Le lendemain, je transportai mes affaires et mes toiles dans la nouvelle maison. Comme j’avais laissé ma femme emporter les meubles, j’étais obligé de tout racheter. Je passai la journée à courir les boutiques qui vendent des occasions occidentales pour dénicher un divan, des étagères, quand je n’accrochais pas des rideaux aux fenêtres. On livra de chez les parents de Tomoko un mobilier rutilant, tout ce qu’il y avait de plus féminin. Le jour du mariage se rapprochait. L’avant-veille, je me décidai à envoyer quelques invitations très simples aux rares amis qui connaissaient bien ma situation : A, B, C, ainsi que Kusumoto, Baba et Tsumura. Tout en inscrivant les adresses sur les enveloppes, j’imaginais la tête qu’ils allaient faire en recevant cette invitation, et j’eus soudain la certitude qu’aucun d’entre eux n’assisterait à la cérémonie.

« Quoi, un mariage ? Mais avec qui va-t-il encore se marier ? »

« Bigame, polygame, de toute façon, ce n’est pas cela qui le dérange ! Voilà qui nous promet bien de l’amusement ! »

« Mais c’est inadmissible d’abandonner cette femme comme ça ! S’il croit qu’on va lui pardonner ! »

J’avais l’impression de lire à livre ouvert dans leurs pensées. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? De toute façon, il m’était impossible de continuer à mener une vie pareille. Au moins, ayons le courage de rester assis, sans broncher, à cette cérémonie où personne ne viendra !

Enfin le grand jour arriva. Une fois prêt, je passai chez Tomoko d’où nous devions tous nous rendre à Shiba, au Josuikan, où allait avoir lieu la cérémonie.

« Ah, vous voilà ! » s’exclama la mère, le visage rayonnant d’une joie sans mélange. « Regardez, quel pagaille ! C’est un véritable champ de bataille ! »

La maison était pleine de jeunes filles aux toilettes ravissantes, les bras chargés de fleurs, sans doute des amies de classe de Tomoko venues pour la féliciter. Les gens de la famille allaient et venaient parmi cette foule, et semblaient presque avoir oublié ma présence. Les voitures qui devaient nous emmener étaient déjà devant la porte.

« Que fait Tomoko ?

— Tomoko, ma petite Tomoko !… Mais où est-elle donc passée ? »

J’avais déjà enfilé mes chaussures et j’attendais sur le seuil, mais Tomoko ne se montrait pas. Contournant les massifs du jardin, je portai distraitement mes pas vers l’entrée de service. Là, par une fente du rideau de la porte vitrée, j’entrevis Tomoko dans le vestibule, avec un jeune étudiant à la haute stature, vêtu de l’uniforme de l’université Keiô. Ils étaient en plein conciliabule. D’un bond, je me cachai derrière les buissons. J’avais reconnu le garçon aperçu en compagnie de Tomoko près d’un arrêt d’autobus, à la gare de Shinjuku, peu de temps après notre première rencontre, ce garçon avec qui elle était partie bras dessus bras dessous. Tomoko, vêtue d’une splendide robe de mariée rose pâle, un gros bouquet de fleurs dans les bras, se tamponnait les yeux avec son mouchoir. Elle pleurait.

« Quelle belle scène d’adieu ! » me dis-je. J’étais bien décidé, comme ces maris élégants et désinvoltes qu’on voit dans les films américains, à prendre les choses à la légère en fermant les yeux sur la romance de ma femme. Mais quand, m’éloignant de la fenêtre, je me retrouvai seul dans la voiture, j’étais loin de me sentir tranquille. Elle pleure. Elle pleure, cette fille qui soi-disant rêvait tellement de m’épouser, au point d’en avaler des somnifères ! Un peu dépité, j’allumai une cigarette. Pourtant, il était vrai que, dès le début, le mariage avec Tomoko n’avait jamais fait naître en moi cet espoir, cette attente heureuse qui découle de la perspective d’une vie nouvelle. Je n’étais pas tombé amoureux de Tomoko, j’avais été attiré par l’atmosphère chaleureuse de sa famille, et cela seul m’avait donné envie de faire avancer un pion sur l’échiquier qu’était ma vie. Finalement, c’est encore le rôle du mari élégant et désinvolte qui me convient le mieux. J’en étais là de mes réflexions quand Tomoko arriva, soutenue par sa mère.

« Il n’y a rien à en tirer, c’est un véritable bébé ! » me dit la mère d’un ton léger. « Elle attendait tellement le jour de ses noces, et maintenant elle prétend que c’est un crève-cœur de quitter cette maison ! Regardez-la, elle a les yeux tout rouges… » Malgré son rire, je savais bien qu’elle ne pensait pas un mot de ce qu’elle disait.

Il y avait déjà foule dans la salle de réception. Les quelques intimes — on m’avait parlé de cinq ou six invités — étaient au moins quarante ou cinquante, qui faisaient tous partie soit de la famille de Tomoko, soit de la société de son père. Mais, de mon côté, personne n’était venu. Après m’avoir présenté à chacun de ses invités, le père me murmura plusieurs fois à l’oreille : « Comment se fait-il que vos amis ne soient pas là ?

— Vous savez, ce sont tous des gens assez nonchalants, et puis pour eux, une cérémonie de mariage, ce n’est rien d’autre qu’un sujet de plaisanterie ! » Je savais pertinemment que personne ne viendrait, mais le père, lui, semblait garder quelque espoir.

« Attendons encore un peu », dit aussi la mère. Tomoko, entourée de tout un groupe d’amis, me jetai de temps en temps un regard, de ses yeux gonflés de larmes. Tous trois devaient éprouver une certaine déception, même s’ils n’en exprimaient rien. Sans doute se disaient-ils qu’on allait bientôt entendre des voitures s’arrêter, voir mes amis affluer dans la salle. Peut-être même des photographes de presse, ayant eu vent de cet événement, allaient-ils surgir, et faire crépiter leurs flashes dans tous les coins de la pièce. Mais moi, je n’avais pas voulu claironner cette nouvelle ni auprès de mes proches bien sûr, ni auprès des journaux et des revues, ni même auprès de mes amis. Il faut dire que je craignais quand même l’opinion des gens. Le couplet stupide et théâtral dont on m’avait longtemps rebattu les oreilles, sur « le scandale qu’il y avait à abandonner sa femme et son enfant », avait peut-être fini par m’imprégner l’esprit ? Pensant qu’il était préférable de m’installer d’abord discrètement avec Tomoko avant de faire connaître peu à peu cette nouvelle autour de nous, je n’avais eu aucune envie, dès le départ, de convier des gens à cette noce. Mais je m’apercevais à présent de l’étrangeté de la situation. Pas un invité du côté du nouveau marié. Pouvait-on imaginer une cérémonie pareille ? Fallait-il voir là le signe avant-coureur de ce qui m’attendait avec Tomoko : une vie bizarre et instable ? Tout à ces réflexions, je m’efforçais pourtant de rester impassible.

« Il est vrai que tout a été tellement précipité… Quand avez-vous envoyé vos invitations ?

— Avant-hier.

— Avant-hier ? » reprit le père d’un ton placide. « Alors il y a certainement des gens qui ne les ont pas encore reçues », dit-il comme si cela expliquait tout. Il était en train de me suggérer de commencer sans plus attendre quand on vit arriver, engoncé dans son costume de cérémonie, l’air solennel, Tsumura, le jeune patron de Tsunokuniya. Nous nous saluâmes du regard. Poussant un soupir de soulagement, je présentai au père de Tomoko mon unique invité, et aussitôt, comme sous l’effet d’un signal déclencheur, la cérémonie commença. Tout le monde gagna sa place à table. Après la présentation des nouveaux mariés et les félicitations d’usage, la réception se termina sans incident. Je cherchai Tsumura du regard. Il avait déjà disparu.

« Bon, eh bien, je vous accompagne chez vous ! Je ne resterai qu’un instant », dit la mère de Tomoko, d’un air d’intense soulagement, et elle monta avec nous dans la voiture. La nuit tombait. Le trajet sur la nationale Keihin fut à peine ponctué par quelques mots. Nous savions tous trois ce qui nous avait conduit à cette étrange situation, mais aucun de nous n’osa effleurer ce sujet.

Du haut du tournant qui menait à la maison, on pouvait voir, comme en une nuit de Noël, scintiller des lumières à chaque fenêtre. La bonne qui devait venir de chez les parents de Tomoko pour nous servir était déjà là. Pendant notre absence, elle avait rangé les pièces de fond en comble.

« Tu t’es occupée de tout ? » lui demanda la mère comme la bonne venait au-devant de nous. Me déchaussant, j’entrai dans la maison. J’eus peine à croire que c’était la même que celle que j’avais quittée quelques heures auparavant, tant elle était parfaitement en ordre. Les meubles d’occasion que j’avais réunis à droite et à gauche quelques jours plus tôt semblaient faire partie de ce logement depuis toujours. Un poêle à gaz diffusait une douce chaleur dans la pièce, un bouquet de fleurs ornait la table. Le bain était prêt. Tout cela avait l’aspect parfaitement naturel d’un endroit habité depuis des mois. Je fus saisi d’un sentiment curieux et indéfinissable. Il avait suffi d’une demi-journée pour que l’atmosphère paisible qui régnait chez les parents de Tomoko se répande sous mon toit. Voilà ce qu’on appelle un foyer. Dans un vrai foyer, la vie se déroule doucement et sans heurts, indifférente aux préoccupations du mari, aux sentiments de la femme. J’en étais là de mes réflexions quand la bonne vint nous servir le thé.

« Bon, je ne vais pas tarder à vous laisser. Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps. » Et sur ces mots, la mère s’en alla.

Quand je me retrouvai seul avec Tomoko, je m’aperçus qu’elle avait l’air maussade. « Qu’est-ce que tu as ? » lui demandai-je avec douceur. Elle avait revêtu une robe de chambre blanche et, allongée sur le lit, regardait dans le vague d’un œil mélancolique. Je devinais sans trop de peine ce qu’elle pouvait ressentir. La cérémonie d’aujourd’hui n’avait pas dû être tout à fait ce qu’elle avait imaginé dans ses rêves de jeune fille : le mariage avec un peintre à l’avenir prometteur, tout juste rentré de l’étranger. Le mariage avec un homme qui, s’il avait sans doute ses défauts, était tout de même le célèbre Yuasa Jôji. Une réception rehaussée par la présence de gens de renom. Et le lendemain, dans les journaux du matin, une grande photo d’elle, Tomoko, souriant derrière un bouquet de fleurs. C’était pour qu’elles assistent à cela qu’elle avait convié toutes ses amies. Et à présent, elle devait songer au jeune étudiant à qui elle avait dit adieu avant de quitter la maison de ses parents.

« Qu’est-ce que tu as ? » lui demandai-je de nouveau.

Elle tourna vers moi un regard éteint. « Je suis épuisée.

— Eh bien, couche-toi vite ! Tu pourras dormir tard demain matin », lui dis-je gentiment, tout à fait à l’aise dans mon rôle de mari élégant et désinvolte, et je me levai pour aller fermer les rideaux. Puis je m’approchai d’elle, et déposai un baiser léger sur son front brûlant avant d’éteindre la lampe de chevet.

Ma vie avec Tomoko commença le lendemain. La matinée fut radieuse comme si tout, de la cérémonie de la veille et de l’épisode du jeune étudiant, avait été oublié. Nous nous rendîmes ensemble chez les parents de Tomoko. Là, on nous fit savoir que son père attendait notre visite à son bureau. Au retour, nous allâmes donc jusqu’à Kyôbashi, où se trouvait la société de celui-ci. Le père de Tomoko, d’excellente humeur, me présenta de nouveau à chacun des cadres de son entreprise qui avaient assisté la veille au mariage. Puis, déployant sur son bureau le catalogue des appareils électro-ménagers qu’il vendait et qui d’après lui étaient « absolument indispensables dans le foyer d’un jeune couple évolué » comme le nôtre, il cocha un à un certains articles sur la liste : « Je vais faire livrer tout ceci chez vous dès aujourd’hui. » Puis il me fit passer dicrètement dans une autre pièce, et me disant que la mère de Tomoko lui avait appris certaines choses qui l’inquiétaient, il me posa des questions sur mon ex-femme.

« Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais si vous avez besoin d’un peu d’argent pour régler cette affaire, je suis prêt à vous aider. Je crois qu’il est préférable aussi de régulariser les choses vis-à-vis de l’état civil. Nous avons navigué tant bien que mal jusqu’ici, alors maintenant il s’agit de maintenir le bon cap.

— Si c’est cela, vous pouvez être tranquille », lui répondis-je d’un ton égal, en réprimant la légère anxiété qui se faisait jour en moi. « À supposer même que survienne quelque ennui, je ne voudrais pas vous mêler à tout cela, père. C’est à moi seul de résoudre ce problème, et je suis bien décidé à ne pas vous causer d’inquiétudes.

— Si vous le dites… Puisque vous me rassurez ainsi, j’aurais mauvaise grâce à insister… », répondit-il d’un air à moitié convaincu. Mais sans doute parce qu’il voulait laisser Tomoko dans l’ignorance de notre conversation, il se recomposa aussitôt un visage, et nous proposa d’aller tous les trois au grand magasin Mitsukoshi. « Je vais vous aider à monter votre ménage ! J’ai l’impression de revenir vingt-trois ans en arrière, à l’époque où, aux États-Unis, je courais les magasins avec Yasuko. » Et il nous entraîna dans les rayons de Mitsukoshi, où il nous offrit toute une série d’ustensiles ménagers, depuis les casseroles jusqu’au service à tempura{5}. Apparemment, son nouveau rôle de père venant de marier sa fille le remplissait de joie, et à force d’essayer de nous mettre à son diapason, nous arrivâmes tant bien que mal à cet état de bonheur qui sied aux jeunes mariés.

Contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, notre vie à deux se déroulait paisiblement. Tomoko était si enjouée que je finissais par me demander si cette histoire avec le jeune étudiant n’était pas pure imagination de ma part. Quant à moi, fidèle à mon personnage de mari élégant et désinvolte, je ne manquais pas une occasion de câliner ma jeune femme. Je commençais à penser qu’après tout les choses ne se présentaient pas si mal. Et si tout continuait à bien se passer, je retrouverais sans doute assez de tranquillité d’esprit pour me remettre peu à peu au travail. Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression de posséder un véritable foyer, un foyer où l’on peut s’asseoir en toute quiétude devant la cheminée pour boire un bon café, et pendant quelque temps je savourai ce sentiment de bonheur. Dans les débuts de notre mariage, mes amis avaient gardé leurs distances, mais comme mon coup de tête semblait évoluer vers une certaine stabilité, ils se rapprochèrent de nouveau un à un.

Baba et sa femme nous invitaient souvent à sortir, notamment pour aller danser à l’Hôtel Impérial. Un soir que nous nous étions retrouvés là, Baba prit comme d’habitude Tomoko pour partenaire, tandis que j’entraînais Natsue sur la piste. Passant le bras autour de sa taille mince, je sentis saillir ses côtes à travers le tissu fin de sa robe de soirée.

« Comme vous avez maigri », lui dis-je d’un ton léger. Pour toute réponse, elle poussa un faible soupir. « Dites-moi, Jôji, vous n’avez pas envie de partir avec moi ? Je ne me sens pas très en forme ces temps-ci…

— Mais où voulez-vous aller ?

— Peu importe, dans une station thermale quelconque… Je voudrais prendre un peu de repos… » me dit-elle de sa voix grave, qui résonna distinctement à mon oreille malgré le vacarme de la musique de jazz et le piétinement des danseurs.

D’après les bruits qui couraient, le ménage de Baba était au bord de la rupture, à cause de l’excessive liberté que lui et sa femme s’accordaient. Baba était fou de sa dernière conquête, une fille très jeune qui se trouvait avec eux ce soir-là. Peut-être le soupir de Natsue était-il l’écho de la lassitude qui régnait dans leur couple. Cependant, comme Natsue avait toujours revendiqué pour elle-même cette totale liberté de mœurs, j’avais du mal à imaginer qu’elle pût cette fois-ci se sentir affectée par la nouvelle aventure de son mari.

« Une station thermale, pourquoi pas ? » lui répondis-je sans trop m’engager. « J’ai l’impression que Tomoko n’est pas très en train ces temps-ci, ce serait peut-être une bonne idée de partir tous ensemble… »

J’avais oublié de le mentionner, mais même depuis notre mariage, Tomoko se plaignait souvent de malaises. Tous les trois jours ou presque, elle se rendait à un centre de recherches sur les maladies infectieuses, pour y consulter un médecin avec lequel elle était, à ce qu’il paraissait, vaguement cousine. Elle en revenait chaque fois l’air exténué, s’écroulait sur son lit et restait là, prostrée, sans mot dire. Pourtant dès le lendemain, elle retrouvait son entrain, et me pressait de sortir, d’aller danser. Mais peut-être valait-il mieux effectivement, pour sa santé, quitter Tôkyô pour quelque station thermale de montagne.

Au retour de cette soirée, dans le taxi, Tomoko se mit à dire, en parlant de Natsue : « En dansant tout à l’heure, elle et toi vous faisiez vraiment un beau couple… » J’en profitai pour orienter la conversation vers le séjour dans la station thermale. « Elle a proposé qu’on y aille ensemble. Qu’est-ce que tu en penses ? Cela pourrait être amusant de partir comme ça, en groupe, et puis ça te changerait les idées !

— Qu’est-ce que tu peux avoir l’esprit lent ! » Et, me jetant un regard étincelant, elle ajouta : « Partir ensemble, pour elle, cela veut dire partir avec toi ! » Puis elle se retrancha dans sa mauvaise humeur.

Vers cette époque, Tomoko commença à se montrer de plus en plus maussade. Elle avait toujours été plutôt taciturne, mais dans ses silences mêmes il y avait comme une ombre de douceur qui la rendait attirante. Or à présent, son mutisme la faisait paraître presque revêche. De ce changement, survenu au bout d’à peine deux mois de vie commune, je comprenais vaguement la cause. Tomoko avait dû nourrir des illusions romanesques de jeune fille à l’égard de son mariage avec moi, et il était donc naturel que tôt ou tard elle déchantât.

Un jour, comme je revenais tranquillement d’une sortie, je vis sous le porche mon ex-femme, Matsuyo, en train de se disputer, me sembla-t-il, avec Tomoko. « Il est absent, repassez plus tard », disait l’une. « Non, je ne bougerai pas d’ici jusqu’à son retour », répondait l’autre. J’eus une seconde d’hésitation mais déjà Matsuyo, se retournant, m’avait aperçu. Comme si de rien n’était, je me dirigeai vers la maison.

« Puisque tu es là, entre donc un instant !

— Pour un peu, on allait me fermer la porte au nez ! » dit-elle, un sourire ironique plaqué sur ses lèvres outrageusement fardées. Feignant l’indifférence, je m’adressai à Tomoko : « J’ai quelques détails à régler avec elle. Si tu peux m’attendre dans la salle de séjour… » Mais Tomoko, le visage pâle et tendu, répliqua : « Il n’en est pas question ! Je tiens à être là moi aussi ! »

Je ne pouvais que m’incliner. Dès que nous fûmes installés dans le salon, je lançai à Matsuyo : « De quoi s’agit-il ?

— Quelle maison ravissante ! » dit-elle en promenant son regard sur les rideaux, le poêle qui rougeoyait, le piano sur lequel étaient disposées des poupées. « Quand je pense que tu vis dans un véritable palais, alors que moi j’habite un trou à rats !

— Ne me fais pas rire ! Ce n’est pas parce que tu habites soi-disant un trou à rats que je devrais en faire autant ! Allez, viens-en au fait !

— Je suis venue chercher mon dû.

— Ton dû ? » Malgré moi, je haussai le ton. « Mais enfin, tout cela a déjà été réglé. Tu étais bien d’accord, alors qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Est-ce que tu as des preuves ? » répliqua-t-elle à voix basse, d’un ton glacial. Des preuves ? Je comprenais soudain les raisons de sa visite. Je lui avais promis de lui verser cinquante yens par mois, mais nous n’avions signé à ce propos aucun accord officiel.

« À force de dire des stupidités, tu vas finir par t’attirer des ennuis ! » J’étais bien décidé à ne pas me laisser faire. « Si cet arrangement ne te convient plus, nous n’avons qu’à l’annuler. Ce n’est pas à moi que cela posera des problèmes !

— Si tu crois que tes menaces me font peur… Depuis, la situation a changé. Changé du tout au tout. Entre l’homme qui n’avait même pas de quoi s’acheter un billet de train jusqu’à Tôkyô, et celui qui a épousé une fille de riches, c’est le jour et la nuit ! Parce que je n’avais rien dit jusqu’à présent, tu croyais vraiment que je m’étais laissé piéger ? Et que j’allais rester comme ça sans réagir, avec seulement mes yeux pour pleurer ? Détrompe-toi, je ne suis pas aussi naïve !

— Oh, je m’en suis déjà aperçu ! Mais laisse-moi te préciser une chose : ce n’est pas parce que j’ai épousé une jeune fille fortunée que je suis pour autant devenu riche. Mais peut-on savoir au moins quelle somme astronomique tu comptais me demander ! » J’avais posé cette question uniquement pour tourner Matsuyo en ridicule, mais avec son esprit plutôt simpliste, dans le fond, elle la prit au sérieux.

« Voyons… », dit-elle, et un petit sourire narquois vint soudain atténuer l’expression dure de son visage. « J’ai pris mes renseignements. Je connais la situation de la famille de Tomoko, et les raisons pour lesquelles tu l’as épousée ! Alors j’estime être en droit de te réclamer dix mille yens.

