Immobile sur le trottoir, Sergueï regardait sa «
fille » avec les yeux émus d’un père fier de sa progéniture.
Il l’avait découverte par hasard, au cours d’une
promenade, treize ans et sept mois auparavant. A l’époque, la rue
était plutôt populaire : la somme qu’il avait payée était à la fois
élevée, compte tenu de l’emplacement, et ridiculement basse si l’on
considérait la valeur acquise.
Le quartier se composait à l’origine d’entrepôts
et d’immeubles en briques rouges, solides et trapus — très New
Amsterdam. Au fil des décennies, il s’était embourgeoisé. On avait
vu s’installer des boutiques chic et tendance, des cafés avec
terrasse proposant une carte de vins à des prix défiant toute
concurrence. Ce qui était très mauvais pour les loyers, mais idéal
pour attirer le client au portefeuille garni.
Sergueï avait fait remplacer la vitrine originelle
par un vitrail coloré. De loin, les motifs bleu, rouge et vert
évoquaient un dessin abstrait. De près, on aurait dit un paysage
sous-marin. C'était l’œuvre
d’un jeune artiste qu’il avait exposé à ses débuts et qui
fréquentait aujourd’hui des galeries plus prestigieuses. Si la
vitrine ne lui permettait pas de présenter ce qu’il vendait, elle
avait l’avantage de le distinguer des autres marchands.
Accrochée juste à côté de la double porte
métallique, une petite plaque de bronze annonçait « Galerie Didier
». Un vieux rêve auquel il n’avait cessé de penser tout au long de
sa dernière année au Silence. Un rêve pour lequel il avait épargné
le moindre cent et patiemment noué des contacts, mettant ses
talents de négociateur au service d’une longue passion pour l’art.
Et d’un métier où il n’y aurait ni sang, ni souffrance, ni
danger…
Poussant un soupir où se mêlaient le dégoût et
l’amusement, Sergueï ouvrit la porte et déverrouilla le système de
sécurité. Aujourd’hui encore, le simple fait de pénétrer dans la
galerie apaisait ses nerfs mis à rude épreuve.
Douze ans auparavant, après de longs travaux de
rénovation et d’aménagement, il avait suspendu le panneau « Ouvert
» sur la porte.
— Bon anniversaire, ma fille, murmura-t-il en
avançant dans la pénombre.
L'espace était divisé en trois parties : la
galerie proprement dite, reliée à une mezzanine par un escalier
tournant, un bureau situé dans le fond et, au sous-sol, un entrepôt
auquel on accédait au moyen d’un vieux monte-charge que Wren
refusait de prendre. Les œuvres y étaient stockées dans des caisses
de bois, et d’ailleurs, il faudrait qu’il pense à descendre
avec l’inventaire pour
s’assurer que rien ne manquait. Ce n’était pas qu’il n’avait pas
confiance dans le travail de Lowell, mais…
Mais c’était son nom qui figurait sur la porte.
Sur les autorisations. Et sur les factures délivrées aux
clients.
Ce que Sergueï préférait par-dessus tout, c’était
installer une œuvre, la placer au meilleur endroit pour attirer
l’œil de l’acheteur potentiel. C'était ensuite obtenir le juste
prix pour soutenir l’artiste, favoriser sa créativité… Et
recommencer le processus. Cette passion, il ne la partageait avec
personne — ni avec sa famille d’origine russe, surtout préoccupée
par la politique, ni avec son associée dont les goûts esthétiques
étaient plutôt pragmatiques.
Celui dont il s’était senti le plus proche,
c’était Lee, dont il avait présenté le travail à la galerie à deux
reprises avant que ce dernier ne soit assassiné au cours de
l’affaire Nescanni. La mort de l’Indépendant ne l’avait pas touché
aussi durement que Wren. Lee n’était pas un ami intime et surtout,
il n’éprouvait pas le sentiment de culpabilité qui hantait la jeune
femme. Pourtant, leurs conversations lui manquaient.
Le Talent avait pris l’habitude de passer
régulièrement à la galerie, bien avant que Sergueï ne l’expose.
Durant près d’une heure, ils discutaient lumière, ombre, texture,
regard du spectateur, intention de l’artiste…
Si elle avait assisté aux entretiens, Wren, la
chère enfant, se serait endormie au bout de la troisième
phrase.
