26 janvier 1998
Le soleil s'est encore couché une minute plus tard que la veille. C'est ce qu'il fait maintenant depuis un mois, mais c'est insuffisant. En sortant du bureau, du boulot, du métro. Stephen rêve d'un ballon de mâcon sur une terrasse face au couchant. Une journée comme celle-ci appelle la lumière naturelle ; celles de la ville ne peuvent même pas faire figure d'ersatz, surtout une demi-heure après que toutes les boutiques ont fermé, à l'heure où les derniers riverains se tapent trois fois le tour du quartier pour chercher la toute petite dernière place, à cheval sur un trottoir, que les premiers dîneurs auraient laissée vacante près des restos et loin du commissariat. Il n'y a qu'un seul bureau de police, mais il y a des restaurants partout et on est vendredi. Beaucoup de traînards devront se rabattre sur les parkings hors de prix et lointains qui n'ont rien de publics et qui ne rendent service qu'à leurs exploitants. C'est ainsi, à Lyon comme ailleurs, la ville appartient aux concessionnaires, pas aux citadins.
Stephen est morose, tellement que, en quittant la bouche de métro, il a le regard vissé sur ses chaussures et un mètre de bitume devant elles.
— Eh ! Steph !
Michel, assis sur le dossier d'un banc, à vingt mètres de lui.
Stephen se retourne, des excuses plein la bouche. Il n'a aucune envie de discuter avec le sdf. En plus celui-ci n'est pas seul. Pour couper court à toute conversation, il tire une main de la poche et s'apprête à lancer un vulgaire salut. Puis ses yeux sortent du vague et il prend conscience que la personne assise à côté de Michel est une femme, que celle-ci n'est pas habillée par Emmaüs et qu'il la connaît. Il n'est pas plus heureux de la voir que Michel, mais il sourit, pour le principe, et il les rejoint.
— Salut. Michel. Bonjour Iza.
Avec de l'imagination, ils peuvent deviner un peu de chaleur dans sa voix. Iza se lève et l'embrasse sur chaque joue. Même un robot de cuisine verrait que, elle, elle est vraiment contente de le rencontrer. Stephen ne peut pas faire autrement que le sentir. Il sollicite ses zygomatiques et s'excuse :
— Navré. Je n'ai pas eu une bonne journée et je crains fort d'être un piètre camarade mais, à vous deux, vous ne devriez pas avoir trop de mal à me dérider. Je vous offre un verre ?
— Pas de refus ! se réjouit Michel.
— Un verre ? C'est vrai que tu habites dans le coin, remarque Iza.
Stephen envisageait plutôt de les entraîner dans un bar sur le quai. Il a déjà plusieurs fois essayé d'inviter Michel et celui-ci a toujours fermement refusé. Il jette un œil discret vers lui. Michel hausse les épaules.
— A deux pas, confirme Stephen.
Cette fois, il est sincèrement ravi.
Deux chambres plutôt grandes, une cuisine trop petite, une salle de bains improvisée dans une alcôve sans ouverture, des toilettes conçues comme un couloir et un séjour de trente-cinq mètres carrés. Quatre mètres sous plafond, des fenêtres hautes de trois, des cheminées inutilisables dans chaque pièce, des placards dans tous les murs et des radiateurs suspendus au moindre espace libre. Stephen ne perd pas de temps à courir les puces pour trouver un vaisselier, une armoire, voire une petite bonnetière. Il ne saurait pas où les caser. Il a déjà éprouvé les pires difficultés à positionner sa paire d'enceintes sans trop perdre en rendement et en stéréophonie.
— Eh bien ! Il ne faudrait pas que tu veuilles accrocher une toile ! plaisante Iza après avoir fait le tour du propriétaire (sur l'invitation de Stephen, qu'elle a bien sûr sollicité, et seule, car Michel a décliné l'offre).
Elle exagère, mais elle a vu tout de suite la face cachée de la multiplicité des placards. Michel s'est assis sur un bord de canapé, très mal à l'aise ; il n'a pas ôté sa parka. Elle s'installe à côté de lui, à même la moquette, les jambes étendues sous la table de salon. Il l'imite instantanément, soulagé.
— Tu la connais depuis longtemps ? lui a demandé Stephen pendant qu'Iza visitait l'appartement.
— Une grosse demi-heure. Et toi ?
— Une grosse semaine, mais ça ne doit pas excéder la demi-heure.
À l'unanimité. Stephen débouche un saint-véran et s'agenouille de l'autre côté de la table basse, remplit trois verres ballons. Puis il lève le sien.
— Ça me fait plaisir de vous avoir ici tous les deux. (Il se tourne vers Iza.) Tu passes souvent dans le quartier ?
— Le moins possible.
— Alors, trinquons au hasard qui fait si bien les choses. J'en avais bien besoin.
Elle fait la moue.
— C'est un peu ce que m'a dit Philippe.
Stephen se renfrogne aussitôt, puis il éclate de rire.
— Decaze t'a demandé de passer ?
— Pas exactement.
Iza s'interrompt et trempe les lèvres dans son verre. Elle ne jette pas un regard vers Michel et ne fait aucun geste pour signifier qu'elle n'est pas certaine qu'il puisse en entendre davantage, mais c'est d'une telle évidence que même lui s'en rend compte.
