J'ai revu Phil McGuane quand il venait chez nous jouer au Monopoly. C'était toujours lui qui gagnait. Il était calme et observateur, genre éau qui dort ª et le reste. Il était chef de classe, je crois. Il m'impressionnait.

Le Spectre était un

318

psychotique avéré. On le savait capable de tout. Mais McGuane ?

- D'une manière ou d'une autre, ils ont appris o˘ Ken se cachait. Peut-

être Asselta a-t-il suivi Julie depuis l'université jusqu'à chez elle...

Bref, il a rattrapé votre frère chez les Miller. Nous pensons qu'il a tenté

de les tuer tous les deux. Vous dites que vous avez vu quelqu'un ce soir-là. Nous vous croyons. Nous croyons également que l'homme que vous avez aperçu était Asselta. On a relevé ses empreintes sur les lieux. Ken a été

blessé - d'o˘ le sang - mais il a réussi à s'échapper. Asselta s'est retrouvé avec le corps de Julie Miller sur les bras. quelle était la solution la plus naturelle ? Faire porter le chapeau à Ken. C'était le meilleur moyen de le discréditer, voire de l'obliger à disparaître.

Pistillo s'est tu et a repris un cookie. Il évitait de me regarder. Peut-

être qu'il me menait en bateau, mais ses propos avaient des accents de vérité. J'ai essayé de me calmer, de digérer ce que je venais d'entendre.

Je ne le quittais pas des yeux. Lui fixait son cookie. Cette fois, c'était à moi de contenir ma rage.

- Alors, pendant tout ce temps... J'ai dégluti et recommencé.

- ... pendant tout ce temps, vous avez su que Ken n'avait pas tué Julie.

- Pas du tout.

- Mais vous venez de dire...

- Une hypothèse, Will. Ce n'est qu'une hypothèse. Il existe autant de chances pour que ce soit lui.

- Vous n'y croyez pas...

- Ne me dites pas ce que je dois croire.

- Mais pour quelle raison l'aurait-il tuée ?

- Votre frère était un sale type. Ne vous faites pas d'illusions là-dessus.

- Ce n'est pas un mobile. J'ai secoué la tête.

319

- Pourquoi ? Si vous saviez que ce n'était pas Ken, pourquoi avoir toujours soutenu le contraire ?

Pistillo a choisi de garder le silence : pas grave. L'explication, soudain, m'a paru évidente. Il n'y avait qu'à regarder les photos sur le frigo.

- Parce que vous vouliez le récupérer co˚te que co˚te, ai-je déclaré, répondant à ma propre question. Ken était le seul à pouvoir vous donner McGuane. S'il s'était caché en tant que témoin à charge, personne n'en aurait eu cure. Mais un assassin au centre d'un fait divers sordide, alors là tout le monde en parlerait, et la couverture médiatique lui rendrait la t‚che plus difficile.

Pistillo continuait à examiner ses mains.

- J'ai raison, hein ? Lentement, il a levé les yeux sur moi.

- Votre frère avait conclu un accord avec nous, a-t-il dit froidement. En prenant la fuite, il a rompu ses engagements.

- Et ça justifiait le mensonge ?

- «a justifiait le recours à tous les moyens possibles permettant de le retrouver.

Je tremblais littéralement.

- Et tant pis pour sa famille ?

- Je n'y suis pour rien.

- Vous vous rendez compte de ce que vous nous avez fait?

- Vous savez quoi, Will ? Je m'en contrefiche. Vous pensez avoir souffert ? Regardez ma sour. Regardez ses enfants.

- En voulant aider votre famille, vous avez sacrifié la mienne.

Pistillo a fini par craquer. Son verre a valdingué par terre, se brisant en mille morceaux. J'ai reçu des éclaboussures de thé.

- Comment osez-vous comparer ce qui n'est pas comparable ?

La porte s'est ouverte et Claudia Fisher a passé la tête à

320

l'intérieur pour voir quel était ce vacarme. Il l'a rassurée d'un geste de la main. Elle a attendu une fraction de seconde avant de se retirer.

Pistillo s'est rassis, pantelant.

- qu'est-il arrivé ensuite ? ai-je demandé. Il m'a regardé.

- Vous n'avez pas deviné ?

- Non.

- C'a été un coup de chance, en fait : un de nos agents était en vacances à Stockholm. Un hasard extraordinaire.

- De quoi parlez-vous ?

- Notre agent, il a repéré votre frère dans la rue. J'ai battu des cils.

- Attendez une minute. C'était quand ? Pistillo s'est livré à un rapide calcul mental.

- Il y a quatre mois.

Je ne comprenais toujours pas.

- Et Ken s'est échappé ?

- Ah non. L'agent n'a pris aucun risque. Il l'a alpagué sur-le-champ.

Joignant les mains, Pistillo s'est penché vers moi.

- Nous l'avons capturé, a-t-il dit en chuchotant presque. Nous avons capturé votre frère et nous l'avons ramené ici.

45

PHILIP MCGUANE A VERS… LE COGNAC.

Le corps du jeune Cromwell avait été enlevé. …talé comme une peau d'ours, Joshua Ford était vivant, et même conscient, mais il ne bougeait pas.

McGuane a tendu un verre ballon au Spectre. Les deux hommes se sont assis.

McGuane a bu une grande gorgée. Berçant le verre entre ses mains, le Spectre a souri.

- quoi ? a demandé McGuane.

- Excellent, ton cognac.

Le Spectre a contemplé l'alcool.

- J'étais en train de penser à nous, quand on traînait dans les bois et qu'on buvait la bière la moins chère qu'on pouvait trouver. Tu te souviens, Philip ?

- Schlitz et Old Milwaukee, s'est rappelé McGuane.

- Ouais.

- Ken était copain avec le marchand de vin. Il ne lui demandait jamais ses papiers.

- Le bon temps, a dit le Spectre. - «a...

McGuane a levé son verre.

- ... c'est mieux.

- Tu crois ?

Le Spectre a pris une gorgée. Fermant les yeux, il a avalé.

322

- Tu connais cette théorie selon laquelle chaque choix que tu fais divise le monde en univers parallèles ?

- Oui.

- Je me demande souvent s'il en existe o˘ nous sommes différents - ou si, à l'inverse, nous étions destinés à être ce que nous sommes, quoi qu'il arrive.

McGuane a ricané.

- Tu ne serais pas en train de te ramollir, John ?

- «a m'étonnerait. Mais dans les moments de sincérité, je ne peux pas m'empêcher de m'interroger. Fallait-il que les choses soient ce qu'elles sont ?

- Tu aimes faire souffrir, John.

- C'est vrai.

- Tu as toujours aimé ça. Le Spectre a réfléchi.

- Non, pas toujours. Mais naturellement, la grande question est de savoir pourquoi.

- Pourquoi tu aimes faire souffrir les autres ?

- Pas uniquement faire souffrir. Je prends plaisir à donner la mort. J'ai choisi la strangulation parce que c'est la manière la plus atroce de mourir. Pas la balle rapide. Pas le coup de couteau soudain. Tu te cramponnes littéralement à ton dernier souffle. Tu sens qu'on te prive de l'oxygène vital. Je fais ça, moi : je les regarde lutter pour un souffle qui ne vient pas.

- Toi alors !

McGuane a reposé son verre.

- Tu dois mettre une sacrée ambiance dans les soirées, John.

- Je pense bien.

De nouveau sérieux, le Spectre a repris :

- Mais pourquoi j'en tire cette jouissance, Philip ? que m'est-il arrivé, qu'en est-il de mon sens moral, pour qu'ôter la vie à mes semblables me procure une telle satisfaction ?

- Tu ne vas pas mettre ça sur le compte de ton papa, hein, John ?

- Non, ce serait trop facile.

323

Posant lui aussi son verre, il s'est tourné vers McGuane.

- Tu m'aurais tué, Philip ? Si je n'avais pas neutralisé les deux hommes au cimetière, est-ce que tu m'aurais tué ?

McGuane a opté pour la vérité.

- Je ne sais pas, a-t-il répliqué. C'est possible.

- Et tu es mon meilleur ami, a constaté le Spectre.

- Et toi probablement le mien. Le Spectre a souri.

- On formait une drôle d'équipe, hein, Philip ? McGuane n'a pas répondu.

- J'ai connu Ken quand j'avais quatre ans, a poursuivi le Spectre. Tous les gamins du quartier avaient interdiction de traîner devant chez nous.

Les Asselta n'étaient pas fréquentables - tu connais la chanson.

- Oui, s'est souvenu McGuane.

- Mais Ken, ça l'attirait, au contraire. Il adorait explorer la maison. Je me rappelle quand on a trouvé le pistolet de mon paternel. On avait six ans, je crois. Ce sentiment de puissance. «a nous fascinait. On s'amusait à

terroriser Richard Werner... tu ne l'as pas connu, il a déménagé quand nous étions au CEI. Une fois, nous l'avons kidnappé et ligoté. Il a pleuré et s'est pissé dessus.

- Et tu as aimé ça.

Le Spectre a hoché lentement la tête.

- Peut-être.

- J'ai une question, a dit McGuane.

- Jet'écoute.

- Puisque ton père avait un pistolet, pourquoi t'es-tu servi d'un couteau de cuisine contre Daniel Skinner ?

Le Spectre a secoué la tête.

- Je n'ai pas envie d'en parler...

- Tu n'as jamais envie.

- Exact.

- Pourquoi ?

Il n'a pas répondu directement.

- quand le paternel a su qu'on jouait avec son flingue, il m'a battu comme pl‚tre.

324

- «a lui arrivait souvent.

- Oui.

- Tu n'as jamais cherché à te venger ?

- De mon père ? Non, il était trop pitoyable pour qu'on le haÔsse. Le départ de ma mère l'a définitivement mis au tapis. Il croyait toujours qu'elle allait revenir. Il s'y préparait même. Lorsqu'il buvait, il s'asseyait seul sur le canapé et il lui parlait, il riait avec elle. Puis il éclatait en sanglots. Elle a brisé sa vie. J'ai torturé des hommes, Philip J'en ai vu qui imploraient la mort. Mais je pense n'avoir rien vu de plus pitoyable que mon père en train de pleurer ma mère.

Par terre, Joshua Ford a gémi sourdement. Personne ne lui a prêté

attention.

- O˘ est-il maintenant ? a demandé McGuane.

- ¿ Cheyenne, dans le Wyommg. Il ne boit plus, il s'est trouvé une gentille femme. Et il a versé dans le fanatisme religieux. Il a troqué

l'alcool contre la religion - une drogue contre une autre.

- Tu lui parles, des fois ?

Le Spectre s'exprimait d'une voix douce.

- Non.

Ils ont bu en silence.

- Et toi, Philip ? Tu n'étais pas pauvre. Tu n'étais pas maltraité. Tes parents ne t'ont pas pourri la vie.

- C'était juste des parents, a acquiescé McGuane.

- Je sais que ton oncle appartenait au milieu. Il t'a entraîné là-dedans.

Mais tu aurais pu vivre normalement. Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?

McGuane s'est esclaffé.

- quoi ?

- Nous sommes plus différents qu'il n'y paraît.

- Comment ça ?

- Toi, tu as des remords. Tu es bon dans ce que tu fais, tu en tires du plaisir. Et tu te considères comme quelqu'un de mauvais.

McGuane s'est redressé brusquement.

325

- Mon Dieu.

- quoi ?

- Tu es plus dangereux que je ne l'aurais cru, John.

- Pourquoi ça ?

- Ce n'est pas à cause de Ken que tu es revenu, a dit McGuane.

Et, baissant le ton :

- C'est à cause de la petite fille, n'est-ce pas ?

Sans répondre, le Spectre a avalé une gorgée de cognac.

- Ces choix et ces univers parallèles dont tu parlais, a continué McGuane.

Tu penses que si Ken était mort ce soir-là, tout aurait été différent.

- C'aurait été en effet un univers parallèle.

- Mais pas forcément meilleur, a rétorqué McGuane. Puis il a ajouté :

- Et maintenant ?

- On va avoir besoin de Will. Il est le seul à pouvoir faire sortir Ken de sa tanière.

- Il ne lèvera pas le petit doigt pour nous aider. Le Spectre a froncé les sourcils.

- Ce n'est pas à toi qu'il faut expliquer comment ça marche.

- Son père ? a suggéré McGuane.

- Non.

- Sa sour ?

- Elle est trop loin.

- Mais tu as bien une idée ?

- Réfléchis ! a ordonné le Spectre.

McGuane a obéi. Et, une fois qu'il a eu compris, son visage s'est fendu d'un large sourire.

- Katy Miller!

46

LES YEUX FIX…S SUR MOI, Pistillo guettait ma réaction face à cette stupéfiante révélation. Mais je me suis vite ressaisi. Peut-être que je commençais enfin à y voir clair.

- Vous avez capturé mon frère ?

- Oui.

- Et vous l'avez rapatrié aux …tats-Unis ?

- Oui.

- Comment se fait-il que les journaux n'en aient pas parlé ?

- On a agi avec discrétion.

- ¿ cause de McGuane ?

- En grande partie, oui.

- Et pour le reste ? Il a secoué la tête.

- Vous vouliez toujours la peau de McGuane, ai-je constaté.

- Oui.

- Et mon frère pouvait vous le livrer.

- Il pouvait nous être utile, oui.

- Donc, vous avez conclu un autre marché avec lui.

- Disons qu'on a renouvelé notre contrat. L'histoire s'éclaircissait peu à

peu.

327

- Vous lui avez accordé un statut de témoin placé sous protection gouvernementale.

Pistillo a hoché la tête.

- Au départ, nous l'avons assigné à résidence dans un hôtel. Mais les informations qu'il détenait n'étaient plus vraiment d'actualité. Il était toujours notre témoin-clé, mais il nous fallait plus de temps. On ne pouvait pas le garder éternellement à l'hôtel ; d'ailleurs, il ne voulait plus y rester. Ken a fait appel à un avocat de renom, et nous sommes parvenus à un accord. Nous lui avons trouvé un logement au Nouveau-Mexique.

Il devait se présenter quotidiennement à l'un de nos agents. On l'appellerait comme témoin quand on aurait besoin de lui. Le moindre faux pas, et toutes les charges qui pesaient sur lui, y compris le meurtre de Julie Miller, pourraient être rétablies. ,

- Et qu'est-ce qui s'est passé ?

- McGuane a tout découvert. .

- Comment ?

- Mystère... Une fuite, probablement... McGuane a donc dépêché deux de ses sbires pour liquider votre frère.

- Les deux hommes morts dans la maison. -

- Oui.

- qui les a tués ?

- Nous pensons que c'est votre frère. Ils l'ont sous-estime. Il les a tués et il a repris le large.

- Et vous voulez le récupérer une fois de plus. Son regard s'est posé sur les photos du frigo.

- Oui.

- Mais je ne sais pas o˘ il est.

- On l'a bien compris. …coutez, on a sans doute loupé notre coup. Mais il faut que Ken revienne. Nous le protégerons - surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, maison sécurisée, tout ce qu'il voudra. «a, c'est la carotte. Le b‚ton, c'est que son séjour en prison sera fonction de sa coopération.

- qu'attendez-vous de moi ?

- Il finira bien par vous contacter.

328

- Comment pouvez-vous en être aussi s˚r ? Il a contemplé mon verre en soupirant.

- Comment pouvez-vous en être aussi s˚r ? ai-je répété.

- Parce que, a dit Pistillo, Ken vous a déjà appelé. Un bloc de glace s'est formé dans ma poitrine.

- Il y a eu deux appels passés d'une cabine téléphonique proche de la maison de votre frère à Albuquerque. Le premier, une semaine avant le meurtre des deux hommes de main. Le second, tout de suite après.

J'aurais d˚ être choqué, mais je ne l'étais pas. Petit à petit, le tableau prenait forme sous mes yeux, sauf qu'il n'était guère reluisant.

- Vous n'étiez pas au courant de ces coups de fil, hein, Will?

J'ai dégluti. qui, en dehors de moi, aurait pu répondre au téléphone si Ken avait réellement appelé ? Sheila.

- Non, ai-je dit. Non, je n'étais pas au courant. Il n'a pas eu l'air surpris.

- «a, nous ne le savions pas quand nous vous avons approché pour la première fois. En toute logique, c'est vous qui étiez censé répondre au téléphone.

Je l'ai regardé.

- Et Sheila Rogers, quel est son rôle là-dedans ?

- Ses empreintes ont été trouvées sur les lieux du crime.

- Oui.

- Eh bien, laissez-moi vous poser une question, Will. Nous savions que votre frère vous avait appelé. Nous savions que votre compagne s'était rendue chez Ken au Nouveau-Mexique. qu'auriez-vous déduit à notre place ?

- que j'étais dans le coup.

- Absolument. Nous avons cru que vous aidiez votre frère et que Sheila vous servait en quelque sorte d'intermédiaire. Puis, quand Ken s'est enfui, nous vous avons soupçonnés tous les deux de connaître sa planque.

- Maintenant vous savez ce qu'il en est.

329

- Tout à fait.

- Alors, que soupçonnez-vous aujourd'hui ?

- La même chose que vous, Will.

Sa voix était douce et - nom de Dieu ! - empreinte de pitié.

- que Sheila Rogers s'est servie de vous. qu'elle travaillait pour McGuane. que c'est elle qui l'a informé du retour de Ken. Et quand ça a mal tourné, McGuane l'a éliminée.

Sheila. Sa trahison me glaçait jusqu'aux os. Il fallait être aveugle, ou d'une naÔveté crasse, pour continuer à croire qu'elle avait vu en moi autre chose que le dindon de la farce.

- Je voulais vous raconter tout ça, Will, parce que j'avais peur que vous ne commettiez une bêtise.

- Com me parler à la presse ?

- Oui... et parce que je veux que vous compreniez.ª Votre frère a deux solutions : soit McGuane et Asselta le retrouvent pour le tuer, soit nous le retrouvons pour le protéger.

- J'avoue que vous venez d'en fournir une preuve éclatante.

- C'est tout de même sa meilleure chance, a-t-il objecté. Et ne pensez pas que McGuane se contentera de votre frère. Cette agression contre Katy Miller, croyez-vous sincèrement qu'elle soit le fruit du hasard ?

Pour le bien de tous, nous avons besoin de votre coopération.

Je me suis tu. Je n'avais pas confiance en lui. Pistillo m'avait clairement fait comprendre qu'il ne reculerait devant rien pour avoir McGuane. Il sacrifierait mon frère. Il m'avait jeté en prison. Et par-dessus tout il avait détruit ma famille. J'ai songé à ma sour réfugiée à Seattle. J'ai songé à ma mère, au sourire de Sunny, et là j'ai vraiment su que l'homme assis en face de moi, celui-là même qui se posait en sauveur de mon frère, l'avait effacé à jamais. Il avait tué ma mère - personne ne réussirait à me convaincre

330

que son cancer n'était pas lié à ce qu'elle avait vécu -, et à présent il réclamait mon aide.

Dans quelle mesure me disait-il la vérité ? Et j'ai décidé de mentir à mon tour.

- D'accord, ai-je acquiescé, je vous aiderai.

- Parfait. Je veillerai à ce que toutes les charges contre vous soient levées sur-le-champ.

Je ne l'ai pas remercié.

- On va vous raccompagner chez vous, si vous voulez. J'allais refuser, mais j'ai préféré ne pas déterrer la hache

de guerre. S'il avait envie de jouer au plus malin, eh bien, je pourrais m'y essayer aussi. J'ai donc accepté. Une fois que j'ai été debout, il a observé :

- On enterre bientôt Sheila, à ce qu'on m'a dit.

- Oui.

- Maintenant qu'il n'y a plus de charges contre vous, vous êtes libre de voyager.

Je me taisais.

- Vous irez ? m'a-t-il demandé. Cette fois, j'ai répondu franchement.

- Je ne sais pas.

47

COMME JE N'ALLAIS PAS RESTER à la maison à attendre je ne sais quoi, le lendemain je suis allé travailler. Je croyais n'être pas bon à grand-chose, or curieusement ça n'a pas été le cas. Bien s˚r, je continuais à penser à

mon frère, à Sheila et au sort de sa fille, Carly. J'ai appelé Katy à

l'hôpital, mais le standard faisait toujours barrage. Carrex avait chargé

une agence de détectives privés de retrouver le nom de Donna White sur les listes de passagers des compagnies aériennes : jusqu'à présent les recherches n'avaient rien donné.

Ce soir-là, je me suis porté volontaire pour prendre la camionnette. Carrex s'est joint à moi et ensemble nous nous sommes engouffrés dans la nuit. Les enfants de la rue étaient auréolés d'une lueur bleutée. Un adulte qui pousse un caddie ou qui dort sous un carton, qui fait la manche avec un gobelet en plastique, on voit tout de suite que c'est un SDF. Le problème avec les ados, fugueurs, drogués, prostitués ou cinglés, c'est qu'ils se fondent davantage dans le paysage. On ne peut jamais savoir s'ils sont à la rue ou simplement en train de musarder dehors.