Et c’était vrai. Autrefois, il se rendait aux
inaugurations, prenait un verre avec les agents, les personnalités
incontournables du marché de l’art…
— Dès que tout sera rentré dans l’ordre,
lança-t-il à la sculpture en aluminium qui luisait doucement dans
l’obscurité. Dès que j’aurai le temps de découvrir d’autres
courants artistiques…
La survie passait avant la vie spirituelle.
Se dirigeant grâce à la lumière rouge et bleue que
projetaient les ampoules de sécurité, Sergueï gagna le fond de la
galerie. Lowell s’occuperait d’éclairer l’espace d’exposition dès
son arrivée, à 9 heures.
Le panneau de bois qui fermait son bureau coulissa
derrière lui et, du bout des doigts, il effleura le petit oiseau
métallique perché sur un étroit piédestal que Lee lui avait offert.
D’après le Talent, il s’agissait d’un émeu. Sergueï, lui, savait
seulement que le regard interrogateur de l’animal le faisait
immanquablement sourire — même les mauvais jours.
La galerie avait été conçue pour mettre en valeur
la diversité des œuvres exposées : murs d’un blanc doux et lignes
épurées. Son bureau, au contraire, reflétait ses goûts. Le plateau
de la table était suffisamment vaste pour accueillir un ordinateur
à écran plat et étaler des documents. Le fauteuil pivotant était du
même cuir beige que le canapé poussé contre le mur, au-dessus
duquel était accrochée une photo en noir et blanc du Manhattan des
années 1940. Chacune des œuvres qui ornaient la pièce était signée
par un artiste qu’il avait
découvert : l’oiseau de Lee, bien sûr, mais aussi la boule de verre
soufflé aux entrelacs multicolores, ou encore le vase raku
translucide dont le col s’incurvait avec la grâce d’un pétale de
lis.
Sergueï s’installa dans le fauteuil qui grinça
familièrement. Il effleura le socle de la lampe ultra-design posée
sur le bureau, déclenchant une lumière douce et progressive. Un
instant, il considéra les papiers empilés devant lui — des factures
à régler, le plan de la prochaine installation à superviser —, puis
les écarta pour mettre en route le répondeur dont le voyant rouge
clignotait sans relâche. Priorité des priorités : écouter les
messages.
Une heure plus tard, Sergueï reposait le combiné
du téléphone et attrapait la feuille qui venait de sortir du fax.
Il la posa sur la dernière des trois piles placées devant lui, puis
se renversa dans son fauteuil. Tout en tapotant machinalement des
doigts sur le bureau, il contempla pensivement les documents.
Trois piles, trois options possibles. Laquelle
choisirait-il pour ce premier jour de travail de la nouvelle année
? L'une pouvait rapporter une somme astronomique. Réellement
astronomique. Les deux autres étaient normalement rentables, sauf
que l’une d’elles représentait un défi qui pouvait éveiller
l’intérêt de Wren. Et dans l’immédiat, stimuler la curiosité de
Wren — ou plutôt « lui changer les idées » — était infiniment plus
utile que de l’argent en cash. Même s’il y en avait suffisamment
pour prendre une retraite anticipée et partir faire le tour du
monde. De toute façon, jamais Wren n’accepterait de quitter
sa ville. Incroyable, mais vrai : O.P. et la jeune femme
étaient en train de se transformer en militants de la Cosa.
Et là où Wren décidait de vivre, il vivrait aussi.
Ce qu’il ne lui dirait jamais, même si elle le savait parfaitement.
Pour elle encore, il accepterait de faire face à un ennemi
insaisissable qu’ils n’avaient aucune chance de vaincre. Ce qu’il
ne lui dirait pas non plus, même si elle le savait
probablement.
Ils étaient capables de gagner une bataille, pas
d’éradiquer le racisme. C'était impossible. La peur de ce qu’on ne
comprend pas engendre la haine et fait partie de la nature humaine.
En revanche, on pouvait arrêter ceux qui agissaient au nom du
racisme et convaincre les autres que le coût de cette haine était
beaucoup trop élevé. L'essentiel était de créer une habitude :
l’habitude remplaçait, dans bien des cas, la compréhension, qui
elle-même réduisait la peur, qui à son tour réduisait la
haine.
On y parvenait. Parfois.
Sergueï avait mené suffisamment de combats pour
savoir qu’on ne pouvait pas livrer une guerre totale contre
l’irrationnel, puis retourner comme avant à ses préoccupations
quotidiennes.
