8.
Immobile sur le trottoir, Sergueï regardait sa « fille » avec les yeux émus d’un père fier de sa progéniture.
Il l’avait découverte par hasard, au cours d’une promenade, treize ans et sept mois auparavant. A l’époque, la rue était plutôt populaire : la somme qu’il avait payée était à la fois élevée, compte tenu de l’emplacement, et ridiculement basse si l’on considérait la valeur acquise.
Le quartier se composait à l’origine d’entrepôts et d’immeubles en briques rouges, solides et trapus — très New Amsterdam. Au fil des décennies, il s’était embourgeoisé. On avait vu s’installer des boutiques chic et tendance, des cafés avec terrasse proposant une carte de vins à des prix défiant toute concurrence. Ce qui était très mauvais pour les loyers, mais idéal pour attirer le client au portefeuille garni.
Sergueï avait fait remplacer la vitrine originelle par un vitrail coloré. De loin, les motifs bleu, rouge et vert évoquaient un dessin abstrait. De près, on aurait dit un paysage sous-marin. C'était l’œuvre d’un jeune artiste qu’il avait exposé à ses débuts et qui fréquentait aujourd’hui des galeries plus prestigieuses. Si la vitrine ne lui permettait pas de présenter ce qu’il vendait, elle avait l’avantage de le distinguer des autres marchands.
Accrochée juste à côté de la double porte métallique, une petite plaque de bronze annonçait « Galerie Didier ». Un vieux rêve auquel il n’avait cessé de penser tout au long de sa dernière année au Silence. Un rêve pour lequel il avait épargné le moindre cent et patiemment noué des contacts, mettant ses talents de négociateur au service d’une longue passion pour l’art. Et d’un métier où il n’y aurait ni sang, ni souffrance, ni danger…
Poussant un soupir où se mêlaient le dégoût et l’amusement, Sergueï ouvrit la porte et déverrouilla le système de sécurité. Aujourd’hui encore, le simple fait de pénétrer dans la galerie apaisait ses nerfs mis à rude épreuve.
Douze ans auparavant, après de longs travaux de rénovation et d’aménagement, il avait suspendu le panneau « Ouvert » sur la porte.
— Bon anniversaire, ma fille, murmura-t-il en avançant dans la pénombre.
L'espace était divisé en trois parties : la galerie proprement dite, reliée à une mezzanine par un escalier tournant, un bureau situé dans le fond et, au sous-sol, un entrepôt auquel on accédait au moyen d’un vieux monte-charge que Wren refusait de prendre. Les œuvres y étaient stockées dans des caisses de bois, et d’ailleurs, il faudrait qu’il pense à descendre avec l’inventaire pour s’assurer que rien ne manquait. Ce n’était pas qu’il n’avait pas confiance dans le travail de Lowell, mais…
Mais c’était son nom qui figurait sur la porte. Sur les autorisations. Et sur les factures délivrées aux clients.
Ce que Sergueï préférait par-dessus tout, c’était installer une œuvre, la placer au meilleur endroit pour attirer l’œil de l’acheteur potentiel. C'était ensuite obtenir le juste prix pour soutenir l’artiste, favoriser sa créativité… Et recommencer le processus. Cette passion, il ne la partageait avec personne — ni avec sa famille d’origine russe, surtout préoccupée par la politique, ni avec son associée dont les goûts esthétiques étaient plutôt pragmatiques.
Celui dont il s’était senti le plus proche, c’était Lee, dont il avait présenté le travail à la galerie à deux reprises avant que ce dernier ne soit assassiné au cours de l’affaire Nescanni. La mort de l’Indépendant ne l’avait pas touché aussi durement que Wren. Lee n’était pas un ami intime et surtout, il n’éprouvait pas le sentiment de culpabilité qui hantait la jeune femme. Pourtant, leurs conversations lui manquaient.
Le Talent avait pris l’habitude de passer régulièrement à la galerie, bien avant que Sergueï ne l’expose. Durant près d’une heure, ils discutaient lumière, ombre, texture, regard du spectateur, intention de l’artiste…
Si elle avait assisté aux entretiens, Wren, la chère enfant, se serait endormie au bout de la troisième phrase.
— Il faut que tu sortes un peu plus, se murmura-t-il à lui-même.