— Je descends mon verre et je vous laisse, rassure-t-il. Je dois retrouver les poteaux au marché-gare.
Ce n'est pas forcément un mensonge, mais Stephen n'entend pas lui permettre une fuite aussi facile.
— Dommage, j'ai une ostie d'histoire à te raconter, commence-t-il...
— Tu me la raconteras un de ces p'tits déj.
— ... et j'ai sacrement besoin de ton bon sens pour la faire tenir debout.
Jusque-là. Michel s'est contenté de faire rouler deux minuscules gorgées de saint-véran sur ses papilles. Il vide le ballon d'un trait et se lève après l'avoir reposé sur la table.
— Tu te rappelles la petite dont je t'ai parlé ? essaie Stephen.
Il est toujours à genoux. Il ne regarde pas Michel, mais Iza, avec intensité. Il n'est peut-être pas indiqué de faire savoir à quelqu'un qui tutoie son patron, depuis au moins une décennie, qu'il trahit le secret professionnel avec un SDF, mais il n'a pas envie de jouer avec ces deux-ci. Pas, alors que Michel s'est décidé à quitter la rue pour quelques minutes. Pas, alors qu'Iza est la première personne socialisée qu'il voit prendre le temps d'accorder plus d'une pièce au SDF.
— Ann X ? demande Michel.
Ils en ont discuté à deux reprises depuis le matin où Stephen avait rendez-vous avec Decaze. Stephen n'est pas entré dans les détails, mais il n'a pas caché grand-chose.
— C'est ça, confirme-t-il.
— Vous l'avez retrouvée ?
— Elle n'existe pas, sauf dans l'imagination de ceux qui s'en souviennent.
Les yeux d'Iza sont restés braqués sur les siens. Ils n'expriment rien, ou peut-être une émotion qui n'a aucun rapport avec ce qu'elle entend.
— Elle ne veut rien dire ta phrase, se plaint Michel.
— C'est une adaptation d'un bon mot de Roosevelt à propos des ovni : les soucoupes volantes n'existent que dans l'imagination de ceux qui les voient. Pour les soucoupistes, elle signifie qu'il ne suffit pas de crier au mirage pour nous tromper. Pour leurs adversaires, elle rappelle au contraire qu'il suffit parfois de croire pour voir, et que cela ne rend pas les hallucinations tangibles.
— De l'œuf ou de la poule, s'immisce Iza.
— Le truc de l'œuf et de la poule est complètement idiot, l'arrête Michel.
Un peu gêné par la brutalité de son intervention, il explique :
— C'est vrai, quoi. La poule ne naît pas de l'œuf qu'elle pond mais de celui d'une autre poule.
Iza ne se formalise pas.
— Donc avant chaque poule il y a un œuf.
— Et avant chaque œuf il y a une poule, ou un de ses ancêtres, et on peut remonter comme ça jusqu'aux dinosaures, aux poissons et même avant. N'empêche que la poule et l'œuf qui existent en même temps sont deux êtres différents.
Michel rougit.
— Je ne sais pas si je suis très clair...
— Je ne sais pas si tu es clair, reprend Stephen, mais, ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne vois pas où vous voulez en venir avec vos poules et vos œufs. Ça vous embête, si j'en reviens à mes moutons ?
Iza rit. Michel se rassoit au bord du canapé.
— C'est toi qui as commencé avec tes soucoupes.
Iza termine son verre et le tend vers Stephen. Il le remplit aussitôt et en profite pour faire de même avec celui que Michel a posé sur la table, puis il remet le sien à niveau. Michel regarde le ballon qui lui est destiné mais n'y touche pas. Iza l'attrape et le lui passe. Il hésite à peine avant de s'en saisir.
— D'accord. Raconte-nous où tu en es avec ta Berlinoise... et épargne-nous les citations. J'ai pas que ça à faire, moi.
Stephen se redresse et pose le bout des fesses sur le bord du fauteuil resté libre. Il en a pour un moment, il vaut mieux qu'il ne soit pas trop inconfortablement installé.
Les rapports de Rawicz et de Prusiner sont tombés à deux heures d'intervalle. Aussi pro soient-ils, ils n'ont fait qu'opacifier le dossier, au point de le rendre totalement absurde. Plus pour lui-même que pour Michel et Iza, Stephen s'efforce de les reformuler de façon systématique.
Rawicz d'abord, qui n'a pas pu rencontrer le psychiatre parce que celui-ci est en vacances quelque part entre la France et l'Italie et qu'il ne sait pas encore où. Il a toutefois eu accès aux dossiers de ses patients (par un biais qui ne regarde que lui), mais aucun de ceux-ci ne mentionne ni n'évoque quelqu'un comme Ann, et son assistante de l'époque ne se souvient pas que Nussbauer ait traité un tel cas, alors qu'elle conserve une mémoire précise et manifestement excellente de toutes les expertises judiciaires de son ex-patron.