La musique beuglait dans nos oreilles sur un lancinant rythme latino.

Carrex m'a tendu un paquet de cartes téléphoniques à distribuer. Nous nous sommes engagés dans l'Avenue A, connue pour son trafic d'héroÔne, et nous 332

avons entamé les travaux d'approche habituels. On a parlé, cajolé, écouté.

J'ai vu des visages émaciés. Je les ai vus se gratter comme si la peau leur démangeait. J'ai vu des traces de piq˚res et des veines rabougries.

A quatre heures du matin on était de retour dans la camionnette. Depuis notre départ on avait à peine échangé quelques mots, Carrex et moi. Il a regardé par la vitre. Les enfants étaient toujours là. Plus nombreux encore, comme régurgités par les briques.

- On devrait aller à l'enterrement, a dit Carrex. J'ai été incapable de proférer un son.

- Tu la revois, des fois ? a-t-il demandé. Son visage quand elle travaillait avec ces mômes ?

«a m'arrivait, oui. Et je comprenais ce qu'il voulait dire par là.

- «a ne se simule pas, Will.

- J'aimerais le croire.

- Comment tu te sentais, avec Sheila ?

- J'étais l'homme le plus heureux du monde. Il a hoché la tête.

- «a ne se simule pas non plus.

- Alors comment tu expliques la suite ?

- Je ne l'explique pas.

Il a enclenché la vitesse et démarré.

- Mais on raisonne trop avec la tête, là. Il faudrait peut-être penser un peu au cour.

J'ai froncé les sourcils.

- L'idée est bonne, Carrex, même si je ne suis pas s˚r qu'elle ait un sens.

- Disons-le autrement : on va aller rendre hommage à la Sheila qu'on a connue.

- Même si ce n'était qu'un leurre ?

- Même. Et puis on apprendra peut-être quelque chose. On saura mieux ce qui s'est passé ici.

- Ce n'est pas toi qui as dit qu'on risquerait de pas aimer ce qu'on allait trouver ?

- Tiens, c'est vrai, oui.

333

Il a remué les sourcils.

- Nom de Dieu, ce que je suis bon ! J'ai souri.

- Nous lui devons ça, Will. Nous le devons à sa mémoire.

Il n'avait pas tort. «a revenait à tourner la page. Je voulais des réponses. Et si personne ne m'en fournissait à l'enterrement, il se pouvait que l'enterrement même, le fait de mettre ma fausse bien-aimée en terre, contribue au processus de guérison. J'étais sceptique, mais prêt à tout essayer.

- Il faut aussi penser à Carly.

Carrex a pointé le doigt sur la vitre. '

- Sauver des gosses, c'est pour ça qu'on est là, non ? Je me suis tourné

vers lui.

- En parlant de gosses...

J'ai attendu. Je ne voyais pas ses yeux - même la nuit, il portait souvent des lunettes noires - mais sa main s'est crispée sur le volant.

- Carrex ?

Il a rétorqué sur un ton pincé :

- On parle de toi et de Sheila, pour le moment.

- C'est du passé. quoi qu'on découvre, il ne changera pas.

- Concentrons-nous sur une seule chose à la fois, d'accord ?

- Non, pas d'accord. Tu sais, l'amitié est une rue à double sens.

Il a secoué la tête et nous nous sommes tus. Je fixais son visage grêlé et mal rasé. Le tatouage avait l'air plus foncé. Carrex se mordillait la lèvre inférieure.

Au bout d'un moment, il a fini par rompre le silence.

- Je ne l'ai jamais dit à Wanda.

- que tu avais un enfant ?

- Un fils, a-t-il répondu doucement.

- O˘ est-il en ce moment ?

334

II a ôté une main du volant pour se gratter la joue. J'ai remarqué qu'elle tremblait.

- Il n'avait pas six ans qu'il était déjà six pieds sous terre.

J'ai fermé les yeux.

- Il s'appelait Michael. Je ne voulais pas entendre parler de lui. Je ne l'ai vu que deux fois. Je l'ai laissé seul avec sa mère, une junkie de dix-sept ans à qui tu n'aurais pas confié un chien à garder. quand il avait trois ans, elle s'est défoncée et a encastré sa voiture sous un semi-remorque. Ils sont morts tous les deux. Je ne sais toujours pas s'il s'agit d'un suicide ou non.

- Je suis vraiment désolé, ai-je murmuré faiblement.

- Michael aurait vingt et un ans aujourd'hui.

J'ai cherché quoi dire, en vain. Mais je me suis lancé quand même.

- C'était il y a longtemps. Tu n'étais qu'un gamin.

- Pas la peine de te chercher des excuses, Will.

- Je ne cherche pas d'excuses, je voudrais juste... J'ignorais totalement comment j'allais formuler ça.

- Si j'avais un enfant, je te demanderais d'être son parrain. Et son tuteur, si jamais il m'arrivait quelque chose. Je ne le ferais pas par amitié ou par loyauté. Je le ferais par pur égoÔsme. Pour le bien de mon gosse.

- Certaines choses ne peuvent pas être pardonnées.

- Ce n'est pas toi qui l'as tué, Carrex.

- Mais oui, bien s˚r, je n'ai strictement rien à me reprocher.

Nous nous sommes arrêtés au feu rouge. Il a mis la radio. C'était la pub : on vantait les mérites d'un régime miracle. Carrex a éteint et, se penchant en avant, a posé les avant-bras sur le volant.

- Les mômes qu'on voit par ici, j'essaie de les secourir. Je me dis que si j'en sauve suffisamment, ça va peut-être changer les choses pour Michael.

J'arriverai peut-être à le sauver, lui.

335

Les lunettes de soleil ont été enlevées. La voix s'est durcie.

- Mais ce que je sais - ce que j'ai toujours su -, c'est que quoi que je fasse, moi, je ne mérite pas d'être sauvé.

J'ai fait non de la tête. Je m'efforçais de trouver des paroles de réconfort, un truc pour le rassurer, pour détendre l'atmosphère. Mais tout ce qui me venait à l'esprit était banal, rebattu. Comme la plupart des drames, celui-ci expliquait beaucoup de choses sur la vie de Carrex, mais rien sur l'homme lui-même.

Pour finir, j'ai simplement dit :

- Tu as tort.

Il a remis ses lunettes, le regard fixé sur la route. Je l'ai senti qui se refermait. Mais je n'ai pas désarmé.

- Tu parles d'aller à l'enterrement parce qu'on doit bien ça à Sheila. Et que fais-tu de Wanda ?

- Will ?

- Ouais.

- Je ne crois pas que j'ai envie de poursuivre cette discussion.

48

LE VOL MATINAL ¿ DESTINATION DE BOISE s'est déroulé sans accroc. On a décollé de La Guardia, un aéroport qui pourrait certes être plus pourri encore, mais non sans une sérieuse intervention divine. J'ai occupé comme d'habitude un siège en classe économique, derrière une minuscule vieille dame qui s'obstinait à incliner son dossier en arrière. L'étude approfondie de ses cheveux gris et de son cr‚ne blême - sa tête reposait pratiquement sur mes genoux - m'a permis de passer le temps.

Assis à ma droite, Carrex lisait un article que lui avait consacré le Yoga Journal. Par moments, il hochait la tête.

- Eh oui, c'est vrai, je suis comme ça.

Juste pour m'énerver. C'est pour cette raison qu'il était mon meilleur ami.

J'ai réussi à m'abstraire jusqu'à la vue du panneau : BIENVENUE ¿ MASON, IDAHO. Carrex avait loué une Buick Skylark. On s'est perdus à deux reprises. Même ici, dans la prétendue cambrousse, les zones d'activité

commerciale prédominaient. Avec les mêmes enseignes que partout ailleurs -

la monotonie dans l'unité.

La chapelle était petite, blanche, sans aucun signe distinctif. J'ai repéré

Edna Rogers, un peu à l'écart, en train de fumer une cigarette. Carrex s'est arrêté. J'ai senti mon

337

estomac se nouer. L'herbe était br˚lée par le soleil. Edna Rogers a regardé

dans notre direction. Les yeux sur moi, elle a exhalé un long nuage de fumée.

Je me suis dirigé vers elle, Carrex sur mes talons. J'avais l'impression d'être vide, loin d'ici. L'enterrement de Sheila. Nous étions là pour enterrer Sheila. J'avais un mal fou à me concentrer sur cette idée.

Le regard sec et dur, Edna Rogers continuait à tirer sur sa cigarette.

- Je ne savais pas si vous viendriez, m'a-t-elle dit.

- Je suis là.

- Avez-vous du nouveau concernant Carly ?

- Non, ai-je répondu, ce qui n'était pas entièrement vrai. Et vous ?

Elle a secoué la tête.

- La police ne se donne pas beaucoup de peine pour chercher. Ils disent qu'il n'y a aucune trace prouvant que Sheila ait eu un enfant. ¿ mon avis, ils ne croient même pas à son existence.

La suite a été un fondu enchaîné d'images en accéléré. Carrex nous a interrompus pour présenter ses condoléances. D'autres hommes se sont approchés. Ils étaient presque tous en complet et travaillaient avec le père de Sheila dans une usine qui fabriquait des dispositifs d'ouverture de portes de garage. «a m'a frappé, mais sur le coup je n'aurais su dire pourquoi. J'ai serré quantité de mains en oubliant les noms au fur et à

mesure. M. Rogers, un grand et bel homme, m'a salué d'une accolade avant de rejoindre ses collègues de travail. Sheila avait aussi un frère et une sour plus jeunes, l'un et l'autre maussades et hébétés.

On est tous restés dehors, comme si on avait peur de commencer la cérémonie. Les gens se rassemblaient par petits groupes. Les plus jeunes se sont massés autour du frère et de la sour de Sheila. Son père et les complets s'étaient regroupés en demi-cercle. Les femmes attendaient près de la porte.

Comme à l'accoutumée, Carrex attirait les regards. Il 338

avait gardé son Jean poussiéreux, mais avec un blazer bleu et une cravate grise. Il aurait bien mis un costume, a-t-il dit avec un sourire, seulement Sheila ne l'aurait pas reconnu.

Finalement, l'assistance s'est peu à peu engouffrée dans la chapelle.

J'étais surpris par le nombre, mais bien s˚r ils étaient tous là pour la famille, pas pour Sheila. «a faisait trop longtemps qu'elle était partie.

Se glissant à côté de moi, Edna Rogers m'a pris le bras. Elle m'a regardé

et s'est vaillamment efforcée de sourire. Moi, je n'arrivais toujours pas à

la cerner.

Nous étions les derniers à entrer. Autour de nous, les gens murmuraient à

quel point ils trouvaient Sheila ´ bien ª, combien elle avait l'air ´

vivante ª. Ce genre de commentaires me donnait la chair de poule. Je ne suis pas croyant mais ce qui me plaît dans le judaÔsme, c'est la manière dont on traite nos morts - à savoir qu'on les met en terre vite fait. On n'a pas de cercueils ouverts.

Je n'aime pas les cercueils ouverts.

Je n'aime pas ça pour des raisons évidentes. Contempler un cadavre embaumé, joliment habillé et maquillé, tel un personnage du musée de cire ou, pire, tellement ´ vivant ª qu'on s'attend presque qu'il respire ou se dresse sur son séant, franchement il y a de quoi flipper. Et puis, quelle image cela laisse-t-il aux proches ? Avais-je envie de revoir éternellement Sheila couchée, les yeux clos, dans cette boîte capitonnée - pourquoi les cercueils sont-ils toujours capitonnés ? - et hermétiquement scellée ?

Tandis que je prenais place dans la file avec Edna Rogers - il y avait bel et bien une file d'attente pour admirer cette ouvre d'art -, ces pensées me rongeaient, me tiraient vers le bas.

Hélas ! il n'existait aucun moyen de faire machine arrière. Edna serrait mon bras avec un peu trop de force. Alors qu'on se rapprochait, ses genoux ont fléchi. Je l'ai soutenue. Elle m'a souri, cette fois avec une authentique douceur.

- Je l'aimais, a-t-elle murmuré. Une mère ne peut cesser d'aimer son enfant.

339

N'osant pas parler, j'ai acquiescé. On a fait un pas de plus, ce n'était guère différent de l'embarquement à bord de ce satané avion. ´ Les parents et amis de la défunte à partir du vingt-cinquième rang et au-delà peuvent maintenant voir le corps. ª

Carrex se tenait derrière nous, le dernier de la file. J'avais les yeux baissés, mais malgré moi un espoir insensé cognait de nouveau à la porte de mon cour. Je regarderais dans le cercueil et il serait vide, ou bien ce ne serait pas Sheila. Voilà peut-être à quoi ça sert qu'un cercueil soit ouvert. A marquer la fin. On voit, on accepte. J'étais auprès de ma mère au moment de sa mort. J'avais recueilli son dernier souffle. Cependant j'avais été tenté de jeter un oil dans son cercueil, au cas o˘ Dieu aurait changé

d'avis. ,

…videmment, ça ne risquait pas de se produire. , quoique.

quand Edna Rogers et moi sommes arrivés devant le cercueil, je me suis forcé à regarder. Et le sol s'est dérobé sous mes pieds. Je me suis senti tomber dans un gouffre.

- Ils ont fait du beau travail, vous ne trouvez pas ? a chuchoté Mme Rogers.

Agrippant mon bras, elle s'est mise à pleurer. Mais moi, j'étais ailleurs.

Loin, très loin d'elle. Je fixais le cercueil. Et la vérité s'est fait jour dans mon esprit.

Sheila Rogers était bien morte, aucun doute là-dessus.

Mais la femme que j'aimais, la femme qui avait partage ma vie et que je voulais épouser n'était pas Sheila Rogers.

49

JE NE ME SUIS PAS …VANOUI, MAIS PRESqUE.

La pièce s'était mise à tourner. Les murs tantôt s'éloignaient, tantôt se refermaient sur moi. J'ai chancelé et failli atterrir dans le cercueil avec Sheila Rogers - une femme que je voyais pour la première fois, mais que je ne connaissais déjà que trop. Une main m'a rattrapé par l'avant-bras.

Carrex. Je l'ai regardé. P‚le, les traits crispés, il m'a adressé un imperceptible hochement de tête.

Il ne s'agissait donc pas d'un mirage ni du fruit de mon imagination.

Carrex avait vu aussi.

Nous avons assisté à la cérémonie. que pouvions-nous faire d'autre ?

Incapable de détacher les yeux de ce cadavre inconnu, je tremblais de tout mon corps, mais personne ne m'a prêté attention. C'était un enterrement, après tout.

Une fois le cercueil mis en terre, Edna Rogers nous a invités chez elle...

Nous nous sommes excusés, prétextant des horaires de vol trop serrés. Nous avons regagné la voiture de location. Carrex a démarré. Puis, après qu'on a eu perdu le cimetière de vue, il s'est arrêté sur le bas-côté et a attendu que je me calme.

- Voyons si on est bien sur la même longueur d'onde, a commencé Carrex.

341

J'ai acquiescé, presque apaisé maintenant. J'avais peine à me contenir, mais ce coup-ci, c'était l'euphorie. Je ne comprenais pas ce qui était en jeu, la vision générale de la situation m'échappait, je me focalisais sur les petits détails, les broutilles. Je me concentrais sur un seul arbre à

la fois car je n'avais pas la force d'embrasser du regard la forêt entière.

- Tout ce qu'on a appris sur Sheila, a-t-il poursuivi, sa fugue, ses années de tapin, le trafic de drogue, son amitié avec ton ex, ses empreintes dans la maison de ton frère -tout ça...

- ... se rapporte à une étrangère.

- Donc, notre Sheila, enfin, la demoiselle qu'on pensait être Sheila...

- ... n'a rien fait de tout ça. l Carrex a examiné la situation.

- La classe, a-t-il énoncé. J'ai esquissé un sourire.

- Tu l'as dit, bouffi.

Dans l'avion, Carrex a déclaré :

- Si notre Sheila n'est pas morte, c'est qu'elle est vivante.

Je l'ai regardé.

- Je te signale, a-t-il souligné, que les gens paient très cher pour entendre de telles paroles de sagesse.

- Je suis sacrement veinard d'en profiter gratuitement !

- qu'est-ce qu'on fait maintenant ? J'ai croisé les bras.

- Donna White.

- Le faux nom qu'elle a acheté chez les Goldberg ?

- Oui. Tes gars ont contrôlé uniquement les compagnies aériennes ?

Il a hoché la tête.

- On essayait de savoir comment elle s'était rendue dans l'Ouest.

342

- Tu peux demander à l'agence d'élargir leur recherche ?

- S˚rement.

L'hôtesse de l'air nous a servi notre ćollation ª. Mon cerveau continuait à carburer. Le vol me faisait beaucoup de bien. Il me laissait le temps de réfléchir. Je ne voulais pas que l'espoir vienne obscurcir mon raisonnement. Trop tôt. Il restait encore trop de zones d'ombre.

- «a explique un tas de choses, ai-je commenté.

- Lesquelles ?

- Son go˚t du secret, le fait qu'elle évitait d'être photographiée. Le peu d'affaires qu'elle possédait. Son refus de parler du passé.

Carrex a opiné.

- Une fois, Sheila...

Je me suis interrompu car ce n'était probablement pas son vrai nom.

- ... dans un moment d'inattention, elle a mentionné avoir grandi dans une ferme. Or, le père de la vraie Sheila Rogers fabriquait ces systèmes d'ouverture de portes de garage. Et l'idée d'appeler ses parents la tétanisait - tout simplement parce que ce n'étaient pas ses parents. Moi, j'avais mis tout ça sur le compte de la maltraitance.

- Et c'était peut-être juste parce qu'elle se cachait.

- Absolument.

- Alors la vraie Sheila Rogers, a dit Carrex en levant les yeux, celle qu'on vient d'enterrer, j'entends, elle était avec ton frère ?

- Apparemment, oui.

- Et ses empreintes digitales ont été trouvées sur le lieu du meurtre.

- Oui.

- Et ta Sheila ?

J'ai haussé les épaules.

- O.K., a admis Carrex. Considérons que la femme qui se cachait avec Ken au Nouveau-Mexique, celle décrite par les voisins, était la défunte Sheila Rogers.

343

- Oui.

- Et il y avait une petite fille avec eux. Silence.

Il m'a regardé.

- Tu arrives à la même conclusion que moi ? J'ai hoché la tête.

- La petite, c'était Carly. Et Ken pourrait bien être son père.

Calé dans mon siège, j'ai fermé les yeux. Carrex a déballé sa collation et, après en avoir inspecté le contenu, a l‚ché un juron.

- Will ?

- Ouais.

- La femme que tu aimais. qui c'est ? Tu as une idée ? Sans ouvrir les yeux, j'ai répondu :

- Pas la moindre.

50

CARREX EST RENTR… CHEZ LUI. En promettant d'appeler dès qu'il y aurait du nouveau sur la dénommée Donna White. Mort de fatigue, je me suis traîné

jusqu'à la maison. Arrivé devant ma porte, j'ai mis la clé dans la serrure.

Une main m'a effleuré l'épaule. J'ai fait un bond.

- Relax. C'était Katy Miller.

Elle avait la voix rauque et portait une minerve. Son visage était enflé, ses yeux injectés de sang. ¿ l'endroit o˘ la minerve s'arrêtait sous le menton, on apercevait des hématomes jaunes et violets.

- «a va ? ai-je demandé. Elle a acquiescé.

Je l'ai prise dans mes bras, prudemment, de peur de lui faire mal.

- Je ne vais pas casser, m'a-t-elle rassuré.

- quand es-tu sortie ?

- Il y a quelques heures. Je ne peux pas rester. Si mon père savait o˘ je suis...

J'ai levé la main.

- N'ajoute rien.

Nous avons poussé la porte. Elle a grimacé de douleur en 345

entrant. On s'est dirigés vers le canapé. Je lui ai demandé si elle avait faim ou soif. Elle a dit non.

- Tu es s˚re que tu ne serais pas mieux à l'hôpital ?

- On m'a assuré que ça allait, mais que j'avais besoin de repos.

- Et comment as-tu fait pour fausser compagnie à ton père ?

Elle s'est efforcée de sourire.

- Je suis têtue.

- Je vois.

- Et j'ai menti.

- Sans aucun doute.

Elle a détourné les yeux - juste les yeux, elle était incapable de bouger la tête - et ils se sont remplis de larmes.

- Merci, Will.

- Je ne peux pas m'empêcher de me sentir responsable.

- Tudéconnes.

J'ai changé de position sur le canapé.

- Pendant l'agression, tu as hurlé ´ John ª. Enfin, c'est ce que j'ai cru entendre.

- La police m'en a parlé.

- Tu ne t'en souviens pas ?

- Non.

- Et de quoi te souviens-tu ? Ses yeux ont débordé.