— Non, mais tu plaisantes ! » lui répondis-je, stupéfait. « Dix mille yens ? Je n’ai même pas de quoi te donner mille yens, mets-toi bien ça dans la tête ! Et puis d’abord, pour avoir l’aplomb de venir me demander une chose pareille, on voit bien que tu es la digne fille de ta mère ! »

La mère de Matsuyo, qui est morte à présent, était une espèce d’enragée de chicanes, toujours pendue aux basques des avocats, et même Matsuyo ne manquait pas une occasion de se moquer d’elle. Et voilà que cette phrase m’avait échappé, sous le coup de la colère.

« Et quand bien même ! Cela ne me gêne pas d’être la fille de ma mère ! » répliqua-t-elle, mais son visage avait blêmi. « Puisque tu me traites ainsi, je vais m’adresser directement à Tomoko », et tournant sa chaise vers elle : « Comme vous le voyez, j’ai assez de culot pour tenir les propos que vous venez d’entendre. Et pourtant, je suis sûre que vous avez de la compassion pour moi ! Vous ne croyiez quand même pas qu’il était vraiment célibataire ? Vous l’avez épousé tout en sachant qu’il avait une femme et un enfant !

— Espèce d’idiote ! » Je ne pus m’empêcher de crier. « Ça t’avance à quoi, de dire des choses pareilles ? Si tu as tellement envie d’argent, tu n’as qu’à m’intenter tous les procès que tu veux ! Tous les procès, tu entends ? Et arrête de nous rebattre les oreilles avec ton “culot” ! Allez, va-t’en ! Et ne remets plus les pieds ici, sinon tu auras de mes nouvelles ! »

Matsuyo, saisissant son châle, se leva d’un bond. Puis, reculant de deux ou trois pas, elle eut un rire sarcastique. « Tu es piqué au vif, on dirait ! Oh, ce n’est pas la peine de prendre ces airs menaçants ! Si tu crois que ça m’impressionne ! » Et sur ces mots lancés d’un ton dédaigneux, elle s’en alla.

Dès que Matsuyo fut partie, Tomoko se réfugia dans la salle de séjour et, se jetant sur le divan, pleura longuement.

« Mais enfin, tu sais bien que tout ça, ce sont des paroles en l’air, et qu’elle ne peut rien faire ! Ce n’est qu’une question de formalités, et j’étais persuadé que ces formalités, tu t’en moquais…

— Mais… », dit-elle en sanglotant, sans relever la tête, « c’est justement cela qui est le plus important, sur le plan légal !

— Sur le plan légal ? » Décontenancé, je pris le ton caressant de l’adulte qui essaie d’apaiser un enfant. « C’est donc cela qui te préoccupe ? Eh bien, je vais tout régler au plus vite, rien que pour toi ! Mais qu’est-ce qui te prend, tout d’un coup, à te buter comme ça ? Avoue qu’il y a de quoi être démonté !

— Je n’en peux plus, laisse-moi !… » Et s’abandonnant à son chagrin, elle se mit à pleurer de plus belle, les épaules tressautantes. Tandis que je regardais ces épaules frêles, et sa chevelure défaite, je fus saisi d’un sentiment étrange : Tomoko ne pleurait pas à cause de la visite de Matsuyo et des propos que celle-ci avait tenus ; ses larmes étaient une façon de se plaindre, beaucoup plus profondément, de la vie qu’elle menait avec moi. Son insatisfaction, qu’elle n’avait pas réussi à cerner jusque-là, avait enfin pris forme avec l’apparition de Matsuyo. Mais, après tout, les choses finiraient bien par s’arranger ! Et je m’empressai de chasser ces pensées, par peur de tout ce que j’entrevoyais derrière la tristesse de Tomoko. Si j’en suis à trébucher sur un obstacle aussi ridicule, à quoi bon me risquer à franchir un précipice ? Un précipice. Mais à quoi cela mènera-t-il de le traverser ? Est-ce qu’un terrain sûr ; une contrée reposante, m’attendent vraiment de l’autre côté ? Et si ma vie n’était qu’une succession de précipices ? Comme je ressassais ces idées noires, je sentis monter en moi une nouvelle flambée de colère et de haine à l’égard de Matsuyo. Après tout, qu’y avait-il de si répréhensible dans ma conduite prétendument injuste vis-à-vis d’elle ? Décidément, je n’avais aucune envie de lui verser une pension alimentaire mensuelle, et encore moins le dédommagement de quelques milliers de yens qu’elle me demandait. Pourquoi donc donner de l’argent à une femme qui vous est devenue insupportable ? Voilà les raisonnements simplistes que je me tenais.

Le lendemain j’allai à Ginza, dans un magasin d’animaux, pour essayer de trouver un chien qui plairait à Tomoko. À mon retour, j’aperçus de la rue, par-dessus la haie basse, la haute silhouette d’un jeune homme en uniforme, qui discutait avec Tomoko sur la terrasse de la salle à manger. Aussitôt, je reconnus cet étudiant de l’université Keiô dont j’avais depuis quelque temps oublié l’existence. Tout en sifflotant d’un air dégagé, je pénétrai dans le jardin par la petite porte. Tomoko, un peu embarrassée, s’empressa de me présenter le jeune homme. « C’est un ami de Kuni », ajouta-t-elle, faisant allusion à son frère Kunio. Et avant même que le garçon n’ait ouvert la bouche, elle m’expliqua qu’il avait profité de ce qu’il se trouvait dans le quartier pour passer faire une petite visite. Mais je devinai qu’il avait déjà dû venir plusieurs fois auparavant, quand je n’étais pas là.

« Entrez donc un instant », fis-je d’un ton faussement détendu et, le précédant, je le guidai vers le salon. Là, nous bavardâmes de tout et de rien pendant un moment, mais bientôt le garçon, prétextant un rendez-vous, s’en alla précipitamment.

« Il a l’air intéressant ! » dis-je, presque sincère, mais Tomoko, levant les yeux vers moi, se contenta de me regarder sans répondre.

Curieusement, à mon insu, la vie avec cette fille que je n’avais jamais véritablement aimée, m’était devenue chère. Et je n’avais pas envie de la voir menacée par des détails comme les exigences de Matsuyo, ou une éventuelle infidélité de Tomoko. Ce désir de tranquillité était tout à fait réel, et n’avait rien à voir avec la complaisance du « mari élégant et désinvolte » qu’à un moment je m’étais figuré être. J’aimais ce foyer. Ayant longtemps vécu de façon instable, comme une feuille ballottée par les vagues, j’éprouvais pour cette maison, où brûlait un bon feu, le même amour qu’un marin pour son port d’attache. Ce sentiment n’était en fait qu’une manifestation supplémentaire de mon égoïsme, mais cela, je ne le compris que plus tard.

Un matin d’hiver exceptionnellement doux et ensoleillé, Tomoko et moi, après un petit déjeuner tardif, étions en train de prendre notre habituel café dans la véranda, rideaux grands ouverts sur la terrasse, quand soudain, de l’autre côté de la haie, passa à pas lents une fille jeune et jolie. D’abord, je n’accordai qu’une attention distraite au mauve clair de son kimono et au rouge éclatant de sa ceinture unie. Puis je la vis se rapprocher et tourner doucement la tête vers moi. Je poussai un cri étouffé et posai ma tasse. C’était Tsuyuko ! C’étaient bien ses yeux, ses yeux aux cils si longs, qui venaient de croiser mon regard ! À présent je reconnaissais ce kimono et cette ceinture ! Je bondis de ma chaise. Tomoko, qui tournait le dos à la rue, me jeta un regard interrogateur, mais déjà je me précipitais à la poursuite de Tsuyuko. Une fois dehors, je m’arrêtai. Où avait-elle disparu ? Descendant la rue en pente, elle venait juste de passer et ne pouvait donc être bien loin. Je courus jusqu’à la palissade qui se trouvait au croisement, à quelques maisons de là, mais ne l’aperçus pas. Perplexe, je marquai un temps d’arrêt. À cet endroit, le chemin bifurquait. Prenant l’une des deux directions, je courus cette fois jusqu’au passage à niveau. Puis revenant sur mes pas, je m’engageai, toujours au pas de course, dans l’étroite ruelle qui menait au quartier commerçant. Mais je ne la vis nulle part. J’avais perdu sa trace dans l’une de ces rues.

Mais comment se fait-il qu’elle se trouve ici, en ce moment ? Je restai un instant immobile, en pantoufles, au milieu de la chaussée, essayant tant bien que mal de reprendre haleine. Tsuyuko est ici. Elle est encore au Japon, alors qu’elle aurait dû prendre le bateau pour l’Amérique le 4 novembre dernier à Kôbe. Mais comment est-ce possible ? Et je commençai à me demander si mes yeux ne m’avaient pas trompé. Et puis quatre mois s’étaient écoulés depuis la fin de notre histoire, j’avais refait ma vie loin de Tsuyuko, et je m’étais juré de ne plus penser à elle, même dans mes rêves ! Quelle stupidité de croire que c’était elle que j’avais vue ! À force de me moquer ainsi de moi-même, je finis par retrouver mes esprits.

Mais le lendemain après-midi, comme je revenais d’un rendez-vous à l’extérieur, Tomoko s’étant absentée pour je ne sais quelle raison, je trouvai sur le bureau du salon un télégramme bel et bien envoyé par Tsuyuko.

T’ATTENDRAI DEMAIN MATIN DIX HEURES GARE DE SHIBUYA — TSUYUKO

Je restai là un bon moment, tenant le télégramme d’une main tremblante. Donc, elle se trouvait vraiment au Japon. Et c’était pour me voir qu’elle était passée hier devant la maison.

J’appelai la bonne. « Tsune, est-ce que Tomoko a vu ce télégramme ?

— Non, monsieur », me répondit-elle sans hésiter, « la demoiselle l’a simplement posé sur le bureau. Elle était tellement pressée de sortir… »

La bonne, qui était venue avec Tomoko de la maison de ses parents, continuait de parler d’elle en l’appelant « la demoiselle ».

« C’est parfait », dis-je machinalement, mais je savais bien, à voir certaines pliures du télégramme qui n’existaient sûrement pas à l’origine, que Tomoko l’avait lu. Mais cela m’était bien égal ! Dans l’état de bouleversement où je me trouvais, j’avais questionné la bonne uniquement pour me prouver que je conservais encore mon sang-froid, mais à présent j’étais bien incapable de penser à Tomoko ou à notre vie de couple. Ah ! Tsuyuko est au Japon ! J’avais envie de le crier à pleine voix. Pourtant derrière ces cris de joie, j’avais l’impression d’entendre résonner un bruit d’écroulement, écroulement de ce foyer paisible, si laborieusement construit. Mais que pouvais-je y faire ? Et pourtant, si les flammes douces qui égayaient la cheminée avaient eu le pouvoir de me retenir, comme j’aurais voulu rester ici ! Mais déjà je perdais le fil de mes pensées. Tout ce que je savais, c’était que le lendemain matin, à dix heures, j’allais revoir Tsuyuko, et que cette rencontre marquerait sans doute ma rupture avec Tomoko, et avec cette maison.

Le lendemain, je retrouvai donc Tsuyuko, que je n’avais pas vue depuis six mois. Était-ce à cause de son manteau bleu ? Elle semblait malade. Elle était encore plus maigre qu’auparavant, et sur ses joues et son cou grêle flottait une ombre bleutée, presque transparente. Seuls ses yeux étaient étonnamment grands. Elle faisait peine à voir, on aurait dit un jouet cassé. Mais son air souffrant ralluma la passion qui sommeillait en moi. Je retrouvai intact l’amour fou qu’elle m’avait inspiré six mois plus tôt. Je ferai n’importe quoi pour ne plus la perdre ! Devant cette résolution, ma vie avec Tomoko ne pesait plus bien lourd. Mais malgré la force de mes sentiments, Tsuyuko me regardait avec un regard étrangement vide. Elle ne cessait de répéter : « Je veux mourir. » Elle me dit qu’elle croyait en mon amour, mais qu’elle ne voyait pas comment il pourrait se réaliser sur cette terre. Elle avait déjà l’air à demi morte. Et moi, je n’avais pas la force de la ramener vers le monde réel.

Elle me raconta qu’au jour dit elle était vraiment partie de Kôbe à destination des États-Unis. Elle avait vécu là-bas environ deux mois, pendant lesquels elle n’avait cessé de penser à la mort. Et puis elle avait fini par revenir au Japon.

Je lui demandai trois jours de patience. Quand je me retrouvai seul, après cette rencontre qui avait duré à peine deux heures, je n’eus pas envie de rentrer directement chez moi, et je flânais dans les rues jusqu’à la tombée de la nuit. Le pessimisme de Tsuyuko devait déjà m’avoir gagné, car alors même que je lui avais affirmé être capable de tout régler en trois jours, à présent je ne voyais pas comment j’allais, en un temps aussi bref, couper les ponts avec l’existence que je menais. Seul résonnait en moi un grand fracas, annonciateur d’une vie qui s’écroule. Mais je n’arrivais pas à imaginer de quelle manière se produirait cet écroulement. Avec des pensées pareilles, tu vas finir par avoir le malheur à tes trousses ! Je sentais confusément qu’à moins de tourner ainsi en plaisanterie les idées noires de Tsuyuko, je n’arriverais jamais à me reprendre.

Quand j’arrivai chez moi, Tomoko, partie comme d’habitude à l’hôpital pour sa consultation, n’était pas encore rentrée. Je dînai donc seul.

« Quand madame est-elle sortie ?

— Immédiatement après le départ de monsieur », répondit Tsune d’un air embarrassé. Tomoko avait amené cette bonne, Tsune, avec elle dans la maison le jour de notre mariage. D’ailleurs, je me rendais compte que tout ici : la table, la nappe sur laquelle je dînais, la commode, le lit, le piano, tout venait de chez Tomoko. Finalement, qu’est-ce qui m’appartenait en propre ? Les chaises et la table d’occasion que j’avais achetées la veille du mariage chez un brocanteur du quartier, quelques livres, et mon matériel de peinture, rien de plus. Comment avais-je pu vivre jusqu’à ce matin en toute tranquillité dans un tel décor ? Soudain, tout ce qui m’entourait me parut étranger, presque hostile. Je comprenais de moins en moins ce qui m’avait poussé à considérer cet endroit comme mon foyer. Jusqu’à la veille, j’aurais fait n’importe quoi pour continuer la vie paisible que je menais dans cette maison. Mais n’était-ce pas justement parce que cette vie arrivait à son terme que je m’y étais accroché aussi obstinément ? Tomoko et moi, qui n’étions absolument pas faits l’un pour l’autre, nous nous étions fourvoyés dans une existence impossible, mais sans doute avions-nous peur de la réduire trop vite en miettes. Je restai seul, dans le salon, à ressasser ces pensées.

Huit heures sonnèrent, puis neuf, mais Tomoko ne rentrait toujours pas. Ces derniers temps, elle sortait presque tous les jours pour ses consultations à l’hôpital, mais jamais elle ne s’était absentée jusqu’à une heure aussi tardive. J’en conclus sans chercher plus loin qu’elle avait dû passer chez ses parents au retour.

Comme j’entrais dans la chambre à coucher, mon regard s’arrêta par hasard sur un vieux sac de Tomoko, posé négligemment sur la coiffeuse. Il était entrouvert, et des feuilles de papier, sans doute des lettres, en dépassaient. Je les saisis machinalement. Il y avait deux lettres, la première adressée à Tomoko par une de ses meilleures amies de classe, Maeda Tomie, qui s’était mariée avec un officier de marine de Kure ; l’autre, le brouillon de la réponse que lui avait envoyée Tomoko. Distraitement, je me mis à les lire. La lettre de Tomie racontait en détail les petites contrariétés de sa vie conjugale : « Si tu savais à quel point je m’ennuie… Tous mes rêves de jeune fille se sont envolés à jamais… Si tu voyais mon mari, ce n’est qu’un gros Don Quichotte, il ne s’intéresse qu’aux bons petits plats… » La réponse de Tomoko, qui décrivait le bonheur sans mélange de sa vie de couple, était aux antipodes de la lettre de son amie. Elle parlait des chocolats chauds avec du lait que son mari si gentil lui apportait chaque matin alors qu’elle paressait encore au lit, des soirées qui réunissaient autour d’eux une foule de jeunes invités, et quand son mari s’asseyait sur le sofa, il la prenait toujours sur ses genoux et lui chantait des chansons… Et tous ces détails, qui couvraient une page entière, étaient relatés dans le style qu’affectionnaient à l’époque les jeunes filles entichées des États-Unis : elle parlait d’elle en disant « me{6} », et me désignait moi, son époux, comme « l’homme qui est à me ».

Je faillis éclater de rire. Il n’y avait rien de tout cela dans notre vie ! Sans doute Tomoko s’était-elle contentée de décrire des scènes qu’elle avait vues au cinéma. Mais peut-être ces images, restées vivaces dans son cœur, représentaient-elles sa vision du mariage idéal. À cette pensée, je ne pus m’empêcher de la trouver à la fois risible et pitoyable. Pendant ce mois de vie commune, nous n’avions fait que nous sourire quand nous étions ensemble, mais chacun d’entre nous, dès qu’il se retrouvait seul, tournait son regard ailleurs.

« C’est encore un véritable bébé ! Je sais bien que cela doit être une corvée pour vous, mais faites-moi plaisir, dorlotez-la comme un chaton qu’on vient de séparer de sa mère ! » avait dit peu de temps auparavant le père de Tomoko. Il y avait effectivement, dans cette lettre, la naïveté d’un chaton. Mais j’aurais bien voulu savoir où Tomoko cachait, du moins quand elle était avec moi, l’aspect câlin qui caractérise cet animal. À supposer qu’elle ait eu le désir de se faire cajoler, elle l’avait profondément enfoui au fond de son cœur.

Mais où est-elle en train de traîner à une heure pareille ? Je regardai de nouveau le réveil sur la table de chevet. Il était déjà dix heures passées. Même si elle était allée faire un tour chez ses parents, ils ne l’auraient pas retenue aussi longtemps… Mais alors, puisqu’elle avait certainement lu le télégramme que Tsuyuko m’avait envoyé la veille au matin, peut-être, pressentant quelque chose, avait-elle pris les devants et quitté la maison… Cette supposition se transforma aussitôt en certitude. Tomoko a quitté la maison. Comme je ressassais vaguement cette pensée, une autre commençait à faire son chemin dans mon esprit embrumé. « Après tout, quelle importance ! D’ailleurs, n’est-ce pas plutôt inespéré ? » murmurai-je. J’avais demandé à Tsuyuko de patienter trois jours, mais finalement tout se réglait en une journée, sans que j’aie eu à lever le petit doigt, puisque c’était Tomoko qui brisait notre vie. Tout cela tombait vraiment à pic ! Bercé par le bruit du vent qui résonnait au-dehors, j’essayai d’imaginer ce qu’avait pu faire Tsuyuko après que nous nous étions quittés précipitamment l’après-midi même. Mais mon inquiétude sur le sort de Tomoko reprit bientôt le dessus, chassant toute autre pensée. Je ne pouvais plus rester en place. Enfin, quand la pendule sonna minuit, je me levai et sortis en pyjama, par la porte de derrière, pour aller téléphoner d’une cabine publique chez les parents de Tomoko.

« Que dites-vous ? Elle n’est pas encore rentrée ? », sa mère, que j’avais réveillée en plein sommeil, était complètement bouleversée. « Mon Dieu, que faire ? Où a-t-elle bien pu aller ? Quand je pense qu’elle avait l’air si gaie, si heureuse ce soir, en sortant de chez nous !… » s’exclama-t-elle d’une voix de plus en plus tremblante. Et tandis qu’elle criait « viens vite ! viens vite ! » pour réveiller son mari, l’effervescence gagnait toute la maisonnée, et je voyais la scène comme si j’y étais. Bientôt, la mère de Tomoko reprit le téléphone, et me demanda si je pouvais venir immédiatement. J’arrêtai un taxi qui passait et me précipitai à Senzoku. Dans ce quartier plongé dans le sommeil, seule une fenêtre, visible de loin, était allumée : celle du bureau où le père de Tomoko m’attendait. « Quelle histoire ! » me lança-t-il, l’air anxieux, dès qu’il me vit. « Nous qui étions persuadés que vous étiez partis tous les deux vous reposer à Atami !

— Elle a dit qu’elle allait faire un saut chez Matsuyo avant de rentrer…

— Chez Matsuyo ? » répétai-je, stupéfait. La mère m’apprit alors une chose que j’ignorais totalement : depuis la visite impromptue de Matsuyo chez nous, Tomoko, à ce qu’il paraissait, l’avait rencontrée deux ou trois fois en cachette. Et d’après ce qu’elle venait de raconter ce soir-là à ses parents, Matsuyo semblait prête à se montrer conciliante à condition qu’on lui donne cinq cents yens. Tomoko était donc venue leur demander s’ils pouvaient lui prêter cette somme. Pourtant, quand j’avais vu Matsuyo la dernière fois, elle avait lancé avec véhémence, avant de se retirer, une phrase venimeuse prétendant qu’elle n’accepterait jamais, à moins qu’on ne lui verse dix mille yens, de faire rayer son nom de mon registre d’état civil. Quelle idée fantasque avait bien pu, au contact de Tomoko, l’inciter à un tel revirement ? En même temps, je reconnaissais bien là les façons de faire de Matsuyo. Mais l’idée que Tomoko était venue emprunter cette somme à ses parents m’était fort désagréable.

« Et donc, vous lui avez donné cet argent…

— Oui… Je possédais quelques actions que j’avais mises de côté pour Tomoko quand elle était petite, et puis comme elle nous a raconté qu’elle allait partir avec vous quelque temps se reposer dans une station thermale, j’ai arrondi la somme à mille yens pour couvrir aussi vos dépenses ! »

Je n’avais fait aucun projet de voyage avec Tomoko ces derniers temps. Elle s’était donc certainement enfuie avec cet argent. Ou peut-être était-elle vraiment allée chez Matsuyo, comme elle l’avait dit. Sans m’attarder une minute de plus, je demandai aux parents de m’appeler un taxi.

