CHAPITRE IV

— Vous ne donnez jamais de réponse, se plaignit Vorst, une bouteille de vin rosé au col allongé à la main.

Il chercha un tire-bouchon sur la table rectangulaire à demi enfoncée dans l’alcôve de réception, et n’en trouva pas.

— C’est probablement parce que je n’en ai pas… (Closter, debout près de la pile d’assiettes à toasts, s’amusait de son reflet déformé dans les bonbonnes ventrues d’apéritif). De toute façon, auriez-vous accepté mon opinion, quelle qu’elle aurait pu être ?

— Je ne pense pas. Ma mort et celle des autres ne sont pas comparables.

— J’oubliais que vous étiez du côté de ceux qui la donnaient…

C’était sans doute la chose à ne pas dire. Avec une grimace, Vorst caressa les cicatrices de sa joue. Les sillons parallèles creusés par les griffes du chat de Closter avaient été maladroitement dissimulés sous une couche de crème à bronzer.

— Vous avez causé une première fois ma mort sur Nivôse ! Puis, toujours à cause de vous, j’ai perdu mes autres doubles. C’est sans doute pour ça que votre dernière œuvre m’a touché. M’a blessé, devrais-je dire, ce qui revient au même. Je pensais que vous l’auriez compris.

— J’ignorais le destin du reste de vos doubles. Pour moi, ils n’étaient que des facettes, des éclats de vous-même, sans cesse à mes trousses. Que sont-ils devenus ?

— L’un d’eux est en prison. (Une expression de souffrance assombrit fugitivement le visage de Vorst). C’est le seul auquel je suis encore relié. Peu de temps après l’atterrissage des Villes Sauvages, il y a eu un procès dirigé contre le Cartel…

— J’ai refusé d’y participer !

— Je l’aurais fait, si j’avais pu, mais nous figurions parmi les accusés, mes doubles et moi. Faute d’avoir mis la main sur les membres du Cartel, que personne ne connaissait avec certitude, ils se sont rabattus sur les sous-fifres. J’ai pu m’échapper. Mes doubles n’ont pas eu cette chance.

Il agitait la bouteille de vin cachetée en parlant, comme s’il espérait qu’elle se débouche toute seule et qu’un génie en sorte, le genre qu’on peut apprivoiser avec les mensonges appropriés.

— Vous n’imaginez pas ce que c’est d’être une personnalité multiple, déclara-t-il sombrement. Personne ne le peut, il n’y a pas de mots pour décrire ça. Nous partagions tout, mes vingt-six doubles et moi : nos envies, nos plaisirs, nos haines. Nos angoisses, aussi. Pendant que je me terrais au fond de ma cachette, ils ont été jugés, puis condamnés. Sans que je puisse rien faire.

« Ils ont emprisonné l’un d’entre-nous sur Vieille Terre et ils nous ont séparés. Nous ne sommes plus reliés les uns aux autres, pour moi c’est comme s’ils étaient morts.

Il frissonna en pensant à cet arrachement, à cet affaiblissement irréversible de sa vie et de ses sens.

— Suprême raffinement, poursuivit-il, ils ont conservé le lien qui nous relie à celui qui est en prison. Un lien à sens unique : nous ressentons tout ce qu’il ressent mais lui ne nous entend plus !

« Pendant que je vous parle, une partie de moi-même est enfermée dans une cellule de douze mètres carrés. Elle court sur place toutes les nuits pour s’empêcher de devenir folle.

— Je suppose que je devrais vous laisser détruire cette exposition, déclara calmement Closter. Afin d’avoir moi aussi une raison de vous haïr. C’est ce que vous pensez ?

— C’était juste pour vous convaincre de ne pas essayer de m’acheter avec des sourires et un peu de vin…

En désespoir de cause, Vorst choqua le goulot de la bouteille contre un coin de la table. Le verre tinta. Il dut s’y reprendre à trois fois avant qu’elle se brise.

— Buvons à notre trêve, déclara-t-il en portant un toast.

Le vin éclaboussa sa main et coula sur le sol qui se fendilla pour l’avaler. La lumière qui émanait des parois se fit plus vive.

— Cette ville finira ivrogne, soliloqua Closter. Vous l’imaginez en pleine crise de delirium tremens ? À quoi pourraient bien ressembler ses araignées noires et ses lézards ?

— À des humains. (Vorst versa une large rasade de vin sur le sol et se servit le reste dans un gobelet de verre épais qu’il mira à la lumière). Votre vin est tout à fait quelconque mais vos verres sont en cristal. Une métaphore de vos œuvres ?

Un sourire flotta fugitivement sur le visage flou de Closter.

