Il neigeait de nouveau. Wren en avait assez de ces
flocons incessants, de cet hiver interminable, de cette ville vide
et sinistre.
Sur le chemin du retour, elle s’arrêta au
supermarché pour acheter des manchons de poulet, une canette de
Diet Sprite, et une boîte de chocolats. Sa main hésita un instant
au-dessus d’un paquet de Speculoos et d’une bouteille de Ben &
Jerry. Non… Pas question de craquer maintenant et de passer ses
nerfs sur la nourriture.
Nous autres, humains, savons
maîtriser nos impulsions.
La voix de Neezer, presque inaudible. Dans la
catégorie « Je m’assume », son mentor avait été un modèle
exceptionnel. Lorsqu’il échouait, il se débrouillait seul, sans
rien demander à personne. Comme un véritable Indépendant.
Les Indépendants ne mêlaient jamais personne à
leurs problèmes. Ils étaient forts, solides. Ils savaient gérer
leurs affaires.
Et leur famille. Wren avait prudemment
éloigné sa mère de la
tourmente. O.P., lui, était pris dans la tempête. Comme elle. Quant
à Sergueï…
« Sergueï est un adulte et sacrément plus coriace
que toi. De très loin. »
Ça, c’était sa voix à elle, avec peut-être une
légère — très légère — inflexion maternelle.
« Tu l’insulterais si tu pensais autrement. Ce
n’est pas parce qu’il te fait le coup du citadin raffiné qu’il est
moins macho que la moyenne masculine. »
Oh, la ferme ! Il ne peut pas
comprendre.
Oui, il savait ce que le Courant pouvait faire à
un être humain, physiquement et mentalement. Sauf que Wren, elle,
vivait avec cette énergie magique, jour après jour, minute après
minute, seconde après seconde.
Elle avait vu son mentor devenir fou, elle avait
vu des Talents se consumer entièrement sous l’effet d’un afflux
trop violent. Elle avait assisté à la lutte terrifiante d’un Mage
contre lui-même pour parvenir à formuler une ultime pensée
rationnelle, avant de plonger définitivement dans les eaux sombres
de la folie.
A tout moment, elle pouvait basculer. Mais cette
perspective l’effrayait beaucoup moins que celle d’être un
danger pour son compagnon.
Sergueï ignorait qu’elle s’enracinait souvent en
lui. Sans demander. Sans réfléchir. Oh, non, le sexe n’était pas le
seul problème… C'était leur relation tout entière qui était
problématique. Elle avait besoin, il donnait.
La jeune femme s’immobilisa devant le perron de
son immeuble et leva les yeux. Son appartement était sombre.
L'appartement de Bonnie était sombre. Elle n’avait pas envie de
rentrer chez elle. Elle n’avait pas envie d’être seule.
Mais où aller ?
Un souvenir surgit des profondeurs de sa mémoire.
Le souvenir d’un lieu où elle n’était jamais allée, d’un lieu dont
elle n’était même pas certaine qu’il existe. Simultanément, elle
éprouva une sensation de sécurité et de chaleur.
Comme inconsciente de ses mouvements, Wren pivota
sur ses talons et se remit en route, guidée par l’image floue qui
flottait dans son esprit — et par un sentiment de réconfort et de
stabilité, à la fois familier et totalement étranger.
La neige avait dû cesser de tomber à un moment ou
un autre de sa marche, mais elle venait seulement de s’en rendre
compte. Clignant des yeux, elle regarda autour d’elle et réalisa
qu’elle se trouvait dans un quartier de la City. Manhattan avait
beau occuper une surface de vingt et un kilomètres de long sur
trois et demi de large, l’île n’en restait pas un moins un
labyrinthe surprenant.
Plus exactement, Wren se trouvait près du quartier
des affaires. Il faisait nuit noire. Les bureaux et les magasins
étaient fermés. L'unique lumière de la rue provenait d’une petite
fenêtre située au rez-de-chaussée de l’immeuble en brique devant lequel elle se
tenait.
Elle s’approcha. La porte d’entrée n’était pas
fermée à clé. Elle la poussa doucement et pénétra dans un étroit
couloir. L'endroit était sombre, mais propre. Au pied de
l’escalier, elle aperçut une porte entrouverte. Sans éprouver le
moindre sentiment d’inquiétude, elle se glissa par
l’entrebâillement.