« Téléphonez-nous dès que vous saurez quelque chose ! De toute façon, vous repasserez bien ici après, n’est-ce pas ? » dit la mère en m’accompagnant jusqu’à la voiture.

À la pensée que Tomoko était vraiment partie, je me sentis gagné par une certaine fébrilité. Matsuyo habitait toujours la maison où elle s’était installée avec notre enfant avant que je ne quitte le logement de Kamata. Comme je l’avais aidée à déménager, j’aurais été tout à fait capable, dans la journée, de retrouver l’endroit en question, mais là, en pleine nuit, il était impossible, dans cette zone de bas quartiers construits sur d’anciens terrains marécageux, de distinguer une maison d’une autre. Le taxi tourna en rond plusieurs fois. Énervé, je me fis déposer à l’entrée d’une étroite ruelle, et apercevant tout au fond, près d’un terrain vague, une habitation où il y avait encore de la lumière, je demandai par la fenêtre : « Est-ce que vous savez si Takahashi Matsuyo habite par ici ?

— Oui, c’est juste derrière ! »

Et en effet je vis, presque accolé au dos de ce bâtiment, une autre maison tout illuminée malgré l’heure tardive. Instinctivement, je me mis à marcher à pas feutrés. La véranda jetait une ombre noire sur le sol du jardin, planté de quelques rares cyprès rachitiques. « Peut-être les chaussures de Tomoko sont-elles là », me dis-je en regardant les abords de la véranda, mais je ne vis rien qui y ressemblait. Craignant que Tomoko ne se cache si elle s’apercevait de ma venue, je m’approchai furtivement en rasant les murs, et ouvris d’un mouvement brusque la porte coulissante, où se reflétaient les lumières de l’intérieur.

« Qu’est-ce que c’est que ces façons ? » fit Matsuyo d’une voix stridente, en pointant vers moi son visage maquillé de blanc. Derrière elle, un homme portant une veste de kimono matelassée buvait du saké devant le brasero. Je reconnus Okano, un journaliste qui travaillait à la rubrique « société » du quotidien Tôkyô-Soir. C’était soi-disant un parent éloigné de Matsuyo. Je l’avais rencontré deux ou trois fois lors des fréquentes visites qu’il rendait à celle-ci dans notre maison de Kamata. Le trouver ainsi en train de boire à une heure aussi avancée de la nuit chez une femme seule était pour moi si inattendu que je ne pus cacher mon déplaisir.

« Quelles façons ?

— Ces façons de pénétrer chez les gens sans même s’être annoncé !

— Je suis sûr que Tomoko est là !

— Tomoko ? Quelles raisons aurait-elle de venir ici ? » Et un petit sourire railleur apparut sur ses lèvres outrageusement fardées de rouge. « Courir en pleine nuit à la recherche de sa femme, quelle corvée !

— Monsieur Yuasa, ne restez pas là, entrez donc ! » ajouta Okano avec une familiarité déplacée, tandis qu’une expression goguenarde se peignait sur son visage graisseux. Matsuyo, avec un rire narquois, lui fit un clin d’œil. « On le lui dit ?

— Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a à cacher !

— Eh bien… », commença Matsuyo en riant de nouveau, d’un air satisfait, « en fait, Tomoko était là il y a juste un instant. Elle a dit qu’elle ne pouvait plus supporter de vivre avec quelqu’un comme toi !

— Elle était là ? Mais après, où est-elle partie ?

— Va savoir… À l’heure qu’il est, elle doit être chez vous, en train de dormir… »

Je sentis la moutarde me monter au nez. Me contenant à grand-peine, j’essayai au moins de garder un ton calme. « Allons, ne sois pas rosse ! Tu as bien une petite idée de l’endroit où elle voulait aller ? Imagine la catastrophe si jamais elle se suicidait !

— Ce serait vraiment une aubaine pour les journaux du soir ! » s’exclama Okano, immédiatement relayé par Matsuyo : « Si jamais elle se suicidait ?… » Un sourire de profond mépris passa dans ses yeux allongés. « Qu’est-ce que tu peux être imbu de toi-même ! Même la corde au cou comme maintenant, tu ne renoncerais pour rien au monde à ta vanité ! Penser que Tomoko pourrait se suicider pour toi, c’est d’un comique ! Figure-toi qu’elle a quelqu’un d’autre dans sa vie ! »

Ces paroles me portèrent le coup décisif. Sur le moment, je n’eus même pas la présence d’esprit de me dire que Matsuyo racontait peut-être n’importe quoi, par pure vengeance. Bien pis : je fus incapable de la moindre riposte devant ses ricanements, moi qui pourtant aurais préféré mourir que de lui montrer à quel point ses mots m’avaient démonté. Mais déjà je n’entendais plus les sarcasmes de Matsuyo, je ne voyais plus Okano avec ses airs goguenards. La haute silhouette de l’étudiant de Keiô, comme émergeant d’un croquis à l’encre sympathique, apparut devant mes yeux. C’est donc avec lui qu’elle est partie ? Soudain, je n’avais plus le moindre doute. Je le revis tel que je l’avais aperçu quelques jours plus tôt, adossé au porche de la maison, en train de discuter avec Tomoko. D’ailleurs, depuis ma rencontre avec elle, n’avais-je pas cessé de le croiser ? Cela aurait dû m’ouvrir les yeux sur la nature de leur relation, et pourtant, j’avais continué plus ou moins consciemment à faire comme si de rien n’était. À supposer même que, dans le pire des cas, ce garçon ait été son amant, je me croyais tout à fait capable de rester indifférent à cela, car j’étais sûr de n’éprouver pour Tomoko qu’une certaine affection, et pas d’amour. Mais alors, d’où pouvait bien venir mon désarroi ? Tandis que ces pensées me traversaient l’esprit, j’essayais de retrouver mon calme. Mais me rendant compte que tous ces efforts ne réussiraient qu’à m’attirer d’autres sarcasmes de la part de Matsuyo et d’Okano, je battis en retraite, poursuivi par leurs éclats de rire, et rejoignis le taxi qui m’attendait. Par la suite, j’appris que ce soir-là Tomoko était encore chez Matsuyo au moment où j’étais arrivé. M’entendant demander des indications au voisin, elle s’était exclamée, toute pâle : « Voilà Yuasa ! » Matsuyo, en hâte, l’avait alors cachée dans un placard.

Aussitôt rentré chez moi, je convoquai la bonne, Tsune, dans le salon. « Madame a disparu. Je te demande de me raconter tout ce que tu peux savoir à ce sujet. »

Tsune, tête baissée, restait muette. « Il faut me le dire vite, pour éviter une catastrophe. Si tu me caches la moindre chose, cela risque de faire du tort à ta maîtresse !

— Je vous… » À peine avait-elle commencé qu’elle éclata en sanglots. Honnête comme elle l’était, elle semblait terrifiée, comme si elle était la cause de ce drame, et ne cessait de pleurer. « … Je vous demande pardon ! En fait, euh… il y a quatre ou cinq jours, madame m’a chargée d’envoyer une carte postale…

— Quelle carte ?

— Je n’ai pas très bien compris, mais cela disait quelque chose comme : J’ai pris la décision de partir avec toi. Attends-moi à la gare de Tôkyô.

— Tu as envoyé seulement cette carte ?

— Non… En réalité, avant avant-hier soir, madame m’a chargée d’aller envoyer un télégramme…

— Quel télégramme ?

— Ne peux partir demain matin. Pardonne-moi. Lettre suit.

— Donc, tu l’as envoyé il y a trois jours… » Tout à coup, je me souvenais de quelque chose. Ce soir-là Tomoko, après le dîner, m’avait dit brusquement qu’il fallait qu’elle se lève très tôt le lendemain matin. Le professeur de musique qu’elle aimait beaucoup quand elle était au lycée repartait dans sa province d’origine, et elle allait l’accompagner à la gare. Je lui avais demandé à quelle heure était le train. « C’est l’express de sept heures quarante et quelques », m’avait-elle répondu. « Dans ce cas, il faut que tu commences à t’agiter dès cinq heures ! Ce n’est vraiment pas raisonnable, pour toi qui n’es pas en bonne santé ! Et puis d’ailleurs, c’est stupide d’aller dire adieu à ce professeur de musique ! » Comme j’essayais ainsi, sans arrière-pensée, de la dissuader, elle était restée un long moment à bougonner. Donc, à ce moment-là, elle était déjà décidée à partir le lendemain matin. Il ne s’agissait pas d’un coup de tête provoqué par le télégramme de Tsuyuko, mais d’un plan méthodiquement préparé.

« Tu sais où se trouve la maison de Kuroda, à Nishikoyama ? » demandai-je à Tsune, en prononçant le nom du garçon pour la première fois.

« Oui. Quand la demoiselle habitait encore chez ses parents, je l’y ai accompagnée une fois.

— Si on y va, tu seras capable de retrouver l’endroit ? Bon, alors prépare-toi, nous partons immédiatement ! »

Il était déjà plus de deux heures du matin, mais je pris un taxi avec Tsune jusqu’à Nishikoyama, et au bout d’un moment nous trouvâmes la maison de la sœur aînée de Kuroda, où logeait celui-ci. C’était un bâtiment tout à fait ordinaire, flanqué d’un modeste salon à l’occidentale, comme on en voit souvent en banlieue. Blotti à l’ombre d’une petit colline, il était entouré d’un jardinet avec pelouse. Je sonnai à la porte deux ou trois fois de suite. Un tintement de grelot résonna dans la maison. Bientôt, on entendit une voix féminine demander : « Qui est-ce ? », et une femme grande et maigre, sans doute la sœur de Kuroda, se montra.

« Est-ce que Kuroda est là ? »

Surprise par ma question, elle leva les yeux vers moi, et me dévisageant d’un air craintif : « Gorô est parti en province avant-hier matin, chez nos parents… Mais entrez donc, je vous en prie… » Une anxiété croissante se lisait sur son visage. Debout sur le seuil, je lui racontai ce qui s’était passé avec Tomoko. Stupéfaite, elle resta bouche bée quelques instants. « Pourtant, je suis sûre qu’il est parti chez nos parents avant-hier… Mon frère est quelqu’un de tellement timoré, je ne peux vraiment pas croire qu’il ait fait une chose pareille !… », dit-elle laconiquement. Puis elle ajouta qu’aux premières heures de la matinée, elle prendrait contact avec sa famille à Hiroshima. Dès qu’elle aurait des précisions, elle me le ferait savoir, sans doute vers midi au plus tard.

Je retournai immédiatement à Senzoku, chez les parents de Tomoko. Je les mis au courant de ce que j’avais appris, sans omettre aucun détail. La mère changea de visage. Elle en savait évidemment bien plus long que moi sur cette histoire avec Kuroda.

« Je suis vraiment tout à fait désolé pour vous », dit le père, de l’air le plus navré du monde. « Je ne comprends vraiment pas ce qu’elle cherche !

« Et quand je pense que c’est elle qui a tellement insisté pour se marier avec vous !… »

Pour ce couple plein de bonté, les caprices de Tomoko étaient la cause de tout, et l’un et l’autre semblaient éprouver une sincère compassion à mon égard. Quant à moi, je commençais enfin à comprendre vaguement ce qui avait bien pu se passer dans la tête de leur fille. Elle fréquentait Kuroda bien avant de me connaître. Et puis voilà que j’apparais, avec mes belles paroles. Elle aime Kuroda, bien sûr, mais en même temps, voyant parfois des photos de moi dans les journaux, elle se fait croire, avec sa naïveté de jeune fille, que je suis un personnage très en vue. Prise d’un désir analogue à celui d’une étudiante rêvant d’obtenir l’autographe d’un joueur de base-ball venu de Malaisie, elle décide qu’elle fera tout pour épouser cet homme-là. Le jour du mariage, juste avant de partir pour la cérémonie, elle revoit Kuroda. Et elle lui raconte, j’imagine, qu’elle est contrainte par la volonté de ses parents de se marier avec quelqu’un qu’elle n’aime pas. Puis elle fond en larmes et fait ses adieux au garçon. Pour Tomoko, le mariage n’est qu’une étiquette collée sur une boîte de conserve. Peu importe le contenu, pourvu que l’apparence soit brillante, enviable, heureuse. Mais déjà, la cérémonie se déroule, de façon inexplicable, dans une atmosphère insolite. Et par la suite aucun magazine féminin ne vient demander les impressions de la jeune mariée sur cette merveilleuse vie conjugale. À la place, elle voit arriver mon ex-femme, qui réclame de l’argent. Il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser. Alors Tomoko se console en écrivant à ses amies des lettres où elle chante les joies de sa vie de couple. Mais son insatisfaction ne fait que croître. Malgré tout, espérant pouvoir encore redresser la situation, elle entre en contact avec Matsuyo. Elle va de déception en déception. Et si elle s’enfuyait avec Kuroda… Ce serait peut-être au moins, à défaut d’autre chose, une façon de me démonter complètement. Elle en est là, à tourner en rond, quand arrive le télégramme de Tsuyuko. Si Tomoko ne se décide pas maintenant, c’est moi qui m’enfuirai. Et elle avait donc pris les devants. J’étais sûr de ne pas me tromper beaucoup en imaginant les choses ainsi.

L’aube était proche quand je rentrai chez moi après avoir pris congé des parents de Tomoko. Je me retrouvai seul dans la chambre, et restai un long moment assis sur le lit, l’esprit dans le vague. Je vis les pantoufles rouges de Tomoko, rangées au pied du lit, et les lettres, posées sur la coiffeuse, telles que je les avais laissées la veille. J’avais l’impression à présent qu’elles me regardaient d’un air de pitié, comme si elles avaient pris la place de Tomoko. Je revis le visage de Matsuyo au moment où elle disait : « Même la corde au cou comme maintenant, tu ne renoncerais pour rien au monde à ta vanité ! » Depuis hier, les rôles s’étaient inversés, à présent c’était moi la risée de tous. Et j’allais accepter une chose pareille ? Une fois de plus, ma pensée vacillait. J’en revenais toujours au même point : je me suis fait avoir par une gamine ! Plus j’essayais de chasser cette idée, plus elle s’incrustait dans mon esprit. Et j’avais beau me dire qu’à tous égards je n’avais pas été pour Tomoko ce qu’on peut appeler un mari honnête, et que d’ailleurs je n’avais jamais éprouvé de véritable amour pour elle, la seule idée qu’elle avait pris les devants me remplissait d’une colère folle. Je la retrouverai, même si je dois remuer ciel et terre ! Seuls des mots aussi véhéments que ceux-là auraient pu exprimer ma rage. Parfaitement ! Je la retrouverai, même si elle est partie à l’autre bout du monde ! Je la retrouverai, je la ramènerai à la maison, et cette fois, je lui rendrai la pareille ! Bientôt, rebelle à tous les raisonnements, ce désir se cristallisa et m’envahit tout entier. Et sa violence me secoua bien plus fortement que le sentiment éprouvé la veille, quand j’avais décidé, en présence de Tsuyuko, que j’étais prêt à tous les sacrifices pour ne plus la perdre.

Au matin, j’attendis en somnolant les nouvelles que m’avait promises la sœur de Kuroda. Bientôt, un messager arriva, me disant que le garçon, effectivement, n’avait toujours pas rejoint le domicile de ses parents à Hiroshima, mais qu’on me mettrait au courant dès qu’on aurait retrouvé sa trace. Donc, j’avais presque fait mouche avec mes suppositions. Je sortis sur-le-champ, et rendis visite successivement à toutes les amies que Tomoko devait, d’après moi, fréquenter. Je terminai, tard dans la soirée, par l’appartement de Momoko, à Akasaka. Momoko était cette fille aux cheveux courts qui se trouvait dans l’atelier de Baba le jour ou j’avais rencontré Tomoko pour la première fois. Quand j’arrivai chez elle, elle n’était pas encore couchée. Plantée devant son miroir, dans la pièce étroite jonchée de vêtements, elle était en train d’essayer en minaudant un chapeau qu’elle venait d’acheter le jour même.

« Ça alors ! C’est vraiment incroyable ! » s’exclama-t-elle en forçant le ton, sans chercher à dissimuler le plaisir instinctif que lui procurait n’importe quel potin. « Vous n’êtes pas allé voir à l’hôtel Hibiya ? Tatsuko y logeait, ces derniers temps… C’est certainement la première personne avec qui Tomoko entrerait en contact. D’ailleurs ces temps-ci Tomoko était toujours fourrée chez elle ! »

Tatsuko, une autre amie de Tomoko, était récemment revenue à Tôkyô après avoir séjourné un certain temps chez ses parents à Shinshû.

« Alors elle allait la voir tous les jours, à son retour de l’hôpital ?

— De l’hôpital ? » Momoko éclata de rire. « Oh non, monsieur Yuasa, vous avez vraiment cru à cette histoire d’hôpital ? Mais son hôpital, c’était Kuroda, voyons ! »

J’eus un sourire amer. Là aussi, je n’y avais vu que du feu ! Comment ne pas rire devant l’étendue de ma naïveté ? Je revis alors Tomoko allongée pendant des heures sur le divan, chaque fois qu’elle revenait, fatiguée, de l’hôpital. Chaque fois qu’elle revenait, en réalité, de ses rendez-vous avec Kuroda. Cette pensée, on s’en doute, ne me remplissait pas de joie. Même si nous n’y avions mis aucune malveillance, notre mariage n’avait été finalement, pour l’un comme pour l’autre, qu’un jeu de dupes. « Pour l’un comme pour l’autre ? Vraiment ? » me dis-je, pris de l’envie de me moquer de moi-même. Chassant ces pensées, je décidai d’aller jusqu’à l’hôtel Hibiya, pour rencontrer cette Tatsuko. Mais je me rendis compte que la soirée était trop avancée pour aller voir une jeune femme que je ne connaissais pas. Je remis donc cette visite au lendemain matin. Ce fut pour apprendre que Tatsuko avait quitté l’hôtel quatre ou cinq jours auparavant.

« Vous pouvez me montrer le registre ? » demandai-je d’un ton dégagé. Comme l’employé semblait réticent, je lui glissai un peu de monnaie. Tandis que je feuilletais les pages du registre, mon regard s’arrêta, à la colonne de l’avant-veille au soir, sur une écriture qui était sans conteste celle de Tomoko. Même en de telles circonstances, elle avait dû être incapable de s’inventer de toutes pièces un pseudonyme, et s’inspirant plus ou moins des syllabes de son nom de jeune fille, Inoué Tomoko, elle s’était inscrite sous celui d’Ihara Toshiko, qui figurait à côté d’un autre nom de femme.

« Cette Ihara Toshiko est encore là, n’est-ce pas ?

— Non, elle est partie hier.

— Hier ? Mais avant de partir, elle n’a pas télégraphié quelque part ?

— C’est exact. C’est moi qui ai envoyé le télégramme.

— Vous ? Alors, vous devez vous souvenir de son contenu ? »

Mais le garçon, semblant soudain se douter de quelque chose, prétendit en me regardant d’un air soupçonneux qu’il ne se rappelait ni le message ni le destinataire. Je renonçai à l’interroger plus avant, et me rendis au bureau de poste de Kyôbashi, au service des envois télégraphiques. Là encore, j’eus beau faire, on rejeta catégoriquement ma demande. Je présentai alors ma carte de visite à l’employé du guichet. « Ma sœur a disparu depuis avant-hier soir… » Et j’inventai une histoire : j’avais déposé à la police une demande de recherche, mais craignant une tentative de suicide, je voulais retrouver sa trace au plus vite. Mais se retranchant derrière le règlement, selon lequel il n’avait pas le droit, en dehors de la présence d’un policier, de me montrer le registre, l’employé restait sourd à mes arguments. Sur ces entrefaites, attiré par la vivacité de la discussion, un homme qui devait être son supérieur s’approcha. Je lui répétai mon histoire. Il réfléchit un instant, et pris de compassion finit par sortir un registre dans lequel je découvris, rédigé de la main de Tomoko, un télégramme destiné à Kuroda. D’après l’adresse, celui-ci se trouvait à Zushi, dans ce qui devait être une auberge ou une villa.

PARS DE SOIR — ATTENDS-MOI DEMAIN MATIN, 10 H 34, GARE DE KÔBE

Je regardai ma montre. Il était déjà onze heures vingt-cinq. Si tout s’était déroulé comme prévu, Tomoko devait être à présent à Kôbe, dans quelque chambre d’hôtel, en compagnie de Kuroda, venu de Zushi pour la rejoindre. Ayant remercié l’employé, je sortis du bureau de poste et, de la cabine téléphonique la plus proche, j’appelai la mère de Tomoko. « J’ai retrouvé sa trace ! Apparemment, elle est à Kôbe !

— Quelle bonne nouvelle ! » Je l’entendis soupirer de soulagement.

« Le mieux, c’est d’aller jusque là-bas. Il faut que je repasse chez moi, mais si je me dépêche, je pourrai attraper l’express de 14 heures !

— Oh oui, je vous en prie, je compte absolument sur vous ! Mais est-ce que vous pourriez faire un saut jusqu’ici avant de partir ? Il faut que je vous parle de toute urgence ! »

Si je ratais l’express de 14 heures, je n’aurais plus de train pour Kôbe jusqu’au soir. Je me précipitai chez moi, fourrai dans un sac de voyage le strict nécessaire. Au moment de monter dans le taxi que j’avais fait attendre, une idée me traversa l’esprit, et j’appelai Tsune, pour lui demander s’il n’y avait pas eu de télégramme. Je venais de me souvenir de Tsuyuko, Tsuyuko à qui je n’avais même pas eu le temps de penser depuis deux jours. La bonne me répondit par la négative. Je la priai, au cas où un télégramme arriverait, de me le faire suivre à la poste centrale de Kôbe. Puis je partis en toute hâte chez les parents de Tomoko.

