Rêve 6 (Le cœur de la perle)
À la surface de l’étoile en train de mourir, Wan-Chi trouva un Corellien. Le reste de l’univers n’était plus que cendres grises et atomes gelés, un trou gravifique qui se repliait sur lui-même a la façon d’un sac dégonflé. Les lignes de fuite s’incurvaient vers le haut avant de disparaître. Jamais d’horizon pour Wan-Chi. Il s’était habitué à regarder ses pieds.
Le Corellien ressemblait à un gros navet de deux mètres de haut, à demi enfoui dans la croûte froide de l’étoile. La perle boursouflait son ventre, il bougeait à peine.
— Salut ! pensa Wan-Chi en s’accroupissant en tailleur devant lui.
— Passe ton chemin, étranger, répondit le Corellien.
Wan-Chi joua distraitement avec une poignée de matière stellaire surcompressée qui ruissela entre ses doigts. Le diamètre de l'univers à l’agonie se réduisait à chaque battement de cœur, il lui faudrait bientôt partir.
— Puis-je voir la perle ? murmura-t-il après un silence poli.
— Je ne suis pas tout à fait prêt, dit le Corellien.
À cet instant précis, Wan-Chi entendit le rythme, la pulsation étrange et désespérée de la matière en train d’étouffer sous son propre poids. Tous les souvenirs d’un cul-de-sac du temps s’étaient déposés, couche après couche, autour d’un grain de poussière d’étoile. La perle arrivait à maturité et l’univers s’en allait, sa mission accomplie.
Wan-Chi sut qu'il lui faudrait partir bientôt car ce rythme n’était pas pour les hommes, même protégés par l’armure des pêcheurs du temps. Il se savait capable de résister à l’explosion joyeuse d’une étoile, pas à cette agonie, à cet amenuisement interminable.
Le Corellien n’avait pas réagi. La perle croissait dans son thorax qui menaçait de se fendre.
— Vous avez choisi de mourir, lui dit Wan-Chi. Puis-je être celui qui recueillera vos derniers mots ?
— Un duel ?
— Une conversation…
Il posa les mains, paumes vers le haut, sur ses genoux croisés. La masse du Corellien fut agitée de contractions et il se déchira brutalement. La perle roula et s’immobilisa à égale distance d’eux. Wan-Chi l’observa avec respect. Il aurait tout juste pu l’enserrer de ses doigts.
Le Corellien se reforma et s’enfouit un peu plus dans l’étoile. Seul demeurait visible son sommet lisse et nu.
— Le dernier à partir emportera la perle ou sera emporté par elle, dit paisiblement Wan-Chi. Comment puis-je adoucir les instants qui nous restent ? Aimez-vous les énigmes ?
— Ma sagesse n’est pas assez grande, soupira le Corellien. Vous perdez votre temps avec moi. Je suis trop lent, la mort nous saisira alors que je serai encore en train de réfléchir.
— L’ultime seconde est toujours plus longue que les autres, le contra Wan-Chi. Je resterai avec la perle jusqu’à la moitié du temps qui nous sépare de la fin. Cela, vous pouvez le comprendre. Puis, je resterai avec la perle jusqu’à la moitié du temps qui nous séparera de la fin. Cela aussi, vous pouvez le comprendre. Puis, je resterai encore jusqu’à la moitié du temps, puis à nouveau jusqu’à la moitié, tant que cet univers vivra. Jamais plus de la moitié. Jamais moins.
« À présent, je vous le demande : comment la fin pourrait-elle me surprendre ?
Au-dessus de leur tête, le cercle noir des radiations se resserra comme un poing. Le rythme fracassa les particules survivantes, dans une gerbe de lumière froide que la gravité dissipa. Wan-Chi ferma les yeux, un sourire paisible sur son visage. Lorsqu’il les rouvrit, le Corellien était parti.
Il ramassa la perle et s’en alla à son tour. Juste à temps.
Base de Base, le comptoir d’échange, occupait l’intersection de nombreux plans. C’était un endroit exigu. Il avait fallu écarter les plis du Multivers avec des forceps d’antimatière afin d’y caser l’entrepôt de la compagnie, ainsi qu’une demi-douzaine de minuscules bureaux. Techniquement, c’était une singularité de Chatelin, un espace infini de mesure nulle où le chaos ambiant avait pu être réorganisé pour un temps. On peut ainsi diminuer la probabilité d’un événement jusqu’à ce que l’univers lui-même cesse d’y croire. Il faut alors bouger très vite, agir derrière le dos de la réalité. Celle-ci est toujours un peu plus lente à se retourner qu’on ne le croit communément.
Wan-Chi déballa la perle dans le réduit que louait Vangarde, son agent, confesseur et meilleur ami, à quinze pour cent la séance. Vangarde était aussi loin de Wan-Chi que celui-ci pouvait l’imaginer. L’univers enfermé dans le crâne de ce petit bonhomme presque chauve, débordant d’énergie mal dirigée, avait longtemps fasciné Wan-Chi par son étrangeté. En comparaison, les gouffres noirs où s’engloutissaient les galaxies lui semblaient bizarrement familiers… Heureusement, Vangarde s’y connaissait en perles du temps et il les aimait à sa façon. Il leur arrivait de se parler à cœur ouvert, et parfois même de se comprendre.
La sphère laiteuse roula sur le bureau métallique et s’immobilisa contre le presse-papiers. À première vue, elle paraissait terne, privée de sens et de magie. Mais il suffisait de plonger le regard dans cette orbite blanche en vidant son esprit pour revivre l’histoire des races qui avaient peuplé, puis hanté, l’univers défunt. Parfois, de façon brève, on pouvait assister à la genèse d’un dieu et à sa disparition, mais il fallait avoir l’œil vif…
En regardant les perles, en les laissant s’imprégner en vous, on arrivait à devenir meilleur, du moins Vangarde l’affirmait-il. Et il trouvait assez de clients pour le croire et payer le prix exorbitant qu’il demandait. L’argent transitait par des voies mystérieuses et servait essentiellement à payer le loyer. C’était comme courir sur place en apesanteur : beaucoup d’agitation et de sueur pour demeurer au même endroit. Sauf que Vangarde ne s’imaginait pas vivre ailleurs, tandis que Wan-Chi se sentait chez lui partout. Il était curieux de constater que leur trajectoire se coupait très exactement ici, sur Base de Base, le lieu le plus éloigné de la réalité qui se puisse concevoir, et plutôt étroit, qui plus est.
