Rêve 5 (Restez à l’écoute…)
Cinq jours à peine après la tragédie, nous avons capté les voix des Astronautes Morts. Nous, c’est-à-dire les radioamateurs, les purs, ceux qui savent faire rebondir les ondes sur les trains de météorites pour dialoguer avec les antipodes. Ceux qui parlent avec le ciel.
Vous me recevez toujours ?
Moi, je m’appelle Allen, j’ai dix-sept ans. Dans le milieu, on me surnomme Van Allen, indicatif VA 666. Pas à cause du groupe de hard-rock, à cause de ces cochonneries de ceintures de radiation qui entourent la Terre. Les parasites de votre radio viennent de là. Si vous n’arrivez pas à me capter correctement, dites-le. J’ai des filtres spéciaux, fabrication maison. Je suis censé être un des meilleurs pour tout ce qui touche le numérique.
D’ailleurs, c’est moi que Sorensen, Hayes et Meyers ont contacté le premier. Nos messies, nos gourous.
Les Astronautes Morts.
Vous avez vu les images du lancement : Sorensen avait son casque sous le bras comme s’il n’était pas sûr de s’en servir. Il a cligné de l’œil en gros plan, face à la caméra, avant de s’engouffrer dans l’habitacle à la suite des autres. Ils se sont élevés dans leur char de feu, on a entendu les bravos dans la salle de contrôle qui duraient, duraient.
Jusqu’à la catastrophe. Si vous tenez à l’appeler comme ça…
Quand la navette a dépassé la magnétosphère, le carburant s’est enflammé. Le LOX, Liquid Oxygen. Vaporisation instantanée. La seconde d’avant, un véhicule qui fonce à vingt-huit mille kilomètres heures, la seconde d’après, plus rien. Des nano-débris éparpillés dans des centaines de millions de mètres cubes. Entre les deux…
Une seconde, c’est long, vous savez. Lorsque je suis harnaché sur mon fauteuil, que j’attends que Lisa vienne s’occuper de moi, ça peut durer une éternité. Une fois, elle m’a abandonné dans un coin du parc d’attraction pour que le bébé puisse faire des tours de manège sans attirer l’attention. J’ai supplié, mais personne n’a voulu me toucher. J’ai dû demander à un garçon de mon âge de ramasser une boîte de bière vide pour que je puisse pisser dedans !
Tout le monde me regardait… Je leur ai jeté la boîte clapotante à la tête et Lisa est arrivée en courant. Le bébé avait vomi sur elle. Ils n’ont pas osé nous frapper. À cause de l’odeur.
Restez à l’écoute, je vous en prie. Le micro est ultra-sensible, je sais quand vous vous éloignez. Votre souffle n’est plus le même. Vous voulez que je vous parle des Astronautes ?
Pendant le décollage, je suivais les échanges avec la NASA. Ils sont faciles à décoder quand on a l’habitude. Défense d’intervenir sur la fréquence, mais on peut écouter. J’ai entendu l’explosion. Et j’ai capté la fin du signal.
Deux microsecondes après la fin. Retenez bien ce chiffre : la mort est une question de deux microsecondes.
Je les ai sur bandes, ces derniers instants. L’évangile numérique, avec son message d’espoir : Je suis la résurrection et la vie. À la vérité, ils étaient en train d’échanger des indications d’altitude et de pression. C’est Sorensen qui parlait de cette voix traînante qu’ils ont tous, avec l'accent des ploucs du sud. La voix de Chuck Yeager, si ça vous dit quelque chose, le premier qui a franchi le mur du son a la fin des années cinquante. Je connais beaucoup de choses sur les avions. Quand on ne peut pas courir, on peut toujours lever les yeux.
C’est à cause de cette voix que j’ai reconnu Sorensen. Il parlait sur la bande des vingt et un centimètres, la longueur d’onde de l’univers disent certains. J’ai un haut-parleur branché là-dessus pour écouter les vagues de bruit blanc qui déferlent des étoiles. Vous, il vous suffit de descendre jusqu’à la plage et marcher à la lisière de l’océan. Vous ne pouvez pas comprendre.
Restez à l’écoute ! C’est ce que disait Sorensen. Sa voix, incroyablement nette dans le haut-parleur, par dessus tout le reste. Je me suis brûlé avec le fer à souder et j’ai réveillé le bébé, qui s’est mis à brailler. Sorensen a répété la même phrase quatre ou cinq fois, avec son nom et celui des deux autres, puis le signal s’est évanoui. J’ai attendu. Vingt-quatre heures plus tard, tout le monde l’avait capté et la NASA publiait des démentis embarrassés. Moi, j’ai trouvé comment lui répondre.
J’ai désossé un vieux PAD analogique et j’ai bricolé une unité de filtrage. Le problème, c’était de contourner Van Allen afin que le message ne soit pas brouillé. Avec les morts, tout est une question de pureté.
J’avais déjà l’habitude, heureusement. Les radioamateurs sont censés transmettre des informations générales, rien de personnel. C’est faux. Je n’ai pas acheté tout ce matériel pour envoyer des 88 au reste du monde. Les 88, ce sont des baisers. 88. Essayez de le dire rapidement avec vos lèvres en avant, vous comprendrez. Moi, j’avais une correspondante à Sydney avec qui j’échangeais des fantasmes sous forme numérique compressée. Elle avait vachement d’imagination pour une australienne.
Non, je n’ai jamais su son âge. Je ne lui ai jamais dit pour mes jambes, non plus.
