11 septembre 2001
Michel a toujours eu du mal à comprendre son pote Steph. C'est peut-être pour ça qu'ils sont potes. Pas juste pour ça, mais ça doit méchamment y contribuer. Michel aime bien les barges et les Martiens. Et Steph, c'est un doux mélange des deux, avec le côté sado-maso en plus. Sado-maso version platonique, évidemment.
Six mois qu'il se balade avec une nana pour laquelle le diable lui-même se damnerait et qu'il se contente de la rembarrer chaque fois qu'elle s'approche d'un peu trop près. De vachement trop près, pour être exact, parce qu'ils partagent quand même un sacré nombre de piaules, quand ce ne sont pas carrément des pieux. Mais qu'elle lui pose la main sur le bras et il l'électrocute. Enfin, pas toujours. Depuis quelque temps, il n'y fait même plus gaffe. Alors, forcément, elle le colle un peu plus et, pan, il la ramasse à bout portant d'une vacherie bien glaciale. N'empêche qu'il la traîne partout. Il dit que c'est elle qui s'accroche, mais la vérité, tout le monde la connaît : il est incapable de la jeter vraiment.
Michel appelle ça un encouragement à la persévérance. Et Naïs persévère, heureusement. Tout en douceur. Tout en patience. Elle avance millimètre par millimètre. Elle conquiert neurone par neurone. Chaque jour elle grappille une tolérance ou une attention. Elle finira par l'avoir, le Steph, c'est sûr — de toute façon, il n'y a que lui qui ne le sache pas — mais, merde, elle l'aura mérité son câlin ! Comme personne ne l'aura jamais mérité. Une chance qu'elle soit barge elle aussi...
Ils ont débarqué à la Commune il y a un mois, soi-disant parce que Steph avait fini son bouquin et qu'il avait besoin de Nadja pour reprendre le rôle de l'agent, mais Michel sait ce que Steph est venu chercher dans les Cévennes. Lui, Michel, le pote, son seul pote en fait, et tous les coups de pied au cul qui vont avec. Et, puisqu'il en veut, il en prend. Michel est assez généreux quand on lui tend l'arrière-train, et Nadja n'est pas en reste. C'en est presque devenu un sport de relais.
Il n'y a pas que ça, bien sûr. Ça ne les occupe même que très peu. Il y a pas mal de boulot à la Commune et Steph n'est pas un fainéant. Quand il débite du bois, il vaut mieux être la hache ou le coin que le tronc ou la bûche. C'est un costaud, le Québécois ! Pareil quand il s'agit de charrier des sacs de ciment ou de monter des moellons. Naïs, elle, est plus à l'aise sur les chantiers fins, du moins plus fins, parce qu'il y a peu de mecs au hameau qui tiennent sa cadence. Dommage que ces deux-ci ne veuillent pas s'installer !
Dommage qu'ils partent demain.
Personne n'en a encore parlé, mais Michel l'a deviné dans le regard de Naïs, un peu après que le voisin a débarqué avec son tracteur et qu'il a mis la radio à fond. C'est sympa de ne pas être relié au monde, surtout quand celui-ci devient complètement dingue et, cette après-midi, là-bas, de l'autre côté de l'Atlantique, le monde a pris un sacré coup de démence sous la forme de deux tours qui s'effondrent.
Pour cette fois, Michel ne peut pas en vouloir au voisin de leur avoir amené malgré eux la civilisation. C'est à la civilisation qu'il en veut. Et il n'est pas le seul.
Avec Nadja, Steph et Naïs, ils se sont un peu écartés du groupe et de cette putain de radio, qui égrène ses flashs de mort toutes les cinq minutes sans qu'aucun journaleux ne puisse savoir de quoi il parle. Nadja a les larmes aux yeux. Steph est livide, Naïs fait les cent pas sans desserrer les lèvres. Il faut avouer qu'il n'y a pas grand-chose à dire. Michel commettrait bien une ironie, mais il n'en a pas sous la langue qui soit plus qu'amertume. Il s'assoit à côté de Steph sur les marches d'un escalier. Nadja vient s'appuyer contre la rambarde, à côté de lui. Il lui enserre les jambes d'un bras. Alors Naïs s'immobilise et vient se planter en face de Steph. Elle s'accroupit devant lui et s'appuie des coudes sur ses genoux, puis le regarde droit dans les yeux, dans le fond des yeux.
