons-nous bien fait ?
Rhyssa fit la grimace. C'est le choix de Hobson, Sascha. Officiellement, nous maintiendrons la fiction de l'équipe réduite. Au fait, ne me refais plus ce genre de plaisanterie, d'accord ?
Sascha roula les yeux, exprimant une certaine contrition mais aucune promesse de s'amender. Je ne sais pas jusqu'à quand nous pourrons nous raccrocher à ce mensonge, alors, serais-tu très fâchée si j'essayais de suivre son esprit pendant qu'il soulève ? Je n'avais pas réalisé à quelle vitesse il parvenait au plein emploi de son Don.
Non, après cette démonstration des capacités de Peter, j'allais te demander si tu pourrais prendre le temps de travailler un peu avec lui. J'ai besoin de ta perspicacité, car tu es le spécialiste de la formation. Si nous pouvions dupliquer la gestalt, même nos poids plumes pourraient soulever des conteneurs.
— Alors, qui a fait quoi à qui? demanda Don Usenik en entrant.
Il regarda autour de lui, puis avisa Peter, épuisé, dans le fauteuil de Rhyssa.
— Qu'est-ce que tu as fait ? Remué des montagnes ?
— Qu'est-ce que vous voulez d'abord? La bonne nouvelle ou la mauvaise? demanda Dave Lehardt à Rhyssa une semaine plus tard.
Elle ne lisait rien sur son visage — sauf qu'il la regardait avec une curieuse intensité. Il n'était peut-être pas Doué, mais il était d'une perspicacité étonnante pour remarquer et interpréter les signaux corporels les plus imperceptibles. Elle était si contente de le voir qu'elle se souciait peu des nouvelles, mais elle joua le jeu.
— La mauvaise !
— Barchenka est certaine que vous lui avez fait des cachoteries. Elle a entendu dire que vous avez une équipe de kinétiques qui ne figurent pas sur le registre officiel. Elle se prépare à faire un scandale. Et je ne vous cache pas que j'ai entendu moi-même des rumeurs très bizarres.
Rhyssa éclata de rire.
— Nous ne lui cachons rien — c'est impossible pour les Doués. Les télempathes peuvent toujours détecter les mensonges. Elle a des télempathes russes parmi son personnel. Qu'elle leur pose la question. Et la bonne nouvelle ?
Dave Lehardt haussa un sourcil sceptique.
— Les politiciens sont redevenus favorables aux Doués. Quand les entreprises qui les employaient se sont vues obligées de revenir aux vieilles méthodes, la popularité des Doués a atteint son point le plus bas depuis cinquante ans — pire qu'après le désastre du volcan hawaïen — bien que tout le monde ait été pro-Padrugoi, et que tout le monde, c'est-à-dire les Doués, ait mis la main à la pâte. Mais il semble que l'équipe non-existante dont vous parlez ait fourni des services d'urgence. Sauf qu'on n'a vu aucun Doué sur les lieux.
— C'est une technique à distance que nous avons récemment mise au point pour les situations d'urgence, dit Rhyssa, composant son visage pour ne rien révéler.
Non qu'elle n'eût pas confiance en Dave, mais elle voulait protéger Peter.
— Et c'est une des raisons pour lesquelles nous avons accepté, de nous priver de nos kinétiques en faveur de Padrugoi.
— Une technique à distance ?
— C'est bien ce que j'ai dit.
— Aucun des Doués de ma connaissance ne m'en a rien dit.
— J'ai dit « technique à distance », répéta Rhyssa, s'efforçant de réprimer son amusement. Nous préférons que cela reste ignoré du public, pour le moment. Et je suis sûre que vous comprendrez pourquoi !
— Pour que Ludmilla ne mette pas la main dessus ?
— Elle a enrôlé de force pour Padrugoi presque tous nos kinétiques. Elle a des kinétiques de toutes les spécialités en nombre suffisant pour terminer sa plateforme dans les délais. Elle ne doit pas devenir trop rapace!
— Elle veut finir avant les délais, et à la façon dont travaillent vos kinétiques, elle pourrait très bien y réussir.
— Est-ce qu'elle touchera une prime si elle termine en avance? demanda Rhyssa, contrariée.
Que le diable emporte cette femme jusqu'à une orbite de désintégration !
