La dernière leçon de musique de Tch'eng Lien

 

J'amplifie une vieille légende. Je l'ai lue dans une note savante due à Tchang Foujouei, à la page 432 du second tome de la Chronique des mandarins. La traduction française du livre de Wou Kïng-tseu est parue en 1976. Je brode rêves et réflexions autour de la légende de Po Ya. J'invente les dialogues, les souvenirs. Mais la scène finale est celle de la légende. C'est cette leçon ultime de Tch'eng Lien qui me fascine. Les noms de Po Ya, de Fang Tseu-tch'ouen, de Tch'eng Lien sont eux-mêmes réels. Tch'eng Lien vivait à l'époque des Printemps et Automnes (722-48I avant Jésus-Christ). Il fut le professeur du Plus-Grand-Musicien-du-Monde. Les anciens lettrés chinois avaient donné à Po Ya le nom-titre de «Plus-Grand-Musicien-du-Monde». D'après le Yue fou kiai-t'i, Po Ya avait déjà étudié durant cinq ans le luth, durant quatre ans la guitare à trois cordes avant qu'il vînt trouver Tch'eng Lien pour recevoir son enseignement. Tch'eng Lien l'écouta, le reçut parmi ses élèves et le fit travailler pendant trois ans. Un matin, avant l'aube, Tch'eng Lien fit chercher Po Ya et exigea qu'il vînt sur-le-champ le retrouver dans la Salle aux instruments. Tch'eng Lien se tenait assis en tailleur, avec un luminaire à huile à sa gauche, et il demeurait silencieux.

— Donnez-moi votre luth, demanda-t-il tout à coup à Po Ya.

Po Ya le salua et lui présenta son luth. - Écoutez ce son ! lui dit Tch'eng Lien et il brandit le luth au-dessus de sa tête et l'écrasa par terre.

— Tel est le son du luth ! dit Tch'eng Lien.

C'était un luth de sept cents ans (de la fin du deuxième millénaire avant Jésus-Christ). Po Ya s'inclina et salua trois fois.

— Donnez-moi votre guitare à trois cordes, demanda Tch'eng Lien.

Po Ya lui tendit la guitare.

— Écoutez ce son ! lui dit Tch'eng Lien.

Il posa la guitare devant lui, se mit debout, sauta sur la guitare et marcha longuement dessus.

Po Ya pleurait en regardant ses instruments détruits que malmenaient les chaussons de son maître. Puis Tch'eng Lien poussa du pied les débris des instruments vers Po Ya en lui disant :

— Maintenant, mettez plus de sentiment dans votre façon de jouer la musique !

*

Le jeune Po Ya fut très abattu. Il ne possédait plus que quelques sapèques. Il avait perdu ses instruments de musique. Durant, une lunaison il cessa de manger et il hésita à quitter son maître. Tous les taëls d'argent dont il disposait, il les avait donnés à Tch'eng Lien pour payer ses leçons, le lit de brique, les repas de chaque jour. Qu Lin lui prêtait de temps en temps son luth.

*

Au bout d'une lunaison, quand Po Ya vit que Tch'eng Lien ne l'avait pas fait appeler, il alla le trouver. Il le salua. Tch'eng Lien le fit asseoir près de lui et fit apporter deux bols de nouilles sur lesquelles ils mirent de la viande sautée et du chou-fleur. Ils prirent leurs baguettes et ils mangèrent. Après que Tch'eng Lien eut fini de manger ses nouilles, il fit apporter du vin et le mit à chauffer. Ils burent quelques verres. Enfin Po Ya interrogea son maître :

— Mon luth datait de peu après la naissance des proverbes ! Mon père l'avait obtenu du duc Fong en échange de trois concubines à la beauté indicible. Ma guitare avait été jouée par les sept musiciens. Pourquoi, grand oncle, les avez-vous brisés ?

La voix de Po Ya était pleine de larmes, alors qu'il parlait. Elle se cassait tandis qu'il prononçait les mots de luth et de guitare, de grand oncle et de père. Tout à coup ce fut un immense sanglot et il pleura dans ses manches.

— Mon oncle ! cria-t-il.

