TROISIÈME PARTIE

 

Je songe aux vieux lettrés chinois de l'époque des Ming lesquels, pour évoquer leur palais, leur gynécée, leurs parcs, les nommaient par pudeur leur «humble coquille d'escargot». Le petit cabinet de travail était cette coquille. Cette coquille, c'était le souvenir d'une branche de mûrier. Sous le mûrier, les escargots laissent des fragments de lumière. Le dessin que forment les restes de leur bave sur les feuilles rongées a la beauté des bijoux ou du filetage des violes pour peu qu'un rayon de soleil tout à coup les éclaire ou bien se porte sur leur flanc.

II y a un secret du son — de l'invention du son dans l'univers — et je l'ignore.

On peut parler de sécrétions sonores. Le rôle que joue l'odeur chez les mammifères est joué par le son chez la grenouille. Le secret sonore de la mue masculine, c'est le sexe devenu mûr, devenu fécond. La gravité de la voix n'en est que la sécrétion sonore. On peut parler de reniflement, de léchage, d'allaitement sonores. Robe sonore du corps. Odeur sonore du souvenir.

 

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Œuf, larve, nymphe, adulte — on compte jusqu'à sept états. L'œuf est suivi des quatre mues de la chenille suivies de la chrysalide suivie du papillon. J'ai tenu la partie de violon jusqu'à l'âge d'une voix plus grave. Puis, la barbe hirsute, j'ai tenu la partie d'alto. Puis, la face glabre, j'ai tenu la partie de violoncelle. Le dimanche à quatre heures, rue de Solférino, je rejoins Yannick Guillou au clavecin, Gérard Dubuisson au violon. Nous jouons sans nous interrompre un instant Rameau, Couperin, Caix d'Hervelois, Marais. C'est une stupeur absolue durant des heures, n'étaient quelques fous rires, quelques reprises. Au bout de trois heures ou quatre heures, épuisés, la tête enfin aussi vide et aussi belle que la caisse d'un instrument de musique ancien — qui ne contient rien —, le haut du corps tendu et les doigts pleins de cals et plus blancs sans qu'ils soient tout à fait douloureux,, nous buvons du vin. Nous feignons de parler de telle sarabande mesurée de François Couperin que nous avons fait geindre jusqu'à ce qui nous paraissait des larmes. Ce sont deux fusions. Double fusion qui débouche sur le simulacre de l'ultime, la pénultième : le sommeil ivrogne. Ce n'est pas le besoin de mourir.

 

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Le besoin de tonique, de conclure sur la tonique, devient irrésistible à l'âge de treize ou quatorze ans — à l'âge de la mue masculine. On songe à l'assuétude à la drogue. Ou à l'assuétude au tabac. Ou, plus particulièrement, à l'assuétude à la solitude.

 

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Depuis l'éocène, nous sommes des placentaires. Quelle idée !

L'oreille humaine est préterrestre et elle est préatmosphérique. Avant le souffle même, avant le cri qui le déclenche, deux oreilles baignent durant deux à trois saisons, dans le sac de l'amnios, dans le résonateur d'un ventre. Ainsi toute perception sonore est-elle une reconnaissance et l'organisation ou la spécialisation de cette reconnaissance est la musique.

Les langues nationales ne sont que des petits fragments de musique, des petits districts de musique. L'aurore, l'extrême noviciat à l'égard de la langue est d'abord une organisation musicale où celui qui gazouille cherche à reconnaître dans le bruit de bouche qu'il fait quelque chose du son maternel. Ou à le reproduire, faute que sa mère soit toujours présente. Puis, un adolescent cherche à reproduire le son de l'enfance, faute que ce son ait continué à partager sa vie. On nomme ce type d'adolescents les garçons. C'est un vieux mot haut-allemand signifiant les «bannis». C'est à partir de ce bannissement que dérivèrent les sens de «mercenaires», de «valets». À certains égards, une langue est maternelle comme une gamme est tonale. A quatre ans, un petit enfant ne connaît pas la quinte ni les concessives. «Maternel», «tonal», ces mots veulent dire l'empreinte devenue aussitôt «standard», due aux circonstances des premiers jours. C'est la trace sonore, dont le premier fredon est non terrestre, liquide, amniotique. On ne peut se défaire — dans l'affect, dans la robe de Déjanire des sentiments — de cette nuée sonore originaire, autant qu'on demeure sous le régime de l'émotion. Autant qu'on est vivant. Le plaisir éprouvé lors de l'audition d'une musique tonale est régressif. On cherche à se rapprocher de la norme sonore qui a réglé l'oreille avant même la naissance, de la gamme primitive qui nous a défrichés enfants, et qui cherchait à réconcilier, à accorder en nous l'épouvante des sons. Faute que nous puissions apaiser jamais le premier cri, nous cherchons à l'équilibrer en nous, à consonner avec lui, à harmoniser ce hurlement déclencheur de la pulmonaire. Ce mouvement qui nous guide vers la musique est fusionnel. Ce qui est cherché, plus que quelque souvenir que ce soit, c'est, au fond de soi, à la racine de soi, la stabilité sonore.