La pièce dans laquelle elle pénétra était petite,
mais confortable. Un pouf en velours bleu était placé dans un
angle, près d’une petite table basse qui avait dû être chinée dans
une brocante. Les murs étaient couverts d’une peinture rose qui
aurait pu paraître ridicule, mais qui, étrangement, avait quelque
chose de très masculin. Sur les étagères étaient posées des photos
noir et blanc ou couleur sépia, près d’un amoncellement de livres
et de babioles.
Genre pied-à-terre d’un prince en exil, décréta
aussitôt Wren. Pauvre, mais digne.
Dans le fond, un bruit frais et cristallin
s’arrêta, qu’elle identifia alors à de l’eau qui coulait. Puis une
porte s’ouvrit et O.P. apparut en se frottant vigoureusement avec
une serviette.
— Me demandais quand est-ce que tu pointerais
enfin le bout de ton nez, grogna l’ours.
Wren avait toujours pensé que l’expression « se
décrocher la mâchoire » était une pure invention de littérateurs en
mal de métaphore. Elle venait d’avoir la preuve du contraire.
— Je… Oh, et flûte !
Le démon sourit, et pour la première fois
depuis des années, l’éclat
immaculé des immenses canines fit frissonner Wren.
— Détends-toi, Valère. Pour un Talent aussi doué,
tu ne sais vraiment rien !
Une heure plus tard, Wren baignait toujours dans
un état de confusion, non pas parce qu’elle manquait
d’informations, cette fois, mais parce qu’elle en avait trop.
— Bon…
La jeune femme s’était installée sur le pouf, les
jambes repliées sous elle et une tasse de café chaud à la main. Sur
la table basse était posée une assiette de gaufres affreusement
sucrées et délicieuses.
— Je me suis enracinée en toi, à l’époque de
l’affaire du Parchemin Nescanni, et de ce fait, un lien s’est créé
entre toi et moi. Lien dont je me suis inconsciemment servie, ce
soir, pour venir jusqu’ici. Est-ce que je résume clairement ?
Le démon ascquiesça.
— En gros, c’est ça. Quand tu t’enracines, tu
crées un lien, Valère. Tu savais ça, n’est-ce pas ?
— Euh, non…
Visiblement, il y avait beaucoup de choses qu’elle
ignorait. Que Neezer avait ignorées. Qu’Ayexi… Le mentor de Neezer
avait-il su, lui ? S'agissait-il de l’une de ces lacunes qui se
produisaient parfois dans une lignée, et qui privaient les
générations suivantes d’informations précieuses ?
— Donc, Sergueï et moi…
— Non. Entre vous deux, Valère, c’est… de
l’électricité. Pas seulement du Courant.
Elle avala une gorgée de café en espérant que le
breuvage brûlant la réchaufferait.
— Comment savoir ? Je m’enracine en lui et
il…
Elle se tut, incapable d’évoquer cette partie si
intime et douloureuse de sa vie devant l’ours.
— Il… ?
Comme la jeune femme restait silencieuse, le démon
poursuivit.
— Je te connais depuis un bon moment, Valère. Et
j’en sais un bout sur les Humains. Il t’aime. Tu l’aimes. Rien à
voir avec le Courant.
Le démon avait l’air convaincu. Wren n’était pas
certaine de partager cette assurance.
— Enfin, bref, reprit-il. Tu crois qu’il est
facile de s’enraciner dans un autre Humain, surtout un Profane, de
la manière dont tu l’as fait ?
— Non. Neezer disait toujours que c’était
impossible. Mais…
— Mais tu l’as fait. Et plus d’une fois. Partons
de là. Il t’a laissée puiser en lui… Il a donné autant qu’il a reçu
de toi. C'est un échange équitable, non ?
On touchait de nouveau au cœur du problème.
— Non ! Pas si ça lui fait mal !
A cet instant, les digues s’effondrèrent, et tout
ce que Wren retenait depuis si longtemps s’écoula en flots
ininterrompus. Ses terreurs et ses angoisses se déversèrent en un véritable déluge
incohérent. A ses oreilles, en tout cas.