Et c’était vrai. Autrefois, il se rendait aux inaugurations, prenait un verre avec les agents, les personnalités incontournables du marché de l’art…
— Dès que tout sera rentré dans l’ordre, lança-t-il à la sculpture en aluminium qui luisait doucement dans l’obscurité. Dès que j’aurai le temps de découvrir d’autres courants artistiques…
La survie passait avant la vie spirituelle.
Se dirigeant grâce à la lumière rouge et bleue que projetaient les ampoules de sécurité, Sergueï gagna le fond de la galerie. Lowell s’occuperait d’éclairer l’espace d’exposition dès son arrivée, à 9 heures.
Le panneau de bois qui fermait son bureau coulissa derrière lui et, du bout des doigts, il effleura le petit oiseau métallique perché sur un étroit piédestal que Lee lui avait offert. D’après le Talent, il s’agissait d’un émeu. Sergueï, lui, savait seulement que le regard interrogateur de l’animal le faisait immanquablement sourire — même les mauvais jours.
La galerie avait été conçue pour mettre en valeur la diversité des œuvres exposées : murs d’un blanc doux et lignes épurées. Son bureau, au contraire, reflétait ses goûts. Le plateau de la table était suffisamment vaste pour accueillir un ordinateur à écran plat et étaler des documents. Le fauteuil pivotant était du même cuir beige que le canapé poussé contre le mur, au-dessus duquel était accrochée une photo en noir et blanc du Manhattan des années 1940. Chacune des œuvres qui ornaient la pièce était signée par un artiste qu’il avait découvert : l’oiseau de Lee, bien sûr, mais aussi la boule de verre soufflé aux entrelacs multicolores, ou encore le vase raku translucide dont le col s’incurvait avec la grâce d’un pétale de lis.
Sergueï s’installa dans le fauteuil qui grinça familièrement. Il effleura le socle de la lampe ultra-design posée sur le bureau, déclenchant une lumière douce et progressive. Un instant, il considéra les papiers empilés devant lui — des factures à régler, le plan de la prochaine installation à superviser —, puis les écarta pour mettre en route le répondeur dont le voyant rouge clignotait sans relâche. Priorité des priorités : écouter les messages.
Une heure plus tard, Sergueï reposait le combiné du téléphone et attrapait la feuille qui venait de sortir du fax. Il la posa sur la dernière des trois piles placées devant lui, puis se renversa dans son fauteuil. Tout en tapotant machinalement des doigts sur le bureau, il contempla pensivement les documents.
Trois piles, trois options possibles. Laquelle choisirait-il pour ce premier jour de travail de la nouvelle année ? L'une pouvait rapporter une somme astronomique. Réellement astronomique. Les deux autres étaient normalement rentables, sauf que l’une d’elles représentait un défi qui pouvait éveiller l’intérêt de Wren. Et dans l’immédiat, stimuler la curiosité de Wren — ou plutôt « lui changer les idées » — était infiniment plus utile que de l’argent en cash. Même s’il y en avait suffisamment pour prendre une retraite anticipée et partir faire le tour du monde. De toute façon, jamais Wren n’accepterait de quitter sa ville. Incroyable, mais vrai : O.P. et la jeune femme étaient en train de se transformer en militants de la Cosa.
Et là où Wren décidait de vivre, il vivrait aussi. Ce qu’il ne lui dirait jamais, même si elle le savait parfaitement. Pour elle encore, il accepterait de faire face à un ennemi insaisissable qu’ils n’avaient aucune chance de vaincre. Ce qu’il ne lui dirait pas non plus, même si elle le savait probablement.
Ils étaient capables de gagner une bataille, pas d’éradiquer le racisme. C'était impossible. La peur de ce qu’on ne comprend pas engendre la haine et fait partie de la nature humaine. En revanche, on pouvait arrêter ceux qui agissaient au nom du racisme et convaincre les autres que le coût de cette haine était beaucoup trop élevé. L'essentiel était de créer une habitude : l’habitude remplaçait, dans bien des cas, la compréhension, qui elle-même réduisait la peur, qui à son tour réduisait la haine.
On y parvenait. Parfois.
Sergueï avait mené suffisamment de combats pour savoir qu’on ne pouvait pas livrer une guerre totale contre l’irrationnel, puis retourner comme avant à ses préoccupations quotidiennes.