 

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On raconte que pour la hauteur de la voix parlée ordinaire, sur le ton de la conversation, c'est vers sol 1 que s'affaissent les voix les plus blessées par la mue, les plus basses. C'est vers la dièse 2 que se meuvent les muezzi. C'est à ut 3 que règnent les soprani.

 

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Entre sol 1 et ut 3 s'éloignent sans cesse les hommes d'eux-mêmes. Ils se sont quittés eux-mêmes, abandonnés eux-mêmes dans la matière même de ce qui les dispose dans le souffle et le temps de leur langue. Ils ont mis entre eux et eux-mêmes une distance sans retour. Comme Pluton est distant de Jupiter ou de Vénus. Aucun instrument ne répare, ne compense. Il hèle. Le musicien est celui qui s'est fait une spécialité de ce verbe, héler.

 

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Les sons qu'émet l'homme adulte — qu'émettaient Marais ou Delalande, le soir, à Versailles, entourés de Racine, de Saint-Simon, dans l'appartement du roi — et ceux que chantonnaient les deux petits garçons, Marin et Michel, les enfants de choeur de Saint-Germain-l'Auxerrois, sont aussi distants que la faune et la flore australiennes et africaines — alors que les terres sur lesquelles elles se sont déployées ne formaient jadis qu'un seul continent. Cette distance est une attente qu'aucun objet de l'univers ne satisfait. Aussi distants que, face à face, le petit koala dans les forêts d'eucalyptus d'Australie orientale, et le gigantesque gorille errant dans les sous-bois des forêts pluviales d'Afrique, entouré des okapis et des buffles.

 

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Si j'oublie un instant la mue masculine, l'attente, telle est la seule expérience que le temps nous donne de lui-même. La durée est une résistance. Le temps est ce qui dure, ce qu'on endure, l'éloignement entre la proie et les mâchoires, entre l'affût et la prédation, désirer et jouir. L'enfant — qui sait la vérité, à proportion qu'il n'est pas acquis à la parole, à la résignation, à la perte, à la mélancolie — ne sait pas endurer le délai. Telle est aussi une part de l'objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l'avant et de l'après, du retour et du à-venir, de l'est et de l'ouest, du soprano et de l'aggravé, du rapide et du lent, tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l'impatience. A la fin du siècle dernier, le philosophe Marie-Jean Guyau disait qu'aucun temps humain dans l'univers ne s'émancipera jamais de son origine mammifère : l'intervalle douloureux, c'est-à-dire conscient, entre le besoin et sa satisfaction. Ce sont des mots nobles pour dire une mamelle que l'afflux de lait tend et une bouche aux lèvres protruses qui veut mordre, si peu dentée qu'elle soit encore — à supposer qu'en les tendant si vivement, l'avidité qui les meut le long des mâchoires ne suscite peu à peu les dents.

 

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Il est possible que les femmes ne se fassent jamais à l'absence de ce qui leur fait défaut. Il est vrai que les hommes ne croient jamais tout à fait à la présence très assurée et très constante de ce qui les différencie des femmes. Apprivoiser la voix masculine, c'est aussi s'approprier la pendeloque sonore — comme aimèrent tant à porter les femmes à la taille, aux mains, aux bras, aux chevilles, au nez, au cou et même, jadis, jusqu'aux bouts des oreilles.

 

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Jouer de la viole, c'est étreindre le plus ancien résonateur. Tirer le son d'un grand ventre. Un grand sac de peau devenu caisse de bois.

 

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Le chien possède un larynx de forte taille dont l'anatomie est proche de celle du larynx humain. Au surplus, le larynx canin émet des sons dans les limites de fréquences qui sont celles de la voix humaine. Un diapason fit leur destin.

Dans les savanes du cénozoïque, il y a moins de deux millions d'années, deux meutes avaient à peu près un même diapason sonore...

 

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Le chien, la musique et la mue — la femme, le langage et le rat —, l'angoisse, la station debout, la barbe et la mort ont toujours accompagné les hommes, au cours des derniers millénaires, partout dans le monde sublunaire.