- Des mains sur ma gorge. J'étais en train de dormir. quelqu'un m'a serré

le cou, je me rappelle avoir étouffé.

Sa voix s'est brisée.

- Tu sais qui est John Asselta ? ai-je questionné.

- Ouais, un copain de Julie.

- Ce n'est pas de lui que tu parlais, par hasard ?

- quand j'ai crié ´ John ª, tu veux dire ? Elle a réfléchi.

- Franchement, je ne sais pas, Will. Pourquoi ?

- Je pense...

Je me suis souvenu de la promesse faite à Pistillo : ne plus la mêler à ça.

346

- Je pense qu'il pourrait être impliqué dans le meurtre de Julie.

Elle a encaissé le coup sans ciller.

- quand tu dis ímpliqué ª...

- C'est tout ce que je peux dire pour le moment.

- Tu parles comme un flic.

- C'a été une drôle de semaine.

- Alors raconte-moi ce que tu as appris.

- Tu es curieuse, mais à ta place j'écouterais les médecins.

Elle m'a regardé fixement.

- «a signifie quoi, au juste ?

- Il faut que tu te reposes.

- Tu cherches à m'écarter ?

- Oui.

- Tu as peur qu'il m'arrive autre chose ?

- Exactement.

Ses yeux lançaient des éclairs.

- Je suis capable de m'occuper de moi-même.

- Je n'en doute pas. Mais là, nous sommes en terrain dangereux.

- Et on était o˘, jusqu'à présent ? Touché.

- Ecoute, je te demande de me faire confiance.

- Will ?

- Oui.

- Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement.

- Je ne veux pas me débarrasser de toi, ai-je répondu. Je veux te protéger.

- Tu ne peux pas, a-t-elle chuchoté. Et tu le sais. J'ai gardé le silence.

Katy s'est rapprochée de moi.

- Je dois aller jusqu'au bout. Si quelqu'un peut le comprendre, c'est bien toi.

- Je le comprends.

- Et alors ?

- J'ai promis de ne rien dire.

347

- Promis à qui ?

- Fais-moi confiance, d'accord ? Elle s'est levée.

- Pas d'accord.

- J'essaie seulement...

- Si moi, je te demandais de dégager, tu m'écouterais ? J'ai baissé les yeux.

- Je ne peux rien dire. Katy s'est dirigée vers la porte.

- Attends une seconde.

- Je n'ai pas le temps, a-t-elle rétorqué brièvement. Mon père va se demander o˘ je suis passée.

Je me suis levé aussi.

- Appelle-moi, d'accord ?

Je lui ai donné mon numéro de portable. Le sien, je l'avais déjà en mémoire.

En sortant, elle a claqué la porte.

Katy Miller s'est retrouvée dans la rue. Son cou lui faisait atrocement mal. Elle savait qu'elle tirait trop sur la ficelle, mais comment faire autrement ? Elle fulminait. Will avait-il été récupéré à son tour ? Elle n'aurait pas cru cela possible, mais peut-être qu'il ne valait pas mieux que les autres. Ou peut-être que si. Et qu'il pensait sincèrement la protéger.

¿ partir de maintenant, elle devrait redoubler de prudence.

Sa gorge était sèche. Elle mourait de soif, mais déglutir lui était un supplice. Elle espérait que tout serait bientôt terminé. quoi qu'il en soit, elle irait jusqu'au bout. Elle ne baisserait pas les bras tant que l'assassin de Julie n'aurait pas été puni d'une manière ou d'une autre.

Elle est descendue jusqu'à la 18e Rue avant de bifurquer vers l'ouest. Le quartier des abattoirs était calme - une accalmie entre l'effervescence de la journée et l'activité interlope d'après minuit. Cependant, de nuit comme de jour, il régnait dans cette rue une odeur de viande pourrie. Humaine ou animale, Katy n'aurait su le dire.

348

La panique était de retour.

Elle s'est arrêtée pour essayer de reprendre ses esprits. Ces mains sur sa gorge. Il avait joué avec elle, serrant et desserrant son emprise jusqu'à

ce qu'elle cesse de respirer.

Exactement comme Julie.

Occupée à revivre ce cauchemar, elle ne l'a pas entendu approcher. quand il l'a empoignée par le coude, elle a fait volte-face.

- qu'est-ce qui... ?

Le Spectre ne l'a pas l‚chée.

- Tu m'as appelé, il paraît, a-t-il susurré. Puis, souriant, il a ajouté :

- Eh bien, me voici.

51

JE RESTAIS PLANT… SUR LE CANAP…. Katy avait toutes les raisons d'être furieuse. Mais sa colère ne me troublait pas outre mesure, elle était largement préférable à un autre enterrement. Je me suis frotté les yeux, j'ai allongé les jambes. J'ai d˚ m'endormir car lorsque le téléphone a sonné j'ai constaté à ma grande surprise que le matin était déjà là. J'ai vérifié l'identité de mon correspondant. C'était Carrex. ¿ t‚tons, j'ai attrapé le combiné et l'ai collé contre mon oreille.

- Salut, ai-je dit.

Il n'a pas perdu de temps en politesses.

- Je crois qu'on a retrouvé notre Sheila.

Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans le hall de l'hôtel Regina.

Il était situé à quelque quinze cents mètres de mon immeuble. On la cherchait à l'autre bout du pays, et Sheila - comment voulez-vous que je l'appelle ? - vivait à deux pas de chez moi !

L'agence de détectives de Carrex n'avait pas eu trop de mal à la localiser, surtout qu'après la mort de son homonyme elle avait baissé la garde. Elle avait déposé de l'argent à la First National Bank et demandé une carte Visa. On ne

350

peut plus vivre dans cette ville sans une carte de crédit. Les jours o˘

l'on débarquait dans un motel sous un faux nom en alignant des liasses de billets sont bel et bien révolus. La Visa avait été utilisée la veille pour retirer du liquide dans un distributeur ATM d'Union Square. ¿ partir de là, il avait suffi de faire le tour des hôtels situés dans le secteur. On appelait et on demandait à parler à Donna White. Jusqu'au moment o˘ l'on vous répondait :

- Ne quittez pas, s'il vous plaît.

A présent, en traversant le hall du Regina, mon cour battait la chamade.

Elle était en vie. Je n'arrivais pas à le croire - je n'osais pas le croire

- tant que je ne l'avais pas vue de mes propres yeux.

Je t'aimerai toujours.

C'était ce qu'elle avait écrit. Toujours.

Je me suis approché de la réception. J'avais expliqué à Carrex que je préférais y aller seul. Il comprenait. La réceptionniste, une blonde au sourire hésitant, était au téléphone. Souriant de toutes ses dents, elle a désigné l'appareil pour signifier qu'elle aurait bientôt fini. J'ai haussé

les épaules et, faussement décontracté, me suis appuyé au comptoir.

Une minute plus tard, elle a raccroché et s'est tournée vers moi.

- Puis-je vous renseigner ?

- Oui.

Ma voix m'a paru artificielle, trop modulée, comme si j'animais une émission de variétés sur une station de radio FM.

- Je voudrais voir Donna White, pourriez-vous me donner le numéro de sa chambre ?

- Désolée, monsieur. Nous ne donnons pas le numéro de chambre de nos clients.

J'ai failli me frapper le front. …tais-je bête !

- Mais oui, bien s˚r, mille excuses. Je vais appeler d'abord. Vous avez un téléphone intérieur ?

Elle m'a indiqué trois téléphones blancs sans touches à

351

ma droite. J'ai décroché et écouté la sonnerie. Une opératrice m'a répondu.

Je lui ai demandé de me passer la chambre de Donna White. Elle m'a dit :

- ¿ votre service.

Et j'ai entendu le téléphone sonner.

Mon cour m'est remonté dans la gorge.

Deux sonneries. Trois. ¿ la sixième, j'ai été transféré sur la boîte vocale de l'hôtel. Un automate m'a annoncé que mon correspondant n'était pas disponible et m'a proposé de laisser un message. J'ai raccroché.

Et maintenant ?

Ma foi, il n'y avait plus qu'à attendre. J'ai acheté un journal et me suis installé dans un coin d'o˘ je pouvais surveiller la porte d'entrée. Je tenais le journal à la hauteur de mon visage, comme dans un film d'espionnage, me sentant parfaitement ridicule. J'avais les tripes nouées.

Je ne m'étais jamais considéré comme un candidat à l'ulcère, mais ces derniers jours j'avais ressenti des br˚lures dans la région de l'estomac.

J'ai essayé de lire le journal - en pure perte, j'étais incapable de me concentrer. La réceptionniste blonde se tournait de temps à autre dans ma direction. Lorsque nos regards se croisaient, elle me souriait d'un air condescendant. Elle m'avait à l'oil. ¿ moins que ça ne soit de la parano de ma part. Je lisais simplement le journal dans le hall. Rien qui puisse éveiller des soupçons.

Une heure s'est écoulée sans incident. Mon portable a sonné.

- Alors, tu l'as vue ? a demandé Carrex.

- Elle n'est pas dans sa chambre. En tout cas, elle ne répond pas au téléphone.

- Tu es o˘, là ?

- Je surveille le hall.

Il a émis un son indistinct.

- quoi ?

- Tu surveilles le hall, c'est ce que tu viens de dire ?

- L‚che-moi les baskets, tu veux ?

352

- Et si on engageait deux gars de l'agence à ta place, hein ? Ils nous avertiront dès qu'elle sera là.

J'ai réfléchi à sa proposition.

- Non, pas tout de suite.

Juste à ce moment-là, je l'ai vue rentrer.

J'en ai eu le souffle coupé. Mon Dieu, c'était vraiment elle. Ma Sheila.

Vivante. Le téléphone a failli me tomber des mains.

- Will ?

- Il faut que j'y aille.

- Elle est là ?

- Je te rappelle.

J'ai éteint le portable. Ma Sheila -je ne savais toujours pas comment l'appeler autrement - avait changé de coiffure. Elle avait raccourci ses cheveux qu'elle portait maintenant avec une frange, le tout teint en noir de jais. Mais l'effet... En la voyant, j'avais eu l'impression de recevoir un coup de poing en pleine poitrine.

Je me suis soulevé de mon siège, à moitié étourdi. Elle marchait vite, la tête haute, du pas énergique et déterminé que je connaissais bien. Les portes de l'ascenseur étaient ouvertes ; je me suis alors rendu compte que je n'arriverais peut-être pas à temps.

Elle s'est engouffrée dans la cabine. J'ai traversé le hall rapidement, mais sans courir. Je ne voulais pas me donner en spectacle. Au vu de tout ce qui s'était passé - et de sa soudaine décision de disparaître -, je ne pouvais décemment pas hurler son nom et piquer un sprint.

Mes semelles claquaient sur le marbre. L'écho résonnait, sonore, à mes oreilles. Trop tard. J'ai vu les portes se refermer.

Zut.

J'ai appuyé sur le bouton d'appel. Aussitôt, les portes de l'autre ascenseur se sont ouvertes. J'allais me précipiter à l'intérieur, quand je me suis arrêté net. Minute ! ¿ quoi bon foncer ? Je ne savais même pas à

quel étage elle allait. J'ai

353

scruté les voyants lumineux au-dessus de l'ascenseur de ma Sheila.

Cinquième, sixième étage.

…tait-elle seule dans la cabine ?

Il me semblait bien que oui.

L'ascenseur a stoppé au huitième.

Parfait. Je suis entré dans l'autre ascenseur et j'ai pressé le bouton du huitième en espérant la rattraper avant qu'elle regagne sa chambre. Les portes ont commencé à se fermer. Je me suis adossé à la paroi du fond.

Mais, à la dernière seconde, une main a bloqué la fermeture. Les portes se sont rouvertes bruyamment. Un homme en sueur, vêtu d'un costume gris, a pénétré dans la cabine avec un hochement de tête à mon adresse. Il a appuyé

sur le dixième étage. Les portes ont fini par se refermer, et l'ascenseur s'est mis en marche.

- Fait chaud, m'a-t-il dit.

- Oui.

Il a poussé un soupir.

- Il est bien, cet hôtel, vous ne trouvez pas ?

Un touriste, ai-je pensé. Un New-Yorkais, ça fixait les numéros des étages qui défilaient et ça ne vous adressait jamais la parole.

J'ai acquiescé et, dès l'ouverture des portes, me suis rué dehors. Le couloir était long. J'ai regardé sur ma gauche. Rien. J'ai regardé sur ma droite, et là j'ai entendu une porte se fermer. Tel un chien de chasse, je me suis élancé, le nez au vent, en direction du bruit.

En remontant la piste, j'ai déduit que ça venait soit de la chambre 912, soit de la 914. J'ai contemplé une porte, puis l'autre. Et j'ai repensé à

un épisode de Batman o˘ Catwoman annonce au héros qu'une des portes mène à

elle et que derrière l'autre il trouvera un tigre. Batman s'était planté.

Mais bon, je n'étais pas Batman.

J'ai frappé au 912 et au 914 et, posté entre les deux, j'ai attendu.

Rien.

J'ai frappé à nouveau, plus fort cette fois. C'a bougé

354

derrière la porte 912. Je me suis rapproché. J'ai rajusté le col de ma chemise. En percevant le bruit d'une chaîne, j'ai pris une grande inspiration. La porte s'est ouverte.

L'homme, un gros costaud en tricot de corps et boxer-short rayé, ne cachait pas son exaspération.

- Oui ? a-t-il aboyé.

- Excusez-moi. Je cherche Donna White. Il a posé ses poings sur ses hanches.

- J'ai l'air d'être Donna White, moi ?

Des sons étranges émanaient de la chambre de ce client mal embouché. J'ai tendu l'oreille. Des gémissements. Des gémissements de plaisir factice.

L'homme a soutenu mon regard sans ciller, mais visiblement ça l'a contrarié. J'ai reculé. Une cassette, me suis-je dit. Il était en train de mater un film porno. Porno interruptus.

- Euh, désolé.

Il a claqué la porte.

O.K., exit la chambre 912. Du moins je l'espérais. C'était insensé. J'ai levé la main pour frapper au 914.

- Puis-je vous aider ?

Je me suis retourné et, au bout du couloir, j'ai aperçu un cr‚ne rasé

surmontant un cou de taureau et un blazer bleu orné d'un logo. Il bombait le torse. Agent de sécurité et fier de l'être.

- «a va, je vous remercie. Il a froncé les sourcils.

- Vous êtes un client de l'hôtel ?

- Oui.

- quel est votre numéro de chambre ?

- Je n'ai pas de numéro de chambre.

- Mais vous venez de dire...

J'ai tambouriné à la porte. Le cr‚ne rasé a pressé le pas. J'ai cru qu'il allait se jeter sur moi, mais au dernier moment il a ralenti.

- Veuillez me suivre, s'il vous plaît.

J'ai frappé de nouveau. Pas de réponse. Le cr‚ne rasé a 355

posé sa main sur mon bras. Je me suis dégagé et j'ai cogné à la porte en criant :

- Je sais que tu n'es pas Sheila.

«a l'a désarçonné. Marquant une pause, nous avons tous deux contemplé la porte. Personne n'est venu ouvrir. L'agent de sécurité m'a repris le bras, mais avec plus de douceur cette fois. Je n'ai pas opposé de résistance. Il m'a reconduit en bas, jusqu'à la sortie.

Je me suis retrouvé sur le trottoir. Le cr‚ne rasé a bombé le torse et croisé les bras.

Et maintenant ?

Autre axiome new-yorkais : ne jamais rester planté sur le trottoir.

L'important est de circuler. Les piétons pressés ne s'attendent pas à

rencontrer un obstacle sur leur chemin. Au mieux, ils le contourneront, mais ils ne s'arrêteront pas.

Réfugié devant une vitrine, j'ai sorti mon portable et composé le numéro de l'hôtel. On m'a passé la chambre de Donna White mais ça ne répondait toujours pas. Alors j'ai laissé un simple message : m'efforçant de ne pas prendre un ton trop suppliant, je lui ai demandé de me rappeler.

Y avait-il une autre issue quelque part ? M'avait-elle repéré derrière ses lunettes noires ? Voilà qui aurait expliqué sa h‚te à gagner l'ascenseur.

Et si le coup du huitième étage avait été une feinte pour mieux me semer ?

J'étais là, à scruter la foule des passants, quand soudain je l'ai vue.

Mon cour a cessé de battre.

Elle se tenait devant l'entrée de l'hôtel et me regardait. Pétrifié, j'ai juste réussi à porter ma main à ma bouche pour étouffer un cri. Elle s'est dirigée vers moi, les larmes aux yeux. J'ai secoué la tête. L'instant d'après, elle me serrait dans ses bras.

- Tout va bien, a-t-elle chuchoté.

J'ai fermé les yeux et nous sommes restés longtemps enlacés. Sans parler.

Sans bouger. Seuls au monde.

52

- MON VRAI NOM EST NORASPRING.

Nous étions installés au sous-sol d'un café Starbucks sur Park Avenue, tout près de la sortie de secours. Nous étions les seuls clients dans la salle.

Elle gardait un oil sur l'escalier, au cas o˘ j'aurais été suivi. Comme tous les Starbucks, celui-ci était décoré dans les tons ocre, avec volutes surréalistes et grandes photos d'hommes basanés, la mine un peu trop réjouie, en train de récolter du café.

Les fauteuils surdimensionnés étaient violets et moelleux à souhait. Nous les avons rapprochés. Nous nous tenions par la main. J'étais perplexe, bien s˚r. Je voulais des explications. Toutefois, par-delà les contingences, je me sentais planer. J'étais heureux. La femme que j'aimais m'était revenue.

Et rien de ce qu'elle allait me révéler ne pourrait assombrir ma joie.

Elle sirotait son café glacé.

- Je te demande pardon. Je lui ai pressé la main.

- De m'être enfuie. De t'avoir laissé croire... Elle s'est interrompue.

- Je n'ose même pas imaginer ce que tu as d˚ penser. Elle a cherché mon regard.

- Je ne voulais pas te faire souffrir.

357

- Ce n'est pas grave.

- Comment as-tu su que je n'étais pas Sheila ?

- ¿ son enterrement, j'ai vu le corps.

- J'avais l'intention de tout te raconter. Surtout quand j'ai appris son assassinat.

- Et pourquoi tu ne l'as pas fait ?

- Ken m'a dit que ça te mettrait en danger de mort.

Le nom de mon frère m'a causé un choc. Nora s'est détournée. Ma main est remontée jusqu'à son épaule, que la tension avait contractée. Je lui ai pétri doucement les muscles, retrouvant des gestes qui nous étaient familiers. Les yeux fermés, elle se laissait faire. Pendant un long moment, on s'est tus. C'est moi qui ai rompu le silence.

- Depuis combien de temps connais-tu mon frère ?

- Presque quatre ans.

J'ai hoché la tête pour l'encourager à poursuivre, mais elle continuait à

regarder ailleurs. Lui prenant le menton, j'ai tourné son visage vers moi et déposé un baiser sur ses lèvres.

- Je t'aime tant, a-t-elle dit.

La bouffée de joie qui m'a alors envahi a failli me soulever de mon fauteuil.

- Moi aussi, je t'aime.

- J'ai peur, Will.

- Je veillerai sur toi.

Elle a plongé son regard dans le mien.

- Je t'ai menti. Tout le temps qu'on a été ensemble.

- Je sais.

- Tu crois qu'on peut survivre à ça ?

- Je t'ai déjà perdue une fois, il est hors de question que je te perde de nouveau.

- Tu es s˚r ?

- Je t'aimerai toujours.

Elle a étudié mon visage - à la recherche de je ne sais quoi.

- Je suis mariée, Will.

Je me suis efforcé de ne pas broncher mais ce n'était pas facile. Ses paroles m'enveloppaient, s'enroulaient autour de 358

moi à la manière d'un boa constrictor. J'ai failli retirer ma main.

- Raconte.

- Il y a cinq ans, j'ai quitté mon mari. Cray était... Elle a fermé les yeux.

- ... excessivement violent. Je n'ai pas envie d'entrer dans les détails.

C'est sans intérêt. Nous habitions une ville nommée Cramden, pas très loin de Kansas City. Un jour, après que Cray m'a envoyée à l'hôpital, je me suis enfuie. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus, O.K. ?

J'ai hoché la tête.

- Je n'ai pas de famille. J'avais des amis, mais je n'ai pas voulu qu'ils y soient mêlés. Cray est un malade. Il refusait de me laisser partir. Il m'a menacée...

Sa voix s'est brisée.

- ... mais peu importe. Toujours est-il que je ne pouvais pas faire courir de risques à de tierces personnes. J'ai trouvé un foyer d'accueil pour femmes battues. Je leur ai dit que je désirais refaire ma vie ailleurs.

Mais j'avais peur de Cray. Il est dans la police municipale, vois-tu. Tu n'as pas idée... ¿ force de vivre dans la terreur, tu finis par croire que celui qui l'exerce est omnipotent. C'est impossible à expliquer.