Puis Po Ya se frotta les paupières et se prosterna trois fois devant Tch'eng Lien. Tch'eng Lien lui répondit :

— Mon fils, je vous ai déjà répondu quand je les ai brisés ! Votre jeu était habile mais il n'avait pas de sentiment. J'ai brisé vos instruments et déjà votre voix a changé. Je vous écoutais vous plaindre et déjà j'entendais dans le chevrotement de votre voix quelque chose d'un chant. Vous commencez à tirer de vous-même des accents qui émeuvent.

Tch'eng Lien ôta de sa manche un reste de chou-fleur qui était tombé. Il reprit :

— Vous êtes comme un enfant dont la voix mue. Vous êtes comme un enfant dont les lèvres hésitent entre le sein de sa nourrice et la mamelle des prostituées. Vous êtes comme un enfant dont le palais hésite entre l'univers du lait et celui du vin chaud, entre la voix qui s'élève brusquement comme un petit oiseau au-dessus des frondaisons et une grosse voix de bûcheron ou de charretier qui bourdonne et aboie contre son tronc ou sa mule. Vous hésitez entre ce que vous sentez et ce que vous savez. Vous avez encore beaucoup à faire avant de vous approcher de la musique !

Po Ya salua de nouveau à trois reprises. Comme Po Ya allait se retirer, Tch'eng Lien le retint. II l'invita de nouveau à s'asseoir. Tch'eng Lien demanda à Po Ya ce qui avait décidé Po Ya à l'art de la musique.

*

Trois choses avaient décidé Po Ya à la musique. La première, ç'avait été quand il marchait à peine. Il accompagnait en titubant sur ses deux petites jambes une servante qui allait chercher au bourg du bois à chauffer et du riz en longeant le lac. Le long du lac, il vit pour la première fois des saules aux troncs énormes et à l'ombre ronde. Il s'approchait et il découvrit un jeune homme qui gardait un buffle et qui lisait en marmonnant, sur le bord de la rive. L'ombre des saules était ronde et bleue. Le silence était immense. «L'eau, l'ombre ronde, dit-il, l'enfant, le livre, le buffle, le saule, le licou qui retenait le buffle au tronc du saule, tout cela s'est accroché dans ma mémoire sans autre raison !», dit Po Ya.

La deuxième chose qui avait décidé Po Ya à la musique, selon Po Ya, ç'avait été neuf ans plus tard, à la mort de l'épouse principale de son père. La porte était drapée de blanc. «La Première est morte !», telle avait été sa pensée. Il était entré. Il avait pris un bâton d'encens et avait salué les mains jointes quatre fois. Il était à genoux et son front touchait le sol en bois. Il entr'apercevait les lueurs mouvantes des lampes, des ombres et des pieds. Puis, en même temps, il avait entendu la goutte d'huile qui crépitait dans le grand luminaire et le bruit de ses larmes qui tombaient sur le plancher de bois.

Le troisième événement qui avait décidé Po Ya à la musique, selon Po Ya, ç'avait été près de Nankin : Il sortait d'une maison de thé. Il avait encore le souvenir de la chaleur du lieu, de la fraîcheur des feuilles et des fleurs, de la qualité de l'eau de pluie mur-, murant dans la bouilloire. Il faisait très' chaud. II était sorti, il suait sur le visage et sur les fesses et il était en train de suivre la route qui le menait chez son maître d'écriture quand l'orage l'avait surpris. Il s'était accroupi dans un buisson. L'orage avait été d'une extrême violence. Les trombes d'eau étaient des montagnes. La noirceur des cieux luisait comme les cheveux des plus belles des femmes. Le tonnerre était assourdissant et donnait le désir de fuir. Les éclairs déchiraient l'épaisseur noire du ciel et laissaient entrevoir la nature irregardable et effrayante qui est au coeur de la nature - des fragments du soleil effrayant qui est derrière la nuit. Po Ya avait enfoui son visage dans sa manche.

Puis ç'avait été le silence, la fin brusque de la pluie. Il avait rouvert les yeux. C'était comme une lumière neuve sur le monde. Une lumière neuve et le silence sur les arbres lavés, d'un vert inexprimable, les perles sur les feuilles, la beauté d'un morceau de ciel tout à fait bleu.

Po Ya s'exaltait pour la troisième fois. Po Ya prétendait qu'il n'y avait qu'un son qui pût peindre cette plaine ruisselante et neuve, ces couleurs jamais vues. Po Ya suggéra que ce son serait très proche du silence.

— C'est faux ! répliqua sèchement Tch'eng Lien.