— Je t'ai déjà expliqué les nœuds de pouvoir. Steph ?
Il hoche la tête en silence.
— Mon grand-père en était un. Il y en a d'autres. Beaucoup d'autres. Mais certains sont plus actifs que la plupart. Certains ne reculent devant rien pour un peu plus d'argent et de puissance.
— De quoi tu parles ? demande Michel.
— De quelques-unes des vingt mille familles qui se partagent le monde et dont la moitié sont américaines, répond Nadja.
Stephen lève brusquement la tête vers elle.
— J'aime mieux ne pas comprendre. Nadja.
Naïs lui serre la cuisse à pleine main pour qu'il ramène son attention sur elle.
— Au contraire, Steph, il faut comprendre. Pourquoi et comment cette horreur a été possible. Combien de mensonges elle recèle. Quelles intentions elle cache. Qui manipule qui. À qui profite le crime. Ce ne sont pas des questions auxquelles nous pourrons répondre tout de suite. Certaines resteront même sans réponse, en tout cas sans réponse qu'on puisse prononcer à voix haute.
— Je ne te suivrai pas là-dessus, Naïs.
— Il faut aller chercher les réponses, Steph, quelles qu'elles soient. Je vais le faire et... (Elle lève les yeux au ciel, les replonge dans les siens, respire deux fois longuement et lâche :) ... ce serait mieux que tu viennes avec moi.
Stephen est complètement paumé. Il se tourne vers Michel, mais Michel s'est enfermé derrière un rempart de rides qui lui durcit le regard. Celui-ci imagine des milliers de personnes errant au milieu d'hectares de ruines. Il voit des fantômes vivants, comme on en voit dans toutes les villes du monde, de tout nouveaux fantômes qui viennent s'ajouter à la masse de ceux dont il fait partie depuis si longtemps. Il voit la lumière qui les éclairera aussi, celle qui inondera le monde de leur douleur opportune, et dont on se servira pour discriminer les transparents sans se soucier de leur rendre un tain.
Un instant, les yeux de Stephen reviennent sur ceux de Naïs, puis il les lève vers Nadja. Nadja pleure vraiment maintenant, sans spasmes, sans sanglots. Elle déverse un dégoût qui se conjugue du passé au futur et qu'elle formalise en cinq mots :
— Ils vont désigner des coupables.
Il y a tellement dans ces cinq petits mots que Stephen préfère baisser la tête et croiser encore le regard de Naïs, s'immerger dedans, se laisser emporter. Est-il important de savoir où ? Oui, aujourd'hui ça l'est. Pour la première fois, ça l'est. Parce qu'elle ne vient pas seulement de lui annoncer qu'elle s'en allait, mais parce que les raisons de ce départ sont plus importantes que lui, qu'elle et que tous les « nous » dont elle rêve malgré lui. Ce n'est pas qu'elle lui donne enfin le choix. Il l'a toujours eu. Simplement, à cette minute, il ne peut plus refuser de le faire.
— Quel est le fond de ces questions auxquelles tu crois que je peux t'aider à répondre, Naïs ?
Le vert de ses yeux s'illumine.
— Tu as vu JFK ?
— Le film de Stone ?
Elle hoche la tête.
— Oui, je l'ai vu, à plusieurs reprises.
— Tu te souviens de la fin ? De la dernière phrase du film ? Juste avant le générique ?
Il n'a pas une hésitation :
— Le passé n'est qu'un prologue.
Elle hoche une nouvelle fois la tête.
— C'est ça, Steph. Sept mots pour réfléchir tout le film. Sept mots qui doivent nous interdire d'oublier que, pour parvenir à leurs fins, qui étaient moins la guerre que les milliards qu'elle allait leur rapporter, ils ont assassiné le président des États-Unis, puis son frère qui allait le devenir. Sept mots qui soulèvent la pire des questions. De quoi seront-ils capables la prochaine fois ?