— J’ai peur que ce ne soit pas aussi simple. J’ai fait appel à un traiteur.

— Cette fois, c’est vous qui ne jouez pas le jeu ! Quand on croit vous saisir, vous n’êtes plus là. Vous avez l’art de détruire vos propres symboles, vous vous cachez derrière la banalité de votre vie comme derrière un bouclier. Vous êtes si transparent que vous finissez par ne plus exister.

— J’ai eu une enfance malheureuse… (Voyant l’expression de Vorst, il baissa les yeux avec une mimique d’excuse). D’accord, c’était idiot ! Marika, qui a autrefois subi l’entraînement des voyageurs lents, m’a aidé à devenir un Astral presque à volonté. L’apparence que je prends lorsque je suis dans cet état dépend surtout de ce que je souhaite. J’oublie moi-même de quoi j’ai l’air au naturel. D’ailleurs, ai-je un état naturel ? Même ça, c’est difficile à croire.

« Tenez, vous parliez de verres… Dans une de mes premières œuvres, j’avais conçu pour le décor d’un bar des verres-animalcules qui mourraient privés de boisson. Le client avait le choix entre renouveler sa bière, ou regarder son gobelet vide se dessécher et éclater sous son nez avec un tintement sec. L’odeur de cette mort aurait été ténue, mais inoubliable. J’ai fini par les supprimer de la version finale. Est-ce que vous pouvez comprendre pourquoi ? Moi je n’ai jamais su.

— Vos amis gitans ont un dicton : "Tu peux toujours rendre l’eau que tu as bue, mais elle n’aura plus le même goût !"

Closter hocha la tête. La conversation prenait un tour bizarre, presque surréaliste. Chacun d’eux poursuivait ses propres obsessions, sans écouter l’autre. Dans quelques heures, en principe, aurait lieu le vernissage. Des dizaines de visiteurs dédaigneux contempleraient ses œuvres comme s’il s’agissait de miroirs disposés à leur intention. Cette pensée le fit frémir. Vorst, au moins, était un spectateur qui s’impliquait. À présent, son opinion sur l’exposition était la seule qui comptait.

Ils avaient baissé la voix depuis plusieurs minutes. Il devait être près de trois heures du matin, le moment où la nuit se déplie. L’odeur de la mer toute proche se faufilait par les ouvertures du musée et se glissait jusqu’à eux, enrichie de senteurs plus charnelles, comme si la Ville souhaitait participer à sa manière à leur échange.

Abruptement, Vorst se souvint d’un détail. La veille, il avait dormi sur la plage, entouré d’immigrants de fraîche date qui célébraient leur arrivée autour d’un feu de planches. À l’aube, il avait enjambé les corps en désordre enroulés dans des couvertures rapiécées, et marché le long de la grève, jusqu’à ce qu’il se retrouve seul.

— Par avance, tous les océans des mondes nous sont connus, raconta-t-il. C’est le trait d’union de notre espèce, celui qui fait que nous sommes chez nous ici, à des années-lumière du sol natal. Comme tous les hommes, je suis saturé de mer. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas remarqué le coquillage tout de suite.

« Ce n’était qu’une simple patelle, à peine nacrée. J’ai failli la dépasser sans m’en apercevoir. Je l’ai ramassée, puis écrasée entre mes doigts. Elle était le symbole de mon échec : avant l’arrivée des émigrants, les mers étaient stériles. Mon rôle au service du Cartel était de garder la plage propre.

« C’est vous qui avez conduit tous ces gens ici. Et avec eux les rats, les cafards, les chiens errants. Vous n’êtes pas responsable du sort de mes doubles, je peux même croire que vous n’auriez jamais agi aussi cruellement avec eux et avec moi. Mais vous avez souillé la pureté de cette Ville, de tous les AnimauxVilles, avec vos idées. Ça, je ne vous le pardonnerai jamais !

— Les grands principes sont souvent salissants…

— C’est trop facile, poursuivit Vorst en s’échauffant. Bientôt, dans quelques siècles à peine, lorsque vous et moi ne serons même plus des noms, ce monde sera lui aussi surpeuplé et l’histoire recommencera. À la différence que personne ne viendra offrir d’autres sorties à nos descendants. Ils seront coincés !

— Qu’en savez-vous ?

— J’ai interrogé les Villes. Elles repartiront un jour dans l’espace profond. Nous ne pourrons pas les enchaîner indéfiniment à la surface de nos mondes. Que se passera-t-il lorsqu’elles auront envie d’être seules ?