Son père, informé sans doute de mon coup de téléphone, était rentré plus tôt du bureau.

« Comment faire ? » me dit-il. Il avait l’air perdu. « À votre avis, est-ce qu’il vaut mieux que vous partiez seul, ou que ma femme vous accompagne ? »

À mesure qu’il parlait, je comprenais les raisons de sa suggestion : bien sûr, il était inquiet pour sa fille, mais il semblait craindre surtout le drame qui risquait de se produire si je me retrouvais seul face à Tomoko et à Kuroda.

« Je suis désolé de vous imposer encore une chose pareille… Mais une fois que vous l’aurez ramenée ici, je ferai tout pour que votre réputation ne soit pas compromise. Je vous demande seulement de nous la ramener — de l’amadouer et de la ramener à la maison — et je vous promets que votre honneur n’en souffrira pas ! Mais vous comprenez, si vous vous mettez l’un et l’autre à sortir de vos gonds dès que vous vous retrouverez, elle va se sentir encore plus poussée dans ses retranchements, et allez savoir de quelle nouvelle sottise elle est alors capable… »

J’étais moi aussi persuadé qu’il valait mieux que la mère de Tomoko m’accompagne. L’affaire étant convenue, je partis avec elle à la gare de Tôkyô. Là, comme je le craignais, il nous fallut attendre le train de nuit.

« Nous avons exactement un jour de retard… » La mère ne cessait de se tamponner les yeux avec son mouchoir. « Une fois arrivés, où irons-nous ? Nous n’allons quand même pas faire intervenir la police ?

— La police se donnerait bien moins de peine que nous ! Le seul moyen, à mon avis, c’est de faire le tour des hôtels. De toute façon, à Kôbe, je n’en vois guère que trois ou quatre où Tomoko est susceptible de descendre… »

La mère poussa un profond soupir. Il faisait froid dans le train presque vide. Elle et moi étions assis l’un en face de l’autre, mais nos préoccupations nous entraînaient dans des directions tout à fait différentes. La mère n’espérait qu’une chose : que sa fille soit vivante ! Quant à moi, des sentiments mêlés, pareils à des nuages, se succédaient dans mon cœur.

Le lendemain matin, le train arriva à Kôbe à neuf heures et quelques. Sautant dans un taxi, nous allâmes d’abord à l’hôtel Oriental, puis à l’hôtel Tôa, pour y faire notre enquête. Enfin, à l’hôtel Suwayama, nous découvrîmes sur le registre le pseudonyme déjà vu, Ihara Toshiko, à côté de celui d’un homme qui était vraisemblablement Kuroda.

« Ça y est ! Ces personnes sont encore ici, n’est-ce pas ?

— Non, elles sont parties ce matin.

— Ce matin ? Vers quelle heure ?

— Il n’y a pas longtemps. Le taxi qui les a emmenées doit tout juste être de retour. Hé toi ! La voiture numéro six est rentrée, n’est-ce pas ? »

L’employé de la réception envoya un petit groom chercher le chauffeur qui se trouvait à l’arrêt des taxis, juste devant l’hôtel. Tout ce que celui-ci put nous apprendre, c’est qu’il avait mené Tomoko et Kuroda jusqu’au quartier des concessions internationales, et les avait laissés devant l’entrée du cimetière des étrangers. Mais il était impossible de savoir où ils étaient partis après.

« Qu’allons-nous faire ? » murmurai-je, comme pour moi-même. Si nous avions réussi à prendre l’express de la veille, en début d’après-midi, nous aurions retrouvé Tomoko et Kuroda le soir même. Ou du moins, si ce matin nous étions venus d’abord dans cet hôtel, nous aurions pu les surprendre avant leur départ. C’était vraiment trop bête ! Être certains qu’ils se trouvaient encore à Kôbe, et ne pas savoir où les chercher ! Complètement désemparés, nous restâmes un instant devant l’entrée de l’hôtel.

« Je pense que, tôt ou tard, ils vont prendre le train pour Shimonoseki…

— Comment savoir… » J’avais du mal à me faire une idée. Ils étaient descendus du taxi dans le quartier des étrangers, sans se faire conduire directement à la gare. Cela signifiait-il qu’ils projetaient de rejoindre le port pour s’embarquer ? Peut-être voulaient-ils aller en Corée ou à Shanghai, ou bien tout simplement à Beppu ? De toute façon, comme ils avaient presque mille yens sur eux, s’ils avaient l’intention de vagabonder tant que durerait cet argent, alors il nous devenait presque impossible de les retrouver.

Après bien des hésitations, nous décidâmes finalement d’aller à la gare et de faire le guet, en espérant qu’ils allaient prendre un train. Mais quelle gare, Kôbe ou Sannomiya ? Comme ils s’étaient retrouvés la veille à la gare de Kôbe, il me semblait psychologiquement plus plausible qu’ils repartent de là. Soudain, comme tout le monde le fait en pareil cas, je sortis une pièce de monnaie de ma poche et, me fiant au hasard, la jetai sur le sol. La pièce indiqua Sannomiya. Nous nous précipitâmes à cette gare. Il y avait encore plusieurs trains en partance pour l’Ouest. Faisant en sorte de ne pas attirer les regards, je m’assis avec la mère de Tomoko dans un coin de la salle d’attente. Peut-être allaient-ils arriver en taxi ? Obsédés par cette idée, nous gardions les yeux fixés sur la place, devant la gare, mais le temps avait beau passer, ils ne se montraient pas. Bientôt, les lumières s’allumèrent, tandis que l’obscurité gagnait les rues. Peut-être attendions-nous, comme par un fait exprès, à l’endroit où nous avions le moins de chance de les rencontrer ? C’est ce que je finissais par me dire, sans avoir pourtant le courage de pousser mes réflexions plus loin. J’étais épuisé. À cause de l’excès de fatigue et du manque de sommeil des deux jours précédents, je me sentais le corps en coton. L’esprit engourdi, je rêvassais, songeant même parfois à rentrer à Tôkyô sans plus attendre. Les flammes du poêle rougeoyant picotaient mes yeux fatigués. Mais pourquoi donc étais-je venu jusqu’ici, à la poursuite d’une femme qui s’était enfuie avec un autre ?

« Je vais faire un saut à la poste ! » dis-je à la mère en revenant du restaurant devant la gare où nous avions dîné l’un après l’autre.

« À la poste ? » répliqua-t-elle, en levant vers moi ses yeux gonflés de larmes. Je lui répondis qu’il était peut-être arrivé quelques nouvelles de Tôkyô. Elle sembla croire que je faisais allusion à Tomoko. Moi, je songeais bien sûr à un éventuel message de Tsuyuko, mais à vrai dire, fatigué d’être resté toute une journée en tête à tête avec la mère, j’avais surtout envie d’aller prendre un peu l’air.

À la poste, il y avait effectivement un télégramme de Tsuyuko, disant qu’elle m’attendrait le lendemain matin à 11 heures à la gare de Shimbashi. Si je rentre par le dernier train de nuit, je pourrai être au rendez-vous ! À cette pensée, comme une nuée d’orage envahissant le ciel, le désir de la revoir — un désir irrépressible — s’empara de moi, m’ébranlant tout entier. C’était un sentiment tout à fait inattendu. J’étais comme un enfant coupé de sa famille, et qui brûle de rejoindre sa mère. « Si je réussis à retrouver Tomoko et Kuroda d’ici ce soir, je pourrai rentrer immédiatement à Tôkyô. Si seulement ils se montraient, rien que pour cela ! » me dis-je en retournant à la gare où la mère, sur le qui-vive, se précipita vers moi. « Il y avait quelque chose ?

— Non, rien du tout ! »

La mère se dirigea alors à la hâte vers les guichets. « Il n’y a plus qu’à aller jusqu’à Hiroshima ! Une fois là-bas, il se passera bien quelque chose ! De toute façon, je n’en peux plus d’attendre ici !… »

J’hésitais encore qu’elle avait déjà acheté deux billets. Comme je restais là, toujours indécis, elle me pressa : « C’est le dernier train ! »

On entendait effectivement une voix dans le haut-parleur, qui annonçait un départ immédiat pour Shimonoseki. Machinalement, j’emboîtai le pas à la mère. Et tandis que j’en étais encore à me demander par quel moyen je pourrais lui fausser compagnie et regagner Tôkyô, je me retrouvai dans le train qui partait en direction opposée, vers l’Ouest. Le convoi s’ébranla paresseusement. Trop tard !… Je suis bien obligé d’aller jusqu’à Hiroshima. Me résignant, j’arrêtai un contrôleur qui passait pour lui demander un formulaire, afin de télégraphier à Tsuyuko que je ne pourrais pas être au rendez-vous. Pour éviter les regards de la mère, je me rendis dans le fumoir qui se trouvait dans le wagon voisin et là, je restai encore un bon moment dans l’indécision.

APPELÉ À KÔBE POUR AFFAIRE URGENTE. RETOUR JUSQU’À DEMAIN IMPOSSIBLE. RENDEZ-VOUS APRÈS-DEMAIN MATIN, 11 HEURES, GARE DE SHIMBASHI.

Tout en rédigeant ce télégramme, je me demandais s’il était bien raisonnable de l’envoyer chez Tsuyuko. Si jamais il tombait entre les mains de quelqu’un de sa famille, cela risquait encore une fois de tout gâcher. N’était-il pas préférable d’attendre et de voir comment les choses se présenteraient le lendemain matin ? Tournant et retournant ces pensées dans ma tête, je levai machinalement les yeux et aperçus soudain, de dos, un jeune couple vêtu à l’occidentale qui venait de sortir du compartiment voisin du mien, et se dirigeait vers le wagon-restaurant. Saisi par leur ressemblance avec Tomoko et Kuroda, je me dressai comme un ressort et les suivit. Pas de doute, c’était bien Tomoko. Je reconnaissais sa façon de relever le col d’épaisse fourrure de son manteau d’astrakan noir, sa démarche assurée, ses jambes bien galbées. Elle et Kuroda s’assirent l’un en face de l’autre vers le milieu du wagon-restaurant. Il sortit une cigarette de sa poche et l’alluma. Je me rappelai qu’il avait eu le même geste le jour où nous avions parlé quelques instants chez moi, dans le salon. Perplexe, je marquai un temps d’arrêt. Que faire ? Dans le coin qui servait de cuisine, un employé vêtu de blanc me regardait tout en pelant des fruits en silence. Impossible d’élever la voix dans cet endroit. Déjà, ma seule présence dans ce train risquait, si Tomoko et Kuroda s’en apercevaient, de provoquer un véritable drame. Au lieu de me précipiter vers eux pour les couvrir d’injures, je me dissimulai derrière le coin-cuisine, m’arrangeant pour ne pas me faire remarquer de Kuroda, qui continuait à fumer tranquillement. Chose étrange, la furieuse envie qui m’avait poursuivi pendant deux jours entiers, de leur arracher la peau dès que je les retrouverais, m’avait complètement quitté à présent. Dégrisé, j’en étais même à me demander ce qui m’avait pris de venir jusqu’ici, à la poursuite d’un homme et d’une femme pareils.

À la lueur faible des lampes, j’écrivis en hâte un autre télégramme à Tsuyuko. Maintenant que j’avais retrouvé Tomoko et Kuroda, je ne pouvais plus rentrer le soir même à Tôkyô.

SUIS EN VOYAGE CAUSE AFFAIRE URGENTE. IMPOSSIBLE RENTRER D’ICI DEMAIN. PARDONNE-MOI.

Et je décidai de profiter du prochain arrêt, à Suma, pour envoyer ce télégramme. Mais d’où pouvait bien me venir ce sang-froid ? Plus que du sang-froid, d’ailleurs, c’était peut-être de l’amour-propre, celui auquel un homme confronté à une telle situation s’accroche, en dernier recours. Sur ces entrefaites, j’entendis crier « Suma ! Suma ! » Le train s’arrêta. D’un bond, je sautai sur le quai. J’avais à peine fait quelques pas vers la gare que le violent désir qui m’avait brusquement saisi avant de prendre le train : rentrer à Tôkyô pour revoir Tsuyuko, s’enflamma de nouveau en moi. Il faut absolument que je rentre ! Après tout, n’est-ce pas sa mère la mieux placée pour s’occuper de Tomoko ? Ma décision était prise. Sur le formulaire que je tenais à la main, j’effaçai le télégramme adressé à Tsuyuko, et écrivis au dos, à la hâte :

TOMOKO EST DANS CE TRAIN. JE M’EN REMETS À VOUS.

Pliant plusieurs fois le papier, je me mis à courir sur le quai, cherchant la fenêtre derrière laquelle la mère était assise. Le train, après un arrêt d’une ou deux minutes, commençait à s’ébranler. La mère regardait d’un air vague à l’extérieur.

« Lisez cela !

— Qu’est-ce que c’est ? »

Je la vois encore en train de sortir du petit réticule posé sur ses genoux la pochette de tissu contenant ses lunettes. Le train, traçant un pointillé de vitres allumées sur le quai sombre, disparut rapidement. Son sifflement décrut dans le lointain. J’entendis soudain, tout contre mon oreille, le bruit des vagues venant de la mer proche. Debout, ébahi, dans la pénombre de cette petite gare, je me demandai, incrédule, ce que je faisais là. Je regardai ma montre : si j’attendais le prochain train vers Kôbe, j’allais rater la dernière correspondance pour Tôkyô. Je louai un taxi devant la gare. Tandis qu’il roulait à tombeau ouvert dans la nuit, j’avais le sentiment d’être traqué par quelque chose à quoi j’essayais désespérément d’échapper.

À Kôbe, une fois monté dans le train pour Tôkyô, épuisé par la fatigue des jours précédents, je m’endormis d’un sommeil de plomb. J’appris beaucoup plus tard, de la bouche de la mère de Tomoko, ce qui s’était passé par la suite.

Après s’être retrouvée seule dans le train, elle était restée quelque temps l’esprit dans le vague, sans même penser à se demander pourquoi, au lieu de lui parler directement, je lui avais glissé ce papier. Émue jusqu’aux larmes à l’idée que sa fille était vivante et que — chose incroyable ! — elle voyageait dans le même train, elle avait songé plus ou moins aux mots qu’elle lui dirait quand elle allait la retrouver, en attendant que je la rejoigne pour que nous décidions de tout cela ensemble. Jamais elle n’aurait pu imaginer que j’étais descendu à la gare de Suma. « Il ne va pas tarder, il ne va pas tarder », se répétait-elle donc, attendant toujours. Elle finissait cependant par trouver le temps long. Peut-être étais-je en train de prendre un verre au wagon-restaurant ? Ou même, en train de discuter avec Tomoko dans un autre compartiment ? À cette idée, l’inquiétude l’avait saisie, et elle s’était rendue au wagon-restaurant pour me chercher discrètement, mais elle ne nous avait aperçus ni l’un ni l’autre. Elle avait fait le tour des autres wagons, sans plus de succès, et était revenue alors au restaurant. Là, elle avait vu, assis face à face à une table tout au fond, Tomoko et Kuroda en train de chuchoter. Leur présence lui avait-elle échappé auparavant ? Frappée de surprise, elle avait eu le même réflexe que moi, et se cachant près du coin-cuisine, avait attendu sans bouger. Bientôt Kuroda, se levant le premier, s’était approché, et était passé devant elle sans s’apercevoir de sa présence. Tomoko, qui le suivait, allait en faire autant quand la stupeur la cloua sur place.

« Tomoko ! » Aussitôt, les yeux de sa fille furent noyés de larmes. « Ne dis rien ! Attends-moi ici, je reviens tout de suite ! » lança celle-ci à voix basse, et elle s’éloigna pour rejoindre Kuroda à la hâte. Effarée, la mère resta plantée là. Était-ce de joie ? De détresse ? Ses pleurs ne cessaient pas de couler. Il lui semblait que Tomoko avait fondu, et c’était un crève-cœur de voir ce visage, qui était devenu blanc comme un linge quand elles s’étaient trouvées face à face.

Bientôt, Tomoko revint, tout essoufflée, et tirant sa mère par la manche, l’entraîna dans le fumoir. « Ne me pose pas de questions ! Et surtout n’interviens pas, je t’en prie ! Ce serait tellement ennuyeux qu’il sache que tu es là.

— Mais voyons, Tomoko, tu vas rentrer avec moi, n’est-ce pas ? Nous allons changer de train à la prochaine gare !

— Ne t’inquiète pas, maman ! Bien sûr que je vais rentrer bientôt ! Je vais juste faire un saut à Hiroshima. De toute façon, il faut absolument que j’y aille !

— Mais ne sois pas déraisonnable, enfin ! Mets-toi un peu à la place de Jôji ! Est-ce que tu imagines tous les soucis que tu as pu lui causer ? Il t’a cherchée partout, cela fait des nuits qu’il ne dort pas ! D’ailleurs, c’est lui qui t’as trouvée, dans ce train ! »

À ces mots Tomoko, qui n’aurait jamais imaginé que j’avais accompagné sa mère, avait blêmi et s’était agrippée à elle en s’écriant : « Je t’en prie, fais quelque chose ! S’il me voit, il va me tuer ! »

La mère, se demandant soudain pourquoi je ne me montrais toujours pas, avait alors ressorti le papier que je lui avais glissé.

« Où te l’a-t-il donné ?

— Je crois que c’était à Suma… » Alors le visage de Tomoko se rasséréna, et elle déclara que, dans ce cas, j’étais certainement descendu à cette gare. La phrase « Je m’en remets à vous » signifiait que, retirant mon épingle du jeu, je lui laissais le soin de régler au mieux cette affaire. Sinon, pourquoi lui aurais-je donc écrit un tel message ?

La mère comprenait enfin ce qui s’était passé. Se mettant à ma place, elle se sentit profondément navrée. Il fallait vraiment que je sois dans une colère noire pour être descendu du train juste après avoir aperçu Tomoko ! Ah ! que tout cela était lamentable ! À force d’entendre sa mère geindre, Tomoko avait fini par lui expliquer en détail la situation, lui avouant qu’avant notre mariage, j’avais été amoureux d’une fille qui s’appelait Tsuyuko. Or, si Tomoko ne se formalisait pas du tout de l’existence de mon ex-femme Matsuyo, la pensée de cette Tsuyuko la préoccupait constamment. Bien sûr, je ne lui en parlais pas, mais même après notre mariage, elle s’était bien rendu compte en m’observant discrètement que j’avais du mal à oublier cette fille, et au bout d’une semaine notre vie de couple avait, à ses yeux, perdu tout attrait. Elle ne se sentait pas la force de se tirer de cette situation. À qui se plaindre de tout cela ? Elle avait alors songé à Kuroda, qu’elle fréquentait avant son mariage. Elle n’avait jamais éprouvé pour lui de véritable amour, elle le considérait tout simplement comme un excellent ami avec lequel elle sortait volontiers pour prendre un thé quelque part ou aller au cinéma, sans plus. Et quoi qu’elle ait pu en dire, il ne lui serait jamais venu à l’idée d’aller jusqu’à s’enfuir avec lui. Entre-temps, les choses en étaient arrivées à un point tel qu’elle ne pouvait plus rester sans réagir. En effet, la veille du jour où Tomoko avait décidé de fuir, j’avais reçu un télégramme de Tsuyuko, demandant à me revoir. Et évidemment, le lendemain matin, j’étais allé au rendez-vous. Tomoko savait trop bien dans quelles dispositions me mettrait cette rencontre avec Tsuyuko. Il était fort possible que je ne revienne plus. À supposer même que je revienne, notre mariage allait, tôt ou tard, se solder par un échec. Par un échec, et Tomoko se retrouverait abandonnée. Plutôt mourir que d’affronter une telle humiliation ! En désespoir de cause, elle avait brusquement décidé de prendre les devants en quittant la maison, et elle avait persuadé Kuroda de la suivre.

Quelle était la part de vérité et de mensonge dans tout cela ? C’était difficile à dire, mais en entendant ce récit, la mère n’avait pu réprimer un élan de pitié vers sa fille. Même si elle la ramenait immédiatement à Tôkyô, il valait mieux d’abord rencontrer Kuroda pour essayer d’arranger les choses, avait-t-elle proposé, mais Tomoko avait rejeté cette idée. « Il n’en est pas question ! Il est déjà assez affolé comme cela, je ne peux pas lui dire, en plus, que tu es là !

— Dans ce cas, je t’attends ici. Dépêche-toi d’aller chercher tes affaires ! Et surtout, explique-toi bien avec lui !

— Enfin, maman, tu veux toujours me forcer à rentrer ? » lui dit Tomoko d’un air de dépit. Si c’était comme ça, elle allait se jeter par la fenêtre du train sous ses yeux, puisque de toute façon on prenait ses sentiments pour des caprices, et rien de plus ! ajouta-t-elle en pleurant, au grand étonnement de la mère, qui du coup n’osait plus insister. Elle avait beau se dire que ce n’étaient que des mots, elle était inquiète : et si jamais Tomoko allait s’aviser de faire du scandale ? Elle renonça donc à ramener sa fille à Tôkyô. Celle-ci, décidée de toute façon à aller jusqu’à Hiroshima pour régler cette affaire, demanda à sa mère de l’attendre, ajoutant quelques instructions : quand le train arriverait à destination, la mère prendrait soin de sortir de la gare après eux, patienterait quelques heures, puis se rendrait chez les parents de Kuroda, pour faire croire qu’elle était venue par le train suivant chercher sa fille. À ce moment-là, la situation serait peut-être devenue plus claire. Tomoko donna à sa mère l’adresse des parents : Clinique Kuroda, 7-chôme, Ôtemachi, puis regagna son compartiment.