Il se secoua. Ces pensées étaient inutiles. La
vie, c’était le changement. L'immobilité conduisait à la mort. Or,
ni Sergueï ni Wren n’étaient prêts à rester immobiles.
Et puisqu’ils avaient l’intention de vivre, ils
devaient se montrer pragmatiques avant tout. Les frais d’entretien
de l’immeuble de Wren venaient d’augmenter considérablement, sans
doute à cause de l’explosion
de la bombe paranormale, l’été précédent. Ou tout simplement à
cause de son grand état de vétusté. De plus, il envisageait
d’étendre son affaire en se servant notamment de ses contacts avec
Shig, le Solitaire-Fatae japonais qu’ils avaient rencontrés
quelques mois auparavant, et qui pourrait l’aider à introduire la
galerie sur des marchés étrangers…
Poussant un soupir, Sergueï se rapprocha du bureau
et effleura du bout des doigts la pile numéro un, avant de
l’écarter. Exit la poule aux œufs d’or. Sa main hésita ensuite
au-dessus des deux autres dossiers, puis glissa, doucement et
presque instinctivement, vers celui de gauche.
Etait-ce par instinct aussi
que Wren avait accepté une mission sans lui en parler, la dernière
fois ? Ils n’avaient jamais discuté des motivations qui
avaient poussé la jeune femme à rencontrer un client en l’absence
de Sergueï. Pour la première fois, Wren n’avait pas respecté les
règles de leur partenariat. Sergueï était celui qui effectuait les
recherches préliminaires, qui menait l’enquête préparatoire… Celui
qui évitait de choisir une mission sur un coup de tête ou, au
contraire, de la refuser si elle était bien payée mais
ennuyeuse.
Réfrénant un autre soupir, Sergueï tira vers lui
la chemise cartonnée.
— Salut, les gars !
Sergueï leva vivement la tête en reconnaissant la
voix de Wren dans l’Interphone qui reliait son bureau à l’accueil
de la galerie. Il laissait l’appareil ouvert jour et nuit, par
mesure de sécurité. Si un voleur tentait de s’introduire dans la galerie, Sergueï pouvait ainsi
le repérer sans se faire voir et alerter la police. La plupart du
temps, il prêtait à peine attention aux discussions paisibles des
clients. Seule la voix de Wren retenait son attention.
— Bonjour.
Lowell, froid et désagréable. Professionnel
jusqu’au bout des ongles avec les acheteurs éventuels, son
assistant accueillait toujours Wren avec la méfiance d’un chat
devant un autre chat — prêt à bondir et à cracher. La jeune femme
lui rendait la pareille sur un ton faussement enjoué destiné à
l’exaspérer encore plus.
Chaque fois, Sergueï était partagé entre
l’amusement et l’agacement. Il avait laissé entendre à Lowell que
dans le cas d’une bataille ouverte, il se rangerait du côté de sa
partenaire, malgré l’estime qu’il avait pour son employé. Et il
avait demandé carrément à Wren de ne pas exagérer, lui expliquant
que si Lowell partait, cela compliquerait sérieusement leur vie et
leur travail.
— C'est à quel sujet ?
— Sergueï m’a donné rendez-vous ici.
— Il est dans le bureau, répliqua Lowell sur un
ton qui signifiait clairement : « Va-t’en, ne touche à rien, ne
casse rien, fiche-moi la paix. »
Sergueï jeta un coup d’œil à sa montre et grimaça.
Pas étonnant qu’il ait mal au dos. Il était penché sur ces factures
depuis près de trois heures. Rapidement, il rangea le dossier et
jeta les restes de son déjeuner à la poubelle.
Avec un sourire crispé, elle secoua son bonnet de
laine sur lequel les flocons immaculés commençaient à fondre.
Sergueï comprenait sa nervosité. On était seulement en janvier et
il restait encore deux mois d’hiver à passer. Même lui commençait à
trouver toute cette neige un peu… exagérée. Lui, le fils de Russes
émigrés, qui avait grandi dans les montagnes du Midwest.
— J’ai les moyens de nous emmener dans un endroit
chaud, se contenta-t-il de répondre.
— Un boulot ?
La perspective ne semblait pas l’enthousiasmer. Et
c’était tout le problème. Ces derniers temps, elle s’était de plus
en plus impliquée dans les problèmes de la Cosa, et le destin des
Fatae accaparait toute son attention. Même si elle continuait à
proclamer que le collectif, ce n’était pas « son truc ».