Parce que O.P., lui, écoutait avec attention en
acquiesçant de temps à autre ou en frottant d’un air songeur la
petite boule noire qui lui servait de museau. Sans savoir pourquoi,
Wren trouvait ce geste plus rassurant que n’importe quelle
démonstration exubérante de sympathie.
Enfin, le cataclysme s’apaisa, et la jeune femme
se laissa aller en arrière sur le pouf, épuisée.
— Même si j’arrive à le convaincre de… de ne pas
le faire, de ne pas me laisser l’utiliser, lui, quand il n’y a pas
d’urgence… Si vraiment il m’aime, comme tu dis, et comme il le dit,
lui, eh bien, il n’arrêtera pas.
Elle secoua la tête.
— Surtout si le risque, c’est que je sois en état
de manque ou, au contraire, de surcharge à l’instant critique.
C'est un danger qu’il préfère partager. Il appelle ça les « aléas
du métier ».
Ne sachant quoi répondre, O.P. se contenta de
remplir de nouveau la tasse de la jeune femme. Machinalement, Wren
tendit la main pour prendre une gaufre et s’aperçut que l’assiette
était vide. Pourtant, elle ne se souvenait pas en avoir mangé une
seule. De plus, son estomac ne pesait pas trois tonnes, donc… Donc,
le démon avait dû y mettre si la patte.
— Trop… trop de choses dépendent de moi, O.P. Bon
sang, comment est-ce que j’en suis arrivée là ? Et pourtant, je te
jure que j’ai dit « non », et pas qu’une fois. Je…
Elle se tut.
— Je ne
peux plus le faire, ajouta-t-elle à voix basse. Ce truc de
conseiller le Quad, tu sais… Je ne suis pas une héroïne. Je suis
juste une Solitaire et une voleuse, complètement dépassée par les
événements.
— Nous le sommes tous, dépassés, répliqua O.P.
froidement. Par les événements, je veux dire. Tu crois qu’on sait
ce qui se passe ? Tu penses qu’on en a la moindre idée ?
La jeune femme poussa un soupir. Une seconde, elle
avait espéré, sans trop y croire, entendre des paroles de
réconfort.
— C'est le résultat de tes nombreuses années
d’expérience ?
— Des décennies, Valère. Plusieurs décennies. Et
chaque fois, j’ai assisté à la même scène. Des gens qu’on jetait à
l’eau et qui avaient le choix entre couler ou apprendre à nager.
Toi, tu ne sais pas couler ; donc, tu nages.
La jeune femme retint un sourire.
— Tu as quel âge, O.P. ?
Un instant, elle crut qu’il ne répondrait
pas.
— Je suis vieux. Très, très vieux.
Mille questions se pressèrent sur les lèvres de
Wren, mais elle choisit finalement de n’en poser qu’une seule. A
dire vrai, elle aurait dû la poser il y a longtemps, mais elle
n’avait jamais trouvé l’instant adéquat pour le faire.
— Dis-moi, comment est-ce possible que je
m’enracine aussi facilement en toi ?
O.P. regarda pensivement sa tasse de café. Dans la
demi-pénombre qui régnait dans la pièce, sa fourrure prenait des nuances bleues et ses
yeux rouges viraient presque au noir.
— Parce que j’ai été créé pour ça, dit-il
finalement. Et non, je n’ai pas envie d’en parler. Accepte
simplement le fait que tu peux t’enraciner en moi sans craindre de
me blesser.
Une intonation quasi imperceptible dans la voix du
démon suscita de nouveau l’inquiétude de Wren.
— Pas sans demander, répondit-elle avec force. Pas
sans ta permission.
Elle crut voir — sans en être absolument sûre —
les épaules de l’ours se relâcher légèrement. Comme s’il venait
enfin de trouver un abri après avoir longtemps lutté contre le
vent.
On l’a blessé. On l’a
utilisé. Oh, O.P. ! Wren était consciente qu’il était
inutile d’exprimer sa sympathie. Un long moment, ils restèrent
assis à siroter leur café, plongés dans leurs pensées. Soudain, un
cri strident fusa dans le silence de la nuit.