Closter traversa une partie de la salle et réveilla une masse assoupie sur son socle. Elle n’avait rien de particulier. Sa structure affaissée pendait par endroits, elle était hérissée d’excroissances inutiles qui la déséquilibraient. Pourtant, sous les caresses de son créateur, elle se mit à briller avec une intensité presque douloureuse.

— La seule réponse que je peux vous donner est là-dedans, déclara Closter avec une moue. J’avais rêvé les AnimauxVilles avant de les connaître et ce premier rendez-vous a été manqué. J’aurais voulu les libérer, j’ai fini par les forcer à atterrir et à les enchaîner au sol. Je vous offre donc un de mes échecs. Il n’a pas d’iris d’entrée, pas d’ouverture de visite. Prenez un couteau sur la table pour vous frayer votre propre voie, l’œuvre ne sentira rien. Ce n’est qu’une masse de chair psychoréactive, spécialement cultivée en cuve biologique, sans le moindre système nerveux. Je ne suis pas fou au point de permettre à mes rêves de souffrir…

— Un de vos échecs ? J’oubliais que vous ne jetiez jamais rien.

Vorst saisit une pelle à gâteau en argent, en éprouva le tranchant sur son pouce et fit la grimace.

— Vous me forcez à jouer les bouchers avec une lame émoussée. C’est vous qui nettoierez les dégâts !

— Ne l’abîmez pas trop quand même. Je l'aime bien.

Vorst haussa les épaules et tourna autour du bulbe lumineux en cherchant où frapper. La lumière qui irradiait de son centre rendait l’examen malaisé. Il serra les dents et planta la pelle à tarte de haut en bas, à deux mains, avant de basculer en avant.

Le rêve l’engloutit dans un bruit de baiser, au moment précis où se déclenchait la sirène…

 

Vorst ne put émerger de l’œuvre avec douceur, comme il le souhaitait. Il fut expulsé d’une contraction brève, à travers la déchirure en zigzag qu’il avait lui-même ouverte. Ses jambes demeurèrent prisonnières de la gelée et il se retrouva en train de pendre, la tête en bas, à vingt centimètres des arêtes du socle.

Pour couronner le tout, Closter, à genoux, le harcelait d’une voix pressante. Un bourdonnement strident retentissait par intervalles et l’odeur de la salle avait changé. Au cours de sa carrière de milicien, Vorst avait souvent eu affaire à la senteur âcre qui montait des parois. Il l’avait lui-même fait naître chez ses victimes, aussi la reconnut-il instantanément :

La peur… Le musée tout entier crevait de trouille.

D’une ruade, il se libéra et atterrit inconfortablement sur les épaules. La chair incarnat du sol fit ce qu’elle put pour atténuer la douleur de sa chute, mais ce ne fut pas tout à fait suffisant. Un cri étouffé lui échappa.

— La ferme ! (La voix de Closter était anormalement tendue). Quelque chose ne va pas avec le signal d’alarme. Si ça continue, on va réveiller la moitié de la Ville.

Vorst se releva en se massant la clavicule. Il tendit l’oreille, grimaça.

— Quelle heure est-il ? Vite !

Sans attendre la réponse, il courut vers l’entrée de la salle et se glissa entre les planches entrecroisées, arrachant presque le drap qui servait de porte. Closter le suivit comme une ombre. Par-dessus son épaule, Vorst lui jeta :

— J’ai laissé passer l’heure limite. Ce fichu boîtier organo-mimétique doit être nourri à intervalles fixes, sinon il se détraque. Je vais essayer de le calmer avec une double ration de pâte nutritive.

Ils dévalèrent l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. Le système d’alarme encastré dans le repli au-dessus de la porte clignotait de tous ses voyants. Des éclairs d’un rouge sanglant illuminaient l’obscurité. La sonnerie, d’une stridence qui blessait les tympans, rappelait les hurlements d’un bébé affamé. Elle se déclencha soudain et s’interrompit au bout de cinq secondes. Puis reprit. Instinctivement, Vorst s’approcha en se bouchant les oreilles. La petite salle semi-circulaire était une parfaite chambre à échos.

— Faites taire ce truc, par pitié ! hurla Closter.

 Sa silhouette fantomatique se déformait sous les chocs des ondes sonores et les traits de son visage se brouillaient. La souffrance l’empêchait de maintenir intacte l’image de lui-même qu’il tenait à projeter. Vorst vit s’écrouler successivement un certain nombre de masques. Cette connaissance s’ajouta à ce qu’il avait appris au cours de sa fusion avec les œuvres-rêves de la galerie. Il disposait à présent du moyen de faire mal à son ennemi, en profondeur.

Il n’était plus aussi sûr d’en avoir envie.

