CONFESSION AMOUREUSE

 

Par quoi valait-il mieux commencer ?

Après un instant d’hésitation, il se mit à parler sans hâte :

À peine rentré de l’étranger, j’avais loué à Kamata une petite maison de cinq pièces, trois au rez-de-chaussée, deux au premier étage, et je m’étais installé en haut, tandis que ma femme vivait en bas, de son côté, avec l’enfant. À l’époque, nous avions déjà décidé de nous séparer, il ne nous restait plus qu’à régler certains détails pratiques. Il faut dire qu’après dix ans d’absence les Japonaises me paraissaient si jolies que dès le réveil je n’avais qu’une idée, sortir pour flâner dans les rues, et le soir je traînais dans les salles de danse et les cafés en quête d’aventures jusqu’à une heure avancée de la nuit, et avec tout cela il m’arrivait souvent de ne pas voir ma femme pendant plusieurs jours.

Un soir, je rentre, et j’aperçois, posée sur mon bureau, une enveloppe avec une écriture féminine. Un nom y était inscrit : TAKAO. Je le pris d’abord pour le patronyme de la personne qui m’avait adressé cette lettre, mais en fait, une fois celle-ci ouverte, je vis qu’elle était signée KOMAKI Takao. Takao était donc le prénom, un prénom masculin inhabituel pour une femme, mais s’accordant bien, ma foi, au tracé ferme de cette écriture qui couvrait presque deux feuillets. Il y avait d’abord une espèce de poème sans queue ni tête, suivi de ces quelques lignes : « J’habite à Sendagaya, près de la résidence de la famille Tokugawa. J’attends avec impatience votre visite. » C’était trop direct, trop abstrait pour une lettre d’amour, et je m’endormis donc sans plus y penser. Le lendemain soir en rentrant chez moi, j’aperçus, posée sur mon bureau, une enveloppe identique. Cette fois était écrit, après le poème : « J’attends votre réponse. » Le surlendemain, les jours suivants, je vis que d’autres lettres étaient encore arrivées, mais je ne pris même plus la peine de les lire.

Ce manège durait déjà depuis près d’une semaine quand je me rendis compte que les petites enveloppes habituelles avaient été remplacées par une grande. Je l’ouvris distraitement : elle contenait, en plus de la lettre, la photo d’une jeune femme, dans un décor cossu, tout ce qu’il y avait de plus bourgeois, avec son piano, son divan recouvert d’une peau de tigre. Le lendemain matin, avant de sortir, je montrai cette photo à ma femme.

« Tiens, elle est d’une famille riche, on dirait ! Je parie que tu sors avec elle !

— Quelle idée ! Je ne suis pas du genre à m’intéresser à une fille qui envoie des lettres aussi hardies aux hommes !

— Et quand bien même ! Quel mal y aurait-il à cela ? Je suis sûre qu’elle est riche ! »

Ma femme semblait prendre les choses à la légère. D’ailleurs la fille de la photo n’était pas assez belle pour qu’on s’y attache plus que cela. Entre-temps, les lettres continuaient d’arriver. Je croyais n’y accorder aucune importance, mais en fait j’étais à la fois agacé et désarmé par tant d’obstination, et je commençai donc à demander aux femmes rencontrées dans les salles de danse et les cafés : « Il n’y a personne parmi vous qui s’appelle Komaki Takao ? », preuve que je devais déjà être intrigué par elle.

Un soir, en rentrant chez moi, je tirai au hasard, de la pile d’au moins quinze centimètres qui s’était accumulée à côté de mon bureau, une lettre que j’ouvris. J’y trouvai seulement, à la place de l’habituel poème, ces quelques lignes :

Je vous attendrai demain soir, entre six heures et six heures et demie, à la sortie de la gare de Sendagaya. J’aurai dans les cheveux une fleur artificielle, une rose rouge.

Évidemment, je n’étais pas allé au rendez-vous. Curieux de savoir comment elle avait réagi, j’ouvris la lettre datée du jour suivant : « … j’aurai dans les cheveux une fleur artificielle, une rose rouge… » Le contenu était, mot pour mot, rigoureusement le même que celui de la première. Me piquant au jeu, je saisis aussitôt la lettre datée du jour précédent, pour y découvrir de nouveau le même refrain sur la rose rouge. Je déchirai une enveloppe, et une autre, et une autre encore, jusqu’à la toute dernière, qui venait d’arriver ce soir-là. Je restai stupéfait, les douze ou treize messages étaient tous identiques. Cela me donna envie cette fois de remonter dans le temps, jusqu’aux deux ou trois premiers envois. Je m’aperçus qu’avant la série des roses rouges, il y avait eu sept ou huit lettres qui renfermaient toutes la photo de la fille assise sur la peau de tigre, et avant celles-là, quelques autres contenant le poème sans queue ni tête. Je restai immobile au milieu de cette volumineuse paperasse, conscient soudain de l’étrange curiosité qui m’attirait déjà vers cette fille. Et brusquement, je me décidai : « Demain soir, j’irai au rendez-vous ! »

Le lendemain, il était un peu plus de six heures vingt quand je descendis du train en gare de Sendagaya. Arrivé au milieu de l’escalier, j’aperçus près de la sortie une jeune fille assez grande qui regardait fixement de mon côté. À la manière de cette Mme Félicita dont on voyait souvent des photos à l’époque dans les magazines, elle avait ramené négligemment sur sa tête ses longs cheveux nattés, dans lesquels était piquée une rose rouge artificielle. C’était l’été, et malgré l’approche du soir, il faisait encore clair comme en plein jour sur la place qui, derrière elle, menait vers le parc de Gaien. Par contraste, ses traits paraissaient flous, mais j’eus l’impression qu’elle était plus jeune, plus vive que la fille de la photo. Comme je passais près d’elle, elle leva vers moi un regard étincelant et me dévisagea. D’un pas volontairement lent, je continuai mon chemin vers la place, et longeant l’allée, près de l’arrêt des pousse-pousse, je tournai vers la gauche. Je sentais son regard obstinément fixé sur moi. Dans des moments pareils, même une simple phrase comme « Vous êtes bien mademoiselle Komaki ? » devient imprononçable. Une fois hors de sa vue, je m’arrêtai. Caché derrière une rangée d’arbres, je jetai un coup d’œil vers la gare : la fille, ayant repris son guet, me tournait le dos. « Donc, elle n’a pas compris que c’était moi », me dis-je en continuant de l’observer. Au bout d’un moment, elle fit volte-face, et se dirigea droit vers la résidence des Tokugawa. Sans doute parce qu’il était tout juste six heures trente. Elle avait levé vivement le siège, d’un mouvement mécanique, sans la moindre hésitation. J’attendis quelques instants, et me mis à la suivre. Elle tourna à droite à une centaine de mètres de la gare, et disparut bientôt derrière un portail de pierre beaucoup plus imposant que celui de la résidence des Tokugawa. Sur la plaque apposée près du portail était inscrit le nom de « KOMAKI Yoshirô ». De vieux massifs de rosiers formaient comme un tunnel qui se prolongeait jusqu’au fond du jardin. Je restai là, un peu étourdi, tendant l’oreille au bruissement déjà presque imperceptible de ses sandales de paille. Rebroussant chemin, je tombai par hasard, du côté de l’avenue qui mène au sanctuaire de Hachiman, sur la boutique d’un marchand de riz, et fis ma petite enquête.

L’homme m’apprit que cette propriété appartenait à un administrateur de la firme Mitsubishi, qui était souvent en voyage en Chine ou à Formose. Il alla même jusqu’à me préciser qu’en l’absence de celui-ci la maison n’était occupée que par son enfant unique, une demoiselle qui jusqu’à ces derniers temps fréquentait l’École des jeunes filles nobles.

« Cette demoiselle serait-elle celle que je viens de voir ? » me demandai-je, saisi d’une curiosité un peu singulière. De fait, la fille que j’avais aperçue tout à l’heure à la sortie de la gare, avec son corps robuste, son regard étincelant, n’avait apparemment ni la douceur ni le romantisme qui souvent font naître l’amour. Et pourtant, j’avais senti en elle une espèce de fraîcheur, quelque chose de piquant qui la distinguait de toutes les femmes avec lesquelles je passais mes jours et mes nuits dans les cafés ou les salles de danse.

Ce soir-là, je rentrai directement chez moi, sans traîner en ville. Ce fut pour y trouver, sur mon bureau, une lettre qui parlait encore de rose rouge. Le lendemain, je sortis un peu plus tôt que d’habitude, passai chez le coiffeur, et m’arrêtai même en chemin pour faire cirer mes chaussures. Quand je descendis sur le quai, à la gare de Sendagaya, la fille était là, debout au même endroit que la veille, dans la même attitude d’attente. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’approcha de moi d’un pas résolu, sans la moindre gêne.

« Monsieur Yuasa, n’est-ce pas ? Je suis sûre que vous êtes monsieur Yuasa !

— C’est bien moi », lui dis-je. Elle reprit alors : « Vous êtes déjà venu, hier ? »

Allez savoir pourquoi, je répugnai à répondre franchement, et prétendis que c’était aujourd’hui la première fois.

« Je ne vous crois pas. Mais vous êtes parti si précipitamment que j’ai cru m’être trompée de personne.

— Vous m’avez donc attendu tous les jours ?

— Évidemment, puisque j’étais sûre que vous viendriez ! »

Déjà elle s’était mise à marcher. Je lui emboîtai le pas, en regardant ses bras et ses jambes aux formes pleines, son teint rose.

« Pour quelle raison m’écrivez-vous ainsi chaque jour ?

— Est-ce une question à poser ? Si vous n’étiez pas venu, j’étais bien décidée à continuer, pendant trois mois, ou même trois ans ! Moi, quand j’ai quelque chose en tête, je n’y renonce jamais ! »

Arrivée devant le portail de pierre, elle se retourna vers moi. « Vous ne voulez pas entrer un instant ? »

Je m’enfonçai à sa suite dans le tunnel de rosiers, et pénétrai bientôt dans un pavillon à l’occidentale, derrière la maison. Il faisait déjà un peu sombre dans la pièce. La fille tira le cordon d’une lampe basse. J’aperçus alors, à la clarté vague de cette lampe, le piano et le divan recouvert d’une peau de tigre que j’avais vus sur la photo, et aussi, fixé au mur avec des épingles, un portrait de moi sans doute découpé dans un journal.

« Vous boirez bien quelque chose ? » Et elle me servit un alcool occidental. Vu de près, son visage avait une expression moins féminine qu’innocemment enfantine, et cette innocence même lui donnait l’air de n’avoir peur de rien.

« Comment vous est venu le désir de me rencontrer ?

— Encore cette question ! » Elle eut un petit rire. « Parce que vous me plaisez. Parce que je vous aime.

— Vous m’aimez ! » Cela me fit sourire. « Vous m’aimez, dites-vous, mais avez-vous déjà vécu une histoire d’amour ?

— Mais oui ! J’ai d’abord été amoureuse de mon professeur particulier. Mais très vite, tout cela m’a semblé stupide. Et le jour même où je m’en suis rendu compte, j’ai renvoyé cet homme ! »

Un certain temps s’était déjà écoulé, mais personne ne venait, et l’on n’entendait aucun bruit du côté de la maison.

« Alors, qu’est-ce qui vous a donné l’idée de m’aimer ?

— C’est parce que je vous ai rencontré dans un train ! »

Et elle m’annonça qu’elle allait tout me raconter.

Le jour où j’étais rentré au Japon, elle s’était trouvée dans le même train que moi entre Kôbe et Tôkyô. Elle était allée à Ôsaka accueillir son père, de retour de Formose. Comme ils venaient de regagner leur place après avoir passé un moment au wagon-restaurant, je les avais abordés, à ce qu’il paraissait, et j’avais tendu à son père, croyant qu’il lui appartenait, l’éventail qu’elle avait oublié sur une table.

En l’entendant parler ainsi, je me rappelai vaguement cette scène. C’était donc elle, cette adolescente en costume bleu foncé de style marin, dont je n’avais gardé aucun souvenir précis, sans doute parce qu’elle n’avait pas relevé un seul instant la tête de son tricot ? Effectivement, il me semblait retrouver à présent, dans sa physionomie, une certaine ressemblance avec l’homme âgé au front luisant, au regard pénétrant, qui était alors assis à son côté.

Ce soir-là, quand le train était arrivé à la gare de Tôkyô, en me voyant entouré de mes proches, de mes amis, de photographes de presse, elle s’était demandé qui je pouvais être. Le lendemain matin, poussée par la curiosité, elle avait ouvert le journal, et découvert que j’étais le peintre Yuasa Jôji, de retour après un long séjour à l’étranger. Elle avait appris aussi que j’avais retrouvé ma famille à Kamata. Mais elle ne pouvait prendre aucune initiative tant que son père était à la maison.

« Je peux passer très facilement d’un rôle à l’autre. Quand papa est là, la jeune fille sage de bonne famille. Dès qu’il s’en va, la sale gamine qui n’en fait qu’à sa tête. » Ainsi, elle était capable de jouer à la demoiselle, toujours flanquée de deux bonnes, et qui n’avait même pas le droit de regarder au-dehors quand elle se promenait en voiture. Mais c’était surtout dans le rôle de la sale gamine qu’elle excellait.

Elle avait vraiment hâte que son père retourne à Formose, mais elle avait dû attendre une vingtaine de jours avant de l’accompagner enfin à la gare de Tôkyô. Dès qu’il était parti, elle s’était précipitée au commissariat de Kamata pour s’informer sur mon adresse et ma famille et, prenant un pousse-pousse, était venue jusque devant ma porte. Elle avait failli frapper, mais s’était ravisée, et depuis lors m’avait écrit chaque jour ces lettres…

« Vous savez donc que j’ai une femme et un enfant…

— Et alors ? » dit-elle avec une moue de dédain, « et alors, c’est votre affaire, cela m’est complètement égal ! Je ne connais pas votre femme, mais je suis sûre que je suis bien mieux qu’elle !

— Et d’où vous vient cette certitude ?

— J’en suis sûre, c’est tout ! » répéta-t-elle comme pour elle seule, puis elle leva les yeux vers moi. « Quand je pense qu’un artiste comme vous travaille dans une maison pareille !… »

Elle laissa sa phrase en suspens, mais tandis que je la regardais de profil, je crus comprendre ce qu’elle voulait dire. Apparemment, cette demoiselle de l’École des jeunes filles nobles m’avait pris en pitié, à cause de ma vie modeste. Peut-être encore se faisait-elle du souci pour moi. Cela me mit de mauvaise humeur, comme un adulte qu’un petit enfant traite d’imbécile. Pour cacher cette légère irritation, je pris doucement la main de la fille.

« Non ! Ne me touchez pas », cria-t-elle en sursautant et, se réfugiant dans un coin de la pièce, elle resta là, à me regarder fixement. Je ne poussai pas les choses plus loin. Et bientôt, prétextant qu’il était tard, je m’en allai. Elle me raccompagna jusqu’à la gare. « Alors, à demain ! » me dit-elle en me quittant.

Mais le lendemain, je n’avais plus envie d’aller la retrouver. Son physique était trop sain, son caractère trop direct pour que je puisse tomber amoureux d’elle, et d’ailleurs elle n’avait suscité en moi que bien peu d’émotion. Et puis, à vrai dire, j’étais encore attaché à mon idéal de jolie fille, et je ne la trouvais pas assez belle pour lui courir après.

Les jours passant, j’étais de plus en plus occupé par les préparatifs de l’exposition d’automne à laquelle je devais participer.

« C’est un véritable crime de négliger ainsi une femme qui brûle d’amour pour vous… »

« Si vous ne venez pas me voir, je suis capable de tout ! »

Il ne se passait pas un seul jour sans que je reçoive d’elle ce genre de lettres.

Un soir, exceptionnellement, je me trouvais chez moi, au premier étage, en compagnie du chanteur d’opéra Kamei Yûjirô et du peintre Sonoda Shûkichi. Nous étions en train de boire de la bière servie par ma femme quand, soudain, nous entendons dans l’entrée une voix d’enfant. Ma femme descend immédiatement, et m’appelle du bas de l’escalier : « C’est cette fille, cette fille qui te fait demander ! » Et de m’expliquer que celle-ci était venue jusqu’au coin de la rue voisine, et m’avait dépêché comme messager le fils du marchand de légumes. Tandis qu’elle parlait, je voyais se figer son visage poudré de blanc. « Et dire que le jour où je lui ai montré la photo, elle a été la première à m’inciter, d’un ton léger, à jouer le jeu avec cette fille ! » pensai-je. Mais comme cela m’ennuyait de revenir là-dessus, je lui répondis d’une voix forte : « Et alors, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Après tout, si ça l’amuse d’attendre, qu’elle attende !

— Mais enfin, elle est d’une insolence ! Ça ne lui suffit pas de te bombarder de lettres indécentes, il faut en plus, maintenant, qu’elle vienne te relancer !

— Que se passe-t-il ? » demanda Kamei d’un air cérémonieux. Ma femme, s’affalant à côté de lui, se mit à raconter avec aigreur l’histoire de la fille.

« Écoute, tu ne devrais pas laisser les choses traîner comme cela ! Si elle ne t’intéresse pas, ce serait plus correct de le lui dire clairement !

— Mais je peux t’assurer que cela n’y changera rien ! »

Environ une demi-heure plus tard, nous vîmes arriver cette fois un conducteur de pousse-pousse du quartier, qui me demanda de le suivre. Je le renvoyai en lui promettant de le rejoindre dans un instant. Kamei se tourna vers moi et me fit remarquer avec le plus grand sérieux : « Tu ne peux pas la faire attendre dehors comme ça ! Puisque nous sommes réunis ici, ta femme et nous, pourquoi ne pas lui dire les choses clairement en notre présence ? Fais-le, je t’assure ! »

Et Kamei, poussé sans doute moins par ses scrupules que par son encombrante curiosité, alla en personne chercher cette fille qui attendait, apparemment, à côté du pousse-pousse. Bientôt, il revint avec elle. Notre soirée prenait soudain les allures guindées d’une conférence. Ma femme, se tenant au fond de la pièce, scrutait le visage de la fille sans chercher à masquer son hostilité.

« Comme je viens de vous l’expliquer, commença Kamei, s’adressant à Takao, est-ce bien raisonnable, pour une jeune fille telle que vous, de s’enticher d’un homme comme Yuasa ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? » demanda-t-elle d’un ton inquisiteur, en dévisageant Kamei.

« Ce que je veux dire ? Rien de spécial, ou plutôt si, c’est que… Yuasa a une femme, un enfant…

— Je le sais bien ! Mais cela m’est complètement égal !

— Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ? s’écria ma femme, furieuse.

— Je vous en prie, laissez-moi faire ! Écoutez-moi, mademoiselle Komaki, tout ce que je dis vous paraît sans doute très banal, mais comme de toute façon les choses sont perdues d’avance…

— Et qu’est-ce qui prouve qu’elles sont perdues ? » Et elle ajouta qu’à ses yeux la seule chose qui importait, c’était son amour pour moi. En disant cela, elle paraissait se soucier de ma femme comme d’une guigne. Kamei poussa un grognement d’impuissance. Je sentais chez lui et chez ma femme une certaine fébrilité. La fille était bien la seule à garder son calme.

« Ce soir, laissez-moi vous raccompagner jusqu’à chez vous. Dans cette affaire, vous pouvez compter sur moi. » Et sur ces mots, Kamei partit avec la fille. Ma femme, s’accotant à la balustrade du balcon, suivit des yeux sa haute silhouette vacillante qui disparaissait derrière la haie voisine, et dit avec agacement : « Ah, les hommes alors ! Je ne suis entourée que de chiffes molles ! »

Le lendemain dans l’après-midi, je vis de nouveau arriver Kamei. « Quel imbécile tu fais ! me dit-il sans préambule. Est-ce que tu te rends compte que Komaki Yoshirô, c’est le Komaki de la firme Mitsubishi ? Ce serait trop bête de laisser passer une occasion pareille ! Et en plus elle n’est pas mal du tout, cette fille. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi franc qu’elle !

— À ce degré-là, ce n’est plus de la franchise, c’est de la folie !

— Et alors, c’est justement cela qui est intéressant ! Ça lui donne un piquant que n’ont pas les filles vulgaires ! »

Après cet éloge incongru, Kamei baissa légèrement la voix, pour me dire que la veille, tandis qu’il raccompagnait la fille, il s’était laissé aller à lui promettre de m’emmener chez elle aujourd’hui. Et il ajouta : « Allez, tout se passera bien ! Ne va pas me faire faux bond, c’est mon honneur qui est en jeu !

— Pas la peine de t’énerver comme ça ! J’irai, pour te faire plaisir ! »

Finalement tenté de me laisser entraîner par Kamei, qui jouait à l’entremetteur dans cette affaire, je sortis avec lui à la tombée de la nuit. Quand nous arrivâmes devant la maison de la fille, Kamei, passant devant moi, se présenta à l’entrée principale et demanda qu’on nous introduise. Après quelques instants d’attente dans un vaste salon décoré à l’ancienne, la porte s’ouvrit et nous vîmes apparaître Komaki Takao, peu avenante comme à son habitude.

« Monsieur Kamei, votre rôle s’arrête là ! » lança-t-elle à brûle-pourpoint à mon ami, sans m’accorder un seul regard. Au même instant une domestique entra, apportant des glaces. Kamei s’empressa de se servir : « Vous m’accorderez au moins le temps de savourer ceci. » Apparemment, il avait choisi de jouer auprès d’elle le rôle du bouffon. Un instant plus tard, il s’éclipsait.

Après un silence, Takao me pria de l’accompagner : elle voulait sortir. J’acceptai sur-le-champ. J’avais moi-même envie d’aller prendre un thé à Ginza. À cet instant, la domestique réapparut, apportant encore des friandises.

« Tu as fait tout ce que je t’ai dit ? lui demanda Takao.

— Oui, tout est prêt, et votre voiture est avancée. » Effectivement une grande voiture nous attendait près de la porte de derrière. M’installant à côté de Takao, je lui demandai : « Et votre mère ? » J’avais entendu dire par Kamei que Mme Komaki gardait la maison en l’absence de son mari, mais jusque-là je ne m’étais pas du tout préoccupé de son existence. La fille me lança un regard froid. « Maman sait très bien se distraire toute seule ! »

J’appris par la suite que cette gamine effrontée et arrogante calquait en tout sa conduite sur celle de sa mère. Ce soir-là, cette fille de dix-huit ans m’entraîna, moi l’homme de trente-deux ans, dans un hôtel qui abritait habituellement les rendez-vous amoureux de sa mère, et c’était donc à cet hôtel qu’elle avait fait allusion précédemment en parlant à la domestique.

La voiture roulait dans des rues sombres. La pluie qui dégoulinait en grosses gouttes espacées sur la vitre se transforma soudain en une violente averse. L’air de rien j’essayais de repérer, aux lueurs brouillées et intermittentes du dehors, par où nous passions. Mais après dix ans d’absence, mes souvenirs vagues de Tôkyô se noyaient dans ce déluge, et j’étais totalement désorienté. Cependant, je n’avais pas envie de demander à Takao ni au chauffeur où nous allions. Ils pouvaient bien m’emmener où ils voulaient, cela m’amusait de me laisser faire, comme m’amusait l’air compassé de la fille, murée dans son silence.

Bientôt, la voiture s’arrêta, et je vis accourir vers nous, surgissant d’un bâtiment bordé de bosquets sombres, un homme en livrée blanche qui abrita la fille sous un parapluie. C’était donc un hôtel. Je croyais encore que nous étions venus là pour dîner, mais Takao, passant tranquillement devant les garçons qui la saluaient avec déférence, traversa le hall et s’engagea lentement dans un couloir sombre. L’un des employés, la rattrapant, lui tendit une clé. La fille ouvrit la porte d’une chambre. J’y entrai à sa suite. Aussitôt, d’un geste vif, elle tourna la clé dans la serrure.

« C’est invraisemblable, lui dis-je, ce que vous faites là, c’est aux hommes de le faire ! C’est à moi d’agir ainsi avec vous !

— Je le sais ! » Elle restait debout près de la porte, la respiration légèrement haletante. « Mais aujourd’hui, c’est mon tour ! Tout ce que font les hommes dans ces circonstances, c’est moi qui le ferai ! »

Je crus voir briller dans son regard un éclair d’hostilité. Je restai figé quelques instants. Elle s’approcha du lit, et se mit à défaire son kimono rouge clair. Elle dénoua sa ceinture, le kimono glissa au sol. Son corps complètement nu était d’une sensualité éblouissante. Je n’aurais jamais imaginé, à la voir habillée, qu’elle avait une peau aussi blanche, aussi douce. Il se dégageait de cette peau une sorte de magnétisme, qui devait attirer et retenir la main qui la caressait. « Sans doute en est-elle parfaitement consciente. Et elle sait bien qu’une fois nue, elle peut se gagner le cœur de n’importe quel homme », me dis-je. Je restais médusé, luttant avec le désir qui montait en moi, celui d’un animal devant sa pâture. Cela peut paraître étrange, mais jusqu’alors, dans des situations analogues, mon instinct de peintre avait toujours pris le pas sur mon envie de posséder un beau corps de femme. Mais la vue de celui-ci me subjugua, annihilant tous les autres désirs et tout contrôle de moi-même. À cet instant, je me surpris à imaginer des scènes d’amour entre elle et le professeur particulier dont elle m’avait parlé.

« Qu’est-ce que vous faites là, à rêvasser ? Vous êtes donc lâche à ce point ? »

Sa voix me cingla comme un coup de cravache. J’en restai le souffle coupé. Qu’est-ce qui lui prend ? Se rend-elle compte des réactions que ce genre de paroles peut produire chez un homme ? Emporté par la violence, je saisis Takao à bras-le-corps et la jetai sur le lit. J’entendis un bruit sourd. Haletante, les yeux grands ouverts, elle me regardait fixement, d’un air de défi. J’étais déchaîné. Passant un bras autour de son torse, je plongeai la tête entre ses seins moelleux. Elle poussa un petit cri. Je ne bougeai pas. Si j’avais pu, je lui aurais lancé alors : « Tu vas voir ce dont je suis capable ! À l’aube, il ne restera plus rien de toi ! »

Soudain, elle se rebella et essaya de me repousser. Puis, avec une sorte de frénésie, elle se jeta sur moi et se mit à me mordre partout, aux bras, à la poitrine. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle m’avait provoqué, insulté, et maintenant elle s’acharnait à se défendre ? Je la laissais faire, sans relâcher mon étreinte. Brusquement, sa tête partit vers l’arrière et elle ferma les yeux. Je vis un mince filet de sang s’écouler de ses lèvres blêmes. « Mademoiselle Komaki, mademoiselle Komaki ! », criai-je en la secouant par les épaules. J’avais perdu toute conscience du temps. Les lueurs blanches de l’aube commençaient à filtrer à travers les rideaux. J’étais harassé. M’écroulant sur place, je sombrai dans le sommeil.

Quand je m’éveillai, il était déjà près de midi. La fille continuait à dormir d’un sommeil de mort. Je l’appelai à deux ou trois reprises, en vain. Je m’aperçus que ma chemise blanche était déchirée par endroits, et qu’il y avait des griffures sur mes bras et sur mes joues. Pris soudain de peur à l’idée de la voir se réveiller, je m’habillai en hâte et quittai l’hôtel. Une fois dehors, devant les massifs d’hortensias aux couleurs criardes qui rutilaient au soleil brûlant de juillet, je fus pris de vertiges et faillis m’évanouir.