Tous deux bondirent sur leurs pieds.
— Dehors, déclara O.P. en désignant la fenêtre. Il
fit un mouvement vers la porte, mais Wren agrippa sa patte,
enfonçant nerveusement ses doigts dans la fourrure.
— Réfléchis avant d’agir.
— Juste. Soyons prudents, rétorqua-t-il en
pivotant vers la fenêtre, qu’il ouvrit sans se soucier de la neige
qui se déversa brusquement sur le parquet.
En deux pas, Wren le rejoignit. Se collant à
l’ours, elle se pencha à son tour au-dehors. Le démon exhalait une
étonnante odeur épicée qu’elle avait déjà remarquée. Fugitivement, elle se demanda si l’ours
se parfumait ou si c’était son odeur naturelle.
Puis la scène qui se déroulait dans la rue capta
entièrement son attention. Deux hommes accompagnés d’un énorme
chien en laisse avaient acculé dans un coin une petite fille, vêtue
d’un manteau blanc. Le réverbère, non loin, projetait une lumière
aveuglante sur la neige et Wren dut cligner des yeux pour mieux
distinguer les silhouettes.
Elle éprouva tout d’abord un sentiment d’horreur.
On était en train d’agresser une petite fille ! Puis elle réalisa
qu’aucun enfant de cet âge n’aurait eu l’autorisation de
s’aventurer dehors, avec cette tempête de neige. Et de toute façon,
aucun enfant de cet âge n’aurait poussé cette espèce de cri
étranglé et aigu.
Elle ne connaissait pas toutes les races de Fatae
qui traînaient en ville, même si elle était en train de réduire
sérieusement ses lacunes en la matière. En revanche, elle savait en
identifier un lorsqu’elle l’entendait.
Le chien retroussa les babines et, poussant un
grognement, bondit en avant. L'homme tira d’un coup sec sur la
laisse. La curée n’était pas pour tout de suite : visiblement, il
entendait faire durer le plaisir. Wren sentit ses muscles se
tendre. Près d’elle, le démon s’était également ramassé sur
lui-même, prêt à bondir au secours du Fatae.
Instinctivement, la jeune femme puisa dans son
centre et ramena un filament aux reflets cuivrés.
Que ma voix parvienne jusqu’à
la Trêve
Que la Trêve parvienne
jusqu’à ma voix
— Bon sang !
Le grognement d'O.P. la fit sursauter au beau
milieu de l’incantation, et elle lâcha prise. La dernière fois que
cela lui était arrivé, elle avait à peine seize ans !
Précipitamment, elle s’efforça de récupérer le filament, mais
celui-ci s’était déjà retourné contre elle. La brûlure fut si vive
que son centre frémit comme s’il était parcouru par une immense
chair de poule.
— T’es pas dans le bon quartier, hé, Trucmuche !
lança l’un des agresseurs.
Le ricanement sinistre qui accompagna ces mots
résonna dans l’air glacé. Wren en oublia momentanément sa
brûlure.
— Ah ouais, c’est ce que tu crois, hein ? grogna
O.P. d’un ton bas et menaçant.
Wren agrippa le bras de l’ours, à la fois pour
retrouver son équilibre et empêcher son compagnon de sauter par la
fenêtre.
Le Fatae se raidit, et en un spasme convulsif
agita son plumage blanc.
— Vas-y, cours, Trucmuche, railla l’un des hommes.
Jack l’Eventreur a besoin de prendre un peu d’exercice. Fais voir
de quoi t’es capable.
— Oh, oui, cours ! murmura-t-elle en direction du
Fatae. Par ici ! reprit-elle plus haut.
S'ils pouvaient entendre les agresseurs, peut-être
que le Fatae était capable de les entendre, eux… Et si celui-ci
réussissait à atteindre l’appartement, alors, Wren saurait les
protéger tous.
Le Fatae laissa échapper un second cri
perçant. Qu’il s’échappe ou
qu’il reste, il ne faisait pas le poids contre ses trois
agresseurs. Le chien s’avança, prêt à l’assaut final.
— Et merde ! lança O.P. en bondissant vers la
porte.
Wren le retint de toutes ses forces par le
bras.