Quand la mère s’était retrouvée seule, préoccupée par les réactions de sa fille, elle avait commencé à se poser toutes sortes de questions. Et si Tomoko avait inventé tout cela pour essayer de lui fausser compagnie ? Elle était restée là, anxieuse, abattue. Mais bientôt, à son grand soulagement, Tomoko, profitant des moments d’inattention de Kuroda, était venue la retrouver en cachette, pour bavarder avec elle ou lui apporter un panier-repas.

Le train atteignit Hiroshima peu de temps après le lever du jour. La mère ralentit exprès le pas pour sortir de la gare la dernière. Elle aperçut alors sa fille et Kuroda qui s’éloignaient, bras dessus bras dessous. Elle s’arrêta dans une sorte de buvette devant la gare, pour faire sa toilette et prendre un thé, et attendit très exactement l’arrivée du train suivant pour se rendre en taxi chez les parents de Kuroda.

La maison, située dans un quartier résidentiel tranquille à l’écart du centre-ville, était accolée à un grand bâtiment où était installée la clinique. Une bonne ouvrit la porte, la mère se présenta, on la fit patienter. Elle sentit une certaine agitation se propager dans la maison. Puis on la fit passer dans le salon. C’était une pièce sombre, donnant sur un jardin intérieur, et qui dégageait cette impression de solidité si caractéristique des vieilles demeures de province. Curieusement, dans cette atmosphère, la mère se sentit encore plus abandonnée. Bientôt entra une petite dame d’un certain âge, sans doute la mère de Kuroda. Après qu’elles eurent échangé les politesses d’usage, cette femme, d’un air profondément désolé, se confondit en excuses : ce qu’avait fait son fils était vraiment impardonnable. Le déchirement de son cœur maternel transparaissait si bien dans ses paroles simples, un peu rudes, que la mère de Tomoko se sentit, malgré elle, au bord des larmes. Elle s’excusa à son tour : mais non, c’était sa fille, et sa conduite inconsidérée !… Cependant, ignorant tout de ce qu’avaient pu raconter Tomoko et Kuroda en arrivant dans cette maison, et craignant de les mettre dans l’embarras si elle en disait trop, elle ne savait comment faire pour entrer dans le vif du sujet. Sur ces entrefaites, le père de Kuroda, qui les avait rejointes, s’adressa à elle d’un air horriblement gêné. « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous dédommager de l’embarras que vous cause la conduite impudente de mon fils ! », dit-il notamment, et la mère crut comprendre, en lisant entre les lignes, que sa fille était enceinte de Kuroda. Tomoko avait caché ce fait même à ses parents et s’était mariée avec moi. Mais ces derniers temps, j’avais fini par me douter de la chose, ce qui avait provoqué un drame, et voilà pourquoi Tomoko et Kuroda s’étaient enfuis jusqu’ici. Et comme ils ne pouvaient plus retourner à Tôkyô, ils demandaient au père d’intervenir pour qu’ils puissent rester ensemble. Voilà, apparemment, ce que Tomoko et Kuroda avaient raconté à cet homme. Mais la mère avait du mal à démêler le vrai du faux dans tout cela. D’abord, elle était choquée d’apprendre la grossesse de sa fille. Et puis elle ne comprenait pas ce qu’entendait le père de Kuroda par « la dédommager à tout prix ». Le mieux était encore de questionner directement Tomoko. Elle demanda donc à la voir. Les parents de Kuroda se retirèrent. Au bout d’un instant, elle entendit dans le couloir des petits pas pressés qui se rapprochaient. « Tout va bien, maman », dit Tomoko en entrant, et avec un sourire un peu gêné elle vint s’asseoir tout contre sa mère.

« Dis-moi, c’est vrai, que tu attends un bébé ?

— Mais puisque je te dis que tout va bien ! De toute façon il n’est pas de Kuroda ! J’ai raconté cela parce que, sinon, ils ne m’auraient jamais reçue ! Je t’expliquerai tout en détail dès qu’on sera dans le train. S’il te plaît, dépêche-toi ! Si tu savais comme cette histoire me fatigue ! »

Interloquée, la mère regarda sa fille. « Alors ça y est, les choses sont arrangées ?

— Mais il n’y a rien à arranger ! Ils sont tous tellement bornés, ça en devient assommant !

— Voyons, ne dis pas une chose pareille ! Et Kuroda, dans l’histoire ?…

— De toute façon, on ne peut pas compter sur lui », dit-elle d’un ton piteux. « Il a peur de tout, il est complètement inconsistant ! Allez viens, on s’en va ! »

À l’entendre parler avec tant de détachement, la mère avait du mal à croire que Tomoko était sincère. À peine arrivée, elle voulait déjà repartir ! Mais ne fallait-il voir là qu’un simple caprice de plus de la part de sa fille ? Tomoko avait dû sentir un tel décalage entre l’accueil auquel elle s’attendait et l’atmosphère dans laquelle elle s’était retrouvée !… À cette pensée, la mère fut prise de pitié, pour sa fille et pour elle-même. Néanmoins, ce qui la consolait, c’était que Tomoko, changeant du tout au tout, était à présent disposée à rentrer. En retournant tout de suite à la gare, il était encore possible d’attraper le premier train de l’après-midi pour Tôkyô. Pressant Tomoko de se préparer, la mère décida de s’entretenir encore une fois avec les parents de Kuroda. Mais apparemment, l’un et l’autre répugnaient à exprimer nettement leur opinion, moins par réserve d’ailleurs que par souci d’éviter au maximum d’être impliqués dans cette mésaventure. La mère elle-même finissait par ne plus savoir que dire. Elle comprenait vaguement qu’ils étaient prêts à prendre leur part de responsabilité dans la grossesse présumée de Tomoko ou dans sa fuite, mais ils semblaient n’avoir aucune intention de faire quoi que ce soit pour la marier à leur fils. Ce qui comptait avant tout pour eux, c’était de régler cette affaire en limitant le plus possible les dégâts des deux côtés.

Mais quand vint le moment d’emmener Tomoko, la mère, saisie d’un sentiment de pitié, suggéra qu’elles pourraient peut-être retarder un peu leur départ : n’était-il pas possible de laisser à sa fille et à Kuroda, qui avaient parcouru tant de chemin pour venir se réfugier ici, un moment pour se dire adieu ? Mais le père, d’un air outré, refusa catégoriquement : c’était aux parents de traiter au mieux des suites à donner à cette affaire. Quant aux deux intéressés, qui avaient commis cet écart de conduite, il était hors de question de les laisser se revoir. D’ailleurs, son fils avait déjà été confié à un de ses oncles.

« Cela ne fait rien, maman ! » dit Tomoko en fronçant les sourcils, faisant sentir ainsi qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans un endroit aussi triste. Et prenant à peine le temps de faire leurs adieux, les deux femmes quittèrent la maison de Kuroda. Ce sentiment était-il à mettre sur le compte de l’indulgence maternelle ? À voir Tomoko marcher devant elle, la tête enfouie dans le col de son manteau, la mère s’était sentie peinée au point de ne plus savoir que dire à sa fille. « Envoyons tout de suite un télégramme à papa ! » proposa-t-elle, mais Tomoko ne répondit pas. La mère alla toute seule télégraphier à son mari resté à Tôkyô, acheta les billets, et monta enfin dans le train avec sa fille. Au moment où celui-ci s’ébranlait, Kuroda, haletant, déboucha sur le quai. En le voyant courir en s’époumonant le long des wagons, à la poursuite du convoi qui prenait de la vitesse, Tomoko, malgré tout, ne put retenir ses larmes. Mais bientôt, la silhouette du garçon avait disparu.

La mère poussa un soupir de soulagement. Une fois à Tôkyô, on trouverait bien une solution ! Pour le moment, il s’agissait de ramener Tomoko saine et sauve à son père. Tandis qu’elle se répétait cela, sa pensée revenait sans cesse vers moi. Que m’était-il arrivé après ma descente du train à Suma ? La mère savait bien qu’elle ne pouvait décemment pas, à présent, me demander de reprendre sa fille en charge, et pourtant, c’était ce qu’elle aurait souhaité. Elle voulait absolument que je reste le mari de Tomoko. Que j’aie ou non une maîtresse nommée Tsuyuko, j’étais cent fois plus fiable que ce gamin de Kuroda, se plaisait-elle à me répéter, même très longtemps après.

Le train que la mère et sa fille avaient pris à Hiroshima, passant Kôbe et Ôsaka, venait de s’arrêter en pleine nuit à la gare de Nagoya, quand des personnes firent irruption dans leur compartiment. La mère reconnut une de ses belles-sœurs, qui vivait dans cette ville, et le mari de celle-ci. Mais comment avaient-ils pu savoir qu’elles étaient toutes les deux dans ce train ? Ils expliquèrent qu’ils avaient reçu un télégramme de Tôkyô, du père de Tomoko, leur demandant de faire descendre sa femme et sa fille à Nagoya. Un autre télégramme, adressé aux deux femmes, était libellé de façon laconique :

VIENDRAI PERSONNELLEMENT DE TÔKYÔ POUR VOUS CHERCHER. EN ATTENDANT, REPOSEZ-VOUS UN OU DEUX JOURS CHEZ LA TANTE. LETTRE SUIT.

La mère ne comprenait vraiment pas pourquoi il leur fallait s’arrêter en cours de route. Comme le couple de sa belle-sœur n’était apparemment pas au courant de la situation, elle feignit de revenir d’un court voyage touristique dans la région de Kyôto, et descendit du train. Mais, pendant tout ce temps, l’angoisse ne la quittait pas. S’était-il passé quelque chose à Tôkyô ? Avais-je tenu des propos inquiétants ? Elle tournait et retournait ces pensées dans sa tête. Mais que faire d’autre pour le moment, sinon rester cette nuit-là chez sa belle-sœur ?

Le lendemain était arrivée en exprès une épaisse enveloppe, contenant une lettre dans laquelle le père lui faisait part d’une nouvelle tout à fait inattendue. Chaque fois que j’évoque cette partie du récit de la mère j’éprouve, même à présent, un sentiment de dérision, froid et morne.

Jôji est venu faire un tour à la maison aujourd’hui. J’ai découvert, caché dans la poche intérieure de son pardessus, un bistouri enveloppé dans du coton. Sans doute cela ne sera-t-il d’aucune conséquence, mais, pour parer à toute éventualité, il est plus prudent de retenir Tomoko quelque temps loin de Tôkyô. Dès que j’aurai élucidé les intentions de Jôji, je pense venir vous chercher. Je compte sur ton jugement et ta discrétion.

Le père semblait avoir écrit cette lettre dans un état d’inquiétude extrême, comme si je songeais à attenter à la vie de sa fille, à cause de l’égarement dans lequel m’avait jeté la fuite de celle-ci. Or, cette affaire de bistouri n’avait, en réalité, rien à voir avec Tomoko.

Dès que je l’avais aperçue en compagnie de Kuroda dans le wagon-restaurant, j’avais perdu tout intérêt pour Tomoko, comme si le charme avait été conjuré, et cette rage qui m’aurait fait remuer ciel et terre pour la retrouver s’était dissipée sans laisser de traces. Une fois dans le train du retour, je n’avais plus eu qu’une seule envie, dormir, et j’avais donc sombré dans un sommeil de mort jusqu’à l’arrivée, le lendemain matin, à la gare de Shimbashi.

Je regardai ma montre : il était onze heures moins trois. On aurait vraiment dit que le train avait été prévu tout exprès pour que je sois exact à mon rendez-vous avec Tsuyuko. Le cœur léger, j’achetai quelques mouchoirs dans une boutique devant la gare, puis j’allai attendre devant l’escalier du Tôyôken, un restaurant où nous avions coutume de nous retrouver. Mais Tsuyuko ne paraissait pas. Comme elle n’était jamais en retard, même de deux minutes, sur l’heure de nos rendez-vous, je commençai à m’inquiéter. Lui était-il encore arrivé quelque chose ? Une vieille femme s’approcha alors de moi, d’un pas tranquille. D’où je me trouvais, je l’avais remarquée, assise sur une chaise dans la salle d’attente pour dames, car elle regardait de temps en temps de mon côté.

« Vous êtes monsieur Yuasa, n’est-ce pas ? C’est bien ce qu’il me semblait… »

Elle portait un châle de velours noir. Je reconnus tout de suite ce visage au sourire si bienveillant. C’était la vieille nourrice que j’avais croisée le matin où j’avais raccompagné Tsuyuko jusque devant sa porte, à Yotsuya, après cette nuit passée chez Oyae, la serveuse du Yûyûtei. Bien des fois, j’avais pensé à elle. J’avais même langui après sa venue, me disant qu’elle allait peut-être m’apporter des nouvelles. Car je savais par Tsuyuko qu’elle était notre seule alliée.

« Je viens vous transmettre un message de la demoiselle !

— Tsuyuko ne peut pas venir, c’est cela ?

— Non, en fait… » Et elle m’expliqua que Tsuyuko, retenue par la visite de personnes de sa famille, l’avait envoyée elle, pour me dire qu’elle ne pourrait pas se libérer pour onze heures. Puis la vieille femme suggéra que nous allions prendre un thé, car il n’était pas facile de parler tranquillement en restant ainsi, debout. Je montai donc avec elle les marches qui menaient au Tôyôken, et là — chose inattendue — elle essaya de me sonder.

« Vous savez, vue de l’extérieur, cette situation semble parfois exaspérante ! Il m’arrive même de douter de la pureté de vos intentions, de me demander où vous voulez vraiment en venir. La traiter ainsi, n’est-ce pas la laisser mourir à petit feu ? Quand on renonce, mieux vaut trancher dans le vif. Et si c’est impossible, n’y a-t-il pas d’autres façons de faire ?

— D’autres façons de faire ?

— Pourquoi ne vous enfuyez-vous pas avec la demoiselle ? Qu’est-ce qui vous empêche de fuir, à Ôsaka, à Kôbe ou à Sapporo ? Tôkyô n’est pas le seul endroit où l’on peut vivre. Rien ne vous empêche d’aller habiter quelque temps avec elle ailleurs. Plus tard, vous pourriez toujours revenir !… »

Je restai muet. Mais ce n’était pas parce que je m’interrogeais sur les raisons qui la faisaient parler ainsi. Simplement, je trouvais tellement curieux qu’il y ait encore des gens pour essayer de m’insuffler la volonté de prendre ma vie en main ! Sortant d’un profond sommeil, je me sentais étonnamment bien malgré les bouleversements de ces deux ou trois derniers jours. Pourtant, au fond de moi, j’entendais encore la voix moqueuse de Matsuyo dans sa maison de Kamata : Même la corde au cou comme maintenant, tu ne renoncerais pour rien au monde à ta vanité ! Penser que Tomoko pourrait se suicider pour toi, c’est d’un comique ! et le rire de Momoko quand je lui avais rendu visite à Akasaka : « Mais, monsieur Yuasa, son hôpital, c’était Kuroda, voyons ! » Ces phrases, mêlées à l’image de Tomoko et Kuroda aperçus dans le train, me hantaient. Remué par tout cela, j’étais constamment poursuivi par un dégoût de moi-même à en avoir envie de vomir, et le pessimisme le plus noir. Rien d’étonnant à ce que je sois déconcerté par les propos de la vieille femme.

« Pourquoi ne dites-vous rien ? demanda-t-elle. Je vais peut-être trop loin en vous parlant ainsi, mais si la demoiselle en est arrivée là, c’est vraiment à cause de vous. C’est une pitié de la voir dans cet état, vous ne trouvez pas ? Pourquoi ne pas lui indiquer clairement ce qu’elle doit faire ? Elle passe son temps à attendre, et moi je me demande bien ce qu’elle attend… » Hésitant à poursuivre, elle me lança un coup d’œil. « Elle pourrait bien attendre indéfiniment, ce serait toujours la même chose ! Savez-vous ce que le père de la demoiselle pense de vous ? Il dit que vous êtes complètement fou ! Et cela sert à quoi de traiter avec un fou ? Voilà ce qu’il dit ! »

J’eus l’impression que la voix du père de Tsuyuko résonnait à mon oreille, mais curieusement cela ne provoqua aucune révolte en moi. Après tout, il a peut-être raison de me considérer comme fou ! Dans l’état de lassitude où je me trouvais, j’aurais presque approuvé cette opinion, par manque d’énergie. En même temps, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver de l’hostilité pour la famille de Tsuyuko qui nourrissait de tels sentiments à mon égard.

« Je vous remercie de m’avoir parlé ainsi, lui dis-je. Je suppose que Tsuyuko vous a demandé conseil…

— Pas du tout », répondit nettement la vieille femme, « la demoiselle n’est au courant de rien ! Elle viendra ici à une heure. Dès que vous la retrouverez, emmenez-la donc quelque part avec vous aujourd’hui même ! Pour le reste, comptez sur moi, je m’en charge ! »

Je quittai la vieille femme après l’avoir écoutée sans la contredire, mais, en mon for intérieur, je sentais bien que dans l’état actuel des choses, fuir ne nous servirait plus à rien. Et cela, Tsuyuko devait le savoir encore mieux que moi. Alors, que faire ? Comment dénouer tous ces fils enchevêtrés pour revenir à une relation normale avec elle ? La vieille femme n’avait probablement pas non plus la réponse. Se mêlant de ce qui ne la regardait pas, elle avait formulé tout haut les pensées qu’elle remâchait dans sa pauvre chambre de la maison de Yotsuya, et rien de plus. Ignorant presque tout sans doute de l’existence de Tomoko et de Matsuyo, et même des sentiments de Tsuyuko, elle attendait simplement, avec la curiosité du spectateur, que survienne quelque chose de nouveau, et rien de plus. Voilà ce que je me disais en marchant seul dans les rues. J’avais abouti à une voie sans issue. Devant moi, il n’y avait plus de passage, rien qu’un mur. Allais-je faire demi-tour, ou m’écraser contre ce mur ? Je ne me sentais plus le courage de choisir. Entre celui que j’étais à présent, et l’homme qui trois jours plus tôt, lors de la rencontre avec Tsuyuko, possédait au moins une certaine volonté, c’était le jour et la nuit ! Si aujourd’hui encore, Tsuyuko n’avait pas plus que la dernière fois la force de continuer à vivre, je me laisserais probablement entraîner avec elle, sans opposer la moindre résistance. Ou, du moins, je n’aurais pas assez d’énergie pour la ramener vers le monde des vivants. J’étais saisi d’une angoisse pareille à un vertige, mais aussi d’une sorte d’ivresse qui me donnait envie de sombrer. C’était un sentiment moins passif, plus décadent que le simple désespoir. En tout cas, j’avais changé. Je me sentais capable de me mouvoir à ma guise, comme ces micro-organismes qui vivent en eau profonde. Et dans ce monde si lointain que n’y parviennent ni les lois, ni la morale, ni les règles des hommes, j’avais l’impression que tout m’était possible. À mon angoisse se mêlaient des élans de joie. Dans ce monde de liberté, Tsuyuko était totalement mienne. Aujourd’hui, c’était peut-être le premier jour où j’allais vraiment être lié à elle. Plongé dans ces pensées, je rentrai chez moi à Ômori, profitant des deux heures qui me séparaient du rendez-vous avec Tsuyuko.

Tsune, la bonne, m’accueillit d’un air anxieux.

« Il n’y a pas eu de visite ?

— Non, personne n’est venu. »

La maison était parfaitement en ordre, comme avant la fuite de Tomoko. Tout en buvant le thé chaud que Tsune m’avait servi, je lui dis, comme pour la consoler : « Nous avons retrouvé madame !

— Bien, monsieur. » Elle m’adressa un regard terne, puis baissa immédiatement les yeux.

« Il faut que je ressorte, mais je vais revenir sans tarder.

— Bien, monsieur. »

Je retournai à la gare de Shimbashi, et vis bientôt apparaître Tsuyuko, vêtue du même manteau bleu que lors de notre dernière rencontre.

« Excuse-moi, je suis en retard…

— Aujourd’hui, que dirais-tu de venir jusqu’à chez moi ? Nous y serons plus tranquilles.

— Chez toi ? » Devant cette proposition inattendue, Tsuyuko prit un air interrogateur.

« À présent, je peux t’emmener avec moi, cela ne pose plus aucun problème. Tomoko est partie. »

Tsuyuko me regarda sans rien dire, puis demanda à voix basse : « Que s’est-il passé ?

— Nous nous sommes séparés. Te sachant au Japon, il n’était plus question que je reste avec Tomoko.

— Mais… » Tsuyuko m’interrogea à nouveau du regard. « On peut donc se marier et se séparer aussi facilement ? Je ne veux pas que tu la quittes à cause de moi !

— Mais est-ce vraiment à cause de toi ? Les choses se sont faites très naturellement… Cela te gêne d’aller chez moi ?

— Non, pas particulièrement, mais… » Et un sourire inattendu illumina son visage. La suggestion faite quelques heures plus tôt par la vieille nourrice ne pouvait nous être d’aucun secours, ni à moi ni à Tsuyuko. Et pourtant j’avais l’impression que si je le désirais vraiment, tout deviendrait possible, tant Tsuyuko avait l’air docile ce jour-là.

Arrivé à la maison, je fis entrer Tsuyuko dans la pièce du fond, qui servait de chambre à Tomoko. Avec son unique petite fenêtre qui donnait sur le jardin, c’était l’endroit idéal pour échapper aux regards. Mais Tsuyuko n’avait pas l’air tranquille. Elle restait debout, à promener les yeux tout autour de la pièce.

« Tu n’ôtes pas ton manteau ?

— Si… » Elle enleva son manteau bleu avec réticence, comme si elle se défaisait d’une seconde peau, tout en tendant l’oreille au moindre bruit de la maison, mais très vite un sourire espiègle chassa toute crainte de ses traits, et elle pointa son doigt vers les pantoufles rouges de Tomoko, posées près de la cheminée. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle se mit à rire.