Par contre, Rawicz a rencontré le juge pour enfants deux fois. Une fois avant que celui-ci ne fouille dans ses archives, à la recherche d'un dossier qu'il ne risque pas d'oublier, mais dont ses souvenirs sont étrangement partiels. Une autre après qu'il a constaté les dégâts occasionnés par l'humidité et la gente rongeuse dans les sous-sols du palais de justice. Rawicz a vu les vestiges du supposé dossier, ils sont absolument inexploitables. Le juge, lui, est coopératif mais très embarrassé. Il se souvient assez bien de l'affaire (telle qu'elle est relatée dans les fichiers d'Interpol), de l'expertise de Nussbauer (identique à celle qu'a lue Stephen) et de tractations plutôt surréalistes entre sa hiérarchie et la diplomatie américaine (qui se tenaient loin de son bureau), mais pas de l'enfant. Il ne saurait dire si elle était blonde, brune, forte, chétive, loquace ou renfermée, ni même si elle se prénommait réellement Ann. Ayant été muté à Munich deux mois après le placement de l'enfant sous tutelle judiciaire, et ses successeurs, tous deux décédés, n'ayant laissé aucune trace de suivi du dossier, il n'a aucune idée de ce qu'elle est devenue.
— Jusque-là, rien de neuf, commente Michel tandis que Stephen reprend son souffle.
— Si, mais cela n'apparaît qu'au vu du reste. Rawicz a épluché tous les journaux et visionné les rares documents télévisés ayant mentionné le quadruple meurtre : aucun nom, pas même sous forme d'initiales, aucune photo sinon celle d'une grille derrière laquelle on devine un jardin et un petit manoir. Deux rédacteurs interrogés avouent que, même si la presse est friande de faits divers sordides, elle n'aime pas couvrir les affaires locales résolues d'emblée, alors que l'actualité lui offre l'opportunité de broder par dizaines d'articles autour d'un scandale dont elle ne connaîtra jamais le fin mot. Cet été-là, alors qu'ils n'en finissent pas de rire de la dgse française, qui s'est fait prendre en train de saboter un bateau de Greenpeace. Berlin et toute l'Allemagne de l'Ouest découvrent avec stupeur qu'Hans Joachim Tiedge, chef du contre-espionnage de la rfa, travaillait en sous-main pour les services secrets de l'Est. Personne n'a besoin de faire pression sur les médias pour qu'ils oublient définitivement deux couples pédophiles assassinés par leur victime.
Le juge ayant conduit l'instruction proprement dite gravite aujourd'hui trop près du sommet de la chancellerie pour être abordé simplement.
Personne au palais de justice n'est en mesure de retrouver les minutes d'un jugement à huis clos d'une mineure anonyme dont nul ne se souvient.
Si les sommiers conservent des traces d'Ann X, il est impossible de les retrouver sans son identité, ses empreintes ou son anthropométrie (sic). Le dossier de l'affaire a disparu des archives de police depuis au moins cinq ans (l'archiviste se rappelle avoir effectué la recherche, en vain, pour le commissaire principal Böder). Böder, lui, affirme avoir effectué la demande à la requête de Dietmar Stamm, auquel il était adjoint lorsqu'il n'était qu'inspecteur à la criminelle et Stamm principal. En 85, Stamm a conduit l'enquête sur le quadruple homicide et Böder l'a secondé, comme toujours pour la routine et, comme toujours, sans que Stamm lui fasse part de ses réflexions et conclusions. D'ailleurs Böder ne se souvient pas avoir rencontré la petite et, malheureusement, il ignore ce qu'est devenu Stamm. Toutefois, six heures après son entretien avec Rawicz, celui-ci reçoit un coup de téléphone de quelqu'un qui se présente comme Dietmar Stamm (mais il a pu être prévenu par un autre flic, le juge pour enfants, un journaliste ou n'importe qui).
Le possible Stamm veut savoir pour le compte de qui Rawicz met le nez dans un dossier aussi poussiéreux et oppose un long silence à la réponse de ce dernier. Puis il demande qui précisément à Interpol s'intéresse à l'affaire, depuis quand et pourquoi. Sans nommer Stephen, Rawicz explique la mission dont on l'a chargé, mais ne donne aucune précision.
— Depuis quand votre psy a-t-il rouvert le dossier ? insiste Stamm.
— Une dizaine de jours, répond Rawicz.
— Je vérifie certaines choses et je vous rappelle. Il ne l'a pas encore fait. Rawicz doute d'ailleurs qu'il le fasse, du moins tant qu'Interpol n'a pas suffisamment progressé dans l'enquête pour embarrasser ses commanditaires, qu'il s'agisse de Stamm ou de quelqu'un se faisant passer pour lui.
Dès que Stephen l'a mandaté, Rawicz a contacté ses anciens collègues de la Stasi et autres satellites du kgb. Il a ainsi vérifié une partie de ce qu'il soupçonnait : les parents d'Ann x ou, en tout cas, un couple d'attachés à l'ambassade américaine (l'imprécision provient de l'emploi de noms de code), considérés comme passeurs de transfuges, étaient sous étroite surveillance, tandis que plusieurs sommités récemment passées à l'Ouest figuraient sur la liste noire du kgb. La plupart de ces dernières ont été éliminées pendant le printemps 85 au nez et à la barbe de la cia. Toutefois quelques-unes, passées au travers de l'épuration, sont à l'origine de la chute de Tiedge, entre autres. En marge de ces dernières, un couple de physiciens ukrainiens spécialistes de la fusion, « enlevés » en rda fin mai 85 avec leur enfant, a fait l'objet d'une recherche acharnée jusqu'en 89. Anatoli et Galina Bielenko, le prénom, le sexe et l'âge de l'enfant sont inconnus.
— Anna Bielenko, relève Michel. Ça sonne bien.