Après cet épisode, je pensai parfois à Komaki Takao. Je m’attendais vaguement qu’elle me convoque, mais les premiers jours je ne vis rien venir. J’étais tellement habitué à ma lettre quotidienne que cela me fit quand même quelque chose, et chaque soir, en rentrant chez moi tard dans la nuit, je me disais : « Cette fois, certainement… » mais non, toujours rien. Au bout de cinq ou six jours, ma femme monta me dire qu’un inconnu demandait à me voir, et elle me tendit sa carte de visite.

Un homme à l’allure un peu douteuse, vêtu d’une veste noire à col montant, était assis dans l’entrée. Dès qu’il me voit, il dit : « Je souhaiterais rencontrer Mlle Komaki. » Je lui réponds qu’il n’y a personne de ce nom ici. Le voilà alors qui insiste : « Mais je ne vais pas la déranger longtemps », comme pour me faire avouer que je la cache.

« Est-ce que vous osez insinuer, par hasard, qu’il y aurait quelque chose entre cette fille et moi ? »

Il esquissa un petit sourire ironique. Puis il sortit d’un grand porte-documents une autre carte de visite d’un format imposant, et la posa devant moi. J’y lus : Machin, de l’Agence de Détectives Privés Tôhô.

« En fait, avant de venir ici, j’ai pris quelques renseignements sur vous dans le voisinage, et d’ailleurs j’ai moi-même aperçu une ou deux fois cette demoiselle à l’arrêt de bus, juste à côté », me dit-il, utilisant une ficelle bien grossière.

« Eh bien, si cela vous chante, vous n’avez qu’à inspecter la maison. Mais, je vous préviens, il n’y a que ma femme, mon enfant et moi ! » D’ailleurs, même si Takao avait été là, j’aurais répondu froidement la même chose. Les agissements de cet individu m’indifféraient complètement, mais curieux de savoir ce que cette fille avait bien pu encore manigancer, je demandai : « Si je comprends bien, cette demoiselle a fait une fugue ? »

D’un air suspicieux, comme s’il me reprochait de faire l’innocent, il répondit : « Oui, il y a environ une semaine. Mais dites-moi, ce fameux soir, quand vous êtes allé avec elle à l’hôtel Bôkai, que s’est-il donc passé ?

— L’hôtel Bôkai ? » Je fis semblant de tomber des nues. « Vous avez donc conclu que je suis allé dans un endroit pareil ! Mais qu’est-ce qui vous fait dire que c’est moi ? »

L’homme m’expliqua qu’après la disparition de Takao, en inspectant la chambre, il avait trouvé par terre une coupure de journal avec ma photo. Grâce au témoignage de la bonne, il avait appris que la fille était partie en taxi avec un homme. Il avait donc retrouvé le chauffeur qui, en voyant ma photo, m’avait formellement reconnu, tout comme le garçon de l’hôtel qu’il était allé interroger ensuite.

« Si je n’avais pas réuni tous ces indices, vous pensez bien que je ne serais pas venu jusqu’ici !

— Qu’est-ce qui vous prend de me parler sur ce ton ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’indice ? » dis-je en haussant délibérément la voix. « De quel droit prenez-vous ce ton de policier ? Rien ne m’oblige à répondre à ce genre d’interrogatoire ! Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle est peut-être venue une fois me rendre visite… » Parlant ainsi, je m’aperçus que je m’étais bel et bien mis en colère.

L’homme resta pensif un instant puis, impressionné peut-être par mes éclats de voix, ou prenant finalement mes propos pour argent comptant, il murmura : « Après tout, il est possible que j’aie fait erreur… », et bientôt il s’en alla.

Donc, la fille avait fait une fugue. Sans doute était-elle partie soudain à l’aventure après la nuit à l’hôtel, sans même repasser chez elle. Mais à supposer même que j’aie une part de responsabilité dans cette histoire, cela m’importait peu. Pourquoi s’en faire pour une fille capable de se jeter au cou du premier inconnu aperçu dans un train ? Persuadé que ses extravagances ne pouvaient pas avoir de conséquences dramatiques, je ne m’en souciais guère.

Le lendemain, je sortis seul pour aller écouter un concert de violon au Théâtre impérial. Comme je me trouvais dans le couloir, à fumer une cigarette, deux jeunes filles à l’air très comme il faut s’approchèrent de moi et me dirent : « Excusez-nous, mais ne seriez-vous pas monsieur Yuasa ? » Elles étaient l’une et l’autre amies de Komaki Takao, souhaitaient me parler d’elle un instant, et me demandèrent si je ne voyais pas d’inconvénient à les accompagner au salon de thé, à l’étage supérieur. Si l’une d’elles n’était pas très jolie, l’autre, par sa beauté éclatante de fleur à peine éclose, captiva immédiatement mes regards. C’était la première fois, depuis mon retour au Japon, que je voyais une telle beauté. Il émanait de sa voix, de son visage, une fraîcheur que je n’avais jamais rencontrée chez les filles que je fréquentais. C’était elle, Saijô Tsuyuko. Cette Tsuyuko qui me subjugua, qui bouleversa le cours de ma vie. Je ne songeais plus, comme la veille au matin avec le détective privé, à me dérober. Bien au contraire : quand elles me proposèrent de partir avec elles à la recherche de Takao, je répondis même que je le ferais volontiers.

« Sa mère est bien à plaindre », dit Tsuyuko. Mme Komaki, sortie elle aussi de son côté le soir de la fugue, était à présent complètement bouleversée : si jamais son mari apprenait l’incident survenu pendant son absence par sa faute à elle, elle n’y survivrait pas ! Pour ma part je n’éprouvais aucune compassion pour cette femme. Une autre idée, plus exaltante, m’occupait déjà l’esprit : ce doit être délicieux de partir à la recherche de Takao en compagnie de filles aussi ravissantes ! Tout à cette pensée, je quittai les deux amies après les avoir priées de m’envoyer un message dès qu’elles auraient besoin de moi.

Environ trois jours plus tard, un soir, je reçus un télégramme de Tsuyuko, me demandant de la retrouver à la gare de Tôkyô le lendemain matin à six heures. Six heures, mais c’est presque l’aube encore ! Je dormis à peine, me réveillai très tôt, et me hâtai jusqu’à la gare. Tsuyuko était déjà là, seule, près de l’accès aux quais. Dès qu’elle me vit, elle brandit vers moi deux tickets bleus. « Voici notre enquête qui commence ! » s’exclama-t-elle. En même temps, elle se dirigeait prestement vers le quai. Ses épaules frêles touchaient presque les miennes.

« Vous savez où elle est ?

— Oui », répondit-elle, et ses yeux noirs me lancèrent un regard furtif. « Hier soir, sa mère m’a téléphoné. Il paraît qu’elle se trouve dans un hôtel, à Zushi. » Cette information avait été transmise par l’agence de détectives privés. Mais si un homme de cette agence ou sa mère allait chercher Takao, avec son caractère, cela ne ferait sans doute que l’exaspérer. On était donc convenu qu’il était préférable d’envoyer une amie intime comme Tsuyuko, qui était sa confidente.

À cause de l’heure matinale, le train était presque vide. « Je n’ai encore rien mangé », lui dis-je, et tout en déjeunant légèrement de pain et de café, j’avais peine à croire que le but de ce voyage si plaisant était d’aller retrouver Takao.

La brise fraîche du matin venait frôler les vitres du train. Tsuyuko s’adressa à moi d’un ton enjoué : « J’ai l’impression de vous connaître depuis toujours. Il faut dire que j’ai tellement entendu parler de vous par Mlle Komaki ! Chaque fois que je la vois, vous faites les frais de la conversation, et même au téléphone, c’est encore de vous qu’il est question !

— Cela ne m’étonne pas d’elle ! » Complètement séduit par Tsuyuko, je ne voulais pas qu’elle se méprenne sur ma relation avec Takao, et m’employai donc à clarifier les choses. « La seule impression qu’elle m’a laissée, c’est celle d’une jeune fille un peu extravagante, rien de plus !

— Vous êtes bien sévère ! Dans ce cas, cette mission doit vous ennuyer ?

— Bien sûr, si je n’étais pas avec vous… » J’aurais dit n’importe quoi pour me gagner les faveurs de Tsuyuko.

Bientôt, le train arriva à destination, et un taxi nous conduisit jusqu’à l’hôtel. À la réception, les choses traînèrent en longueur. Le nom de Komaki Takao ne figurait pas sur le registre, sans doute parce qu’elle était descendue dans cet hôtel sous un faux nom. Et j’avais beau décrire avec précision cette fille à l’employé, celui-ci ne semblait pas voir de qui il s’agissait. Il se borna à dire qu’il y avait bien six ou sept jeunes femmes parmi ses clientes, mais qu’il ne savait pas laquelle était cette Mlle Komaki. Il y avait de quoi être déconcerté.

« Allons donc faire un tour sur la plage. Peut-être viendra-t-elle s’y promener. »

Un chemin, longeant la terrasse, débouchait sur une vaste pelouse qui faisait face à la mer.

« Regardez, elle est là ! » s’exclama Tsuyuko en s’arrêtant brusquement. Takao jouait au ballon avec des enfants occidentaux, en poussant des cris d’excitation. Avec sa robe courte, ses cheveux nattés, on aurait vraiment dit une petite fille. Pendant un moment, la stupeur nous cloua sur place. Elle était donc là cette fille dont on avait prétendument perdu la trace ! Mais après tout, c’était bien d’elle de se conduire ainsi.

« Oh non ! Qu’est-ce que c’est que cette balle ! » Takao, dans son élan pour courir après le ballon comme un petit chien, venait vers nous. Levant la tête, elle s’aperçut soudain de notre présence. Un bref instant, son regard se figea. Mais aussitôt, lâchant le ballon d’un geste désinvolte, elle passa près de nous sans même nous jeter un coup d’œil, et gravit l’escalier avec aplomb.

« Qu’est-ce qui lui prend ? », dit Tsuyuko en me regardant. « C’est sans doute parce que je suis avec vous…

— Quelle idée ! Ne soyez pas stupide ! »

Et nous nous précipitâmes derrière Takao. Une fois la poursuite engagée, plus question de ne pas la pousser jusqu’au bout. Après des tours et des détours dans le couloir, elle entra dans une chambre qui donnait sur la mer. Nous ouvrîmes la porte sans hésiter.

« Vous deux, je savais bien que vous alliez venir ! » dit-elle après un silence, et il y avait, dans sa façon volontairement brutale de prononcer ce « vous deux », une nuance de mépris. J’avais quand même passé une nuit avec elle ! Quant à Tsuyuko, c’était son amie la plus intime ! Et pourtant seule l’hostilité et même la haine se lisaient dans ses yeux.

Tsuyuko finit par dire d’une petite voix : « Mais enfin, ça s’est décidé tard hier soir ! Et, en plus, M. Yuasa a bien voulu accepter de m’accompagner. Alors, tu ne crois pas que tu devrais parler plus poliment ?

— Je le savais bien ! » répéta Takao d’un air buté. Puis nous tournant brusquement le dos, elle alla vers la fenêtre ouverte et se mit à siffloter comme un garçon.

« Il vaudrait peut-être mieux que je m’éloigne un instant ? » me suggéra Tsuyuko à voix basse. Et, persuadée sans doute que sa présence à mes côtés était la cause de la mauvaise humeur de son amie, elle sortit de la chambre sans tenir compte de mes protestations.

Une fois seul avec Takao, ne sachant que faire, j’allumai une cigarette. Continuant à me tourner le dos, elle agitait le bras en direction de la plage. Peut-être étaient-ce des signes destinés aux enfants avec lesquels elle jouait auparavant, mais j’y sentais aussi un manège pour m’agacer. Je me décidai à lui adresser la parole : « Pourquoi donc êtes-vous si furieuse ? Vous êtes venue directement ici après cette nuit-là, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, après une telle insulte ! Une autre femme que moi se serait suicidée !

— Une insulte ? Mais comment pouvez-vous prétendre que je vous ai insultée !

— Abandonner une femme dans une chambre d’hôtel, vous connaissez un plus grand affront ?

— N’exagérons rien ! Après tout, c’est vous qui m’avez entraîné dans cet endroit ! D’ailleurs, c’est ce que m’avez dit vous-même, ce soir-là ! Et puis contrairement à ce que vous imaginez, le matin, je ne me suis pas enfui. Simplement, j’ai eu beau vous appeler, je n’ai pas réussi à vous réveiller… »

Peut-être ne me croirez-vous pas, mais j’ai rarement passé une nuit entière en dehors de chez moi avec une femme. Même quand je vivais en célibataire à l’étranger, je rentrais toujours dormir à mon appartement. Ce n’est qu’une simple habitude, mais elle explique en partie pourquoi, ce matin-là, je n’avais pas voulu m’attarder en compagnie de Takao. « En plus, ce jour-là, j’avais un travail que je devais absolument terminer… » J’en étais là de mon plaidoyer quand un jeune homme qui avait l’air encore d’un collégien se précipita dans la pièce en criant : « Takao, Takao, viens vite ! Tout est prêt ! Oh pardon ! tu as une visite ?…

— Ça ne fait rien ! Attends-moi une minute, j’arrive tout de suite ! » lança-t-elle en allant se cacher derrière le rideau qui séparait la chambre en deux. Elle en ressortit aussitôt, vêtue d’une marinière blanche, et tous deux, sans m’adresser un seul regard, sortirent en courant, la main dans la main.

Je compris enfin que les sifflements de Takao, ses gestes du bras devant la fenêtre, étaient sans doute des signes adressés à ce garçon. Mais lui, cet adolescent en vêtement de sport, à peine sorti de l’enfance, qui était-il ? Avant même d’en être arrivée à l’essentiel, Takao m’avait faussé compagnie. Je descendis en hâte dans le hall de l’hôtel pour rejoindre Tsuyuko, et me lançai avec elle à la poursuite des deux jeunes gens, mais en vain : ils étaient déjà trop loin, là-bas, sur la plage.

Parvenus à la pelouse, nous nous arrêtâmes. Un dériveur à voile rouge était amarré près du rivage. Ils le poussèrent à l’eau et partirent aussitôt vers le large. Le bateau filait, voiles bombées par le vent. Nous restâmes là un instant, éberlués, impuissants, à le suivre des yeux.

« Elle s’est bien jouée de nous ! Que faire ? Avez-vous la patience d’attendre jusqu’à ce qu’ils reviennent ?

— Oui, peut-être…, me répondit Tsuyuko d’un air las.

— Pourquoi ne pas nous reposer un peu, là-bas ? » lui dis-je, esquissant vers elle un geste protecteur, et la conduisant vers la terrasse, je la fis asseoir.

Sous le ciel pur s’étendait, à l’infini, le bleu de la mer. Nous embrassions du regard toute la baie de Shônan où le dériveur allait et venait entre la côte et le large, et la course inlassable de la voile rouge sur ce champ bleu semblait presque nous narguer. Mais sans doute ne faisaient-il en réalité que s’amuser, en toute innocence.

« Quel paysage absurde ! » m’écriai-je gaiement. J’avais été amené un peu malgré moi à dramatiser la fugue de Takao, mais finalement les choses allaient peut-être se conclure dans la bonne humeur. Et puis quel homme, conversant avec une jolie femme sous un ciel d’été, dans la douceur de la brise marine, pourrait continuer à voir tout en noir ? Je me sentais de plus en plus enjoué. Tsuyuko aussi, apparemment, car elle me dit d’un air détendu : « Quand je pense à tout le mal que nous nous sommes donné ! Tout à coup, cela me semble presque comique. Elle est d’une telle nonchalance ! C’en est décourageant…

— Mais c’est grâce à elle que nous avons pu nous rencontrer. Ah ! Si elle pouvait faire des fugues plus souvent… »

Elle se dérida. « C’est vrai qu’il est beau, ce dériveur…

— Ils n’ont pas l’air de vouloir rentrer, on dirait qu’ils ont peur de nous déranger ! Il est encore tôt, mais nous pourrions peut-être aller déjeuner, qu’en dites-vous ? »

Après le repas, nous allâmes nous promener dans un bois de pins, tout près de là. Je ne pensais plus du tout à ce qui était advenu du dériveur. Ces préoccupations m’étaient complètement sorties de l’esprit, chassées par une idée romanesque : j’étais venu faire une escapade amoureuse dans un hôtel, près de la mer.

Après une lente promenade, comme nous arrivions près de l’hôtel, Tsuyuko fut la première à lever les yeux et s’exclama : « Elle est revenue ! » À la fenêtre du premier étage donnant sur la mer, on apercevait Takao, vêtue cette fois d’une simple combinaison, en train de faire je ne sais quel exercice de musculation avec des extenseurs en caoutchouc. Sans éprouver le même sentiment d’urgence qu’auparavant, je montai pourtant l’escalier en hâte avec Tsuyuko et ouvris la porte sans même prendre la peine de frapper. Takao se retourna. Nous ne marquâmes pas le moindre étonnement devant la légèreté de sa tenue.

« Tu ne crois pas que tu exagères ? Nous laisser ainsi dans notre coin alors que nous sommes venus exprès de Tôkyô pour te voir ! » dit Tsuyuko, grondant gentiment Takao. « Tu pourrais peut-être au moins nous offrir un thé !

— Je vous en prie, servez-vous ! répliqua Takao. Mais dites donc, vous ne trouvez pas que c’est impoli de faire irruption comme ça chez les gens ? » ajouta-t-elle. Son visage était de marbre, toujours aussi figé.

« Takao, tu parles sérieusement ? » dit Tsuyuko après un silence. « Tu te mets en colère contre nous, mais c’est un malentendu !

— Un malentendu ? Vous croyez donc que je m’intéresse à ce que vous faites ? » Et l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres minces. On entendit alors une voix gaie qui chantonnait, et le jeune homme qui était auparavant en compagnie de Takao sortit de derrière le rideau en essuyant ses cheveux mouillés avec une serviette. Rentré tout juste de leur promenade en mer, il venait sans doute de prendre un bain. Il s’arrêta net en nous apercevant, et piqua un fard.

« Ne t’en fais pas, Tamotsu ! Viens par ici, je vais te présenter ! » dit Takao d’un ton péremptoire, en lui faisant signe de s’approcher. « Voici Ataka Tamotsu. C’est mon petit ami ! »

Comme je l’appris par la suite, ce garçon avait fait connaissance de Takao le lendemain du jour où celle-ci était arrivée à l’hôtel, et depuis ils ne se quittaient plus. C’est d’ailleurs cette histoire d’amour qui peu de temps après allait provoquer son suicide. C’était un adolescent d’à peine dix-huit ans, avec un beau regard doux, comme celui d’une fille. Il était étudiant au département d’enseignement général de l’université de Keiô.

Nous fûmes bien obligés de le saluer. Mais, à partir de ce moment, il devint évident que nous étions de trop. Je finis par dire : « Enfin, mademoiselle Takao, vous ne pensez quand même pas que nous sommes venus jusqu’ici uniquement pour le plaisir ? Vous avez certainement vos raisons, mais dans l’immédiat, ne voulez-vous pas rentrer à Tôkyô avec nous ? Une fois les choses arrangées, vous pourrez toujours revenir ici, même ce soir.

— Il n’en est pas question ! D’ailleurs, cela ne sert à rien de venir me chercher ! Vous n’avez qu’à dire à ma mère que j’en ai assez de me faire sermonner, sous prétexte qu’elle ceci, que ma famille cela… Si l’envie m’en prend, je suis bien assez grande pour rentrer toute seule ! »

Je l’écoutais parler, et tout cela me sembla soudain ridicule. Après tout, elle agirait certainement comme elle le disait. Je fis signe à Tsuyuko, et nous descendîmes à la réception. Après avoir discuté avec elle, je téléphonai à la mère de Takao, lui racontai tout ce qui s’était passé depuis le matin, et lui fis part de notre décision de rentrer avant sa fille, puisque les choses ne semblaient pas si graves. Et nous repartîmes pour Tôkyô.

Peu de temps après ces événements, j’appris un matin, par les journaux, la ruine de la famille de Takao.

Panique à la Banque de Formose. Chute d’un géant de la finance, KOMAKI Yoshirô, qui entretenait des relations étroites avec les clients les plus influents de cette banque.

C’était le sujet rêvé pour des journalistes en mal de copie. Partout, on racontait que le père de Takao, tirant parti à la fois de la conjoncture et des puissants appuis dont il disposait, avait amassé en très peu de temps une immense fortune en spéculant sur l’acier et sur le riz. À la faveur de cette ascension, il avait étendu ses activités à toutes sortes d’entreprises, mais subissant le contrecoup de la récente crise économique mondiale, il s’était trouvé confronté à des difficultés inextricables, avant que la panique bancaire ne lui porte le coup décisif, le forçant finalement à déposer son bilan.

Je ne pouvais rester tout à fait indifférent à cette nouvelle. Qu’avait bien pu devenir Takao ? Comme je m’interrogeais sur son sort, un jour, un homme d’un certain âge, à l’air distingué, se présentant comme le frère aîné du garçon que j’avais rencontré à l’hôtel de Zushi, vint me rendre visite.

« Ma demande va sans doute vous paraître incongrue », me dit-il en guise de préambule. Puis il me raconta que, peu de temps après ma dernière rencontre avec Takao, celle-ci était partie pour Tôkyô en promettant au jeune homme qu’elle reviendrait dans la journée. Mais depuis lors, non seulement il ne l’avait pas revue, mais il n’avait reçu aucune lettre d’elle et ne parvenait même pas à la joindre au téléphone. On ignorait donc où elle pouvait bien être. L’adolescent avait fini par comprendre que la fille l’avait quitté. Mais ne pouvant se résoudre à cette idée, il avait rédigé son testament, et se préparait à avaler des barbituriques quand son frère, providentiellement arrivé sur ces entrefaites, l’avait ramené avec lui à Tôkyô. Mais le garçon était encore si vulnérable qu’on ne pouvait pas le laisser seul une seconde. L’homme avait du mal à comprendre comment son jeune frère avait pu se mettre dans un état pareil. Mais comme il avait entendu dire — et il se redressa — que je connaissais bien Takao, il prenait la liberté de me demander si je pouvais aller la voir pour essayer de savoir quels étaient ses sentiments à l’égard de son frère…

À vrai dire, j’en avais par-dessus la tête des histoires de Takao. Pourtant, j’étais touché par la réserve de cet homme, comme par le souvenir du garçon à l’air candide, prêt à rougir pour un rien, que j’avais aperçu à l’hôtel. Mais que pouvais-je donc faire pour sauver cet amour, qui était de toute évidence voué à l’échec ? En partie pour le réconforter, je demandai à l’homme : « Vous avez lu les journaux, il y a deux ou trois jours ?… Alors vous avez appris, j’imagine, la ruine de la famille Komaki ?

— Oui, je suis au courant », répondit-il, et s’inclinant légèrement : « Si je vous dis que c’est précisément pour cette raison, ma proposition pourra vous sembler bien présomptueuse… Mais je pensais que nous pourrions peut-être, dans ces circonstances, nous mettre d’accord, ne serait-ce que verbalement, sur un projet de fiançailles ?… » Et après s’être déclaré gêné de parler ainsi de lui-même, il précisa qu’il était originaire d’une vieille famille qui avait un grand renom dans l’île de Shikoku, et qu’il pouvait donc s’engager à assurer l’avenir de la jeune fille. Ces derniers mots me décidèrent à aller parler à Takao.

Je sortis avec l’homme et me rendis immédiatement chez les Komaki, à Sendagaya. Le portail, cloué de planches, était obstinément fermé, et seule une trace blanche marquait l’emplacement de la plaque à présent arrachée. Me rappelant alors la porte de derrière, que j’avais empruntée le soir où j’étais sorti en voiture avec Takao, je fis le tour de la maison. Une jeune domestique, dont j’avais un vague souvenir, en sortit précipitamment. Comme je lui faisais part des raisons de ma visite, elle me répondit que Takao et sa mère n’habitaient plus ici, et que monsieur, parti en voyage depuis un certain temps, n’était toujours pas de retour. À la maison, il n’y avait que des avocats, venus pour tout mettre en ordre.

Je restai là un moment. « Que faire ? » murmurai-je à part moi. La domestique, qui se méprenait peut-être sur ma relation avec Takao, me tendit un bout de papier, en me disant que désormais la demoiselle habitait seule à cette adresse. L’endroit était proche de la gare de Sangûbashi, sur la ligne d’Odawara, et j’y partis aussitôt. Près du passage à niveau, sur un terrain qui surplombait la voie de chemin de fer, je finis par découvrir une maison portant le numéro que la bonne m’avait indiqué, mais aucun nom n’y était apposé. Je me mis à faire les cent pas devant le bâtiment. Était-ce vraiment là le refuge de l’orgueilleuse Takao ? Une émotion inhabituelle me gagna, et levant les yeux vers le premier étage, j’appelai : « Mademoiselle Komaki ! Mademoiselle Komaki ! » La porte de la maison voisine s’ouvrit, et je vis apparaître le visage d’une femme, sans doute la propriétaire. « Elle vient de partir à la poste, mais si vous voulez attendre à l’intérieur, elle ne devrait pas tarder… »

Je fis comme elle disait et, ouvrant la porte à claire-voie, je me déchaussai sans façon et entrai. Je ne vis de coussins nulle part, et pas davantage de vaisselle, excepté quelques assiettes oubliées dans un coin de la cuisine, avec les reliefs d’un repas qu’elle avait dû commander à l’extérieur. Je restai debout un instant au beau milieu du salon. Est-il possible qu’une jeune fille vive ainsi, toute seule, dans des pièces aussi vides ? Je montai jeter un coup d’œil au premier étage. J’y trouvai le piano et le grand divan écarlate. Ils formaient, avec la désolation du reste de la maison, un contraste saisissant qui faisait d’autant plus ressortir leur valeur.

Takao ne revenait toujours pas. Je redescendis, et l’attendis un long moment, adossé à un pilier de l’entrée. Enfin, j’entendis des bruits légers de pas. La porte s’ouvrit brusquement. Takao me vit aussitôt. Son regard fixe, glacial, vacilla sous le coup d’un trouble violent qui ne m’échappa pas. Mais cela dura une seconde à peine. Puis ses yeux se mirent à flamber de haine et d’orgueil blessé, au point que je crus qu’elle allait se jeter sur moi.

« Excusez-moi, je me suis permis d’entrer en votre absence… » Comme je prononçais instinctivement ces mots, elle me dit d’une voix grave et frémissante : « C’est pour me narguer que vous êtes venu jusqu’ici ! Qu’est-ce que vous avez à harceler les gens comme ça ? Et d’abord, qui vous a permis d’entrer ? » Mais la violence de ses paroles ne m’impressionnait plus.

« Votre voisine me l’a proposé. Mais quelle idée de penser que je viens pour vous narguer !

— Sortez ! Je vous dis de sortir ! » Sur ces mots, elle monta au premier étage. Sans hésiter, je grimpai l’escalier à sa suite. Curieusement, à mes yeux, cette colère la rendait soudain attirante. Jamais elle ne m’avait paru aussi jolie.

« Je vous ai dit de sortir, vous ne comprenez donc pas ? » Le coin droit de sa bouche se mit à trembler légèrement, tandis qu’elle me fixait d’un regard noir.

« Savez-vous pourquoi je suis ici ? Votre ami Ataka se laisse mourir à cause de vous ! »

Au nom d’Ataka, un sourire sarcastique, tout à fait inattendu, apparut sur son visage. Je restai silencieux un instant, à regarder ce sourire.