La perle miroitait entre eux, comme un œil arraché à une étoile. Avec un soupir, Vangarde réussit à en détacher son regard.
— Elle est superbe. Inestimable…
— Nous étions deux à le penser.
Vangarde fut tout de suite sur ses gardes.
— Un autre indépendant ?
— Un Corellien. (Wan-Chi sourit) Presque aussi fou que moi. Presque. Il n’était pas prêt à mourir pour elle.
— Parce que toi, oui ?
— Je l’ignore… Lorsque nous sommes deux à nous poser la question, c’est toujours l’autre qui trouve la réponse le premier. Et qui s’en va.
Séparés par l’œuf de nacre, Wan-Chi et Vangarde s’abîmèrent dans leurs pensées. Il existe de nombreuses façons de rester silencieux et Wan-Chi les connaissait toutes.
— Je me suis toujours demandé pourquoi les Corelliens s’intéressaient aux perles, murmura Vangarde. Je suppose qu’ils s’interrogent aussi en ce qui nous concerne ?
Wan-Chi sourit sans répondre. Après un dernier coup d’œil à la perle, Vangarde la rangea dans un écrin de la taille d’un carton à chapeau et se mit à parler d’argent.
Les fins du monde ne sont jamais très drôles mais celle-ci dégageait un parfum supplémentaire de mélancolie. L’univers en train de mourir était stérile. Cela voulait dire qu’il n’y aurait pas de feux d’artifice final, pas de tentative désespérée d’une race pour se survivre. Juste le soupir ténu de la mer quantique qui se figeait peu à peu en glace.
Wan-Chi venait parfois s’asseoir là pour méditer, à la surface de la dernière naine noire. Les vents stellaires ne soufflaient plus depuis longtemps, faute d’énergie, et les rares particules se serraient les unes contre les autres afin de conserver un peu de chaleur. Les mécanismes entropiques de la matière sont faciles à comprendre, songeait Wan-Chi. À condition d’admettre une bonne fois pour toute que la réalité n’a aucune imagination…
Machinalement, il fit rouler entre ses doigts une minuscule sphère d’eau, à la limpidité du verre. Seuls, les univers habités donnaient des perles blanches. La matière sans âme ne laissait aucun souvenir durable sur la nacre du temps. C’était cela qui rendait si précieux les pêcheurs comme lui. Ils étaient capables de sentir la vie, sous n’importe quelle forme, et de la suivre à la trace, jusqu’à ce qu’elle se soit toute entière déposée en couches infinitésimales autour d’un noyau de vide parfait. Les perles étaient des livres dont les pages s’écrivaient au fur et à mesure, les archives d’une pensée qui avaient fait d’un coin de la réalité quelque chose de vivable… Elles méritaient d’être sauvées, même si leur destin final était d’être rangées dans une vitrine.
À la périphérie de son esprit, Wan-Chi sentit une porte s’ouvrir. Quelqu’un était en train de s’introduire dans l’univers où il se trouvait. Il en fut agacé. Par un accord tacite, chaque indépendant possédait son territoire, son champ de prospection aux frontières bien délimitées, que personne ne se hasardait à franchir. Pour Wan-Chi, la politesse était une force de cohésion plus importante que la gravité. Il expédia un train de pensées pour signaler sa présence et se prépara à accueillir l’intrus.
Celui-ci se dirigea vers la naine noire en suivant une trajectoire étrange. On aurait dit qu’il s’arrêtait régulièrement pour renifler. Du fond de l’horizon incurvé comme un bol, Wan-Chi le vit apparaître.
Sa silhouette n’avait rien d’humain, mais l’odeur de son esprit était néanmoins familière…
C’était un petit cochon !
Son armure opaque, à la différence de celle de Wan-Chi, ne lui collait pas à la peau. Elle était d’un modèle statique, infiniment moins coûteux en énergie, mais dont l’usage avait été abandonné bien des années plus tôt : les pêcheurs emprisonnés à l’intérieur devenaient rapidement fous. On peut affronter la mort d’une étoile en ayant l’impression d’être nu, pas dans l’équivalent énergétique d’une boîte de conserve. C’est une question de dignité.
Sans se soucier de Wan-Chi, le porcelet fureta à la surface de l’étoile d’un groin tellement effilé qu’il en devenait aérodynamique. Il trouva la perle d’eau et tenta maladroitement de la saisir entre ses pattes. Wan-Chi estima que la plaisanterie avait assez duré. Il lui arracha la sphère transparente et changea d’univers par la pensée.
Le porcelet le suivit en trottinant.
Après avoir tenté de s’en débarrasser à coups de pied, puis de l’égarer dans les replis des singularités topologiques qui se forment parfois autour des plus gros trous noirs, Wan-Chi se décida à l’affronter. Il s’accroupit au centre d’un tourbillon de photons prisonniers, déposa la perle d’eau au creux de ses mains en coupe et attendit. L’animal ne tarda pas à le rejoindre. Wan-Chi chercha vainement une trace de pensées cohérentes dans le minuscule cerveau enfermé dans sa coquille d’énergie. La seule chose qu’il put lire fut une faim absolue, incontrôlable.
Une envie de perles.
Wan-Chi avait un problème.
— La mer vous manquera, avait dit l’opératrice qui devait sceller l’armure de Wan-Chi, à l’occasion d’un de leurs derniers entretiens.
Elle avait l’âge des certitudes, une beauté un peu plus qu’ordinaire, et un manque total d’intuition. Wan-Chi s’était résolu à céder à ses avances après la troisième série de tests, afin d’accélérer les choses.
— Pourquoi ? avait-il demandé, car c’était ce que l’on attendait de lui.
— Ou alors ce sera une femme, avait poursuivi l’opératrice, en ignorant la question. Ou le bruit des pétales de cerisiers en train de tomber dans la boue. Cela fait des années que j’enferme les gens dans des bouteilles étanches, avant de les balancer dans les courants de l’espace d’où personne ne revient jamais. Je sais…
Wan-Chi avait une réponse à cela. Il savait que ce qui manque n’existe pas et qu’il appartient à chacun de le créer, pour s’en lasser ensuite. C’était ce que Vangarde aurait appelé la maturité, ou bien l’art de s’acheter et de se vendre soi-même, avec un petit bénéfice à chaque fois. Les deux formulations étaient équivalentes.