— Mieux qu'Ann x, je te l'accorde, mais ce n'est qu'une hypothèse qui repose sur de vagues et lointaines coïncidences manquant sérieusement de tangibilité. Quoi qu'il en soit, Rawicz a pris soin de ne pas accoler les deux noms, même après que ses anciens petits copains lui ont affirmé que Dietmar Stamm faisait office d'agent de liaison pour les services américains.
Plutôt que de liaison, les contacts de Rawicz parlent de recrutement de petits malfrats, ayant des relations ou de la famille de l'autre côté du Mur, pour faciliter la logistique de certaines opérations américaines en rda. Pour commentaire, Rawicz se contente de préciser que la pratique était courante des deux côtés de la frontière et qu'il n'est pas anormal que les Américains se soient arrangés pour qu'une enquête impliquant deux de leurs ressortissants soit confiée, côté allemand, à quelqu'un qu'ils connaissaient très bien.
Rawicz s'est ensuite rendu à l'hôpital psychiatrique auquel Ann aurait dû être remise avant que le juge ne statue sur son cas et qu'elle ne soit envoyée à Fribourg. Il ne conserve aucun document la concernant et seuls un infirmier et un médecin se souviennent avoir traité un cas similaire à peu près à cette époque. L'un affirme qu'il s'agissait d'un garçon de treize ou quatorze ans, l'autre parle d'une pré-adolescente atteinte d'une forme légère d'autisme. Aucun dossier ne se rapporte à leurs souvenirs. Par acquit de conscience, Rawicz a vérifié auprès des autres établissements berlinois : Ann n'est passée par aucun d'eux. Du moins ni leurs archives, ni la mémoire de leurs personnels, ni leur absence de relation contractuelle avec la justice n'indiquent qu'on ait pu leur confier l'enfant pour une période de six mois.
C'est tout pour Rawicz.
Le rapport de Carlo Prusiner est tout aussi déboussolant.
Ann x n'est plus à la maison pénitentiaire de Lugano et nul ne sait comment elle l'a quittée ni depuis quand. En fait, avant que Prusiner n'entreprenne de cuisiner le personnel de la prison et l'équipe psychiatrique associée, personne ne se souvient d'elle, pas même le directeur qui exhume pourtant d'un placard un dossier annoté de sa propre main sur la jeune fille. Le dossier ne comporte ni nom, ni photo, ni empreintes, mais l'histoire qu'il raconte et la personnalité qu'il décrit sont celles d'Ann (Stephen devrait le recevoir par porteur spécial dans les vingt-quatre heures).
Prusiner est catégorique : à aucun moment, lors des interrogatoires qu'il conduit pendant quatre jours, il n'a le sentiment qu'on essaie de le mener en bateau. Les gardiens, les infirmiers, le psychiatre, le directeur sont d'ailleurs plus effrayés qu'embarrassés du trou de mémoire collectif que certains comblent peu à peu au fil des entretiens. Ils ont littéralement occulté Ann de leurs souvenirs et les bribes qui leur en reviennent (dûment enregistrées et expédiées à Stephen), sous forme d'impressions ou de flashes, les surprennent autant qu'elles laissent Prusiner sceptique. Entre les documents et ce qui revient à la mémoire des uns et des autres, il estime qu'Ann n'a pas passé plus de six mois à Lugano et, probablement, moins d'un trimestre. Il est même certain que personne avant lui ne s'est enquis de la jeune fille. Ni la police fédérale, ni la justice helvétique, ni aucun tuteur allemand ou américain. En tout cas, il n'a aucun mal à vérifier que si un juge a effectivement fait déférer Ann à la maison pénitentiaire, après l'avoir déclarée irresponsable et en attendant son procès, aucune instruction n'a été entamée, aucun jugement n'en a découlé, aucun avocat n'a même été commis pour la défendre. Tout se passe comme si, dès l'instant où elle est incarcérée, tout le monde se met à l'oublier. Immédiatement pour ceux qui ne sont pas en contact avec elle. En quelques semaines pour ceux qui la côtoient.
Avant de rallier Fribourg, Prusiner se demande si la jeune fille a jamais existé autrement que sous la forme de suggestions hypnotiques, que le temps aurait peu à peu effacées et qu'il aurait ranimées par ses interrogatoires. Mais à Fribourg, malgré le renouvellement presque intégral du personnel, il rencontre deux personnes qui se souviennent clairement d'Ann. Un de ses compagnons de pensionnat de deux ans son aîné, devenu éducateur dans l'établissement, et une enseignante qui l'a eue brièvement comme élève. Tous deux l'ont trop peu fréquentée pour déclarer l'avoir bien connue, toutefois ils conservent des images assez précises d'elle, exacerbées par l'horreur des événements dont elle fut, à leur sens, la principale victime.