— Vous ne le saviez pas? dit Dave Lehardt, l'air surpris.
— J'ai entendu des tas de choses sur les amendes et primes éventuelles, mais, curieusement, rien sur une prime en cas d'avance sur les délais.
— Je ferai ce que je pourrai pour faire taire les rumeurs — et, si vous excusez cette audace, je vous demanderai de ne pas vous servir de cette nouvelle équipe dans la mesure du possible. Plus de charges de cavalerie au secours d'écrasés sans me prévenir, hein ? S'il vous plaît ?
C'était un bon conseil, que Rhyssa avait l'intention de suivre. Depuis le sauvetage du port, Rhyssa hésitait à employer Peter. Son corps n'était pas encore assez vigoureux. Il se fortifiait tous les jours — l'exercice physique était presque devenu chez lui une obsession. Mais elle restreignait strictement ses activités à sauver des vies dans Jerhattan, situations heureusement assez rares. En attendant, dans ses séances d'entraînement, il se servait de photos-fax pour expédier des objets d'un Centre à l'autre.
— Je peux suivre ses pensées jusqu'au bout, dit Sascha à Rhyssa après une semaine de contact télépathique avec Peter pendant ses exercices. Je peux même sentir les vibrations du générateur dans son cerveau, mais comment il effectue la gestalt, cela me dépasse toujours. Et, pour autant que j'en puisse juger, il utilise de moins en moins de courant. Au moins pour les objets légers.
— S'il continue, il se peut que Lance ait raison, remarqua Rhyssa ; branche-le sur une source de courant assez puissante, et il rendra Padrugoi inutile.
Sascha battit des paupières, puis projeta une série d'images représentant la tête de Barchenka, les principaux partisans de Padrugoi couverts d'oeufs pourris, et un frêle adolescent lançant les astronefs comme les enfants de son âge lancent des avions en papier. La dernière montrait Sascha lui-même, allongé, bouche ouverte, menton sur la poitrine.
— Le pourrait-il ?
Rhyssa rit en roulant les yeux.
— Je ne dirais pas qu'il ne le pourrait pas. Mais tu sais aussi bien que moi que tout Don a des limitations.
Et ce n'est pas le moment d'imposer des pressions à Peter. Il est si heureux.
— Remercions-en le ciel !
Son image mentale le représenta avec de gros paquets de coton dans les oreilles, contrôlant une Madlyn Luvaro énamourée.
Rhyssa répondit par une image de bouchées de purée baladeuse festonnant son bureau.
— Un kinétique a beaucoup plus de choix qu'un télépathe !
— En tout cas il est plus facile à contenter que Madlyn ne le fut jamais, dit Sascha, allongeant ses longues jambes. Un ou deux embouteillages par jour, et il a l'impression d'avoir gagné sa vie. Ce qui me rappelle que j'ai entendu quelques remarques assez bien senties de la part de VIP de l'industrie, au sujet de ta fameuse équipe réduite. Je réponds que nous sommes parvenus à faire travailler quelques apprentis avec un poids plume d'expérience pour obtenir la force nécessaire, mais que les applications sont limitées étant donné la grande jeunesse des participants.
Rhyssa soupira.
— La technique du brouillage des postes.
Sascha haussa un sourcil.
— On se met à Shakespeare ? Je croyais que le goût de ta famille la portait vers Pope ?
Rhyssa éclata de rire, revoyant son illustre grand-père, Daffyd op Owen, tel qu'il était dans son souvenir, grand, mince, avec des cheveux argentés, un visage de poète et un profil de prince italien.
— Parfois, le Barde convient mieux. De quels industriels parles-tu ?
— Tu t'en doutes, ma fille. Ils sont tous fournisseurs de Padrugoi ! Et, comme tu sais, il y a eu des délais dans les expéditions de matériel vers la station, principalement dus au temps, avec ces tempêtes inattendues au moment des fenêtres de lancement.
Rhyssa fronça les sourcils, et, affichant une nervosité inusitée, se mit à faire tourner son stylo.
— Sauver des vies, oui. Et avec la technique qu'il a démontrée à distance, je crois qu'il pourrait sans doute lancer un drone sur Padrugoi par n'importe quel temps. Mais il n'est pas question que Peter l'aide à prévenir une amende ou à empocher une prime.