Paradoxalement, la mer était la chose la plus facile à retrouver ailleurs, derrière le masque étanche de l’armure. Wan-Chi avait découvert en lui-même des océans sans fond, sur les rivages desquels il lui arrivait de se promener en écoutant le bruit des vagues qui montait de sa poitrine. Cela ne l’avait pas effrayé, ni même surpris. Il avait toujours su que la mer serait là. C’était quelque chose de trop simple pour qu’il s’y attarde.
— C’est vous que je regretterai, avait simplement dit Wan-Chi à l’opératrice, quelques instants avant que les forces aveugles arrachées à l’espace et au temps ne déferlent sur lui pour créer l’armure.
— Vous voyez bien ! avait-elle triomphé.
Wan-Chi repassa la scène dans son esprit, la tritura en tous sens afin d’en extraire une idée utilisable. Le cochon avait sans doute été génétiquement altéré, une telle faim de perles n’était pas naturelle. Mais peut-être subsistait-il des traces de la personnalité porcine sous la couche de tropismes imposés par l’homme. On ne pouvait jamais supprimer complètement tous les désirs, tous les appétits…
Pendant ce temps, le porcelet tournait autour de lui, le groin en avant. Wan-Chi jonglait avec la perle, la passait d’une main à l’autre ou la cachait derrière son dos, en attendant que l’animal se décourage. Mais celui-ci était trop bête pour abandonner.
Les stratégies élaborées que Wan-Chi avait mises au point face aux autres pêcheurs, humains ou Corelliens, se révélaient parfaitement inadaptées. Le cochon n’était pas seulement stupide, il était obstiné. À la pensée du spectacle qu'ils devaient offrir tous les deux, en train de se tourner autour en grognant au milieu des étoiles stériles, Wan-Chi ne put s’empêcher d’éclater d’un rire nerveux.
Le cochon en profita pour lui arracher la perle. Il s’ensuivit une courte lutte durant laquelle l'animal, empêtré dans son armure rigide, tenta plusieurs fois de lui échapper en se glissant dans les corridors de l’Interstice. Il laissait derrière lui une piste d’odeurs mentales bien reconnaissables que Wan-Chi n’eut aucune peine à suivre. Des remugles de fosse à purin empuantissaient les recoins de leur terrain de cache-cache et l’irritation de Wan-Chi augmentait.
Trouver un endroit où disparaître est plus malaisé qu’on le pense. Les vraies cachettes sont des culs-de-sac, des pièges. Se dissimuler hors du Multivers, c’est cesser d’être cru possible. Ce qui est plutôt dangereux, tous les pêcheurs de perles vous le diront. Le cochon ne savait pas se cacher, il savait changer d’univers et courir très vite. Cela aurait pu suffire, mais pas avec Wan-Chi.
Il récupéra la perle d’eau à la faveur d’une pluie de météorites et la poursuite recommença. Dans l’autre sens.
Ça devenait agaçant.
Wan-Chi choisit un univers de poche à proximité et s’installa au milieu d’un nuage de poussière stellaire, afin de réfléchir un peu. Il serra la perle contre sa poitrine et se recroquevilla, la tête au creux des genoux. Protégé par l’armure, il était parfaitement en sécurité. Le mieux que le cochon pouvait faire était de lui donner des coups de groin, en empuantissant le secteur.
L’idée lui vint au bout d’un temps difficile à mesurer. À l’horizon de sa conscience, les galaxies n’avaient pas bougé de façon sensible, mais son cœur avait battu de nombreuses fois et il avait faim. Le cochon, lui, était toujours là. Wan-Chi pouvait l’entendre grogner mentalement. Il devait être affamé lui aussi. Parfait.
Wan-Chi fit un rapide inventaire des odeurs dont il se souvenait. La plupart s’étaient fanées avec le temps, ou évaporées hors du flacon mal rebouché de son esprit. Ne subsistaient que les plus violentes, celles dont l’âcreté ou l’inconfort avaient durablement imprégné sa mémoire. C’étaient exactement celles dont il avait besoin.
Il les mixa, les pétrit en une boule mentale. D’abord un noyau de boue primitive, noire et molle, recouverte d’une couche de relents humains et animaux tirés des fermes de son enfance. La senteur des seaux de ragoût déversés dans la mangeoire qu’on ne lavait jamais, l’évocation d’une porcherie en plein soleil, quand le vent se lève et que la puanteur se répand comme une éruption tranquille. Enfin, pour couronner le tout, il y mêla un fumet à la fois noir et doré, quasi irrésistible.
L’odeur de la truffe…
Il se déplia et contempla l’animal obstiné qui grognait entre ses jambes. Il façonna entre ses paumes une deuxième sphère odoriférante, la fit rouler d’une main vers l’autre, en jonglant avec la perle d’eau. Le cochon releva la tête et parut hésiter. D’une démarche tranquille, Wan-Chi lui tourna le dos. Il ouvrit une porte vers un univers différent et s’y engouffra.
Le cochon le suivit avec excitation. Wan-Chi le conduisit à travers des replis de réalité de plus en plus profonds, en prenant soin de bien marquer sa piste avec un sillage de truffes. Arrivé à l’extrême bord d’un secteur instable, il s’immobilisa. De l’autre côté tourbillonnait quelque chose d’inimaginable.
Un univers à naître. Une fontaine blanche…
Il ouvrit une porte vers le cœur de la singularité et y projeta la boule d’odeurs. Le cochon s’engouffra à sa suite. Wan-Chi n’eut que le temps de refermer la porte avant que l’armure de l’animal se dissolve dans un jaillissement de radiations froides.
De l’autre côté, le compte à rebours du Big Bang avait sauté un cran et le cochon n’existait plus. Wan-Chi contempla pensivement la perle d’eau sans valeur. Vangarde aurait peut-être des explications à lui donner.
— Tout le monde a vu au moins une de ces foutues bestioles, lui apprit amèrement Vangarde. Les autres pêcheurs ne parlent que de ça. Ils fouillent partout, sans se soucier des secteurs réservés, ils volent les perles avant qu’elles soient arrivées à maturité et ne prennent pas toujours la peine de refermer les portes qu’ils ont créées. Si ça continue, ce sera la guerre !
Wan-Chi avait remis la perle d’eau à sa place, au cœur de l’univers stérile. À présent, il se sentait mal à l’aise à la pensée qu’un autre porcelet monomaniaque pouvait la dérober de nouveau.
— On sait qui est à l’origine de cette brillante idée ?