Sans surprise, l'enseignante parle d'une enfant solitaire et surdouée, frustrée par les limites de ses compagnons et des adultes, préférant se mettre en retrait et conserver le silence plutôt qu'exprimer ses douleurs et ses différences. L'éducateur évoque une adolescente physiquement précoce, plutôt jolie, moins hautaine que renfermée, dont le mot préféré était « non » et qui n'avait ni ami ni inimitié. Bien entendu, Ann n'apparaît sur aucune photo de groupe dont l'établissement a toujours été friand, mais l'enseignante est professeur d'arts plastiques et a bien voulu dessiner quatre portraits de la jeune fille pendant son entretien avec Prusiner. Portraits dont Stephen découvrira dès réception qu'ils pourraient représenter quatre personnes plus ou moins apparentées mais très différentes. Interrogée sur cette disparité, elle affirme que tous sont très ressemblants, ce que confirme sans hésitation l'éducateur. Prusiner est obligé d'insister, en soulignant trait à trait les différences entre les quatre représentations, pour s'entendre finalement dire qu'Ann avait la marotte du maquillage et qu'elle avait d'ailleurs suivi une formation avec une troupe de théâtre lors d'un stage organisé au sein de l'établissement.
« Elle savait aussi déguiser sa voix et imiter n'importe quel accent », lui apprend l'éducateur. « Je crois qu'elle voulait devenir actrice. »
Prusiner note que ce talent pourrait accessoirement expliquer l'évasion de la maison pénitentiaire de Lugano, du moins la méthode employée, mais aucun des phénomènes d'amnésie qui lui sont liés. En post-scriptum, il ajoute que, si aucun des deux n'a remis en cause le prénom d'Ann quand il l'a prononcé pour la première fois, l'éducateur comme l'enseignante n'en ont pas moins paru troublés. Interrogés spécifiquement sur le sujet par la suite, ils admettent que ce peut ne pas être tout à l'ait Ann, mais Ann quelque chose ou quelque chose Ann, qu'ils l'ont sur le bout de la langue, à moins qu'il ne s'agisse du patronyme, lequel leur échappe complètement.
La bouteille de saint-véran rend l'âme dans le verre d'Iza. Stephen en débouche une autre, remplit celui de Michel et complète le sien. Le silence qui suit sa narration ne l'étonne pas. Dans l'après-midi, Decaze est resté muet plus de cinq minutes après avoir pris connaissance du rapport de Carlo Prusiner, celui d'Anton Rawicz n'ayant occasionné qu'une poignée de commentaires soigneusement mesurés sur l'urgence d'attendre d'en savoir davantage. Après cinq minutes, il a laissé tomber :
« — Je vais relire tout ça et j'essaierai de joindre Carlo dans la soirée. De votre côté, épluchez les pièces qu'il vous envoie dès réception. J'appellerai Anton aussi et nous ferons le point demain en fin d'après-midi. »
Stephen l'a rappelé deux fois, une fois pour lui demander ce que lui inspiraient les deux rapports, une autre pour lui exprimer son opinion, qu'il a finalement gardée pour lui parce que, le temps de composer le numéro sur son mobile, il ne lui accordait plus aucune valeur. Decaze s'est contenté de répéter qu'ils en parleraient le lendemain.
Iza regarde le liquide qu'elle fait tourner dans son ballon. Michel sirote le sien en observant ses chaussures. Stephen décide d'attendre que l'un des deux se lance. Il est persuadé que ce sera Michel et il a raison, mais celui-ci le fait après avoir vidé son verre et s'être relevé.
— Je vais y aller, dit-il. C'est pas que votre compagnie m'ennuie, mais les poteaux m'attendent au marché-gare. Et ton histoire ressemble un peu trop à ma chienne de vie.
Stephen est sidéré.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Moi aussi, les gens ont tendance à m'oublier alors qu'ils me voient tous les jours.
Il a déjà la main sur la poignée de la porte quand Stephen se redresse.
— J'oublie jamais mon pote Michel.
Michel ouvre la porte, se retourne et fait un clin d'œil à Iza.
— C'est vrai que c'est un chouette pote, le Steph. 'Soir Iza.
— Bonsoir Michel, répond-elle.
Il sort, puis la porte se rouvre juste assez pour qu'il y passe la tête.
— C'est pas des conneries, ce que je te dis : cette gamine me ressemble vraiment. Elle a pas de nom, son prénom n'est peut-être pas le sien, les gens l'oublient aussi vite qu'ils la croisent et l'administration n'a aucune trace d'elle. Rien qu'en France, on est des centaines de milliers comme ça... et là je te parle que des sdf ! Quand je suis sur mon banc, je vois des tonnes de gens que tu as jamais remarqués... (son index vient taper sous son œil droit) des fantômes que tes yeux n'impriment pas. Ici, en ville, c'est des vieilles souvent, qui survivent depuis vingt ou trente ans au vide d'un regretté calanché. Des petites vioques qui crèvent doucement au milieu des odeurs de litière de chats, parce qu'il n'y a plus que des chats qui les aiment et qu'elles ont recueilli tous ceux du cimetière de papi. À la campagne, c'est des vieux garçons de toujours, des qui ont jamais su attirer même la plus bancale des promises dans leur bout du bout du monde, des qui se sont tellement donnés à leur terre qu'elle les aimera sans partage jusqu'à les ensevelir seuls.
» Bref, je voulais juste te dire : te prends pas trop la tête avec ces histoires d'amnésie. C'est déjà facile de se faire oublier quand on ne le veut pas, alors si on fait tout pour... et je crois que. Là, t'as affaire à une championne !
La porte se referme sur un clin d'œil adressé cette fois à Stephen, bouche bée.
— Je n'ai rien compris à ce qu'il voulait dire, avoue Stephen.
Iza hausse une épaule et lève son verre en direction de la porte.