Cela aussi, il le comprenait. Il était passé par
là lorsqu’il travaillait pour le Silence. Même si vous réalisiez
qu’il était impossible de changer le monde, une fois que vous aviez
mis le doigt dans l’engrenage, il fallait aller jusqu’au bout.
Juste au cas où ce bout-là ferait la différence.
Lui s’était brûlé les ailes à ce jeu : le Silence
l’avait littéralement avalé, et l’aurait digéré s’il ne s’était pas
échappé. Wren le savait, même si elle ne connaissait pas toute
l’histoire. Le lui rappeler ne servirait à rien, sauf à déclencher
une dispute dont ils n’avaient envie ni l’un ni l’autre.
Il se
contenta d’agiter le dossier sous son nez, comme s’il s’agissait
d’un parfum. Wren s’en empara et entreprit de le feuilleter.
— Il s’agit de quoi, au juste ? Une simple
récupération ? demanda-t-elle en refermant la pochette.
Elle préférait que Sergueï lui fasse un topo oral
: elle assimilerait plus rapidement et plus complètement les
informations.
— A peu près. Un citoyen cette fois. Fortuné. Un
membre de l’équipe administrative locale s’est emparé de documents
placés dans son coffre-fort personnel.
— Ho, ho… Chantage possible ?
Sergueï avait littéralement l’impression de voir
fonctionner les rouages de son cerveau, comme si son front était de
verre. Puis Wren poussa un soupir et renonça à l’idée d’exploiter
le matériau plutôt que de le rendre.
— J’ai supposé le pire, avoua-t-il, éprouvant
soudain le besoin de boire un thé.
Ce qui signifiait se lever, se rendre à la
kitchenette située dans un coin de la galerie… et interrompre la
discussion. Il verrait plus tard.
— Mais non, poursuivit-il. Le type semble
relativement correct, pour un homme politique.
— Et pas malin.
— Effectivement. Il a été assez stupide pour
conserver des copies de documents qu’il n’était pas censé posséder.
Ce que le voleur sait maintenant. Et ledit voleur n’hésitera pas à
utiliser ces documents contre lui ou contre leur propriétaire
initial.
— Du sale
? Il n’est pas question de récupérer des papiers qui pourraient
être utilisés contre nous, n’est-ce pas ?
Wren avait confiance en Sergueï. Elle savait qu’il
avait tout vérifié, mais depuis l’affaire Nescanni, et sa récente
expérience dans les négociations avec les clients, elle se montrait
très prudente. Ces derniers temps, on s’était joué d’eux un peu
trop souvent.
— Du sale, confirma-t-il. Le type fait partie du
conseil… Euh, pas de la Cosa, du conseil municipal. Ce qui ne veut
pas dire qu’il est blanc comme neige.
De toute façon, cela occuperait Wren un bon bout
de temps. Imaginer un plan d’approche, envisager tous les aléas
possibles détournerait son esprit de ces histoires de patrouilles
ou de trêve… et lui ferait momentanément oublier cette maudite
jument empaillée. Dieu du ciel, comme il regrettait d’avoir accepté
cette affaire ! C'était la seule mission, de toute sa carrière, que
Wren n’avait jamais réussi à terminer. Et Sergueï commençait
sérieusement à penser que cet animal de malheur avait décidé de les
hanter jusqu’à la fin des temps…
— Tu en fais trop.
— Non, rétorqua-t-il automatiquement. Je suis
méthodique. Maintenant, à toi de jouer.
Il avait accompli son travail : établir la liste
des questions, trouver les réponses, trier et évaluer les
informations, négocier l’accord, enquêter sur le client. Pour aller
plus loin, les talents particuliers de son associée étaient
désormais nécessaires.
Wren ne semblait pas convaincue. Néanmoins,
elle prit le dossier et
s’installa sur le canapé, une jambe repliée sous elle.
Non, il n’avait pas coupé les cheveux en quatre,
mais il était obligé d’admettre, en son for intérieur, qu’il
s’était montré un tantinet anxieux. Et ses soucis n’étaient pas
entièrement dus à l’état d’esprit de Wren. Il avait un voyage prévu
depuis six mois, or il n’avait pas la moindre envie de laisser sa
compagne seule en ce moment…
— Sergueï ?