Je me suis penché plus près. Connaissant les effets de la maltraitance, je comprenais.

- Les gens du foyer m'ont aidée à m'expatrier en Europe. J'ai vécu à

Stockholm, c'était dur. J'ai travaillé comme serveuse. Je me sentais très seule. J'avais envie de rentrer, mais j'avais toujours aussi peur de mon mari. Au bout de six mois, j'ai cru que j'allais devenir folle. Dans mes cauchemars, Cray me retrouvait et...

Ne sachant pas quoi faire, j'ai tenté de rapprocher mon fauteuil du sien.

Les accoudoirs se touchaient déjà, mais je pense qu'elle a apprécié le geste.

- Finalement, j'ai rencontré une femme. Une Américaine qui habitait dans le coin. Au début, on y est allées sur la pointe des pieds, mais elle avait un je-ne-sais-quoi...

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peut-être parce qu'on était en cavale toutes les deux et qu'on crevait de solitude, même si elle avait son mari et sa fille. Ils se cachaient également. Dans un premier temps, je n'ai pas su pourquoi.

- Cette femme... c'était Sheila Rogers ?

- Oui.

- Et le mari... J'ai dégluti.

- ... c'était mon frère. Elle a acquiescé.

- Ils ont une fille qui s'appelle Carly.

Les choses commençaient à prendre tournure.

- Sheila et moi sommes devenues très proches. Ken, lui, a mis du temps à

me faire confiance, mais à la fin des liens se sont tissés. Je me suis installée chez eux pour m'occuper de Carly. Ta nièce est une pure merveille, Will. Jolie, intelligente et, sans donner dans le pathos, elle a un charisme fou.

Ma nièce. Ken avait une fille. J'avais une nièce que je n'avais jamais vue.

- Ton frère parlait constamment de toi, Will. Il lui arrivait de mentionner ta mère, ton père ou même Melissa, mais il ne jurait que par toi. Il suivait ta carrière. Il savait tout de tes activités à Covenant House. Il était là depuis, quoi, sept ans ? Lui aussi devait se sentir bien seul. Du coup, une fois que la glace a été rompue entre nous, il m'a beaucoup parlé. Et tu étais son principal sujet de conversation.

J'ai cillé et contemplé la table. Les serviettes marron de Starbucks. Avec une espèce de poème stupide sur l'arôme et ses promesses. Faites en papier recyclé. Et marron, parce que c'était naturel.

- «a va ? m'a-t-elle demandé.

- Très bien. J'ai levé les yeux.

- Et que s'est-il passé ensuite ?

- J'ai contacté une amie qui habitait Cramden. Elle m'a appris que Cray avait engagé un détective privé ; il savait 360

que je me trouvais dans la région de Stockholm. J'ai paniqué, mais en même temps j'étais m˚re pour repartir. Comme je te l'ai dit, j'ai vécu dans le Missouri. J'ai pensé qu'à New York je serais peut-être en sécurité.

Seulement, il me fallait une autre identité. Au cas o˘ Cray poursuivrait ses recherches. Sheila était dans la même galère. Ses faux papiers, c'était du bidon, un simple changement de nom. C'est là qu'on a eu une idée. J'ai hoché la tête. J'avais déjà deviné.

- Vous avez échangé vos identités.

- Tout à fait. Elle est devenue Nora Spring, et moi Sheila Rogers. Comme ça, si jamais mon mari venait me chercher, il tomberait sur elle. Et si les gens qui les recherchaient trouvaient Sheila Rogers, ma foi, ça leur compliquerait un peu plus les choses.

D'accord, mais il restait encore des points d'interrogation.

- Tu as donc débarqué à New York.

- Oui.

- Et...

Là, j'avoue que j'avais un peu plus de mal à piger.

- ... nous nous sommes rencontrés. Nora a souri.

- Tu te poses des questions, hein ?

- Oui, quand même.

- Ce serait une sacrée coÔncidence que je sois venue proposer mes services précisément au centre o˘ tu travailles.

- «a me paraît peu probable, ai-je opiné.

- Tu as raison. Il ne s'agissait pas d'une coÔncidence. Elle s'est redressée avec un soupir.

- Je ne sais pas trop comment te l'expliquer, Will. Sa main dans la mienne, j'ai attendu.

- Comprends-moi bien, j'ai été très seule à l'étranger. Je n'avais que ton frère, Sheila, et bien s˚r Carly. ¿ force d'entendre ton frère délirer sur toi, j'ai fini par croire que tu étais différent de tous les hommes que j'avais connus. Pour

361

tout t'avouer, je pense que j'étais à moitié amoureuse de toi avant même qu'on fasse connaissance. J'ai donc décidé qu'en arrivant à New York, j'irais te voir pour savoir à quoi tu ressemblais réellement. Et, si tout se passait bien, te révéler éventuellement que Ken était vivant et qu'il était innocent, même s'il m'avait souvent avertie du danger d'une telle démarche. Je n'avais pas de plan, rien. Simplement, un beau jour, je me suis présentée à Covenant House et, appelle ça le destin ou ce que tu voudras, à l'instant même o˘ je t'ai vu, j'ai su que je t'aimerais toute ma vie. J'étais effrayé, confus et souriant.

- quoi ? a-t-elle dit.

- Je t'aime.

Elle a posé sa tête sur mon épaule. Nous nous sommes tus. Ce n'était pas fini. Mais chaque chose en son temps. Pour le moment, chacun de nous savourait le silence et la présence de l'autre. Enfin, Nora a repris :

- Il y a quelques semaines, j'étais à l'hôpital, près de ta mère. Elle souffrait tellement, Will. Elle m'a dit qu'elle n'en pouvait plus. Elle voulait mourir. Elle était trop mal... enfin, pas besoin de te faire un dessin.

J'ai acquiescé.

- J'aimais ta mère. Tu le sais, je pense.

- Je le sais, oui.

- Je ne pouvais pas rester là à me taire. J'ai donc rompu la promesse faite à ton frère. J'avais envie qu'elle sache la vérité avant de mourir.

Elle le méritait. Je voulais qu'elle sache que son fils était en vie, qu'il l'aimait et qu'il n'avait fait de mal à personne.

- Tu lui as parlé de Ken ?

- Oui. Mais même dans son état de torpeur, elle s'est montrée sceptique.

¿ mon avis, il lui fallait des preuves.

Je me suis figé. Je comprenais à présent. Ce qui avait tout déclenché.

L'incursion dans la chambre de mes parents après l'enterrement. La photo cachée derrière le cadre.

- Du coup, tu lui as donné la photo de Ken. Nora a hoché la tête.

362

- Elle ne l'a pas revu. Sauf en photo.

- C'est exact.

Voilà qui expliquait pourquoi nous n'en avions rien su.

- Mais tu lui as bien dit qu'il allait revenir ?

- Oui.

- Tu as menti ?

Elle a réfléchi un instant.

- Je me suis sans doute un peu trop avancée, mais ce n'était pas vraiment un mensonge. Sheila m'a contactée quand il a été arrêté. Ken s'est toujours montré prévoyant. Il avait pris des tas de dispositions pour Sheila et Carly. Après son arrestation, elles se sont enfuies. La police n'a jamais appris leur existence. Sheila est restée en Europe jusqu'à ce que Ken considère qu'il n'y avait plus de danger. Alors elle est rentrée en catimini.

- Et elle t'a appelée à son arrivée ?

- Oui.

Tout concordait.

- D'une cabine téléphonique au Nouveau-Mexique ?

- Oui.

Ce devait être le premier coup de fil dont m'avait parlé Pistillo - du Nouveau-Mexique à mon domicile.

- Et après ?

- Les choses ont dégénéré. J'ai reçu un appel de Ken. Il était dans tous ses états. quelqu'un les avait retrouvés. Lui et Carly étaient sortis quand deux hommes ont fait irruption chez eux. Ils ont torturé Sheila pour savoir o˘ il était. Ken est revenu avant qu'ils partent. Il les a abattus tous les deux, mais Sheila était grièvement blessée. Il m'a dit de fuir. La police allait relever les empreintes digitales. McGuane et ses sbires sauraient également que Sheila Rogers avait été avec lui.

- Et c'est elle que tout le monde chercherait.

- Oui.

- Or tu étais Sheila désormais. Donc tu devais disparaître.

- Je voulais t'en parler... mais Ken a été catégorique.

363

Ton ignorance était un gage de sécurité. Et puis il y avait Carly. Ces gens-là ont torturé et tué sa mère. Je n'aurais pas supporté qu'il arrive quelque chose à Carly.

- quel ‚ge a-t-elle maintenant ?

- Elle va avoir douze ans.

- Elle est donc née avant le départ de Ken ?

- Elle avait six mois, il me semble.

Encore un point douloureux. Ken avait un enfant et il ne m'en avait jamais parlé. J'ai demandé :

- Pourquoi avait-il caché son existence ?

- Aucune idée.

Jusqu'à présent, j'avais réussi à suivre la logique des événements, mais là

je ne voyais pas comment Carly s'inscrivait dans le tableau. Six mois avant la disparition de Ken. ¿ peu près au moment o˘ le FBI l'avait retourné.

Ceci expliquait-il cela ? Ken craignait-il que ses actes ne mettent son bébé en danger ? Oui, ça tombait sous le sens.

Mais il manquait toujours quelque chose.

J'allais poser une nouvelle question pour tenter de combler les lacunes quand mon portable a sonné. Carrex, sans doute. J'ai jeté un oil sur le numéro qui s'affichait. Non, ce n'était pas Carrex. Mais je l'ai reconnu sans difficulté. Katy Miller. J'ai pressé le bouton et collé le téléphone à

mon oreille.

- Katy ?

- Ooooh non, désolé, il y a erreur. Faites un autre essai. Mon sang s'est glacé. Nom de Dieu... Le Spectre ! J'ai

fermé les yeux.

- Si jamais tu touches à un seul de ses cheveux...

- Allons, allons, Will, m'a-t-il interrompu. Les menaces en l'air, c'est pas digne de toi.

- qu'est-ce que tu veux ?

- Il faut qu'on cause, mon petit vieux.

- O˘ est-elle ?

- qui ça ? Ah, tu veux dire Katy ? Elle est là, pourquoi ?

- Je veux lui parler.

364

- Tu ne me crois pas, Will ? «a me fait beaucoup de peine.

- Je veux lui parler, ai-je répété.

- Pour t'assurer qu'elle est toujours en vie ?

- quelque chose comme ça.

- Et que dirais-tu de ça, hein ? a-t-il roucoulé de sa voix la plus mielleuse. Je peux la faire crier. «a t'irait ?

J'ai fermé les yeux derechef.

- Je ne t'entends pas, Will.

- Non.

- Tu es s˚r ? Ce ne serait pas un problème. Un cri bien perçant, genre qui te déchire les oreilles. qu'en penses-tu ?

- S'il te plaît, ne lui fais pas de mal, ai-je répondu. Elle n'a rien à

voir avec toute cette histoire.

- O˘ es-tu ?

- Park Avenue.

- Sois un peu plus précis.

Je lui ai donné un endroit, deux rues plus loin.

- Je t'envoie une voiture d'ici cinq minutes. Tu vas monter dedans. Tu as compris ?

- Oui.

- Autre chose, Will.

- quoi ?

- N'appelle personne. Ne le dis à personne. Katy Miller souffre déjà du cou depuis la dernière fois. Tu n'imagines pas à quel point c'est tentant de vérifier comme je lui ai fait mal.

Il s'est tu un instant, avant de chuchoter :

- Tu me suis toujours, vieux voisin ?

- Oui.

- Tiens bon, alors. Il n'y en a plus pour longtemps.

53

CLAUDIA FISHER A FAIT IRRUPTION dans le bureau de Joseph Pistillo.

qui a levé la tête.

- que se passe-t-il ?

- Raymond Cromwell n'est pas venu au rapport. Cromwell était l'agent secret qu'ils avaient adjoint à

Joshua Ford, l'avocat de Ken Klein.

- Je croyais qu'il avait un micro sur lui ?

- Ils avaient rendez-vous chez McGuane. Il ne pouvait pas y aller avec un micro.

- Et personne ne l'a revu depuis ? Fisher a secoué la tête.

- Ni lui ni Ford. Ils se sont volatilisés tous les deux.

- Bon Dieu !

- qu'avez-vous l'intention de faire ? Pistillo était déjà debout.

- Sonnez le rappel. On va effectuer une descente dans les bureaux de McGuane.

Abandonner Nora-je m'étais déjà habitué à ce prénomme fendait le cour, mais y avait-il une autre solution ? L'idée de savoir Katy seule avec ce psychopathe sadique me rongeait encore plus. Je me suis rappelé ma sensation

366

d'impuissance quand, menotte au lit, j'avais entendu le Spectre l'agresser.

J'ai fermé les yeux pour chasser cette vision.

Nora a bien essayé de me retenir, mais elle a compris. Je n'avais pas le choix. Il fallait que j'y aille. Notre dernier baiser a été presque trop tendre. quand je me suis écarté, elle avait à nouveau les larmes aux yeux.

- Reviens-moi vite, a-t-elle dit.

La voiture était une Ford noire aux vitres teintées. Il n'y avait qu'une seule personne à l'intérieur : le chauffeur. Je ne l'ai pas reconnu. Il m'a donné un masque, de ceux qu'on distribue dans les avions, et m'a dit de le mettre et de m'allonger sur la banquette arrière. Je me suis exécuté. La voiture a redémarré. J'en ai profité pour réfléchir. J'avais appris beaucoup, mais pas tout. Sur un point, le Spectre avait raison : j'étais s˚r que le dénouement était proche.

Bon. Onze ans plus tôt, donc, Ken avait trempé dans les activités illégales de ses vieux copains, McGuane et le Spectre. Il n'y avait pas à tergiverser

- mon frère avait mal tourné. Il avait beau être mon héros, Melissa l'avait dit : il était porté sur la violence. Je pouvais toujours appeler ça le go˚t du risque, c'était une simple question de vocabulaire.

¿ un moment donné, Ken a été arrêté et il a accepté de balancer McGuane.

Mais ce dernier l'a su. Ken s'est réfugié à la maison, je ne comprenais pas très bien pourquoi. Ni ce que Julie Miller venait faire là-dedans. Elle n'avait pas remis les pieds chez elle depuis plus d'un an. …tait-ce une coÔncidence ? Avait-elle suivi Ken parce qu'il était son amant ou son pourvoyeur de drogue ? Et le Spectre la surveillait-il, sachant qu'elle finirait par le conduire à Ken ?

Bref, il les a trouvés tous les deux, et dans une posture délicate qui plus est. Bien que blessé, Ken a réussi à s'échapper ; Julie, elle, n'a pas eu cette chance. Histoire de lui mettre la pression, le Spectre s'est débrouillé pour faire porter le chapeau à Ken. Mon frère, aux abois, a pris sous le bras sa compagne, Sheila Rogers, et leur petite Carly. Et tous les trois ont disparu dans la nature.

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Ma vue, même à travers le masque, s'est obscurcie. ¿ en juger par le bruit chuintant, nous nous étions engagés dans un tunnel. «a pouvait être Midtown, mais j'avais l'impression qu'il s'agissait de Lincoln, direction New Jersey...

Les années ont passé. Ken et Sheila étaient toujours ensemble. Carly a grandi. Puis un jour, Ken a été capturé. Et rapatrié aux …tats-Unis, convaincu sans doute qu'on allait le pendre pour le meurtre de Julie. Mais Pistillo avait une autre idée derrière la tête. Il voulait le cerveau de l'opération. McGuane. Et, à cet égard, Ken pouvait encore lui être utile.

Ils ont conclu un accord. Ken s'est installé au Nouveau-Mexique. Sheila et Carly ont quitté la Suède pour le rejoindre. C'était oublier que McGuane était un adversaire puissant : il a envoyé deux de ses hommes, qui ont torturé Sheila pour savoir o˘ était mon frère. Ken les a surpris et, après les avoir abattus, a chargé sa femme blessée et sa fille dans la voiture, direction le large. Il a également prévenu Nora que la police et McGuane allaient lui tomber sur le paletot. Du coup, elle a été obligée de se cacher aussi.

Voilà à peu près o˘ j'en étais de toute l'histoire.

La Ford s'est arrêtée. J'ai entendu le chauffeur couper le moteur. Et j'ai décidé que j'en avais assez de rester passif. Si je voulais avoir une chance de survivre, il fallait que je me montre plus combatif. J'ai enlevé

le masque et consulté ma montre. Nous avions roulé pendant une bonne heure.

Je me suis assis.

Nous nous trouvions en pleine forêt. La terre était tapissée d'aiguilles de pin. Il y avait là comme une espèce de mirador, une construction légère en aluminium juchée sur une plate-forme à trois mètres du sol. On aurait dit une cabane à outils, un édifice purement fonctionnel. Et plus ou moins à

l'abandon. Les coins et la porte étaient mangés par la rouille.

Le chauffeur s'est retourné.

- Descendez.

Les yeux rivés sur la cabane, j'ai obéi. La porte s'est 368

ouverte, et le Spectre est apparu. Il était entièrement vêtu de noir, comme pour une soirée poésie au Village. Il m'a adressé un signe de la main.

- Salut, Will.

- O˘ est-elle ?

- qui ça ?

- Ne commence pas à m'emmerder. Le Spectre a croisé les bras.

- C'est qu'on est un brave petit soldat, dis !

- O˘ est-elle ?

- Tu veux parler de Katy Miller ?

- Tu sais bien que oui.

Il avait une sorte de corde à la main. Un lasso peut-être. Je me suis figé.

- Elle ressemble tellement à sa sour, tu ne trouves pas ? Comment aurais-je pu résister ? Ce cou, j'entends. Ce beau cou de cygne. Déjà tuméfié...

Je me suis efforcé de raffermir ma voix.

- O˘ est-elle ? Il a cillé.

- Elle est morte, Will.

Mon cour s'est arrêté de battre.

- J'en avais assez d'attendre, alors...

Il s'est mis à rire. Son rire a déchiré le silence, ricochant entre les arbres. J'étais comme statufié. Il a pointé le doigt et crié :

- Je t'ai eu ! Je plaisante, mon petit Willie. Il faut bien s'amuser un peu. Katy se porte comme un charme.

Il m'a fait signe d'approcher.

- Viens et tu verras par toi-même.

Le cour fermement logé dans le gosier, je me suis h‚té vers la plate-forme.

J'ai escaladé l'échelle rouillée. Le Spectre riait toujours. J'ai poussé la porte de la cabane.

Katy était bien là.

Le rire du Spectre continuait de résonner à mes oreilles. Je me suis précipité vers elle. Malgré les mèches qui lui tombaient sur le visage, elle avait les yeux ouverts. Ses

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mains étaient ligotées derrière la chaise, mais autrement, à part ses hématomes au cou qui avaient viré au jaune, elle n'avait rien.

Je me suis penché et j'ai repoussé ses cheveux en arrière.

- «a va ?

- Oui.

Je commençais à bouillir.

- Il ne t'a pas fait mal ?

- Non.

Sa voix a tremblé.

- qu'est-ce qu'il nous veut ?

- Je vais vous le dire.

Le Spectre est rentré, laissant la porte ouverte. Le sol de la cabane était jonché de bouteilles de bière brisées. Un vieux fichier métallique occupait un coin de la pièce. Un ordinateur portable. Trois chaises pliantes en métal, dont une occupée par Katy. Le Spectre a pris la deuxième et, d'un geste, m'a invité à m'asseoir à sa gauche. Je suis resté debout. Il a poussé un soupir et s'est relevé.

- J'ai besoin de ton aide, Will. Il s'est tourné vers Katy.

- Et j'ai pensé que la présence de Mlle Miller... Il m'a gratifié de son sourire glaçant.

- ... qu'elle serait susceptible de te stimuler. J'ai redressé les épaules.

- Si tu lui fais du mal, si jamais tu lèves le petit doigt... Le Spectre n'a pas bronché. Simplement, sa main a jailli, et le coup m'a atteint sous le menton. Un son étranglé s'est échappé de mes lèvres. J'ai eu l'impression d'avaler ma propre gorge. Pendant que je chancelais, il s'est baissé sans h‚te et m'a décoché un uppercut au rein.

Je suis tombé à genoux, quasi paralysé par la violence de l'impact. Il m'a regardé de haut.

- Tes fanfaronnades commencent à me taper sur les nerfs, mon petit Willie.

J'ai cru que j'allais vomir.

370

- On a besoin d'entrer en contact avec ton frère, a-t-il poursuivi. C'est pour ça que tu es là.

J'ai levé les yeux.

- Je ne sais pas o˘ il se trouve.

Le Spectre est allé se poster derrière la chaise de Katy. Avec douceur, il a posé les mains sur ses épaules. Elle a grimacé. Du bout des doigts, il a caressé les hématomes sur son cou.

- Je dis la vérité, ai-je ajouté.

- Ah ! mais je te crois.

- qu'est-ce que tu veux alors ?