— Les poètes sont souvent incompris, sourit-elle.
Stephen lui jette un regard déconfit.
— Je ne pense pas que ce soit son côté poète qui m'échappe.
— Son fatalisme peut-être ? Ou disons sa faculté d'accepter le monde et l'humanité tels qu'ils sont ?
— Je dirais plutôt qu'il y a longtemps qu'il a renoncé au monde et à l'humanité, mais ça aussi je crois le comprendre. C'est juste que...
Stephen ne termine pas sa phrase. Il n'a pas envie de parler de Michel. Il n'a pas envie de dire qu'il le connaît suffisamment pour savoir qu'il a rouvert la porte dans le seul but de lui asséner ce qu'il estime être la leçon de bon sens réclamée. « Te prends pas la tête » avec ce qui est justement le casse-tête du dossier. Pourquoi ? Parce qu'il y a des centaines de milliers d'anonymes (des millions à l'échelle de l'Europe, combien à celle du monde ?) qui n'existent pour personne et qu'aucun organisme officiel n'identifie mieux que par des estimations de cuisine statistique. Pour une société, c'est au moins aussi lamentable que la cécité individuelle à l'égard des fantômes de petites vieilles, mais Stephen ne voit pas en quoi cela peut l'aider à mettre la main sur Ann X, si tant est qu'elle existe. Non, ça il en est au moins aussi sûr que Michel. Ann X existe. Pour ceux qui sont capables de la voir. Tant qu'ils la voient.
Comme Michel. Sauf que Michel ne fait pas exprès d'être invisible. Ou peut-être que si. Ou peut-être que c'est Ann qui ne fait aucun effort.
Stephen prend conscience qu'Iza a les yeux fixés sur lui. Pas sur son visage, pas vraiment. Plutôt sur son crâne dans son ensemble et les épaules qui le portent. Elle est en train de l'évaluer.
— Donc Decaze ne t'a pas exactement demandé de passer, lâche-t-il avec le même naturel que s'ils n'avaient pas changé de sujet.
Il doit en falloir beaucoup pour la surprendre. Elle enchaîne avec autant d'aisance que lui :
— J'avais besoin de ton numéro, il a préféré me donner ton adresse.
— C'est de l'incitation, en effet.
— Tu venais de quitter la boutique, j'allais prendre Fourvière...
— Le tunnel ?
— Le tunnel, évidemment. Je revenais de... B sang ! Tu n'es pas psy pour rien ! (Elle rit.) Philippe m'a dit que l'évolution de l'enquête t'avait mis un coup au moral et que tu avais pour habitude de rentrer directement chez toi en métro. Comme c'est justement de ça dont je voulais te parler, je suis restée sur les quais et je suis allée t'attendre place Ampère. Sur la place, je suis tombée sur Michel. C'est son quartier général ?
— Automne, hiver, printemps. L'été, les flics ont tendance à éloigner les sdf des rues piétonnes.
— Pour ne pas offusquer l'œil des touristes ?
— Des touristes et d'une certaine catégorie de portefeuilles lyonnais. Ta mère s'est souvenue de quelque chose ?
Iza secoue la tête, mais ce n'est pas une réponse négative. Puis elle hume le vin dans son verre, repose celui-ci sur la table et se hisse d'un bras pour s'asseoir sur le canapé. Ce qu'elle a à dire nécessite qu'elle ait les yeux à hauteur de ceux de Stephen. C'est du moins ce qu'il suppose jusqu'à ce qu'il remarque, lorsqu'elle croise les jambes, qu'elle est en jupe et que celle-ci est plutôt haute sur des collants noirs. Des collants, pas des bas, il en est aussi sûr qu'il est sûr que la jupe est inhabituelle. Pas une seconde, il n'envisage que celle-ci était destinée à l'attention de quelqu'un qu'Iza revenait de voir avant d'appeler Decaze. Ce n'est peut-être pas de la préméditation, juste une anticipation sur l'éventualité, néanmoins la jupe comme la petite pointe de mascara sur les cils s'adressent à lui. Cela cadre avec sa façon de le regarder.
Elle rougit. Une pointe sur chaque pommette. Elle sait qu'il a remarqué, enfin. Alors, maintenant que les choses sont claires, elle peut répondre :
— Depuis deux ans, ma mère tient un journal de bord. Elle y consigne ce qui lui passe par la tête pour être sûre de ne pas oublier les idées sur lesquelles elle souhaite revenir. Je ne suis pas indiscrète et ses notes n'ont de toute façon de signification que pour elle. Elle écrit en allemand... tu savais que ma mère est allemande ?
— C'est ce que laisse supposer son nom.
— Elle a quitté l'Allemagne il y a plus de trente ans et elle écrit le français comme un académicien, mais elle tient son journal en allemand et elle ne fait aucune phrase. Ce sont des associations de mots. Beaucoup de verbes, des adjectifs et des substantifs associés au fil de ses idées, rien de construit. Elle s'y retrouve en général très bien. Pourtant, parfois, elle m'appelle à l'aide et nous jouons à essayer de comprendre ce qu'elle a voulu dire. Je dis jouer parce que cela ressemble vraiment à un jeu, surtout pour moi. Je suis bilingue de naissance, si on peut dire, mais je n'ai guère pratiqué l'allemand qu'avec elle ou pendant mes études...
— Tu as fait philo ?