— Une quelconque corporation qui s’est donnée les moyens de piller les champs de perles, afin de contrôler le marché… Tu sais qu’on peut créer des armures rigides à moindre frais, avec un taux de réussite assez bas mais suffisant pour des animaux, et ce n’est même pas illégal ! Interdiction d’essayer de s’en débarrasser, en admettant que quelqu’un le puisse. Il faut se faire une raison, la réalité va se transformer en porcherie…
— Il y aurait des choses à dire sur l’entropie et la tendance générale au chaos, murmura Wan-Chi. Tu ne crois pas ?
— C’est tout l’effet que ça te fait ?
— Ne t’inquiète pas. (Wan-Chi se dirigea vers la porte et sourit brièvement avant de sortir). Il existera toujours plus d’univers que de cochons !
Dans l’espace, les radiations sont rares et d’un manque de variété affligeant… L’armure de Wan-Chi absorbait toutes celles qui auraient pu être dangereuses et filtrait les autres. Dans la bande étroite du spectre visible, il n’y avait pas grand chose à regarder, hormis les arcs-en-ciel ternis des quasars, loin derrière l’horizon. Les univers jeunes étaient trop vastes pour être explorés, les secteurs à l’agonie ne renfermaient pratiquement plus rien d’agréable à l’œil. Les couleurs disparaissaient les premières, la mort était un spectacle monochrome.
Le voisinage d’une perle était le seul endroit où Wan-Chi avait une chance raisonnable de trouver un Corellien. Il choisit un secteur au hasard et inventoria méthodiquement tous les univers en voie d’extinction. Il fut surpris par le grand nombre d’entre eux où subsistait une trace rémanente du passage des cochons. Impossible de savoir combien de perles avaient été enlevées mais la situation était nettement plus sérieuse que Vangarde ne le soupçonnait.
Il se laissa guider par son odorat le long des corridors de l’Interstice. La structure du Multivers était celle d’une éponge de Sierpinski, avec un intérieur et un extérieur si voisins l’un de l’autre qu’on pouvait les considérer comme les deux faces d’un même lieu. Entre deux points distincts existait un chemin virtuel infiniment court, un couloir qui traversait l’empilement des plis. Le plus difficile, pour un individu normal, était de s’orienter. Mais Wan-Chi, en tout point de sa trajectoire, savait exactement où et quand se trouvait Base de Base, même s’il était incapable d’expliquer comment il s’y prenait. Par définition, tout pêcheur de perles encore vivant ne s’était jamais perdu…
Il découvrit l’univers mourant là où il s’attendait à le trouver, dans une poche de l’éponge en train de se résorber. Depuis longtemps, sa piste avait quitté celle des cochons et l’espace n’était plus souillé de leur puanteur. Il était aussi éloigné de Base de Base qu’il pouvait l’imaginer, et sans doute même au-delà. Mais il avait atteint l’endroit le plus probable pour rencontrer un Corellien : le voisinage d’une perle.
Il se glissa dans l’espace dense qui entourait la dernière naine blanche, dont l’éclat était en train de disparaître comme seule sait mourir la lumière. Quelque part dans ce coin-ci avait vécu une race qui avait contemplé les étoiles et qui en avait été ébloui, une race qui avait su que la pluie ne tombe pas au hasard et qui avait accepté de partir avec sérénité en sachant que la pluie, elle aussi, cesserait un jour de tomber. Il y avait eu des silences et des secrets, des vérités à moitié dites et des phrases définitives prononcées au mauvais moment. De quoi donner naissance à une perle de belle taille, grosse comme un crâne.
Le Corellien avait disposé sa masse imposante au-dessus de la sphère laiteuse. On aurait dit qu’il la couvait, dans une immobilité quasi absolue.
— Salut ! pensa Wan-Chi en s’approchant.
Le Corellien ne répondit pas. Wan-Chi réitéra son salut, sans provoquer plus de réaction. Ceci était inhabituel…
— Je ne suis pas venu pour vous disputer la perle mais pour parler, transmit Wan-Chi avec le choix approprié d’émotions. Si je vous attends dans un univers voisin, viendrez-vous ?
Le Corellien parut se tasser un peu plus autour de la perle. Les premiers battements désordonnés du rythme pulsaient à la lisière de leur esprit. Le compte à rebours commençait.
— Viendrez-vous ?
Wan-Chi avait mis dans ses pensées toute l’urgence compatible avec la politesse.
— Je viendrai.
Wan-Chi prit le temps de le saluer d’une courbette courtoise avant de s’éloigner.
Assis en lotus, il dériva le long des courants de photons. Se contempler le nombril permettait d’éviter le vertige. C’était une vieille technique, redécouverte par les pêcheurs de perles. À présent, il lui suffisait d’attendre, les yeux mi-clos, tandis qu’autour de lui les étoiles jeunes déployaient des spirales d’hydrogène en fusion pour capturer les comètes errantes. Les neutrinos glissaient sur son visage avec un bruit de papier déchiré. Il y avait abondance de particules qui n’avaient encore jamais servi…
Le Corellien avait pris le temps de se débarrasser de la perle avant de rejoindre Wan-Chi. Celui-ci perçut son approche prudente, ses hésitations, et se contraignit à ne plus bouger. Il connaissait peu de choses des Corelliens, et la plupart d’entre elles étaient paradoxales : leur race savait bâtir des armures et ouvrir des portes entre les mondes, pourtant leur vision de l’infini paraissait curieusement pauvre et ils étaient plutôt faciles à berner.
— Je vous renouvelle mes salutations, émit Wan-Chi sur un mode formel.
— Il n’y a aucune perle à proximité, répondit le Corellien. Comment justifiez-vous votre présence ici ?
Wan-Chi tourna la question en tous sens dans son esprit avant de biaiser :
— Il existe des voleurs de perles. (Il formula du mieux qu’il put l’équivalent mental de l’odeur des cochons. Ce n’était pas une pensée agréable). Je suis venu vous apprendre une façon de vous en débarrasser.
Le Corellien demeura silencieux un long moment. Sous l’armure transparente qui l’enveloppait, il avait l’aspect onctueux d’une crème au caramel, ou d’un cuir usé par des milliers de fesses. L’odeur tenait un peu des deux, avec des traces piquantes, piment ou poivre. Wan-Chi classait instinctivement les êtres suivant qu’il se sentait capable de les manger, ou pas. Le Corellien méritait sans doute d’être goûté. Du bout des lèvres.
La silhouette piriforme fut soudain parcourue d’ondulations rapides. Elle évoquait un pouf inconfortable sur lequel un géant invisible tenterait en vain de s’asseoir.