- Je sais comment joindre Ken.

- quoi ? ai-je dit, déconcerté.

- Tu as déjà vu un de ces vieux films o˘ le fugitif laisse des messages par le biais des petites annonces ?

- Oui, je crois.

Il a souri, visiblement satisfait de ma réponse.

- Ken utilise la même méthode, mais en plus sophistiqué. Il passe par un forum sur Internet. Plus précisément, il expédie et reçoit du courrier sur quelque chose qui s'appelle rec.music.elvis. Comme son nom l'indique, c'est un groupe de discussion pour les fans d'Elvis. Ainsi, par exemple, si son avocat veut le joindre, il laisse un message, la date et l'heure avec un nom de code. Et Ken sait aussitôt à quel moment envoyer un message IRC

audit avocat.

- Un message IRC ?

- Conversation en temps réel. Tu dois connaître. C'est comme un forum privé pour chater. Impossible à repérer.

- Comment tu sais tout ça ? ai-je demandé.

Il a souri de nouveau, resserrant imperceptiblement les mains sur le cou de Katy.

- Collecte de renseignements. C'est ma spécialité.

Il a l‚ché Katy, et je me suis rendu compte que je retenais mon souffle. De sa poche, il a sorti son espèce de lasso.

- Et pourquoi as-tu besoin de moi ?

- Ton frère a refusé de rencontrer son avocat. ¿ mon avis, il a soupçonné

un piège. Du coup, on lui a fixé un autre

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rendez-vous sur Internet. Peut-être arriveras-tu à le convaincre de venir...

- Et si je n'y arrive pas ?

Il a brandi la corde. Celle-ci était fixée à un manche en bois.

- Sais-tu ce que c'est ? Je n'ai pas répondu.

- C'est un lasso du Pendjab, a-t-il annoncé comme s'il s'apprêtait à faire une conférence. Employé par les thugs. On les appelait les assassins silencieux. Certains pensent qu'ils ont été exterminés au XIXe siècle.

D'autres... eh bien, d'autres n'en sont pas aussi s˚rs.

Ses yeux se sont posés sur Katy, son arme primitive en l'air.

- Faut-il que je continue, Will ? J'ai secoué la tête.

- Il saura que c'est un guet-apens.

- ¿ toi de le persuader du contraire. Si tu échoues... Il s'est redressé

en souriant.

- ... ma foi, l'avantage c'est que tu verras en direct comment Julie a souffert il y a toutes ces années.

J'ai senti le sang refluer de mes extrémités.

- Tu vas le tuer.

- Oh, pas forcément.

¿ l'évidence, il mentait, mais son expression était effroyablement sincère.

- Ton frère a fait des cassettes et recueilli des informations compromettantes. Mais il n'a encore rien montré au FBI. C'est plutôt bon signe. «a prouve qu'il est prêt à coopérer et qu'il est resté le Ken qu'on connaît et qu'on aime. Et puis...

Il s'est interrompu, songeur.

- ... il a quelque chose que je veux récupérer.

- qu'est-ce que c'est ?

Le Spectre a fait non de la tête.

- Voilà le marché : s'il nous donne tout et promet de disparaître à

nouveau, on n'en parlera plus.

372

Mensonge. Il allait tuer Ken. Et nous avec. Sans l'ombre d'un doute.

- Et si je ne te crois pas ?

Il a fait glisser le lasso autour du cou de Katy. Elle a poussé un petit cri. Souriant, le Spectre m'a fixé droit dans les yeux.

- Est-ce si important que ça ? J'ai dégluti.

- Peut-être pas.

- Peut-être ?

- Je ferai ce que tu me demandes.

Il a abandonné le lasso sur le cou de Katy, tel un collier macabre.

- N'y touche pas, m'a-t-il dit. Nous avons une heure devant nous.

Profites-en pour bien regarder son cou, Will. Je te laisse imaginer le reste.

54

MCGUANE AVAIT …T… PRIS DE COURT.

Sous ses yeux, le FBI a fait irruption dans le b‚timent. Il n'avait pas prévu cela. Oui, Joshua Ford était un personnage connu. Oui, sa disparition allait provoquer des haussements de sourcils, même s'ils l'avaient obligé à

appeler sa femme et à lui dire qu'il avait d˚ s'absenter pour des ´ raisons ultraconfidentielles ª. Mais une réaction de cette ampleur-là ? «a semblait disproportionné.

Peu importe. McGuane était prêt à parer à toutes les éventualités. Le sang avait été nettoyé avec un nouveau produit à base d'eau oxygénée, si bien que même un examen à la lumière bleue ne révélerait rien. Cheveux et fibres avaient également été enlevés, et même s'il en était resté, o˘ était le mal ? Il n'allait pas nier avoir reçu Ford et Cromwell dans son bureau. Il se ferait un plaisir de le reconnaître. Ils étaient venus et repartis : il pouvait en fournir la preuve. Les gens de la sécurité avaient déjà remplacé

la vraie cassette de surveillance par la cassette digitalisée montrant Ford et Cromwell en train de quitter les lieux de leur propre gré.

McGuane a pressé la touche qui effaçait et reformatait automatiquement ses fichiers informatiques. Ils ne trouveraient rien. Ses données étaient sauvegardées via Internet.

374

Toutes les heures, l'ordinateur expédiait un e-mail sur un compte secret.

Les fichiers étaient ainsi stockés en toute tranquillité dans le cyberespace. McGuane était le seul à connaître l'adresse. Et il pouvait récupérer les copies des fichiers quand bon lui semblait.

Se levant, il a rajusté sa cravate au moment o˘ Pistillo se ruait dans le bureau avec Claudia Fisher et deux autres agents sur ses talons. Pistillo a pointé son arme sur McGuane.

Lequel a écarté les bras. Ne jamais montrer qu'on a peur.

- quelle agréable surprise.

- O˘ sont-ils ? a crié Pistillo.

- qui?

- Joshua Ford et l'agent Raymond Cromwell. McGuane n'a pas cillé. La voilà, l'explication.

- Vous dites que M. Cromwell est un agent fédéral ?

- Parfaitement, a aboyé Pistillo. Alors, o˘ est-il ?

- Dans ce cas, je désire porter plainte.

- quoi ?

- L'agent Cromwell s'est présenté ici en tant qu'avocat, a expliqué

McGuane posément. Je me suis fié à sa parole. Je me suis entretenu avec lui sous le sceau du secret professionnel. Or, j'apprends que c'était un agent du FBI. Je veux m'assurer que rien de ce que j'ai dit ne pourra se retourner contre moi.

Pistillo était devenu tout rouge.

- O˘ est-il, McGuane ?

- Je n'en ai pas la moindre idée. Il est parti avec M. Ford.

- quel était l'objet de votre rendez-vous ? McGuane a souri.

- Allons, Pistillo. Notre entretien est protégé par le secret professionnel, vous le savez bien.

Pistillo avait très envie d'appuyer sur la détente. Il a pointé le canon de l'arme sur le visage de McGuane, qui est demeuré imperturbable. Il a baissé

le bras.

375

- Fouillez les lieux ! a-t-il rugi. Emballez et étiquetez tout. Placez-le en état d'arrestation.

McGuane s'est laissé menotter. Il ne leur parlerait pas de la cassette de surveillance. qu'ils la trouvent donc tout seuls. C'aurait infiniment plus d'impact. Cependant, tandis que les agents le traînaient dehors, il a compris que ça sentait le roussi. Manquer de culot ne lui faisait pas peur

- une fois de plus, il n'en était pas à son premier agent fédéral -, non, il se demandait s'il n'avait pas oublié quelque chose, s'il n'avait pas fini par commettre l'erreur fatale qui allait tout lui co˚ter.

55

LE SPECTRE A qUITT… LA CABANE, nous laissant seuls, Katy et moi. Assis sur ma chaise, je ne pouvais détacher les yeux du lasso autour de son cou. Il avait produit l'effet escompté. J'étais prêt à coopérer. Je ne voulais pas prendre le risque de voir cette corde se resserrer sur le cou de la gamine effrayée.

Katy m'a regardé.

- Il va nous tuer.

Ce n'était même pas une question. Plutôt une évidence. Néanmoins, j'ai nié.

Je lui ai promis de la sortir de là, mais je doute d'avoir calmé ses angoisses. Pas étonnant. Ma gorge allait mieux, mais mon rein me faisait toujours aussi mal. Mon regard errait à travers la pièce.

Réfléchis, Will. Réfléchis vite.

Je savais ce qui nous attendait. Le Spectre se servirait de moi pour donner rendez-vous à Ken. En se montrant, mon frère signerait notre arrêt de mort.

Il fallait que j'essaie de le prévenir. Notre seul espoir était qu'il flaire le piège et qu'il les surprenne. Mais je devais envisager toutes les solutions possibles, trouver une autre issue, quitte à me sacrifier pour sauver Katy. Il y aurait bien une faiblesse, une brèche quelque part. Pour l'exploiter, je me devais de rester sur le qui-vive.

377

Katy a chuchoté :

- Je sais o˘ on est.

- O˘>

- ¿ la réserve d'eau de South Orange. On venait souvent boire ici. Ce n'est pas très loin de Hobart Gap Road.

- Combien ?

- Un kilomètre et demi, peut-être.

- Tu connais le chemin ? Si on arrive à s'échapper, tu serais capable de nous y conduire ?

- Je pense que oui.

Bon. C'était déjà quelque chose. J'ai vu, par la porte, le chauffeur adossé

à la voiture. Les mains derrière le dos, le Spectre se balançait sur ses talons. Il contemplait le ciel, comme s'il était en train d'observer des oiseaux. Le chauffeur a allumé une cigarette. Le Spectre n'a pas bougé.

Rapidement, j'ai scruté le plancher et trouvé ce que je cherchais : un gros tesson de bouteille. J'ai risqué un autre regard dehors. Les deux hommes ne semblaient pas nous prêter attention. Alors je me suis glissé derrière la chaise de Katy.

- qu'est-ce que tu fais ? a-t-elle soufflé.

- Je vais te libérer.

- Tu es fou ? S'il te voit...

- Il faut bien qu'on tente quelque chose.

- Mais...

Elle a marqué une pause.

- Même en admettant que tu me libères, qu'est-ce qui va se passer ensuite ?

- Je l'ignore, mais sois prête. Il y aura bien une chance de fuir, à un moment ou à un autre. Il faudra en profiter.

J'ai entrepris de scier la corde avec mon bout de verre. Elle s'est effilochée. «a n'allait pas assez vite. J'ai accéléré l'allure. La corde a commencé à céder, brin par brin.

J'en étais à la moitié quand j'ai senti la plate-forme vibrer. Je me suis arrêté. quelqu'un montait. Katy a gémi. J'ai 378

bondi et atterri sur mon siège juste au moment o˘ le Spectre entrait dans la cabane.

- Tu m'as l'air bien essoufflé, mon petit Willie.

J'ai planqué le morceau de verre derrière mon dos, manquant m'asseoir dessus. Le Spectre a froncé les sourcils. Mon cour battait à se rompre.

Puis il s'est tourné vers Katy, qui a soutenu bravement son regard.

Drôlement courageuse, la petite. Soudain, j'ai été pris de panique.

La corde effrangée était bien en vue.

Le Spectre a plissé les yeux.

- Bon, alors on y va ? ai-je lancé.

La manouvre de diversion a fonctionné. Il a pivoté vers moi. Katy a bougé

les mains de façon à mieux cacher la corde. …videmment, s'il y regardait de plus près... Mais le Spectre a attendu une fraction de seconde avant d'aller chercher l'ordinateur. L'espace d'un battement de cils, il m'a tourné le dos.

Maintenant, me suis-je dit.

J'allais lui sauter dessus et lui planter le tesson dans le cou à la manière d'un surin. J'ai évalué la distance en une seconde. …tais-je trop loin ? Sans doute. Et le chauffeur ? …tait-il armé ? Trouverais-je le courage... ?

Le Spectre a fait volte-face. Le moment - à supposer qu'il y en ait eu un -

était passé.

L'ordinateur était déjà allumé. Le Spectre a pianoté sur le clavier. Il s'est connecté à distance, et un texte s'est affiché. Il m'a souri.

- L'heure est venue de parler à Ken.

Mon estomac s'est noué. Il a pressé la touche Retour. Sur l'écran, j'ai vu ce qu'il avait tapé : IL Y A qUELqU'UN?

On a attendu. La réponse est arrivée peu après. OUI. Le Spectre a eu un sourire.

- Ah, Ken !

Il a tapé à nouveau.

C'EST WILL. JE SUIS AVEC FORD.

379

Il y a eu une longue pause.

LE NOM DE LA PREMI»RE FILLE q UE TUAS EMBRASS…E ?

Le Spectre m'a fixé des yeux.

- Comme je le prévoyais, il veut s'assurer que c'est réellement toi.

Je n'ai rien dit, mais mon esprit était en ébullition.

- Je sais ce que tu penses. Tu veux l'avertir en lui donnant une réponse approximative.

S'approchant de Katy, il a empoigné le manche du lasso. Il a tiré

légèrement. La corde s'est tendue contre son cou.

- Ecoute-moi, Will. Tu vas te lever. Tu vas aller à l'ordinateur et taper la bonne réponse. Je continuerai à serrer la corde. Si jamais tu essaies de ruser... - ou même si je te soupçonne de vouloir ruser... -, j'arrêterai seulement quand elle sera morte. Tu as compris ?

J'ai hoché la tête.

Il a resserré le lasso. Katy a émis un petit bruit.

- Vas-y, m'a-t-il dit.

Je me suis h‚té d'obéir. La peur me paralysait le cerveau. Il avait raison.

J'avais cherché un mensonge plausible pour avertir Ken. Mais je ne pouvais plus me le permettre. J'ai posé les doigts sur les touches et tapé : CINDISHAPIRO.

Le Spectre a souri.

- C'est vrai ? Dis donc, c'était un sacré canon, Will. Je suis impressionné.

Il a rel‚ché la pression. Katy a exhalé son souffle. Il m'a rejoint devant l'ordinateur. J'ai jeté un coup d'oil sur ma chaise. Avec le tesson de bouteille bien en vue. Je me suis empressé de me rasseoir, et nous avons attendu la réponse.

RENTRE CHEZ TOI, WILL.

Le Spectre s'est frotté le visage.

- Intéressant comme réaction. Il a réfléchi un instant.

- Et ça s'est passé o˘ ?

- quoi ?

- Toi et Cindi Shapiro. Chez elle ? chez toi ? O˘ ?

380

- ¿ la bar-mitsvah d'Eric Frankel.

- Ken le sait, ça ?

- Oui.

Souriant, le Spectre a tapé :

TU M'AS TEST…. ¿ TON TOUR MAINTENANT. OŸ AI-JE EMBRASS… CINDI ?

Une autre longue pause. Moi aussi, j'étais au bord de mon siège. C'était malin, de la part du Spectre, d'avoir retourné la situation. Mais surtout, nous ne savions pas si nous avions réellement affaire à Ken. Sa réponse serait décisive.

Trente secondes se sont ainsi écoulées. Puis : RENTRE CHEZ TOI, WILL.

Le Spectre a tapé :

JE VEUX TRE S€R qUE C'EST TOI.

Une pause plus longue encore. Et finalement : LA BAR-MITSVAH DE FRANKEL. RENTRE CHEZ TOI ¿ PR…SENT.

J'ai eu un coup au cour. Ken...

Je me suis tourné vers Katy. Nos regards se sont croisés. Pendant ce temps, le Spectre a tapé :

IL FAUT qU'ON SE VOIE.

La réponse est tombée immédiatement :

PAS qUESTION.

S'IL TE PLçT. C'EST IMPORTANT.

RENTRE CHEZ TOI, WILL. TROP DANGEREUX.

OŸ ES-TU?

COMMENT ES-TU ARRIV… ¿ FORD ?

- Hmm, a dit le Spectre.

Et, après un instant de réflexion, il a tapé : PISTILLO.

Nouvelle pause.

J'AI SU POUR MAMAN. C'A …T… TR»S DUR ?

Le Spectre n'a pas pris la peine de me consulter.

oui.

COMMENT VA PAPA ?

PAS BIEN. ON VEUT TE VOIR.

381

Pause.

PAS qUESTION.

ON PEUT T'AIDER.

VA UT MIEUX GARDER SES DISTANCES.

Le Spectre m'a regardé.

- On fait appel à son vice préféré ?

Je n'avais pas la moindre idée de ce dont il parlait. Je l'ai vu taper : ON PEUT TE TROUVER DE L'ARGENT. TU EN AS BESOIN ?

«A VA VENIR. ON PEUT FAIRE «A PAR MANDAT INTERNATIONAL.

Comme s'il lisait dans mes pensées, le Spectre a tapé : IL FAUT VRAIMENT qUE JE TE RENCONTRE. S'IL TE PLçT.

JE T'AIME, WILL. RENTRE CHEZ TOI.

Une fois de plus, comme s'il était dans ma tête, le Spectre a tapé : ATTENDS.

JE VAIS ME D…CONNECTER, FRANGIN. T'INqUI»TE PAS.

Le Spectre a repris sa respiration.

- «a ne marche pas, a-t-il dit à haute voix. Et il a tapé rapidement : D…CONNECTE-TOI, KEN, ET TON FR»RE MEURT. Une pause. Puis : qUI EST-CE?

Le Spectre a souri.

DEVINE INDICE : NOTRE AMI CASPER.

Pas de pause cette fois-ci.

LAISSE-LE TRANqUILLE, JOHN.

CAM'…TONNERAIT.

IL N'A RIEN ¿ VOIR L¿-DEDANS.

NE PERDS PAS TON TEMPS ¿ ESSAYER DE M'ATTENDRIR. TU TE POINTES, TU ME

DONNES CE qUE JE VEUX, JE NE LE TUE PAS.

LAISSE-LE PARTIR D'ABORD. ENSUITE JE TE DONNERAI CE qUE TU VEUX.

Le Spectre a ri. Les touches cliquetaient.

ALLONS, KEN, LA COUR. TU TE SOUVIENS DE LA COUR, N'EST-CE PAS ? JE TE DONNE

TROIS HEURES POUR TRE L¿-BAS.

382

IMPOSSIBLE. JE NE SUIS M ME PAS SUR LA C‘TE EST.

- Foutaises ! a marmonné le Spectre. Et il a tapé frénétiquement : ALORS GROUILLE-TOI. TROIS HEURES. SI TU N'ES PAS L¿, JE COUPE UN DOIGT.

PUIS UN AUTRE, TOUTES LES DEMI-HEURES. APR»S JE PASSERAI AUX ORTEILS. ET

ENSUITE J'IMPROVISERAI. LA COUR, KEN. TROIS HEURES.

Le Spectre a coupé la communication et refermé l'ordinateur d'un coup sec.

- Ma foi, a-t-il dit avec un sourire, c'a plutôt bien fonctionné, non ?

56

NORA A APPEL… CARREX SUR SON PORTABLE. En deux mots, elle lui a expliqué

les raisons de sa disparition. Il a écouté sans l'interrompre, tout en roulant pour la rejoindre. Ils se sont retrouvés devant le b‚timent de Metropolitan Life dans Park Avenue.

Elle est montée dans la camionnette et lui a sauté au cou. C'était bon d'être de retour.

- On ne peut pas avertir la police, a-t-il prévenu. Elle a approuvé.

- Will a été catégorique là-dessus.

- Alors qu'est-ce qu'on fait, nom de Dieu ?

- Je ne sais pas. Mais j'ai peur, Carrex. Le frère de Will m'a parlé de ces gens-là. Ils vont le tuer, c'est s˚r.

Carrex a ruminé l'information.

- Comment vous vous y prenez pour communiquer, Ken et toi ?

- Par l'intermédiaire d'un forum sur Internet.

- On va lui envoyer un message. Peut-être qu'il aura une idée, lui.

Le Spectre gardait ses distances. Le temps passait. Je continuais à guetter l'éventuelle ouverture, prêt à risquer le tout pour le tout. La main sur le tesson de bouteille,

384

j'étudiais son cou. Je répétais mentalement les gestes. J'essayais d'anticiper sur sa technique de défense et sur la meilleure façon d'y parer. O˘ étaient ses artères ? quel serait l'endroit le plus vulnérable et comment faire pour l'atteindre ?

Katy avait l'air de tenir le coup. J'ai repensé à ma conversation avec Pistillo. Il avait eu raison. Tout ceci était ma faute. Lorsqu'elle m'avait proposé son aide, j'aurais d˚ refuser tout net. Même si je comprenais sa démarche - et je la comprenais mieux que personne -, ça ne m'empêchait pas de me sentir coupable.

Il fallait trouver un moyen de la sauver.

Je me suis tourné vers le Spectre. Il m'a toisé. Je n'ai pas cillé.

- Laisse-la partir. Il a feint de b‚iller.

- Sa sour a été gentille avec toi.

- Et alors ?