*

Ils se regardèrent. Ils se turent un moment. Puis, comme Po Ya avait exposé les raisons qui l'avaient poussé à jouer de la musique, Tch'eng Lien se pinça le nez et dit :

— Vous êtes loin encore de la musique. Le jeune lecteur et son buffle ne vous ont rapproché de la musique. La musique n'est pas cachée dans les saules. La musique n'est pas le silence. Le son de la musique est un son qui ne rompt pas le silence.

Tch'eng Lien toucha l'annulaire et dit :

— De même, la goutte d'huile et les larmes devant la mort de l'épouse principale de votre père ne vous ont pas rapproché de la musique. La musique, ce n'est pas la mort et si elle n'est pas la vie, elle est toute proche de la vie, elle est, dans la vie, toute proche de ce qu'il y a de naissant dans la vie. C'est le premier cri qui est le premier son, et en ce sens la musique n'est pas ce qui suit la vie mais ce qui la précède. La musique a précédé l'invention des monosyllabes !

Tch'eng Lien montra le médius et dit :

— Enfin la fin de l'orage ne vous rapproche pas de la musique. Votre oreille est peureuse. La musique n'est pas la fin de l'orage, elle est l'orage.

Po Ya ne répondit rien à son maître. Tch'eng Lien se tut quelques instants et reprit :

— Pendant que vous parliez, j'écoutais le son de votre voix. Que disent les mots sinon la prétention et le vide ? Que dit l'intonation sinon l'intention et le fond du coeur ? Pendant que vous exposiez les raisons qui vous avaient poussé à faire de la musique, le son de votre voix s'est éloigné de la musique. Votre voix peu à peu s'est raffermie. Elle a quitté le chevrotement et la larme et la musique. Qu'avez-vous fait de vos instruments ?

Po Ya répondit qu'il en avait ramassé les débris, qu'il les avait entassés dans un carreau de soie et qu'il leur avait sacrifié la part de boeuf, la part de mouton et la part de porc rituelles. Il ajouta que chaque jour il se recueillait devant le cercueil de ses instruments. Le visage de Tch'eng Lien était devenu cramoisi et il s'en prit violemment à son élève :

— Qu'avez-vous à faire de prier devant le cercueil de vos instruments ? Les instruments sont déjà des cercueils ! Tenez, demandez à l'intendant Fu une ligature de sapèques et allez trouver de ma part le réparateur de musique. Demandez-lui une guitare à trois cordes cassée et tant bien que mal réparée. Demandez-lui un luth éventré et tant bien que mal rafistolé. Prenez les plus simples des instruments de musique et exercez-vous de nouveau à la musique. Souvenez-vous du temps où votre voix était cassée. Souvenez-vous de votre voix quand elle s'est brisée au souvenir de vos instruments brisés. Votre luth du temps de la naissance des proverbes est comme une coque de noix. Il faut la briser pour manger le fruit. Souvenez-vous que dans la musique le son n'est pas le fruit.

*

Le jour même Po Ya vendit son habit de rite, alla trouver l'intendant Fu et mit en gages deux carreaux de soie qui lui venaient de son père. Puis, il se rendit chez le réparateur d'instruments de musique. C'était un très vieil homme. Son oreille était dure. Sa robe de soie était déchirée. Il portait aux pieds des chaussures rouges. Po Ya lui demanda de lui montrer des instruments de musique. Po Ya vit des instruments sublimes, entendit des sons étranges. Dans un coin de la pièce où travaillait le réparateur, sous le coffre, il y avait des espèces de cadavres d'instruments sur lesquels les enfants s'exercent. Po Ya demanda au réparateur de les lui montrer. Po Ya joua sur ces vieux instruments mal renfloués.

— Ce sont des vieux cris rapetassés ! dit Po Ya en riant.

Le réparateur d'instruments le regarda avec étonnement et ses yeux s'écarquillèrent et se couvrirent d'humidité.

— Que sommes-nous d'autre ? dit-il.

Po Ya eut honte. Il prit le luth et la guitare à trois cordes qui lui semblaient le plus abîmés. Il eut de l'argent de reste qu'il reversa à l'intendant Fu. Il travailla comme il put sur des cordes sans son et ses doigts venaient sans cesse trébucher sur une touche en bois mal poli.