— Ceci constitue-t-il un langage ? demanda courtoisement Wan-Chi.
— Je réfléchis, répondit le Corellien.
L’estomac vide de Wan-Chi se rappela à son bon souvenir par une série de contractions désagréables. Il déplia les jambes et agita les orteils. Baigné par la lueur rémanente du vide, son épiderme couleur de vieil ivoire virait au gris. Les lentes marées stellaires l’emportaient dans leurs tourbillons, il dérivait en compagnie du Corellien vers les plages terminales de l’univers, où la lumière elle-même s’échoue. Wan-Chi traça des idéogrammes mentaux à la surface du firmament, puis compta les étoiles jusqu’à ce que son ventre gargouille de nouveau.
— Nous reprendrons cette passionnante conversation une autre fois, j’ai faim ! déclara-t-il au Corellien, avant de se préparer à quitter les lieux.
Il visualisa un itinéraire raisonnable vers Base de Base et ouvrit une porte vers l’autre côté.
Le Corellien la referma…
À cette occasion, Wan-Chi eut un bref aperçu de l’esprit dissimulé sous la carapace de l’armure. Des boules d’énergie, grosses comme le poing, se rassemblaient en chapelet le long de lignes de force aux trajectoires superbes, à la dissymétrie harmonieuse. On aurait dit que le Corellien avait consacré son temps à soigner son apparence intérieure.
Fasciné par cette découverte, Wan-Chi ne prit pas immédiatement conscience de sa situation.
— Vous ai-je offensé ? interrogea-t-il en se découvrant prisonnier.
— Votre agitation m’empêche de réfléchir !
Wan-Chi éclata de rire. Les échos de son hilarité se perdirent dans toutes les directions. La surface du Corellien se creusa de cratères indéchiffrables.
— Cessez, supplia-t-il.
— Ceci est un parfait exemple d’incompréhension entre deux êtres que tout sépare, constata Wan-Chi, lorsque son hilarité se fut calmée. Oublions tout ce qui précède. Qu’avons-nous en commun ?
Cette fois, le Corellien fut relativement prompt à répondre.
— Les perles.
— Vous et moi les recueillons. Eux, (Wan-Chi projeta avec netteté l’image stylisée d’un cochon dans sa boîte) les…
Il hésita. Le concept de vol de perles était peut-être inimaginable pour un Corellien et il ne tenait pas à ce que la discussion s’éternise.
— Disons qu’ils les traitent différemment de nous.
— Je déteste l’imprécision, déclara le Corellien. Que font-ils des perles ?
Wan-Chi visualisa une mare de boue et des cochons triomphants trônant sur une pyramide de sphères boueuses, ternies. La silhouette du Corellien se déforma sous le choc.
— Ceci doit cesser. Instantanément !
Le Corellien paraissait sur le point de se déchirer en plusieurs morceaux de taille inégale. Wan-Chi se sentait partagé entre la compassion qu’il éprouvait vis à vis des intelligences étrangères et une envie de rire quasi irrépressible. C’était en tout cas un spectacle suffisamment intéressant pour lui faire oublier sa faim.
— Je suis ici pour vous aider, déclara-t-il en se contrôlant héroïquement.
— Ma perle ne fera pas partie du marché, quel qu’il soit, précisa le Corellien. Je suis trop vieux pour en chercher une autre.
— Je suis capable de pêcher les miennes tout seul !
— Les vôtres ? (Le trouble du Corellien s’intensifiait et Wan-Chi commençait à craindre sérieusement pour l’intégrité physique de son interlocuteur. On aurait dit que des mains invisibles le malaxaient). Combien en avez-vous recueillies ? Qu’en faites-vous ?
Wan-Chi avait sa réponse toute prête. Il projeta l’image d’une rangée de perles dans leur écrin de velours, sous un éclairage savant qui en soulignait l’éclat. Des visiteurs aux manières exquises s’inclinaient devant les sphères luisantes, afin d’en recueillir la sagesse et d’en pénétrer l’harmonie.
— Les deux attitudes sont contre nature, déclara le Corellien. Il n’y a donc pas de différence entre les cochons et vous.
— Une seule, rectifia Wan-Chi. Vous pouvez vous débarrasser d’eux, et pas de moi.
— Exact, admit le Corellien après un long silence. Comment ?
Il y eut soudain un énorme tumulte, un craquement sur toutes les fréquences. Wan-Chi sursauta et se força au calme. L’univers trop jeune s’étirait. Rien de grave, sinon pour une poignée de galaxies périphériques, qui étaient condamnées de toute façon.
Lorsqu’il eut retrouvé sa sérénité habituelle, Wan-Chi tenta d’expliquer le principe des boules d’odeurs et la façon de piéger les cochons en armure. Le Corellien ne l’interrompit pas une seule fois, au point que Wan-Chi finit par se demander si la créature possédait l’équivalent d’un odorat, où si elle pouvait s’en fabriquer un. En réponse, un parfum de truffes tout à fait acceptable chatouilla ses narines, suivi d’une puanteur de porcherie en plein soleil. Wan-Chi eut l’impression d’avoir été précipité tête la première dans le purin. Il éternua violemment, ce qui parut inquiéter le Corellien.
— C’est un cadeau précieux, reconnut celui-ci lorsque Wan-Chi eut terminé ses explications. Que désirez-vous en échange ?
Wan-Chi ne s’attendait pas à une interrogation aussi brutale. Il récapitula dans son esprit tout ce qu’il savait sur les Corelliens, les perles, et lui-même. Cela représentait quelques certitudes et une grande quantité de questions. À l’horizon de son esprit, Base de Base s’éloignait inéluctablement. Il n’avait pas le temps de demander grand chose…
— Les perles, murmura-t-il. Qu'en faites-vous ?
— Ils les détruisent ? (Vangarde était aussi effaré qu’indigné).
— Disons qu’ils les recyclent. Tout cela est très complexe, en réalité.
Wan-Chi avait regagné Base de Base par le plus court chemin. Vangarde avait paru surpris de le voir revenir les mains vides, mais le compte rendu des récents événements l’avait calmé. Après tout, la technique permettant d’éliminer les cochons pouvait être discrètement divulguée à d’autres pêcheurs indépendants, moyennant un pourcentage raisonnable de leurs futures récoltes. De quoi assurer le quota de perles de la saison et, peut-être, agrandir un peu le bureau. Mais, lorsque Wan-Chi avait évoqué les révélations du Corellien, Vangarde avait failli sauter au plafond.