« Essaie-les, si tu veux ! »

Aux yeux de Tsuyuko, qui m’avait toujours rencontré à l’extérieur de chez moi, et ne savait donc pas dans quel décor je vivais, tout dans cette pièce semblait occasion de surprise : le piano, la cheminée qui diffusait une chaleur douce, le tapis écarlate jonché de coussins.

« Comme c’est étrange !…

— Quoi donc ?

— D’être avec toi, ici, comme cela. J’ai l’impression d’être ta femme…

— C’est ce que m’a suggéré ta nourrice : elle m’a dit de ne plus te laisser repartir aujourd’hui, de m’enfermer avec toi dans cette maison. Qu’en penses-tu ? Si tu le désires, cela n’a rien d’impossible…

— Ah cette nourrice, quelle bavarde !… »

Tsuyuko se leva et ouvrit le piano. Elle frappa deux ou trois notes au hasard, puis soudain se mit à jouer avec fougue un morceau au rythme endiablé. Allumant une cigarette, je suivais d’un air songeur le balancement de ses épaules frêles. Bien sûr, les paroles que je venais de prononcer n’étaient qu’une boutade. Mais si jamais Tsuyuko et moi avions encore la force de le souhaiter, pourquoi ne pourrait-elle pas s’installer dans la chambre que Tomoko avait occupée jusqu’à l’avant-veille ? Les choses s’arrangeraient peut-être tout naturellement. D’ailleurs, rien n’était impossible. Après tout, étant donné la tournure qu’avait prise la situation sans que j’aie à intervenir, quel mal y avait-il désormais à retenir Tsuyuko chez moi ? En rêvassant ainsi, j’avais l’impression de défier le destin, ce qui me procurait un certain plaisir. Parfaitement ! Nous allons continuer comme cela ! Toujours plongé dans mes pensées, je tirai distraitement le rideau de la fenêtre et aperçus, assis sur la pelouse devant l’entrée de la maison, le chien Tomi qui aboyait, la tête bizarrement dressée, comme chaque fois qu’il entendait le piano ou le phonographe. C’était Tomoko qui avait amené cet animal de chez ses parents. D’ailleurs le piano sur lequel Tsuyuko était en train de jouer, le divan, les étagères, tout cela appartenait à Tomoko. Quand elle repartirait d’ici avec tous ses biens, une fois cette affaire réglée, que resterait-il dans ce décor de théâtre ? Et surtout, l’atmosphère chaleureuse de cette maison disparaîtrait à jamais. Et je me retrouverais seul, une fois de plus, à broyer du noir au milieu de mon méchant matériel d’apprenti peintre. À l’idée que même mes belles rêveries ne tenaient debout que par la grâce d’un piano et d’un tapis écarlate, j’eus soudain envie de ricaner.

« Monsieur… » J’entendis Tsune qui m’appelait timidement derrière la porte. « Excusez-moi de vous déranger, mais Mme Takahashi voudrait vous voir… » dit-elle d’une petite voix. Takahashi, c’était le nom de jeune fille de Matsuyo.

Cette nouvelle me fit l’effet d’une véritable douche froide. Je sortis discrètement de la pièce et suivis Tsune. Matsuyo m’attendait près de la porte de service. Elle portait un manteau d’un rouge flamboyant, que je ne lui connaissais pas. Un sourire apparut sur son visage si maquillé que même de loin ses yeux semblaient grimés.

« Quand est-ce que tu es rentré ?

— D’où veux-tu que je rentre ? Et d’abord, qu’est-ce que tu viens encore faire ici ?

— Tu as retrouvé Tomoko ? Inutile de me faire des cachotteries, je suis au courant de tout. Tu ne serais pas allé à Kôbe avec sa mère, par hasard ? »

Devant son air de se moquer du monde, le souvenir de la colère qui m’avait saisi deux ou trois nuits plus tôt reflua en moi, et une impulsion irrépressible m’envahit : donner un bon coup de poing sur ses lèvres minces au sourire narquois. Elle était venue pour le plaisir de me voir abattu après la fuite de Tomoko, c’était évident.

« Si tu le sais, pourquoi le demander ? Imbécile, je vais te cogner ! Si tu ne veux pas te faire rosser, je te conseille de fiche le camp, et vite !

— Eh bien, quelle véhémence ! » Tout en continuant de ricaner, elle recula d’un pas. « Écoute bien ce qu’a dit Okano : si tu n’as pas l’intention, une bonne fois pour toutes, de régler les choses en ce qui me concerne, il va tout révéler dans la presse ! Il dévoilera le vrai visage de Yuasa Jôji, il te mettra au ban de la société !

— Espèce de cinglée ! » J’allais me jeter sur elle en criant, mais Matsuyo était déjà dehors.

« Tu vas t’en mordre les doigts ! Ta femme t’a à peine quittée, et voilà que tu installes ta maîtresse dans tes meubles ! Tu es vraiment ignoble ! » Au moment même où elle lançait cette dernière perfidie, un coup de vent fit claquer violemment la porte. Je m’aperçus alors que Tsuyuko continuait de jouer du piano, comme si de rien n’était. Je restai un instant immobile, le souffle court. Je revoyais Okano avec son visage rubicond, en train de boire devant le brasero le soir où j’étais allé chez Matsuyo. Elle n’essayait même pas de cacher que cet homme était pour elle plus qu’une simple connaissance, non, elle était bien trop sotte pour cela. Et voilà maintenant qu’elle avait le culot de me déclarer qu’elle allait passer par lui pour faire un scandale dans la presse ! J’avais beau être mal placé pour m’indigner, je voyais rouge. Ses procédés, ce n’était pas seulement un moyen de m’extorquer de l’argent, l’argent c’était secondaire. Ce qui comptait avant tout pour elle, c’était de me pousser à ma perte. Et chaque fois, je tombais immanquablement dans ses filets. Cette pensée aussi me portait sur les nerfs. J’allai me laver les mains, et pris le temps de me calmer avant de retourner dans la pièce où se trouvait Tsuyuko. Toujours absorbée dans son jeu, elle ne sembla pas s’apercevoir que j’étais revenu.

« Tu veux boire quelque chose ? » Je pris une bouteille de vin sur l’étagère et lui en servis un verre. Tsuyuko, sans rien dire, le porta à ses lèvres qu’elle humecta à peine, puis le reposa.

« Tu as réfléchi, depuis la dernière fois ?…

— Mais je n’ai plus eu besoin d’y réfléchir ! Si tu savais la vérité, tu serais bien étonnée ! La situation a changé tout naturellement. Dis-moi, tout à l’heure, tu as bien dit que tu ne voulais pas que je quitte Tomoko à cause de toi ? Mais si tu n’y étais pour rien ?…

— Même si c’est de ma faute, cela m’est égal ! » répondit Tsuyuko, et son regard souriant voulait dire tant de choses… « Que Tomoko soit là ou non, pour moi, cela ne fait aucune différence ! Tu ne penses pas ? Jamais, même un seul jour, je n’ai douté de toi ! Quelle que soit ta situation, cela ne change rien pour moi, Jôji ! Tu comprends ?

— Tu veux dire que ma situation réelle t’importe peu ? Mais alors, cela signifie que tu ne songes pas à devenir ma femme ! Écoute-moi bien, ma petite Tsuyuko… » Ce terme affectueux m’était venu très naturellement aux lèvres, et j’en éprouvai une légère griserie. « Tu es constamment plongée dans un univers de conte de fées. Je n’ai pas raison ? Mais si nous voulons vraiment vivre ensemble, il faut sortir de cet univers-là ! Quoi que tu puisses en penser, tu es ma femme ! Tu peux bien dire ce que tu voudras, peu importe ! Aujourd’hui, je ne te laisserai pas repartir. Tu resteras ici… Et si les obstacles surgissent, je me fais fort de les affronter ! » ajoutai-je en revoyant le visage de Matsuyo, qui venait tout juste de s’en aller. Je les renverserai tous, un à un ! Et j’étais persuadé d’en être parfaitement capable.

Je pris Tsuyuko dans mes bras et l’embrassai longuement. Déjà, dehors, l’obscurité venait, et le silence était tel qu’on se serait cru en pleine montagne. Au-dessus de nos têtes, le coucou sonna cinq heures. « Cette pendule appartient aussi à Tomoko », pensai-je vaguement, et cela suffit à réveiller en moi cet intenable sentiment de vide, d’absurdité de la vie, qui m’avait saisi auparavant. Tout ce que tu fais, c’est de dessiner sur du sable… Cette réflexion m’avait à peine traversé l’esprit que Tsuyuko se mit brusquement à sangloter dans mes bras. On aurait dit que mon désarroi s’était transmis directement à son corps. « Cela ne marchera pas, cela ne marchera jamais ! » s’écria-t-elle en pleurant convulsivement, comme une enfant. Complètement déconcerté, je la serrai encore plus fort contre moi, comme si de ce geste devait jaillir une énergie nouvelle.

« Mais que vas-tu chercher là ?… Ne pense à rien ! Tout se passera bien ! » lui dis-je, mais je ne savais pas moi-même ce qui signifiaient ces paroles. Tsuyuko continuait de pleurer, indéfiniment. Plus tard, je compris qu’elle avait dû tout entendre de ma querelle avec Matsuyo. Elle prétendait qu’elle ne se préoccupait jamais ni de Tomoko, ni même de mon ex-femme, mais comment aurait-elle pu dire autre chose ? Il était bien naturel qu’une jeune fille comme elle, qui avait tout juste vingt ans, confrontée à une situation aussi enchevêtrée, se sentît inexplicablement troublée. Je restai là, désorienté, les yeux fixés sur les épaules tremblantes de Tsuyuko. À présent, la pièce était plongée dans l’obscurité, mais Tsune, la bonne, hésitant sans doute à se montrer, ne venait pas allumer les lampes. Tenant toujours Tsuyuko enlacée, je la conduisis doucement dans la chambre voisine et l’allongeai sur le lit. La lune, filtrant à travers les rideaux minces, pénétrait dans la pièce glaciale. « Tsuyuko ! » Je l’appelai à voix basse. Elle avait fermé les yeux, et ses paupières gonflées par les larmes faisaient comme deux coquillages rouge pâle dans son visage blême. Parfois, au rythme de sa respiration, ses lèvres étaient prises de légers tressaillements, et cela me fendait le cœur. Peut-être allais-je être amené à mourir avec elle… Choisit-on vraiment la mort par impossibilité de vivre ? Non : elle paraît soudain si simple qu’on se trouve tout naturellement entraîné vers elle. Mais je n’étais pas vraiment en mesure de réfléchir à tout cela. L’esprit vide et engourdi, je serrai dans mes bras le corps frissonnant de Tsuyuko.

« Monsieur, s’il vous plaît ! » De l’autre côté de la porte, Tsune m’appelait d’une voix presque inaudible.

« J’arrive tout de suite ! » Je chaussai mes pantoufles et sortis de la chambre. Tsune m’annonça que le dîner était prêt. Avais-je l’intention de manger ? Son air inquiet me fit revenir à la réalité. Je lui répondis que j’allais dîner dehors. Quand je regagnai la chambre, Tsuyuko, ayant elle aussi retrouvé ses esprits, avait les yeux grands ouverts dans le noir. « Je rentre chez moi.

— Ah bon ? Tu tiens vraiment à rentrer ?

— Ce n’est pas cela, mais j’ai toutes sortes de choses à régler, pour ne plus avoir à retourner chez mes parents la prochaine fois que nous nous verrons. Toi aussi, il faut que tu te prépares… »

Voulait-elle dire par là que je devais être prêt à mourir ? Remettant de l’ordre dans ses cheveux défaits, elle eut un sourire forcé. Je regardai ma montre : il était sept heures passées. Il valait mieux aujourd’hui laisser Tsuyuko repartir, et profiter de son absence pour ranger ce qui devait être rangé. Je sortis donc pour la raccompagner. Je me sentais aussi rassuré que quand on envoie une personne de la maison faire une petite course à l’extérieur, en sachant très bien qu’elle sera vite de retour.

Après avoir laissé Tsuyuko, je fis un tour dans le quartier de Hongô où j’avais quelques affaires à régler. En revenant, comme je marchais dans la rue qui longe la mairie, un grand panneau, installé devant un magasin de matériel médical, attira mon attention : Fermeture définitive — liquidation totale du stock. Je m’arrêtai, et regardai distraitement les tables d’opération et les divers instruments médicaux qui étincelaient dans la vitrine, renvoyant une lumière électrique aussi brillante que celle du jour. Comme mes yeux s’attardaient sur les dizaines de ciseaux et de bistouris alignés sur le côté, dans une armoire vitrée, une scène me revint soudain à l’esprit. Treize ans plus tôt, un de mes amis, dégoûté de la vie à la suite de problèmes conjugaux, s’était suicidé en se tranchant la carotide avec un bistouri. Ce souvenir revivait à présent en moi avec une netteté étonnante, comme si je venais tout juste d’assister à cette scène.

Certaines personnes se souviennent sans doute encore du groupe Zamboa dont les membres, des hommes de lettres et des artistes réunis autour du poète Kitahara Hakushû, avaient l’habitude de vendre dans les rues de Ginza les objets d’artisanat qu’ils fabriquaient. Imitant leur exemple, un de mes amis, propriétaire d’un magasin de fleurs qui s’appelait Kencha, avait fondé un cercle de jeunes écrivains et peintres, et ouvert à Yotsuya, pour se distraire, une sorte d’échoppe dans laquelle nous nous retrouvions souvent. Un soir, nous nous étions plongés dans une grande discussion sur la meilleure façon de se suicider. Pas la noyade, c’est trop douloureux… Avec la pendaison, on souffre moins, mais l’ennui, c’est que c’est tellement horrible à voir… Comme nous échangions les arguments les plus stupides, le jeune propriétaire de Kencha nous dit : « Moi, je connais un moyen infaillible ! », et sortant du tiroir de son bureau une trousse d’instruments médicaux à usage domestique, il prit un bistouri qu’il dirigea contre lui, faisant semblant de se trancher la gorge. « Le mieux, c’est d’abord d’ingurgiter des quantités d’alcool, pour accélérer la circulation du sang, et alors “couic !”, et le tour est joué ! Moi, c’est cela que je choisis, sans hésiter ! » Mais comme il nous rebattait les oreilles depuis longtemps avec ses idées de suicide, tout le monde pensa simplement qu’il était repris par sa lubie. D’après les rumeurs, sa femme, qu’il adorait, s’était trouvé un jeune amant, lui-même avait une liaison avec une fille qui travaillait chez le marchand de sandales d’en face, et leur vie conjugale était extrêmement houleuse. Cependant, qui aurait pu imaginer qu’il pût, pour cela, songer sérieusement au suicide ?

Mais le lendemain matin, avant l’aube, je fus réveillé par des coups frappés contre mes volets. « Le propriétaire de Kencha est mort, venez vite ! » Stupéfait, je me précipitai chez lui. Le sol était jonché de fleurs, et le jeune homme était affaissé, tête la première, sur le grand orgue qui occupait un coin de la pièce. Il avait procédé comme il l’avait dit la veille. Une bouteille de cognac vide avait roulé par terre près de lui, et des gouttes de sang, comme projetées d’un vaporisateur, avaient rejailli partout, maculant les murs et le plafond. Comment avaient-elles pu gicler aussi loin ? La vision était atroce. Au moment où je regardais les bistouris alignés dans la vitrine de la boutique, cette scène se représenta donc à mon esprit. À l’instant même, quelque chose me poussa à acheter un de ces bistouris, et déjà je le faisais emballer par un jeune vendeur. Il l’enveloppa soigneusement dans du coton, et le mit dans une boîte. Sans y penser, je la cachai dans la poche intérieure de mon pardessus et sortis de la boutique. J’avais acheté ce bistouri sans raison précise, et n’avait aucune intention de m’en servir pour me blesser ou attenter à mes jours.

C’était une soirée sans vent, mais glaciale. Sur le chemin du retour, je me sentis étrangement serein, comme après avoir pris une grande décision. Soudain, me rappelant que je devais informer le père de Tomoko de ce qui s’était passé pendant le voyage à Kôbe, je fis un détour par la maison de Senzoku. Le père, en m’apercevant, me dit d’un air un peu surpris : « Je vous ai causé bien du dérangement. » Il semblait mal à l’aise au point de ne pouvoir affronter mon regard. Je lui racontai tout, dans les moindres détails : comment, après avoir fait le tour des hôtels de Kôbe, nous étions montés en désespoir de cause dans le train pour Shimonoseki où, par un hasard extraordinaire, j’avais aperçu Tomoko et Kuroda. Craignant, si je me trouvais alors en face d’eux, que mes paroles ne provoquent une dispute ou n’enveniment la situation, j’avais préféré m’en remettre à la mère de Tomoko pour la suite, et descendant du train à Suma, j’avais pris seul le chemin du retour.

Le père, d’un air d’intense soulagement, se mit à me remercier pour tout le mal que je m’étais donné, et me dit et redit combien il appréciait ma modération dans cette affaire. « Croyez-moi, je comprends parfaitement ce que vous ressentez ! Je vous suis tellement reconnaissant ! Je vous demande de me faire confiance et de me laisser désormais arranger les choses. Soyez tranquille, je ferai tout mon possible pour ne pas vous décevoir… », répétait-il du ton le plus désolé du monde. Mais j’étais déjà à mille lieues de la pensée de Tomoko et du sentiment d’humiliation cinglante qui m’avait poursuivi jusqu’à l’avant-veille. Et comme j’éprouvais même un certain réconfort à voir que la tournure prise par les événements me dispensait de toute responsabilité dans cette affaire, je me sentais un peu coupable de le laisser s’excuser ainsi. Mais incapable aussi de me résoudre à lui parler sans détour de Tsuyuko et de tout le reste, je continuais à l’écouter en silence. Si j’avais pu, j’aurais eu envie de lui dire quelque chose comme : « Ne vous en faites pas, père, je me sens mieux au contraire, j’ai l’impression d’être soulagé d’un poids ! » Voilà que renaissait en moi, pour cet homme, une affection filiale que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps. Peut-être est-ce la dernière fois que je le vois… Cette pensée me rendait beaucoup plus triste que la perspective d’être séparé de Tomoko.

Sur ces entrefaites, la bonne vint annoncer que le bain était prêt. « Le bain ? » répliqua le père, l’air de dire que ce n’était vraiment pas le moment de parler de futilités de ce genre. Mais soudain, se tournant vers moi : « Mais vous devez être fatigué par le train, que diriez-vous d’un bon bain ? » En effet, je n’avais même pas eu le temps, depuis le matin, de m’occuper de ce détail. « Dans ce cas, si vous le permettez… »

Après m’être décrassé de la fatigue de deux ou trois jours de voyage, j’étais en train de me sécher, l’esprit et le corps merveilleusement dispos, quand la bonne m’appela à travers la porte vitrée : « Excusez-moi, mais Monsieur vous attend dans son cabinet de travail. » Sans me douter de rien, je lui emboîtai le pas. Le père me reçut au premier étage, dans une pièce meublée à l’occidentale, qui était moins un cabinet qu’un salon destiné à recevoir des visiteurs de marque. L’expression solennelle qui flottait sur son visage en faisait un tout autre homme que celui que j’avais quitté quelques instants auparavant. Je m’étais à peine assis en face de lui, de l’autre côté de la large table, qu’il sortit de son veston un objet enveloppé de blanc, le posa devant lui, et portant la main à ses yeux, se mit à pleurer à petits sanglots, avec cette retenue qu’on qualifie de « virile ». L’objet en question était le bistouri que je venais d’acheter à Hongô. Alors que je l’avais glissé dans la poche intérieure de mon pardessus, il reposait là, sur la table, sorti de sa boîte, emmailloté dans du coton. Sans doute le père l’avait-il découvert par hasard pendant que j’étais dans la salle de bains. La chose était tellement inattendue que j’en restai muet.

« Jôji, expliquez-moi ce que c’est que ce bistouri. Je n’en dirai rien à personne ! Jamais je n’aurais cru que vous… », et il se remit à pleurer avec des gémissements étouffés. Complètement désemparé, j’avais beau me dire qu’il me suffisait pour tout arranger de lui raconter très simplement pourquoi j’avais acheté le bistouri, sans mentionner Tsuyuko, je fus incapable, sur le moment, de trouver les mots qu’il fallait.

« Jamais je n’aurais cru que vous iriez jusque-là. » Et il poursuivit, d’un ton toujours aussi désolé : « Je vous en prie, Jôji, puisque je vous demande pardon à la place de Tomoko, ne pouvez-vous pas revenir sur votre décision ? Je ne ferai jamais rien qui puisse ternir votre réputation ! J’ignore ce que vous éprouvez, mais moi, à partir du moment où j’ai décidé de vous donner ma fille, je vous ai toujours considéré comme un véritable fils. Et le désir de pousser ce fils à réussir dans son travail, de lui préparer un brillant avenir, ne m’a pas quitté un seul instant ! Évidemment, l’inconduite de Tomoko a abouti à cette situation fâcheuse, mais en ce qui me concerne j’éprouve toujours la même affection pour vous. Et à condition bien sûr que cela ne vous pèse pas, je voudrais que nous gardions cette même relation de père et de fils. Je vous en prie, Jôji, ne me dites pas non ! Laissez-moi me charger de votre avenir, c’est mon devoir de père ! Je comprends parfaitement que vous vous sentiez acculé, j’éprouverais la même chose à votre place. C’est tout à fait normal. Mais je vous demande, par égard pour moi, de rester patient ! Et de remettre votre avenir entre mes mains en même temps que ce bistouri ! »

Jusque-là, j’avais écouté le père sans mot dire, mais soudain, je comprenais enfin où il voulait en venir. Apparemment, voyant le bistouri, il avait conclu un peu vite que j’allais m’en servir pour blesser Tomoko ou l’entraîner avec moi dans la mort, et cette perspective sanglante, tout en le terrorisant, avait éveillé sa pitié à mon égard. J’en étais réduit à cette extrémité, et lui essayait à toutes forces de me ramener vers la lumière. J’aurais voulu répondre à ces craintes par le rire, mais je ne réussis qu’à esquisser un sourire figé. « Voyons, père, ne vous inquiétez pas ! Comment pouvez-vous me croire capable d’une bêtise pareille ? Si j’avais eu la moindre intention de cette sorte, je ne serais pas descendu du train à Suma. J’ai acheté ce bistouri tout à l’heure, sans idée précise, dans une boutique de Hongô qui liquidait son stock, mais en fait je voudrais m’en servir pour mes tableaux.