« Vous vous donnez bien du mal », dit-elle alors d’une voix presque inaudible. Ne sachant comment interpréter cette phrase, je me sentis un peu décontenancé. Sans doute ses paroles s’adressaient-elles à la fois à moi et au jeune homme. Je fis semblant de n’avoir pas saisi. « Pardon ?

— J’ai dit que vous vous donniez bien du mal ! Et maintenant, laissez-moi tranquille !

— Mais enfin, pourquoi ne prenez-vous pas la peine d’aller le voir ? Il m’a semblé tout à fait sympathique, ce garçon, et d’ailleurs si vous êtes restée ainsi avec lui, cela veut bien dire qu’il vous plaît, non ?

— Évidemment ! Mais tout ça, c’est du passé ! » répondit-elle en me lançant un regard de défi. « J’ai passé une semaine très agréable avec lui, dans cet hôtel au bord de la mer. Est-ce que tout le monde n’en ferait pas autant ? Qui, devant un beau coquillage trouvé par hasard sur une plage, n’est pas pris d’envie de le ramasser ? On le ramasse, et puis au bout de quelques pas, on le laisse tomber par mégarde ! » En dépit de ces paroles cyniques, elle avait le visage blême et glacial comme une lame de rasoir. « Qu’est-ce que vous avez à me regarder de cette façon ? Osez donc me dire que vous ne feriez pas pareil ? Que vous ne ramasseriez pas le coquillage ? Ce n’est pas pour vous provoquer que je parle ainsi ! Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous mêler de mes affaires !

— Mais enfin, mademoiselle Komaki… » parvinsse à articuler. Je sentais dans son raisonnement une volonté bien à elle de sauver les apparences. À cette fin, elle n’hésiterait pas à raconter des milliers de mensonges, même si cela devait lui être fatal. Soudain, je fus saisi d’un sentiment de pitié pour elle. Cette fille qui avait tout perdu, qui se terrait dans un endroit pareil avec pour seuls biens son piano et son canapé rouge, s’exprimait plus que jamais comme une princesse.

Je l’observai avec une grande attention. Puis j’abattis ma dernière carte : « Si je vous parle aussi directement, c’est que je vous considère comme une personne intelligente. À supposer même que vous disiez vrai, et qu’il s’agisse d’un beau coquillage, il ne s’agit pas que de cela ! Pour dire les choses un peu crûment, ce coquillage est rempli de perles ! La famille d’Ataka s’engage, sur une simple promesse de votre part, à vous éviter tout souci matériel. Elle est prête à faire tout ce que vous voudrez !

— C’est bien ce que je pensais ! » Elle m’interrompit d’une voix grave et cinglante. « C’est cela, vous êtes venu pour me narguer ! Quelle preuve de gentillesse de votre part : j’étais dans une situation difficile, il fallait que vous veniez me réconforter ! Vous êtes vraiment d’une stupidité !… »

Soudain je sentis monter en moi le désir de lui faire du mal. Je me souvenais des mots qu’elle m’avait lancés, le soir de notre première rencontre. Un peintre camme vous, travailler dans une maison pareille ! C’était bien ainsi qu’elle m’avait fait miroiter l’avantage de me rapprocher d’elle. Mais pour qui se prenait-elle ? Comment cette fille, capable de tenir froidement de tels propos, osait-elle à présent interpréter mes paroles en mauvaise part ? Écœuré, je lui dis : « Vous vous souvenez, le jour où vous avez insinué que vous pourriez assurer ma vie matérielle ? Alors vous aussi, vous vous êtes moquée de moi !

— Bien sûr, c’est tout à fait normal que les riches se moquent des pauvres ! Et maintenant, allez-vous-en ! Je ne vous laisserai pas me ridiculiser !

— Je vois que vous me cherchez querelle ! Dans ce cas, j’abandonne la partie sans regrets ! » Et je sortis.

Dehors, il faisait déjà presque nuit. J’avais parcouru quelques mètres d’un pas précipité lorsqu’une image me traversa l’esprit : Takao, toute seule au premier étage de cette maison, effondrée en larmes sur les tatamis. Mais cela m’importait peu. Tandis que je marchais ainsi, tout à mes pensées, je m’aperçus que mon cœur était plein du désir de revoir Tsuyuko. Depuis notre expédition à Zushi, nous nous étions rencontrés deux ou trois fois, et une sorte de complicité s’était vite installée entre nous. Je me ruai dans la première cabine téléphonique venue, devant la gare, pour l’appeler, et sous prétexte de lui parler de son amie, lui demandai de me rejoindre immédiatement à Ginza, au café Eskimo. Je n’étais plus du tout préoccupé par les larmes d’orgueil de Takao.

Je dus attendre quelques instants à l’Eskimo avant de voir arriver Tsuyuko. Avec ses cheveux nattés et son léger kimono de soie blanche, elle avait l’air, dans l’éclairage indécis de la ville, d’un mirabilis épanoui. Dès que je l’aperçus, je remarquai sa coiffure, et me rappelai un jour où, étant allé l’attendre près de chez elle, je l’avais vue sortir furtivement du jardin derrière la maison, pour se précipiter vers moi. Ses cheveux fraîchement lavés, rassemblés simplement en nattes, produisaient une telle impression de naturel, de pureté, que très spontanément je l’avais complimentée sur cette coiffure, qui s’accordait si bien à ce qu’elle était. Elle avait donc gardé mes paroles en mémoire ? Des pensées aussi infimes suffisaient à m’enchanter. J’accueillis Tsuyuko avec joie. « C’est gentil d’être venue ! » Tout au bonheur de la retrouver, je lui parlai pourtant d’autre chose. Je lui racontai d’abord comment le frère aîné d’Ataka m’avait demandé d’intervenir auprès de Takao, et comment celle-ci, à qui je venais de rendre visite, m’avait envoyé promener sans autre forme de procès. La conversation entre Tsuyuko et moi tournait toujours autour de Takao, mais elle aurait tourné autour d’autre chose que ç’aurait été pareil. Je regardais ses yeux et ses lèvres, je regardais son front blanc légèrement emperlé de sueur. Et ses mains fines qui tenaient un mouchoir.

« Cela n’a pas traîné ! Elle m’a mis dehors, comme un malpropre !

— Mais dès le départ, c’était évident que cela ne marcherait pas ! » me dit Tsuyuko en souriant. D’après elle, maintenant que sa famille était ruinée, toute proposition de mariage ne pouvait que blesser Takao. Et à supposer même que les paroles de celle-ci n’aient été que mensonges, et qu’elle aimât profondément le jeune homme, elle aurait rejeté mes suggestions de la même manière. « Si vous m’en aviez parlé, je ne vous aurais pas laissé accepter un rôle pareil ! ajouta Tsuyuko.

— J’ai été bien bête ! Mais si Takao refuse ainsi de se marier, comment va-t-elle faire ?

— Vous voulez dire matériellement parlant ? Sur ce plan, je crois qu’il n’y a pas à s’inquiéter ! »

Et elle me raconta que le père de Takao, en prévision de ce qui pourrait arriver, avait dû mettre de côté depuis longtemps suffisamment de biens pour sa femme et sa fille, et que malgré le changement brutal survenu dans leur vie, celles-ci n’avaient pas, du moins dans l’immédiat, de soucis matériels à se faire. Quant à lui, contrairement à la plupart des hommes d’affaires, c’était une personnalité d’une grande culture, d’un grand prestige moral, et après avoir été contraint de quitter le monde des finances, il avait accepté un poste de professeur à Shanghai, à l’institut Ikuei, réalisant ainsi un désir ancien : consacrer sa vie à l’étude. Cet homme était originaire d’un milieu modeste, et en se mariant avec la mère de Takao, lointaine parente qui appartenait à la branche aînée de sa famille, il avait pris le nom de sa femme, Komaki. Mais dès le début, apparemment, le couple n’avait jamais réussi à créer dans son foyer une atmosphère harmonieuse, et chacun, mari et femme, menait donc sa vie de son côté. La mère de Takao, elle, avait été formée dès l’enfance au style de chant traditionnel d’une célèbre école dont le nom m’échappe. Elle avait été autorisée à en porter le titre de « maître », ce qui lui permettait de fréquenter des gens des milieux du théâtre. D’ailleurs, comme elle possédait, en plus de la résidence de Sendagaya, un autre logement dans le quartier d’Akasaka, à Imaichô, depuis quelque temps, pendant l’absence de son mari, elle y vivait avec un certain acteur de kabuki qu’elle connaissait depuis l’enfance. En un sens, la ruine de la famille Komaki n’avait donc pas apporté que du malheur, puisqu’elle permettait maintenant au père, à la mère et à la fille, de vivre chacun comme il l’entendait. Et à en croire Tsuyuko, l’avenir de Takao n’était pas aussi sombre qu’on aurait pu l’imaginer.

De toute façon, tout cela n’était pour moi qu’un prétexte pour converser avec Tsuyuko en mangeant des glaces. Mais soudain, me rappelant le frère aîné d’Ataka, j’allai lui téléphoner pour lui raconter par le menu l’échec de ma visite à Takao. J’entendis alors, à l’autre bout du fil, une espèce de soupir. Puis le frère me dit qu’il voulait me voir pour en savoir plus, et qu’il prenait immédiatement sa voiture pour me rejoindre. À vrai dire, comme j’avais projeté de faire une promenade à Ginza avec Tsuyuko, l’idée d’attendre cet homme pour une rencontre qui n’apporterait rien me sembla bien ennuyeuse, mais je ne pouvais pas faire autrement.

Bientôt il apparut, portant une veste de kimono noire en soie légère. De nouveau, je lui expliquai toute l’affaire en détail. Tandis qu’il m’écoutait, je voyais bouger ses épaules maigres. On aurait dit qu’elles avaient leur vie propre, et cela me mettait très mal à l’aise. Levant enfin la tête, il déclara : « En somme, cela revient à laisser froidement mourir mon frère, sans faire le moindre geste ! » En disant cette phrase, il faisait sans doute allusion à Takao, mais ce pouvait tout aussi bien être moi qui abandonnais le garçon à la mort. Peut-être est-ce ainsi que les personnes pondérées réagissent sous le coup de la colère ? Toujours est-il qu’il me dit d’un air de rancœur, à moi qui lui avais pourtant rendu service : « Quelle pitié ! Si je mets mon frère au courant, il en mourra ! Alors que vous pourriez certainement faire autre chose pour le sauver ! »

Soudain une espèce de lassitude m’envahit. Et, désireux d’en finir avec cette affaire, je lui suggérai d’aller voir lui-même Takao. Avec moi, elle s’était obstinée à refuser sa proposition, mais, après tout, il n’était pas exclu qu’elle l’accepte, venant directement de lui. L’homme se leva sans le moindre entrain, mais partit malgré tout chez Takao. En cette soirée de la fin juillet, il faisait une chaleur moite et suffocante, car les pluies avaient été peu abondantes avant l’été cette année-là. En sortant de l’Eskimo, Tsuyuko et moi ne pensions déjà plus à personne d’autre qu’à nous.

Par la suite, je continuai de voir Tsuyuko de temps en temps. Ces rencontres n’étaient rien d’autre que de simples promenades, ou des moments passés dans un salon de thé, mais chaque fois je sentais s’approfondir nos sentiments. Ce que j’avais pris d’abord pour un amour non partagé me semblait à présent, à certains signes, peut-être réciproque. Un jour Tsuyuko, avec gravité, me demanda de lui dire sans détour ce que j’éprouvais pour Takao. La veille, elle avait rencontré son amie qui lui avait parlé de moi. Takao, pendant toute leur conversation, avait affecté un ton railleur, et l’avait en outre avertie par ces mots : « Surtout, n’oublie pas que je suis toujours décidée à me marier avec lui !… » Tsuyuko pouvait comprendre pourquoi Takao disait des choses pareilles, mais elle voulait savoir s’il existait encore entre son amie et moi un lien qui justifiât de tels propos.

Ce qu’avait pu lui raconter Takao m’était égal, mais la réaction de Tsuyuko, qui était celle d’une femme amoureuse, me procura une certaine joie. « Cela ne m’étonne pas de Takao ! » m’exclamai-je, et j’ajoutai que, parfois, il était dans le caractère des jeunes filles gâtées de dire des choses qu’elles ne pensaient pas, juste pour embarrasser les gens. Tout en me réjouissant secrètement de voir qu’un tel enfantillage avait éveillé l’amour de Tsuyuko, je lui expliquai que les propos de Takao n’étaient qu’une dernière pique qu’elle avait jetée par dépit. À cet instant, j’éprouvai pour Tsuyuko, qui marchait à mes côtés, un tel élan d’amour que j’eus envie de la prendre par ses épaules frêles et de la serrer contre moi.

Un matin, quatre ou cinq jours plus tard, je reçus un télégramme de Tsuyuko, me demandant de venir d’urgence chez Takao, à Sangûbashi. J’imaginai aussitôt qu’un incident quelconque avait dû encore se produire par la faute de celle-ci, mais à l’idée de pouvoir rencontrer Tsuyuko, je partis là-bas toutes affaires cessantes. Il n’y avait pas un souffle d’air ce jour-là. Je marchais sous le soleil ardent, l’esprit tout entier occupé par la pensée de Tsuyuko.

« Il y a quelqu’un ? » criai-je, mais je n’obtins aucune réponse. La maison était plongée dans le silence. Reconnaissant dans l’entrée les sandales en velours noir de Tsuyuko, je montai en toute hâte au premier étage.

« Que se passe-t-il ?

— Je suis désolée d’avoir eu à vous faire venir… », me dit Tsuyuko. À côté d’elle, Takao, effondrée sur le tabouret du piano, pleurait à chaudes larmes.

« Que se passe-t-il ? » répétai-je.

Tsuyuko, me montrant une longue lettre jetée sur le tatami, me dit : « Ataka est mort. »

La surprise me fit tressaillir. Bien sûr, ce garçon ne parlait que de mourir, mais qui aurait cru qu’il se tuerait si facilement ? La lettre, écrite par son frère aîné, était adressée à Takao. Tandis que je la lisais, je sentis peu à peu s’évanouir l’étrange irritation qui m’avait saisi quand j’avais revu cet homme à l’Eskimo. « À présent, toute rancœur m’a quitté », disait-il, et c’était en effet d’un ton calme qu’il relatait en détail ce qui s’était passé depuis notre dernière rencontre.

Épuisé de le surveiller nuit et jour, et persuadé qu’un voyage pouvait lui changer les idées, j’avais décidé de le confier pendant quelque temps à nos parents. Mais pendant le trajet en bateau à destination de Shikoku, il s’est jeté à la mer. Le vent était très violent ce soir-là, et ma femme qui l’accompagnait s’était absentée pour aller chercher dans la cabine une cape afin de lui en couvrir les épaules. À son retour, quelque trente secondes plus tard, il avait disparu. Elle dit bien avoir entendu un bruit de plongeon, et certains passagers auraient aperçu une ombre s’élancer dans la mer, mais le corps n’a pas encore été retrouvé…

Je posai la lettre, et jetai un regard sur Takao qui continuait de pleurer, les épaules secouées de sanglots. Elle est donc capable malgré tout de verser des larmes sur ce garçon qui s’est tué pour elle. À cette pensée, je ne pus m’empêcher de m’attendrir. « Voyons, arrêtez de pleurer ! Ne vous en faites pas, tout cela sera très vite oublié ! »

Takao, toujours en larmes, ne répondait pas. Je continuai : « Allons, il faut reprendre courage ! Vous n’allez pas en plus vous rendre malade, ce serait vraiment stupide ! »

Les sanglots qui résonnaient dans le silence lourd de la pièce cessèrent enfin, et Takao releva la tête. Au moment même où, devant ses grands yeux baignés de larmes et ses paupières gonflées comme deux coquillages rouges, l’émotion me gagnait, l’ombre inattendue d’un sourire sarcastique passa sur son visage. « Ne vous méprenez pas ! Ce n’est pas sur la mort de ce garçon que je pleure ! »

Je détournai les yeux, scandalisé. Avec cette simple phrase, j’avais compris que ses caprices d’enfant gâtée recommençaient, et je sentis s’envoler d’un coup le peu de patience que j’aurais pu mettre à écouter ses explications. Après tout, en quoi ses larmes me concernaient-elles ? Comme je gardais un silence réprobateur elle continua, d’un air de provocation : « L’autre jour, quand le frère d’Ataka est venu me voir, je lui ai dit tout net : “Il faut être vraiment stupide pour m’avoir envoyé M. Yuasa comme messager ! Vous n’êtes peut-être pas au courant, mais c’est mon amoureux. Lui demander d’intervenir dans une histoire d’amour, quelle absurdité !” »

Mais qu’est-ce qu’elle racontait là ? J’avais beau me dire qu’elle cherchait simplement, en démontant les gens, à les mettre dans l’embarras, je me sentis troublé. Depuis un moment Tsuyuko, assise dans un coin, semblait sur le qui-vive. À ces dernières paroles de Takao, elle me lança à la dérobée un regard qui était comme un appel au secours. Je haussai le ton : « Cessez de dire des bêtises !

— Des bêtises ? Alors, vous prétendez que vous n’êtes pas mon amoureux ? Vous seriez capable de le prouver, devant Tsuyuko ? Pourtant nous ne nous sommes jamais vraiment dit “adieu” ! Ce n’est pas vrai ? S’il n’y avait rien entre nous, pourquoi serions-nous allés à l’hôtel ensemble ? Pourquoi aurions-nous dormi dans le même lit ? » Et elle éclata d’un rire strident et hystérique.

« Qu’est-ce que vous dites ? Quel intérêt avez-vous à raconter des stupidités pareilles ? »

Sans chercher vraiment à lui cacher cet épisode, je n’avais pas encore raconté à Tsuyuko la nuit à l’hôtel Bôkai. Or, en évoquant inopinément cette nuit, Takao laissait entendre que notre relation était allée plus loin qu’en réalité. Comment expliquer à Tsuyuko, qui ignorait tout des circonstances, ce qui s’était véritablement passé ? Comprenant enfin pourquoi Takao nous avait fait venir, je me sentis moins furieux qu’affolé. Tsuyuko, qui ces derniers temps avait commencé à montrer de l’inclination pour moi, risquait d’être ébranlée par ce qu’elle venait d’apprendre. J’étais bel et bien tombé dans le piège de Takao, et réduit à l’impuissance.

« Mais enfin, à propos de cette nuit-là…, balbutiai-je, comment pouvez-vous affirmer des choses pareilles ? D’abord, vous ne m’aviez même pas demandé mon avis… »

Mais son rire, toujours plus strident, vint couvrir ma voix. Dans une telle situation, essayer de se justifier par un flot de belles paroles ne peut que vous rendre encore plus ridicule.

Soudain, Tsuyuko se cacha furtivement le visage dans son mouchoir et se mit à pleurer en silence. Ne sachant que faire, je lui pris la main. « Surtout, ne vous méprenez pas ! Si je ne vous en ai pas parlé, c’est simplement par peur d’un malentendu, et pas du tout pour les raisons qu’elle vient de donner !

— Je sais bien ! » répondit-elle d’une petite voix. La tête plongée dans son mouchoir, elle pleurait à présent à chaudes larmes. Le rire hystérique de Takao redoubla : « Expliquez-lui les choses plus clairement, voyons ! C’est tout ce que vous trouvez à dire pour vous défendre ?… En fait, j’avais fait venir Tsuyuko aujourd’hui pour tout lui raconter de notre relation, et éclaircir une bonne fois cette histoire ! Mais à présent, tout cela me semble sans intérêt ! Allez, je vous rends votre liberté ! Vous avez compris ? Je vous cède à Tsuyuko ! Et maintenant, allez-vous-en tous les deux ! Partez ! Vous entendez ? Je vous dis de partir !

— Tsuyuko, allons-nous-en ! » dis-je, m’efforçant au calme. Tsuyuko, sans un mot, fourra son mouchoir dans sa manche, et descendit ou plutôt dévala l’escalier derrière moi. Et en un clin d’œil, nous fûmes dehors.

« Vous devez être fâchée ?

— Non. » Tsuyuko ne pleurait plus. Je crus voir briller dans ses beaux yeux une lueur de pitié pour moi, qui m’étais montré si lamentable. Je dois avouer que si ce soir-là, à l’hôtel, Takao n’avait pas perdu conscience sous le coup de l’excitation, j’aurais volontiers fait l’amour avec elle. Ce qui m’avait empêché d’aller jusqu’au bout, ce n’était pas mon sens moral, mais un curieux énervement provoqué par la fatigue. Bien sûr, il n’était pas question que je parle de cela à Tsuyuko. Mais je tenais à lui faire comprendre que ma relation avec Takao n’était pas ce qu’elle pouvait croire. « D’ailleurs, vous avez bien remarqué qu’elle-même n’a rien dit de précis à propos de cette nuit. Il est vrai que par la force des choses nous nous sommes retrouvés dans la même chambre — il y avait une telle tempête, cela nous a empêchés de rentrer !

— Ne vous en faites pas ! Je n’y attache aucune importance !

— Vraiment ? Alors je vous prie d’oublier tout cela. N’en parlons plus ! »

Retrouvant enfin son sourire, elle acquiesça, à mon grand soulagement. Me souvenant alors du garçon qui venait de mourir, je dis à Tsuyuko : « Tout de même, Takao est vraiment curieuse ! Quand je pense qu’elle n’éprouve ni regrets ni pitié !

— Elle est furieuse ! Elle prétend que c’est lui qui a choisi de se suicider, et elle ne supporte pas qu’on en rejette la responsabilité sur elle. »

Quand je regardai autour de moi, je m’aperçus que nous nous étions engagés sur un chemin de campagne. Nous avions largement dépassé la gare de Sangûbashi.

Après cet événement, je n’eus plus l’occasion de rencontrer Takao, et je pensais rarement à elle, emporté comme je l’étais par ma passion pour Tsuyuko, qui s’était embrasée comme de l’étoupe dévorée par les flammes. Cependant, il m’arrivait parfois d’avoir de ses nouvelles par Tsuyuko. J’appris ainsi que M. Komaki, laissant au Japon sa femme et sa fille, n’avait pas tardé à partir pour la Chine, et que Takao, s’associant à un brillant jeune homme qui avait travaillé sous les ordres de son père quand celui-ci était encore en pleine prospérité, s’était lancée dans l’importation des œufs de poule de Shanghai. Aujourd’hui on vend ces œufs partout au Japon, même à la campagne, mais Takao et son associé furent probablement les premiers à avoir eu l’idée de les importer en grande quantité. Était-ce de son père que Takao avait hérité un tel sens des affaires ? En tout cas, il n’y avait plus chez elle la moindre trace d’extravagance, et c’était avec une persévérance exemplaire qu’elle avançait sur le chemin de la réussite. J’avais imaginé tout naturellement qu’elle s’était mariée avec son associé, mais apparemment ce n’était pas le cas. D’après Tsuyuko, la métamorphose de Takao était « un bel exemple de double personnalité ». Au printemps dernier, cinq ans après ces événements, j’ai aperçu Takao à Ginza, en train de faire des achats dans un magasin de fourrures, mais elle n’a pas semblé me remarquer.

Pour revenir à la relation entre Tsuyuko et moi, dans les débuts notre amour suivit son cours de façon tout à fait naturelle, sans aucun événement marquant. J’étais encore très jeune quand j’avais quitté le Japon, et durant mon long séjour à l’étranger, je n’avais pas connu l’amour véritable, mais plutôt son apparence, puisque je m’étais souvent borné, dans ce domaine, à des expériences avec des professionnelles. L’apparition dans ma vie d’une jeune fille de bonne famille comme Tsuyuko avait fait renaître en mon cœur plus de gaucherie, plus de pudeur encore qu’à l’adolescence. Quant à elle, elle semblait nourrir à mon égard des illusions enfantines, comme si mon titre de « peintre célèbre revenant d’Europe », pour pasticher les journaux, m’avait auréolé de prestige à ses yeux. Et c’est ainsi que pendant presque tout l’automne, nous nous vîmes en amoureux timides, sans aller au-delà.

J’ignore si ce genre d’établissement existe encore, mais il y avait à l’époque, près de la gare de Shimbashi, un restaurant du nom de Yûyûtei, fréquenté par une clientèle plutôt raffinée. Au fond de la salle, dans un endroit discret, étaient ménagés plusieurs renfoncements avec juste quelques chaises. Un rideau, une fois tiré, empêchait de voir qui se trouvait à l’intérieur. Les clients, surtout ceux qui venaient accompagnés de femmes, s’y installaient pour converser en toute intimité. Tsuyuko et moi, arrivant respectivement de Yotsuya et de Kamata, nous nous retrouvions à Shimbashi pour nous rendre à Yûyûtei et là, nous restions longtemps assis, en tête à tête. Par la vitre, on apercevait les feuilles d’un paulownia, couvertes de poussière. Parfois de l’étage au-dessus résonnaient les notes hésitantes d’un piano. Et par ces après-midi déserts, une même langueur nous envahissait, celle de tous les amoureux contraints de se cacher du monde.

Au fil de nos rencontres dans ce restaurant, une serveuse nommée Oyae s’était prise d’amitié pour nous. Au début, elle passait juste la tête par le rideau, pour nous saluer d’un « alors ça va, les amoureux ? » lancé d’un ton taquin. Mais par la suite elle venait souvent s’asseoir près de nous. « Je vous plains de tout mon cœur ! » nous disait-elle en guise de consolation, puis elle se mettait à nous raconter ses démêlés avec son amant, qui était acteur de cinéma à Kamata. Cet homme, un ancien étudiant de l’université Keiô, s’était laissé entraîner à la débauche, et comme sa famille avait fini par lui couper les vivres, il avait longtemps vécu avec Oyae, à ses crochets. Un beau jour, pour s’amuser, il s’était mis à faire l’acteur, et puis ces derniers temps, sitôt qu’il avait commencé à être un peu connu, il s’était éloigné d’elle, oubliant tout le mal qu’elle s’était donné pour lui. « Il ne voit que son intérêt ! » concluait-elle avec un inévitable soupir, après quoi elle ne manquait jamais d’ajouter qu’elle était prête à faire n’importe quoi pour nous aider. Effectivement, elle acceptait de me servir de messagère auprès de Tsuyuko, de lui téléphoner à ma place chez ses parents.

Un jour, je ne vis pas arriver Tsuyuko, pourtant si ponctuelle d’habitude. Je l’attendis longtemps à la gare de Shimbashi, puis à Yûyûtei. Enfin, n’en pouvant plus, je demandai à Oyae de lui téléphoner. Mais celle-ci ne parvint pas à la joindre. Ne sachant que faire, je rentrai chez moi, inquiet de ce qui avait bien pu arriver à Tsuyuko. Je trouvai sur mon bureau une lettre d’elle :

Il faut que je te parle de toute urgence. Je suis contrainte de rester à la maison. Viens me retrouver ce soir après onze heures devant chez moi.

Je m’inquiétai, imaginant aussitôt toutes sortes de catastrophes. Mais, de toute façon, que pouvais-je bien faire avant d’avoir rencontré Tsuyuko ? J’avais beau me raisonner, c’est le cœur tremblant que j’attendis onze heures.