- Tu n'as aucune raison de lui faire du mal.

Le Spectre a levé les paumes et, en b‚illant de nouveau, m'a répondu :

- Il faut une raison ?

Katy a fermé les yeux. Je me suis tu. «a ne servait à rien de discuter, sinon à aggraver les choses. J'ai consulté ma montre. Encore deux heures à

tirer. La ćour ª, un lieu o˘ les fumeurs de hasch se réunissaient après une journée de rigolade au collège, ne devait guère se trouver à plus de cinq kilomètres de là. Je savais pourquoi le Spectre l'avait choisi.

C'était facile à surveiller et passablement isolé, surtout durant les mois d'été. Une fois là-bas, on avait peu de chances de s'en sortir vivant.

Le portable du Spectre a sonné. ¿ le voir, on aurait dit qu'il n'avait jamais entendu ce son-là. Il a semblé presque décontenancé. Je me suis raidi, même si je n'osais pas attraper mon bout de verre. Pas encore. Je me tenais prêt.

- J'écoute.

J'ai scruté son visage incolore. Son expression restait 385

calme, mais manifestement il se passait quelque chose. Il a cillé à deux ou trois reprises. Puis il a regardé sa montre. Pendant deux bonnes minutes, il n'a pas soufflé mot. ¿ la fin, il a juste dit :

- J'arrive.

Il s'est approché de moi et m'a glissé à l'oreille :

- Si tu bouges de cette chaise, c'est toi qui me supplieras de la tuer.

Compris ?

J'ai hoché la tête.

Le Spectre est sorti en fermant la porte derrière lui. Il faisait sombre dans la cabane. Le jour commençait à baisser ; des rais de lumière filtraient à travers le feuillage. Comme il n'y avait pas de fenêtres sur la façade, je ne pouvais savoir ce qu'ils fabriquaient dehors.

- qu'est-ce qui se passe ? a murmuré Katy.

Un doigt sur mes lèvres, j'ai tendu l'oreille. Un bruit de moteur. Une voiture qui démarre. J'ai repensé à son avertissement. Ne quitte pas ton siège... Le Spectre, on n'avait pas envie de lui désobéir ; d'un autre côté, il allait nous tuer de toute façon. Plié en deux, je me suis laissé

tomber de la chaise. Le mouvement n'était pas très fluide, plutôt saccadé

même.

Pivotant vers Katy, mes yeux ont rencontré les siens, et je lui ai fait signe de se taire.

Lentement, j'ai rampé. Je me serais bien mis à plat ventre, s'il n'y avait pas eu tous ces éclats de verre. J'avançais avec précaution, pour éviter de me couper.

Arrivé à la porte, j'ai posé la tête sur le plancher et risqué un regard par la fente entre le battant et le sol. La voiture s'éloignait. J'ai cherché un meilleur point de vue, mais ce n'était pas facile. Je me suis assis et j'ai collé l'oeil à l'interstice latéral. On y voyait encore moins. Je me suis soulevé, et là, je l'ai aperçu.

Le chauffeur.

Mais o˘ était le Spectre ?

Je me suis livré à un bref calcul mental. Deux hommes, une voiture. La voiture s'en va. Bien que je n'aie jamais été

386

fort en maths, ça signifiait qu'il ne restait qu'un seul homme. Je me suis tourné vers Katy.

- Il est parti, ai-je chuchoté.

- quoi ?

- Le chauffeur est toujours là. Le Spectre a pris la voiture.

Je suis revenu chercher le morceau de verre sur ma chaise. Marchant le plus doucement possible, j'ai contourné Katy et me suis remis à scier la corde.

- qu'est-ce qu'on va faire ?

- Tu connais le chemin. On va filer d'ici.

- Il fera bientôt nuit.

- C'est pourquoi il ne faut pas qu'on tarde.

- Mais l'autre, a-t-elle objecté. Il est peut-être armé.

- C'est probable, mais quoi, tu préfères attendre le retour du Spectre ?

- Comment sais-tu qu'il ne va pas se repointer tout de suite ?

- Je ne le sais pas.

La corde s'est coupée en deux : Katy était libre. Pendant qu'elle se frottait les poignets, j'ai dit :

- Tu es avec moi ?

Elle m'a considéré comme probablement je devais regarder Ken autrefois : avec crainte, espoir et confiance. Je me suis efforcé de prendre un air courageux, mais franchement je n'ai pas le physique de l'emploi. Elle a répondu :

- Oui.

Il y avait une fenêtre au fond de la cabane. Mon plan consistait à

l'ouvrir, à descendre et à s'enfoncer dans les bois en faisant le moins de bruit possible ; mais si jamais il nous entendait, on prendrait nos jambes à notre cou. J'espérais que le chauffeur n'avait pas d'arme, ou alors qu'il n'avait pas ordre de tirer. Ils se doutaient bien que Ken allait se méfier.

Donc ils étaient obligés de nous garder en vie - enfin, moi, en tout cas -

pour qu'il morde à l'hameçon.

Ou peut-être pas.

La fenêtre était bloquée. J'ai tiré et poussé sur le ch‚ssis 387

- en vain. La peinture devait dater d'un million d'années. Aucun moyen de l'ouvrir.

- Et maintenant ? a demandé Katy.

On était faits comme des rats. J'ai repensé à ce que le Spectre m'avait dit, que je n'avais pas su protéger Julie. «a ne se reproduirait pas - pas avec Katy.

- Il n'y a qu'une sortie ici. J'ai regardé la porte.

- Il va nous voir.

- Pas forcément.

J'ai jeté un oil par l'interstice. Les ombres s'allongeaient, sous les derniers rayons du couchant. Le chauffeur s'était perché sur une souche ; on distinguait le bout rougeoyant de sa cigarette dans la pénombre.

Il nous tournait pratiquement le dos.

J'ai glissé le tesson de bouteille dans ma poche et fait signe à Katy de se baisser. La porte a grincé en s'ouvrant. J'ai suspendu mon geste. Le chauffeur ne regardait toujours pas. C'était un risque à prendre. J'ai poussé légèrement, juste de quoi nous faufiler dans l'ouverture.

Katy m'a interrogé du regard. J'ai hoché la tête. Elle s'est glissée dehors. Je me suis baissé et j'ai suivi. Nous nous sommes couchés sur la plate-forme. J'ai refermé la porte.

Il continuait à nous tourner le dos.

Bon, maintenant il s'agissait de descendre. Pas par l'échelle, elle était trop exposée. En silence, j'ai intimé à Katy de faire comme moi. Nous avons rampé à plat ventre vers un côté de la cabane. La plate-forme était en aluminium. «a nous a facilité la t‚che. Et évité les échardes.

Nous avons atteint le bord de la cabane. Mais, en la contournant, j'ai perçu un bruit semblable à un gémissement. Suivi d'une chute. Je me suis figé. Une poutre de soutènement venait de céder. La construction tout entière a oscillé.

- Mais que diable... ? s'est exclamé le chauffeur.

Nous nous sommes recroquevillés derrière le mur de la 388

cabane. J'ai attiré Katy contre moi. Il ne pouvait pas nous voir.

Cependant, il avait entendu le bruit.

- qu'est-ce que vous trafiquez là-dedans, tous les deux ?

Nous retenions notre souffle. Les feuilles ont crissé sous ses pas. J'ai pris une profonde inspiration. Il s'est remis à hurler :

- qu'est-ce que vous... ?

- Rien ! ai-je crié, ma bouche tout contre la paroi pour étouffer le son de ma voix, comme si elle venait de l'intérieur. Cette putain de baraque n'arrête pas de tanguer.

Silence.

Katy, blottie contre moi, grelottait. Je lui ai tapoté le dos. «a va aller.

Les pas s'étaient arrêtés. D'un signe je lui ai indiqué l'arrière de la cabane. Elle a hésité, mais pas bien longtemps.

Cette fois-ci, mon plan était de descendre le long du poteau. Katy passerait la première. S'il l'entendait, ce qui risquait de se produire, eh bien, j'avais plus ou moins prévu ma riposte.

J'ai montré le chemin à Kate. Elle s'est résolument cramponnée au poteau et s'y est accrochée, tel un pompier, prête à se laisser glisser. La plate-forme a bougé de nouveau. Le gémissement s'est répété. Désemparé, j'ai vu une vis se détacher.

- Nom de...

Le chauffeur se dirigeait vers nous. Toujours suspendue au poteau, Katy m'a regardé.

- Saute et cours ! ai-je lancé.

Elle a l‚ché le poteau et atterri sur le sol - ce n'était pas très haut.

- Cours ! ai-je répété. Et le chauffeur a hurlé :

- Ne bougez pas ou je tire.

- Cours, Katy !

J'ai basculé mes jambes par-dessus le rebord. Ma chute a été plus lourde.

J'avais lu quelque part qu'il fallait atterrir 389

les genoux plies, puis se laisser rouler. C'est ce que j'ai fait. Jusqu'à

un arbre. En me relevant, j'ai vu l'homme arriver sur nous. Une quinzaine de mètres nous séparaient. Il écumait de rage.

- Arrêtez-vous ou vous êtes morts. Seulement, il avait les mains vides.

- Cours ! ai-je crié encore à Katy.

- Mais...

- Je te suis. Allez, vas-y !

Elle savait que je mentais. «a faisait partie de mon plan. Maintenant, mon boulot était de retenir notre adversaire - suffisamment longtemps pour qu'elle puisse s'échapper. Elle a hésité, répugnant à m'abandonner.

Il était presque sur nous.

- Tu pourras donner l'alerte, ai-je insisté. Fonce ! Elle a fini par obéir, bondissant par-dessus les racines et les hautes herbes. J'ai plongé la main dans ma poche quand l'homme s'est jeté sur moi. Assommé, j'ai quand même réussi à nouer mes bras autour de lui. Nous avons roulé, enlacés, sur le sol.

Il s'est débattu, mais je tenais bon. Chaque seconde comptait pour permettre à Katy de prendre de l'avance.

C'est alors qu'il m'a mis un coup de boule.

Il s'est reculé, et avec la tête m'a frappé en plein visage. J'ai vu trente-six chandelles. Mes yeux se sont remplis de larmes. J'ai l‚ché

prise. Il s'est remis debout pour m'assener un coup de pied dans les côtes.

Mais je m'y étais préparé.

Je l'ai laissé venir et j'ai saisi son pied avec une main. De l'autre, je lui ai planté mon tesson de bouteille dans le gras du mollet. Il a poussé

un cri perçant. L'écho a fait fuir les oiseaux. Je l'ai frappé une nouvelle fois, au jarret. Et j'ai senti une giclée de sang tiède.

Il est tombé, gigotant comme un poisson au bout d'un hameçon.

J'ai levé la main avec le bout de verre quand il a dit :

- Allez, partez.

390

Je l'ai regardé. Sa jambe hors d'usage l'immobilisait. Il ne pouvait plus rien contre nous. Et je n'étais pas un tueur. Du moins, pas encore. Inutile de perdre du temps alors que le Spectre pouvait revenir d'un moment à

l'autre.

Je me suis élancé dans le bois.

quand je me suis retourné, l'homme essayait de ramper sur l'herbe. J'ai repris ma course. Soudain, j'ai entendu la voix de Katy :

- Parici,Will!

Nous avons couru le reste du chemin. Les branches nous fouettaient le visage. Nous trébuchions sur les racines. Katy ne s'était pas trompée : un quart d'heure plus tard, nous avons quitté le bois pour émerger dans Hobart Gap Road.

Lorsque Will et Katy sont sortis du bois, le Spectre était là.

Il les a observés de loin. Puis il a souri et est remonté dans sa voiture.

Il est retourné dans la clairière pour nettoyer. Il y avait du sang. Il ne s'y attendait pas. Will Klein continuait à le surprendre et à

l'impressionner - absolument.

Tant mieux.

Une fois qu'il a eu terminé, le Spectre a longé South Livingston Avenue.

Aucun signe de Will ou de Katy. Parfait. Il s'est arrêté devant la boîte à

lettres de Northfield Avenue. Après un instant d'hésitation, il a glissé le paquet dans l'ouverture.

Une bonne chose de faite.

Il a suivi Northfield Avenue jusqu'à la Route 280. Il n'y en avait plus pour longtemps, à présent. Le Spectre pensait à la façon dont tout avait commencé et dont cela devait finir. Il pensait à McGuane, à Will et à Katy, à Julie et à Ken.

Mais, surtout, il pensait à la promesse qu'il s'était faite et à la véritable raison de son retour.

57

LES CINq JOURS SUIVANTS ONT …T… PLUT‘T MOUVEMENT…S.

Naturellement, Katy et moi avons alerté la police. Nous les avons conduits sur le lieu de notre détention. Il n'y avait personne. La cabane était vide. Une fouille a permis de découvrir des traces de sang là o˘ j'avais tailladé le chauffeur avec mon morceau de verre. Il n'y avait cependant ni cheveux ni empreintes. Aucun indice. Cela ne m'a pas vraiment étonné. Mais au fond, était-ce si important ?

Philip McGuane a été arrêté pour le meurtre d'un agent fédéral nommé

Raymond Cromwell et d'un avocat de renom, Joshua Ford. Sur ce coup-là, il n'a pas bénéficié d'une mise en liberté sous caution. quand j'ai revu Pistillo, il avait l'air satisfait d'un homme ayant enfin conquis son propre Everest, trouvé son Graal, vaincu le plus coriace de ses démons personnels, vous imaginez le genre.

- «a craque de partout, m'a-t-il annoncé sans cacher sa jubilation. On a réussi à épingler McGuane pour meurtre. Tout l'édifice est sur le point de s'effondrer.

J'ai demandé comment ils avaient fait pour le coincer. Pistillo, pour une fois, était trop heureux de se confier.

- McGuane a fabriqué une cassette de surveillance bidon montrant notre agent en train de quitter son bureau. C'était censé lui servir d'alibi, et franchement il n'y avait

392

rien à y redire. Ce n'est pas sorcier, avec la technologie numérique -

enfin, c'est ce que m'a dit le gars du labo.

- qu'est-ce qui s'est passé, alors ? Pistillo a souri.

- On a reçu une autre cassette par la poste. Envoyée de Livingston, New Jersey - libre à vous de le croire ou non. La vraie cassette. On y voit deux individus traînant le corps dans un ascenseur privé. Les deux hommes ont déjà reconnu les faits. Il y avait un mot également, nous indiquant o˘

chercher les cadavres. Et, pour couronner le tout, le paquet contenait les cassettes et les informations recueillies dans le temps par votre frère.

J'ai essayé de trouver une explication à tout ceci, mais sans grand succès.

- Vous savez qui l'a envoyé ?

- Non, a répondu Pistillo que la question ne semblait pas intéresser outre mesure.

- Et que faites-vous de John Asselta ?

- Nous avons un mandat d'arrêt contre lui.

- «a fait longtemps que vous vous en contentez. Il a haussé les épaules.

- que voulez-vous qu'on fasse d'autre ?

- Il a tué Julie Miller.

- Sur commande. Asselta n'était qu'un exécuteur des basses ouvres.

Piètre consolation.

- Vous ne croyez pas pouvoir l'arrêter, n'est-ce pas ?

- Ecoutez, Will, je serais ravi de coffrer Asselta, mais je vais être honnête avec vous : ce sera difficile. Il a déjà quitté le pays. On nous a signalé sa présence outre-Atlantique. Il va trouver du travail auprès de quelque dictateur qui le protégera. Et puis, en fin de compte - et c'est important de se le rappeler -, Asselta n'est qu'une marionnette. Moi, il me faut ceux qui tirent les ficelles.

Je n'étais pas d'accord mais je n'ai pas cherché à polémiquer. J'ai demandé

ce qu'il en était de Ken. Pistillo n'a pas répondu immédiatement.

393

- Vous et Katy Miller ne nous avez pas tout raconté, hein ?

J'ai légèrement remué sur mon siège. Nous leur avions parlé de l'enlèvement, mais pas de notre communication avec Ken. «a, on l'avait gardé pour nous.

- Mais si, ai-je affirmé.

Pistillo m'a regardé dans les yeux avant de hausser à nouveau les épaules.

- ¿ la vérité, j'ignore si nous avons encore besoin de Ken. En tout cas il ne risque plus rien, Will.

Il s'est penché en avant.

- Je sais que vous n'êtes pas en contact avec lui...

J'ai bien vu à son expression que cette fois il n'en croyait rien.

- ... mais si jamais vous arrivez à le joindre, dites-lui de sortir de son trou. Sa sécurité est assurée à cent pour cent. Et par ailleurs, c'est vrai, nous pourrions recourir à ses services pour vérifier ces vieilles pièces à conviction.

Je vous l'avais dit, cinq journées bien remplies.

Outre ma rencontre avec Pistillo, j'ai passé du temps avec Nora. On a évoqué son existence d'autrefois, mais pas beaucoup. Son visage s'assombrissait : la peur de son ex-mari continuait à la hanter.

Evidemment, ça me révoltait. Il allait falloir qu'on s'occupe de ce Cray Spring de Cramden. Comment ? mystère. Mais il n'était pas question que Nora passe le reste de sa vie dans la peur.

Elle m'a parlé de mon frère, de l'argent qu'il avait mis de côté en Suisse, des interminables randonnées qu'il faisait afin de trouver une paix qui le fuyait. Elle m'a aussi parlé de Sheila Rogers, mais surtout de ma nièce Carly. Là, son regard s'illuminait. Carly adorait faire la roue et dévaler les collines les yeux fermés. Elle dévorait les livres. Son rire était infiniment contagieux. Le plus dur pour Nora, c'avait été d'abandonner l'enfant (c'était le verbe qu'elle avait employé, même si je le jugeais un peu trop radical).

Je n'avais pas revu Katy. Elle était partie - sans me dire o˘, et je n'avais pas insisté - mais elle téléphonait presque 394

chaque jour. Elle connaissait la vérité maintenant, sauf qu'à mon avis ça ne changeait pas grand-chose. Tant que le Spectre serait en liberté, il serait impossible de tourner la page. Tant que le Spectre serait en liberté, on ne pourrait s'empêcher d'avoir peur de notre ombre.

Katy et moi n'avions pas mentionné notre échange avec Ken afin que je puisse continuer à communiquer avec lui. On s'est finalement arrangés pour passer par un autre forum. J'ai dit à Ken de ne pas craindre la mort en espérant qu'il saisirait l'allusion à sa chanson préférée, toujours la même, de Blue Oyster Cuit. Nous avons déniché un site consacré à ce vieux groupe de heavy métal. Il n'y avait pas beaucoup d'espace pour converser, mais nous avons réussi à nous fixer quelques rendez-vous pour échanger des messages.

Ken restait prudent, mais lui aussi avait envie d'en finir. Et je pense que nous devions lui manquer.

Bref, cela a nécessité quelques préparatifs, à l'issue desquels Ken et moi avons décidé d'une rencontre.

Lorsque j'avais douze ans et Ken quatorze, nous étions partis en colonie de vacances dans le Massachusetts. «a s'appelait Camp Millstone et, d'après le dépliant, ça se trouvait du côté de Cape Cod, auquel cas Cape Cod couvrait approximativement la moitié de l'…tat. On avait adoré notre séjour là-bas.

On jouait au basket, au softball, on mangeait des cochonneries et ces bonbons qui répondaient au nom alléchant de ´ jus de punaise ª. Nos moniteurs étaient à la fois drôles et sadiques. Sachant ce que je sais aujourd'hui, jamais je n'enverrais mes gosses en colonie de vacances.

Jamais de la vie. Mais moi, j'avais adoré.

Ne cherchez pas à comprendre.

quatre ans plus tôt, j'avais emmené Carrex visiter le site. Comme Camp Millstone était en liquidation judiciaire, Carrex a racheté la propriété

pour la transformer en une espèce d'ashram de luxe. Il s'est fait construire une ferme au milieu de l'ancien terrain de foot. Comme il n'y avait qu'un

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chemin pour y accéder, aucun visiteur ne pouvait passer inaperçu.

Nous avons décidé que c'était le lieu idéal pour les retrouvailles.

Melissa est venue par avion de Seattle. Paranos comme nous l'étions, nous l'avons fait atterrir à Philadelphie. Elle, mon père et moi nous sommes donné rendez-vous dans un restoroute. ¿ partir de là, nous avons voyagé

ensemble. Personne n'était au courant, à part Nora, Katy et Carrex qui devaient nous rejoindre le lendemain. Mais cette soirée, la première, était exclusivement réservée à la famille.

Il y avait, bien s˚r, des travaux sur la Route 95, et le trajet a duré cinq longues et pénibles heures. quand je me suis enfin garé devant le corps de ferme rouge avec son faux silo, je n'ai vu aucune autre voiture. Normal, nous étions censés arriver les premiers.