Wren le dévisageait avec intensité. Il se força à
sourire.
— Je crois que je vais aller me préparer du thé.
Tu en veux ?
— Mmm…
Rassurée, la jeune femme secoua la tête et se
replongea dans le dossier. Il sortit silencieusement et marqua un
temps en arrivant dans l’espace d’exposition, pour s’assurer que
tout allait bien. Lowell était en train de parler avec un client
qui regardait une aquarelle représentant une colombe en vol
au-dessus de Manhattan. La peinture était d’une facture délicate,
mais elle manquait d’âme. Néanmoins, l’artiste était doué d’un réel
potentiel, et sans doute un client déciderait-il d’acquérir une de
ses œuvres. Juste pour se vanter, plus tard, de posséder quelque
chose de cet artiste quand celui-ci deviendrait inabordable sur le
marché de l’art.
La kitchenette méritait à peine son nom. Elle
contenait néanmoins un évier, un mini-frigo, sa bouilloire et la
machine à café de Lowell. Sergueï ouvrit le robinet et regarda l’eau couler en
essayant désespérément d’arrêter la valse infernale de ses pensées.
S'il n’arrivait pas à récupérer sa lucidité, il ne serait bon à
rien ni à personne.
Pourquoi lui en demandes-tu
autant ?
Il ferma le robinet, replaça la bouilloire sur son
socle et appuya sur le bouton.
Parce que tu veux te prouver
que tu joues encore un rôle dans sa vie. Wren était
désormais une actrice majeure au sein de la Cosa et, grâce à son
extraordinaire capacité d’assimilation, elle avait appris tout ce
qu’il était nécessaire de savoir pour faire fonctionner une affaire
comme la leur. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle n’avait plus
besoin que Sergueï se place entre elle et le monde extérieur. Sa
réputation la protégeait aujourd’hui suffisamment : certes, on
pouvait tenter de la tuer, mais personne n’oserait se jouer d’elle
ou la trahir.
Donc ?
Donc… Il fallait qu’il en fasse plus. Qu’il soit
plus… plus quoi ? Se contenter d’être un homme d’affaires, même
s’il trouvait le monde de l’art très enrichissant spirituellement,
eh bien, non, ça ne lui disait rien.
Ce qui ne manquait pas d’ironie, vraiment… En
quittant le Silence, il avait cru trouver enfin ce qu’il désirait :
un monde ordinaire, banal. Un monde où l’on ne jouait pas sa vie
perpétuellement. Or, à l’évidence, c’était ce qu’il continuait à
faire chaque jour qui passait. Chaque nuit, aussi. Et…
Et on arrivait au cœur du problème, non ?
Tu es un drogué. Tu as
toujours été un drogué. D’abord, les missions du Silence. Puis les missions de
Récupération. Et aujourd’hui, ce guêpier avec toutes les créatures
magiques de la côte Est, et bientôt, pendant qu’on y est, de tous
les Etats-Unis…
Rien de mal à une petite poussée d’adrénaline de
temps à autre. Ça n’était pas comme de sauter d’un avion en vol.
Enfin, pas tout à fait.
Et c’est toujours mieux que
d’être accro à une saleté de produit ou à l’alcool. Sauf que tu
éprouves sans cesse le besoin de te faire un petit fix, de plonger
sans parachute. Non, mon vieux. Tu n’es pas seulement un drogué de
l’adrénaline. Tu es un drogué de la responsabilité. Parfait. Alors,
accepte et avance. Pourquoi est-ce que cela serait un problème,
tout à coup ?
Là encore, il connaissait la réponse. Jusque-là,
ce n’était pas un problème parce qu’il pouvait concentrer toute son
attention et ses désirs sur Wren. Il y avait lui, il y avait elle.
Il avait besoin d’elle, elle avait besoin de lui. Aussi simple que
ça.
La Cosa n’avait pas encore envahi leur vie, enfin,
sa vie. Bon sang, la Cosa n’avait pas encore envahi… la Cosa. Oh,
ça n’était pas un sentiment de rivalité ou de jalousie qu’il
éprouvait. Alors, quoi ? Ça ressemblait à une dent malade.
Précautionneusement, il toucha la zone endolorie.