Il se secoua. Ces pensées étaient inutiles. La vie, c’était le changement. L'immobilité conduisait à la mort. Or, ni Sergueï ni Wren n’étaient prêts à rester immobiles.
Et puisqu’ils avaient l’intention de vivre, ils devaient se montrer pragmatiques avant tout. Les frais d’entretien de l’immeuble de Wren venaient d’augmenter considérablement, sans doute à cause de l’explosion de la bombe paranormale, l’été précédent. Ou tout simplement à cause de son grand état de vétusté. De plus, il envisageait d’étendre son affaire en se servant notamment de ses contacts avec Shig, le Solitaire-Fatae japonais qu’ils avaient rencontrés quelques mois auparavant, et qui pourrait l’aider à introduire la galerie sur des marchés étrangers…
Poussant un soupir, Sergueï se rapprocha du bureau et effleura du bout des doigts la pile numéro un, avant de l’écarter. Exit la poule aux œufs d’or. Sa main hésita ensuite au-dessus des deux autres dossiers, puis glissa, doucement et presque instinctivement, vers celui de gauche.
Etait-ce par instinct aussi que Wren avait accepté une mission sans lui en parler, la dernière fois ? Ils n’avaient jamais discuté des motivations qui avaient poussé la jeune femme à rencontrer un client en l’absence de Sergueï. Pour la première fois, Wren n’avait pas respecté les règles de leur partenariat. Sergueï était celui qui effectuait les recherches préliminaires, qui menait l’enquête préparatoire… Celui qui évitait de choisir une mission sur un coup de tête ou, au contraire, de la refuser si elle était bien payée mais ennuyeuse.
Réfrénant un autre soupir, Sergueï tira vers lui la chemise cartonnée.
— Salut, les gars !
Sergueï leva vivement la tête en reconnaissant la voix de Wren dans l’Interphone qui reliait son bureau à l’accueil de la galerie. Il laissait l’appareil ouvert jour et nuit, par mesure de sécurité. Si un voleur tentait de s’introduire dans la galerie, Sergueï pouvait ainsi le repérer sans se faire voir et alerter la police. La plupart du temps, il prêtait à peine attention aux discussions paisibles des clients. Seule la voix de Wren retenait son attention.
— Bonjour.
Lowell, froid et désagréable. Professionnel jusqu’au bout des ongles avec les acheteurs éventuels, son assistant accueillait toujours Wren avec la méfiance d’un chat devant un autre chat — prêt à bondir et à cracher. La jeune femme lui rendait la pareille sur un ton faussement enjoué destiné à l’exaspérer encore plus.
Chaque fois, Sergueï était partagé entre l’amusement et l’agacement. Il avait laissé entendre à Lowell que dans le cas d’une bataille ouverte, il se rangerait du côté de sa partenaire, malgré l’estime qu’il avait pour son employé. Et il avait demandé carrément à Wren de ne pas exagérer, lui expliquant que si Lowell partait, cela compliquerait sérieusement leur vie et leur travail.
— C'est à quel sujet ?
— Sergueï m’a donné rendez-vous ici.
— Il est dans le bureau, répliqua Lowell sur un ton qui signifiait clairement : « Va-t’en, ne touche à rien, ne casse rien, fiche-moi la paix. »
Sergueï jeta un coup d’œil à sa montre et grimaça. Pas étonnant qu’il ait mal au dos. Il était penché sur ces factures depuis près de trois heures. Rapidement, il rangea le dossier et jeta les restes de son déjeuner à la poubelle.
— Il neige de nouveau, annonça la jeune femme en pénétrant dans la pièce.
Avec un sourire crispé, elle secoua son bonnet de laine sur lequel les flocons immaculés commençaient à fondre. Sergueï comprenait sa nervosité. On était seulement en janvier et il restait encore deux mois d’hiver à passer. Même lui commençait à trouver toute cette neige un peu… exagérée. Lui, le fils de Russes émigrés, qui avait grandi dans les montagnes du Midwest.
— J’ai les moyens de nous emmener dans un endroit chaud, se contenta-t-il de répondre.
— Un boulot ?