Je descendis à Shinanomachi, et pris derrière la gare le chemin en pente qui menait chez Tsuyuko. La maisonnée était-elle déjà endormie ? De l’autre côté des massifs du jardin plongé dans l’obscurité, toutes les fenêtres étaient fermées et le silence régnait. Je regardai ma montre à la lueur de la lanterne accrochée au portail : il restait encore deux ou trois minutes avant onze heures. Je fis à pas de loup quelques aller et retour devant la propriété. Soudain, une vague lumière s’alluma dans la pièce — sans doute le salon — située près du vestibule, un pan de rideau s’écarta légèrement, et je distinguai quelqu’un qui scrutait l’obscurité. Ce ne pouvait être que Tsuyuko. Ce soir-là, pour échapper aux regards, j’avais mis — ce qui ne m’arrive jamais — un costume noir. Tsuyuko allait-elle me reconnaître ? Je lui adressai un signe de la main. Elle pointa alors à plusieurs reprises le doigt vers l’arrière du jardin, sans doute pour me suggérer de faire le tour par là. Longeant le haut mur de briques, j’arrivai devant une porte en bois renforcée d’un grillage. Elle était entrebâillée. Je me glissai par cette ouverture, et pénétrai presque sans bruit dans le jardin. Seul résonna un son grêle, comme celui d’une clochette effleurée par le vent.

La lumière du salon était déjà éteinte, et Tsuyuko, enjambant le rebord de la fenêtre, sautait sur la pelouse. Retenant mon souffle je l’attendis, caché dans l’ombre d’un massif. Elle s’élança silencieusement vers moi et, arrivée à ma hauteur, poussa un faible cri. Je la pris doucement dans mes bras.

« Que se passe-t-il ?

— C’est affreux, on veut me marier !

— Te marier ? »

Malgré l’obscurité, je voyais ses grands yeux briller d’un éclat fébrile. La gardant toujours enlacée, je m’assis avec elle sur un banc, à l’ombre des arbres. Tout à l’émotion de la retrouver ainsi, j’étais incapable de percevoir la gravité de la nouvelle qu’elle venait de m’annoncer.

« Te marier ? Je ne laisserai jamais faire ça ! » Et je la serrai encore plus fort dans mes bras. Tout à l’heure, à la fenêtre du salon, elle ne m’était apparue que comme une vague forme blanche. Mais à mesure que mes yeux s’habituaient à l’obscurité, je vis qu’elle était vêtue d’un pyjama rose pâle et portait, à ses pieds minces, des pantoufles rouges, ce qui lui donnait l’allure d’une petite Chinoise.

« Mais c’est déjà décidé ! Ils n’ont pas perdu de temps. Je ne me doutais de rien, ils ont tout arrangé en secret ! » Et elle m’expliqua que son père, qui était amiral, la destinait depuis longtemps, sans le lui avoir jamais dit, à un jeune officier. Et puis soudain, le matin même, il lui avait ordonné de se tenir prête pour le lendemain, la rencontre avec son futur époux devant avoir lieu au Théâtre kabuki. « Il est possible que mes parents se doutent de quelque chose à notre sujet, c’est ma nourrice qui me l’a dit. C’est peut-être pour cela que mon père semble d’autant plus décidé à m’imposer sa volonté ! » Et elle poussa un profond soupir. Elle s’était habituée tant bien que mal à la rigidité de cette « famille de militaires ». Mais qu’on aille jusqu’à décréter que son foyer à elle devait être pareil à ce modèle familial, cela, vraiment, elle ne pouvait le supporter. « Je t’en prie, aide-moi ! Ne les laisse pas m’emmener ! Je ne veux pas ! »

Le regard affolé, elle s’agrippa à moi et se blottit dans mes bras. Apparemment, si elle refusait ce mariage, ce n’était pas à cause de son amour pour moi, ni de la personnalité de celui qu’elle allait rencontrer le lendemain. Non, simplement, l’homme était un militaire, et cette seule pensée la révulsait. Et voulant échapper par n’importe quel moyen au rendez-vous du lendemain, elle me suppliait de trouver une solution. Mais moi, j’avais beau tenir à cet amour comme à ma vie, j’étais après tout, comme on dit communément, « marié et père de famille ». À ce titre, comment pouvais-je me déclarer comme prétendant de Tsuyuko ? Il me fallait d’abord régler au plus vite la situation avec ma femme et veiller à assurer l’avenir de mon fils. Mais ce n’était pas tout : pour pouvoir me présenter devant le père de Tsuyuko, je devais encore prouver que mes moyens financiers me permettaient d’assurer à sa fille un niveau de vie au-dessus de la moyenne. Sinon, avec mes prétentions, je deviendrais la risée de tout le monde. Je me sentais pris dans une situation sans issue.

« J’ai une idée ! » me dit Tsuyuko, voyant que je ne savais que répondre. « Est-ce que tu pourrais venir demain, au théâtre ? Promets-moi que tu viendras ! Devant mon père, je me sens démunie, mais avec les autres, je suis capable de me défendre. Tu vas voir, tu vas être surpris !

— Tu veux faire un esclandre ? Es-tu bien sûre de ne pas le regretter ?

— Tout à fait sûre ! »

Je la serrai une fois encore dans mes bras. Je sentis avec attendrissement son corps souple et mince s’abandonner comme celui d’un petit enfant sans défense.

« Bon, alors à demain !

— Dors bien ! »

Tsuyuko se dégagea puis, pareille à un oiseau qui s’envole, disparut par la fenêtre du salon. Je restai longtemps immobile dans l’ombre des arbres, me demandant où pouvait être sa chambre. Mais j’avais beau attendre, aucune lumière ne s’allumait, et la maison replongea dans le silence. Soulagé, je rentrai chez moi.

Le lendemain, je m’arrangeai pour arriver à l’heure exacte au Théâtre kabuki. À peine entré dans la salle à demi éclairée, je parcourus l’endroit du regard et repérai aussitôt, assis dans les premiers rangs sur la droite, Tsuyuko et les personnes qui l’accompagnaient : elles étaient trois, deux femmes d’une quarantaine d’années, dont l’une devait être sa mère ou sa tante, et l’autre l’intermédiaire dans cette affaire, et un homme, sans doute celui à qui on la destinait. Tandis qu’ils contemplaient tranquillement le spectacle, je dévorai des yeux cet homme qui après tout était mon rival, tout en éprouvant un certain soulagement à être assis loin d’eux. Cette silhouette mal dégrossie que j’apercevais de dos, sanglée dans son uniforme de sous-officier de l’armée de mer, formait un contraste presque dissonant avec la grâce limpide de Tsuyuko, pareille à un lys blanc à peine éclos. Je me souvins des paroles qu’elle avait prononcées la veille au soir. Ne les laisse pas m’emmener, je ne veux pas ! Comme si, à présent encore, elle m’appelait de loin, avec les mêmes mots, je me levai sans bruit et me dirigeai vers eux. Les acteurs en étaient arrivés à la scène où l’héroïne, Okaru{1}, s’enfuit avec son amant, ou quelque chose d’approchant, mais tout cela m’importait peu. Tâtonnant dans la salle, protégé par l’obscurité que la clarté de la scène rendait encore plus dense, j’arrivai près de Tsuyuko. Elle se retourna, comme si elle avait senti quelque chose, et m’apercevant, se leva discrètement et me rejoignit dans le couloir.

« C’est ta mère qui est avec toi ?

— Non, c’est ma tante, et puis la femme d’un ami de mon père. C’est elle qui sert d’intermédiaire », répondit-elle avec un petit rire espiègle, qui me surprit quelque peu. Mais en même temps je me sentis heureux de ne plus voir dans son regard les ombres de la veille. Peut-être après tout cette histoire était-elle de l’ordre des farces qui se terminent bien ? Le cœur plus léger, j’étais à présent enclin à voir dans le rôle qui m’avait été attribué ce soir-là celui d’un simple personnage de comédie.

« Qu’est-ce qu’on fait ? On plante là ton soupirant et on s’en va ?

— Non, on ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que ma tante arrive et te découvre », me dit Tusyuko en souriant avec un brin de malice, et elle se serra contre moi.

Sur ces entrefaites la sonnerie annonçant l’entracte retentit, et parmi les spectateurs qui refluaient dans le couloir une femme, sans doute la tante de Tsuyuko, vint vers nous en fendant la foule. « Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne trouves pas que c’est incorrect vis-à-vis de notre invité ?

— Je me suis sentie tellement fatiguée !… » Et sur ces mots Tsuyuko, se serrant encore plus étroitement contre moi, me lança un clin d’œil. « J’ai retrouvé un ami, et nous bavardions.

— Mais, enfin, tu sais bien pour quelles raisons nous sommes là ce soir ! Mets-toi un peu à ma place, voyons ! » dit la femme d’une voix basse, vibrant d’irritation contenue, puis elle m’adressa un sourire figé : « Je vous prie de nous excuser, mais nous avons un invité qui nous attend. » Et poussant Tsuyuko devant elle, elle l’emmena. Je les regardai s’éloigner.

Que faire ? Maintenant que les choses en étaient là, pouvais-je me contenter de me croiser les bras ? Devais-je au contraire intervenir en disant : « Je m’oppose à ce qu’on marie Tsuyuko à un autre ! » Ou encore, allais-je la rejoindre et, comme elle venait de le faire avec moi, me serrer contre elle pour bien montrer à tous qu’elle avait en ma personne un chevalier servant, ruinant du même coup ce projet de mariage ? J’étais incapable de me décider. Mais une chose me préoccupait : comment la tante de Tsuyuko, qui venait à travers la comédie de sa nièce de découvrir mon existence, allait-elle réagir ? Se hâterait-elle, le soir même, de conclure le mariage ? Ou bien, craignant d’éventuelles complications, préférerait-elle tout annuler ? Dans un cas comme dans l’autre, ma seule consolation était de me dire que Tsuyuko ne se laisserait pas marier de gaieté de cœur.

Là-bas, de l’autre côté de la porte, j’entendais sans pouvoir en saisir le sens les répliques des acteurs qui se répercutaient comme des balles de ping-pong d’un mur à l’autre de la salle. Mais la seule image qui m’occupait l’esprit était la rangée de sièges où Tsuyuko et les autres étaient assis. Réprimant à grand-peine le désir d’aller les rejoindre, je restai là, immobile, un long moment. Finalement, il vaut mieux que je m’en aille ! Une fois décidé, je regagnai ma place pour aller prendre mon chapeau.

Au moment où je ressortais, je tombai sur Tsuyuko, debout dans le couloir, le visage livide. « Dépêche-toi ! J’ai réussi à m’échapper ! » Et elle sortit du théâtre en courant pour sauter dans le premier taxi qui passait. Je m’y précipitai à sa suite. « À Shimbashi ! » dit-elle au chauffeur avant de se tourner vers moi avec un sourire radieux. « Tu es d’accord pour que nous allions à Yûyûtei ? Je me suis sentie incapable de les supporter plus longtemps…

— Attention, il va tomber ! » lui dis-je enfin, en regardant le peigne à motifs de roses blanches planté dans ses cheveux, et mon cœur se remplit de joie. « Ce soir, je ne te reconnais plus !

— Je me conduis comme Takao, n’est-ce pas ? Ma tante est tellement soupçonneuse, alors j’ai eu envie de faire quelque chose d’imprévu, rien que pour l’étonner ! »

Elle prononça ces mots avec plus de gaieté et d’espièglerie que je ne lui en avais jamais vues jusque-là et, bien vite, je me laissai entraîner dans cette atmosphère de légèreté. Et la pensée du désarroi que devaient éprouver ceux que nous avions abandonnés au théâtre me parut soudain bien réjouissante.

Le restaurant Yûyûtei était exceptionnellement bondé ce soir-là. « Tiens, vous venez bien tard ! Qu’est-ce qui vous arrive ? » demanda Oyae, un peu éméchée, en passant la tête par le rideau. « Vous m’avez l’air d’amoureux en fuite !

— C’est tout à fait cela ! Et nous sommes venus pour te consulter en cette circonstance ! » répliquai-je d’un ton gai. Dans cette petite pièce, Tsuyuko semblait parée comme une jeune mariée. Tandis que je la regardais, je me faisais l’effet d’un jeune barbare venant d’enlever, le jour de ses noces, une belle princesse destinée à un chef de tribu, et cette pensée me mit de bonne humeur. Je bus un peu de saké. « Tu ne connaîtrais pas un endroit où nous pourrions nous cacher quelque temps ?

— Eh bien dites-moi, quelle santé ! Alors ça y est, vous y venez ? Voilà longtemps que j’attendais cela ! »

Oyae, croyant sans doute que je plaisantais, avait réagi par la taquinerie, comme elle le faisait toujours devant nos perpétuelles hésitations. Prenant l’air sérieux, je lui racontai tout ce qui venait d’arriver. « À l’heure qu’il est, ils me soupçonnent certainement de l’avoir enlevée.

— Oh, mais dans ce cas ça ne va pas du tout ! » Oyae, à ma grande surprise, se rembrunit. « Alors que les choses s’étaient passées sans vagues jusqu’à présent, avec cette histoire, vous allez tout gâcher !

— En somme, tu n’es pas d’accord ?

— Mais vous ne croyez pas que cela peut être considéré comme un détournement de mineure ! Il s’agit d’une famille honorable, alors je ne pense pas qu’ils iront jusqu’à prévenir la police, mais enfin… Il serait peut-être plus raisonnable de la ramener chez elle ce soir ! »

Oyae, légèrement ivre, avait beau tenir des propos un peu inconsidérés, elle était la seule à qui je pouvais avoir recours. D’un air perplexe, je regardai Tsuyuko. « Depuis combien de temps sommes-nous ici ?

— Je ne veux pas rentrer à la maison ! » Tsuyuko continuait de sourire. « Si c’était pour rentrer, je ne me serais jamais enfuie ! Même toi, Jôji, tu te mettrais de leur côté ?

— Moi ? » Je jetai un regard à la dérobée sur ses longs cils, qui frémissaient comme le vent. J’étais bien décidé à ne jamais me séparer d’elle. Qu’est-ce qui pouvait bien faire fléchir cette résolution ? Ma seule crainte était mon incompétence face à la vie matérielle. Mais, en ces circonstances, que dire à Tsuyuko ? J’étais bien obligé d’entretenir mes élans de jeune barbare intrépide.

« Même si tu le voulais, je ne te laisserais jamais rentrer ! On finira bien par trouver une solution. Mais, pour le moment, il faut d’abord savoir où nous allons nous réfugier. » Je me levai pour aller consulter discrètement Oyae. « De toute façon, nous ne pouvons plus reculer ! Tu n’as pas une idée de l’endroit où nous pourrions aller ?

— Des endroits, mais il y a en a des tas ! D’ailleurs, vous êtes certainement plus au courant que moi !

— Mais il n’est pas question de prendre une chambre dans un hôtel ou une maison de rendez-vous ! » lui dis-je sérieusement. Je n’avais pas envie, bien sûr, d’emmener Tsuyuko dans des établissements pareils. En outre, j’étais resté longtemps absent de Tôkyô, et l’idée de passer la nuit dans ce genre d’hôtels et d’y risquer une interpellation de la police, comme l’avait vaguement évoqué Oyae, m’inquiétait à un point presque risible.

« Cela vous est égal si l’endroit n’est pas très reluisant ?

— Bien sûr ! De toute façon, demain il fera jour ! »

Oyae me confia alors une petite lettre. Elle louait un appartement au premier étage d’une maison qui se trouvait à Azabu, dans l’enceinte d’un temple situé en contrebas de Sendaizaka, et me proposa de nous offrir l’hospitalité. Je me confondis en remerciements.

Je pressais Tsuyuko de quitter Yûyûtei. Un taxi nous emmena sur-le-champ à Sendaizaka. Près du temple régnait une obscurité inhabituelle. L’endroit était si calme, si désolé, qu’on avait peine à se croire en pleine ville. Nous guidant sur le plan qu’avait dessiné Oyae, nous marchions à la recherche de sa maison, foulant des feuilles mortes, humides de pluie.

« Tu ne regrettes rien ?

— Non. » Tsuyuko avait dû laisser son châle et sa veste de kimono au théâtre, et je voyais frissonner ses épaules frêles.

« Je suis vraiment navré de t’emmener dans un endroit pareil.

— Ne t’en fais pas. » Sa voix, si gaie tout à l’heure, avait perdu de son entrain. Je continuais de marcher en m’exhortant à ne pas perdre courage.

Finalement, nous trouvâmes la maison indiquée par Oyae. Ayant parcouru la lettre de celle-ci, une vieille femme nous fit entrer. Nous montâmes au premier étage. L’appartement se composait de deux pièces en enfilade, l’une de huit tatamis, l’autre de six. Dans la chambre, la literie était restée défaite, et tout autour étaient éparpillés des vêtements jetés négligemment à même le sol, des peaux de mandarine et autres restes de nourriture qui traînaient çà et là. Bien sûr, on ne pouvait pas espérer mieux de l’appartement d’une serveuse de restaurant, mais le désordre était tel qu’on ne savait même pas où s’asseoir. J’ouvris la fenêtre. Un enchevêtrement de branches d’arbre qui bruissaient dans les ténèbres me frôla presque le visage, et une humidité lourde pénétra dans la pièce. Même en plein jour, cet appartement devait être affreusement sombre. « C’est bien ma chance ! » murmurai-je à part moi. Dans un endroit aussi lugubre, tout amour ne pouvait que s’étioler. Pourquoi donc n’avais-je pas trouvé le courage d’emmener Tsuyuko au moins à l’Hôtel Impérial ou au New Grand ? À cette pensée, je ne pus me défendre d’un certain regret. Dans une telle atmosphère, comment bâtir des projets d’avenir ? Me rendant compte que Tsuyuko devait se faire les mêmes réflexions que moi, je sentis l’abattement me gagner.

« Tu ne t’assieds pas ?

— Si », dit-elle en s’installant avec réticence tout au bord du futon{2}.

« Tu n’as pas froid ?

— Non.

— Si tu veux, je peux te raccompagner… »

Elle me regarda sans rien dire. Sur son visage blême se lisait une froideur distante que je ne lui avais jamais vue, une froideur qui était sans doute pour elle le seul moyen de protester contre l’indécence de cette pièce.

« Il est déjà tard », prononça-t-elle dans un murmure. Voulait-elle dire par là que la nuit était déjà bien avancée, ou qu’il était trop tard pour rentrer chez elle ? Complètement abattu, je me sentais aussi presque exaspéré, me demandant pourquoi j’étais incapable de la prendre dans mes bras et de l’embrasser, comme d’habitude. Sans doute allions-nous rester ainsi jusqu’à l’aube.

J’étais plongé dans ces réflexions quand on entendit, dans un claquement de socques de bois martelant les dalles de pierre, juste sous les fenêtres, se rapprocher la voix aux accents garçonniers d’Oyae, manifestement ivre, à laquelle se mêlait celle éraillée d’un homme. Bientôt, la porte d’entrée s’ouvrit violemment et des pas pesants ébranlèrent l’escalier.

« Excusez-nous de vous interrompre ! » Oyae, se laissant aller de tout son poids contre l’épaule de l’homme, passait la tête par la porte.

« Eh, monsieur Yuasa ! Vous voyez ce tombeur ? C’est le sans-cœur dont je vous ai parlé ! Regardez-le bien, vous qui êtes si gentil ! Il ferait pas mal d’en prendre de la graine !

— Tu vas bientôt la fermer ? » L’amoureux d’Oyae, l’acteur de cinéma de Kamata, vêtu d’un pardessus à carreaux et coiffé d’une casquette, m’adressa un sourire gêné. « Excusez-la. Elle est ivre, elle ne sait plus ce qu’elle dit. »

Oyae, en grommelant, s’affala sur le tatami. « Mais qu’est-ce que vous faites, à rester plantés là ? Il y a d’autres matelas dans le placard. On dirait vraiment que vous vous êtes chamaillés !

— Tu n’as qu’à aller t’en occuper toi-même ! » dit l’acteur.

Oyae se redressa en trébuchant, et après avoir installé une literie pour nous dans l’autre pièce, me donna une légère bourrade en disant : « Mais qu’est-ce que vous avez à rêvasser comme ça ? Vous n’êtes quand même pas en colère parce que je suis rentrée ?

— Non, ça ne fait rien. De toute façon… »

Je faillis exprimer ma mauvaise humeur, mais me faisant une raison, je me retins. Entraînant Tsuyuko, je passai dans la pièce voisine et en tirai la porte coulissante après avoir souhaité « bonne nuit » à Oyae et à son amant. Je sentis alors monter en moi une colère sourde. Mais ses vagues ne faisaient que se retourner contre moi. À quoi bon claquer la porte pour nous en aller maintenant, en pleine nuit ? Résigné, je m’efforçai de tranquilliser Tsuyuko et finit par la persuader de s’allonger.

« Tu dors ?

— Non. »

Le vent nous apportait des bruits de voitures qui semblaient se diriger vers le haut de la côte. Là, tous les bruits s’arrêtaient, et j’avais l’impression d’entendre des éclats de voix. Peut-être s’agissait-il de gens à la recherche de Tsuyuko ? Cette pensée m’empêchait de fermer l’œil, même un instant. Et j’entendais une autre voiture. On aurait dit qu’elle s’arrêtait en haut de la côte…

Nous restâmes là, allongés l’un près de l’autre comme deux bouts de bois, à attendre la fin de cette triste nuit. Les échos des ébats d’Oyae et de son amant, qui se poursuivirent sans la moindre discrétion presque jusqu’à l’aube, avaient complètement flétri notre amour.

Au matin, dès que le jour blanchit les vitres, enjambant l’oreiller des deux amoureux qui, avec une tranquille impudeur, dormaient d’un sommeil de plomb, nous quittâmes l’appartement. Tsuyuko venait de m’annoncer qu’elle voulait retourner chez son père. Que pouvais-je y faire ? Il ne me restait même plus assez de courage pour la retenir. De toute façon demain, après-demain ou dans une semaine, nous allions certainement nous revoir. Et j’aurais retrouvé assez d’énergie et de confiance pour ranimer cet amour.

« Tu peux me laisser là. Je préfère rentrer seule », me dit Tsuyuko devant la station de tramway de Shinanomachi. Et elle m’adressa enfin un sourire. « Au revoir !

— Au revoir. »

Me tournant le dos, elle fit quelques pas. Puis elle se retourna et marqua un temps d’arrêt.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Finalement, je préfère que tu viennes avec moi. Je voudrais que tu parles à mon père.

— Ton père ? » Rencontrer cet homme, lui demander pardon pour la légèreté de ma conduite. Pourquoi pas, si cela pouvait au moins rassurer Tsuyuko ? En revanche, en ce qui concernait notre avenir, je ne voyais vraiment pas ce que je pourrais demander à son père. Je marchai près de Tsuyuko dans l’état d’esprit d’un infirmier accompagnant une malade. Je n’arrêtais pas de bâtir des phrases dans ma tête. J’avais la stupidité de croire qu’avec de belles paroles j’arriverais peut-être à me gagner cet homme.

Tsuyuko s’arrêta. « Ma nourrice est là ! » En effet, une vieille femme, debout devant la porte de service, regardait dans notre direction. Dès qu’elle aperçut Tsuyuko, elle vint vers nous en trottinant.

« Ah, mademoiselle !

— Est-ce que papa est là ?

— Tout le monde est là. Que je suis contente que vous soyez revenue ! Si contente ! » Les yeux embués de larmes, elle dévisagea Tsuyuko avec ferveur, puis se tourna vers moi. Son regard maternel avait la douceur de celui d’une colombe. Je pensai soudain à ma vieille mère, que je n’avais pas revue depuis longtemps. Tsuyuko m’avait souvent parlé de cette nourrice qui — mais cela je l’ignorais encore à l’époque — était dans cette famille sa seule alliée.

« Je suis désolé d’avoir causé tout ce tracas.

— Ne vous en faites pas ! Simplement, j’ai pitié d’elle, on lui impose tant de choses. » Puis, s’adressant à Tsuyuko : « Enfin, je suis vraiment soulagée de vous voir revenir ! Entrez donc par ici. Je vais faire tout ce que je peux pour plaider votre cause. » Sur ces mots, elle prit la jeune fille par la main, et ouvrit la porte de derrière. Elle avait l’intention de cacher Tsuyuko dans sa chambre et d’attendre le moment propice pour arranger les choses, et elle me demanda de ne pas intervenir pour l’instant. Je n’eus pas le courage d’insister. Même sans sa recommandation, je savais bien de toute façon qu’en me présentant dans cette maison qui était sens dessus dessous, je ne ferais que jeter de l’huile sur le feu. Et puis son regard doux de colombe m’inspirait confiance. Renonçant donc à accompagner Tsuyuko, je m’adossai contre le mur de briques et suivit des yeux les deux femmes qui entraient dans la propriété.

« Je ne manquerai pas de vous tenir au courant dès que possible », chuchota la nourrice, se retournant au moment de franchir la porte. Je restai immobile un instant. Le soleil, qui venait de se lever, chauffait la terre à mes pieds. À mesure que sa tiédeur se transmettait à ma peau à travers l’étoffe de mon pantalon, je sentais mes forces me quitter. J’avais presque envie de me laisser aller de tout mon long contre le sol. C’est dire à quel point j’étais épuisé.

Je restai enfermé chez moi, à attendre des nouvelles de Tsuyuko. Au bout de trois ou quatre jours, je n’avais toujours rien reçu d’elle, et l’angoisse s’empara de moi. Je me demandais bien sûr comment les choses avaient évolué, mais ce qui m’inquiétait le plus, c’était de savoir comment se sentait Tsuyuko après notre dernière rencontre, qui avait été si lamentable. Il fallait absolument que je la revoie. Je décidai de me rendre à la gare de Shibuya, me rappelant que nous nous y étions donné rendez-vous une ou deux fois quand elle allait suivre ses cours d’art floral. Le lendemain, le surlendemain, à l’heure où nous avions coutume de nous retrouver, j’attendis sur le quai, en vain. Sa vie de jeune fille rangée, avec son rythme paisible, ses cours d’art floral, avait-elle été complètement bouleversée ? Était-elle surveillée au point même de ne plus pouvoir m’écrire une lettre ? Après bien des hésitations, je me résolus à aller faire un tour près de chez elle. Je fis plusieurs fois les cent pas devant la maison puis, pensant qu’à défaut de rencontrer Tsuyuko elle-même, j’aurais peut-être la chance d’apercevoir la vieille nourrice, je me dissimulai dans l’ombre du portail pour épier la propriété à travers les massifs. Plongée dans le silence, elle semblait inhabitée. Je m’éloignai et marchai alors jusqu’à l’avenue qui longe la ligne de tramway de Yotsuya, tournai à droite, descendis jusqu’au bout une rue en pente, et m’engageai dans une ruelle étroite qui, passant par le quartier résidentiel, débouchait sur un fouillis de baraques disparates. De cet endroit, on apercevait en biais l’arrière de la maison de Tsuyuko. Je restai là un long moment à regarder la fenêtre du premier étage qui, la nuit où j’étais venu rejoindre Tsuyuko, m’avait semblé être celle de sa chambre. De la lumière en filtrait, mais les rideaux bleu pâle étaient tirés, et apparemment il n’y avait personne.

Dès le lendemain, je commençai à rôder sans trêve autour de la maison. M’avait-on repéré ? Était-ce pour cela que personne ne se montrait ? Comme je tournais ces questions dans ma tête, un jour, en passant de nouveau dans le quartier où s’entassaient les baraques minables, j’aperçus soudain une pancarte « chambre à louer » accrochée sous un auvent. Le bâtiment, d’après son enseigne, était une fabrique de boîtes en carton. Je vais louer cette chambre ! Je m’approchai aussitôt de l’entrée de la boutique, et demandai qu’on me fasse visiter. Le loyer était de trois yens par mois. « Mais ce n’est vraiment pas un logement pour un monsieur comme vous ! » me dit la logeuse, une vieille femme à l’air sympathique, en me précédant dans l’escalier mal éclairé. L’endroit avait dû être autrefois une maison de paysans, car il y avait des poutres massives au plafond de cette mansarde sombre. Avec les cartons empilés partout, et les débris de papier qui jonchaient le sol, on ne savait même pas où poser le pied.