Sascha eut un grand sourire.
— Je ne lui parlerai pas de ces petits jeux amusants, rabat-joie.
Il projeta l'image mentale de lui-même, érigeant à la hâte une solide barrière mentale contre les flèches qu'elle lui décochait de ses yeux furibonds.
— De toute façon, elle ne pourrait pas l'engager. Il n'a que quatorze ans. Il est trop jeune, même selon les lois russes actuellement en vigueur !
Rhyssa siffla entre ses dents, puis sourit.
— Oui, il est mineur. Et Dorotea m'a rappelé qu'il a travaillé assez dur avec toi. Demain, il a un jour de congé. Mais moi, j'ai tous ces dossiers... dit-elle, montrant avec résignation les papiers empilés sur son bureau. Rapports de tests à étudier.
— Pourquoi ne pas prendre une soirée de congé? suggéra Sascha, souriant drôlement. Avec Dave.
Rhyssa se redressa, refermant son esprit.
— Pas besoin de télépathie, ma chérie, dit-il.
Rhyssa gémit.
— Il n'est pas Doué.
— Aucune règle de la Charte ne t'oblige à épouser un Doué, tu sais.
— Mais c'est une façon d'augmenter...
— Oui, et d'où vient donc Peter Reidinger? Je pense parfois, ma chère amie, que nous devrions regarder avec nos yeux et pas avec notre tête, dit-il, se penchant vers elle par-dessus le bureau. Il fallait que je te le dise, c'est tout. Dave est le meilleur ami des Doués.
— Ça ne dépend pas de moi, Sascha, ajouta Rhyssa, curieusement mal à l'aise pour la première fois en présence de son vieil ami.
— Peut-être que oui, peut-être que non. Enfin, Lehardt est assez malin pour faire sa promotion tout seul.
Sur quoi, Sascha sortit.
Entrant dans la Grande Galerie du Linéaire G, Tirla sentit une excitation annonçant un événement de nature à rompre l'ennui de la vie au Linéaire. Comme toujours, il y avait les ouvriers se ruant vers le Tableau d'Affichage de la Place annonçant les offres d'emploi pour les valides, toujours en quête d'une occupation qui leur éviterait d'être envoyés aux travaux forcés, ou, pire, expédiés sur la plate-forme. Peu d'entre eux se voyaient jamais offrir un billet de retour. Et maintenant, même les Doués n'étaient pas exemptés de service. C'est pourquoi les petits groupes qui bavardaient avec animation étaient surtout composés de femmes.
Tirla laissa traîner une oreille du côté d'un groupe d'Hispaniques.
— Il a imposé les mains à...
— A l'église, c'est toujours lo mismo... Les chœurs chantent mal.
— Mon Juan... quand on lui rappelle la pureté de la Vierge, il ne me bat pas pendant un ou deux jours...
— Le véritable homme de Dieu dispense une nourriture pour l'âme...
Tirla ricana à part elle. La nourriture de l'âme était le cadet de ses soucis quand elle avait le ventre vide.
— Il paraît, disait Consuela Laguna avec le plus grand sérieux, que s'il impose les mains à un paralytique, il se remet à marcher.
Le fils de Consuela était handicapé au-delà de tout espoir de guérison, mais elle était sûre qu'un jour, d'une façon ou d'une autre, un nouveau traitement miracle rendrait la santé à son Manuelo, et elle demandait toujours à Tirla de lui traduire les bulletins médicaux.
Ainsi, pensa Tirla, un Evénement Religieux non prévu au programme allait avoir lieu au Linéaire G. Bizarre. La rafle de la Santé Publique ne remontait qu'à quatre semaines. Voilà longtemps qu'il n'y avait pas eu d'ER, c'était vrai, mais elle demeura méfiante. Deux spéciaux en quatre semaines ?
Elle passa au groupe suivant, rien que des Levantines jacassant à cœur que veux-tu sur la façon de convaincre leurs hommes d'assister à cette soirée, au lieu d'aller au squat de Mahnoud regarder les danses du ventre de sa nouvelle trouvaille. Puis elle se glissa près d'un groupe d'Asiatiques qui bavardaient avec animation, discutant de traitement et remèdes, et de l'influence de l'ER sur les affaires. Les Asiatiques fournissaient des remèdes pour la plupart des maladies bénignes sévissant dans les Résidentiels grouillant comme des terriers.