— Non ! le pressa-t-elle, haletante.
— Quoi ? Tu ne me crois pas capable d’arrêter ce
clébard ?
— Si, je sais que tu peux.
Il avait une fois mis en déroute l’un de ces
chiens que les « exterminateurs de vermine » emmenaient avec eux,
et Wren avait préféré ne pas connaître les détails de l’affaire.
Sauf qu’ici, le chien était accompagné par deux hommes et, question
combat au corps-à-corps, la jeune femme était exécrable. Même au
meilleur de sa forme. De plus, elle n’avait pas la moindre envie
que le démon se fasse égorger. Surtout lorsqu’il existait un autre
moyen d’empêcher le massacre.
— Les patrouilles vont s’en occuper, O.P. Elles
sont là pour ça.
— La Trêve est rompue, Valère. Personne ne
viendra.
— Peut-être que non. Peut-être que oui.
Voix-de-son-Maître avait beau être une enquiquineuse, elle avait
raison : sur le front, on se fichait pas mal des ordres. Il y avait
trop à faire. Les chefs pouvaient toujours se disputer, les
patrouilles continuaient leur travail. Pour une fois, peut-être,
les mesquineries de la politique politicienne ne
parviendraient pas à
détruire ce qu’ils avaient tenté, non sans mal, de
construire.
Wren l’espérait avec ferveur.
— Là. Tu sens ?
Au creux de son oreille grandissait une vibration
sourde qui se répandait le long de sa nuque comme une délicieuse
caresse. On avait quand même reçu son appel. Ou celui d’un autre.
Ils n’étaient probablement pas les seuls à avoir mis le nez à la
fenêtre. Avec un peu de chance, quelqu’un avait appelé le NYPD et
était tombé sur la bonne personne, qui avait su transmettre le
message à qui de droit.
— Hummmpf…, grommela l’ours en essayant de se
dégager, mais sans y mettre toute sa force pour ne pas briser la
main de Wren. Valère, il faut que j’y aille. On doit arrêter ça
!
— Ne bouge pas. Ils arrivent.
« Ils », en l’occurrence, c’était un couple qui
avançait d’un pas souple et nonchalant, mais sans perdre de temps.
Wren avait presque l’impression d’entendre, en arrière-plan, la
musique d’un vieux western — le crissement de la neige remplaçant
celui du sable.
En quelques minutes, le couple fut sur les lieux
de l’incident. Le chien bondit aussitôt vers celui dont le long
manteau dissimulait mal une queue fine et souple. Une décharge de
Courant fusa, propulsant l’animal dans les airs. Celui-ci retomba
sur son arrière-train et regarda son maître, hébété, avec l’air de
demander : « C'était quoi, ça ? »
— Pas la faute du chien, murmura Wren.
O.P. lui répondit par un grognement qui
exprimait avec éloquence sa
désapprobation. Même lorsqu’il était de bonne humeur, le démon
n’aimait pas les chiens. Elle ne lui en avait jamais demandé la
raison.
Queue-de-Serpent agita ses mains, qui se
révélèrent être des griffes à faire pâlir de jalousie O.P., et
qu’il maniait avec une aisance stupéfiante. Wren n’avait vraiment
pas la moindre idée de l’espèce à laquelle le Fatae pouvait
appartenir, mais elle était sûre d’une chose : c’est qu’elle
n’aimerait pas le rencontrer de nuit, dans une allée obscure. Et
d’ailleurs, pas même de jour au beau milieu d’une avenue.
Voyant que le Fatae maîtrisait la situation, le
Talent qui l’accompagnait se détourna et approcha de la victime,
mains tendues, pour montrer qu’il venait en ami.
Lorsqu’il passa sous le réverbère, la lumière
l’éclaira pleinement, et Wren aperçut alors un second brassard,
près de celui que portaient les équipes de surveillance. Blanc,
avec une croix rouge. Un médecin. Ça, c’était intelligent ! Il
était probable que l’idée ne venait pas du Quad, qui ne mettait
jamais les pieds sur le terrain, mais des patrouilles elles-mêmes.
La croix était un symbole que tout le monde pouvait identifier sans
peine.