— Vous me dites bien la vérité, Jôji ?

— Mais oui, je vous assure ! Je l’ai acheté par hasard avant de venir ici, et quand je vois toute l’inquiétude que cela vous a causé, je me sens vraiment confus… Quoi qu’il arrive avec Tomoko, jamais cela ne me poussera à attenter à mes jours, alors vous pouvez être rassuré au moins sur ce point. »

Comme je parlais ainsi, je sentis des larmes chaudes me monter aux yeux. À ce moment, une curieuse illusion me saisit : c’était effectivement pour me tuer que j’avais acheté ce bistouri. J’eus aussi l’impression d’avoir rencontré pour la première fois de ma vie, grâce à cet excellent homme, la bonté incarnée. J’éclatai en sanglots. Cela faisait des années que je ne m’étais pas trouvé dans un état pareil. Tout en pleurant, j’entendais la voix du père qui se mêlait à mes gémissements. « Je vais garder ce bistouri. Ne pleurez plus, maintenant. Allons, Jôji ! »

Je ravalai mes larmes. Aussitôt, un sentiment de fraîcheur, pareil à une brise qui passe, me traversa le cœur. Bien sûr, je n’avais pas l’intention de me tuer. Pourtant à présent, si je le décidais, comme il me serait facile de mourir !

Ce soir-là, je causai longuement avec le père de Tomoko. Quand je pris congé, il était déjà une heure passée. Dehors, il gelait à pierre fendre, et tout était voilé d’une blanche nappe de brouillard.

« Prenez donc cela, vous allez avoir froid. » Le père se donna la peine de m’accompagner jusqu’au taxi et me tendit un plaid. J’appris plus tard qu’horriblement inquiet de l’état où il m’avait vu ce soir-là, il avait envoyé à des gens de sa famille, à Nagoya, ce fameux télégramme leur demandant de retenir quelque temps dans cette ville sa femme et Tomoko, qui se trouvaient alors dans le train, en route pour Tôkyô. C’était de sa part, me direz-vous, une peine bien inutile. Moi, je n’en suis pas si sûr. Car j’en étais arrivé à ne plus savoir où j’allais, ni comment me conduire.

Les deux ou trois jours qui suivirent, je restai enfermé chez moi, sans voir personne. Je n’éprouvais ni joie ni tristesse. Simplement, un sentiment irrépressible de vide me hantait en permanence. Mais pourquoi m’étais-je donc étourdi pendant si longtemps dans un tourbillon d’activités fébriles ? Pendant ma jeunesse au Japon, puis ces sept années que j’avais vécues à l’étranger, je m’étais étourdi jusqu’à la folie. J’avais vaguement l’impression d’être toujours bousculé par quelque chose qui me poussait en avant. M’était-il arrivé, au moins une fois, de me démener ainsi pour une raison précise ? À cela, je pouvais répondre « oui ». Et je me mis à rappeler des souvenirs presque oubliés. Cela remontait à un lointain passé. Matsuyo était venue me rejoindre à Paris. L’enfant était né. Je l’adorais. Il était si mignon quand il souriait, avec son petit capuchon blanc, que pour lui je n’aurais pas hésité à travailler comme un nègre. Pour cet enfant-là, j’aurais accepté de mener une vie obscure d’ouvrier, rivé à ses outils. J’avais trouvé une raison de vivre, qui illuminait tout. Puis les circonstances avaient obligé Matsuyo à rentrer au Japon avec l’enfant, mais, même après leur départ, mon attachement pour lui était resté inchangé. Au moment du grand tremblement de terre, alors que j’étais toujours à l’étranger, et dans l’ignorance de la situation réelle, on raconta que le Japon tout entier avait été réduit en cendres. À l’idée que l’enfant et Matsuyo n’avaient certainement pas dû en réchapper, tout avait vacillé en moi, et j’avais touché le fond du désespoir. Je comprenais que c’était pour ces deux êtres, et pour eux seuls, que j’avais vécu. Si j’avais continué dans cette voie, je serais certainement devenu, comme tout un chacun, un bon père de famille, idolâtrant son fils, et trouvant dans cet amour un sens à sa vie. Je me souviens encore de tout cela.

Mais quand j’étais rentré au Japon, Matsuyo et l’enfant avaient tellement changé qu’ils m’apparurent comme deux étrangers. Le petit garçon d’autrefois, avec son capuchon blanc, avait désormais neuf ans et me regardait d’un œil froid, en léchant une sucette. Cet œil était craintif, et plein d’une profonde méfiance.

« Kaname, voyons, dis bonjour à papa ! Non, mais quelle tête tu fais !… », et Matsuyo s’était mise à rire en me lançant un regard aguicheur. Ses yeux ternes étaient outrageusement fardés. Elle avait travaillé dans un dancing jusqu’à la veille de mon arrivée, et n’avait pas perdu l’allure des femmes de ce milieu. Ma femme et mon enfant. Je n’avais pourtant pas le droit de leur reprocher cette métamorphose qui me choquait. Sans doute n’avaient-ils pas pu faire autrement pour survivre pendant mon absence. Je ne sais combien de fois je m’étais répété cet argument. Mais déjà j’avais cessé de les aimer. Et retrouvant le sentiment de solitude qui était le mien quand je peignais dans ma chambre, à l’étranger, je m’étais réfugié dans le travail, j’y avais consacré tout mon temps. Le travail. Je pensais que cela seul me sauverait. Il ne pouvait pas en être autrement. Mais je m’étais vite aperçu que mon long séjour en Occident m’avait coupé de tout lien avec la réalité de la société japonaise. J’étais devenu un laissé-pour-compte. Et je ne savais comment faire pour me remettre sur les rails. Cela me remplissait d’inquiétude. J’étais de retour au Japon, mais dans ce pays je me sentais encore plus étranger qu’en Europe. Sur quoi pouvais-je bien m’appuyer ? Ce sentiment de solitude ne me quittait pas un instant. Même chez moi, je m’enfermais dans mon mutisme. Je restais assis là, avec la sensation que mon corps s’enlisait peu à peu dans le sol. Était-il possible que je disparaisse ainsi ? J’avais désiré l’amour de Tsuyuko comme l’enfant qui tâtonne pour trouver le sein de sa mère, mais plus j’avançais dans cette quête, plus je sentais qu’elle était vaine. J’avais l’impression de marcher dans des rues balayées par le vent. Quand venait le soir, les lumières s’allumaient, chez les autres. Et moi je continuais de marcher dans le vent, sans but, sans savoir qui me forçait à agir ainsi. Peut-être étais-je de ces hommes incapables de mener leur vie autrement ? Dans ce cas, cesser de vivre maintenant, n’était-ce pas tout simplement suivre une voie tracée d’avance. Entraîné malgré moi, j’en étais presque réduit à cette extrémité.

Un matin, on me transmit un message téléphonique de la part de Tsuyuko. Elle profitait de l’absence de ses parents pour sortir, et me demandait de la rejoindre immédiatement à la gare de Shinanomachi. Quand j’arrivai, elle m’attendait dehors, sous l’auvent d’une boutique, un châle blanc jeté sur son vêtement de tous les jours.

« J’ai une heure environ. Si nous allions du côté du parc de Gaien ? » me proposa-t-elle, et pendant que nous marchions ensemble, elle continua : « Ce matin j’ai classé mes lettres. Les tiennes, je les ai toutes brûlées ! Dans trois jours, tout sera en ordre. Tu es toujours d’accord ? »

Tsuyuko semblait à présent persuadée que j’étais moi aussi décidé à mourir. Elle le croyait vraiment, je ne pouvais en douter. Il faisait froid ce matin-là, et à part nous il n’y avait aucun promeneur. Le soleil, passant entre les arbres clairsemés, jetait ses rayons pâles sur l’allée. Comme je contemplais vaguement le mouvement lent des pieds gracieux de Tsuyuko, qui portait des tabis{7} blanches, je fus saisi d’un sentiment de solitude qui me glaça.

« Tu en es vraiment sûr ? Je ne sais pas pourquoi, je suis inquiète… Une fois que j’aurai quitté la maison, je ne veux plus y retourner, quoi qu’il arrive ! Je t’assure, je ne veux pas ! J’ai l’intention de m’en aller pour toujours, alors quand je pense que toi, Jôji, tu pourrais changer d’avis, cela me fait peur ! Vivre, à quoi bon ? De toute façon, je sais très bien que nous ne pourrons jamais vivre ensemble ! Mais je sens que finalement je vais mourir seule… Et mourir seule, cela, je ne veux pas !

— Rassure-toi. Je t’accompagnerai avec joie dans la mort ! »

Une légere rougeur afflua au visage blême de Tsuyuko. « Alors, tu as pensé aussi a cela ? »

J’acquiesçai d’un signe de tête. Tsuyuko se préoccupait depuis longtemps de la façon dont nous allions nous tuer. Elle ne cessait de répéter : « Que ma mort, au moins, soit une belle mort ! Je ne veux pas laisser derrière moi un corps répugnant ! »

L’image du bistouri que le père de Tomoko m’avait confisqué passa alors devant mes yeux. C’est cela qu’il nous faut ! À cette pensée, un frisson de plaisir courut le long de mon dos. Qu’il était agréable de se dire qu’on pouvait mourir si simplement, avec autant d’insouciance !

« Tu m’as bien dit le seize ? » Nous nous arrêtâmes devant la gare de Sendagaya.

« Viens me chercher le matin, à dix heures précises, à Shibuya ! » Sur ces mots, Tsuyuko franchit l’accès aux quais. Dès qu’elle eut disparu, je partis de mon côté, à grandes enjambées, sans me retourner.

Il me restait trois jours jusqu’au rendez-vous. À peine rentré chez moi, j’entrepris de ranger soigneusement toutes mes affaires. À mesure que je m’appliquais à cette tâche, qui demanda toute une journée, je finis par oublier que je mettais ainsi de l’ordre avant de quitter définitivement la vie, et je me mis à procéder de façon presque mécanique, passant d’une chose à l’autre avec l’efficacité de quelqu’un qui s’active à un grand ménage. Tant que je m’y étais accroché, ma vie était si enchevêtrée, si confuse que je ne savais jamais par quel bout la prendre. Mais maintenant que j’étais disposé à mourir, avec quelle vitesse, avec quelle légèreté j’étais parvenu à tout régler ! Je me faisais l’effet d’un gérant redoutablement efficace, capable de se sortir avec brio de cette inextricable situation de faillite. Une fois mon bureau parfaitement rangé, je tirai la table près de la fenêtre ensoleillée, et pris un stylo. Sans savoir vraiment à qui le destiner, j’avais vaguement envie d’écrire une sorte de testament. Peut-être était-ce plutôt à moi-même que je voulais m’adresser ? Dans le silence de la maison, on n’entendait que le bruit de la plume.

« Le travail avance bien, on dirait ! » me lança par la fenêtre le vieux propriétaire de la maison, tout en jardinant. « Vous écrivez un roman ou quoi ?

— Oui, c’est cela », lui répondis-je.

Le surlendemain matin, je partis rendre visite à certains de mes amis à qui j’étais redevable, afin de les voir une dernière fois. Portant quelques tableaux, je me rendis d’abord chez le propriétaire de la librairie de Kôjimachi qui était financièrement mon seul soutien à l’époque. La veille, en rangeant mon atelier, j’avais détruit toutes les œuvres qui ne me plaisaient pas, n’en laissant que quelques-unes parmi lesquelles j’avais choisi ces toiles. L’une d’entre elles représentait un jeune soldat de type méditerranéen, penché vers l’avant, en train d’enrouler ses bandes molletières. C’est le genre de tableaux que je ne pourrais sans doute plus peindre à présent. Je n’avais envie de les donner à personne, préférant, si c’était possible, les regrouper avec d’autres œuvres liées pour moi à des souvenirs personnels, et qui étaient déjà en dépôt chez ce collectionneur.

« Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez vraiment mauvaise mine ! » s’exclama cet homme anxieux, dès qu’il me vit.

— À vrai dire, je compte prendre le bateau après-demain pour repartir à l’étranger.

— Le bateau d’après-demain ? », reprit-il d’un air incrédule, ajoutant : « Mais pourquoi donc si brusquement ?… »

Je lui confiai alors une partie de la vérité. Depuis mon retour au Japon, j’avais perdu toute confiance en moi dans mon travail. Je ne voyais pas comment faire pour rompre ce sentiment de doute. Rester ainsi sans réagir ne ferait que m’enfermer encore plus dans cette impasse. Alors j’avais décidé de repartir pour essayer de découvrir un moyen de m’en sortir. Dans l’état d’esprit où je me trouvais, j’étais incapable de savoir quand je reviendrais. Il était même possible que je ne revienne plus du tout. Voila pourquoi je tenais absolument à lui confier ces toiles.

Je vis à son visage que mes raisons l’avaient finalement convaincu. Évidemment, il aurait souhaité que je reste un peu plus longtemps au Japon, mais les choses étant ce qu’elles étaient, il ne se sentait pas le droit de me retenir contre mon gré. Et il ne pouvait qu’être profondément touché par le sérieux de ma décision. Quand, ayant pris congé, je me retrouvai dehors, j’étais au bord des larmes. J’avais l’impression qu’en parlant de tout à fait autre chose, et sans jamais toucher le point sensible, nous avions pourtant échangé des propps essentiels. Aussitôt après, je fis un détour par Hongô, et achetai dans le magasin de matériel médical deux bistouris identiques au précédent.

Au retour, il faisait déjà sombre quand je passai à Nagatachô chez un de mes amis, Morimura. Depuis que j’avais commencé à peindre, il m’avait toujours apporté une aide inappréciable, tant sur le plan professionnel que personnel. « Morimura est peut-être le seul à qui j’aie envie de dire la vérité. Mais si je lui parle, il va s’élever contre ma décision », pensai-je en arrivant devant la façade de sa maison, percée de fenêtres de style ancien, aux barreaux de bois. Morimura n’était pas chez lui. Cela vaut peut-être mieux ainsi… C’est ce que j’essayai de me dire en prenant un taxi pour aller cette fois chez Kusumoto, à proximité de la nationale Keihin. Depuis combien de mois ne l’avais-je pas rencontré ? Après les événements de la villa de Hakone, nous nous étions fréquentés assidûment, et connaissant ma situation avec Tsuyuko, il m’avait entouré d’une sollicitude inquiète. Mon mariage avec Tomoko l’avait donc d’autant plus choqué, et nous avions fini par cesser de nous voir. Honnête comme il l’était, il semblait agacé par tout ce que je faisais, mais moi je me disais que j’aurais bien un jour l’occasion de renouer le dialogue avec lui, et j’attendais ce moment avec une confiance mêlée d’une certaine nostalgie.

Par une trouée de la haie, je vis qu’il y avait de la lumière dans l’atelier de Kusumoto, qui faisait penser à un préau. « Il est chez lui », me dis-je avec un battement de cœur, et je frappai à la porte. Sa femme, allaitant un bébé, vint m’ouvrir.

« Tiens, monsieur Yuasa, qu’est-ce qui vous amène ? », et écartant le rideau qui séparait l’atelier de l’entrée, elle appela son mari : « Papa, c’est M. Yuasa ! » Kusumoto ne répondit pas. Elle l’appela encore une fois : « Papa, enfin, M. Yuasa est là ! », puis elle me dit à voix basse : « Il est encore fâché à cause de cette histoire. Mais ne vous en faites pas, entrez donc ! Je le connais bien, une fois qu’il vous verra, il n’osera plus rien dire… »

Docile, je la suivis. « Salut ! » lança Kusumoto d’une voix bourrue. Nous restâmes un moment silencieux. « En fait, comme je pense partir en voyage demain… » Kusumoto me jeta un bref regard mais ne dit toujours rien.

« Où allez-vous donc ? me demanda sa femme à sa place.

— Je vais peut-être partir encore à l’étranger. J’ai l’impression d’être dans une espèce d’impasse…

— Monsieur Yuasa ! » s’exclama la femme de Kusumoto. Et, après m’avoir dévisagé, elle ajouta : « Dites-moi, vous n’auriez pas une autre idée dans la tête, par hasard ? », tout en faisant le geste de se planter un poignard dans la gorge. Puis, avec un sourire un peu moqueur : « Allez, osez dire que je n’ai pas raison ! »

J’avais donc l’air si bizarre, même aux yeux de cette femme sans malice ? Cela me parut étrange. « Je vous donne cette impression ? Mais je n’ai pas encore assez de courage pour cela ! »

Kusumoto, ouvrant enfin la bouche, interpella sa femme. « Qu’est-ce que tu racontes ? Va donc nous préparer du thé, au lieu de dire des bêtises !

— Non, ce ne sont pas des bêtises ! Je suis sûre qu’il va le faire ! Dites-le, monsieur Yuasa, que je n’ai pas tout à fait tort !

— C’est vrai qu’il m’arrive d’y penser, comme tout le monde…

— Attention, monsieur Yuasa ! Il ne faut pas agir ainsi sur un coup de tête ! Après tout, pour vous, c’est juste une question de patience… Bientôt, vous vous demanderez même comment vous avez pu avoir des idées pareilles. Vous allez voir, cela ira mieux dans votre travail, et vos problèmes d’argent seront vite réglés. L’important, c’est de tenir le coup jusque-là ! Vous avez certainement beaucoup de soucis, mais s’il y avait des choses que vous ne pouviez pas dire à mon mari, vous auriez pu au moins vous confier à moi ! Alors pourquoi ne plus nous avoir donné signe de vie ?

— Mais c’est parce que… » J’avais à peine commencé à parler que je sentis les larmes me monter aux yeux. Kusumoto continuait de se taire, mais les paroles de sa femme reflétaient sans doute ce qu’il éprouvait lui aussi. Mais — j’y pensais brusquement — n’était-ce pas Matsuyo qui, dès que j’avais cessé de fréquenter Kusumoto, était venue chez lui à tout bout de champ pour raconter à sa femme mes moindres faits et gestes ? Dans ce cas, les remarques que celle-ci m’avait faites à l’instant étaient peut-être fondées sur les réflexions de mon ex-femme, concernant un éventuel suicide. Mais j’avais beau imaginer Matsuyo en train de cancaner, cela n’attisait plus la colère noire que j’avais ressentie à son égard. Au moment où je m’en allais, Kusumoto, je ne sais pourquoi, m’accompagna jusqu’au portail.

« Quelle heure peut-il être ?

— Une heure moins huit », dit-il en tendant son poignet maigre vers la lueur faible de la lanterne. De toute la soirée, ce furent les seuls mots qu’il m’adressa.

Après l’avoir quitté, je restai un instant seul au coin de la rue, dans l’obscurité. J’avais encore une visite à faire à un ami dans le même quartier. Il était un peu tard, mais je décidai d’aller quand même jusque chez lui, et de n’entrer que s’il y avait encore de la lumière. Je m’engageai dans l’avenue Umeyashiki, plongée dans le silence de la nuit. Combien de fois avais-je ainsi emprunté cette rue à une heure aussi avancée ? Je venais juste de rentrer de l’étranger, et à l’époque je n’avais qu’un seul ami, Nozaki, un homme qui travaillait dans une agence de presse, et avec qui je traînais souvent de bar en bar. Je m’étais soudain souvenu de lui.

Nozaki n’était pas encore couché. « Ça alors, quelle surprise ! » s’exclama-t-il en passant la tête par la fenêtre du premier étage. Il avait l’air ravi de me revoir. Une fois de plus, je racontai que j’avais décidé brusquement de m’embarquer le lendemain pour l’étranger. Le brave Nozaki prit mes propos pour argent comptant, et n’arrêtant pas de répéter combien il m’enviait, il me servit du whisky. Quand je les quittai, lui et sa femme m’accompagnèrent jusqu’au coin de la rue. « Surtout, prenez bien soin de vous ! Papa, de toute façon, tu iras demain jusqu’au bateau avec les photographes, n’est-ce pas ? » dit-elle.

J’avais donc rencontré tous les gens que je voulais voir. Le lendemain matin, Tsuyuko viendrait me rejoindre. Je comptais bien passer cette dernière nuit à dormir paisiblement, mais j’eus beau faire, je ne pus trouver le sommeil. J’en pris mon parti, me levai, et rédigeai un essai qui m’avait été commandé par une revue. L’aube, blanchissant la fenêtre, me surprit alors que j’écrivais la suite des notes que j’avais commencé à jeter sur le papier quelques jours plus tôt. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce carnet, qui après cette histoire fut saisi par la police. Mais quand je songe à ce qu’il doit refléter de mes sentiments de l’époque, il m’arrive parfois, même maintenant, de regretter de ne l’avoir pas mis en lieu sûr. Quoi qu’il en soit, sans doute pour ne pas ternir la réputation du père de Tsuyuko, ces notes ne furent jamais divulguées.

Au petit matin, je parvins à dormir un peu.