— Il est venu comme il l'avait promis, entendit-elle encore, montant chez Mama Bobchik.
Les yeux noirs de la vieille étaient dilatés, ses joues rouges d'excitation.
— Tu viens aussi, dushka, dit-elle, prenant Tirla par le bras. Il faudra nous traduire toutes ses paroles, exactement. La dernière fois, je n'ai pas compris ce qu'il disait et mon âme est noire de péché.
— Nakinetz, acquiesça Tirla sans discuter.
La plupart des Interprètes Religieux parlaient pour ne rien dire, en phrases creuses et pompeuses. Elle s'amuserait bien à anticiper leurs formules fleuries et ampoulées.
— Alors, l'Assemblée extraordinaire a été accordée finalement? demanda-t-elle, soucieuse de maintenir sa réputation de personne au courant de tout dans le Linéaire.
— Da, eto tak ! la rassura joyeusement Mama Bobchik. Mon homme m'a fait prévenir de me préparer hier soir.
Argol Bobchik faisait partie du personnel de maintenance du Linéaire.
— Il paraît que ce Religieux voit tout, continua Mama, tout excitée, soutenu par un excellent groupe d'adeptes. Ils ont été bien reçus au Linéaire P. Dès ce matin, des tas de marchands ont loué des- emplacements. C'est une occasion en or. Ça fait des mois qu'on n'a pas eu d'ER au G. Nous avons tous besoin de direction spirituelle. Beaucoup d'âmes sont noires de péché et doivent être purgées.
Tirla hocha solennellement la tête. Mama Bobchik était largement assez vieille pour se livrer à cette comptabilité mystique des péchés qu'elle avait sur la conscience. Dommage, il n'y aurait aucun policier pour l'entendre.
Mais comment Tirla avait-elle pu ignorer une rumeur aussi juteuse? Peut-être que l'assemblée avait été décidée très tard la veille. En tout cas, la présence de marchands lui permettrait de blanchir facilement les crédits flottants pour Yassim. Elle frissonna en pensant à lui. Elle n'aimait pas garder son argent trop longtemps. Non qu'il eût aucune raison de se méfier d'elle — mais elle voulait que ça continue. Surtout s'il la soupçonnait d'approcher de l'âge où elle serait vendable. Elle était assez petite et menue pour les neuf ans qu'elle avouait. Mais fatalement, quelqu'un finirait bien un jour par compter sur ses doigts. De temps en temps, elle pensait à ce qu'elle ferait alors — et essayait d'avoir toujours assez de flotteurs sur elle pour s'enfuir dans un autre Linéaire en cas de nécessité. Elle était même parvenue à mettre la main sur une copie hautement illégale des horaires des trains de marchandises, et avait découvert plusieurs points d'accès aux voies souterraines pour étudier les itinéraires de fuite.
Se dégageant prestement de la main boudinée de Mama Bobchik, elle passa chez les Pakistanais, qui parlaient d'inviter des parents du Linéaire E et discutaient de l'à-propos d'une telle invitation. Certains prétendaient que, l'assemblée étant légale, il n'y avait aucun risque. Puis Mirda Khan — personne à qui Tirla avait toujours grand soin de plaire — se leva et les dissuada vivement de cette stupide générosité.
— Les bénédictions d'un tel Lama seront rares, marmonna Mirda d'un ton intense et coléreux, audible seulement pour ceux qui l'entouraient, car il ne peut pas gaspiller sa Sainte Force à des futilités. Les bénédictions qu'il aura la bonté de répandre doivent nous être réservées, à nous, du Linéaire G. A nous répéta-t-eile, battant sa maigre poitrine de la main, ses vrais partisans, ses fidèles du Linéaire G.
— Le Très Vénérable Ponsit Prosit a déjà été au Linéaire P, murmura une femme avec révérence. Pandit a entendu parler de ses miracles.
Les miracles laissaient Tirla sceptique, car, à y regarder de près, il y avait toujours une autre explication aux guérisons, sauvetages et révélations. Mais c'était amusant de les examiner.