— Bingo ! Bref, j'ai la facilité, mais aucune affinité avec la langue. Ce qui est embarrassant, surtout en philo, parce que l'allemand est un véritable jeu de construction et que certains emboîtements sont assez subtils. Si tu ajoutes à ça le charabia de ma mère...
Stephen déteste qu'on tourne autour du pot — c'est d'ailleurs pour cela qu'il s'est écarté de la psychologie au profit de la criminologie — mais il sait que précipiter une histoire ou bousculer son narrateur amoindrit l'analyse qu'il pourra faire de l'un ou de l'autre.
— Les sèmes les plus significatifs n'ont souvent qu'un faible rapport avec les signifiants, Iza.
— Bref encore, hier nous avons joué à essayer de donner un sens à ses notes de la veille. L'une d'elles était : « Kurzsichtigen v-k/dfk. » v-k est l'abréviation de Videokamera et maman se sert en général du slash pour « für ». Tu comprends l'allemand ?
— Oui, mais pas assez pour savoir ce que signifie kurzsichtig.
— Myope.
Des caméras vidéo myopes... Je comprends tes problèmes d'interprétation. Que veut dire dfk ?
— J'ai posé la même question. Maman m'a répondu Dreikönigsfest.
— Des caméras vidéo myopes pour la fête des trois rois. Waow ! Ça c'est du langage codé !
— Tu ne vois pas ?
Devant l'air ahuri de Stephen, Iza s'esclaffe.
— Je suis vache. J'y ai passé une heure hier après-midi, je suis bien entraînée et j'avais maman comme équipière. Que t'évoque la fête des trois rois ?
Stephen fait la moue, mais le mot franchit ses lèvres sans qu'il l'ait senti venir :
— L'Épiphanie.
— Exactement.
— Des caméras myopes pour l'Épiphanie, ça ne m'aide pas beaucoup. Tu as un autre indice ?
— C'est lié à une contraction... disons profane.
— Je passe.
— Sainte Épiphanie, contracté en Stéphanie ou en Stéphane, comme tu veux.
— Ou en Stephen ?
— C'est bien Stéphane. C'est en tout cas le prénom dont se souvient maman.
— Tant qu'elle ne m'appelle pas Steve !
— Elle t'appellerait plus volontiers Phane.
— D'où le Dreikönigsfest, j'ai compris.
— Et le Bäcker.
— Pardon ?
— À d'autres endroits, elle t'appelle Bäcker. Désolée.
— Bellanger. Boulanger, j'aurais trouvé plus facilement. Et que cachent ces fameuses caméras myopes ?
Iza décroise les jambes, ôte ses chaussures avec les pieds et s'installe de biais sur le canapé, le bras gauche étendu sur le dossier, la cheville gauche sous la cuisse droite, la main droite sur l'entrebâillement de la jupe. Ce n'est pas un geste de pudeur : elle a oublié qu'elle est en jupe. Elle se met simplement à l'aise. D'ailleurs, elle se penche pour attraper son verre sur la table, en prélève une gorgée et se repositionne autrement, le pied du ballon sur la cuisse, glissé sous l'ourlet de la jupe. Elle a de belles jambes. Stephen ne cherche pas à relever immédiatement les yeux, il ne le fait que lorsqu'elle reprend la parole.
— Maman ne se souvenait pas. Il a fallu éplucher toutes les notes qu'elle a prises depuis ta visite. Peu te concernent nommément, mais plusieurs parmi les autres peuvent être en rapport avec ton affaire, ce qui n'est pas toujours le cas lorsqu'elle le désigne. Pour résumer, nous pensons, et ce n'est pas une certitude, qu'elle a visionné des bandes vidéo sur lesquelles Ann X apparaît et que ses bandes étaient de mauvaise qualité.
— C'est ce que Decaze avait déduit de sa phrase sur les objets souvenirs, mais la recherche aux archives n'a rien donné. Tu dis que d'autres notes concernent l'affaire ?
— C'est confus. Les v-k reviennent dans plusieurs notes. Une autre évoque la myopie, mais les mots sont tournés autrement. Elle écrit kurze Sicht au lieu de kurzsichtig. Si l'on ajoute la préposition auf devant, et maman ne prend jamais la peine d'écrire les prépositions, cela signifie à courte échéance. Comme v-k abrège aussi facilement videokamera que videokassette, il peut s'agir d'une allusion à des enregistrements de court terme, en référence à la loi informatique et liberté, par exemple.
Stephen se laisse tomber contre le dossier du fauteuil et lève les bras vers le plafond pour exulter :
— Les enregistrements des caméras de vidéosurveillance ! (Il se redresse, les sourcils froncés.) Il y en a de partout maintenant et tout le monde triche avec la loi, mais ce n'était pas le cas à la fin des années quatre-vingt. Je veux dire : il n'y en avait pas tant que ça. Aujourd'hui, on stocke et on traite informatiquement : ça ne prend pas de place, ça ne coûte rien et c'est facilement inaccessible aux indésirables. Mais entre 85 et 89...
— C'est peut-être plus récent.
Stephen voit très bien auprès de qui il peut chercher des enregistrements vidéo : les tribunaux allemands, la douane italienne, les polices suisses et berlinoises, peut-être l'une ou l'autre des institutions pénitentiaires ou psychiatriques. Il commence même à rédiger mentalement sa requête, puis il s'interrompt, net.