Plus tard, j’allai jusqu’à Shibuya chercher Tsuyuko. Elle avait une tante, veuve, qui vivait dans ce quartier et chez qui elle passait souvent la nuit quand elle devait se rendre le lendemain à ses cours de cérémonie du thé. Cette femme avait tant d’affection pour sa nièce qu’elle envisageait depuis longtemps d’en faire sa fille adoptive. « Je veux bien devenir sa fille, mais je serai obligée, là aussi, de me marier avec quelqu’un qu’elle aura choisi… », m’avait confié Tsuyuko un jour.

Il faisait gris ce matin-là, et les rails brillaient d’un éclat terne. Un souvenir d’Anna Karénine, que j’avais lu des années auparavant, me revint à l’esprit : la dernière scène, celle de la gare. Mais je ne ressentais ni l’angoisse, ni les tourments d’Anna. Curieusement, tout ce que je voulais, c’était suivre à la lettre, comme un automate, le plan que je m’étais fixé. Tsuyuko arriva presque aussitôt après moi. Avec son kimono de crêpe de soie à motifs anciens et raffinés sur fond beige clair, et son étole de fourrure blanche, elle était éblouissante, encore plus belle que l’année précédente, le soir où nous nous étions vus au Théâtre kabuki.

« Quel joli kimono !

— Tu trouves ? »

Tsuyuko n’en dit guère plus. Je l’emmenai à Ginza, pour déjeuner légèrement à l’Eskimo, puis chez moi, à Ômori, mais elle restait toujours silencieuse. Au point ou nous en étions, de quoi aurions-nous pu parler ? Tout aurait pris l’allure de doléances, et cela, elle semblait vouloir l’éviter. Et elle se mit à jouer du piano, à écouter des disques, comme si rien n’avait changé en elle depuis sa dernière visite.

J’appelai la bonne : « Tsune ! J’ai besoin de toi pour une petite course ! » Et lui glissant un billet de cinq yens et un peu de menue monnaie, je lui demandai d’aller jusqu’à Ueno chercher des légumes saumures, une spécialité de Nara. Un jour elle en avait acheté d’absolument délicieux chez un marchand de condiments qui s’appelait quelque chose comme Yamashita, et je pensais donc qu’elle ne trouverait rien d’étrange à ce que je l’envoie une nouvelle fois faire la même course. « Et puis… » ajoutai-je d’un ton dégagé, « tant que tu y es, en revenant, va donc faire un tour à Asakusa{8}, voilà longtemps que tu n’y es pas allée. Pour le moment, il n’y a rien d’urgent à faire à la maison. Tu n’as qu’à utiliser la monnaie comme argent de poche !

— Si vous le permettez… » répondit Tsune d’un air un peu hésitant, mais ravie sans doute à l’idée de pouvoir aller à Asakusa, elle ne fut pas longue à se préparer et à sortir.

Me retrouvant seul avec Tsuyuko, je lui parlai enfin de certains détails. « As-tu laissé un message d’adieu ?

— Pas du tout !

— Ni à ta mère ni à ton père ?

— Mais je n’ai rien à leur dire ! Si j’avais eu quelque chose à leur dire, je n’en serais pas… » Sa voix se fit tremblante de larmes. « Je… je n’en serais pas arrivée là. Tout cela, c’est de la faute de mes parents ! Je ne veux rien leur laisser. Mais quand même, à ma nourrice et à ma sœur, Miyoko… » Tsuyuko prit un stylo et écrivit quelques lignes. « Où est-ce que je peux poser ce mot ?

— Là », et je la fis entrer pour la première fois dans la chambre à coucher. La veille, j’avais méticuleusement rangé cette pièce, et mis un drap blanc sur le lit. Tsuyuko, sans dire un mot, posa son message sur la petite table de chevet. Je fermai soigneusement les rideaux. Il était à peine trois heures passées, mais la pièce s’obscurcit comme à la tombée du jour.

Je m’assis sur le lit et appelai Tsuyuko. « Viens donc près de moi ! Tu n’as pas de regrets ?

— Non. » Je vis frémir sa gorge frêle. Je la pris par les épaules et la serrai contre moi.

« Monsieur Yuasa, monsieur Yuasa, excusez-moi !… » J’entendis une voix qui m’appelait de l’extérieur. Je croyais bien pourtant avoir fermé la porte d’entrée à clé, mais saisi soudain d’un doute, j’allais jeter un coup d’œil. Un jeune homme de haute taille était là, souriant. « Je viens vous apporter votre versement… »

Un ou deux mois plus tôt, j’avais illustré la couverture d’un livre pour enfants, et il s’agissait de la somme que me devait la maison d’édition. Comme si de rien n’était, je fis passer le jeune homme dans le salon. Il bavarda gaiement pendant une trentaine de minutes, puis s’en alla, me laissant une enveloppe qui contenait l’argent. Il y avait dix billets de dix yens. L’enveloppe à la main, je retournai auprès de Tsuyuko. « On m’a apporté de l’argent !

— As-tu bien refermé la porte ?

— Oui, mais peut-être vaut-il mieux que j’écrive un mot… » L’idée me vint de noter sur une feuille de papier : « Absent pour cause de voyage. » Comme je m’apprêtais à coller ce message sur la porte, j’entendis de nouveau un bruit de pas, et un homme entra.

Envoyé par le propriétaire de la librairie de Kôjimachi auquel j’avais fait une dernière visite la veille, il me donna trois cents yens de sa part, comme cadeau d’adieu en l’honneur de mon départ pour l’étranger.

Je restai un instant silencieux, les deux enveloppes contenant les billets posées devant moi. Avec ce que je possédais déjà, cela faisait presque cinq cents yens. Quand j’en avais envie, l’argent ne rentrait pas. Et maintenant que je n’en avais plus besoin, voilà qu’il me tombait du ciel ! Vraiment, la vie vous réserve toujours des surprises !

« Avec une somme pareille, on pourrait aller dans une station thermale, et y passer agréablement au moins cinq jours ! » murmurai-je, comme pour me moquer de moi. Tsuyuko leva les yeux. « Cela reviendrait au même ! De toute façon, où qu’on aille, ce sera toujours pour mourir, alors je préfère mourir ici ! »

La voyant dans ces dispositions, je n’eus pas le cœur d’insister. D’ailleurs elle avait certainement raison. J’écrivis deux courtes lettres, l’une à Kusumoto, l’autre à Nozaki. Je pris ensuite une troisième enveloppe sur laquelle j’inscrivis, en même temps que leurs deux noms, « je compte sur vous pour la suite », et j’y glissai tout mon argent. Tsuyuko se leva alors et, tirant de la ceinture de son kimono le porte-monnaie qui y était serré, elle en sortit trente et quelques yens qu’elle mit dans la même enveloppe.

« Cette fois, je crois que nous n’avons rien oublié. »

Nous restâmes un moment enlacés, sans rien dire. Soudain, dans la pièce voisine, le coucou sonna quatre fois. « Il est temps pour vous de partir », semblait nous dire le carillon. Rien ne nous obligeait à nous presser, mais je me sentis brusquement poussé par une sorte d’urgence.

« Tu es prête ? » Au son de ma voix, pour la première fois, la peur me saisit, et un frisson glacé me passa le long du dos. Tsuyuko acquiesça du regard. Puis elle chuchota : « Comment allons-nous mourir ? »

J’avais préparé, sur la petite table de chevet, un plateau en argent. Je soulevai la gaze qui le dissimulait. En voyant, dans le demi-jour blafard, les bistouris et la bande de coton déchirée en deux qui servirait à tamponner la plaie, Tsuyuko poussa un gémissement bref, qui était presque un cri de terreur.

« Tu as peur ? » Dans un élan de compassion, je passai mon bras autour de sa taille. Tsuyuko fit « non » d’un léger signe de tête et ferma les yeux. Je vis des larmes couler sur ses joues pâles. Fugitif instant de paix. Je versai en silence, à plusieurs reprises, de l’alcool dans les deux verres posés sur le plateau. Alors que nous buvions, j’entendais vaguement une voix de femme, à l’extérieur, appeler et appeler encore « monsieur Yuasa ! » Mais bientôt ce fut de nouveau le silence. J’appris par la suite que la tante de Tsuyuko, inquiète de ne pas voir revenir sa nièce, et craignant un malheur, avait envoyé quelqu’un jusqu’à chez moi. Mais cette personne, devant l’inscription collée sur la porte : « Absent pour cause de voyage », était repartie sans songer à chercher plus loin. Nous attendîmes que les pas se soient éloignés. La voix de cette femme, la dernière à nous appeler, joua le même rôle que le carillon de la pendule.

Le jour tombait, et la lueur faible qui filtrait par une fente du rideau nous permettait à peine de distinguer nos visages. Sans que je m’en aperçoive, Tsuyuko avait déjà saisi un bistouri. À l’instant même où je lui disais : « C’est le moment maintenant… », un jet de liquide chaud, transperçant le tissu léger de ma chemise, m’aspergea. Tsuyuko s’était tranchée la gorge la première. Je poussai un gémissement étouffé. Je voyais le sang jaillir de sa blessure. En hâte, j’étreignis son corps qui s’affaissait et l’allongeai sur le lit. Je me croyais calme, mais en réalité je devais être complètement bouleversé. « Je ne peux pas mourir dans une chemise aussi sale ! » me dis-je, et obnubilé par cette idée, je me levai, sortis de la commode une chemise blanche toute propre, et enlevai précipitamment celle qui était maculée du sang de Tsuyuko. Il fallait vraiment que je sois affolé, car la pensée que mes vêtements seraient, dans quelques instants, trempés cette fois de mon propre sang, ne m’effleura même pas. Je boutonnai soigneusement ma chemise puis, m’empressant de revenir auprès de Tsuyuko, je saisis l’autre bistouri. À cause de tous les whiskies que j’avais bus, mon cœur battait violemment, et en tâtant mon cou, je sentis un gros vaisseau palpiter sous mes doigts. Appuyant fermement d’une main à cet endroit, j’y portai un coup sec, pour que la lame ne dévie pas. J’entendis le son mat et sinistre du bistouri me traversant la gorge. J’avais frappé tellement fort que la lame me transperça le dos de la main gauche. Le sang jaillit avec force, comme de l’extrémité d’un tuyau. Seul son chuintement troublait le silence.

« Ça y est, toi aussi ? » me dit Tsuyuko d’une voix faible et pourtant claire. En guise de réponse, je m’allongeai contre elle et lui pris la main.

« Serre-moi fort ! » dit-elle encore. Je voyais vaguement son visage tout près du mien. Je cherchai sa bouche, et y laissai longuement collées mes lèvres. Qu’il faisait froid ! J’étais transi jusqu’aux os, comme si je me trouvais assis dans de la glace. Peut-être était-ce parce que j’avais éteint tout à l’heure le poêle à gaz… Dans cette humidité à faire claquer les dents, je sentais les mains de Tsuyuko se refroidir peu à peu, et pour ramener vers moi son corps frêle, je la serrai encore et encore dans mes bras. J’entendais toujours le même chuintement. Et je compris enfin. Sur ce lit aux ressorts usés le sang, en coulant, venait affluer comme dans une rigole à l’endroit ou portait le poids de nos deux corps, et avait fini par former sous moi une véritable flaque, car j’étais presque deux fois plus lourd que Tsuyuko. Tout le bas de mon corps baignait dans cette froideur de glace. Mon esprit me semblait à la fois limpide et embrumé comme dans un rêve. Étais-je devenu une masse de chair sans âme ? Ou mon corps au contraire s’était-il volatilisé, ne laissant que l’âme derrière lui ? Je flottais entre ces deux états, dans une sorte d’absence. Tout en continuant de serrer Tsuyuko dans mes bras, je ne pensais même plus a elle. J’étais plutôt dans une espèce d’indifférence. Mon corps aurait pu aussi bien être une plante sur le point d’être fauchée.

Je somnolais, quand soudain j’entendis la voix faible de Tsuyuko : « Dis, ça existe, les roses mauves ?

— Mauves ? Bien sûr que non ! lui répondis-je avec peine.

— Mais il y en a plein ici ! J’ai beau les écarter, les écarter, il y en a tellement qu’elles m’empêchent de te voir… »

Sans doute ne voyait-elle déjà plus rien. Mais moi, à la lueur indécise qui, venant de la maison voisine, filtrait par la fente du rideau, je distinguais vaguement son visage livide, flottant comme un mirabilis blanc dans la pénombre. Et si j’allais ne pas mourir, et me retrouver tout seul ? À cette idée, je fus saisi d’effroi. Je sais ce qu’il faut faire ! Je vais ouvrir le gaz ! Je retirai doucement mon bras de l’épaule de Tsuyuko, et essayai de me lever, mais je fus incapable de me tenir debout. Je tombai par terre et restai là un moment, à reprendre mon souffle. Le robinet de gaz était presque à portée de main, mais j’avais beau tendre le bras, je n’arrivais pas à l’atteindre. Il me fallut beaucoup de temps, en rampant, pour parvenir jusqu’à lui et l’ouvrir enfin. Puis je m’effondrai, tête en avant, sur le plancher.

« Non, ne t’en va pas, ne me laisse pas seule ! » J’entendais, dans le lointain, le filet de voix de Tsuyuko. Mais comment trouver la force de revenir jusqu’à elle ?

« Je viens, j’arrive tout de suite ! » lui dis-je pourtant pour la rassurer et, avec l’énergie du désespoir, je réussis enfin à me hisser sur le lit. Puis je sombrai dans l’inconscience.

Combien de temps s’était donc écoulé ? J’ai le vague souvenir d’avoir soudain entendu, du côté du couloir, des bruits de pas précipités, puis un hurlement de terreur derrière la porte, et de nouveau des pas, ceux de quelqu’un qui se sauvait à toutes jambes. Je compris par la suite que c’était juste le moment où la bonne, Tsune, était rentrée à la maison.

Tsune, ravie d’avoir eu la permission d’aller faire un tour à Asakusa, était allée au cinéma après avoir terminé ses courses. Mais elle ne pouvait pas s’ôter de l’idée que mon comportement était un peu bizarre ces derniers jours. Peut-être même, pendant qu’elle était là à prendre du bon temps, se passait-il quelque chose de grave ? À cette pensée, incapable de rester en place une seconde de plus, elle s’était hâtée de rentrer à la maison. À peine avait-elle ouvert la porte de service qu’elle fut surprise par une violente odeur de gaz, qui la fit suffoquer. Scrupuleuse comme elle l’était, elle se dit qu’elle avait dû négliger de fermer l’un des robinets, et abandonnant là son sac à provisions, elle était partie inspecter au pas de course toutes les pièces, cuisine, salle de bains, salon, pour arriver enfin devant ma chambre, d’où s’écoulait effectivement un bruit de gaz qui s’échappe. Stupéfaite, elle essaya d’ouvrir la porte, mais celle-ci était fermée à clé de l’intérieur. Tsune, le cœur palpitant d’angoisse, m’appela, puis elle eut l’idée de glisser un œil par la fente de la porte. Dans le demi-jour qui venait de la fenêtre de la maison voisine, elle apercevait l’extrémité du lit sur lequel nous étions allongés, et là, qu’est-ce qu’elle avait vu ? Mon bras, dégoulinant de sang, qui pendait vers le plancher. Immédiatement, elle imagina qu’un cambrioleur, ayant pénétré dans la maison pendant son absence, m’avait tué, et avait même pris le temps d’ouvrir le gaz avant de s’enfuir. Ses jambes se dérobant sous elle, elle alla en criant chercher du secours chez les propriétaires. Voilà qu’ils arrivent, et tout de suite après eux, la police. On défonce la porte, et on nous découvre, et dans quel état ! Après, ç’avait été la confusion la plus totale. Le père de Tomoko était venu de Senzoku, mais comme à ce moment-là Tsuyuko avait déjà été transportée dans une autre pièce, ignorant la situation, il avait cru à tort que je m’étais tué par désespoir à cause de la fuite de sa fille. S’effondrant à mon chevet, il avait éclaté en sanglots, en répétant : « Pardonnez-moi, tout cela, c’est de ma faute ! »

Chose que j’ignorais, un journaliste du Tôkyô Asahi, travaillant à la rubrique des faits divers, habitait dans le voisinage. Toute cette agitation étant parvenue à ses oreilles, il avait téléphoné à son journal, et bientôt sept voitures embouteillaient la rue devant la maison. Alors que les journalistes écrivaient leurs articles dans le salon, la mère de Tsuyuko, qu’on avait prévenue, avait fait enfin son apparition. À peine arrivée, et avant même de s’inquiéter du sort de sa fille et de se rendre à son chevet, elle s’était mise à entreprendre chacun des hommes, courant de l’un à l’autre en les suppliant de faire le silence sur cette affaire. Si on la révélait dans les journaux, l’honneur de la famille et la situation de son mari seraient gravement compromis. Si ce n’était qu’une question d’argent, quelle que soit la somme, elle était prête à la payer. « Je vous donnerai ce qu’il faut, alors, je vous en supplie, faites quelque chose ! » Elle avait tellement rampé devant les journalistes qu’elle n’était parvenue qu’à s’attirer leurs railleries. Même au moment d’écrire son message d’adieu, Tsuyuko avait refusé de laisser une seule ligne à ses parents. Quant à eux, une atteinte à l’honneur de leur famille les effrayait plus que la mort éventuelle de leur fille.

Je me rappelle avoir repris vaguement conscience un peu plus tard, tandis qu’on m’emmenait sur une civière vers l’hôpital le plus proche. J’entendais un chuchotis de neige qui tombe. « Tiens, il neige ! » me dis-je. « Cela n’a rien d’impossible à la mi-mars. » La nuit pourtant était claire, ventée, parsemée d’étoiles. Croyant être éveillé, je somnolais encore. Tsuyuko avait été transportée la première dans cette petite clinique de banlieue. Sans doute n’avaient-ils qu’une seule civière. Mon état, de toute évidence, était plus grave que le sien, et tout le monde pensait qu’elle en réchapperait peut-être, elle, mais que moi je n’aurais pas cette chance. Mais finalement, nous fûmes sauvés l’un et l’autre. Tandis qu’on pansait ma blessure dans la salle d’opération, j’eus un nouvel éclair de conscience, et j’entendis nettement un medecin dire aux autres : « Regardez-moi ça, on aperçoit l’artère, mais la lame s’est arrêtée avant. C’est un véritable miracle ! »

Après avoir décidé de me suicider au bistouri, pour mettre toutes les chances de mon côte, j’avais acheté des ouvrages de vulgarisation médicale, et je croyais bien avoir repéré exactement l’artère carotide. J’avais même pris la précaution de boire exprès du whisky pour accélérer la circulation sanguine avant de porter mon coup. Mais le vaisseau apparent que j’avais senti palpiter sous mes doigts n’était pas la carotide, celle-ci se trouvait légèrement plus en profondeur. Imaginez ma stupéfaction quand j’appris cela quelque temps plus tard ! Même si je dois reconnaître que c’est cette maladresse qui nous sauva la vie…

Six ans se sont écoulés depuis lors. Tout ce que je voulais régler par la mort s’est résolu naturellement, au fil du temps.

Un jour, au retour d’une flânerie, j’étais arrêté devant le marché de Shibuya. Me demandant ce que je pourrais bien trouver de bon à grignoter pour le dîner, je regardais des petits poissons nager dans un vivier, quand quelqu’un, par-derrière, me tapota l’épaule. Je me retournai : c’était la mère de Tomoko, que je n’avais pas revue depuis très longtemps. Toujours replète, elle était enveloppée dans un manteau noir. Se serrant presque contre moi, elle s’exclama, toute à la joie de me retrouver : « Monsieur Yuasa, j’étais sûre que c’était vous ! Vous avez l’air en pleine forme ! »

Seuls les souvenirs agréables de la maison de Senzoku, avec son atmosphère paisible et les flammes chaudes du poêle, m’emplirent alors le cœur. Et la mère de Tomoko avait l’air si cordiale, comme s’il ne s’était rien passé, que je lui rendis son sourire sans hésiter.

« Que diriez-vous de bavarder plutôt autour d’une tasse de thé ? » me proposa-t-elle. Je l’emmenai dans un café juste au-dessus du marché couvert.

« Cela fait si longtemps… Est-ce que tout le monde va bien ? » lui demandai-je.

Aussitôt, fronçant les sourcils, elle se répandit en lamentations : « Eh bien, justement, monsieur Yuasa… Vous connaissez Tomoko. J’ai pourtant essayé, de toutes les façons, de la raisonner ! Mais elle ne fait que des bêtises ! Il y a vraiment de quoi désespérer… Imaginez-vous qu’elle s’est mariée avec un Endien ! »

Cette brave femme, sans doute en partie par délicatesse à mon égard, avait pris un ton écœuré pour se plaindre de sa fille. L’Endien dont elle parlait avec un reste d’accent du Nord-Est était en réalité un Indien. Après tout ce qui s’était passé, l’état de santé de Tomoko s’était aggravé, et elle avait longtemps séjourné à l’hôpital Saint-Luc, à Tsukiji. Là, elle était tombée amoureuse d’un médecin américain d’origine indienne, avec qui elle avait fini par se marier.

Je ne sais pourquoi, je poussai un léger soupir de soulagement. Les congés du premier de l’an venaient à peine de se terminer, et je voyais des files de jeunes employées, encore vêtues de leurs habits de fête, traverser le pont qui surplombait la gare pour rentrer chez elles. Combien de fois avais-je attendu Tsuyuko sur le quai blanc que l’on apercevait là-bas, juste de l’autre côté de la fenêtre ? Mais avec le temps, tous ces souvenirs s’étaient estompés, paysages paisibles qui ne venaient plus troubler mon cœur.

« Alors à bientôt ! Promettez-moi de venir nous rendre visite… » me lança gaiement la mère de Tomoko, et elle disparut dans la foule.