Remettant à plus tard l’analyse de ses émotions, il se fouilla, retrouva la réserve de nourriture pour composants biologiques et en tartina une couche épaisse sur le boîtier affamé, avec une spatule. Le résultat ne se fit pas attendre. Les hurlements de la sirène d’alarme se turent avec un hoquet et les voyants s’éteignirent.

— Vous avez trop tardé, j’en ai peur, murmura Closter. Enfin, ça va quand même mieux !

— Vos cauchemars sont un peu trop collants ! Il est difficile de s’en arracher…

Le boîtier d’alarme l’interrompit avec un bruit qui ressemblait furieusement à un rot. Il se détacha de la paroi et roula jusqu’aux pieds de Vorst, les crocs en l’air. Dégoûté, celui-ci l’expédia à l’autre bout de la pièce d’un shoot bien ajusté.

— Indigestion. J’ai dû trop forcer la dose.

— Ça mange quoi, ces trucs-là ?

— Des daphnies séchées, comme les poissons d’aquarium. Pourquoi, vous voulez monter un élevage ?

Les griffes de verre luisaient dans la pénombre. Elles se rétractèrent quand Closter les effleura, avec un couinement brusque.

En silence, ils remontèrent vers la galerie. L’artiste jetait de fréquents coups d’œil vers Vorst, qui paraissait plongé dans des pensées moroses.

— Vous croyez que votre engin est bousillé ?

— Je m’en fous ! J’ai volé, menacé, menti, pour l’avoir, j’ai fait reposer la réussite de mon plan sur lui alors que vous n’aviez même pas branché la moindre protection. J’aurais pu pénétrer ici à n’importe quel moment, poser mes bombes, et repartir sans aucun risque.

— Je préfère que vous ayez pris le temps de visiter.

Arrivés sur le deuxième palier, Vorst redressa d’un geste machinal le panneau d’affichage qu’il avait renversé dans sa précipitation. Il déchiffra l’inscription et secoua la tête.

— "Les Jardins Verticaux". Vous n’êtes pas doué pour les titres !

— Il y a une raison… (Closter tendit la main vers le panneau, se ravisa). Vous n’entendez rien ?

Vorst tendit l’oreille. Il hocha la tête.

— Véhicule de surveillance Mark IV. Sirènes d’urgence branchées. Il vient par ici.

— Nous avons le temps. La rue est trop étroite pour qu’il se pose, et le musée n’a pas de terrasse.

— Pas besoin. Il se mettra en vol stationnaire juste au-dessus de nous et il s’amarrera au toit avec un grappin. (Il eut un sourire froid). C’était la façon d’opérer quand je dirigeais la milice du Cartel. Les policiers changent, pas les procédures. Nous avons trois minutes devant nous, pas plus !

— Je peux justifier ma présence ici. Je l’ai déjà fait dans des circonstances comparables. La ville acceptera-t-elle de vous cacher ?

— Trop d’Aléateurs branchés. Ils me repéreraient instantanément.

Les sirènes du véhicule étaient à présent toutes proches. Ils l’entendirent effectuer un passage en rase-mottes au-dessus d’eux. Machinalement, Vorst se fouilla. Il n’emportait jamais d’armes dans les missions de ce genre. Un principe qu’il était sur le point de regretter.

— On dirait que je vais devoir jouer les kamikazes, dit-il en extrayant de sa ceinture une poignée de détonateurs. Dommage, j’avais presque décidé de laisser vivre votre exposition…

— Il y a une autre solution, le pressa Closter. Venez !

Dans la galerie, les œuvres étaient endormies sur leur socle. Pour un œil non spécialisé, tout paraissait à peu près normal.

— Débarrassez-vous de la bouteille cassée et cachez-vous dans un de mes rêves. Ils n’iront jamais vous chercher là.

Il y eut un choc sourd sur le toit. Vorst secoua la tête.

— J’aurais trop peur de les retrouver à la sortie, en train de m’attendre, armes braquées !

— Je me chargerai d’eux. Je vous en prie…

Vorst prit sa décision rapidement. Il revint au début de la salle et mina le début du sentier du tapis, sans prendre la peine d’optimiser la répartition des masses d’explosif.

— Juste pour que vous ayez quelque chose à penser en m’attendant ! jeta-t-il à Closter en enfonçant les détonateurs.

Des bruits de course le firent sursauter. Il fonça vers la table et s’empara de la bouteille brisée, avant de se diriger vers la masse translucide la plus proche.

— Pas celle-là, lui cria Closter. Arrêtez !

Mais il avait déjà plongé tête la première dans la gelée, sans se soucier de l’ouverture.

Il atterrit en plein chaos…