— Si tu n’étais pas à ce point dénué d’imagination, je te soupçonnerais d’avoir inventé toute l’histoire. Mais ce n’est pas compatible avec ton idée de l’harmonie, je suppose ?
— Ni avec ma forme d’humour, je le crains.
Wan-Chi avait une fois tenté de parler du Zen et de la courtoisie avec Vangarde. C’était l’expérience la plus étrange qu’il ait jamais tentée. Enrichissante pour chacun d’eux, néanmoins. Le nombre de sujets dont ils avaient osé bavarder par la suite s’était considérablement réduit.
— Tâchons d’y voir plus clair, dit Vangarde. (C’était une de ses expressions favorites. Les circonstances dans lesquelles il l’employait la rendait en général ridicule mais il s’obstinait à s’en resservir. Les clichés, à la différence de la patience de ceux qui les subissaient, étaient considérés comme inusables). Reprends depuis le début, avec le maximum de détails !
Wan-Chi entendit à nouveau dans son esprit la réponse du Corellien à sa question sur les perles. Elle était empreinte d’une ferveur intense, presque religieuse.
Elles sont la vie…
— Pour les Corelliens, les perles sont des graines. Elles renferment les germes de la conscience et doivent être replantées dans un univers à naître, de préférence juste avant le Big Bang. Sinon, le Multivers tout entier deviendrait rapidement stérile, ce qui est contraire à l’idée qu’ils s’en font.
— Ils se considèrent comme les gardiens du Multivers ? sursauta Vangarde.
— Plutôt comme des concierges. Ils gardent la boutique en l’absence des véritables propriétaires, dont l’existence reste d’ailleurs à démontrer. Le plus curieux, c’est qu’ils n’ont plus d’univers natal. Il a été englouti dans l’incréé depuis si longtemps qu’ils ne conservent aucun souvenir de leurs racines. Ils sont obsédés par leur mission. Je parie qu’ils ont eux-mêmes transporté la perle qui renfermait l’histoire de leur race dans un quelconque recycleur spatiotemporel…
— C’est bien ce que je disais ! Ils les détruisent.
— Et se suicident par la même occasion ! Lorsqu’un Corellien arrache une perle à un univers mourant, il s’empresse de plonger dans la fontaine blanche la plus proche. J’ai vu ce que ça donnait avec un porcelet en armure. Je n’imagine pas qu’on puisse y survivre.
— Il n’y a pas moyen de les convaincre d’apporter les perles ici, au lieu de les laisser se transformer bêtement en énergie ?
Avec courtoisie, Wan-Chi esquiva la question.
— Cette concurrence nous mine, soupira Vangarde. Enfin, les cochons auront bientôt disparu. Tu as réglé la moitié du problème.
— J’ai une idée pour l’autre moitié…
Il se pencha par-dessus la table et murmura à l’oreille de Vangarde, dont le visage s’épanouit.
— Eh bien mon salaud ! s’exclama-t-il familièrement. Je ne te reconnais plus. Il a suffi que tu aperçoives une brèche dans l’ordre des choses pour t’y engouffrer en provoquant le maximum de dégâts.
— C’est mon idée de l’entropie, déclara Wan-Chi après un silence.
— Mais l’entropie n’existe pas à l’échelle du Multivers ! Ce que tu déverses par un trou ressort par un autre trou. Il n’y a pas de mort, il n’y a que des cycles.
— Exactement…
« Nous aurons besoin d’énormément de perles d’eau, enchaîna Wan-Chi. Il faudra que tu m’aides à les pêcher, avec le maximum de discrétion. Je n’ai pas envie que des bruits se répandent comme quoi nous pillons les univers stériles…
— J’ai horreur des armures rigides. Et puis c’est trop frustrant, là dehors. Toutes ces constellations à portée de main… On aimerait les prendre dans son poing et serrer !
« Ce n’est qu’un exemple, se hâta-t-il d’ajouter devant l’expression de Wan-Chi. Je t’accompagnerai, sois tranquille. Pour ce genre de récolte, il faut être deux.
Il se rabattit en arrière dans son fauteuil et posa les pieds sur le bureau, en contemplant le plafond. Wan-Chi se leva pour partir.
— Il y a une question que tu aurais dû poser à ton Corellien, songea tout haut Vangarde. Qui a commencé ? La vie, ou les perles ?
— Il ne le savait pas, sourit Wan-Chi avant de sortir.
Peu de temps après son accession au grade d’Aspirant à l’Armure, Wan-Chi avait reçu en cadeau une petite boussole de cuivre aux lettres effacées, dont l’aiguille non aimantée tournait follement sur son axe. L’objet l’avait plongé dans la perplexité, jusqu’à ce qu’il lui découvre une valeur de symbole. Dans l’espace, les directions n’étaient que des vues de l’esprit. Base de Base était le seul Nord qu’il connaîtrait jamais.
Il balança à bout de bras la nasse aux mailles d’énergie dans laquelle il emprisonnait les perles d’eau. Elles ressemblaient aux boules de chalut de son enfance, ces flotteurs de verre creux que les pêcheurs de haute mer accrochaient aux filets. Wan-Chi se sentait serein. Il était redevenu le gamin d’autrefois qui explorait les plages à la recherche d’épaves.
La mer vous manquera, l’avait averti la jeune technicienne. Il se demanda fugitivement pourquoi certaines choses étaient si difficiles à expliquer et si simples à comprendre.
Vangarde explorait le même champ de perles stériles, à quelques univers de distance. Wan-Chi ouvrit une porte et surgit à côté de lui.
— Une infinité de coordonnées et il faut que tu apparaisses juste sous mon nez, grogna Vangarde en sursautant. Tu as déjà rempli ta nasse ?
La sienne était vide aux deux tiers… Wan-Chi hocha la tête sobrement.
— On y va ?
Le continuum se déchira sous leur poussée conjuguée. Un instant plus tard, ils survolaient la Lune à faible altitude.
La Terre était épinglée sur l’écrin de velours noir du ciel, entourée d’étoiles fixes d’un blanc bleuté. C’était un spectacle rebattu. Pourtant, ils s’attardèrent à le contempler, poussés par une nostalgie impossible à décrire. Wan-Chi avait vu disparaître tant de mondes hantés par des intelligences étrangères qu’il avait fini par considérer l'extinction de sa propre race comme une perspective normale, certes regrettable mais sans influence particulière sur sa propre vie. Vangarde, qui quittait rarement Base de Base, avait le vertige… Ce fut lui qui baissa les yeux le premier.