« Mais une chambre aussi peu chère, c’est tellement rare ces temps-ci ! » dis-je, en ouvrant la fenêtre basse qui donnait sur la rue. La maison de Tsuyuko se trouvait en biais, à quelque vingt-cinq mètres de là. On apercevait les fenêtres du premier étage, et on distinguait même, de l’autre côté des buissons de bambou, l’allée de gravier qui menait du portail à l’entrée du bâtiment. À présent, je n’aurais plus à errer dans ces rues ouvertes à tous vents. Il me suffirait de rester assis devant cette fenêtre, pour observer sans être vu la pièce du premier étage, ainsi que les allées et venues des habitants de la maison. Cette pensée me fit presque bondir de joie. Je conclus l’affaire aussitôt, revins le jour même avec un petit sac de voyage contenant quatre ou cinq livres, et m’installai.

Je passais mes journées les yeux fixés à la fenêtre, tout en feuilletant distraitement les pages d’un livre. Quand la nuit tombait, je rentrais chez moi. Dès le réveil, je m’empressais de revenir dans cette chambre. Mais en l’espace d’une dizaine de jours, la seule chose que je pus constater, ce fut qu’un homme distingué d’un certain âge, sans doute le père de Tsuyuko, partait en voiture tous les matins à neuf heures précises, pour rentrer l’après-midi à trois heures sonnantes. Quant à Tsuyuko, non seulement je ne l’avais pas aperçue une seule fois, mais j’ignorais même si elle se trouvait dans la maison.

« Vous savez à qui appartient cette demeure de style occidental ? demandai-je un jour à la vieille femme du rez-de-chaussée.

— Cette maison-là ? C’est celle de M. Saijô. Il est amiral », me répondit-elle, et comme elle me donnait quelques détails sur cette famille, l’air de rien j’essayai de la questionner sur Tsuyuko. Cette demoiselle, elle la connaissait bien. Quand elle allait à l’école, elle portait toujours un chapeau rouge, me précisa la vieille, sans répondre à ce que je brûlais de savoir. Sans doute voulait-elle parler d’un béret, mais étant donné les mœurs de l’époque, j’avais le plus grand mal à me figurer Tsuyuko sous les traits d’une lycéenne coiffée d’un béret rouge. Ma seule consolation était pourtant de me raccrocher à cette image d’elle. La vieille femme semblait elle aussi ignorer si Tsuyuko était là ou non.

Or, un jour que j’étais resté un peu plus tard que d’habitude dans cette pièce, une vague lumière s’alluma à la fenêtre d’en face, et au moment où je fermai les volets, des notes de piano se mirent soudain à résonner. Je sursautai, et tendis l’oreille. Quelqu’un répétait inlassablement le même mouvement d’un nocturne de Chopin. C’est Tsuyuko ! Ce ne peut être qu’elle ! Je restai là un moment, essayant de réprimer mon émotion. Seule l’ombre du piano se profilait vaguement sur le rideau, et il était impossible de voir ce qui se passait dans la pièce. Mais, du fond de mon cœur, j’adressai un appel à Tsuyuko. Grâce à l’expérience des quinze jours précédents, je m’étais forgé une patience à toute épreuve. Je reviendrai demain soir. Et si demain rien ne se passe, je reviendrai encore après-demain, et je trouverai bien un moyen d’attirer l’attention de celle qui joue du piano. Remuant ces pensées, je ne bougeai pas tant que dura la mélodie.

À partir du lendemain je choisis, pour me rendre dans la pièce, non plus la journée, mais la tombée de la nuit. Chaque soir le piano se mettait à résonner à la même heure, mais je n’apercevais jamais personne. Entre-temps, j’envisageais toutes sortes de possibilités. Ainsi il y avait, derrière la maison de Tsuyuko, un jardin fermé par une clôture. Celle-ci aboutissait au fond d’une ruelle visible de ma fenêtre. J’avais repéré depuis longtemps, à un endroit de ce mur recouvert de plantes grimpantes, une brèche par laquelle il ne devait pas être impossible, en se faisant tout petit, de se glisser. Par là, je pénétrerai dans le jardin. Je me dissimulerai sous la fenêtre allumée, et au moment où Tsuyuko s’arrêtera de jouer, je cognerai à la vitre. Une fois cette décision prise, une certaine émotion me gagna.

Un soir, je vis que le rideau, d’habitude obstinément fermé, était entrouvert, et laissait filtrer un mince rai de lumière qui se projetait sur l’herbe du jardin. Sans hésiter, je m’engageai dans la ruelle. Par la brèche de la clôture, je me glissai dans la propriété, et presque en rampant, m’approchai de la fenêtre. C’était celle par laquelle une nuit Tsuyuko, en pantoufles, était passée pour me rejoindre. Je me collai contre le mur et repris mon souffle. Puis je coulai un œil par l’interstice du rideau. Je vis alors devant le piano, complètement absorbée dans son jeu, non pas Tsuyuko, mais une adolescente de quinze ou seize ans, qui lui ressemblait vaguement. Sans doute était-ce sa jeune sœur. M’affaissant lentement, je m’écroulai au sol. Les sons du piano passaient juste au-dessus de ma tête. Mais qu’est-ce que cela signifie ? C’est donc pour cela que je me suis échiné à pénétrer dans ce jardin ? Je résistai avec peine à l’envie de frapper quand même à la vitre pour demander ce qu’était devenue Tsuyuko. J’ai perdu tout sens de la mesure. À cette pensée, j’eus brusquement peur de rester là une seconde de plus. Traversant le jardin à la hâte, je regagnai ma chambre, au premier étage de la fabrique de boîtes en carton, et m’affalai de tout mon long sur le tatami. Je restai longtemps à contempler le plafond. Des larmes coulaient sur mes tempes. Je ne manquerai pas de vous tenir au courant dès que possible. Ces mots de la vieille nourrice tourbillonnaient dans ma tête. Je voulais savoir. Savoir la vérité, même si je devais renoncer définitivement à Tsuyuko. Pourquoi, tout à l’heure, n’avais-je pas eu le courage de frapper à la vitre ? Les heures interminables passées dans cette pièce étroite et sinistre m’avaient peut-être dérangé l’esprit ? Je n’avais même plus la force de me lever.

Soudain j’entendis, au rez-de-chaussée, des voix qui se querellaient. Puis, dans l’escalier, des bruits de pas furieux. Mais même l’irruption de deux hommes vêtus de happi{3} que je vis apparaître au-dessus de moi, ne réussit pas à me faire sortir de ma torpeur.

« Hé ! Kawahara ! » rugit l’un des deux hommes. Sous le coup de la surprise, je me redressai. Je me souvins brusquement que j’avais loué la chambre sous ce nom d’emprunt de peur qu’on ne me reconnaisse. Les hommes se jetèrent sur moi et me saisirent violemment aux poignets.

« Suis-nous au poste, on a à te parler ! » C’étaient donc des policiers. Venus pour m’arrêter. Des pensées se mirent à défiler dans mon esprit. J’avais été dénoncé. Je croyais bien pourtant avoir pris toutes les précautions, mais c’était en pure perte. Ils étaient au courant de tout : de ma présence dans cet endroit, du fait que je passais mes journées à épier Tsuyuko, et de mon expédition de cette nuit dans le jardin. Les poignets toujours immobilisés, je me levai.

« Mais de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que j’ai…

— Ferme-la ! Si t’as quelque chose à dire, tu le diras au poste ! » Et ils m’entraînèrent dans des rues baignées de lumière. Comme je marchais, encadré par les deux hommes, je commençais à me rendre compte de la situation lamentable à laquelle j’étais réduit. Et je me voyais tel que j’apparaissais aux yeux des autres : un crétin, un homme qui avait perdu la tête à cause d’une femme. Et puis après tout, ce qui doit arriver arrivera ! Je continuais de marcher, en proie à une sorte de délectation morose.

Quand j’entrai au commissariat de Yotsuya, plusieurs inspecteurs, chacun accoutré de façon différente, tournèrent vers moi, comme un seul homme, le même regard perçant.

« Bon travail, les gars, bon travail ! » dit en pénétrant dans la pièce un homme qui semblait être le chef. Puis me lançant une pile d’imprimés : « Kawahara ! Ça te rappelle quelque chose, non ? C’est bien toi qui les as distribués ? »

J’y jetai un coup d’œil, et me rendis compte aussitôt qu’il y avait erreur sur la personne : on m’avait pris pour un certain Kawahara, militant du parti socialiste. Soudain, je sentis mon cœur se gonfler de joie. J’éclatai de rire. Puis, m’efforçant au calme, je déclinai aux policiers mon identité et ma profession, et leur expliquai que j’avais loué le premier étage de la fabrique de boîtes en carton pour l’utiliser comme atelier, parce que, chez moi, mon travail n’avançait pas comme je le voulais.

« Mais je ne vois vraiment pas la nécessité de louer un atelier sous un faux nom !

— Il n’y a pas de raison particulière à cela. Simplement, je n’avais pas envie d’indiquer mon vrai nom. »

J’avais loué cette pièce pour épier Tsuyuko, bien sûr, mais rien ne m’obligeait, même pour cela, à prendre un nom d’emprunt. Seule l’espèce d’amour-propre qui est enfoui dans le cœur de tout homme m’avait poussé à agir ainsi.

L’inspecteur en chef refusait de croire à ma bonne foi. Sur ces entrefaites l’un des policiers, se souvenant vaguement de mon nom en tant que peintre, dit qu’il suffisait, pour lever le doute, de confronter mon visage aux photos parues dans la presse au moment de mon retour de l’étranger. Et on exhuma une pile de vieux journaux qui permirent enfin de prouver mon identité.

« Je me ferais bien faire mon portrait-souvenir », dit alors un inspecteur, et quand on me relâcha, la nuit était déjà bien avancée. Une fois dehors, une colère indescriptible, longtemps refoulée, m’envahit. La joie qui m’avait saisie devant leur méprise, et ces portraits griffonnés et complaisamment bradés, tout cela m’indignait à présent jusqu’à la nausée.

À partir du lendemain, je cessai de me rendre au premier étage de la fabrique de boîtes en carton. À ma sortie du commissariat, je m’étais senti enfin libéré de cette impression de vivre en plein brouillard, qui ne m’avait pas quittée pendant si longtemps. Je me demandais même comment j’avais pu me comporter de façon aussi stupide. À présent que j’avais repris mes esprits, j’étais sûr que Tsuyuko n’habitait plus dans la propriété de Yotsuya, et qu’on avait dû la claustrer quelque part, loin de Tôkyô, avec sa vieille nourrice. Que pouvais-je faire, sinon attendre qu’elle me fasse signe ?

Je passai quatre ou cinq jours dans l’angoisse, confiné chez moi. Un soir, ma femme monta dans ma chambre. « Un télégramme pour toi », me dit-elle, le visage durci, puis elle redescendit aussitôt. Depuis environ six mois, nous vivions toujours de la même façon, attendant seulement, pour nous séparer, que nos avocats nous fassent parvenir les papiers nécessaires au divorce. On peut dire, en un sens, que nous nous étions habitués à cette vie.

Je lus le télégramme en silence. Il portait seulement ces mots :

HAKONE GÔRA – RESIDENCE TANIGUCHI – TSUYUKO

Enfin, elle m’indiquait où elle se trouvait ! Je relus le télégramme. J’avais deviné juste ! Elle était effectivement séquestrée, à Gôra, dans la résidence d’un certain Taniguchi. Je fus saisi d’un sentiment étrange, comme si je savais tout cela depuis très longtemps. Demain matin, dès mon réveil, je partirai la rejoindre ! Une fois cette décision prise, tous les tourments de ces dernières semaines furent oubliés. J’eus l’impression qu’un courant doux et chaud se mettait à circuler dans mon corps. « Je partirai tôt demain matin ! » murmurai-je encore, le télégramme à la main.

Mais soudain, une violente inquiétude me serra la gorge. Ce message, envoyé si tard dans la soirée, n’était-il pas le signe qu’il était arrivé quelque chose de grave, et que Tsuyuko m’appelait au secours ? Jusqu’à présent, elle avait sans doute attendu une occasion propice pour me donner de ses nouvelles, mais n’était-elle pas soudain tombée dans une situation qui ne lui permettait plus d’attendre ? À cette pensée, je fus incapable de rester en place une seconde de plus. Je regardai ma montre : il était déjà onze heures passées. En me dépêchant, je pouvais encore attraper le dernier train de minuit et quelques pour Odawara. Je pris à peine le temps de saisir mon chapeau, et partis en courant à la gare de Tôkyô.

Un vent violent soufflait, s’acharnant avec des raclements sur l’auvent du quai de la gare. À partir de Yokohama, la pluie vint se mêler aux rafales. Quand le train arriva à Odawara, c’était un véritable déluge. Un début d’inondation gagnait les rues, plongées dans la nuit noire. Les employés d’hôtel, venus à la gare pour racoler des clients, s’accordèrent pour affirmer qu’avec ce temps il était absolument impossible d’aller jusqu’à Gôra. Sans doute disaient-ils cela, en partie, par intérêt. Mais c’était peut-être effectivement de la folie, par une telle tempête, de vouloir rejoindre cet endroit, perdu dans les hauteurs. Malgré tout, j’étais décidé à aller jusqu’au bout.

« Trouvez-moi une voiture ! » demandai-je à l’un des hommes, en lui glissant quelques pièces de monnaie. Bientôt, il revint avec un chauffeur de la station de taxis voisine.

« Les routes sont impraticables ! » dit immédiatement celui-ci. Demain matin, on verrait bien, mais cette nuit, on allait bousiller la voiture, à tous les coups. L’homme n’avait pas l’air décidé à bouger.

« Vous n’avez qu’à m’emmener jusqu’où vous pourrez ! » Dans ces moments-là rien ne compte pour moi, sauf mon idée, et il me semble tout à fait naturel que les autres finissent par s’y conformer. « Si la route est coupée, vous n’aurez qu’à faire demi-tour ! Allez, sortez la voiture ! Même si je dois y laisser toute ma fortune, je vous paierai ce que vous voudrez !

— Moi, je vais vous emmener ! » dit un jeune chauffeur de la même compagnie qui s’approchait, la tête couverte d’un imperméable. « Où est-ce, à Gôra ?

— C’est la résidence Taniguchi. »

Le garçon repartit vers le garage, et en sortit un vieux tacot. « Vous n’avez rien de mieux ? » fus-je tenté de lui dire, mais craignant que ma remarque ne le dissuade de partir, j’ouvris la portière et sautai dans la voiture. Peut-être le chauffeur, devant l’opposition de quelqu’un de sa compagnie, avait-il dû se contenter du véhicule le plus médiocre. Le taxi se mit à rouler dans des flots de boue. Des trombes d’eau, balayées par la bourrasque, giclaient par les fentes de la capote et venaient me cingler le visage. Je relevai le col de mon pardessus. J’entendais le bruit menaçant du vent qui se déchaînait par intermittence dans les ténèbres. Et aussi des bruits de branches qui se cassent, de troncs qui se fendent. Comme nous approchions de la montagne, la route se transforma en un véritable torrent. De grosses pierres venaient dégringoler dans les ornières d’eau boueuse.

« Monsieur ! » Le chauffeur me criait quelque chose, mais sa voix fut emportée par le vent. Devinant qu’il me demandait de renoncer à poursuivre plus avant, je couvris sa voix de mes hurlements : « Courage ! Nous y sommes presque !

— Mais la résidence de M. Taniguchi est au sommet de l’escarpement ! Je serai obligé de m’arrêter en contrebas !

— D’accord ! Allez jusqu’où vous pourrez. Après, je marcherai ! »

Si j’avais connu un tant soit peu la région de Hakone, je serais sans doute redescendu à ce moment-là. Mais ayant vécu longtemps à l’étranger, je n’étais même jamais allé dans les endroits où tout le monde se rend au moins une ou deux fois. Et puis, dans ce genre de circonstances, plus la situation est difficile, plus le désir de me mesurer à la difficulté m’aiguillonne, et en l’occurrence le déchaînement des éléments semblait me pousser à agir.

La voiture, manquant plusieurs fois de verser, continuait de rouler en accrochant au passage des pierres et des branches cassées. La capote déchirée claquait au vent avec un bruit effrayant, et une pluie battante mêlée de boue trempait les sièges, menaçant de nous submerger. De grands arbres, cassés net à la racine comme s’ils avaient été des crayons, étaient emportés par les eaux, et l’on entendait se répercuter, dans la vallée, des bruits sourds semblables aux grondements de la terre.

« Monsieur, je ne peux pas aller plus loin ! » me dit le chauffeur, arrêtant sa voiture. J’aperçus, à la lueur des phares, le visage du jeune homme, un visage de soldat dévoué, dégoulinant de pluie. Je sortis du taxi sans un mot, et levai les yeux vers l’escarpement le long duquel courait un sentier en pente raide. Mais je n’aperçus aucune lumière marquant la présence d’une maison. D’un cœur résolu, j’entrepris pourtant la montée. Au bout de quelques dizaines de mètres se dessina, en haut de la côte, l’ombre vague d’un bâtiment aux allures sobres de cottage, entouré d’une clotûre basse en bois, sans doute la résidence Taniguchi. Machinalement, je me retournai. Les phares de la voiture qui s’éloignait, clignotant dans les ténèbres, rampaient le long de la descente. « Il doit être au moins deux heures passées », me dis-je, en un éclair. Puis, tâtonnant le long de la clôture, je me mis à rôder autour de la propriété. Tout semblait plongé dans le sommeil. La porte du jardin était ouverte. J’entrai et, traversant de petits massifs de pins, je me dirigeai vers l’arrière de la maison. J’en fis une ou deux fois le tour à l’aveuglette en me guidant sur le mur, mais je ne pus voir ce qui se passait à l’intérieur. Je me cachai un instant à l’ombre de la resserre. Tout à côté, contre le réservoir d’eau, les gouttes de pluie faisaient comme un martèlement de tambour. Je m’aperçus soudain que mon chapeau, mon pardessus, ma chemise et jusqu’à mes chaussettes ruisselaient. J’étais trempé jusqu’aux os. Mais quelle joie de penser qu’à la faveur de ces ténèbres profondes comme la mer, et de ce fracas de tempête, ma présence passait inaperçue ! Je respirai à fond, à plusieurs reprises. Puis je refis le tour de la maison, le corps collé contre le mur, et cette fois je découvris une faible lumière filtrant d’une fenêtre qu’un bouquet de mélèzes dissimulait. Je m’approchai. Qui donc se trouvait dans cette pièce ? Et quels mots choisir pour m’adresser à cette personne ? Je n’en avais pas la moindre idée. Depuis mon départ de Tôkyô et pendant tout le trajet, un désir m’avait tenaillé comme une faim brutale : revoir Tsuyuko, et ce désir avait chassé de moi toute autre pensée. Je ne sais pourquoi, j’imaginai que c’était elle qui se trouvait de l’autre côté de la fenêtre. Une idée absurde me traversa alors l’esprit : si c’est vraiment elle, je vais l’appeler, et lui dire de me rejoindre pour s’enfuir avec moi malgré la tempête ! Collant la joue contre la vitre, je jetai un regard dans la chambre par un interstice du rideau. C’était bien Tsuyuko ! À la lueur diffuse d’une lampe de chevet, je l’apercevais vaguement, allongée sur le lit, apparemment en train de lire, le dos tourné à la fenêtre. Je tapotai sur le carreau. « Tsuyuko ! Tsuyuko ! » Je l’appelai plusieurs fois, en vain. Même moi, je n’entendais pas ma voix, emportée par la bourrasque. Je courus jusqu’à une autre fenêtre, orientée au nord, et plus proche de son lit. De là, je voyais sa main blanche qui tenait le livre, et son profil enfantin à demi enfoui dans l’oreiller. Mais bientôt des filets de pluie, venant battre la vitre, effacèrent cette image. « Tsuyuko ! Tsuyuko ! » Je l’appelai encore, mais bien sûr elle ne m’entendait pas.

À cet instant, venant de la route en contrebas, monta une rumeur de voix qui se rapprochaient peu à peu. Instinctivement, je m’éloignai d’un bond de la fenêtre, et m’accroupis derrière un petit massif de pins. Une pluie mêlée de brindilles et de cailloux me martelait douloureusement le visage, les épaules et le dos. Abandonnant mon corps à cette violence, je retins mon souffle. Les gens venaient d’entrer dans le jardin. Ils approchaient du bouquet d’arbres derrière lequel j’étais caché. Quatre ou cinq hommes, vêtus de vagues pélerines de paille, et tenant chacun une lanterne, transportaient une masse noire. « Qu’est-ce cela peut bien être, à une heure pareille ? » me demandai-je, le cœur battant. Brusquement, une rafale plus forte que les autres coucha presque horizontalement la mèche des lanternes, exposant un court instant mon corps en pleine lumière. Je m’élançai hors du massif. Une inspiration soudaine m’avait traversé l’esprit : il vaut mieux me montrer avant d’être découvert.

« Que se passe-t-il ? » lançai-je, devançant la question que les hommes allaient sans doute me poser. Le fardeau qu’ils transportaient était un jeune homme en imperméable. Était-il ivre ? Il avait la tête complètement renversée en arrière et semblait mort.

« C’est un véritable fou ! Quelle idée de circuler par un temps pareil ! » dit l’un des hommes. Lui et ses compagnons faisaient partie cette nuit-là de l’équipe de sauvetage en montagne. Arrivés près du pont juste en contrebas, ils avaient entendu un vacarme épouvantable. Un pan de l’escarpement s’éboulait, fauchant sur son passage une voiture qui arrivait en face, à grande vitesse, tous phares allumés. Les hommes s’étaient précipités, mais trop tard. La voiture était écrasée comme un jouet, et le chauffeur, qui avait été éjecté, était coincé sous un rocher et respirait à peine. Ils avaient eu le plus grand mal à le dégager. Où pouvaient-ils l’emmener ? Aux alentours, il n’y avait qu’une seule habitation, perchée sur la hauteur : la résidence Taniguchi. Ils savaient bien qu’ils allaient causer du dérangement, mais ils avaient décidé d’y transporter l’homme immédiatement.

S’agissait-il de la voiture qui m’avait conduit jusqu’ici ? Saisi d’effroi, je regardai le visage du jeune homme. Son extrême pâleur avait beau l’altérer, il n’y avait aucun doute : c’était bien celui du chauffeur qui avait accepté de m’accompagner. Je revis alors son visage de soldat dévoué, luisant de pluie, tel qu’il m’était apparu quelques instants auparavant. Complètement bouleversé, j’avais presque oublié que j’étais moi-même un intrus dans ce jardin. « C’est affreux ! » Comme je balbutiais quelques stupidités de ce genre, une idée m’envahit, m’empêchant de regarder les hommes en face. C’est moi qui ai tué ce garçon.

« Mais au fait, qui êtes-vous ? » demanda soudain l’un d’entre eux. Je tressaillis et retrouvai mes esprits. J’échafaudai immédiatement une histoire, et réussis à raconter sans me troubler que j’habitais par-derrière et qu’ayant pris par erreur le mauvais chemin, je m’étais retrouvé dans ce jardin. Le hasard avait fait que j’étais tombé sur eux, et je me proposais de les aider à secourir cet homme. Heureusement, il n’y eut personne pour mettre mes paroles en doute. Prenant la tête du groupe, je le guidai vers le devant de la maison. À la lueur des lanternes, on apercevait la façade de ce bâtiment de pierre aux allures de chalet, et la solide porte d’entrée en rondins.

« S’il vous plaît ! » Je frappai énergiquement à la porte. « S’il vous plaît, ouvrez ! »

Bientôt une faible lueur filtra de la maison. Quelqu’un avait dû se lever et allumer une bougie. Une flamme vacillante s’approcha, la porte s’ouvrit. Un vieillard aux cheveux blancs apparut et nous demanda ce qui nous amenait. Puis, après s’être absenté un instant, il nous invita à entrer, et nous guida vers le salon attenant au vestibule. C’était une vaste pièce, sobrement meublée. Les hommes allongèrent le blessé sur le canapé qui se trouvait dans un coin, et enlevèrent leurs pélerines. Ils étaient tous vêtus d’une veste kaki à col montant et portaient des guêtres. Il s’agissait sans doute de membres d’une association de jeunesse de la ville. Ils demandèrent au vieillard d’apporter des fagots, avec lesquels ils s’empressèrent de faire du feu dans la cheminée. La lueur des flammes se mit à courir sur les joues livides du blessé. D’une plaie à l’arrière de la tête jaillissaient des flots de sang que la pluie jusqu’alors avait dilué, et la peau arrachée par endroits laissait voir la blancheur des os brisés du crâne.

« Il faudrait pouvoir faire venir un docteur, mais vous n’avez pas le téléphone ?

— De toute façon, on ne peut rien faire. Et avec ce glissement de terrain qui a coupé la route, pas moyen de descendre jusqu’à Odawara ! »

Je les entendais chuchoter entre eux. Il existait bien des chemins de traverse, mais c’était encore plus dangereux de passer par là. Et puis, même si on arrivait à ramener un médecin, le blessé ne tiendrait certainement pas le coup jusque-là.

Une vieille femme, sans doute la compagne du vieillard, nous avait rejoint, et appliquait sur la plaie des serviettes et du coton. Mais aussitôt ceux-ci se teintaient de rouge et dégoulinaient de sang. Je m’affairais avec les autres, les aidant à défaire les boutons de la chemise du garçon et à le dévêtir, essayant d’ôter les chaussures qui lui collaient aux pieds comme du plâtre trempé. Devant la couleur de ses pieds nus, aussi blancs que du papier, et leur froideur de glace, je fus terrorisé. Je restai un long moment frappé de stupeur, à regarder les lèvres largement ouvertes du jeune chauffeur, parcourues de spasmes, et son cœur qui battait, affolé, sous sa chemise tachée. J’entendis quelqu’un murmurer : « Il n’y a plus rien à faire. » Le garçon allait-il vraiment mourir ? Mourir de façon aussi stupide dans cette maison inconnue, sans le secours d’un médecin, simplement parce qu’il avait accepté de me conduire en voiture jusque-là ? Les hommes semblaient avoir renoncé à tenter quoi que ce soit. Un silence sinistre planait dans la pièce, silence tendu par l’attente de la mort. Au-dehors, le vent ne cessait de hurler, les arbres, immenses ombres noires et vacillantes, s’abattaient avec des craquements sourds, la pluie noyait les montants de la fenêtre. Un instant, tout m’apparut étrangement familier : cette tempête à l’extérieur, ces flammes qui brûlaient dans la cheminée, cette pièce, et même la scène qui s’y déroulait. Et il me sembla parfaitement naturel de me trouver là.

Soudain, le froid me saisit. Courut le long de mon dos comme une eau glacée. Je me mis à trembler de tous mes membres. J’entendais le bruit de mes dents qui claquaient. « C’est la fin », dit une voix qui devait être celle du vieillard, et je pensai : « Voilà, il va mourir. » Dans un sursaut d’énergie, je regardai attentivement le jeune chauffeur allongé sur le canapé, et que personne ne soutenait plus. Je vis sa bouche ouverte, et sa tête qui brusquement bascula sur le côté. Je me cachai le visage dans les mains. J’entendais vaguement des bribes de phrases : « Grand-père, une bougie… — Le pauvre garçon ! » Je crois bien avoir vu quelqu’un placer une bougie au chevet du mort. Avoir vu aussi trembloter la flamme grêle. Puis mon corps se mit à brûler. « Moi aussi, je devrais peut-être allumer une bougie… », me dis-je, et je relevai la tête pour en demander une au vieillard. Alors, la porte qui menait à la pièce voisine s’entrouvrit et j’aperçus la silhouette frêle de Tsuyuko, debout dans une robe de chambre à rayures rouges. Puis tout se brouilla et je perdis conscience.