Ainsi, cet Interprète Religieux était célèbre? Tirla avait parfaitement conscience qu'il fallait un orateur vraiment astucieux pour éviter de violer les doctrines nombreuses et complexes ayant cours dans un Linéaire. Ce Ponsit Prosit valait sûrement la peine qu'elle l'écoute — et l'examine attentivement. Dans sa situation précaire, Tirla n'était que trop exposée aux dénonciateurs.
Si l'assemblée était légale. Elle rumina les différentes possibilités en s'engageant dans les allées latérales avant de revenir dans la Grande Galerie, assez loin des Pakis pour que d'autres groupes la dissimulent à leur vue. Puis elle leva les yeux sur l'écran public le plus proche. Elle lut les annonces et notices habituelles défilant sur l'écran, puis, arrivé à 2200 heures, il afficha la permission d'Assemblée extraordinaire, avec commerces et débits de boissons permis.
L'annonce continuait par des détails alléchants, dont la promesse d'une fanfare, et quelques vues du Respecté Vénérable Prédicateur Ponsit Prosit souriant béatifiquement à de vastes auditoires. On promettait un chœur, et, pour engager les gens à assister au spectacle, on donnait un échantillon de leurs chants, avec une soprano accompagnée de cinq musiciens. Ce Respecté Vénérable et son Groupe d'Interprétation Religieuse revenaient censément des Cités Orientales de Faith, où Ponsit Prosit s'était livré à de « longs jeûnes et méditations illuminantes ». Le Linéaire G était extrêmement fortuné qu'il eût trouvé le temps de cette Assemblée dans sa tournée déjà surchargée. Oui, il n'a pas eu d'engagement depuis un bon moment, pensa cyniquement Tirla. Enfin, les Interprétations Religieuses étaient très populaires dans les Linéaires, plus que les combats de boxe, et souvent plus spectaculaires. Tirla adorait les spectacles — et les assemblées légales.
La Santé Publique avait récemment fait une rafle, de sorte que, d'après son expérience, une deuxième était peu probable. Et bien qu'un Evénement Religieux pût être organisé pour dissimuler des opérations plus illicites que le blanchissage public des flotteurs, il n'y aurait peut-être pas de policiers en civil dans la foule. Il y aurait des Contrôleurs de Foule, bien sûr — c'était la procédure standard — mais Tirla les connaissait presque tous malgré leur habitude de modifier leur apparence.
L'important, c'est qu'elle avait les flotteurs de Yas- sim à changer. Elle n'aurait jamais dû accepter, mais Bulbar avait beaucoup insisté, et le « négociateur » — un homme de main qu'elle n'avait pas envie d'offenser — lui avait dit qu'on lui donnait cette opportunité en récompense de services déjà rendus. Ayant déjà accepté un engagement professionnel avec Mama Bobchik, qui était non seulement une autre personne qu'il serait malavisé d'offenser, mais aussi quelqu'un qui, ayant présidé à la naissance de Tirla, défendrait toujours l'adolescente, Tirla avait deux bonnes raisons d'assister à l'assemblée.
Faisant ses plans pour se préparer à toute éventualité, Tirla s'attaqua à sa routine journalière — marchandant pour obtenir ses repas du jour, un bain et un uniforme propre. Mais elle fut arrêtée par diverses clientes, qui désiraient toutes sa compagnie pendant l'Evénement Religieux parce que le Lama-chaman en question avait la réputation de parler en langues, et que Tirla était la seule et unique personne qui pourrait leur traduire fidèlement ses paroles. Il y avait quand même une limite au nombre des personnes que Tirla pouvait représenter. Entourée de clientes éventuelles, insistantes, bruyantes et remuantes, dont elle n'avait envie de mécontenter aucune, elle essaya de les organiser.
— Billa, tu viendras avec Pilau. Anna, tu feras équipe avec Markka. Zaveta, mets-toi avec Elpidia Chi-shu, Lao Wang sera avec toi. Cyoto, Ari-san sera ta partenaire.
Ainsi les groupa-t-elle. Dix paires étaient aussi ingouvernables qu'elles étaient inévitables. Avant de s'exposer à d'autres difficultés, Tirla décida de se soustraire à la vue du public. Elle avait encore à aller récupérer les flotteurs dans ses diverses caches et à les répartir sur elle pour les trouver commodément.