La perspective ne semblait pas l’enthousiasmer. Et c’était tout le problème. Ces derniers temps, elle s’était de plus en plus impliquée dans les problèmes de la Cosa, et le destin des Fatae accaparait toute son attention. Même si elle continuait à proclamer que le collectif, ce n’était pas « son truc ».
Cela aussi, il le comprenait. Il était passé par là lorsqu’il travaillait pour le Silence. Même si vous réalisiez qu’il était impossible de changer le monde, une fois que vous aviez mis le doigt dans l’engrenage, il fallait aller jusqu’au bout. Juste au cas où ce bout-là ferait la différence.
Lui s’était brûlé les ailes à ce jeu : le Silence l’avait littéralement avalé, et l’aurait digéré s’il ne s’était pas échappé. Wren le savait, même si elle ne connaissait pas toute l’histoire. Le lui rappeler ne servirait à rien, sauf à déclencher une dispute dont ils n’avaient envie ni l’un ni l’autre.
Il se contenta d’agiter le dossier sous son nez, comme s’il s’agissait d’un parfum. Wren s’en empara et entreprit de le feuilleter.
— Il s’agit de quoi, au juste ? Une simple récupération ? demanda-t-elle en refermant la pochette.
Elle préférait que Sergueï lui fasse un topo oral : elle assimilerait plus rapidement et plus complètement les informations.
— A peu près. Un citoyen cette fois. Fortuné. Un membre de l’équipe administrative locale s’est emparé de documents placés dans son coffre-fort personnel.
— Ho, ho… Chantage possible ?
Sergueï avait littéralement l’impression de voir fonctionner les rouages de son cerveau, comme si son front était de verre. Puis Wren poussa un soupir et renonça à l’idée d’exploiter le matériau plutôt que de le rendre.
— J’ai supposé le pire, avoua-t-il, éprouvant soudain le besoin de boire un thé.
Ce qui signifiait se lever, se rendre à la kitchenette située dans un coin de la galerie… et interrompre la discussion. Il verrait plus tard.
— Mais non, poursuivit-il. Le type semble relativement correct, pour un homme politique.
— Et pas malin.
— Effectivement. Il a été assez stupide pour conserver des copies de documents qu’il n’était pas censé posséder. Ce que le voleur sait maintenant. Et ledit voleur n’hésitera pas à utiliser ces documents contre lui ou contre leur propriétaire initial.
— Du sale ? Il n’est pas question de récupérer des papiers qui pourraient être utilisés contre nous, n’est-ce pas ?
Wren avait confiance en Sergueï. Elle savait qu’il avait tout vérifié, mais depuis l’affaire Nescanni, et sa récente expérience dans les négociations avec les clients, elle se montrait très prudente. Ces derniers temps, on s’était joué d’eux un peu trop souvent.
— Du sale, confirma-t-il. Le type fait partie du conseil… Euh, pas de la Cosa, du conseil municipal. Ce qui ne veut pas dire qu’il est blanc comme neige.
De toute façon, cela occuperait Wren un bon bout de temps. Imaginer un plan d’approche, envisager tous les aléas possibles détournerait son esprit de ces histoires de patrouilles ou de trêve… et lui ferait momentanément oublier cette maudite jument empaillée. Dieu du ciel, comme il regrettait d’avoir accepté cette affaire ! C'était la seule mission, de toute sa carrière, que Wren n’avait jamais réussi à terminer. Et Sergueï commençait sérieusement à penser que cet animal de malheur avait décidé de les hanter jusqu’à la fin des temps…
— Tu en fais trop.
— Non, rétorqua-t-il automatiquement. Je suis méthodique. Maintenant, à toi de jouer.
Il avait accompli son travail : établir la liste des questions, trouver les réponses, trier et évaluer les informations, négocier l’accord, enquêter sur le client. Pour aller plus loin, les talents particuliers de son associée étaient désormais nécessaires.
Wren ne semblait pas convaincue. Néanmoins, elle prit le dossier et s’installa sur le canapé, une jambe repliée sous elle.
Non, il n’avait pas coupé les cheveux en quatre, mais il était obligé d’admettre, en son for intérieur, qu’il s’était montré un tantinet anxieux. Et ses soucis n’étaient pas entièrement dus à l’état d’esprit de Wren. Il avait un voyage prévu depuis six mois, or il n’avait pas la moindre envie de laisser sa compagne seule en ce moment…
— Sergueï ?