Les longues heures que j’avais passées dehors, sous la pluie battante, avaient déclenché une pneumonie aiguë. On me raconta plus tard que j’étais resté sans connaissance pendant deux jours. Quand j’ouvris les yeux, j’étais allongé sur un lit près d’une fenêtre bien exposée à la lumière. Un médecin en blouse blanche, assis à mon chevet, m’examinait à l’aide d’un stéthoscope. « Comment vous sentez-vous ? Vous vous réveillez ? » me demanda-t-il aussitôt. Au moment où j’allais lui répondre, la blancheur de sa blouse juste au-dessus de moi m’éblouit, et vint se fondre dans mes yeux. Accablé de fatigue, je me rendormis. Ce sommeil dura encore deux jours.

Un chaud soleil baigne la chambre entière, de la fenêtre au lit, et moi, redevenu bébé, je dors dans cette douce tiédeur. Savourant cette sensation, je m’éveille. Quelqu’un, debout près de la fenêtre, ouvre les rideaux. Je suis sûr que c’est Tsuyuko. Je connais bien ce kimono aux teintes mauve clair. J’essaie de sourire. Mais, épuisé, je me rendors aussitôt. Je me réveille de nouveau. Tsuyuko est toujours assise là. Cela me semble tout à fait naturel. Aussi naturel que d’être couché dans ce lit.

Tsuyuko, l’air très sérieux, me demanda : « Tu as bien dormi ? »

Je regardai ses longs cils. « Il fait vraiment bon dans cette chambre… » Je l’entendis s’exclamer : « Attends !… » Elle se leva d’un bond et jeta un regard vers la porte. Je vis ses joues pâles s’empourprer sous le coup de la peur. « Ne dis rien ! Personne ne sait encore qui tu es ! »

« Tsuyuko ! Tsuyuko ! » appelait du fond de la maison une voix éraillée de vieillard.

« J’arrive ! » cria Tsuyuko, et elle s’éloigna de moi en toute hâte. Parvenue à la porte, elle marqua un temps d’arrêt, se retourna vers moi, un doigt sur les lèvres, comme pour m’inciter au silence, puis tournée de nouveau vers le fond de la maison, s’exclama : « Grand-père ! Notre hôte a repris connaissance ! Il peut même parler ! »

Par la suite, j’appris que la villa Taniguchi était la résidence secondaire de ses grands-parents du côté maternel, et que Tsuyuko avait été envoyée là le matin même où je l’avais laissée devant chez elle.

Le mot « grand-père » qu’elle venait de prononcer éveilla d’un coup les souvenirs de cette affreuse nuit de tempête. Ma présence clandestine dans ce jardin, le chauffeur blessé que des hommes avaient transporté jusque-là, les tentatives faites par tous, dans le salon de cette maison, pour le sauver, puis sa mort, la culpabilité et la peur qui m’avaient assailli et enfin, mon évanouissement après ces longues heures passées sous une pluie battante : je revécus cela en un éclair. Dans la confusion où je me trouvais, je me demandais si le vieillard qu’elle avait appelé « grand-père » était l’homme qui, cette nuit-là, avait apporté du petit bois, des serviettes et des bougies pour le blessé. « Ma foi, ce qui doit arriver arrivera », pensais-je en m’efforçant au calme, quand un vieil homme distingué, à la longue barbe blanche, et qui ne ressemblait pas du tout à l’autre, entra dans la pièce avec un sourire affable.

« Vous voilà enfin réveillé…

— Je suis navré de tous les ennuis que je vous ai causés », dis-je à grand-peine. Je percevais les rayons brillants du soleil, qui ourlaient de rouge pâle les paupières légèrement tombantes du vieil homme, mais je me sentais incapable de lever les yeux. Il posa une main froide sur mon front. « La fièvre semble avoir baissé. Vous savez, nous habitons un endroit isolé, et cela nous empêche de vous soigner comme il faudrait… » Après avoir prononcé lentement ces mots, il ajouta, comme si cela lui revenait soudain à l’esprit : « Ah oui ! Et puis… comme j’ignore encore votre nom, je n’ai pu prévenir personne. Quelqu’un m’a vaguement parlé de la maison qui est là, par-derrière, alors je me suis renseigné, mais cela n’a rien donné. De toute façon, tout est arrivé si brusquement. Il fallait bien parer au plus pressé… Mais à présent, vous pourriez me dire où vous habitez ? »

Le ton du vieil homme n’était pas celui d’un interrogatoire. Il semblait plutôt s’excuser de n’avoir pu informer mon entourage de ma maladie. Je poussai à part moi un soupir de soulagement, et me rappelai que cette nuit-là, pour éluder la question posée par les hommes qui transportaient le chauffeur, j’avais raconté ce qui m’était passé par la tête, à propos de la villa de derrière. Mais à présent, j’avais l’esprit si confus que j’étais bien incapable de peaufiner mon histoire. J’étais donc acculé. Et après tout, quelle importance ? Au pire, ils finiront par savoir qui je suis ! Jusque-là, je n’ai qu’à jouer les innocents. Fort de cette décision, je répondis calmement : « J’habite Tôkyô.

— Ah bon ? Et comment vous appelez-vous ? »

J’aurais dû m’attendre à cette question, et pourtant, je restai sans voix. Puis je me repris, et poussé par je ne sais quelle inspiration stupide, je répondis : « Je m’appelle Saijô Sanjirô. Je suis musicien. » Immédiatement, je me mordis la langue : s’il y avait bien un mot qu’il ne fallait pas prononcer ici, c’était Saijô, le nom de famille de Tsuyuko. Cependant le vieil homme, sans avoir l’air de douter le moins du monde de mes paroles, répliqua : « Vous avez dit Saijô ? Comme c’est étrange ! Nous avons quelqu’un de ce nom parmi nos proches parents. Voilà qui crée un lien entre nous ! Bon, eh bien, je vais faire envoyer un télégramme à votre famille.

— Ce n’est pas la peine ! » répondis-je précipitamment. Et je continuai de mentir, inventant n’importe quoi : ma famille demeurait tout à fait dans le sud de Kyûshû, et cela m’ennuyait de les inquiéter sous prétexte que j’étais malade ; et puis j’étais installé à Tôkyô de façon tout à fait provisoire pour la durée de mes études, et même si je restais absent pendant quatre ou cinq jours, personne ne s’inquiéterait pour autant.

Nous parlâmes un moment de la pluie et du beau temps, puis le vieil homme, revenant à son idée, me demanda pour quelle raison je me promenais en pleine nuit, par une telle tempête, dans un endroit pareil. Sans doute était-il naturel pour lui, maintenant que j’étais réveillé, de laisser libre cours à toutes ses questions. Mais dans l’état d’épuisement où je me trouvais, j’avais l’impression qu’il cherchait à tout prix à percer à jour mon identité, et si j’avais réussi jusqu’à présent à m’en tirer avec des faux-fuyants, je n’avais plus assez d’énergie pour inventer encore d’autres histoires. J’étais trempé de sueur. Je me fatiguais vite, à cause de la fièvre. À bout de forces, j’enfouis la tête dans l’oreiller et fermai les yeux, ce qui était aussi, pour moi, une forme d’échappatoire.

J’entendis alors la voix de Tsuyuko : « Voyons, grand-père ! Il vient tout juste de reprendre conscience, il ne faut pas le harceler avec toutes ces questions !

— Tu as raison. Je n’aurais pas dû… »

Bercé par cette conversation, j’étais peu à peu gagné par la somnolence. Je me sentais plein de reconnaissance pour l’intervention habile de Tsuyuko. Je me félicitais aussi d’avoir précisément attrapé, de toutes les maladies, celle qui permettait, même en de telles circonstances, de sombrer aussi facilement dans le sommeil.

Je m’éveillai le même jour, en fin d’après-midi. Tsuyuko était encore assise à mon chevet. Dès qu’elle me vit ouvrir les yeux, elle chuchota : « Mes grands-parents sont partis se promener. » Ils avaient l’habitude de sortir faire quelques pas le matin et le soir, toujours à la même heure, et il ne restait donc à la maison que les vieux domestiques. Je souris à Tsuyuko du regard, exprimant ainsi tout ce que j’éprouvais pour elle. Dans la lumière douce qui filtrait par la fenêtre, elle était incroyablement belle, avec ses paupières à demi fermées, ses longs cils qui jetaient leur ombre sur ses joues, et le modelé délicat de son menton et de ses lèvres. Engourdi par la fièvre, l’amour ardent qui m’avait entraîné, comme une soif, vers Tsuyuko, dormait au fond de moi, et seule une joie calme, pareille à une source, emplissait mon cœur.

« Merci pour tout à l’heure ! Ton grand-père a compris qui j’étais ?

— Pas du tout. C’est même à se demander comment cela se fait qu’il ne comprenne pas ! C’en est presque comique ! »

Tsuyuko me fit un petit sourire. Il y avait quelque chose d’entraînant dans son regard espiègle. Je me mis à imaginer, très tranquillement, les mauvais tours que je pourrais bien jouer. Pourquoi ne pas essayer de duper tout le monde ? Cette pensée me donna un peu d’aplomb. Peut-être était-il possible d’échapper à ce qui, dans mon état comateux, n’avait cessé de me hanter ? Pour en avoir le cœur net, je me mis à questionner Tsuyuko.

« Dis, tu as compris comment je suis venu jusqu’ici cette nuit-là ?

— Oui. » Elle me regarda du même air espiègle qu’auparavant. « J’ai tout compris ! Absolument tout !

— Alors, tu sais que je suis venu avec cette voiture ?

— Oui.

— Et que la voiture, au retour, a été emportée par l’éboulement ?

— Oui. »

Je me sentais de plus en plus désinvolte. Jusque-là, j’avais été obsédé par l’idée que c’était moi le meurtrier du chauffeur, et soudain, par un revirement inexplicable, tout cela cessait de me peser. Après tout, si ce garçon avait eu un accident au retour, c’était son affaire, pas la mienne.

« Mais comment se fait-il que les autres ne se soient aperçus de rien ? Ses collègues du garage d’Odawara auraient quand même dû comprendre ce qui s’est passé ? » Devant la gare, j’avais hurlé ma destination, de cela, je me souvenais clairement. Était-il possible que ma voix, emportée par la tempête, ne fût parvenue qu’aux seules oreilles du jeune chauffeur ?

D’après Tsuyuko, le lendemain matin, le médecin légiste et les gens chargés de l’enlèvement du corps étaient venus. Mais comme on m’avait déjà transporté dans cette chambre, personne ne m’avait vu, personne n’avait songé à faire le lien entre moi et l’accident de voiture. Tsuyuko me montra un exemplaire d’un journal local. L’événement n’avait droit, dans un coin de la rubrique des faits divers, qu’à un bref article commençant par ces mots : « Le chauffeur X… du garage Y…, après avoir conduit la nuit dernière, en pleine tempête, un client jusqu’à Gôra… » Ainsi, tout s’était réglé au mieux pendant que je dormais. Pour les gens de cette maison, j’étais un musicien du nom de Saijô Sanjirô. Et dans cette affaire d’accident de voiture, je n’avais été qu’un client anonyme dont seuls les dieux connaissaient l’identité. Je faillis pousser un cri de joie. J’étais même tenté de penser que mon amour pour Tsuyuko, qui avait survécu à un tel drame, bénéficiait de la protection de quelque esprit malin.

Les grands-parents de Tsuyuko venaient souvent me voir, mais-ne me posaient plus la moindre question. Mon état s’améliorait de jour en jour. La plupart du temps, Tsuyuko restait assise, silencieuse, à mon chevet. Mais le matin et le soir, pendant l’heure de promenade de ses grands-parents, nous nous mettions à parler comme des amoureux qui reprennent leur souffle au cours d’une partie de cache-cache. Ce jeu nous aiguillonnait. Et puis nous avions envie, pendant ces courts moments, de tout nous dire, et ce sentiment d’urgence donnait à nos conversations un tour irrévocable. Nous discutions de la possibilité de nous enfuir de cette villa.

« Tout cela, c’est de la faute de grand-père », se plaignait Tsuyuko. « Il m’avait bien promis, avant de m’emmener ici, de se mettre de mon côté et d’arranger les choses, mais en fait il a peur de mon père. Moi, je n’en pouvais plus d’attendre, alors je t’ai envoyé ce télégramme. »

Les scènes de la vie que je mènerais avec Tsuyuko après notre fuite défilaient dans mon esprit à une allure vertigineuse. Mais le souvenir de la nuit qui avait suivi le kabuki m’empêchait de me laisser aller à ces agréables rêveries. Il fallait à tout prix éviter de renouveler cette expérience amère. Je projetais d’aller avec Tsuyuko à Ôsaka. Là, j’avais un vieil ami qui, si je m’en souvenais bien, s’occupait d’une célèbre revue de music-hall. Je lui demanderais de me trouver du travail. À la rigueur, je pourrais jouer du piano dans l’orchestre, ou même faire des sketches entre les numéros. Voilà le genre de projets qui me passaient par la tête. Pour ce qui était du problème avec ma femme, je le réglerais par l’intermédiaire d’un avocat, une fois que les choses se seraient un peu tassées. Ce dernier point, qui jetait une ombre administrative au tableau, ne fit que m’effleurer l’esprit, et encore, uniquement par obligation à l’égard de Tsuyuko. Nous décidâmes d’attendre, pour nous enfuir, que je sois suffisamment rétabli pour pouvoir marcher.

Une fois ces décisions prises, il était plus sage de ne plus en parler, et Tsuyuko évita de venir trop souvent me rejoindre. Parfois, j’entendais sa voix quand elle appelait ses grands-parents de la pièce du fond, ou le bruit de ses sandales de paille quand elle marchait à l’extérieur, près de ma chambre. J’étais seul, mais je percevais toujours sa présence quelque part dans la maison. Jamais je n’avais éprouvé un tel sentiment de paix.

« Je ne te dérange pas ? » Tsuyuko passait toujours la tête par l’entrebâillement de la porte avant d’entrer. Profitant de l’heure de promenade de ses grands-parents, je m’exerçais en cachette à marcher. Une main appuyée sur son épaule, je faisais pas à pas le tour du lit. Au bout de quatre ou cinq jours, j’étais capable de me déplacer presque sans aide. Et bientôt arriva la veille du jour choisi pour notre fuite.

« J’ai le cœur qui bat », dit Tsuyuko en posant les mains sur sa poitrine. Nous avions décidé d’attendre que ses grands-parents sortent pour leur promenade du matin. Tsuyuko partirait d’abord et descendrait par un sentier qui passait par-derrière, tandis que j’emprunterais un autre chemin qui débouchait au pied de l’escarpement. Nous devions alors nous retrouver au terminus de l’autocar qui menait à la ville. Si tout se passait bien, nous serions presque arrivés à Odawara au moment où les grands-parents rentreraient à la maison.

Je fis un geste vers Tsuyuko, et saisis ses mains. Faisant le tour de la chambre, mon regard passa du vase au col effilé, toujours orné d’une fleur fraîche, au rebord de la fenêtre où était accrochée, gonflée d’air, la poche de glace que j’avais utilisée jusqu’à l’avant-veille, puis au-dehors, s’attardant sur les bosquets de mélèzes, et sur les pans de ciel qu’on apercevait, très haut, à travers leurs branches clairsemées. La gravité de mon acte s’imposa soudain à moi : fuir de cette maison en emmenant Tsuyuko était un véritable abus de confiance.

« Je suis plus méprisable qu’un voleur. Mais s’il l’avait fallu, j’aurais pu faire bien pire !

— Je ne veux pas que tu dises des choses pareilles !

— Mais même à l’avenir, je ne sais pas de quoi je suis capable !… »

J’avais dit cela en guise de plaisanterie, mais en réalité je n’avais pas le cœur à rire. Sans doute mon visage s’était-il un peu durci. Tsuyuko eut un mouvement de recul : « Les voilà qui reviennent ! » On entendit le tintement d’une sonnerie, puis le bruit d’une canne sur les dalles de l’entrée, signalant le retour du vieux couple. « À demain alors ! » me dit-elle à voix basse, en restant un peu plus longtemps que d’habitude debout près de la porte. Nous ignorions encore que ces mots étaient le prélude à une longue séparation.

Cette nuit-là, j’eus le plus grand mal à trouver le sommeil. La fuite du lendemain, l’incertitude de l’avenir, toutes ces pensées qui tournaient dans ma tête ne faisaient qu’accroître mon excitation. Si je ne dors pas, demain, je risque d’avoir de la fièvre. Plus je faisais des efforts pour m’assoupir, plus les yeux me brûlaient. Sous l’effet de l’autosuggestion, une sensation de chaleur gagnait peu à peu mon corps encore affaibli, et j’avais l’impression de flotter au-dessus de mon lit. Tant pis si je ne peux pas fermer l’œil ! Mieux vaut abandonner l’idée de dormir à tout prix. Comme je tentais ainsi de me calmer, le jour commença à poindre, et j’entendis bientôt un bruit du côté du réservoir, sans doute la vieille domestique, levée avant tout le monde, qui puisait de l’eau. J’avais renoncé à dormir. Je restai pourtant allongé, essayant au moins de me détendre, en attendant le moment convenu avec Tsuyuko pour notre fuite. Un peu avant huit heures, je me levai, m’assis sur une chaise. Tsuyuko, sortie par-derrière, devait à présent descendre à toutes jambes le sentier de montagne ; peut-être même était-elle déjà à l’arrêt de l’autocar, sa petite valise à la main, en train de m’attendre. À cette idée, je fus incapable de rester plus longtemps en place. Sans faire de bruit, je sortis des tiroirs de la commode des chaussettes et une chemise bien repassée, et commençai à m’habiller. Je n’étais pas aussi faible que je l’avais craint. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Après m’être assuré qu’il n’y avait personne, je me chaussai dans le vestibule, et longeant la verrière, gagnai la véranda pour sortir dans le jardin. Mais alors que je passais soudain dans cette pièce illuminée de soleil, je fus pris d’un éblouissement, et faisant un faux pas, je m’affalai sur le sol de briques. À cet instant, revenant de ses courses, un panier à légumes à la main, la vieille servante entrait dans le jardin par la porte de derrière. Dans un vertige, je la vis se précipiter vers moi en criant. J’entendis vaguement : « Mais enfin, monsieur Saijô, qu’est-ce que vous faites là ? Vous n’allez tout de même pas sortir ? » Catastrophe ! Je suis découvert ! Je sentis une sueur froide dégouliner de mes aisselles, et je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, j’étais de nouveau allongé sur le lit, dans la même chambre. Le souvenir de ma fuite ratée remonta à la surface de mon esprit embrumé. Je suis ici, moi, mais qu’est-il advenu de Tsuyuko ? Je tendis l’oreille, essayant, d’après les bruits de la maison, de déterminer qui se trouvait dans quelle pièce, mais comme par un fait exprès, aucun son ne parvenait jusqu’à moi. Bientôt, j’entendis le grincement d’une porte qui s’ouvre, et vis apparaître la vieille servante, un sourire timide aux lèvres.

« Vous êtes réveillé ?

— Oui », lui répondis-je, puis je gardai le silence. Peut-être allait-elle me raconter quelque chose ? Peut-être Tsuyuko elle-même allait-elle se montrer ? Mais mon attente fut vaine. Par la suite, la vieille domestique vint souvent s’occuper de moi, mais elle semblait décidée à ne pas aborder le sujet qui me préoccupait. Tsuyuko, malgré mon espoir de la revoir, n’apparaissait pas. Quant au vieil homme qui, matin et soir, tout en jardinant, avait coutume auparavant de m’adresser quelques mots par la fenêtre, il ne se manifestait plus, même par un raclement de gorge. À la fin, n’en pouvant plus, je m’arrangeai pour faire parler la vieille domestique.

« Mademoiselle est repartie à Tôkyô le jour même en compagnie de ses grands-parents. »

Nous étions donc les seuls, moi, son mari et elle, à demeurer encore dans la villa. Repartie à Tôkyô le jour même ? Cela voulait-il dire qu’ils avaient tout découvert, et que Tsuyuko avait été de nouveau rendue à son père ? Sentant mes forces m’abandonner, je fermai les yeux. La servante me dit alors, comme pour me consoler : « Ne vous inquiétez pas ! Un de vos amis va venir de Tôkyô pour vous chercher.

— Un de mes amis ?

— Oui, un de vos amis va venir. Vous pourrez partir dès que vous serez rétabli. »

Un ami ? Me chercher ? Je ne comprenais pas bien de quoi il s’agissait. Mais, après ma perte de conscience, il était certainement arrivé quelque chose qui avait fait tout découvrir. Je n’avais plus qu’à me résigner. Gagné par une sensation de froid insupportable au milieu de cette immense maison plongée dans le silence, je fus pris du désir de rentrer au plus vite à Tôkyô. Je passai quelques jours sinistres avec le sentiment d’avoir été jeté nu au fond d’un ravin. Cependant, en dépit de cet abattement, ma santé s’améliorait à vue d’œil. J’aurais dû différer ma fuite de quelques jours, attendre d’avoir complètement récupéré mes forces. Alors je n’aurais pas tout gâché à cause d’une simple nuit d’insomnie. Je remuais ces pensées dans ma tête avec le sentiment de raviver des scènes d’un lointain passé, tout en regardant, appuyée au pied de mon lit, la canne que j’avais emportée avec moi ce jour-là.

Un matin j’eus la surprise d’entendre une voiture s’arrêter sur la route en bas de la côte. Bientôt, la vieille servante entra dans ma chambre avec un homme de petite taille, vêtu d’un hakama{4}, que je reconnus aussitôt comme le peintre Kusumoto, un ami de longue date, plus âgé que moi. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Soudain je comprenais tout. Sans doute la famille de Tsuyuko en savait-elle plus que ce que j’avais imaginé.

« Salut ! » dit Kusumoto en me regardant avec un sourire chaleureux, qui n’appartenait qu’à lui. Par là, il semblait s’excuser avec une pointe de moquerie d’être venu dans une tenue aussi cérémonieuse. Devant ce sourire si affectueux, je sentis se volatiliser les idées noires qui m’avaient longtemps obsédé.

« Salut !

— Comment te sens-tu ? Je suis content que tu te sois rétabli si vite ! » Kusumoto ouvrit la fenêtre, et s’exclama en regardant le paysage : « Dis donc, ce n’est pas mal du tout, ici ! Je passerais bien deux ou trois jours dans un endroit pareil ! » Puis il murmura à mon oreille : « Qu’en penses-tu ? Tu veux bien rentrer à Tôkyô avec moi ? Dans une heure environ, un taxi doit venir nous chercher… » Et je quittai bientôt la villa en compagnie de mon ami.

Celui-ci m’apprit plus tard qu’après m’avoir découvert évanoui dans la véranda, la vieille servante, me laissant à la garde de son mari, s’était empressée de rejoindre les grands-parents de Tsuyuko sur le chemin de leur promenade, pour leur faire part de ce qui venait de se passer. L’absence de leur petite-fille, conjuguée au fait que j’avais tenté de sortir malgré ma maladie, avait alors éveillé leurs soupçons. Tout le monde était parti à la recherche de Tsuyuko, qu’on avait fini par retrouver près du pont en bas de l’escarpement, à l’arrêt d’autocar, adossée à un pilier. Il était fort probable qu’elle n’avait pu opposer aucune défense à l’argumentation sans doute très raisonnable de son grand-père. Elle avait donc été bien obligée de repartir sur-le-champ avec lui à Tôkyô. Ni Kusumoto ni moi n’avions la moindre idée de ce qu’elle était devenue depuis lors. Surveillée encore plus étroitement qu’auparavant, elle devait certainement être cloîtrée quelque part. À cette pensée, je ne pouvais que déplorer mon impuissance.

« Mais comment as-tu fait pour savoir où je me trouvais ?

— Comment ?… » dit Kusumoto en souriant d’un air évasif. « J’ai reçu une lettre de sa famille de Yotsuya. » Il s’était alors immédiatement rendu chez les Saijô. Il avait été reçu par un homme qui devait être leur intendant, et qui, après lui avoir raconté en détail ce qui s’était passé à Gôra, l’avait prié de partir me chercher. Kusumoto ne m’en dit pas plus, mais je pouvais bien imaginer que par ma faute il n’avait pas dû être reçu à bras ouverts par les Saijô.

Je m’installai de nouveau chez moi, et la vie avec ma femme, toujours aussi dépourvue de dialogue, reprit son cours. Je ne sortais pas de la journée. Je m’efforçais de ne plus penser à Tsuyuko. Mais était-ce vraiment possible ? Comme ces serpents qui, durant l’hiver, vivent repliés au fond de leur trou, mon amour continuait de brûler en secret. Kusumoto venait parfois me rendre visite. Rassuré de voir que je m’étais ressaisi, il me tendit un jour une lettre que Tsuyuko avait, à ce qu’il paraissait, laissé pour moi : « Comme je vois que tu as retrouvé ton calme… »

Quand j’avais quitté avec lui la villa de Gôra, la vieille servante lui avait confié cette lettre en cachette, lui demandant de me la remettre une fois que nous serions rentrés à Tôkyô.

Une fois seul, je m’empressai d’ouvrir l’enveloppe. Tsuyuko avait dû écrire ce message à l’insu de ses grands-parents, dans la confusion de ce matin-là. Avait-elle été poussée par la colère ? On aurait pu le croire, tant son style était agressif, haletant, mais à cette véhémence se mêlait une tristesse résignée qui montrait l’ampleur de son désarroi.

Tout est fini. On ne se reverra plus. Il faut que tu te fasses à cette idée. Il le faut. Je t’en prie ! Désormais, je ne t’appartiens plus ! Je suis Tsuyuko. Et toi, tu es toi. Tu es tout seul. Pardonne-moi de t’écrire une chose aussi cruelle. Je sais trop bien ce qui va arriver si je ne vois pas les choses comme cela. Tsuyuko n’est pas une femme convenable. Avec Tsuyuko, tu vas gâcher ta vie. Est-ce que tu le comprends ? Ne cherche pas à faire ta vie avec moi ! Il n’y a plus rien entre nous. Plus rien… Je suis capable de t’oublier complètement, dès aujourd’hui !

Frappé de stupeur, je ne pouvais que sauter d’un mot à l’autre sans arriver à en saisir le sens, tant cette lettre était inattendue.

J’ai peur de toi. Tu dis que tu ne sais pas de quoi tu es capable, mais moi je sais quel homme tu es. Tu vas tomber de plus en plus bas. Et c’est moi, sans le vouloir, qui te pousse vers le fond. Je ne sais pas pourquoi, mais plus nous cherchons à être ensemble, plus cela nous dégrade. Nous creusons notre propre fosse. Peux-tu le comprendre ? C’est cela qui me fait peur. Tu sais ce qui va nous arriver ? Toi et moi nous allons mourir. Mais ce n’est pas la mort que je crains. C’est tout ce qui se passera avant. Tu me comprends, n’est-ce pas ? Tu vois bien que les choses vont de plus en plus mal pour nous, Jôji. Mais ne crois pas que Tsuyuko soit lâche. Il faut s’arrêter là, il faut nous séparer. Tu verras ! Tu verras nous pouvons nous dire adieu. Adieu ! Je pars pour l’Amérique le 4 novembre à bord du « Tatsuta Maru ». Je dis adieu à tout. N’essaie surtout pas de me retrouver !