*

Tch'eng Lien ne convoqua pas Po Ya durant huit mois. C'était le printemps. Po Ya s'était mis à l'écart pour jouer, au bout du champ, sur le talus, vers l'entrée du village.

Il y avait alors des pêchers en fleur. Les fleurs étaient d'un rose inexprimable. Po Ya était chaussé de sandales de chanvre. Comme Tch'eng Lien passait par là, il l'entendit. Il s'approcha, lui fit signe de continuer à jouer, s'assit auprès de lui.

— Le son est affreux ! Jetez cet instrument, dit il au bout d'un moment à Po Ya. Po Ya frissonna. Ses joues blanchirent brusquement. Tch'eng Lien reprît :

— La musique ne réside pas dans les plus beaux des instruments. Elle ne réside pas davantage dans les pires. Les instruments de musique les plus appropriés à la musique sont ceux qui touchent sans doute, mais dont on petit perdre l'usage, comme les corps qui enveloppent les hommes.

Tch'eng Lien dit aussi :

— Il y a quelque chose de doux et de triste dans la musique que vous avez improvisée, mais ce n'est pas encore la musique. Abandonnez ces instruments ! Sortez de ce jardin ! Cherchez la musique ! Venez avec moi !

Tch'eng Lien entraîna Po Ya jusqu'au bourg. Po Ya regardait son maître avec beaucoup de respect mais son apparence le décontenança. Tout â coup Tch'eng Lien s'irritait et le faisait taire : il écoutait le vent dans les branches et il pleurait.

Ils eurent faim. Tch'eng Lien entraîna son disciple dans un estaminet : il s'immobilisait tout à coup, écoutait le bruit des baguettes de bois se saisissant des fragments de viande grillée ou de la crevette sèche et il pleurait.

Dans une ruelle proche, il l'entraîna dans une maison de plaisir. Po Ya avait porté l'ongle par mégarde sur la cheville d'une prostituée alors qu'il levait ses jambes et la pénétrait, et lui avait écorché la peau. Cette goutte de sang, le petit cri de la prostituée, l'oreiller de bois qui était tombé par terre : Tch'eng Lien pleurait.

Il l'entraîna dans une réunion de lettrés au-delà du pont du Corbeau. Ils burent beaucoup. Tch'eng Lien les faisait taire : il écoutait le son du pinceau sur la soie et il pleurait.

Il l'entraîna en direction d'un ermitage qui était situé hors du bourg. En route, Tch'eng Lien saisit le bras de Po Ya. Ils s'immobilisèrent : un enfant, le ventre nu, urinait sur un remblai de briques rouges. Tch'eng Lien s'effondra en sanglots.,

Comme ils arrivaient au temple, un moine balayait la cour extérieure du temple : ils s'assirent et écoutèrent pendant cinq heures le bruit du balai qui ôtait la poussière. Tous deux pleurèrent. Puis Tch'eng Lien se pencha vers Po Ya et lui souffla à l'oreille :

— Il est temps pour vous de rentrer. Achetez un instrument qui vous touche chez le luthier impérial. Demandez quatre taëls d'argent à l'intendant Fu. Dites à Fu que je rentrerai demain. J'ai trop fait de musique aujourd'hui. Je vais me laver les oreilles dans le silence. J'entre dans le temple.

*

Po Ya, une fois de retour, après de longues tractations, parvint à obtenir de l'intendant Fu trois taëls d'argent. Il alla chez le luthier impérial. Il fouilla longtemps dans les armoires de la boutique, faisant sonner les cordes à vide. Il ne trouva pas d'instruments qui lui plussent. Mécontent, il sortit dans la rue. En remontant la ruelle pour retourner chez Tch'eng Lien, Po Ya rencontra un très vieil homme qui descendait en s'aidant d'un bâton peint en rouge. Il portait un chapeau de feutre, une robe de soie grise et déchirée et des chaussures rouges. Il tenait sous l'autre bras un petit violon. Po Ya le reconnut, s'approcha et le salua à mains jointes.

— Comment allez-vous, mon oncle ?

— Parlez plus fort, monsieur, je suis dur d'oreille.

Po Ya dit avec force et lentement :

— Comment allez-vous, mon oncle ?

— J'ai perdu tout souvenir de vous, lui répondit le vieil homme. J'ai tellement vécu !