— Bon, ils ont la situation sous contrôle,
annonça-t-elle au démon, dont elle sentait les muscles frémir
encore du besoin de se jeter dans la mêlée.
— Regarde.
L'un des vigiles était au sol, immobile. Le chien
avait disparu. Wren pria pour qu’il ne serve d’apéritif à personne.
Le second agresseur reculait lentement, en boitant légèrement, face à Queue-de-Serpent qui
avançait sur lui. Deux pas de plus, et il trébuchait sur le
trottoir, quittant enfin la rue.
Se détournant de son patient, le médecin fit un
geste impatient en direction de son partenaire, pour lui signifier
de ne plus jouer avec sa marionnette et de venir l’aider. Le Fatae
hésita, visiblement désireux d’achever ce qu’il avait commencé. Le
médecin renouvela son geste. Frustré, son compagnon agita la queue,
puis s’écarta à regret de l’homme.
Libéré, celui-ci fit volte-face et disparut dans
l’ombre. La neige qui avait recommencé à tomber étouffa rapidement
le bruit de ses pas.
Cependant, le médecin se penchait et prenait la
victime dans ses bras. Secondé par son partenaire, il se dirigea
vers le bas de la rue, sans doute pour y chercher du secours. A cet
instant seulement, Wren songea à leur proposer de se réfugier ici,
au chaud. Mais ils étaient loin, déjà, et puis elle ignorait ce que
contenait la boîte à pharmacie d'O.P.
— On devrait…
— Hors de question qu’on leur coure après.
O.P. retroussa ses babines noires et darda ses
yeux rougeoyants sur Wren, qui lui répondit par une grimace.
— Allez, rentre.
O.P. referma la porte, puis fila vers la fenêtre
qu’il claqua avec un geste plus violent que nécessaire.
— Tu as peut-être raison, lança le démon, avec un
rictus de satisfaction. Ce déchet humain va aller raconter partout qu’il vaut mieux ne pas se
frotter à nous.
— Sûr, acquiesça Wren, avec une pointe de
tristesse dans la voix.
Elle reprit sa place sur le pouf, les jambes
repliées sous elle. Posant son menton sur ses mains, elle regarda
la fenêtre d’un air absent.
— Ça leur apprendra à se méfier de nous. Ils vont
comprendre que nous sommes dangereux. Vraiment dangereux.
Même sans l’Equipe de la Trêve pour les soutenir
et les guider.
— Tu crois que c’est une mauvaise chose ?
Visiblement, O.P. n’était pas de cet avis. Encore
énervé par l’incident, il marchait de long en large dans la pièce,
touchant au passage le moindre objet, comme pour se rassurer.
Ses pattes bougeaient avec une agilité
remarquable, et Wren songea que celui ou celle qui avait créé les
démons avait pensé à les doter de véritables outils de
préhension.
— Mauvaise ? reprit-elle en écho. Non. Ce n’est
pas une mauvaise chose. Ce soir, ils ont sauvé une vie.
Elle n’avait rien contre la violence. En tant
qu’instrument.
— La question est : où s’arrête-t-on ? Quand
crie-t-on : « ça suffit, on rentre au bercail » ?
— Quand ils ont tous fichu le camp.
O.P. était catégorique. Wren aurait aimé être
aussi sûre. Travailler avec Sergueï lui avait appris à réfléchir
aux conséquences avant d’agir. Sinon, la moindre vague que vous déclenchiez risquait de se
retourner contre vous et de déferler avec la puissance d’un
tsunami.
Rien n’était simple. Surtout ce qui paraissait
simple.
— Ça ne suffira pas à les arrêter.
Elle le suivit du regard.
— Ces vigiles sont comme des fourmis. Nous devons
trouver qui les nourrit. C'est bien ce que la Trêve est censée
faire, non ?
— La Trêve est rompue.
L'ours cessa de déambuler, au grand soulagement de
Wren dont la nuque commençait à être douloureuse, et se décida
enfin à s’asseoir sur le second pouf.
— Et qui l’a rompue ?
Elle l’ignorait. En revanche, elle avait sa petite
idée sur la personne qui saurait trouver la réponse. Sauf qu’en
rejetant sa collaboration, elle avait perdu le droit de faire appel
à lui.