— Nous avons un Incident, dit Sirikit, sa voix claire portant facilement jusqu'à Budworth, qui était de service dans la Salle de Contrôle.
— Qui?
Précipitamment, Budworth roula jusqu'à son poste son fauteuil à suspension cardan. A le voir se déplacer si rapidement dans la Salle de Contrôle, bien des gens oubliaient qu'il avait eu la colonne vertébrale écrasée dans un accident et qu'il ne pouvait plus bouger que la tête et deux doigts.
— Auer ! dit Sirikit d'un ton surpris.
— Pas possible !
— Et Bertha !
— Ça alors, c'est une combinaison inusitée.
— Pas si elle concerne Ponsit Prosit, le Grand Charlatan. Il est annoncé au Linéaire G.
— C'est vrai qu'elle aimerait bien se faire des jarretelles avec ses intestins, dit Budworth, avec un sourire malicieux.
Bertha Zoccola était en général détendue et tolérante, mais la seule mention de cet Interprète Religieux suffisait à la mettre en rage. Budworth se prépara à sa fureur en rapportant la précog concernant cet homme.
Chaque fois qu'un Doué précognitif réagissait à un Incident, il envoyait un flash au Centre, prévenant ainsi la Salle de Contrôle de se préparer à la description verbale de ce qu'il avait vu. Budworth disposa son fauteuil devant le clavier voisin de celui de Sirikit, et se gratta le menton au bord de son appui-tête, excité comme toujours dans ces moments-là.
— Allez, les casqués, au rapport ! s'écria-t-il.
Sirikit détourna les yeux de son écran pour lui sourire. Puis un « blip » retentit, qui les fit sursauter tous les deux bien qu'ils l'aient attendu.
— Ici, Auer, commença une voix impassible, et le visage du précog parut sur l'un des écrans répondeurs. Ce n'est pas beau. Panique, hurlements, foule déchaînée, gosses piétinés, comme d'habitude. Pourquoi est-ce qu'on n'arrête pas Ponsit pour l'expédier sur la plateforme ? J'en ai assez de protéger cette canaille.
— Tu as vu le Charlatan en personne, Auer? demanda Sirikit d'un ton encourageant.
Budworth lui ayant donné son accord de la tête, elle se chargea des questions de routine. C'était l'une des plus habiles dans le debriefing post-Incidents, et Auer réagissait bien à sa personnalité. Bùdworth en profita pour appeler sur son écran la liste des événements publics prévus. Il faudrait assigner davantage de Contrôleurs de Foule au Linéaire G.
Auer haussa les épaules avec une indifférence que les deux observateurs savaient affectée.
— Il est célèbre. Tout en couleurs et mains scintillantes. Puis il s'enfuit, comme d'habitude. Il ne reste jamais pour calmer les foules qu'il a excitées jusqu'à l'émeute.
— Où? l'encouragea Sirikit.
— Le hall d'assemblée ordinaire d'un Résidentiel. Le décor habituel de Ponsit. Rien d'inusité... sauf...
Auer fit une pause, fronçant les sourcils en regardant quelque chose.
— Sauf... c'est bizarre
— Qu'est-ce qui est bizarre, Auer?
— Tout ça au sujet d'une gamine maigrichonne !
Il releva la tête, les yeux hagards.
— Oui?
— Je sens... elle est en grand danger. Ça ne se termine pas ce soir. Elle est Douée ! termina-t-il, stupéfait, puis il se passa la main sur les yeux. C'est parti maintenant. C'est parti...
L'écran s'éteignit.
Un autre écran s'alluma.
— On ne devrait donner aucun permis du tout à cet homme! s'écria Bertha Zoccola, hérissée d'indignation. On l'a surpris à magouiller je ne sais pas combien de fois ! Ces gens n'ont pas assez de crédits pour les gaspiller à ces cures mystiques et à des guérisons miraculeuses. Il débite les pires âneries panthéistes. Et dans le pire des langages !
— Qu'est-ce que tu as vu, Bertha? demanda Budworth à la petite femme grassouillette qui gardait toujours précieusement un jeu de Tarot que son arrière-grand-mère interprétait avec suffisamment de précision pour gagner confortablement sa vie.