Pendant un instant, nous sommes simplement restés là, immobiles. Puis, sortant de ma torpeur, je me suis dirigé vers la maison. Papa et Melissa m'ont emboîté le pas. Tous les trois, nous pensions à maman. Elle aurait d˚

se trouver parmi nous, elle aurait d˚ avoir cette chance de revoir son fils vivant. Voilà qui aurait fait refleurir le fameux sourire de Sunny. Cette photo donnée par Nora lui avait été d'un immense réconfort. Je lui en serais reconnaissant jusqu'à la fin de mes jours.

Ken devait venir seul. Carly était quelque part, en sécurité. Je ne savais pas o˘. Il prenait un risque en se rendant à cette réunion, et il était bien naturel qu'il ne veuille pas mettre sa fille en danger.

On a fait les cent pas dans la maison. Personne n'avait soif. Il y avait un rouet dans un coin. Le tic-tac de l'horloge semblait assourdissant dans le silence de la pièce. Papa a fini par s'asseoir. S'approchant de moi, Melissa a chuchoté :

- Pourquoi n'a-t-on pas l'impression que la fin du cauchemar est proche ?

Je ne voulais même pas y penser.

Cinq minutes plus tard, un bruit de voiture.

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Nous nous sommes précipités vers la fenêtre. J'ai repoussé le rideau.

Malgré le crépuscule, on y voyait parfaitement clair. La voiture était une Honda Accord grise, un modèle passe-partout. Mon cour a bondi dans ma poitrine. J'avais envie de me ruer dehors, mais je n'ai pas bougé.

Pendant quelques secondes - égrenées par cette fichue horloge - il ne s'est rien passé. Puis la portière côté conducteur s'est ouverte. J'ai agrippé le rideau tellement fort que j'ai failli l'arracher. On a vu un pied se poser par terre. Un homme est descendu.

C'était Ken.

Il m'a souri... ah, ce sourire insouciant, désinvolte que je connaissais si bien. Je n'attendais que ça. Avec un hurlement de joie, j'ai foncé vers la porte. Je l'ai ouverte à la volée, mais Ken accourait déjà. Il s'est jeté

sur moi. Et les années se sont effacées. D'un coup. Nous avons roulé sur le tapis. J'ai gloussé comme si j'avais sept ans. Il riait aussi.

Un merveilleux branle-bas s'en est suivi. Papa est arrive en courant. Puis Melissa. Je revois la scène comme une série de flashes confus. Ken qui serre papa dans ses bras. Papa qui l'attrape par le cou et l'embrasse sur la tête, les yeux fermés, le visage baigné de larmes. Ken qui fait tournoyer Melissa dans l'air. Melissa qui pleure, qui palpe son frère pour s'assurer que c'est réellement lui.

Onze années.

J'ignore combien de temps c'a duré, ce magnifique, ce joyeux tohu-bohu.

¿ un moment, on s'est suffisamment calmés pour s'asseoir sur le canapé. Ken me gardait près de lui. ¿ plusieurs reprises, il m'a coincé la tête sous son bras pour me distribuer des pichenettes. Je n'aurais jamais cru éprouver un tel bonheur à recevoir des coups.

- Tu as affronté le Spectre et tu t'en es sorti, m'a dit Ken, ma tête sous son aisselle. ¿ mon avis, tu n'as plus besoin de moi pour couvrir tes arrières.

Me dégageant, j'ai répondu d'un ton implorant :

- Tu sais bien que si.

397

La nuit est tombée. Nous sommes tous allés dehors. L'air nocturne m'a paru délicieusement pur. Ken et moi marchions devant. Papa et Melissa, qui avaient d˚ sentir notre désir de nous isoler, suivaient, à une dizaine de mètres. Ken me tenait enlacé par les épaules. Je me suis rappelé le jour o˘

ici, en colo, j'avais fait une grosse faute technique. Mon dortoir avait perdu le match à cause de ça. Mes copains s'en sont pris à moi. Il n'y avait pas de quoi en faire un fromage, pourtant. Un truc pareil pouvait arriver à n'importe qui. Ce jour-là, Ken m'avait emmené faire un tour. Son bras passé autour de mes épaules.

Comme aujourd'hui.

Il a entrepris de me raconter toute l'histoire. «a correspondait en gros à

ce que je savais déjà. Il avait trempé dans une sale affaire. Il avait conclu un marché avec le FBI. McGuane et Asselta l'avaient découvert.

Il a éludé les raisons pour lesquelles il était rentré à la maison ce soir-là, et surtout pourquoi il était allé chez Julie. Mais moi, je voulais en avoir le cour net. Il y avait déjà eu trop de mensonges comme ça. Je lui ai donc demandé sans ambages :

- Pourquoi vous êtes revenus à Livingston, Julie et toi ?

Ken a sorti un paquet de cigarettes.

- Tu fumes maintenant ?

- Oui, mais j'ai l'intention d'arrêter. Il m'a regardé.

- On a pensé que c'était pratique pour se retrouver.

Je me suis souvenu de ce que m'avait dit Katy. Julie non plus n'était pas rentrée chez elle pendant plus d'un an. J'ai attendu qu'il continue. Mais il fixait sa cigarette sans l'allumer.

- Pardonne-moi, a-t-il dit.

- Ne t'inquiète pas pour ça.

- Je savais que tu étais toujours accroché, Will. Mais à l'époque je me droguais. J'étais une loque. Ou peut-être

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que je m'en fichais. Peut-être que c'était juste de PégoÔsme, qui sait.

- Peu importe, ai-je dit. Et je le pensais.

- Mais je ne comprends toujours pas. qu'est-ce que Julie venait faire là-dedans ?

- Elle m'aidait.

- Elle t'aidait en quoi ?

Ken a allumé la cigarette. Ses traits étaient marqués, il avait des rides, pourtant il était presque plus beau qu'avant. Ses yeux étaient clairs et transparents comme de la glace.

- Sheila et elle partageaient un appartement près de Haverton. Elles étaient amies.

Il a secoué la tête.

- Julie est devenue accro. C'est ma faute. quand Sheila est arrivée à

Haverton, je les ai présentées l'une à l'autre. Julie est rentrée dans le business. Elle a commencé à travailler pour McGuane, elle aussi.

Je m'en étais douté.

- Elle vendait de la drogue ? Il a acquiescé.

- Mais quand j'ai été pris, quand j'ai accepté de marcher droit, il me fallait quelqu'un - un ami, un complice - pour m'aider à faire tomber McGuane. Au début, nous étions morts de trouille, mais peu à peu on a vu ça comme un moyen de s'en sortir. Une sorte de rédemption, tu comprends ?

- J'essaie.

- Moi, ils me surveillaient de près. Pas Julie. Ils n'avaient aucune raison de la soupçonner. Du coup, elle m'a permis de subtiliser des documents compromettants. quand je faisais des cassettes, je les lui fourguais. C'est pour ça qu'on s'est retrouvés ce soir-là. Nous avions réuni suffisamment de matière. On allait remettre ça au FBI et en finir une bonne fois pour toutes.

- Je ne saisis pas bien. Pourquoi avoir tout gardé ?

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Pourquoi n'avez-vous pas transmis les informations au fur et à mesure ? Ken a souri.

- Tu as rencontré Pistillo ? J'ai hoché la tête.

- Comprends-moi bien, Will. Je ne prétends pas que tous les flics sont corrompus. Mais il y en a qui le sont. C'est bien un flic qui a informé

McGuane de ma présence au Nouveau-Mexique. Pire que ça, certains, comme Pistillo, sont terriblement ambitieux. Il me fallait une monnaie d'échange.

Je voulais bien négocier, mais à mes conditions.

Le raisonnement me semblait logique.

- Seulement, le Spectre vous a retrouvés.

- Oui.

- Comment ?

Nous étions arrivés devant un poteau. Ken a posé son pied dessus. Je me suis retourné. Papa et Melissa étaient loin derrière.

- Je n'en sais rien, Will. Julie et moi, on avait très peur. Mais chez nous, à la maison, on se croyait à l'abri. On était au sous-sol, sur le canapé, on a commencé à s'embrasser...

Il évitait de me regarder.

- Et?

- Soudain, j'ai senti une corde autour de mon cou. Ken a aspiré une profonde bouffée.

- J'étais au-dessus d'elle, et le Spectre a débarqué en catimini. J'ai manqué d'air. Je commençais à étouffer. John a tiré sur la corde. J'ai pensé que mon cou allait se briser. Je ne sais plus très bien ce qui s'est passé ensuite. Julie l'a frappé, je crois. C'est comme ça que je me suis dégagé. Il l'a assommée d'un coup de poing. J'ai reculé. Alors le Spectre a sorti son flingue et il a tiré. La première balle m'a touché à l'épaule.

Il a fermé les yeux.

- Je me suis enfui. que Dieu me pardonne, j'ai filé, purement et simplement.

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Nous baignions dans le silence de la nuit. Même le chant des insectes nous parvenait en sourdine. Ken a encore tiré sur sa cigarette. Je devinais ses pensées. Il avait fui. Et Julie était morte.

- Il était armé, ai-je dit. Ce n'est pas ta faute. Mais il n'avait pas l'air convaincu.

- La suite des événements, tu la connais déjà. Je suis retourné chez Sheila. On a embarqué Carly. J'avais mis de l'argent de côté pendant que je travaillais pour McGuane. Et on a levé le camp, persuadés d'avoir McGuane et Asselta sur les talons. quelques jours plus tard, en lisant les journaux, j'ai enfin compris que je n'avais pas seulement McGuane à mes trousses, mais le monde entier.

J'ai posé alors la question qui m'obsédait depuis le début :

- Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de Carly ?

Il a eu un brusque mouvement de recul, comme s'il venait de recevoir un crochet du droit.

- Ken?

Il refusait toujours de croiser mon regard.

- On ne peut pas parler de ça une autre fois, Will ?

- J'aimerais bien savoir, moi.

- Bon. Ce n'est pas un secret d'…tat.

Il avait une drôle de voix. Je sentais qu'il avait retrouvé son assurance, mais il y avait quelque chose... comme une fausse note, peut-être.

- J'étais en mauvaise posture. Le FBI m'avait chope peu de temps avant sa naissance. J'avais trop peur pour elle. Personne n'était au courant de son existence. Personne. Je la voyais souvent mais je n'habitais pas avec elle.

Carly vivait avec sa mère et Julie. Je ne voulais pas qu'elle soit liée à

moi de quelque façon que ce soit. Tu comprends ?

- Oui, bien s˚r. Il a souri.

- quoi ?

- Rien, j'étais en train de penser à la colo. J'ai souri également.

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1

- On était bien ici. J'ai hoché la tête.

- Ken?

- Oui?

- Comment as-tu fait pour te cacher pendant tout ce temps ?

Il a ri doucement. Puis il a murmuré :

- Carly.

- Carly t'a aidé à te cacher ?

- Le fait que personne n'était au courant. Je crois que ça m'a sauvé la vie.

- Comment ça ?

- Tout le monde recherchait un individu isolé en cavale. Or, quoi de mieux pour passer inaperçu - notamment aux yeux de toutes les polices - que de voyager en couple, avec un enfant ?

Une fois de plus, l'explication m'a paru logique.

- Le FB L a eu de la chance. Je n'ai pas été assez prudent. Parfois, je me dis que je devais chercher à me faire arrêter. Vivre comme ça, dans la peur permanente, sans jamais pouvoir s'arrêter... c'est usant à la longue. Et vous me manquiez, Will. Toi surtout. Il se peut bien que j'aie baissé la garde. Ou que j'aie eu envie d'en finir.

- On t'a donc extradé ?

- Oui.

- Et tu as conclu un autre marché.

- J'étais s˚r qu'ils allaient me coller le meurtre de Julie sur le dos.

Mais quand j'ai revu Pistillo, son seul et unique objectif était McGuane, encore et toujours. Julie, c'était presque accessoire. Et comme ils savaient que ce n'était pas moi...

Il a haussé les épaules.

Puis Ken m'a parlé du Nouveau-Mexique, de ses tentatives pour dissuader Sheila de venir le rejoindre aussi vite. Sa voix s'était radoucie.

- Mais elle n'a pas voulu m'écouter.

Après l'agression, il avait réussi à trouver un médecin discret à Las Vegas. Mais il était trop tard : Sheila Rogers, sa compagne depuis douze ans, était morte le lendemain. Ne sachant pas quoi faire, il avait déposé le corps sur le bas-côté d'une route.

Papa et Melissa s'étaient rapprochés, hésitants. Il y a eu un court silence.

- Et ensuite ? ai-je demandé tout bas.

- J'ai déposé Carly chez une amie de Sheila. Une cousine, plus exactement, chez qui j'étais s˚r qu'elle serait en sécurité. Puis j'ai repris la route, direction la côte Est.

C'est quand il a prononcé cette dernière phrase... que j'ai senti qu'il y avait anguille sous roche.

«a ne vous arrive jamais ? Vous écoutez, vous acquiescez, tout vous paraît clair et logique, quand soudain vous relevez un petit détail, insignifiant à première vue, presque sans intérêt - et vous prenez conscience avec angoisse qu'on vous a mené en bateau.

- On a enterré maman un mardi, ai-je dit.

- quoi ?

- On a enterré maman un mardi.

- Exact.

- Tu étais bien à Las Vegas ce jour-là ? Il a réfléchi un instant.

- Oui.

J'ai repassé la chronologie des événements dans ma tête.

- Il y a une chose qui m'échappe.

- Laquelle ?

- L'après-midi de l'enterrement... J'ai attendu qu'il me regarde en face.

- ... tu étais dans l'autre cimetière avec Katy Miller. Son expression a changé imperceptiblement.

- qu'est-ce que tu racontes ?

- Katy t'a vu au cimetière. Sous un arbre, près de la tombe de Julie. Tu lui as dit que tu étais innocent. Et que tu étais revenu pour mettre la main sur l'assassin, le véritable assassin. Comment est-ce possible, puisque tu te trouvais à l'autre bout du pays ?

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Mon frère n'a pas répondu. Mon cour s'est serré alors, avant même qu'une nouvelle voix ne vienne chavirer mon univers.

- J'ai menti.

Nous nous sommes tous retournés. Katy Miller a émergé de derrière un arbre.

Je l'ai regardée sans rien dire. Elle s'est approchée de nous.

A la main, elle tenait un pistolet.

Pointé sur la poitrine de Ken. J'ai ouvert la bouche. Melissa a étouffé une exclamation. Mon père a crié :

- Non !

Mais tout cela semblait venir de très loin. Les yeux fixés sur moi, Katy tentait de me faire passer un message que j'étais incapable de saisir.

J'ai secoué la tête.

- Je n'avais que six ans, a-t-elle dit. qu'est-ce que ça vaut, le témoignage d'une gamine, hein ? J'ai vu ton frère, ce soir-là. Et j'ai vu John Asselta. J'ai pu les confondre, diraient les flics. C'était facile pour Pistillo et ses agents d'accommoder mon récit à leur sauce. Ils voulaient McGuane. Pour eux, ma sour n'était qu'une énième junkie de banlieue.

- De quoi tu parles ? me suis-je exclamé. Ses yeux ont pivoté vers Ken.

- J'étais là ce fameux soir, Will. Cachée derrière la vieille malle de mon père. J'ai tout vu.

Elle m'a regardé à nouveau. Je crois que je n'ai jamais croisé un regard aussi limpide.

- Ce n'est pas John Asselta qui a tué ma sour. C'est Ken.

Mes bases commençaient à osciller. Je me suis tourné vers Melissa. Elle était livide. Mon père, lui, baissait la tête.

- Tu nous as vus faire l'amour, a dit Ken.

- Non.

La voix de Katy était étonnamment posée.

- Tu l'as tuée, Ken. Tu l'as étranglée pour qu'on accuse le Spectre...

comme tu as étranglé Laura Emerson parce

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qu'elle menaçait de dénoncer le trafic de drogue à Haverton.

J'ai fait un pas en avant. Katy s'est tournée vers moi. Je me suis arrêté.

- quand McGuane n'a pas réussi à liquider Ken au Nouveau-Mexique, j'ai eu un coup de fil de John Asselta.

Elle s'exprimait comme si elle avait répété ce discours une centaine de fois - je soupçonnais d'ailleurs que c'était le cas.

- Il m'a dit que ton frère avait été capturé en Suède. Au début, je ne l'ai pas cru. Pourquoi, si c'était vrai, ne nous avait-on pas avertis ? Il m'a expliqué alors que le FBI avait besoin de Ken pour faire tomber McGuane. J'étais en état de choc. Après toutes ces années, ils allaient tranquillement laisser partir l'assassin de Julie ? Hors de question. Pas avec tout ce que nous avions souffert. Asselta a d˚ le sentir, c'est pour ça qu'il m'a contactée.

Je continuais à secouer la tête, mais elle n'a pas désarmé.

- Mon boulot était de rester dans les parages car si Ken décidait de joindre quelqu'un, on a pensé que ce serait toi. L'histoire du cimetière, je l'ai inventée pour que tu me croies.

J'ai enfin retrouvé l'usage de ma voix.

- Mais tu as été agressée. Dans mon appartement.

- Oui.

- Tu as même crié le nom d'Asselta.

- Réfléchis, Will.

Elle avait l'air si calme, si s˚re d'elle.

- Réfléchir à quoi ?

- Pourquoi as-tu été menotte à ton lit, hein ?

- Parce qu'il voulait me faire porter le chapeau, comme il avait fait...

C'est Katy, cette fois, qui a secoué la tête. De son arme, elle a désigné

Ken.

- Il t'a menotte pour ne pas te faire du mal.

J'ai ouvert la bouche, mais aucun son n'en est sorti.

- C'était moi qu'il voulait, moi seule. Mais d'abord, il 405

fallait qu'il sache ce que je t'avais dit. Oui, j'ai appelé John. Pas parce que je pensais que c'était lui, derrière ce masque. Je l'appelais à l'aide.

Et tu m'as sauvé la vie, Will. Il m'aurait tuée.

Lentement, mon regard a glissé vers mon frère.

- Elle ment, a-t-il déclaré. Pourquoi aurais-je tué Julie, alors qu'elle m'aidait ?

- C'est presque vrai, a répliqué Katy. Il a raison : Julie a vu dans son arrestation une chance de rédemption, comme il vient de le dire. Et elle était d'accord pour lui donner un coup de main. Mais ton frère a poussé le bouchon un peu trop loin.

- Comment ça ?

- Ken savait qu'il devait aussi se débarrasser d'Asselta. En lui mettant sur le dos, par exemple, le meurtre de Laura Emerson. Il pensait que Julie n'y verrait que du feu. Mais il se trompait. Tu te souviens à quel point John et Julie étaient proches ?

J'ai hoché faiblement la tête.

- Il y avait un véritable lien entre eux. Je ne prétends pas l'expliquer.

¿ mon avis, eux-mêmes en auraient été incapables. Mais Julie avait de l'affection pour lui. J'imagine qu'elle devait être la seule... Elle était prête à balancer McGuane. Sans aucun problème. Mais elle n'aurait jamais fait de mal à John Asselta.

Je n'avais plus la force de parler.

- C'est n'importe quoi, a grogné Ken. Will ? Je ne l'ai pas regardé.

Katy a repris :

- quand Julie a su ce que Ken avait l'intention de faire, elle a appelé

John pour le prévenir. Ken est venu chez nous chercher les documents et les cassettes. Elle a essayé de le retenir. Ils ont fait l'amour. Puis il a demandé à récupérer les pièces à conviction. Julie a refusé de les lui donner. Fou de rage, il a exigé de savoir o˘ elle les avait cachées. quand il a compris ce qui se passait, il a craqué et l'a étranglée. Le Spectre est arrivé avec quelques secondes de retard. Il a tiré

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sur Ken qui s'enfuyait. Il l'aurait s˚rement poursuivi, mais quand il a vu Julie morte, par terre, il s'est littéralement écroulé. Il a pris sa tête dans ses mains et a poussé un hurlement de bête comme je n'en ai jamais entendu de ma vie. On avait l'impression que quelque chose s'était cassé en lui et que c'était irréparable.

Katy a franchi la distance qui nous séparait. Elle avait capté mon regard et ne le l‚chait plus.

- Ken n'a pas pris la fuite parce qu'il avait peur de McGuane. Il s'est enfui parce qu'il avait tué Julie.

J'étais en train de tomber dans un puits sans fond, me raccrochant à tout ce que j'avais sous la main.

- Mais le Spectre, ai-je bredouillé, il nous a enlevés...

- J'étais dans le coup. Il nous a laissés nous échapper. Ce qu'on n'avait pas réalisé, c'est que tu te prendrais à ce point au jeu. Le chauffeur était là juste pour faire plus crédible. On ne s'attendait pas à ce que tu le réduises en bouillie.

- Mais pourquoi ?

- Parce que le Spectre avait compris.

- Compris quoi ?

Elle a fait un nouveau geste en direction de Ken.

- que ton frère ne se montrerait pas simplement pour te sauver la vie.

Jamais il ne s'exposerait à un risque pareil. qu'il fallait quelque chose comme ça...

Elle a levé sa main libre.