— Plus récent ?
Iza hoche la tête, mais le pincement de ses lèvres dément l'essentiel de sa confirmation.
— C'est de la pure spéculation à partir de... (Elle soupire.) Il n'y a ni date, ni ponctuation dans le journal de maman. Quand elle termine une ligne en bord de page, il n'est pas facile de décider si les mots de la ligne suivante appartiennent au même enchaînement d'idées, surtout s'ils en composent un à eux seuls. Et puis il y a parfois des mots solitaires.
— Comme ?
— Sarajevo.
— Sarajevo ? Je suppose que tu n'as pas choisi l'exemple au hasard...
— Il est au milieu de notes où se trouvent les mots épiphanie et boulanger. Je ne peux pas t'en dire plus, maman n'a aucune idée de ce qu'il vient faire ici. De toute façon, ce n'est pas de ça que je voulais te parler. J'ai l'impression que, contrairement à toi, maman n'est pas tombée par hasard sur le dossier Ann X.
— Ma démarche est plus systématique qu'hasardeuse, mais je comprends ce que tu veux dire. Elle avait une raison de ressortir précisément ce dossier.
— Je pense qu'il s'agit à l'époque d'une affaire toute fraîche, donc bien postérieure à celle du routier.
— Qu'est-ce qui t'a amenée à cette conclusion ?
— Hypothèse.
Iza vide son verre et le garde entre les mains. Elle ne sait pas trop comment s'expliquer.
— C'est même moins qu'une hypothèse, tergiverse-t-elle.
— Une intuition, alors ?
— Si tu veux.
Elle ouvre la bouche, la referme et l'ouvre à nouveau pour se lancer.
— Tu te rappelles que maman a évoqué le fait qu'elle avait révisé sa première impression ?
— Concernant la dégradation délibérée des répertoires après avoir pris connaissance du troisième, oui, je me souviens.
— Ce dont tu te souviens est erroné, mais c'est normal, il faut connaître maman et tenir compte de sa maladie. Son revirement n'a pas forcément de lien avec le troisième répertoire et il peut impliquer beaucoup plus que la dégradation du dossier. Certains mots qu'elle associe, certaines hésitations lorsque nous en discutons, certaines distorsions sont pour moi des preuves évidentes qu'elle s'efforce d'adapter ses souvenirs en fonction des éléments que tu as fait resurgir. Tout le monde fait ça tout le temps. La mémoire a une grande plasticité et nous la modelons en fonction de ce qui nous arrange. Chez maman, cette faculté de récrire ses souvenirs est vitale et ne peut pas se limiter au crédible.
Cette fois, Stephen pense préférable de ramener Iza vers le cœur de son sujet.
— Je ne suis pas psychanalyste, mais ces notions ne me sont pas tout à fait étrangères, tu sais ?
Elle ne rit pas, mais ses yeux pétillent lorsqu'elle pose la main sur sa bouche, pour signifier qu'elle accepte d'avoir été prise en flagrant délit de digression. Stephen reformule.
— Tu soupçonnes qu'il y a une affaire Ann X beaucoup plus récente que celle du routier...
— Fin 92 ou début 93, un peu avant que maman ne ressente les premiers symptômes de la maladie, qu'elle rouvre le dossier et qu'elle soit contrainte de démissionner. Sur cette période, elle a à la fois des souvenirs extrêmement précis, comme tu as pu le constater, et des trous énormes.
Pour Stephen, cela suppose qu'Inge Stern ou la personne qui lui a communiqué cette quatrième affaire a alors déjà connaissance du dossier, à moins que le logiciel ait disposé d'un élément pour réaliser le rapprochement, un élément inévitablement sans rapport avec l'identité d'Ann. Un wakisachi, un sabre ou n'importe quelle arme blanche artisanale, par exemple. Dans ce cas, pour peu qu'elles soient correctement définies, une recherche par occurrences devrait lui fournir un éventail restreint de possibilités qu'il n'aura pas trop de mal à resserrer jusqu'à l'unité. Dans ce cas. Dans l'autre...
— Est-il possible que ta mère se soit intéressée au cas Ann X avant 93 ? Je veux dire : as-tu l'impression qu'elle ait pu avoir connaissance du dossier avant de le rouvrir ?
Iza secoue la tête, cette fois de manière nettement négative.
— Je suis seulement certaine qu'elle en a su plus qu'elle ne se souvient et que cela découle de données que tu n'as pas encore mises au jour, incluant très probablement des bandes vidéo. Ce qui est plutôt maigre. (Elle se redresse alors d'un coup et lui décoche un large sourire.) On va bouffer au Midi-Minuit ou on se torche la bouteille en vidant ton frigo ?
Stephen comprend très bien qu'il n'est pas uniquement question d'oublier Ann X et Inge Stern. S'il avait le choix — c'est-à-dire s'il ne se constituait pas d'une part importante de pulsions humaines — il opterait pour une choucroute de la mer au Midi-Minuit, une promenade dans le froid relatif de la ville endormie et deux bises en copains avant qu'Iza ne remonte dans son véhicule. L'indigence de son réfrigérateur penche elle aussi pour ce scénario. Toutefois, Stephen n'entend pas laisser se dégrader les excellents rapports qu'il entretient avec ses pulsions, et Iza n'a pas que de très jolies jambes.