Tu ne fais pas partie de la
Cosa. Bien. Mais tu es lié à ce fichu monde. Par Wren, par tous les
amis que tu t’es faits. Lee, bien sûr. Et surtout, les Fatae
que fréquentait Wren. L'espèce de carpette prénommée O.P., fidèle
jusqu’au bout de ses ongles acérés. Le discret Shig, avec son humour pince-sans-rire.
Rorani, la dryade que Wren adorait.
Autrefois, toutes ces créatures le mettaient mal à
l’aise. Aujourd’hui, leur seul nom était synonyme de rire et
d’amitié. Beaucoup de choses avaient changé. Il n’était plus le
même homme.
Mais qui pouvait se vanter de rester toujours
identique ? La vie change, et on change avec elle.
Tel est ton monde, désormais.
Tu dois simplement trouver quelle est ta place.
Et comment y rester, et préserver ce monde en
évitant qu’il y ait des morts.
— Duncan.
— André.
Le ton était presque poli — à condition de faire
abstraction des sous-entendus. Il n’y avait pas si longtemps,
Duncan comptait parmi les personnalités prometteuses au service de
la Lutte Contre les Ténèbres. Il y avait très longtemps, André et
Duncan étaient, non pas des amis, mais des compagnons de
travail.
Aujourd’hui, André se méfiait de son ex-camarade
et Duncan évoluait dans les hautes sphères de l’organisation. A la
connaissance d’André, Duncan était le seul qui ait accès au conseil
d’administration auquel il rendait compte exclusivement de son
action. Duncan quittait rarement son bureau, préférant déplacer ses
collaborateurs autour de lui, tels des pions sur un échiquier.
C'était un homme froid, méthodique. Excellent dans son travail et ouvertement assoiffé
de pouvoir. L'imperceptible odeur de soufre qui entourait l’homme
n’était sans doute qu’un produit de l’imagination d’André.
Impossible de faire appel à un supérieur
hiérarchique pour contourner Duncan. Soit vous travailliez avec
lui, soit… vous étiez éliminé.
Le couloir bruissait d’activité. A tout moment,
des équipes partaient en mission. Chacune de ces équipes était
encadrée par un service spécifique qui fournissait l’information et
les ressources nécessaires.
Idéalement.
Ces derniers temps, les renseignements s’étaient
révélés mensongers, les ressources s’étaient faites rares. Du
moins, pour les équipes dont André avait la charge.
Duncan était le responsable du département
Recherche & Dissémination. L'information — le sang vital de
l’organisation — venait de là. Ou plutôt ne venait plus, depuis que
Duncan était aux commandes.
André avait besoin de savoir pourquoi. Mais il
devait se montrer extrêmement prudent s’il ne voulait pas se passer
la corde au cou. Il était guidé par le souvenir de Sergueï, son
ancien protégé et bras droit. Le Silence s’était servi de Sergueï.
Et ils s’en serviraient encore, s’ils en avaient besoin. C'était le
jeu.
Un jeu qu’André jouait depuis trop longtemps pour
accepter de se faire berner sans réagir, même par un as de la
manipulation comme Duncan.
— Tu as un moment ?
Duncan se tourna vers sa subalterne, une
jeune femme au visage
délicat et aux yeux froids comme ceux d’un serpent.
— Melissa, emmenez tout le monde dans la salle et
commencez la réunion. Je vous rejoindrai.
— Bien, monsieur, répondit Melissa sans accorder
le moindre regard à André.
C'était sa façon à elle de marquer son mépris pour
le type qui osait déranger son patron.
« Un petit soldat », songea André. Duncan n’avait
pas besoin d’employés, mais de soldats.
— Eh bien, dit Duncan en fixant André de ses yeux
étroits. Que puis-je pour toi ?
Avec son long visage, ce n’était pas un costume à
deux mille dollars qu’il lui fallait, mais plutôt une soutane.
André aurait préféré que la discussion se passe à portes closes,
mais si on lui refusait cette courtoisie, il saurait s’en
accommoder. Il avait quelques cordes à son arc, et notamment, il
savait très exactement à quel moment prendre l’adversaire au
cou.
— Je veux savoir. Je ferai tout, absolument tout
pour que mes gens aient de quoi accomplir leur travail.
Une légère crispation au coin de l’œil, à peine
visible, mais André éprouva un intense sentiment de satisfaction.
Il avait réussi l’impossible : il avait surpris Duncan. Tout ce
qu’il lui restait à faire, c’était de rester en vie suffisamment
longtemps pour pouvoir exploiter l’avantage.