15 juin 2000
Elle s'appelle Diane Verdier. Elle est experte auprès des assurances. L'essentiel de son travail consiste à évaluer les séquelles psychosomatiques des victimes d'accidents pour leur indemnisation, mais elle a exercé près de dix ans comme psychothérapeute auprès de ces mêmes victimes. Elle a quarante ans, elle en paraît dix de moins. Elle ressemble à une institutrice de cinéma. Les cheveux châtains tirés vers l'arrière, la queue de cheval attachée très haut, les yeux verts sous les lunettes larges, le maquillage ultraléger, la jupe droite marquant le pli du genou, grise ou bleue, la chemise — plutôt qu'un corsage — presque masculine, blanche ou beige, un gilet parfois, crème, sandales ou escarpins sobres qu'elle ôte dès qu'elle est assise. Dans la catégorie quelconque, elle s'arrange pour être jolie, mais c'est juste qu'elle ne veut pas qu'on la regarde.
Elle n'est ni une amie ni une relation professionnelle du médecin de Stephen. Elle est une de ses patientes. Elle a des problèmes de tendinites dus à l'excès d'activités sportives : escalade, tennis, kayak, spéléo. Elle consacre tout son temps libre à se martyriser les muscles et les articulations. Célibat endurci pas forcément bien assumé.
Elle a commencé par refuser de s'intéresser au cas de Stephen. Elle l'a même fait très fermement, au dire du généraliste.
— Je n'exerce plus et ce n'est pas un hasard. Le métier que je fais aujourd'hui me convient parfaitement.
Il lui a néanmoins donné le numéro de téléphone de Stephen. Elle l'a appelé le soir même pour lui communiquer le nom et les coordonnées de confrères compétents. Il ne les a même pas notés. Quelque chose dans sa voix, peut-être, ou le choix de ses mots. A peine sa troisième phrase terminée, il a décidé que c'était elle et personne d'autre :
— Je ne tiens pas à suivre une thérapie. Je ne dis pas que je n'en ai pas besoin, mais mes problèmes personnels sont intimement liés à un cas sur lequel je travaille depuis deux ans et demi et qu'il m'est impossible de mettre de côté sous prétexte que je ne suis pas au mieux de ma forme.
— C'est pour cela que tous les analystes s'astreignent à une analyse.
— Je ne suis pas analyste, je suis criminologue, et l'essentiel de mon activité consiste à permettre l'arrestation d'une femme de moins de trente ans qui a déjà tué plus de mille personnes. J'ai autant besoin d'évacuer la pression qu'elle exerce sur moi que de comprendre pourquoi, en répondant aux critères que l'on m'a enseignés, elle agit en dehors de toute prévisibilité. Or, je soupçonne que cela a un rapport avec sa condition de victime multirécidiviste, si vous me passez l'expression.
À l'autre bout de la ligne, le silence n'a duré que cinq secondes.
— Il y a beaucoup dans cette expression.
Une heure plus tard, ils dînaient dans un restaurant de la rue des Marronniers. Le tutoiement a été immédiat. C'était le jeudi 8, ils se sont ensuite revus deux fois. Le samedi matin, chez Kouda, pour un petit déjeuner qui s'est transformé en déjeuner. Le dimanche après-midi à Yzeron, pour une initiation à l'escalade et une balade en forêt. Trois rencontres informelles pendant lesquelles Stephen a relaté — plus que raconté — ses deux ans et demi de travail sur le dossier Ann X. Trois monologues, forcément, qui se sont chaque fois achevés par de courtes phrases sur ses angoisses, quelques allusions à son sentiment de persécution et une poignée de commentaires ironiques sur son impression de croiser Ann à tous les coins de rue. D'elle, elle n'a rien laissé transparaître, elle n'a même pas donné son numéro de téléphone. Elle a simplement promis de rappeler et elle l'a fait. Il n'y a pas vraiment eu de conversation.
« — Je n'ai aucune envie de te prendre en charge, Stephen, mais je vais le faire parce que je n'ai pas le courage de poursuivre une relation sur des bases ambivalentes. Ce ne sera pas vraiment une thérapie, puisque tu n'en veux pas, néanmoins cela nécessitera que tu t'investisses davantage que tu ne l'as fait jusqu'à maintenant. Si tu te sens capable de cette démarche, nous commençons demain, à dix-huit heures, chez moi, rue Vaubecour.
Maintenant, il est dix-huit heures, il est assis sur un canapé, elle est installée sur son jumeau en face de lui. Entre eux, il y a une table basse sur laquelle trône une carafe d'eau et deux verres. Elle se tient très droite, lui ne se sent pas très à l'aise. Elle dit :
— Décontracte-toi. Je ne vais pas te manger.
— Je suis parfaitement...
— Tss tss. Nous sommes tous deux des manipulateurs, alors si nous trichons, nous n'avancerons pas.
Il se ressaisit :
— Comment tricherions-nous ?
— Le coup de la victime multirécidiviste, par exemple. Cela éveille mon intérêt, mais c'est une insulte à ma capacité de t'aider. J'appelle cela tricher. C'est comme de prétendre que je suis en mesure de t'aider. Sommes-nous sur la même longueur d'onde ?
Stephen hoche la tête, un sourire amusé aux lèvres.
— Bien. Cette première règle étant établie, passons à la suivante. Je n'ai pas la science infuse et tu n'as aucun recul, mais ce n'est pas une raison pour que nous négociions. Si tu me dis « hier j'ai vu Ann », je ne te demanderai pas de corriger en « hier j'ai cru voir Ann ». Et, en t'incitant à réfléchir à ce que tu as découvert lorsque tu as pris conscience qu'Ann s'était fait passer pour Alana, je n'attends pas que tu passes en revue tous les poncifs de la profession, ni que tu t'exclues d'emblée des processus comportementaux usuels.
Stephen ouvre la bouche, elle le contraint à la refermer.
— Oui, je t'incite à réfléchir à ce que tu as réellement découvert à Berlin, mais je t'incite surtout à m'épargner les démonstrations d'intelligence. Tu sais que je sais que tu sais, etc. Nous ne jouons pas à un jeu, nous n'avons l'un et l'autre rien à prouver.
Une nouvelle fois, Stephen hoche la tête. Cette fois sans sourire.
— C'était la dernière règle. Nous pouvons donc revenir sur ton voyage à Berlin... (Elle laisse un blanc, comme pour le pousser à prendre le relais, puis elle ajoute :) Mais avant, je serais curieuse de savoir quand tu as réellement cessé de considérer Ann comme une enfant...