Quand la voix traînante de Sorensen est revenue, je lui ai parlé.
"Ici VA 666, où êtes-vous ?"
"Un peu partout, mon gars. On est, comme tu dirais, décédés. Mais, à part ça, on se sent plutôt bien… Qu’est-ce que vous attendez pour nous rejoindre ?"
J’avais le bébé dans les bras, qui suçait son pouce avec un bruit un peu écœurant. On dit le bébé, mais il a près de quatre ans maintenant. Ce n’est pas un vrai garçon, il lui manque des choses. Certaines glandes, et un truc au niveau du cerveau qui l’empêche de me reconnaître. Il a de tout petits yeux qui ne regardent jamais rien et un gros crâne, un peu comme Lisa. Mais lui ne sait pas aller aux toilettes tout seul et c’est moi qui le change quand Lisa est hors d’usage. Elle boit beaucoup, vous savez, depuis que le bébé est là.
J’ai parlé d’eux à Sorensen. Il a maintenu la liaison autant que possible, je crois qu’il était content d’avoir quelqu’un avec qui causer. "C’est plutôt vide dans le secteur, fiston. Même ma femme refuse de me parler, elle doit s’imaginer que je veux l’empêcher de toucher l’assurance !"
Non, je ne pense pas qu’il plaisantait. C’est difficile à dire. Il n’a jamais reparlé de sa femme, de toute façon.
On a pu dialoguer ainsi chaque nuit. Sous leur nouvelle forme, les astronautes doivent rester à l’abri du soleil, mais ça devrait bientôt changer. Demain, oui.
Vous en avez entendu parler ?
C’est une idée à moi.
Ils avaient survécu, vous comprenez. Lors d’une explosion spatiale, le corps est vaporisé dans un délai inférieur au temps de propagation de la mort dans les nerfs. Moins de deux microsecondes. Leur esprit ne s’était pas rendu compte qu’ils mourraient. Ils ont continué à être là.
Ils y sont toujours.
Il n’y a pas tellement de façons de mourir si rapidement, sur Terre. La vie est un signal fragile, un rien suffit à l’abîmer irréversiblement. Depuis que nous avons capté le message des astronautes morts, certains ont utilisé les grands accélérateurs à particule pour se suicider. J’ignore s’ils ont réussi à franchir la barrière des deux microsecondes. Les ceintures de Van Allen les maintiennent prisonniers et ils ne peuvent pas aller où ils veulent, ni parler avec nous pour nous dire si tout va bien.
Je crois que Sorensen a compris quand je lui ai parlé de moi, de Lisa et du bébé. Les accélérateurs sont loin et nous ne pouvons pas voyager comme ça. Ici, il y a des rampes spéciales sur les escaliers, des accoudoirs partout dans la salle de bain et dans les toilettes. Au-dehors, je ne peux pas me débrouiller seul. Je lui ai dit, pour la boîte de conserve. Il s’est déjà pissé dessus alors qu’il était enfermé dans sa combinaison spatiale et que le compte à rebours tardait, tardait. Il savait.
C’est pour ça qu’il a organisé le lancement des navettes restantes, des fusées, de tout ce qui pouvait emporter des matières fissiles. Les astronautes morts se chargeront de les piloter. On peut tromper n’importe quel ordinateur de guidage avec le signal approprié et je les ai aidés pour la mise au point des codes d’accès. Avec l’hystérie qui règne dans les bases spatiales en ce moment, c’était plutôt facile. Vous avez vu le décollage ? Magnifique, non ?
Où vont-ils ? Vers le soleil, quelle question ! Droit sur la tache noire M 22, la plus grosse. L’explosion provoquera l’éruption solaire dont nous avons besoin pour nous débarrasser de Van Allen. Puis la Nova. Il faut que le soleil se métamorphose, lui aussi.
Quand ? Cette nuit, un peu avant l’aube.
Ne criez pas, je vous entends très bien. Vous saurez que ça commence quand le signal sera brouillé par les radiations dures. À ce moment-là, il ne faudra pas s’enfermer dans les caves. Couchez-vous nu à l’extérieur, attendez le lever du soleil. Si vous trouvez des couvertures réfléchissantes, genre matériaux de survie, c’est encore mieux. Fermez les yeux, surtout. Vous devez être surpris.
De toute façon, je vous expliquerai quand vous serez ici. Je peux toujours compter sur vous pour m’aider à sortir de chez moi ? C’est à cause du fauteuil, personne ne le répare et les roues ne tournent pas bien. Je suis facile à porter, vous savez, les jambes c’est quarante pour cent du poids du corps et moi je n’en ai jamais eues. Quand Lisa crie, elle dit que je suis à moitié fini. Là-haut, ça devrait changer, il y a plein d’espace pour courir, m’a dit Sorensen. Je crois qu’à la fin il se sentait aussi seul que moi.
En échange, je vous aiderai à déshabiller Lisa. Je l’ai déjà guettée souvent, je sais comment elle est faite. Lorsque je rampe sur le plancher, je ne fais pas beaucoup de bruit. Je sais même pourquoi les hommes ne restent pas, le lendemain matin. Moi, ça ne me dérange pas, et puis j’aime quand elle me lave. Après, ce sera mon tour de m’occuper d’elle et du bébé. Nous le mettrons entre nous, il n’aura pas le temps d’avoir froid.
Écoutez, les premiers parasites sont déjà là ! Restez à l’écoute…