- ... pour qu'il accepte de te rencontrer. Je me suis remis à secouer la tête.

- On avait posté un homme dans la cour ce soir-là. Juste au cas o˘.

Personne ne s'est manifesté.

J'ai reculé en titubant. J'ai regardé Melissa. J'ai regardé mon père. Et j'ai compris que tout était vrai. Chaque mot qu'elle avait prononcé était vrai.

Ken avait tué Julie.

- Je n'ai rien contre toi, m'a dit Katy. Mais ma famille a besoin que justice soit faite. Le FBI l'avait libéré. Je n'avais 407

1

pas le choix. Je ne pouvais pas le laisser partir après ce qu'il avait fait à ma sour.

Mon père est sorti de son silence.

- Et que comptes-tu faire, Katy ? Lui tirer dessus ?

- Oui.

Et c'a été à nouveau le tohu-bohu, infernal cette fois.

Papa a plongé sur Katy. Elle a tiré. Il a chancelé mais lui a arraché

l'arme des mains. Puis il s'est effondré en se tenant la jambe.

Mais la diversion avait suffi.

quand j'ai levé les yeux, Ken avait dégainé son propre pistolet. Son regard de glace était braqué sur Katy. Il allait l'abattre. Sans la moindre hésitation. Il ne lui restait plus qu'à viser et à presser la détente.

J'ai bondi sur lui. J'ai frappé son bras à l'instant même o˘ il tirait. Le coup a été dévié. Nous avons roulé à terre, et ça n'avait plus rien de joyeux. Il m'a planté son coude dans l'estomac, me coupant la respiration.

Il s'est relevé et a pointé de nouveau l'arme sur Katy.

- Non ! ai-je crié.

- Il le faut.

Je l'ai empoigné. Nous avons lutté. J'ai crié à Katy de partir. Ken a rapidement pris le dessus. Il m'a plaqué au sol. Nos regards se sont croisés.

- Elle est le dernier maillon, a-t-il expliqué.

- Je ne te laisserai pas la tuer.

Ken a appuyé le canon du pistolet sur mon front. Nos visages n'étaient distants que de quelques centimètres. J'ai entendu Melissa hurler. Je lui ai dit de s'écarter. Du coin de l'oil, je l'ai vue saisir son portable et composer un numéro.

- Vas-y, ai-je lancé. Tire.

- Tu crois que je ne vais pas le faire ?

- Tu es mon frère.

- Et alors ? Tu n'as pas entendu ce qu'a dit Katy ? Ne vois-tu pas ce dont j e suis capable... le nombre de gens à qui j'ai menti et fait du mal ?

- Pas à moi, ai-je répondu doucement.

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Le pistolet toujours collé sur mon front, Ken s'est mis à rire.

- qu'est-ce que tu dis ?

- Pas à moi.

Ken a rejeté la tête en arrière. Il riait de plus belle, et ce rire m'a glacé le sang.

- Pas à toi ?

Il a rapproché ses lèvres de mon oreille.

- Toi, a-t-il chuchoté, je t'ai menti et je t'ai fait du mal plus qu'à

n'importe qui.

Ses paroles m'ont fait l'effet d'autant de pavés lancés en pleine figure.

Je l'ai regardé. Son visage s'est crispé, j'étais s˚r qu'il allait tirer.

Fermant les yeux, j'ai attendu. Il y a eu des cris et du remue-ménage, mais tout semblait venir de très loin. Ce que j'ai entendu - le seul bruit que j'ai réellement perçu -, c'était Ken qui pleurait. J'ai rouvert les yeux.

Et le monde a cessé d'exister. Il n'y avait plus que nous deux.

Je ne saurais expliquer ce qui s'est passé. C'était peut-être ma position, sur le dos, totalement sans défense, et lui, mon frère - mais plus mon sauveur cette fois-ci -, m'écrasant de tout son poids. Ou alors le fait de me voir aussi vulnérable a éveillé son vieil instinct de protection. Peut-

être, je n'en sais rien. Toujours est-il que, quand nos yeux se sont rencontrés, ses traits ont commencé à se décomposer.

J'ai senti qu'il desserrait son emprise, mais il gardait toujours le canon du pistolet braqué sur ma tête.

- Promets-moi une chose, Will.

- Laquelle ?

- C'est à propos de Carly.

- Ta fille?

Le visage en larmes, Ken a fermé les yeux.

- Elle aime Nora. Je veux que vous vous occupiez d'elle. qu'elle grandisse chez toi. Promets-le-moi.

- Mais qu'est-ce qui... ?

- S'il te plaît.

Sa voix vibrait de désespoir.

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- S'il te plaît, promets-le.

- C'est bon, je te le promets.

- Promets-moi aussi de ne jamais l'emmener me voir.

- quoi ?

Les larmes ruisselaient sur son visage, nous mouillant tous les deux.

- Promets, bon sang ! Tu ne lui parleras pas de moi. Tu l'élèveras comme si elle était ta fille. Tu ne la laisseras pas me rendre visite en prison.

Promets-moi, Will. Promets-le-moi ou je tire.

- Donne-moi ton arme d'abord, et tu auras ma promesse.

Ken m'a regardé. Il a glissé le pistolet dans ma main. Puis il m'a embrassé

avec force. J'ai noué mes bras autour de lui. Je l'ai serré, l'assassin, tout contre moi. Il a pleuré dans ma poitrine comme un petit enfant. C'a duré un long moment, jusqu'à ce qu'on entende les sirènes.

J'ai tenté de le repousser.

- Va-t'en, ai-je murmuré, suppliant. S'il te plaît. Sauve-toi.

Ken n'a pas bronché. Peut-être qu'il en avait assez de fuir. Peut-être qu'il essayait de se sortir du gouffre. Peut-être qu'il avait juste besoin de tendresse. Il est resté dans mes bras, accroché à moi jusqu'à la dernière seconde.

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quatre jours plus tard

L'AVION DE CARLY …TAIT ¿ L'HEURE.

Carrex nous a accompagnés à l'aéroport. Lui, Nora et moi nous sommes dirigés ensemble vers le Terminal C de l'aérogare de Newark. Nora marchait devant. Elle qui connaissait l'enfant était anxieuse et impatiente de la revoir. Moi, j'étais surtout angoissé.

- On a parlé, Wanda et moi, a déclaré Carrex, Je l'ai dévisagé.

- Je lui ai tout dit.

- Et?

Il s'est arrêté et a haussé les épaules.

- Apparemment, toi et moi allons être pères plus tôt que prévu.

Je l'ai étreint, profondément heureux pour eux deux. Ma propre situation me paraissait plus incertaine. J'étais sur le point de me charger de l'éducation d'une petite inconnue de douze ans. J'allais faire de mon mieux, mais, quoi qu'en dise Carrex, jamais je ne pourrais remplacer son père. J'avais fini par accepter bien des choses concernant Ken, y compris le fait qu'il passerait sans doute le reste de sa vie en prison, mais son refus de revoir sa fille continuait à me

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tarauder. Sans doute tenait-il à la protéger et croire qu'elle serait mieux sans lui...

Si j'en étais réduit aux suppositions, c'est parce qu'une fois en détention Ken n'a plus voulu me voir non plus. Je ne sais pas pourquoi, mais les mots qu'il m'avait chuchotes -Toi, je t'ai menti et je t'ai fait du mal plus qu'à n'importe qui - me poursuivaient, instillant inexorablement leur venin dans mon cerveau.

Carrex est resté dehors. Nora et moi nous sommes précipités à l'intérieur.

Elle portait la bague de fiançailles. Nous étions en avance, bien s˚r. Nora a mis son sac dans l'appareil à rayons X. Le détecteur à métaux s'est déclenché, mais ce n'était qu'à cause de ma montre. Nous nous sommes h‚tés vers la porte d'arrivée, même si l'avion ne devait se poser que d'ici quinze minutes.

On s'est assis et, main dans la main, on a attendu. Melissa avait décidé de rester quelque temps à la maison. Pour veiller sur la convalescence de papa. Yvonne Sterno, comme promis, a eu l'exclusivité de notre histoire.

J'ignore l'effet que ça aura sur sa carrière. Je n'avais pas encore contacté Edna Rogers. Mais j'allais bientôt le faire.

Le directeur adjoint Joe Pistillo venait d'annoncer qu'il prendrait sa retraite à la fin de l'année. Je comprenais maintenant son insistance à

tenir Katy Miller en dehors de toute l'affaire - ce n'était pas uniquement pour son bien, mais en raison de ce qu'elle avait vu. Je ne sais pas trop si Pistillo doutait sincèrement du témoignage d'une gamine de six ans, ou si la vision du visage ravagé de sa propre sour l'avait poussé à déformer les propos de Katy pour mieux parvenir à ses fins. Le FBI avait mis l'ancienne déposition de Katy sous le boisseau, officiellement pour protéger la petite fille. Moi j'avais ma propre idée là-dessus.

Naturellement, j'avais été terrassé d'apprendre la vérité sur mon frère, et cependant - ça va vous paraître bizarre -d'une certaine façon je me sentais rassuré. La vérité la plus hideuse valait finalement mieux que le plus joli des

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mensonges. Mon univers était plus sombre à présent, mais il avait retrouvé

ses fondations. Nora s'est penchée vers moi.

- «a va, toi ?

- J'ai peur.

- Je t'aime, m'a-t-elle soufflé. Et Carly t'aimera aussi. Nous avons scruté le tableau des arrivées. Il s'est mis à

clignoter. On a annoncé au micro que le vol 672 Continental Airlines venait d'atterrir. Le vol de Carly. Je me suis tourné vers Nora. Elle a souri et pressé ma main.

Mon regard a fait le tour de la salle, avec ses passagers en attente, des hommes en complet-veston, des femmes occupées à bavarder, des familles partant en vacances, les retardataires, les frustrés, les fatigués. Je regardais distraitement les visages, quand soudain je l'ai vu qui me fixait. Mon sang n'a fait qu'un tour.

Le Spectre.

Un frisson m'a parcouru.

- qu'est-ce que tu as ? s'est enquise Nora.

- Rien.

Le Spectre m'a fait signe d'approcher. Je me suis levé, comme en transe.

- O˘ tu vas ?

- Je reviens tout de suite.

- Mais elle va sortir.

- Il faut que j'aille aux toilettes.

J'ai effleuré les cheveux de Nora d'un rapide baiser. Elle avait l'air inquiète. Elle a jeté un coup d'oil à travers la salle, mais le Spectre avait déjà disparu. Moi, je n'étais pas dupe. Le fuir était inutile. O˘ que j'aille, il me trouverait.

Il fallait que je l'affronte.

Je me suis dirigé vers l'endroit o˘ je l'avais aperçu. J'avais les jambes en coton, mais j'ai continué quand même. En passant devant une longue rangée de cabines téléphoniques hors d'usage, j'ai entendu sa voix :

- Will ?

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Je me suis retourné. D'un geste, il m'a indiqué un siège à côté de lui. Je me suis assis. Tous deux, nous faisions face à la baie vitrée plutôt que de nous regarder. La vitre amplifiait les rayons du soleil. La chaleur était suffocante. J'ai plissé les yeux. Il a fait de même.

- Je ne suis pas revenu à cause de ton frère, a dit le Spectre. Je suis revenu à cause de Carly.

Ses paroles m'ont littéralement pétrifié.

- Tu ne l'auras pas. Il a souri.

- Tu n'as pas compris.

- Alors explique-moi.

Le Spectre s'est incliné vers moi.

- Toi, tu voudrais bien classer les gens dans des cases. Les méchants d'un côté, les gentils de l'autre. Mais ça ne marche pas, hein ? Ce n'est jamais aussi simple. L'amour, par exemple, conduit à la haine. ¿ mon avis, c'est ça qui a tout déclenché. L'amour primitif.

- Je ne vois pas de quoi tu parles.

- De ton père. Il aimait trop Ken. Je cherche le germe, Will. Et c'est là

que je le trouve. Dans l'amour de ton père.

- Je ne vois toujours pas de quoi tu parles.

- Ce que je vais te dire là, je ne l'ai dit qu'à une seule personne avant toi. Tu comprends ?

D'un geste je l'ai invité à poursuivre.

- Il te faut te reporter à l'époque o˘ Ken et moi étions à l'école primaire. Vois-tu, ce n'est pas moi qui ai poignardé Daniel Skinner. C'est Ken. Mais ton père l'aimait tellement qu'il l'a couvert. Il a acheté mon paternel. Il lui a offert cinq mille dollars. Libre à toi de ne pas me croire... ton père pensait presque faire une bonne action. Mon paternel, il me tapait tout le temps. Beaucoup de gens estimaient que je devais être placé dans une famille d'accueil. Dans l'esprit de ton père, j'allais soit m'en tirer pour cause de légitime défense, soit me faire soigner et manger correctement trois fois par jour.

Muet de stupeur, j'ai repensé à notre rencontre, là-bas, m 414

stade des Juniors. ¿ l'affolement de mon père, à son silence glacial à

notre retour à la maison, à la réponse qu'il avait faite à Asselta : Ś'il te faut quelqu'un, prends-moi. ª Là encore, tout semblait s'enchaîner avec une logique implacable.

- Je n'ai raconté ça qu'à une personne. Tu as une idée ? Une autre pièce du puzzle se mettait en place.

- Julie, ai-je répondu.

Il a hoché la tête. Voilà qui expliquait ce lien étrange entre eux.

- Alors pourquoi es-tu ici ? ai-je demandé. Pour te venger sur la fille de Ken ?

- Non, a-t-il répondu avec un petit rire. «a ne va pas être facile à

expliquer, Will, mais peut-être que la science pourra m'aider.

Il m'a tendu une chemise cartonnée. Je l'ai contemplée.

- Ouvre-la. J'ai obéi.

- C'est le rapport d'autopsie de Sheila Rogers, récemment décédée.

J'ai froncé les sourcils. Je n'ai pas voulu connaître ses sources, savoir comment il l'avait obtenu.

- qu'est-ce que ça vient faire là ?

- Regarde.

Le Spectre a pointé un doigt osseux sur un paragraphe du milieu.

- Tu vois, là, en bas ? Pas de cicatrices pubiennes dues à des ruptures du périoste. Aucune strie p‚le au niveau de la poitrine et de la paroi abdominale n'est mentionnée. En soi, ça n'a rien d'extraordinaire. Sauf si on s'y intéresse tout particulièrement.

- Si on s'intéresse à quoi ? Il a refermé la chemise.

- Aux traces d'un éventuel accouchement. Devant ma mine perplexe, il a ajouté :

- En d'autres termes, Sheila Rogers ne peut pas avoir été la mère de Carly.

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J'ai ouvert la bouche pour parler quand il m'a donné une seconde chemise.

Avec un nom inscrit dessus.

Julie Miller.

Un froid polaire a envahi mes membres. Le Spectre a déplié la chemise et, désignant un passage, s'est mis à lire :

- Ćicatrices pubiennes, stries p‚les, changements dans la structure microscopique des tissus des seins et de l'utérus... ª Et le traumatisme était récent. Tiens, tu vois ? La cicatrice de l'épisiotomie était encore bien nette.

Je regardais fixement les mots.

- Julie n'était pas rentrée chez elle juste pour rencontrer Ken. Elle était en train de se remettre d'une très mauvaise passe. Elle était en train de se retrouver, Will. Et elle voulait te dire la vérité.

- quelle vérité ?

Mais il a secoué la tête et continué :

- Elle te l'aurait dit plus tôt, mais elle n'était pas s˚re de ta réaction. Vu que tu n'avais presque pas bronché quand elle a rompu... c'est de ça que je parlais quand j'ai dit que tu étais censé te battre pour elle.

Or tu l'as laissée partir sans lever le petit doigt.

Il a planté ses yeux dans les miens.

- Julie a eu un bébé six mois avant sa mort. Elle et l'enfant, une petite fille, ont habité dans cet appartement avec Sheila Rogers. Je pense que Julie aurait fini par te le dire, mais ton frère en a décidé autrement.

Sheila aimait l'enfant, elle aussi. Après le meurtre de Julie, elle a voulu la garder. Et Ken, eh bien, il a vite compris les avantages d'un bébé pour un homme recherché par toutes les polices. Leur présence à ses côtés valait mieux que n'importe quel déguisement.

Les paroles de Ken résonnaient à mes oreilles.

- Tu comprends ce que je te dis là, Will ?

Toi, je t'ai menti et je t'ai fait du mal plus qu'à n'importe qui.

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La voix du Spectre a percé le brouillard.

- Tu n'es pas un père de substitution. Tu es le vrai père de Carly.

Je crois que je ne respirais plus. Je fixais le vide. Anéanti. Mon frère.

Mon frère m'avait volé mon enfant. Le Spectre s'est levé.

- Je ne suis pas revenu pour me venger ni même pour rendre la justice. Il se trouve que Julie est morte pour me sauver et que je n'ai pas été là

quand elle a eu besoin de moi. Alors je me suis promis de sauver son enfant. «a m'a pris onze ans.

Chancelant, je me suis remis debout. Nous restions l'un à côté de l'autre.

L'avion avait commencé à dégorger son flot de passagers. Le Spectre a glissé quelque chose dans ma poche. Un bout de papier. Je n'y ai pas prêté

attention.

- J'ai envoyé la cassette de surveillance à Pistillo pour que McGuane ne vous crée pas d'ennuis. J'avais retrouvé les documents que Julie avait cachés ; depuis ce soir-là, ils étaient en ma possession. Nora et toi n'avez plus rien à craindre désormais. Je me suis occupé de tout.

Les passagers continuaient à débarquer. Immobile, je regardais et écoutais.

- N'oublie pas que Katy est la tante de Carly, que les Miller sont ses grands-parents. Ils doivent faire partie de sa vie. Tu m'entends ?

J'ai hoché la tête, et c'est là que Carly a franchi la porte. Le souffle m'a manqué. La petite semblait avoir une telle présence. Comme... comme sa mère. Elle a regardé autour d'elle et quand elle a eu repéré Nora son visage s'est épanoui dans un sourire lumineux. Mon cour s'est brisé. Ce sourire. Ce sourire, voyez-vous, était celui de ma mère. C'était le sourire de Sunny, tel un écho du passé, un signe que quelque chose de ma mère - et de Julie - avait survécu envers et contre tout.

J'ai ravalé un sanglot et senti une main dans mon dos.

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- Vas-y, a chuchoté le Spectre, me poussant doucement vers ma fille.

Je me suis retourné, mais John Asselta avait déjà disparu. Alors j e me suis frayé un passage vers la femme que j'aimais et vers mon enfant.

…pilogm

Ce soir-là, après avoir embrassé et couché Carly, j'ai trouvé le morceau de papier que le Spectre avait fourré dans ma poche. C'était juste le début d'une coupure de presse.

KANSAS CITY HERALD

Un homme découvert mort dans sa voiture

Cramden, Missouri. Cray Spring, un officier de la police municipale de Cramden, a été retrouvé étranglé dans sa voiture, apparemment victime d'un vol. Son portefeuille, semble-t-il, avait disparu. Son véhicule aurait été

retrouvé sur un parking derrière un bar. Le chef de la police Evan Kraft déclare qu'il n'y a pas de suspects pour le moment et qu'une enquête est en cours

Remerciements

L'auteur souhaite remercier les personnes suivantes pour leurs conseils d'experts : Jim White, directeur administratif de la Covenant House de Newark ; Anne Armstrong-Coben, médecin-chef de la Covenant House de Newark ; Frank Gilliam, responsable de l'équipe sur le terrain de la Covenant House d'Atlantic City ; Mary Ann Daly, responsable de programmes d'aide sociale de la Covenant House d'Atlantic City ; Kim Sutton, directrice du centre d'hébergement de la Covenant House d'Atlantic City ; Steven Miller, chef des urgences de l'hôpital pédiatrique presbytérien de New York ; Douglas P. Lyle, docteur en médecine ; Linda Fairstein, substitut du procureur de Manhattan ; Gène Riehl, ancien agent du FBI ; Jeffrey Bedford, du FBI. Toutes et tous ont fourni à l'auteur des renseignements précieux qu'il s'est empressé de remanier à sa convenance.

Les Covenant House sont une institution bien réelle, même si j'ai pris de grandes libertés en la matière. J'ai inventé beaucoup de choses - c'est pour cela que mon livre s'appelle un roman - tout en essayant de préserver l'esprit et l'‚me de cette importante organisation cantative. Ceux qui veulent l'aider ou en savoir davantage peuvent le faire sur www.covenanthouse.org.

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L'auteur remercie également son équipe de choc : Irwyn Applebaum, Nita Taublib, Danielle Perez, Barb Burg, Susan Corcoran, Cynthia Lasky, Betsy Hulsebosch, Jon Wood, JoÎl Gotler, Maggie Griffin, Lisa Erbach Vance et Aaron Priest. Vous comptez tous beaucoup pour moi.

Une fois encore, ceci est une ouvre de fiction.