Ils avaient choisi comme point de repère une aiguille rocheuse creusée d’anfractuosités, au centre du cratère Euler. Wan-Chi alunit avec légèreté, tandis que Vangarde, emporté par son élan, soulevait un épais nuage de poussière.
— Je devrais faire ça plus souvent, grommela-t-il en agitant les bras pour reprendre son équilibre. Ou arrêter une bonne fois pour toute !
Ils jetèrent un coup d’œil circonspect autour d’eux. En règle générale, les pêcheurs de perles n’aimaient pas se poser à la surface d’une planète. Dans les univers mourants, où tout était réduit et à portée de main, on se sentait le seigneur d’un royaume de poupées. Mais Wan-Chi savait qu’en atterrissant quelque part, il redevenait un humain ordinaire, écrasé par l’immensité du décor Les perspectives distordues de l’espace le libéraient de sa taille, tandis que l’horizon lunaire, avec ses montagnes déchiquetées au loin et son interminable plage de cendres, était encore plus vide que le vide.
Avec méthode, ils empilèrent le contenu de leur nasse dans une grotte peu profonde, où ils avaient rassemblé le butin de leurs précédentes expéditions. Wan-Chi comptait les perles en gravant des traits sur une plaque lisse de la paroi, avec un éclat de roche vitrifiée.
— Chacun de ces traits représente la mort d’un Corellien, dit Wan-Chi d’un ton satisfait. Encore deux ou trois séances de pêche comme celle-ci et nous nous serons débarrassés d’eux.
Vangarde regarda d’un air sceptique les sphères translucides à demi enfouies dans la poussière. Il n’y en avait pas plus d’un millier dans la grotte.
— Tu crois ?
— Les Corelliens sont une race en voie de disparition. Ça fait une éternité qu’ils ont cessé de se reproduire !
Vangarde émit un grognement incrédule.
— Ils ont appris à considérer les membres de leur race comme des ennemis dans leur quête des perles. (Wan-Chi haussa les épaules). Je crois surtout que ça ne leur vient plus à l’esprit.
— On devient facilement bizarre en vivant dehors en permanence…
Vangarde s’approcha du tas le plus ancien et examina la sphère du dessus, qui atteignait la grosseur d’un crâne d’enfant. Des irisations laiteuses commençaient à se former à sa surface et troublaient sa pureté.
— Ton idée a l’air de marcher. À condition que les Corelliens s’y laissent prendre !
Wan-Chi rit franchement. Debout dans l’ombre, à l’entrée de la grotte, il dessina de son index tendu la courbe d’une baie à la surface du globe terrestre. Son doigt était presque aussi gros que l’Asie.
— Regarde… Mes ancêtres vivaient près de Kunsan, sur la mer Jaune. Ils possédaient un parc d’huîtres perlières dans lesquelles ils glissaient des esquilles d’os, afin que leurs membranes, irritées par le corps étranger, sécrètent de la nacre. Le résultat a trompé les marchands portugais et hollandais, les envahisseurs de l’ouest et même les collecteurs d’impôt de l’empereur. Je me contente de suivre la tradition familiale : j’ensemence un univers vivant avec des perles d’eau.
Il se mit à marcher tout en parlant, le bras toujours tendu. Cet index couleur d’ivoire, à l’ongle soigneusement effilé, fascinait Vangarde. Il ne voyait même plus la Terre derrière le doigt.
— Un jour, dit le Pêcheur d’une voix chargée de réminiscences, je marchais sur la plage à coté de mon grand-père. J’avais six ans. Nous ramassions des algues sèches pour les feux nocturnes qui servent de phares à ceux de mon peuple. La nuit tombait. J’ai vu les premières constellations s’allumer au-dessus de la mer.
« J’ai dit à mon grand-père : Est-ce qu’on me donnera une étoile quand je serai plus grand ?
« Tu en veux une ?
« Il m’a fait me pencher au-dessus d’une flaque et m’a demandé de choisir parmi les lumières reflétées par l’eau. Il y en avait une plus grosse que les autres, ou simplement plus bleue, je ne me souviens plus très bien. C’est celle que j’ai choisie. Mon grand-père l’a cueillie dans sa paume remplie d’eau et me l’a accrochée à l’oreille. Je la porte toujours…
« Il ne m’a pas seulement offert un rêve, il m’a transmis le don. Si je peux décrocher une étoile du ciel pour en faire un bijou, de quoi ne suis-je pas capable ?
— Les Corelliens étaient là avant nous. Ils ont survécu à une infinité de tromperies…
— Il y a toujours une fin. Et nous avons déjà rassemblé près d’un millier de perles !
— Tu parles de l’éternité avec de simples chiffres.
— Respectueusement, le corrigea Wan-Chi.
— Je suppose que tu as raison. Des chiffres respectueux : une perle, un trait, un Corellien de moins !
— J’aimerais que ce soit aussi simple…
Les traces de leurs pas se gravaient dans la fine poussière lunaire. Ils laissaient derrière eux deux pistes parallèles, impeccablement dessinées.
— Voici l’éternité, murmura Wan-Chi. L’empreinte d’un pied sur une plage, un jour où le vent ne souffle pas. L’instant est passé mais son souvenir demeure dans la mémoire du sable. On fait demi-tour ?
Il pivota sur lui-même et repartit vers la grotte, en piétinant allègrement ses propres traces. Vangarde le regarda s’éloigner en secouant la tête.
— L’infini… Heureusement que je suis là pour payer le loyer !
Après la récolte vint l’appâtage. Wan-Chi s’en chargea seul. Il choisit un secteur proche de la fontaine blanche qui avait avalé le cochon, repéra un météorite en train de dériver et y empila les perles de culture en une pyramide régulière. Puis il s’assit à côté, les jambes croisées.
Il n’eut pas longtemps à attendre.
Venu de tous les coins du Multivers, les Corelliens se rassemblèrent. Il sentit des portes s’ouvrir dans les environs. Des sondes mentales effleurèrent la surface de son esprit. Il prit une perle entre ses doigts et la mira à la lumière des constellations. Elle avait un orient ineffable. La nacre du temps qui la recouvrait provenait d’un monde où les tromperies étaient un art de vivre.