Je relus la lettre. La première fois, l’ayant parcourue trop vite, je l’avais peut-être mal comprise. Peut-être aussi renfermait-elle quelque sens caché, qui m’avait échappé ? Mais non, je ne m’étais pas trompé. Complètement bouleversé, j’essayai en toute hâte de recomposer ce qui s’était passé ce matin-là. Tandis que Tsuyuko m’attendait en bas de la colline, à l’arrêt d’autocar, elle était bien décidée à fuir avec moi. Était-il possible qu’entre le moment où ses grands-parents l’avaient découverte, et celui où ils avaient décidé de la ramener à Tôkyô, elle ait ainsi, en une ou deux heures, changé du tout au tout ? Et si oui, comment expliquer un tel revirement ? J’examinai une à une les diverses hypothèses qui se bousculaient dans mon esprit. Et si, dès le début, Tsuyuko n’avait pas eu l’intention de fuir avec moi ? Dans ce cas, au fil de nos conversations quotidiennes, elle s’était peu à peu trouvée dans l’impossibilité d’éluder mes propositions, et avait fini par les accepter contre son gré. Peut-être alors se sentait-elle soulagée d’avoir réussi à m’échapper. C’était bien possible. À la suite de notre éclat au Théâtre kabuki, elle devait avoir perçu ma totale incompétence face aux réalités de la vie. Cela pouvait expliquer qu’après m’avoir donné son accord sous le coup d’une lubie, elle se fût rapidement reprise. Je me faisais ces réflexions, en refusant pourtant d’y croire. Alors j’imaginais que ses grands-parents avaient peut-être forcé Tsuyuko à écrire ce message en leur présence. Et puis, à supposer que cette lettre fût le reflet de ce qu’elle éprouvait véritablement, comment accepter qu’elle pût entretenir de tels sentiments ? J’ignorais où se trouvait Tsuyuko, mais je lui murmurai : Je ne te laisserai jamais partir en Amérique ! Puis je me souvins qu’un jour elle m’avait raconté qu’un de ses cousins travaillait à la succursale de Mitsubishi à New York, et que sa mère voulait qu’elle se marie avec lui. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser que cette histoire de voyage en Amérique n’était qu’une invention destinée à me tenir à distance. Quoi qu’il en soit, cette seule lettre avait suffi à me rendre indéchiffrable le cœur de Tsuyuko. Et je ne pouvais même plus croire les mots qu’elle m’avait écrits. De toutes les Tsuyuko que j’avais connues jusqu’à présent, laquelle était la vraie ? Il fallait que je le sache. Il fallait que je la voie immédiatement, pour entendre la vérité de sa bouche. Et je me replongeai, comme un mois plus tôt, dans une quête éperdue. Vu de l’extérieur, mon comportement devait passer pour celui d’un fou. De nouveau, je demandais à Oyae, la serveuse du restaurant Yûyûtei, d’appeler à ma place Tsuyuko chez les Saijô, et je rôdais jusqu’à une heure avancée de la nuit devant leur maison de Yotsuya, arrêtant les chauffeurs de taxi qui venaient de raccompagner quelqu’un de la famille pour les interroger sur ce qu’ils avaient vu à l’intérieur de la propriété. Bref, je passais mes journées en vains efforts, qui m’absorbaient totalement. Cependant, n’ayant pu obtenir aucune nouvelle de Tsuyuko, je commençai à me dire que cette histoire de voyage aux États-Unis était peut-être bien vraie. N’était-ce pas parce qu’elle désirait m’apercevoir au moins une dernière fois sur le quai ce jour-là qu’elle m’avait annoncé ainsi son départ ? M’accrochant à cette idée comme à un ultime espoir, j’attendis le 4 novembre, date de l’appareillage du Tatsuta Maru.

Il faisait beau et froid ce matin-là. J’avais téléphoné plusieurs fois à la compagnie de navigation durant la semaine qui précédait, pour vérifier les horaires, et je pris à la gare de Tôkyô, un peu plus tôt qu’il n’était nécessaire, un train à destination du port de Yokohama. Quand j’arrivai à l’embarcadère, le bateau était prêt à partir. Le quai et le pont étaient noirs de monde. Je fendis la foule et montai à bord. Passant de la promenade des premières classes au pont intermédiaire, je furetai partout, dans le salon, dans le restaurant, à la recherche de Tsuyuko, mais en vain. Je restai un instant immobile parmi la foule. Dans l’état de frénésie où je me trouvais, j’avais les yeux littéralement injectés de sang. Où qu’elle se cache, il faut absolument que je la découvre ! Poussé par ce besoin de plus en plus impérieux, je finis par dénicher le commissaire de bord, et obtins qu’il me montre la liste des passagers. Mais j’avais beau feuilleter les pages, impossible de découvrir le nom de Saijô Tsuyuko.

« Mais n’a-t-elle pas fait au moins une réservation ?

— Non plus », me répondit sèchement le commissaire. Bientôt, le gong invitant les visiteurs à descendre se mit à retentir. Bousculé par la foule de ceux qui se disaient adieu, je me dirigeai, seul, vers le quai. La sirène annonçant le départ déchira l’air de son sifflement strident. « Hourra ! » « Au revoir ! » D’innombrables exclamations, mêlées à la musique qui parvenait du navire, semblaient vouloir résumer, dans leur brièveté, tout ce qui n’avait pas été dit. Je compris pourquoi les appareillages se font toujours en musique. « Trouvez vite ceux que vous cherchez ! » Voilà ce que chante la mélodie. J’allais et venais fébrilement, marchant parmi les serpentins. Même si Tsuyuko s’était cachée, il devait bien y avoir, dans cette cohue, quelqu’un de sa famille qui était venu l’accompagner, son père, sa mère, ses grands-parents, ou cette tante que j’avais aperçue au Kabuki. Mais — peut-être à cause de mes yeux hagards — je n’aperçus personne. Entre-temps, le bateau s’éloignait insensiblement du quai, des serpentins ondulant par milliers le long du bastingage, et bientôt il fut impossible de distinguer les silhouettes de ceux qui se trouvaient sur le pont. Je restai là, un long moment, à suivre des yeux le navire. Peut-être Tsuyuko, pour éviter que je ne la retrouve, s’était-elle embarquée sous un faux nom ? Se cacher à bord d’un bateau, parmi la foule considérable des passagers, ne devait pas être bien difficile. Complètement abattu, je marchais sur le quai presque désert à présent. Je n’étais plus exalté comme au moment où j’avais lu la lettre de Tsuyuko. « Qui vivra verra », murmurai-je à part moi, en déplorant mon impuissance à lutter contre les événements. Les larmes ne cessaient de couler le long de mes joues.

À partir de ce jour, je m’enfermai chez moi. Toutes mes pensées me ramenaient vers Tsuyuko, et je ne sais pourquoi, je ne pouvais me défaire de l’idée qu’elle était toujours au Japon. Sans pouvoir dire où elle se trouvait, j’étais sûr qu’elle était encore là. Peut-être n’était-ce qu’une façon de me consoler, mais cela me donna soudain l’envie de ressortir.

Un jour j’aperçus, dans le quartier de Surugadai, une jeune fille qui se dirigeait vers l’université Meiji, et qui, vue de dos, avec ses cheveux nattés, avait exactement l’allure de Tsuyuko. Réprimant le désir de l’interpeller, je me mis à la suivre. La jeune fille, ayant sans doute perçu le bruit de mes pas, s’arrêta et se retourna vers moi. Quoi d’étonnant que je l’aie prise pour Tsuyuko ? C’était elle qui jouait du piano dans la maison de Yotsuya, le soir où je m’étais caché dans le jardin. Avec ses épaules frêles, son regard empreint de mélancolie, on aurait dit la réplique de Tsuyuko. Il me sembla déceler, dans le sourire à la fois enfantin et dédaigneux qui flottait sur ses lèvres minces, une nuance de pitié, comme si elle lisait jusqu’au fond de mon cœur, et soudain j’eus l’impression que la mélodie de Chopin entendue chaque soir, quand j’épiais la maison, résonnait de nouveau à mon oreille. À ma déconvenue vint aussitôt se mêler la joie d’avoir pu ainsi, à un coin de rue, rencontrer au moins quelqu’un de la famille de Tsuyuko.

« Excusez-moi… Vous ne seriez pas mademoiselle Saijô ? » La jeune fille me regarda en silence. Ce regard m’ayant fait sentir qu’elle savait qui j’étais, je lui demandai sans préambule des nouvelles de sa sœur : « Elle n’est pas partie, n’est-ce pas ?

— Si, elle est partie », me répondit-elle nettement. « Elle est partie sur le Tatsuta Maru.

— Sur le Tatsuta Maru ? Mais pourtant, j’étais là lors de l’embarquement ! »

Dans ses yeux passa une lueur avisée, qui était celle d’un adulte. « Mais voyons, ma sœur est partie de Kôbe ! », et me plantant là, elle reprit son chemin, et tourna à l’angle de la rue. Hébété, je suivis des yeux sa silhouette qui s’éloignait. Est-ce possible ! Serait-elle partie de Kôbe par peur que je ne la rattrape ? Soudain, j’eus la sensation que j’allais m’écrouler, là, dans cette rue balayée par le vent. Tsuyuko me redoutait-elle à ce point ? Désirait-elle tant s’éloigner de moi ? Jusqu’à ce matin-là, je m’étais fait croire qu’elle se trouvait encore quelque part au Japon, alors qu’en réalité elle devait déjà, à cette heure, être arrivée aux États-Unis. Peut-être même était-elle maintenant dans le train, en route pour New York, en compagnie de ce cousin qui était venu l’accueillir ? Au hasard de cette rencontre avec sa jeune sœur, qui semblait si perspicace, j’avais compris combien le mépris et la haine de l’entourage de Tsuyuko à mon égard étaient profonds. Un sentiment irrépressible me saisit : je n’allais pas rester ainsi sans réagir. Mais que pouvais-je faire ? Mon seul recours, c’était de consacrer l’énergie qui me restait au souvenir de Tsuyuko, désormais perdue.

L’histoire de ma déception amoureuse avait fait, à mon insu, le tour de mes amis, et les langues allaient bon train. « Peut-être va-t-il se suicider ! » disait l’un « Mais non, il n’est pas du genre à avoir des chagrins d’amour ! » prétendait l’autre, et Kusumuto me rapportait parfois toutes ces rumeurs d’un ton mi-sérieux, mi-badin. Mais dans ce badinage transparaissait toute l’amitié qu’il avait pour moi. « Un homme amoureux, il n’y a rien de plus ridicule ! Tu es bien d’accord avec moi ? » disait-il, et je sentais bien que par ce ton léger il essayait de me persuader que cet échec n’était que la conclusion d’une aventure sans conséquence. Parfois, à l’écouter, j’étais tenté de le croire. Ou peut-être m’efforçais-je, en toute bonne foi, de me le faire croire. Et je me répétais : « Il a raison, je ne suis pas du genre à avoir des chagrins d’amour ! » Ce que j’avais éprouvé pour ma femme huit ans plus tôt, et pour toutes celles que j’avais connues ensuite à l’étranger, ce n’était pas de l’amour. D’ailleurs, étais-je vraiment tombé une seule fois amoureux ? Pas une seule. Effectivement, ce n’était pas du tout mon genre. Je n’étais qu’un coureur qui en Occident, auprès des experts en galanteries, avait bien retenu sa leçon. Quel ridicule alors, pour un homme comme moi, de m’être laissé prendre au jeu pour une fois, avec Tsuyuko, jusqu’à en éprouver du désespoir ! Et d’avoir pu laisser craindre à mes amis que j’allais peut-être me suicider pour elle ! Peu à peu, la conclusion douloureuse de cet épisode prenait à mes yeux l’allure d’un simple incident sans importance. En fait, ce que j’avais éprouvé pour Tsuyuko, cela n’avait rien à voir avec l’amour ! Mais elle avait été si habile à s’éloigner de moi pour ensuite, une fois loin, m’inciter à revenir ! C’est cela qui m’avait tenu en haleine. Et puis quelle tentation, pour un coureur de mon espèce, d’essayer de mettre la main sur une fille comme elle, que ses parents s’évertuaient à garder dans une cage dorée ! Voilà les réflexions que je me faisais. Et elles avaient quelque chose de plaisant. Je me sentais libéré de la sensation d’étouffement qui m’avait si longtemps oppressé. Et je me mis à reconsidérer un à un les sentiments que j’avais éprouvés pour Tsuyuko. « Ce n’est qu’une histoire de femme ! » me répétais-je à voix haute. Cela me donnait l’impression que je pouvais, dès aujourd’hui, me retrouver, redevenir le même qu’auparavant, celui qui passait son temps à traîner en ville, à boire, à danser, à s’amuser avec des femmes, à ne voir en elles que de simples objets de plaisir. Il y avait, dans ces attitudes cyniques, quelque chose que l’on retrouve aussi chez l’homme en proie à un désespoir d’amour, et je me sentais donc naturellement disposé à m’y abandonner.

Cependant, je ne retirais de tout cela qu’un sentiment de vide, beaucoup plus intense que celui éprouvé quand on se noie dans l’alcool. Je croyais avoir retrouvé mes habitudes de noceur, mais j’avais beau sortir, m’étourdir avec des amis, cela ne me procurait aucun plaisir. Parfois, des idées saugrenues me passaient par la tête. Et si je partais pour les États-Unis ? J’avais entendu parler de ces Japonais qui traînaient çà et là, comme des vagabonds, et qu’on appelait les « Japaméricains ». Ce ne serait peut-être pas si mal de faire comme eux, de vivre sans but, au hasard. Et ainsi, peut-être allais-je un jour, dans quelque ville, rencontrer Tsuyuko au détour d’une rue ? Ces pensées vagues provoquaient en moi comme une soif, et je me surprenais à fouiller dans mes vieilles valises, à regarder les horaires de bateau, à me renseigner sur le prix du voyage. Mais comment trouver le premier sou pour payer le billet ? Je n’en avais pas la moindre idée, et d’ailleurs j’ignorais même si je songeais sérieusement à partir. « D’abord, entre le Japon et les États-Unis, il y a vraiment un monde ! » me disais-je pour me moquer de moi-même. Et puis il suffirait que se produise un événement qui m’absorbe complètement pour que j’oublie aussitôt tout cela. À l’affût de cet événement hypothétique, je me forçais à sortir de plus en plus.

L’hiver était venu. Un matin, à l’approche de Noël, je reçus un télégramme de mon ami Baba, m’invitant à une fête « où il allait se passer des choses ». J’avais connu Baba lors de mon séjour à l’étranger, et plus qu’une relation professionnelle, c’était quelqu’un avec qui j’avais plaisir à faire la fête. Il possédait à Takadai, dans le quartier d’Ushigome, un superbe atelier dans lequel il logeait avec sa très jolie femme, qui était la coqueluche de tout le monde. Non-conformistes l’un et l’autre, ils menaient une vie très libre, ponctuée de scènes de ménage, et tout cela attirait en permanence chez eux une foule de fêtards et de curieux. Connaissant Baba comme je le connaissais, je sortis de chez moi en me disant qu’il avait dû inviter des femmes un peu excentriques, afin de me réconforter comme on le ferait pour un malade. Avant même d’entrer chez lui, j’entendis filtrer par la fenêtre la musique d’un phonographe à laquelle se mêlaient des rires aigus de jeunes femmes. Avec ma canne, je donnai quelques coups sur la vitre. « Entre ! » cria Baba. J’ouvris la porte, et j’aperçus un groupe de trois jeunes filles. Chacune avait un style différent : l’une, coiffée d’un chignon à l’ancienne mode, avait l’air d’une Japonaise traditionnelle, une autre, les cheveux coupés court, portait une robe extravagante comme celles qu’on voit à certaines femmes dans les dancings, et la dernière était habillée de façon discrète, comme une élève d’école religieuse. Baba et Tsumura, un autre de mes amis, discutaient avec elles en riant.

« Toutes ces demoiselles sont tes admiratrices ! Voilà déjà trois mois qu’elles me demandent d’organiser une rencontre avec toi !… » dit Tsumura, et dans ses yeux qui s’amincissaient toujours quand il riait passa une lueur d’ironie qui n’appartenait qu’à lui. Tsumura était le fils du propriétaire de la librairie Tsunokuniya à Shinjuku. À présent, il est à la tête de cette librairie, et s’est lancé en outre dans l’édition de revues littéraires et artistiques. À l’époque, nous étions devenus amis à la suite d’une exposition d’œuvres de Baba et de moi qui avait eu lieu au dernier étage de Tsunokuniya, et comme il était encore célibataire, il nous entraînait avec lui dans toutes les fêtes.

« Trois mois ? Dites plutôt six ! » lança en plaisantant la fille aux cheveux courts. À toutes, la chaleur du poêle et le thé arrosé de whisky avaient fait venir le rouge aux joues. Nous passâmes notre temps à parler et à danser. Cependant, la fille qui avait l’air d’une pensionnaire d’école religieuse restait dans son coin, assise par terre, les jambes allongées sur le plancher, à nous regarder chahuter.

« Je peux vous l’emprunter un instant ? » Et saisissant la mandoline qu’elle tenait à la main, je me mis à accompagner l’air de jazz que diffusait le phonographe. Aussitôt, Baba se retourna vers moi et s’écria : « Eh, arrête un peu de jouer les tombeurs !

— Et toi, arrête de dire des âneries ! »

Comme je rendais l’instrument à la fille, mon regard s’arrêta sur ses jambes, qui dépassaient de sa jupe courte arrivant à peine au niveau du genou, comme c’était la mode à l’époque. Elles étaient minces et bien galbées, ce qui est rare chez les Japonaises. Je relevai les yeux. Au même moment, elle leva la tête vers moi et me sourit du regard. J’appris par la suite que cette fille souffrait depuis longtemps des poumons, et elle avait effectivement — ce qui est caractéristique de cette maladie — les traits un peu soufflés. Cela lui donnait un air vague, qui n’avait rien de celui d’une beauté mais était empreint d’une douceur très féminine. Elle ne portait pas de lunettes, mais elle semblait très myope, et dès qu’elle fixait quelque chose, même tout près d’elle, ses grands yeux se rétrécissaient insensiblement comme ceux d’un chat, ce qui produisait une impression curieusement sensuelle. Les deux autres filles ne m’attiraient pas du tout, mais je ressentis un certain intérêt pour celle-là. J’ignore cependant à quel point cet intérêt était spontané, car c’était l’époque où j’essayais à tout prix de susciter en moi des émotions pour m’étourdir. Ce jour-là, tout le monde rentra chez soi après s’être amusé jusqu’au soir.

Trois ou quatre jours plus tard, ayant rendez-vous avec Tsumura, j’allais traverser la place qui se trouve devant la gare de Shinjuku quand j’aperçus, près d’un arrêt d’autobus, la fille de l’autre jour. Je m’arrêtai, prêt à lui dire un petit bonjour, mais elle avait beau regarder vers moi, apparemment, elle ne me voyait pas. Tiens, tiens, elle est donc myope à ce point ? À cet instant, un étudiant de haute taille, portant l’uniforme de l’université Keiô, descendit du bus et s’approcha d’elle. Je les vis passer près de moi et s’éloigner, bras dessus bras dessous, en bavardant avec animation.

« Je viens d’apercevoir cette fille avec son petit ami ! racontai-je à Tsumura à la fin de notre entretien.

— Elle ? » Tsumura se mit à rire en plissant les yeux. « Pourtant, de toutes tes admiratrices, Tomoko est celle qui se prétend la plus amoureuse de toi !

— Mais c’est certainement une coquetterie de sa part ! Ceci dit, cela ne me déplaît pas ! »

Après avoir échangé avec lui quelques plaisanteries de ce genre, je rentrai chez moi.

Trois ou quatre jours plus tard, comme je faisais des courses dans un grand magasin de Ginza, je tombai de nouveau sur cette Tomoko aux allures de pensionnaire, en train de choisir une cravate dans le rayon voisin. J’étais à peine à deux mètres d’elle, mais une fois de plus elle ne me remarqua pas. Elle finit par acheter une cravate à carreaux rouges, extrêmement voyante. Pendant qu’elle attendait son paquet, je m’approchai et lui tapotai l’épaule.

« Quelle surprise ! s’écria-t-elle en écarquillant ses yeux de chat.

— Cette cravate rouge, je parie que vous allez l’offrir à votre amoureux !

— Arrêtez de me taquiner, monsieur Yuasa ! Je l’ai achetée pour mon petit frère. » Et elle ajouta que lui aussi aimait beaucoup ma peinture, et rêvait de me rencontrer. Pourquoi ne viendrais-je pas leur rendre une petite visite ? « Vous n’êtes pas libre, demain ? C’est dimanche, venez donc ! Mon frère sera là aussi ! » Elle m’indiqua alors son adresse, dans le quartier de Senzoku, et je lui promis d’aller la voir.

La fin de l’année était toute proche, mais étant donné la vie que nous menions ma femme et moi, ce n’étaient que des jours d’hiver comme les autres. Le lendemain, alors que j’enfilais mes chaussures, ma femme, qui d’habitude ne m’accompagnait jamais jusqu’à la porte quand je sortais, me rattrapa en me lançant : « Est-ce que tu as signé le papier que je t’ai donné l’autre jour ?

— Il n’est pas question que je signe une chose pareille ! » lui répondis-je sans même me tourner vers elle. Depuis qu’il était question de divorce entre nous, nous avions bien des fois essayé, soit elle, soit moi, de mettre au point un accord définissant la pension alimentaire que je devrais lui verser pour notre enfant. Mais nous n’étions toujours pas parvenus à trouver une solution satisfaisante pour l’un comme pour l’autre. Le papier dont elle parlait, rédigé par un avocat de ses amis, spécifiait que je devais verser cent yens par mois jusqu’à la majorité de notre fils.

« Donc, tu refuses ?

— Mais rends-toi compte ! Dans ma situation actuelle, tu crois sérieusement que je peux sortir une telle somme ?

— Si tu ne peux pas, tant pis ! » Et elle se mura dans le silence. Mais je savais bien ce qu’elle pensait. Elle avait attendu mon retour pendant sept ans, avec notre enfant à sa charge. Si elle avait su que cette attente se solderait par un divorce, elle aurait certainement choisi de vivre autrement durant toutes ces années. Sept ans de gâchés. Pour compenser ce temps perdu, n’avais-je pas le devoir d’accepter les termes du contrat, même si cela allait me compliquer la vie ?

« Ne commence pas à ergoter ! Ça n’avancera à rien de me faire faire des promesses que je ne peux pas tenir ! » lui dis-je, tout en pensant que si elle se contentait de cinquante yens, je pourrais peut-être faire un effort. C’était vraiment ridicule, alors que nous étions tous les deux d’accord pour nous séparer au plus vite, de rester ainsi bloqués à cause d’un problème d’argent. Mais qu’y faire ? « Avocats », « procès », « contrats »… Ma femme affectionnait tellement ces mots ! C’en était presque comique, pensais-je en marchant dans les rues. Mais avant même que j’arrive à l’arrêt du tramway, tout cela m’était déjà sorti de l’esprit.

La famille de Tomoko habitait dans un quartier résidentiel très calme, nouvellement construit, à proximité de la gare de Senzoku. La façade et la forme des maisons étaient du plus pur style américain, mais les massifs qui bordaient le chemin dallé menant jusqu’à l’entrée, ainsi que le jardin qu’on apercevait alentour, avaient quelque chose de vaguement japonais. Cette disparité donnait aux pavillons une allure très moderne. La maison de Tomoko n’échappait pas à la règle. Sous le porche était accrochée une lanterne de style chinois. Comme je m’annonçais, Tomoko, toujours vêtue de sa jupe courte, arriva en courant avec une vivacité enfantine. « Maman ! Viens vite ! M. Yuasa est là ! » Derrière elle apparut aussitôt une femme assez corpulente, qui paraissait à peine la quarantaine. « Soyez le bienvenu ! » me dit-elle d’un air affable, et elle me guida vers le salon. Un lustre à l’ancienne était suspendu au plafond, et une peinture chinoise sur rouleau ornait l’un des murs. Le manteau de la cheminée, la table, étaient encombrés de fleurs et de bibelots divers, mais cela créait, curieusement, une atmosphère chaleureuse, celle d’un endroit véritablement habité. Éprouvant un sentiment de détente inhabituelle, je m’installai dans un fauteuil.

« C’est gentil d’avoir bien voulu céder au caprice de ma fille !

— Maman prétendait que vous n’alliez certainement pas venir !

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je voulais seulement dire qu’il n’était pas obligé d’accepter toutes tes fantaisies ! Mais va donc dire à Yoshiya d’apporter du bois pour le feu !

— Non, vas-y toi ! Et prépare-nous quelque chose de bon à grignoter, par la même occasion !

— Vraiment, tu es incorrigible ! » dit-elle, et elle sortit de la pièce en riant.

« Vous avez une mère adorable ! » J’enviais presque l’affection tout à fait banale qui régnait entre la mère et sa fille. « Voilà ce qu’on peut appeler une famille ! » pensai-je. En fait, durant mon long séjour à l’étranger, et même après avoir retrouvé les miens, à mon retour, je n’avais connu qu’une suite de domiciles provisoires, pas de véritable foyer. Et soudain, alors que j’avais toujours rejeté ce qui peut rappeler l’atmosphère familiale, je retrouvais avec nostalgie quelque chose que j’avais perdu depuis l’enfance. Par la suite, quand j’en vins à fréquenter régulièrement la maison de Tomoko, ce sentiment ne me quitta plus.

« Maman ne se montrera plus, à présent !

— Vous connaissez donc tout de votre mère ?

— Non, c’est elle qui accepte tout de moi.

— Même vos moindres fantaisies…

— Oui… » répondit-elle, et elle ajouta d’une petite voix : « C’est parce que je suis malade.

— Je suis au courant », lui dis-je d’un ton tout à fait naturel. Puis je saisis le petit bois qu’elle tenait à la main, et le lançant dans le feu, je tournai les yeux vers elle. « C’est parce que vous êtes malade que vous êtes aussi jolie. Même si près du feu, votre teint reste pâle.

— Vous aimez la pâleur ?

— Oui, beaucoup. »

Le visage de Tomoko, avec ses contours indécis, ses lèvres blêmes, semblait sortir de quelque photo décolorée et pouvait donner, s’il était bien rendu, un tableau intéressant. Tandis que nous bavardions, je découvrais également dans ses jeux de physionomie, sa voix, sa façon de parler, le même « charme de l’incolore » que dans son visage.

« Ma sœur joue les pimbêches ! » dit son jeune frère, moqueur, en faisant une brève apparition. Mais Tomoko continuait de sourire. Bientôt, je pris congé. La mère de Tomoko qui jusque-là, comme celle-ci l’avait prévu, ne s’était plus montrée, se précipita vers moi, pour essayer de me retenir jusqu’au retour, imminent, de son mari. Mais je déclinai cette invitation et sortis de la maison. Debout près des massifs, Tomoko m’attendait, un grand châle jeté à la hâte sur ses épaules.

« Je vous accompagne jusqu’à la gare !

— Avec ce châle, vous avez l’air d’une Espagnole ! Vous êtes assez couverte ? Vous n’avez pas froid ? »

Elle secoua légèrement la tête, mais se rapprocha pourtant d’un air frileux, comme pour se blottir contre moi. Il n’y avait pas de vent, mais à cause de l’étang qui se trouvait à proximité, l’air humide du crépuscule venait piquer la peau. Tout en marchant je passai doucement le bras autour de la taille de Tomoko.