 

Une voix résonne dans le temps. Puis se déprend des conditions pratiques, dialoguées ou chantées, sociales de la parole humaine. Elle joue avec le fantôme d'elle-même. Ou bien elle joue avec l'image d'elle-même. Ou bien elle joue avec son souvenir. On a nommé toutes ces possibilités, très récemment, la «littérature». Le mot est très sonore. On disait l'amour des lettres et des livres. L'amour des lettres et des livres, ou la littérature, ils ont aussi affaire à la voix disparue. Ce sont des mués de mués. Ceux qui écrivent des livres qui ont quelque souci de la beauté ramènent à eux un fantôme de voix sans qu'ils puissent la prononcer. C'est leur seul guide. Ils se méprennent sur leur propre silence. Ils cherchent à héler jusque dans le silence de leur livre une voix qui précède — une voix le plus souvent morte, toujours trop signifiante. Comme les musiciens qui hèlent une voix toujours plus vivante, c'est-à-dire plus insignifiante, plus enfantine, plus organique — une voix qui précède la mue, et qui les a décidés à la musique instrumentale ou à la composition de la musique. Même avant l'écriture, la voix silencieuse a précédé la voix amuie que l'écriture a permise. Les œuvres orales artistiques avaient à voir avec la voix silencieuse — comme elles avaient à voir avec le chant, avec la lyre, avec la flûte, avec la danse.

Dieu, disait Augustin, ne parle pas avec une voix qui résonne dans le temps.

 

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Mais il n'en est pas d'autre. La souffrance humaine est liée à la musique parce que la souffrance humaine résonne dans le temps et dans la voix masculine. Et elle résonne dans l'air atmosphérique qui enveloppe tout à coup le visage durant de nombreux mois avant que le cri soit langage. Dieu même, c'est du passé, du naissant qui revient dans l'actuel, dans le naissant. Plainte et musique. La plainte est une mue du cri. La musique est une mue de mue. C'est la plainte des Confessions d'Augustin de Tagaste. Distentio est vita mea. «Je me suis éparpillé dans un temps dont j'ignore l'ordonnance.» Toujours quelque chose déchire l'instant. Et le déchiré, c'est moi. Il me faut une concordance pour apaiser la discordance. «Une intrigue !», tel est le cri dès que le cri devient langage. Ma vie est un continent que seul un récit aborde. Il faut non seulement le récit pour aborder ma vie, mais un héros pour assurer la narration, un moi pour dire je. Il me faut une mélodie — chantonnement premier, cantus obscurius de la langue maternelle encore insignifiante, présence substantielle, nourricière — pour apaiser l'éventration du temps par le temps. Le chant, le mélos est lié à la mémoire. Un chantonnement avant même le langage, préparant la prise de sa mâchoire sur nous, nous a domestiqués. La récitation enfantine se subordonne, non seulement dans sa rétention mais pour son rappel même, à la mélopée.

 

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L'invention du récit : le temps humain se résume à cela. L'invention de la mélodie n'est pas humaine et le précède.

 

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Le récit, la mélodie, c'est le pouvoir d'offrir le temps humain à ce monde. L'histoire, la physique, la politique, les dieux — toutes les créations humaines les plus prétentieuses sont subordonnées au minimum d'une récitation, d'une prédation qui se redit à elle-même l'appétit d'un certain sens, d'une certaine proie, sa vision, l'émotion première dans la motilité, la prise.

 

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Toute la musique est du narratif vide. Et tout le narratif est dans le temps et se résume lui-même à domestiquer, c'est-à-dire, au sens strict, à castrer la durée (la frustration, la faim, le désir). Et l'histoire — toute histoire, qu'elle soit passée, future ou possible — est asservie à la forme du récit, répond aux conditions formelles et aux fonctions psychologiques du conte le plus archaïque, lui-même lié à la danse-ronde pré-humaine, pré-musicale, pré-dansée, pré-linguistique — répétant à vide la prédation même.

 

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Un roman ? L'histoire ? La Bible ? Abeille dans la ruche répétant le chemin d'une fleur.

 

Une voix résonne dans le temps. La voix masculine y est brisée en deux morceaux. Elle est comme en deux temps. La voix des hommes est le temps fait voix.

 

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La temporalité ne peut pas devenir humaine si elle n'est pas articulée sur un mode narratif. C'est-à-dire l'action, le réel, une intrigue, une scène de chasse — c'est déjà un récit verbal. Mais l'action réelle ne peut être éprouvée, «réalisée», que si elle est recherchée elle-même comme une proie, que si elle est reprise sous forme de quête verbale, de chasse narrative. C'est le tempo en quelque sorte masticateur. Praedatio lingua (tempo d'ailleurs le plus proche de la narration musicale baroque). C'est pourquoi on ne peut parler que de manière hyperbolique d'un roman sans intrigue, d'une musique sans mélodie. La conclusion où va toute l'histoire ne s'émancipera jamais tout à fait du happement, de l'accord, d'un clac d'ivoire. Il y a dans toute action muette un récit verbal qui est mendié. Toute souffrance, en criant vengeance, n'appelle pas autre chose dans l'univers qu'un récit. Une voration fictive. Ce sont toutes les relisions. Il n'y a pas de dieu sans mouvement de mâchoire. Un dieu n'est que cela — à condition que ses mâchoires se referment et que le sang coule, et qu'une meute s'agglutine autour de cette trace.