— Je me nomme Po Ya, mon oncle. J'ai acheté dans votre boutique, il y a trois saisons, un luth et une guitare à trois cordes. Du genre de ceux sur lesquels les enfants ignorants s'exercent ! Puis je vous importuner en vous demandant d'entrer dans une maison de thé avec moi ?

Ils firent ainsi. Ils s'attablèrent devant un pot de thé où flottaient les membres arrachés de trois ou quatre fleurs. L'odeur était merveilleuse.

— Puis je vous demander votre honorable nom, mon oncle ? demanda lentement Po Ya.

— Mon humble nom est Fong Ying, répondit le réparateur d'instruments.

— Où habitez-vous ? demanda Po Ya.

— À deux pas de mon atelier ! Tout près d'ici ! Au Cercueil du Vent ! dit Fong Ying.

— Mon oncle, vous qui réparez les instruments de musique, vous avez tort de vous plaindre. Vous devez connaître le bonheur ! Vous êtes le gardien devant l'autel. Vous assurez la beauté, l'entretien, le silence et la possibilité de la musique. Vous n'avez pas à être la musique ! s'exclama Po Ya en soupirant.

— Ce que vous dites est idiot, dit Fong Ying. Je ne connais pas le bonheur. Je répare des instruments et je meurs de faim. Je suis très âgé. Voilà bientôt onze mille ans que je subis la vie. Voilà bientôt onze mille ans que je répare en vain l'irréparable ! Voilà bientôt onze mille ans que je ne vis pas tout à fait. Voilà bientôt onze mille ans que je ne meurs pas véritablement ! Monsieur, comme vous me voyez, j'ai été un lion, j'ai été le pavillon de l'oreille d'une veuve, j'ai été un nuage rose dans l'aurore ! J'ai été un pain aux raisins. J'ai été une brème. J'ai été une petite framboise un peu velue dans les doigts humides d'un enfant !

— Mon oncle, reprit Po Ya, vous qui réparez les instruments de musique, conservez-vous dans le fond de votre boutique des guitares à trois cordes et des luths ?

— Oui, monsieur, répondit le très vieil homme. J'en conserve cinq ou six que vous n'avez sans doute pas vus la dernière fois que vous êtes venu. Mais je suis trop âgé pour les porter jusqu'à votre demeure. Mes doigts tremblent !

— Quand pourrai-je vous importuner en me rendant dans votre honorable boutique ? lui demanda Po Ya.

— Allons-y dare-dare, dit le vieil homme. Puis je monter sur vos épaules ? Je suis si las ! Po Ya répondit oui et prit Fong Ying sur ses épaules.

— Je suis très vieux, radotait Fong Ying. Voilà que j'ai oublié comment je m'appelle ! - Votre honorable nom est Fong Ying, criait Po Ya. Vous habitez au Cercueil du Vent.

— Hélas, cria le vieil homme, le Cercueil du Vent, ce n'est pas le cercueil de la vie ! Je n'ai pas fini de connaître la vie ! Je vais encore être oiseau et moule noire sur la grève et pissenlit ! Je ne suis pas déchargé du poids des formes. J'aspire tellement au vide ! Voulez-vous connaître le pire de ma souffrance ?

— Oui, cria Po Ya, je veux connaître le pire de votre souffrance !

— Le pire de ma souffrance, c'est que je sais que je redeviendrai un homme ! dit Fong Ying. Les astres et le poids de tout ce que j'ai vécu l'ont ainsi fixé. Redevenir un homme, assurément, c'est pire que de redevenir cheval de poste ! Encore des siècles à subir ! Encore de la lumière à voir ! Encore des sons pour vous blesser ! Encore des yeux pour pleurer !

Po Ya trouvait le vieux Fong Ying étonnamment léger à porter sur ses épaules. Il lui demanda :

— Mon oncle, est-ce que l'astrologue vous a dit dans quel lieu vous devez revivre en l'état d'homme ? Dans quelle fonction ? Dans quel siècle ?

Fong Ying lui tapota la tête avec les phalanges blanches et sèches de la main.

— Le lieu, ce sera Crémone. C'est une bourgade près du Pô. Le siècle, ce sera le XVIIe siècle de l'ère des Latins. La fonction, ce sera encore l'état de luthier.

— Quelle sera votre apparence ? demanda Po Ya.

— J'aurai un tablier de peau, répondit le vieux Fong Ying en pleurant.