Wren le dévisageait avec intensité. Il se força à sourire.
— Je crois que je vais aller me préparer du thé. Tu en veux ?
— Mmm…
Rassurée, la jeune femme secoua la tête et se replongea dans le dossier. Il sortit silencieusement et marqua un temps en arrivant dans l’espace d’exposition, pour s’assurer que tout allait bien. Lowell était en train de parler avec un client qui regardait une aquarelle représentant une colombe en vol au-dessus de Manhattan. La peinture était d’une facture délicate, mais elle manquait d’âme. Néanmoins, l’artiste était doué d’un réel potentiel, et sans doute un client déciderait-il d’acquérir une de ses œuvres. Juste pour se vanter, plus tard, de posséder quelque chose de cet artiste quand celui-ci deviendrait inabordable sur le marché de l’art.
La kitchenette méritait à peine son nom. Elle contenait néanmoins un évier, un mini-frigo, sa bouilloire et la machine à café de Lowell. Sergueï ouvrit le robinet et regarda l’eau couler en essayant désespérément d’arrêter la valse infernale de ses pensées. S'il n’arrivait pas à récupérer sa lucidité, il ne serait bon à rien ni à personne.
Pourquoi lui en demandes-tu autant ?
Il ferma le robinet, replaça la bouilloire sur son socle et appuya sur le bouton.
Parce que tu veux te prouver que tu joues encore un rôle dans sa vie. Wren était désormais une actrice majeure au sein de la Cosa et, grâce à son extraordinaire capacité d’assimilation, elle avait appris tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour faire fonctionner une affaire comme la leur. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle n’avait plus besoin que Sergueï se place entre elle et le monde extérieur. Sa réputation la protégeait aujourd’hui suffisamment : certes, on pouvait tenter de la tuer, mais personne n’oserait se jouer d’elle ou la trahir.
Donc ?
Donc… Il fallait qu’il en fasse plus. Qu’il soit plus… plus quoi ? Se contenter d’être un homme d’affaires, même s’il trouvait le monde de l’art très enrichissant spirituellement, eh bien, non, ça ne lui disait rien.
Ce qui ne manquait pas d’ironie, vraiment… En quittant le Silence, il avait cru trouver enfin ce qu’il désirait : un monde ordinaire, banal. Un monde où l’on ne jouait pas sa vie perpétuellement. Or, à l’évidence, c’était ce qu’il continuait à faire chaque jour qui passait. Chaque nuit, aussi. Et…
Et on arrivait au cœur du problème, non ?
Tu es un drogué. Tu as toujours été un drogué. D’abord, les missions du Silence. Puis les missions de Récupération. Et aujourd’hui, ce guêpier avec toutes les créatures magiques de la côte Est, et bientôt, pendant qu’on y est, de tous les Etats-Unis…
Rien de mal à une petite poussée d’adrénaline de temps à autre. Ça n’était pas comme de sauter d’un avion en vol. Enfin, pas tout à fait.
Et c’est toujours mieux que d’être accro à une saleté de produit ou à l’alcool. Sauf que tu éprouves sans cesse le besoin de te faire un petit fix, de plonger sans parachute. Non, mon vieux. Tu n’es pas seulement un drogué de l’adrénaline. Tu es un drogué de la responsabilité. Parfait. Alors, accepte et avance. Pourquoi est-ce que cela serait un problème, tout à coup ?
Là encore, il connaissait la réponse. Jusque-là, ce n’était pas un problème parce qu’il pouvait concentrer toute son attention et ses désirs sur Wren. Il y avait lui, il y avait elle. Il avait besoin d’elle, elle avait besoin de lui. Aussi simple que ça.
La Cosa n’avait pas encore envahi leur vie, enfin, sa vie. Bon sang, la Cosa n’avait pas encore envahi… la Cosa. Oh, ça n’était pas un sentiment de rivalité ou de jalousie qu’il éprouvait. Alors, quoi ? Ça ressemblait à une dent malade. Précautionneusement, il toucha la zone endolorie.