Cadeau ! songea-t-il avec sérénité, tandis qu’un sourire fugitif glissait sur ses lèvres. Cadeau, cadeau, cadeau…
Le premier Corellien se matérialisa en face de lui. Sans un mot, Wan-Chi lui tendit la sphère laiteuse. Le thorax du Corellien se dilata pour l’engloutir, puis il disparut, aussi vite qu’il était venu. Ses pensées, autant que Wan-Chi pouvait en juger, étaient un mélange chaotique d’avidité, d’extase et d’incompréhension. Une vague de radiations en provenance de la fontaine blanche fut sa seule épitaphe.
Il fut aussitôt remplacé par un deuxième, qui subit le même sort. Indifférents, d’autres Corelliens affluèrent en désordre et se massèrent autour de la pyramide nacrée en attendant d’être servis. Deux ou trois cochons qui avaient échappé aux chasseurs se joignirent à la procession.
Il y avait des perles pour tout le monde.
Le tas diminuait lentement. Wan-Chi accompagnait chaque don d’une inclinaison du buste et de quelques paroles aimables. Il n’avait pas grand chose d’autre à faire, la distribution se déroulait dans le calme et la discipline. Même les cochons semblaient avoir perçu la solennité de l’instant et se tenaient à peu près tranquilles.
Lorsque le dernier Corellien se fut enfui comme un voleur, une perle enchâssée comme une tumeur mortelle dans son abdomen, Wan-Chi se retrouva seul en plein espace, près d’une poignée de sphères laiteuses en surnombre. C’était un merveilleux moment pour méditer sur la futilité des apparences.
Il n’eut même pas le temps de fermer les yeux. Le Corellien le plus gigantesque qu’il ait jamais vu ouvrit une porte à sa mesure et surgit au-dessus du météorite, qu’il obscurcit de sa masse.
La créature était aussi haute qu’une dune. Le brun de son épiderme s’était décoloré jusqu’à un beige pâle, grêlé de taches livides. Un semis de cratères minuscules constellait sa surface. Il était vieux, massif, impénétrable. Wan-Chi devina immédiatement qu’il n’était pas venu lui réclamer une perle. Pourtant, il en choisit une avec soin et la lui tendit courtoisement.
Sans répondre, le Corellien se fissura. Une sphère grosse comme un palais émergea de ses entrailles. Wan-Chi, fasciné par sa taille, réalisa avec un temps de retard que l’extra-terrestre ne portait pas d’armure.
Il reposa la fausse perle et s’inclina avec déférence.
— Vous avez hâté le cours des choses, le tança la créature.
— C’est impardonnable, admit Wan-Chi. Seules ma jeunesse et mon inexpérience…
Il se reflétait tout entier dans la perle géante et son image déformée bougeait au même rythme que lui. Il se vit comme la créature devait le voir et se tut.
— Votre silence est apprécié, déclara le Corellien.
Débarrassé de sa perle, il avait repris des proportions un peu plus admissibles. Wan-Chi n’était plus obligé de se dévisser le cou pour le regarder en entier.
— Voici la mémoire de ma race, émit l’extra-terrestre en se frottant contre la muraille nacrée. (On aurait dit qu’il voulait la lustrer). Il est regrettable que tout s’achève sur un épisode aussi ridicule.
Wan-Chi éclata de rire. Le Corellien encaissa plutôt mal le choc. Sa masse se creusa comme sous l’effet d’un bombardement de balles de tennis.
— Un de vos plus irritants mystères, se plaignit-il. Comment faites-vous ça ?
— Voulez-vous que je vous apprenne ?
Wan-Chi chercha dans son esprit l’équivalent mental d’un rire et le projeta vers la créature. L’exercice était amusant…
— Il semble n’y avoir aucun moment approprié pour ça, émit finalement le Corellien.
— Je suis heureux que vous ayez compris !
Ils s’inclinèrent l’un vers l’autre en un lent salut empreint de dignité. Wan-Chi ramassa la demi-douzaine de sphères nacrées qui traînaient sur l’astéroïde et les tendit à l’extra-terrestre.
— Les perles que vous avez cultivées contiennent une part de la vie de votre espèce. Vous souhaitez que je contribue moi aussi à la répandre ?
— J’avoue y avoir songé.
Le Corellien se tut. C’était un silence d’avant la pluie, chargé de nuages et d’éclairs.
— Vous méritez de nous succéder, déclara-t-il avec une sombre satisfaction. Le sacrifice des miens n’était peut-être pas inutile. Accompagnez-moi, voulez-vous ?
Il se dilata pour absorber de nouveau l’énorme perle. Une pulsation sourde, que Wan-Chi reconnut instantanément, monta du corps massif. Le rythme… La créature se préparait à mourir à la façon des univers, écrasée sous son propre poids.
— Déjà, soupira-t-elle en ouvrant un corridor vers la fontaine blanche. Tout ce que nous avons été est inscrit dans la perle. Nous reviendrons peut-être…
— Et peut-être serons-nous là à vous attendre. Cet espoir rendra l’éternité supportable. Du moins au début.
— C’est toujours le début. Ou la fin. L’éternité n’a pas de milieu !
Le Corellien tenta de rire mais n’y parvint que médiocrement. Lorsqu’il plongea au cœur du chaos, Wan-Chi ferma les yeux, s’attendant à une explosion à la mesure de l’intelligence qui disparaissait ainsi. Il n’y eut qu’une éruption insignifiante, deux ou trois radiations qui se dissipèrent très vite. À l’échelle du Multivers, la vie individuelle n’était rien.
Un jour, il lui faudrait aussi méditer cette leçon. Pour l’instant, il devait regagner Base de Base et prévenir Vangarde.
Question de courtoisie.
— Alors, tu t’en vas, déclara Vangarde après un silence. Tu t’installes à ton compte ?
— Il y a une place à prendre, éluda Wan-Chi.
— Ton armure aura besoin d’entretien d’ici un an ou deux !
— J’apprendrai à m’en passer… (Il sourit devant le coup d’œil effaré que Vangarde lui lança et se leva). On m’a montré comment : il suffit de reconfigurer son intérieur, de se réincarner en soi-même en permanence. Jusqu’à ce que ça devienne un réflexe.
— Un réflexe, oui… Tu as songé à quel point tu seras seul ?
Wan-Chi, la main sur la poignée de la porte, se retourna lentement.
— Quinze pour cent de l’infini, ça te tente ?
— C’est toujours mieux que rien !
— Alors, murmura Wan-Chi, il est temps que nous ayons une conversation sérieuse.
Et il éclata d’un rire irrépressible.