 

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Ce sont les abeilles que j'ai dites. Au jardin. Quand l'été s'alourdit, ne cesse de s'épaissir. Elles sont sans cesse à revenir voracement autour de la trace de confiture de mûres qui était demeurée sur la table. Elles bourdonnent, s'approchent, dansent, prélèvent brusquement, s'éloignent dans leur murmure.

 

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Une part de la musique, c'est ce temps travaillé par le temps, c'est ce temps qui tourne le temps, se porte contre lui par les moyens que lui offrent ses propriétés mêmes. La musique, c'est un corrigé de temps plus ou moins revenant. En elle, il semble que le temps fasse à lui-même retour, qu'il retourne à plus loin que son origine. Que le temps a la nostalgie qu'il n'a pas toujours été. Durant ce temps, la perte du temps en est rendue non pas supportable, mais désirable.

 

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Au sein du temps humain, la musique est un Revenant du temps.

 

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Comme il perdit la voix à treize ou quatorze ans, l'auditeur de musique s'échange au mouvement de perdre. Un temps cherche à lui plaire. Ce qui le frustre, lui ôte le plaisir et le voue à la mort cherche à lui plaire. Ce qui dérobe et est lié au mortel a tout à coup un accès de générosité et fait comme un présent. Il y a là un paradoxe qui rend cette fonction particulière à la musique plus ou moins perverse. La musique y paraît tout à coup comme faite d'un humour noir qu'on peut avoir envie de refuser vivement. C'est un morceau de sucre rompu qu'on pose doucement sur une dent qui est cariée. La musique chuchote à l'oreille de son auditeur : «Regarde le temps ! Un jeu d'enfant ! Un trait virtuose ! Et qui revient ! Écoute ! Le temps n'est rien ! Et la mort n'est qu'une occasion de plaisir !»

 

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«C'est long !», répond l'enfance à la musique. «C'est long, c'est long. On s'en va. Quand est-ce qu'on s'en va ?», répète sans cesse l'enfance. La langue allemande nommait l'ennui le «temps-long».

 

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«C'est long ! Qu'est-ce qu'on peut faire ? A quoi peut-on jouer ?», chuchotent les enfants tout à coup désertés. On peut peut-être traduire ces chuchotements qu'ils s'échangent. Ils disent peut-être : «Où pourrait-on trouver un vrai désir pour remplir l'heure ? Dans quelle région de l'univers ou de la chambre sont rangés les désirs ? Où est la table incessante pour la faim incessante ?

 

Où est l'activité, la fougue qui couvrirait tout l'espace du temps ?»

 

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La Langeweile, l'ennui, est une sorte d'humeur vide, nonchalante. Mais la nonchalance de l'ennui n'est qu'un masque figé sur le visage de la rage. La rage qui est sous l'ennui, c'est la rage qui est la plus partagée, c'est la rage d'être soumis à la sexuation et à la mort ou, pour le dire plus simplement, c'est la rage d'être soumis à l'attente de ce qu'on ignore. Attente que trahit, qu'exprime la mue. La musique est un autre masque porté sur ce même visage d'impatience et de rage. La musique dit que le guet est bon — ou du moins que c'est du même qui revient. Que le guet est harmonieux — ou du moins qu'il va jusqu'à l'accord dans l'instant, par le biais de l'harmonie, et jusqu'à l'accord dans le temps, par le biais de la mélodie. C'est une attente de ce qu'on ignore, mais une attente où l'on sait que ce qu'on ignore, sans qu'il soit connu, ne sera pas tout à fait inconnu, et est doux, s'en va et revient — et ne s'en va jamais que pour revenir.

 

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Écouter l'attente avec beaucoup d'attention. Écouter attentivement de la musique. C'est faire d'un moment de temps-long une faveur du sort. C'est se divertir du temps par une espèce d'attente de lui. C'est de l'ennui qui jouit.

 

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À la plainte de l'enfance : «C'est long !», la musique répondait : «Je consens à la longueur du temps. J'éprouve du plaisir à l'éloignement de ce que je convoite.» Le jeu, pour l'enfant, était beaucoup plus efficient que la musique. Mais la musique était jouée. Mais la musique joue, se joue. Elle joue avec le temps déposé et sans mort en nous.