Sa main tremblait. Il ôta son chapeau de feutre et il dit :

— Je porterai un bonnet de laine blanche en hiver pour emprunter les petits ponts qui traversent la Cremonetta.

— Mon oncle, connaissez-vous votre nom ? cria Po Ya.

— Mon neveu, dit le vieillard en remuant ses pieds rouges, j'ai onze mille ans. Je m'appelle Tonio Stradivarius. Je n'en peux plus. Je suis le père d'Omobono et de Catarina. Mon maître s'appelait Amati. Mon ami s'appelait Guarnerius...

En disant ces mots, les larmes coulaient sur son visage.

— Il me semble, reprit-il, que je me souviens de la place Saint-Dominique, en face de la porte Majeure, je touche la lumière d'or. Je vois le Torazzo. Quelque chose dans l'air sent l'olive et la colle de poisson !

Et le réparateur d'instruments de musique remit son chapeau de feutre et il prit sa tête dans ses mains. Il geignit. Il renifla. La morve tombait sur le visage de Po Ya.

Ils arrivèrent chez Fong Ying. Po Ya déposa le vieil homme, essaya longuement les guitares et les luths. Le deuxième luth qu'il essaya rendait des sons extraordinairement distincts, comme des gouttes de pluie. La quatrième guitare qu'il essaya était assurément un instrument très faible, mais d'une tristesse et d'une délicatesse infinies. Une des cordes était très aiguë et avare de résonance. Une autre d'une douceur qui n'était certes pas humaine. La dernière enfin, si sourde, si basse, mais ample et pourtant pudique comme si elle ramenait sans cesse ses manteaux et ses jupes devant la beauté nue de son corps.

Tch'eng Lien mangeait des graines de pastèque tout en se promenant près du lac du Cri de la Poule. Ce lac produisait chaque année plusieurs dizaines de milliers de boisseaux de châtaignes d'eau. Les bateaux de pêche allaient de rive à rive. C'est là que Po Ya vint montrer à son maître, quatre mois plus tard, les instruments de musique qu'il avait choisis chez Fong Ying. Ils s'assirent dans un jardinet de bambous, devant un bateau bleu amarré. Po Ya joua devant son maître une petite pièce de musique.

— L'instrument est beau, dit Tch'eng Lien.

Po Ya blêmit.

— Les doigts, l'oreille, le corps, l'esprit, tout est juste, dit encore Tch'eng Lien.

Po Ya blêmit au point de devenir bleu comme le bateau de pêche amarré devant eux, derrière la haie de bambous.

— Ne reste plus qu'à trouver la musique ! conclut Tch'eng Lien.

Po Ya sentit la détresse à l'état pur lui envahir le crâne. Il sentit son coeur qui se serrait de douleur derrière sa poitrine. Tch'eng Lien le fit se lever.

— Je ne puis plus rien vous apprendre, dit-il. Vos sentiments ne sont pas assez concentrés. Vous ne disposez pas de ce qui vous émeut comme la vague du lac le fait de la barque bleue du pêcheur. Moi, Tch'eng Lien, je ne puis plus vous enseigner. Mon maître s'appelle Fang Tseu-tch'ouen et il habite dans la mer de l'Est. Lui, il sait faire naître l'émotion dans l'oreille humaine !

Ils attendirent novembre. Alors Po Ya et Tch'eng Lien se rendirent vers la mer de l'Est. Ils marchèrent durant douze semaines. Quand ils arrivèrent au pied de la montagne P'ong-lai, Tch'eng Lien dit â Po Ya :

Vous, restez ici ! Moi, je vais chercher mon maître.

Cela dit, il partit en poussant une barque à la perche. Dix jours après, il n'était pas encore de retour. Po Ya regardait autour de lui dans la faim, dans la solitude, dans la peur. Il n'y avait personne. Il entendait seulement le bruit de l'eau de la mer sur le sable et le cri triste des oiseaux. Alors, il se sentit beaucoup plus faible et il poussa un soupir et il dit : «Voilà la leçon du maître de mon maître !» Il commença alors à jouer de la guitare en chantant et i1 pleurait doucement. Puis il pleura au fond de son coeur et seuls les sons étaient les larmes. Comme son chant mourait sur ses lèvres, Tch'eng Lien doucement, sur l'eau, s'en revenait. Po Ya monta sur la barque que Tch'eng Lien poussait à la perche. Po Ya devint le plus grand musicien du monde.