— Je n'arrête pas de vous dire que cet homme est un fauteur de troubles.
Son double menton frémissait et elle avait l'air soucieux.
— Je me moque que l'Indice de Satisfaction Domestique monte dans les Résidentiels après son passage. Pourquoi nous autres Doués devrions-nous protéger un charlatan, un truqueur, un pharisien, un mystificateur, un escroc ? Une canaille doucereuse !
— Nous ne le protégeons pas ! Bon, qu'est-ce que tu as vu, Bertha?
— A peu près au milieu — de ses bredouillements idiots... parce qu'on n'arrive jamais à saisir ce qu'il dit — il y a un mouvement sur la gauche de la scène...
Elle leva la main gauche, faisant tinter bruyamment ses nombreux bracelets.
— Ou peut-être sur la droite ?
Elle leva l'autre main, écartant des doigts couverts de bagues.
— Il y a des remous. Ça se passe dans un groupe de femmes.
De nouveau, elle agita la main, fronçant les sourcils.
— Puis tout se déchaîne ! Un nom ! Elles appellent toutes un nom ! Et je ne peux pas entendre ce que c'est !
Oh, est-ce que ça ne ferait pas damner un saint! Le détail vital! Et je croyais l'avoir entendu clairement...
Elle eut une moue de concentration, puis secoua lentement la tête en soupirant.
— Non, c'est parti. Je suis vraiment désolée.
— Merci, ma chère Bertha. Tu as rempli des blancs.
— Qui d'autre ? demanda Bertha, comme toujours.
— Auer.
— Lui? dit Bertha, incrédule. Ça alors! Enfin, tiens-moi au courant, Buddy.
— C'est promis !
Budworth appelait déjà le bureau de Sascha tandis que son image se dissolvait.
— Sascha, nous avons un Incident.
— Il n'y a qu'un contrôleur de foule assigné à l'assemblée, Budworth, lui murmura Sirikit. Le Résidentiel Linéaire G est catalogué bleu, c'est-à-dire, calme.
— Eh bien, il va changer de couleur à moins qu'on n'arrive à neutraliser les événements. Sascha, quelque chose va dérailler ce soir à l'assemblée de Ponsit au G.
— Au Linéaire G ?
Les grands yeux bleus de Sascha se dilatèrent dans son visage de slave.
— Nous n'avions rien de prévu pour là-bas, murmura-t-il. Qui a vu?
— Bertha et Auer.
— Quoi ? fit Sascha, haussant les sourcils. C'est une première. Je te rappelle, Buddy. Je vais organiser l'infiltration des fidèles.
Rhyssa, nous avons une émeute en perspective.
Ce genre de chose est plus de ta compétence que de la mienne. Mes amitiés à Boris, répliqua Rhyssa.
Quand le contact avec Sascha fut coupé, Budworth grogna, se grattant distraitement la joue. Il espérait qu'on installerait des écrans de surveillance à distance, pour qu'il puisse voir ce qui se passait, et si cela ne tenait qu'à Boris, le Chef de la Police et le frère de Sascha, il y en aurait. Par écran interposé ou en personne, Budworth aimait participer à ces événements
spectaculaires et inattendus. Tout au fond de son esprit — le seul endroit sûr pour penser au Centre — il était assez honnête pour reconnaître qu'il n'avait jamais été physiquement brave, même avant son accident. Quand même, il trouvait la stimulation et l'anticipation très agréables pour un homme coincé dans un fauteuil d'infirme.
Sirikit entrait rapidement des données, pour détailler l'Incident. Les Doués avaient acquis une immense crédibilité, et les dossiers méticuleusement tenus à jour ne pouvaient être consultés que par la Recherche, mais les procédures établies par le premier administrateur du Centre de Parapsychologie, Henry Darrow, étaient scrupuleusement respectées. Le spectre complet des Dons n'était pas encore connu, et certaines facettes des Dons encore non développées, comme dans le cas du jeune Peter Reidinger et de sa gestalt électrique. Et qui savait quel genre de Don insolite on pouvait encore découvrir parmi les Doués émergents ? Budworth soupira et se remit à des tâches qui, autrefois, lui auraient parues bien loin de la routine.