« Vous avez froid, n’est-ce pas ?

— Oui… » Le visage de Tomoko, encore plus indécis dans la pénombre, me toucha par cette expression docile qu’on voit chez les femmes qui se soumettent aux hommes. Je m’arrêtai, et soulevant son corps aussi léger qu’une plume, je l’embrassai.

« S’il te plaît… » me dit-elle d’une petite voix presque inaudible, « encore une fois. » Je la soulevai et l’embrassai de nouveau. Je sentais encore en moi la chaleur du feu de cheminée, et l’atmosphère accueillante de cette maison, et serrer ainsi Tomoko dans mes bras me semblait être le prolongement des moments agréables que je venais de passer chez elle.

« Il faut que tu rentres, maintenant ! » lui dis-je comme si je m’adressais à une petite fille. « Tu vas attraper froid !

— Quand est-ce qu’on se reverra ?

— Quand tu veux ! » Et après lui avoir promis de revenir le lendemain, je repris mon train.

Les après-midi qui suivirent je me rendis, tout guilleret, chez Tomoko. J’y allais moins par désir de la rencontrer elle que par envie de m’installer dans un bon fauteuil pour me reposer. D’ailleurs, quand je pensais à cette maison, ce n’était pas Tomoko qui me venait d’abord à l’esprit, mais la voix accueillante de sa mère, l’odeur du café chaud ou les lumières gaies du salon. Et quand j’étais assis là, devant la cheminée, un sentiment de bien-être me gagnait, comme si j’étais enfin rentré chez moi au terme d’un long voyage. Après la sensation d’étouffement qui avait marqué ma passion pour Tsuyuko, cette relation avec une fille comme Tomoko était si paisible qu’on ne pouvait même pas, à son sujet, parler d’« amour ». Peut-être était-ce justement à cause de cette tranquillité que je m’étais attaché à elle.

Je fus bientôt en bons termes avec toute sa famille. Même son père, un peu méfiant au début à l’égard de l’homme qui fréquentait sa fille, ne fut pas long à me témoigner, d’égal à égal, une forme d’amitié. Par la suite il m’arriva d’aller chez Tomoko uniquement pour bavarder avec lui. Dans sa jeunesse, il avait longtemps séjourné aux États-Unis. Il continuait d’affectionner le mode de vie à l’américaine, et se comportait plus comme un camarade que comme un père vis-à-vis de ses enfants, qu’il laissait libres de faire ce qu’ils voulaient. Pour prendre la moindre décision les concernant, il tenait compte avant tout de leurs désirs.

« Vous comprenez, je devrais être mort à l’heure qu’il est », répétait-il à tout bout de champ. Il avait souffert en effet dans sa jeunesse d’une grave affection pulmonaire, dont il s’était rétabli contre toute attente à la suite d’une sorte de conversion spirituelle. Cette guérison était un véritable miracle, puisque sa vie aurait dû s’arrêter à ce moment-là. La part d’existence qui lui avait été accordée en plus était donc une « aubaine », et il ne cessait de dire qu’il devait en tirer parti pour se dévouer aux autres. Il avait écrit un opuscule exposant ses préceptes de vie, qu’il se faisait une joie de distribuer au personnel de son entreprise. Tel était donc cet excellent homme. Je ne saurais dire à quel point l’atmosphère riante de la maison de Tomoko, animée par la présence du père, me réconfortait. Et quand par hasard je me souvenais de la famille de Tsuyuko, et de l’accueil glacial qu’elle m’avait réservé, comme si j’étais un clochard, il m’arrivait de frissonner.

Au début de l’année nouvelle, je me rendis chez Tsumura, que je n’avais pas vu depuis quelque temps.

« C’est vrai que tu vas te marier avec Tomoko ? me demanda-t-il sans aucun préambule.

— Mais c’est complètement stupide !

— C’est pourtant ce qu’on raconte ! Je ne sais pas quelles sont tes intentions, mais il paraît que Tomoko est persuadée que ce mariage va se faire », me dit-il avec son habituel sourire moqueur, mais je vis passer dans ses yeux étirés une ombre de reproche. « Si tu continues comme ça, tu vas t’attirer des ennuis !

— Quel genre d’ennuis ? De toute façon, je ne peux pas me marier, puisque je n’ai toujours pas réglé le problème avec ma femme !

— J’imagine que Tomoko n’est même pas au courant de ta situation familiale ?

— Si, elle est tout à fait au courant, et je suis sûr que sa mère l’est aussi ! » répondis-je. Mais avais-je raison de me montrer aussi affirmatif ? Dès le début, je n’avais caché à Tomoko ni l’existence de ma femme et de mon fils, ni ma relation avec Tsuyuko, et Tomoko elle-même faisait parfois des allusions à ce sujet, à travers des phrases du genre : « Et si on partait ensemble pour les États-Unis ? » En revanche, mes démêlés avec ma femme ne semblaient pas du tout la préoccuper, sans doute à cause de la façon que j’avais de lui en parler. À m’entendre, elle pouvait croire en effet que le problème allait se résoudre plus facilement qu’en réalité. Personnellement, je n’avais jamais songé à me marier avec Tomoko, mais je n’avais rien fait non plus pour l’empêcher de rêver à un éventuel mariage, si elle en avait vraiment le désir. Cependant, à l’époque, j’étais loin d’avoir une vision aussi claire des choses. Après tout, si les ennuis que me prédisait Tsumura se produisaient, il serait toujours temps d’aviser !

« Ne t’inquiète pas ! Je ne ferai pas une bêtise pareille.

— Mais elle a beau avoir l’air déluré, comme ça, tu sais bien à quoi il faut s’attendre avec les jeunes filles ! Si les choses se compliquent, tu vas te trouver dans une situation impossible. Et puis n’oublie pas que si pour ma part je n’ai rien contre ton divorce, beaucoup de tes camarades plus âgés vont te désavouer ! »

Tsumura me poussait vivement à reprendre la vie conjugale. D’après lui, il était plus raisonnable, abstraction faite de mes sentiments, de rester avec ma femme pour sauver les apparences. En cela, il était bien pareil à tous ceux qui s’inquiétaient pour ma réputation. Abandonner une femme qui a attendu son mari pendant si longtemps, vous vous rendez compte ! Mais ces arguments n’avaient plus aucun sens pour moi. Simplement, pour éviter toute complication avec Tomoko, je renonçai pendant quelque temps à aller lui rendre visite. D’ailleurs, sans que mes sentiments pour elle entrent en ligne de compte, je voulais accélérer la procédure de divorce. Ayant persuadé ma femme, en attendant de définir les choses avec elle dans les moindres détails, de déposer au moins la demande officielle, je remplis sur-le-champ le formulaire, qu’elle signa avec moi. Mais au moment où il ne restait plus qu’à obtenir la signature de son garant, elle m’apprit que celui-ci s’était finalement désisté, sous prétexte que « l’idée d’être mêlé à une histoire de divorce lui donnait mauvaise conscience ».

Je fis la grimace : « Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas refusé dès le début de servir de garant ?

— Je vais aller demander à M. Shibayama, lui, il connaît bien notre situation… », dit ma femme, et elle sortit, pour revenir aussitôt : Shibayama était en voyage et ne rentrerait que dans deux ou trois jours. J’eus vaguement l’impression qu’elle faisait exprès de retarder la procédure. Mais en même temps je me sentis quelque peu soulagé, et je me mis à dessiner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Comme j’étais en train de faire des croquis du paysage que je voyais de ma fenêtre, j’entendis ma femme m’appeler tout en montant l’escalier.

« Dis-moi… » commença-t-elle avec un petit sourire, « même quand nous serons séparés, nous garderons de bonnes relations ? Je veux dire, si j’ai des problèmes, je pourrai venir t’en parler ?

— Si tu veux ! »

Je me demandai quelle idée elle avait derrière la tête. Je la connaissais bien : elle sortait de temps en temps de jolies phrases comme celles-là, mais, en réalité, elle finissait toujours par faire le contraire de ce qu’elle avait dit, et cela m’avait déjà valu bien des désagréments.

Je me morfondais chez moi depuis une dizaine de jours quand, un après-midi, j’eus la surprise de voir arriver Baba.

« Dépêche-toi, Tomoko a avalé des somnifères ! »

Une amie de celle-ci, Momoko — la fille aux cheveux courts que j’avais aperçue une fois, vêtue de cette robe extravagante — était venue lui annoncer la nouvelle. Il fallait me prévenir pour que je me rende au plus vite chez Tomoko.

« C’est absurde ! Ce n’est pas pour se suicider qu’elle a pris des somnifères, ça, j’en suis sûr ! Elle m’a toujours dit qu’elle souffrait très souvent d’insomnies ! » Tout en parlant ainsi, en partie pour calmer l’espèce de désarroi qui m’avait saisi, je me préparai et sortis. J’avais beau faire, je ne pouvais pas croire à cette tentative de suicide.

Quand j’arrivai chez Tomoko, la maison me sembla — mais peut-être n’était-ce qu’une impression — plus silencieuse que d’habitude.

« Où est mademoiselle ?

— Elle se repose dans sa chambre », me répondit-on. En temps normal, c’était sa mère qui venait m’accueillir dans l’entrée. L’atmosphère de la maison avait-elle vraiment changé depuis ma dernière visite ? Tomoko, le visage pâle, était allongée sur son lit.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es de nouveau malade ? »

Ouvrant de grands yeux, elle hocha la tête. Les rideaux étaient tirés en plein après-midi, et dans la pénombre de la pièce, ses yeux avaient l’air de deux cavités sombres, et ses joues veloutées au contour indécis semblaient s’être creusées. « Cela fait longtemps que tu n’es pas venu…

— Moi ? » fis-je d’un ton innocent, et désireux de dire quelque chose qui lui fasse plaisir : « C’est parce que je travaillais. Je suis en train de faire ton portrait !

— Ah bon ? » Tomoko esquissa un sourire. Même si elle n’avait pas essayé de se suicider, je sentais bien que j’étais en partie la cause de sa tristesse, et je fus pris d’envie de la dorloter. Bientôt, sa mère entra dans la chambre, et me fit discrètement signe de la rejoindre à l’extérieur.

« Vous êtes libre, ce soir ?

— Que se passe-t-il ? Il est arrivé quelque chose à Tomoko ?

— Oui, en quelque sorte. Elle a eu un petit crachement de sang. Si vous n’êtes pas trop occupé, j’aimerais avoir une conversation avec vous ce soir », me dit-elle, et tout en posant sur ses épaules l’étole en fourrure noire que lui tendait la bonne, elle ajouta : « Mais d’abord, j’ai une petite course à faire. Voyons… Vous connaissez le restaurant chinois Aoba, derrière l’avenue Shôwa ? Nous pourrions peut-être nous y retrouver vers six heures ? »

Je me sentis vaguement inquiet. Qu’avait-elle de si important à me dire qui justifiât une rencontre à l’extérieur ? Mais, après tout, il me suffisait d’aller à ce rendez-vous pour le savoir. Et j’acceptai sans hésiter. La mère, après avoir franchi le seuil, revint sur ses pas : « Surtout, pas un mot de tout cela à Tomoko ! Je ne veux pas qu’elle s’inquiète. » Après son départ, je restai quelque temps avec sa fille. J’étais rassuré, puisqu’à présent je savais que son air affaibli et souffrant venait du crachement de sang dont m’avait parlé sa mère. Apparemment, l’histoire du somnifère n’était qu’une invention de cette petite écervelée de Momoko, qui s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas. Bientôt, je sortis pour me trouver à l’heure dite au restaurant chinois.

La mère de Tomoko était déjà là. « Vous boirez bien quelque chose. Que diriez-vous d’un peu de Lao-chiu ? » me demanda-t-elle, et elle se mit à parler de tout et de rien. Le repas était déjà bien entamé qu’elle ne se décidait toujours pas à entrer dans le vif du sujet. Finalement, avec le plus parfait naturel, elle me demanda : « Dites-moi, vous allez bientôt régler le problème avec votre femme ? »

Je lui racontai franchement ce qui s’était passé ces derniers temps. Mais devinant vaguement où elle voulait en venir, je n’avais aucune envie d’évoquer devant elle la question d’argent, qui n’était toujours pas résolue entre ma femme et moi. « J’envisage de déménager dès que j’aurai trouvé une location convenable… », lui dis-je comme si les choses étaient aussi simples, tout en ne pouvant me défendre d’une certaine crainte.

Comme je m’en doutais, la mère voulait m’entretenir de Tomoko. « Voici ce que dit mon mari : à cause de la maladie de notre fille, on ne peut pas songer à la marier normalement. Il vaut mieux par exemple lui faire faire des études de comptabilité en anglais. Comme cela, si le cœur lui en dit, elle travaillera dans son entreprise à lui et plus tard, éventuellement, on en fera une femme d’affaires qui pourra vivre sans trop se fatiguer. Mais moi, je ne suis pas persuadée qu’il ait raison. D’abord, elle a beau être malade, il y a bien des filles qui se marient, malgré cette maladie ! Et puis, rien ne prouve qu’elle ne va pas guérir ! Regardez mon mari, qui était condamné, il respire la santé maintenant ! »

Je buvais en silence. J’avais l’impression qu’elle m’attirait peu à peu dans ses filets, et que j’allais finir par ne plus pouvoir bouger. Cependant, je croyais avoir encore assez de temps pour mettre de l’ordre dans mes idées. Imperturbable, elle continuait : « Vous êtes bien d’accord ? Il n’est pas impossible qu’un changement de vie soit favorable à sa santé. Et à supposer même que son état s’aggrave… » Après ces mots, elle hésita un instant. « … Qu’il s’aggrave, et même qu’elle doive mourir, raison de plus pour réaliser tout ce qu’elle souhaite. C’est peut-être ma faiblesse de mère qui me fait désirer des choses aussi déraisonnables… Mais vous savez, il se peut qu’elle meure bientôt. Quand je pense qu’il ne lui reste peut-être plus que deux ou trois mois, ou six tout au plus, je voudrais vraiment qu’elle en profite pour vivre pleinement. Vous, vous êtes tout à fait au courant de sa maladie… Dites, monsieur Yuasa, vous voulez bien accepter de vivre avec elle ? Cela ne durera peut-être que quelques mois. Vous n’allez pas refuser, n’est-ce pas ? » Tandis qu’elle me fixait avec douceur, une étincelle passa dans son regard. Mais bientôt, cette lueur fut noyée par un flot de larmes. Déconcerté, je détournai les yeux. J’avais pourtant bien préparé ma réponse, mais ces pleurs inattendus jetaient le trouble dans ma pensée.

« Tomoko est donc malade à ce point ?

— Je ne sais pas très bien… », me dit-elle, puis avec un sourire franc : « Avec elle, on ne peut rien prévoir. Il est tout à fait possible aussi que brusquement son état s’améliore. Vous voyez, monsieur Yuasa, c’est pour cela qu’il faut absolument que vous nous aidiez. Si j’ai bien compris, la seule chose qui vous arrête, c’est le problème avec votre femme ? Une fois qu’il sera réglé, vous accepterez d’épouser Tomoko, n’est-ce pas ?

— Mais dans l’état actuel des choses, j’estime que je suis mal placé pour parler de cela. Si encore ma femme et moi vivions chacun de notre côté…

— Mais enfin, ce n’est qu’une question de jours ?

— Oui, c’est vrai, mais… », et je laissai ma phrase en suspens. Et voilà : ils commençaient, les « ennuis » que m’avait prédits Tsumura. Mais j’étais incapable, devant la mère de Tomoko, de me montrer ferme. Voyant que je restais silencieux, elle reprit d’un ton gai, comme si elle s’était ressaisie : « Eh bien, réfléchissez-y ! Mais surtout, ne parlez de notre conversation ni à Tomoko, ni à personne d’autre ! » Puis elle leva son poignet dodu et regarda sa montre : « Je dois vous quitter, c’est bientôt l’heure de la visite du médecin. Revenez donc nous voir dans quelques jours !

— Oui. »

Je pris avec elle un taxi jusqu’à la gare de Kamata, où nous nous séparâmes. Quand je me retrouvai seul, je m’aperçus que sa proposition ne provoquait pas en moi le moindre sentiment de rejet. Au contraire : j’avais l’impression que je savais depuis longtemps que ce jour viendrait, et que je l’avais inconsciemment attendu. « Je vais peut-être finir par épouser Tomoko ! » me dis-je, mais cette idée ne me fit même pas frissonner de peur.

Quand je rentrai chez moi, ma femme était dans le salon en train de tricoter, peut-être un gilet d’enfant. Je rangeai mes chaussures moi-même, et m’engageai dans l’escalier. Soudain une pensée m’arrêta. « M. Shibayama n’est pas encore rentré de voyage ? lançai-je à ma femme.

— Non, pas encore », répondit-elle froidement, sans même me regarder. « Mais j’ai finalement décidé de ne pas lui demander sa signature tant que nous ne nous serons pas mis d’accord sur les détails.

— Quoi ?

— Tu as bien entendu : il faut d’abord régler le problème entre nous. Cela dit, M. Shibayama va certainement rentrer très bientôt…

— De toute façon, nous n’allons pas rester tous les deux dans cette maison. Il faudrait que tu trouves une location qui te convienne. Si tu ne déménages pas, c’est moi qui m’en irai ! »

Ma femme ne répondit rien, mais le lendemain, rentrée tard le soir, elle monta directement me voir. Tâtant le terrain comme si elle avait une idée derrière la tête, elle me dit avec un sourire forcé : « Dis-moi franchement, quelle somme crois-tu pouvoir me verser par mois ?

— En tout cas, cent yens, c’est hors de question ! »

Il y avait, dans son attitude, quelque chose de changé, mais je gardais l’air maussade, faisant semblant de n’avoir rien remarqué.

« Justement, je te demande combien tu penses pouvoir me verser ?

— Disons… cinquante yens. Si tu te contentes de cinquante yens, je crois que je pourrai me débrouiller. »

Après un instant de réflexion, ma femme m’annonça finalement qu’elle était d’accord. Cette somme était tout juste suffisante pour payer le loyer et se nourrir, mais tout bien pesé si nous continuions à vivre en désaccord, chacun de notre côté dans la même maison, l’enfant allait finir par être complètement perturbé, et d’ailleurs elle-même n’en pouvait plus… Et elle ajouta : « J’ai l’intention de repartir de zéro ! Je vais prendre des cours de couture, et ouvrir une boutique avec une amie. En tout cas, dès demain, je me mets en quête d’un logement ! » et elle redescendit l’escalier d’un pas alerte. « Elle vient certainement de rencontrer quelqu’un qui lui a soufflé ces belles idées », me dis-je, en ressentant tout le comique de la situation. C’était elle qui prenait les devants, moi, je n’avais qu’à me tourner les pouces !

Quelques jours plus tard, un après-midi, me rendant chez Tomoko, j’eus la surprise de trouver son père en train de jardiner devant la maison. « Tiens, bonjour ! » dit-il en se redressant, et lâchant la pelle qu’il tenait à la main, il me fit passer à la hâte par la véranda, et me guida non pas vers le salon, comme d’habitude, mais vers son cabinet.

« Je crois que Yasuko vous en a déjà parlé l’autre jour, mais je serais vraiment soulagé si vous acceptiez de vous marier avec Tomoko. Vous, vous êtes tout à fait au courant de sa maladie. Et puis à vrai dire, pendant si longtemps, j’ai été convaincu que personne ne voudrait jamais d’elle…

— Est-ce qu’elle est rétablie ?

— Si vous n’étiez pas venu aujourd’hui, je pensais aller jusqu’à chez vous… Je suis sûr que cette maladie ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir ! Il n’est jamais trop tôt pour faire le bien, comme on dit ! Qu’en pensez-vous ? Nous pourrions peut-être organiser une cérémonie juste pour la forme, avec seulement quelques intimes… » Et il lança à la cantonade : « Que quelqu’un m’apporte le calendrier qui se trouve au premier étage, dans le bureau ! »

Sans doute sa femme lui avait-elle rapporté notre conversation comme si j’avais déjà accepté le mariage avec Tomoko. Je n’éprouvai donc aucun étonnement devant les paroles de cet homme. Par mon attitude ambiguë, j’avais laissé les parents de Tomoko croire que j’étais d’accord, et d’ailleurs moi-même, il m’arrivait de penser qu’un jour je ferais partie de cette famille accueillante et chaleureuse. De toute façon, quelle importance ? Couper ce lien déjà gangréné avec ma femme, créer un nouveau foyer avec Tomoko, recevoir parfois la visite de ses parents… Après tout, pourquoi pas ?

Déjà le père feuilletait le calendrier apporté par la bonne et, tout en marmonnant des phrases que je saisissais mal à propos de jours fastes et néfastes, il essayait de fixer la date du mariage. Après l’avoir envisagée pour deux semaines plus tard, il remonta peu à peu en arrière, et finit par dire : « Choisissons le 23 ! C’est un peu précipité, mais c’est le meilleur jour. »

Le 23 ? Mais c’était dans cinq jours ! Je restai confondu. Comment faire, en un laps de temps aussi court, pour arriver à tout arranger, au moins en apparence ? Mais il me semblait impossible de tempérer l’impatience du père de Tomoko.

« Une cérémonie en bonne et due forme n’est peut-être pas nécessaire… », tentai-je de glisser, mais il m’interrompit : « Nous ferons cela en toute simplicité ! Mais je suis tenu d’organiser quelque chose, à cause de mes employés. »

Entre-temps, la mère de Tomoko nous avait rejoints. Où organiser le mariage ? Qui choisir comme intermédiaire ? L’affaire fut rondement menée, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’étais investi de la fonction de futur gendre.

Après cet entretien, la mère m’appela discrètement et me demanda d’un air inquiet : « Monsieur Yuasa, vous avez un instant ? » Et elle ajouta : « Est-ce que votre femme a trouvé un logement ?

— Je crois qu’elle est sortie ce matin pour en visiter un…

— Ah bon ? Alors tout va bien ! »

Voyant l’expression d’intense soulagement qui se peignait sur son visage, j’essayai de me persuader que le problème avec ma femme n’était pas si difficile à résoudre. De toute façon, même si les choses s’envenimaient, étant donné la situation dans laquelle je m’étais mis, je n’avais plus d’autre choix que d’aller jusqu’au bout.

Poussé par un vague sentiment d’urgence, je rentrai chez moi alors qu’il faisait encore jour. Ma femme m’attendait presque sur le seuil, bouillant d’impatience.

« Écoute, j’ai trouvé l’endroit idéal ! Trois pièces, l’une de six tatamis, l’autre de quatre et demi, et la dernière de trois, pour treize yens par mois !

— Tu les as louées ?

— Attends, je voudrais d’abord que tu viennes les voir avec moi ! Si tu es d’accord, je déménage dès demain matin ! »

« Comme les choses s’arrangent bien ! » me dis-je avec une jubilation secrète, et je la suivis. L’endroit était proche de la voie de chemin de fer, mais il y avait un jardin avec quelques arbres dont un prunier, et même une clôture et un vrai portail. La maison était vieille, mais il ne devait pas être désagréable d’y vivre.

« Ce n’est pas mal !

— Tu vois, c’est bien ! Treize yens par mois, c’est un peu cher, mais une fois que j’y habiterai, je vais m’arranger pour faire baisser le loyer à douze yens ! » dit ma femme, excitée comme une petite fille, sans avoir l’air de se douter de ce que je ressentais.

Le lendemain matin, dès l’aube, je l’entendis qui rassemblait bruyamment ses affaires au rez-de-chaussée. Je me levai et lui donnai un coup de main pour le déménagement.

Quand nous eûmes changé les papiers des portes coulissantes, et installé les armoires et le brasero, la nouvelle maison, malgré son air modeste, commença à paraître tout à fait habitable.

« Je suis vraiment ravie ! Surtout, n’oublie pas de me verser cinquante yens par mois ! Je me demande bien pourquoi je n’ai pas déménagé plus tôt. Quand je pense que tant que nous étions ensemble, tu ne me donnais même pas d’argent de poche ! » dit-elle en riant, le visage rayonnant de joie.

Bientôt, je rentrai seul chez moi. À l’heure où on allume les lumières, la maison était plongée dans l’obscurité, et les pièces désertes après le départ de tous les meubles me semblèrent aussi froides qu’une caverne. Je montai à l’étage et restai là longtemps, l’esprit vide, étendu entre les peintures et les toiles. « Enfin, je suis libre », me dis-je, sans que pourtant cette pensée suscitât en moi la moindre joie.

Le lendemain, deux ou trois tableaux sous le bras, j’allai rendre visite au patron d’une librairie de Kôjimachi, qui m’achetait régulièrement mes œuvres à l’époque. Je lui parlai sans détours de mon projet de remariage. Comme il s’était inquiété de ma relation sans issue avec Tsuyuko, loin de mal réagir, il se réjouit de mon changement de situation, et sans mot dire me donna cinq cents yens. J’empochai cette somme, et partis immédiatement à la recherche d’un nouveau logement. Je ne pouvais pas envisager de rester un jour de plus dans cette maison sinistre comme une caverne. Comme je marchais dans le quartier d’Ômori, je tombai sur une demeure à l’occidentale, qu’un couple d’Européens venait de libérer. Elle me parut tout à fait convenable, et je conclus aussitôt l’affaire. Puis je me rendis directement chez Tomoko, à Senzoku, pour annoncer la nouvelle à tout le monde.

« Comme je suis contente ! Je n’étais pas tranquille, mon mari est si lent pour ce genre de choses ! Bon, allons-y ensemble, j’aimerais bien jeter un coup d’œil à cette maison ! » s’exclama la mère de Tomoko, et déjà elle enfilait son manteau. Tomoko, qui était à côté d’elle, déclara qu’elle voulait venir aussi.

« Il n’en est pas question ! On sera bien avancé, si tu tombes encore malade !

— Ne t’inquiète pas ! Dis-lui, toi, Jôji, que tout ira bien ! Il suffit que j’évite les courants d’air ! » Et Tomoko, qui était à peine rétablie, passa devant nous, la respiration un peu oppressée, pour monter dans le taxi. J’enveloppai ses jambes frêles d’une couverture.

« Ne vous attendez pas à quelque chose d’extraordinaire.

— Cela n’a aucune importance ! Dans la maison, je mettrai mes sabots, n’est-ce pas, maman ? » Tomoko avait l’air ravie comme une enfant qui part en excursion. Ces sabots étaient apparemment un cadeau que quelqu’un lui avait rapporté de l’étranger.

Le taxi mit à peine sept minutes entre Senzoku et Ômori. De loin, en arrivant, on aperçut un toit rouge pointu, entouré d’un bosquet de vieux arbres, et les contrevents métalliques des fenêtres du premier étage, dont la peinture blanche brillait au soleil.

« Quelle jolie maison ! Regarde cette haie, Tomoko, avec des roses comme tu les aimes ! » La mère se retourna vers sa fille et lui sourit. L’endroit leur plaisait plus que je ne l’avais prévu, et elles explorèrent chaque pièce avec enthousiasme, en discutant entre elles des moindres détails : le piano qu’on placerait près de telle fenêtre, le chien que l’on attacherait dans la véranda…

« Les pièces sont plutôt bien ensoleillées, vous ne trouvez pas ? » murmurai-je à l’adresse de la mère, et je me rendis compte que je me sentais déjà parfaitement à l’aise dans mon nouveau rôle.