Tu ne fais pas partie de la Cosa. Bien. Mais tu es lié à ce fichu monde. Par Wren, par tous les amis que tu t’es faits. Lee, bien sûr. Et surtout, les Fatae que fréquentait Wren. L'espèce de carpette prénommée O.P., fidèle jusqu’au bout de ses ongles acérés. Le discret Shig, avec son humour pince-sans-rire. Rorani, la dryade que Wren adorait.
Autrefois, toutes ces créatures le mettaient mal à l’aise. Aujourd’hui, leur seul nom était synonyme de rire et d’amitié. Beaucoup de choses avaient changé. Il n’était plus le même homme.
Mais qui pouvait se vanter de rester toujours identique ? La vie change, et on change avec elle.
Tel est ton monde, désormais. Tu dois simplement trouver quelle est ta place.
Et comment y rester, et préserver ce monde en évitant qu’il y ait des morts.


— Duncan.
— André.
Le ton était presque poli — à condition de faire abstraction des sous-entendus. Il n’y avait pas si longtemps, Duncan comptait parmi les personnalités prometteuses au service de la Lutte Contre les Ténèbres. Il y avait très longtemps, André et Duncan étaient, non pas des amis, mais des compagnons de travail.
Aujourd’hui, André se méfiait de son ex-camarade et Duncan évoluait dans les hautes sphères de l’organisation. A la connaissance d’André, Duncan était le seul qui ait accès au conseil d’administration auquel il rendait compte exclusivement de son action. Duncan quittait rarement son bureau, préférant déplacer ses collaborateurs autour de lui, tels des pions sur un échiquier. C'était un homme froid, méthodique. Excellent dans son travail et ouvertement assoiffé de pouvoir. L'imperceptible odeur de soufre qui entourait l’homme n’était sans doute qu’un produit de l’imagination d’André.
Impossible de faire appel à un supérieur hiérarchique pour contourner Duncan. Soit vous travailliez avec lui, soit… vous étiez éliminé.
Le couloir bruissait d’activité. A tout moment, des équipes partaient en mission. Chacune de ces équipes était encadrée par un service spécifique qui fournissait l’information et les ressources nécessaires.
Idéalement.
Ces derniers temps, les renseignements s’étaient révélés mensongers, les ressources s’étaient faites rares. Du moins, pour les équipes dont André avait la charge.
Duncan était le responsable du département Recherche & Dissémination. L'information — le sang vital de l’organisation — venait de là. Ou plutôt ne venait plus, depuis que Duncan était aux commandes.
André avait besoin de savoir pourquoi. Mais il devait se montrer extrêmement prudent s’il ne voulait pas se passer la corde au cou. Il était guidé par le souvenir de Sergueï, son ancien protégé et bras droit. Le Silence s’était servi de Sergueï. Et ils s’en serviraient encore, s’ils en avaient besoin. C'était le jeu.
Un jeu qu’André jouait depuis trop longtemps pour accepter de se faire berner sans réagir, même par un as de la manipulation comme Duncan.
— Tu as un moment ?
Duncan se tourna vers sa subalterne, une jeune femme au visage délicat et aux yeux froids comme ceux d’un serpent.
— Melissa, emmenez tout le monde dans la salle et commencez la réunion. Je vous rejoindrai.
— Bien, monsieur, répondit Melissa sans accorder le moindre regard à André.
C'était sa façon à elle de marquer son mépris pour le type qui osait déranger son patron.
« Un petit soldat », songea André. Duncan n’avait pas besoin d’employés, mais de soldats.
— Eh bien, dit Duncan en fixant André de ses yeux étroits. Que puis-je pour toi ?
Avec son long visage, ce n’était pas un costume à deux mille dollars qu’il lui fallait, mais plutôt une soutane. André aurait préféré que la discussion se passe à portes closes, mais si on lui refusait cette courtoisie, il saurait s’en accommoder. Il avait quelques cordes à son arc, et notamment, il savait très exactement à quel moment prendre l’adversaire au cou.
— Je veux savoir. Je ferai tout, absolument tout pour que mes gens aient de quoi accomplir leur travail.
Une légère crispation au coin de l’œil, à peine visible, mais André éprouva un intense sentiment de satisfaction. Il avait réussi l’impossible : il avait surpris Duncan. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était de rester en vie suffisamment longtemps pour pouvoir exploiter l’avantage.